G. Debord - in Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 117

1

In girum imus nocte et consumimur igni


(1978-81)

Guy Debord et le deuil de l’engagement

Mémoire soumis dans le cadre


des travaux pour le Diplôme d’études approfondies
Esthétique et sciences de l’art de l’Université de Lille III
sous la direction de Monsieur Noël Burch

Pierre-Emmanuel FINZI
Berlin
octobre 2002
2

Mes remerciements à Noël Burch, Alain Deneault, Jean-Marc Génuite, David Perronno,
Armando Lo Monaco et, surtout, Daniela.
3
Liste des abréviations des œuvres de Guy Debord les plus citées

Toutes les citations sans indication de source sont extraites du texte dit en voix off par
Guy Debord dans le film In girum imus nocte et consumimur igni.
In girum, abréviation du titre, sera utilisée, de même que Réfutations pour le film
Réfutations de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur
le film “La Société du Spectacle”.

IS12,/54 Internationale Situationniste, Paris : Librairie Arthème Fayard, 1997, 707 pages.
Edition en fac-similé des 12 numéros parus de juin 1958 à septembre 1969. Sont
indiqués le numéro de la revue puis (/) le numéro de page original.
SdS §221 La Société du Spectacle, Paris : Folio Gallimard, 1992, 211 pages. Est indiqué le
numéro de la thèse (§221) dont la citation est extraite.
VS §69 La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris : Librairie Arthème Fayard, 1998,
176 pages. Est indiqué le numéro de la thèse (§69) dont la citation est extraite pour les
“Thèses sur l’Internationale Situationniste et son temps” ou le numéro de page (176)
dont la citation est extraite pour les autres textes.
OCC 103 Œuvres cinématographiques complètes (1952-1978), Paris : Gallimard, 1996, 295
pages. Est indiqué le numéro de page (121) dont la citation est extraite sauf pour le
film In girum imus nocte et consumimur igni dont les citations apparaissent sans
références.
Cons. 71 Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Paris : Gallimard, 1993, 92 pages.
Est indiqué le numéro de page (71) dont la citation est extraite.
Com §33 Commentaires sur la société du spectacle (1988) suivi de Préface à la quatrième édition
italienne de La Société du Spectacle, Paris: Folio Gallimard, 1992, 147 pages. Est
indiqué le numéro de la thèse des Commentaires (§33) dont la citation est extraite.
PanI 71 Panégyrique, tome premier, Paris : Gallimard, 1993, 86 pages. Est indiqué le numéro
de page (71) dont la citation est extraite.
Rep 101 “Cette mauvaise réputation...”, Paris : Folio Gallimard, 1993, 111 pages. Est indiqué
le numéro de page (101) dont la citation est extraite.
InG 149 In girum imus nocte et consumimur igni, édition critique augmentée de diverses notes
de l’auteur suivi de Ordures et décombres, Paris : Gallimard, 1999, 154 pages. Est
indiqué le numéro de page (149) dont la citation est extraite, sauf pour le film In
girum imus nocte et consumimur igni dont les citations apparaissent sans références.
Cor-1 381 Correspondances, volume 1, juin 1957-août 1960, Paris : Arthème Fayard, 1999, 381
pages. Est indiqué le numéro de page (381) dont la citation est extraite.
Cor-2 317 Correspondances, volume 2, septembre 1960-décembre 1964, Paris : Arthème Fayard,
2001, 317 pages. Est indiqué le numéro de page (317) dont la citation est extraite.
Martos 320 MARTOS Jean-François, Correspondance avec Guy Debord, Paris: Le fin mot de
l’Histoire, 1998, 320 pages. Est indiqué le numéro de page (320) dont la citation est
extraite.
4

SOMMAIRE

Introduction page 6

CHAPITRE I : LE FILM ET SON CONTEXTE Page 24


A) Le film page 25
B) Les crises page 28
Crise économique et sociale, page 28 - Rupture de l’Union de la Gauche et déclin du Parti
Communiste, page 29 - L’anticommunisme, fondement (infantile ?) du gauchisme, page 31
C) Les échecs page 34
Portugal : le film précédent, page 34 - Désillusions et haines : le reflux des clercs et le
dissident, page 37
D) Gérer le chaos ? page 40
Survivre, page 40 - Terrorisme et flou institutionnalisé en Italie, page 41 - Emergence des
théories postmodernistes, page 45 - Voisinages intellectuels, page 46

CHAPITRE II : S’ELOIGNER DES MASSES Page 49


A) Le mépris du peuple page 53
Cracher sur Billancourt en crachant sur la Défense, page 53 - Le mépris, l’insulte et la
tentation de l’anarchisme de droite, page 58
B) Une esthétique Sadienne page 62
“Voix 4 (jeune fille) : Mais, on ne parle pas de Sade dans ce film”, page 62 - Des affinités
électives ?, page 64 - “Holding the other end of the stick”, page 66 - Une bruyante
descendance applaudie, page 67
C) L’ésotérisme bon teint page 70
Le titre : In girum imus nocte et consumimur igni, page 70 - Aboutissement du mouvement
d’ésotérisation du marxisme occidental, page 72 - Correction et distinction, les
justifications théorico-esthétiques de l’ésotérisme, page 76 - L’aristocratisme, page 83

CHAPITRE III : LE REPLI SUR SOI Page 87


A) L’échec consubstantiel de la néo-avant-garde page 90
Mécanique de la frustration : un cinéma “déceptif” ?, page 91 - Eloge de l’échec, page 94
B) Du romantisme au narcissisme page 98
L’assassinat de Paris, page 98 - Equation narcissique et conscience critique, page 103

Conclusion Page 105


Bibliofilmographie page 109
Table des illustrations page 117
5

... Mais le grand-duc est tout nu, s’écria l’enfant...


Hans-Christian Andersen, Les habits neufs du grand-duc
6

INTRODUCTION
7

Voix 1 : Quel printemps ! Aide-mémoire pour une histoire du cinéma : 1902 - Voyage dans la
Lune. 1920 - Le Cabinet du docteur Caligari. 1924 - Entr’acte. 1926 - Le Cuirassé
Potemkine. 1928 - Un Chien andalou. 1931 - Les Lumières de la ville. Naissance de Guy-
Ernest Debord. 1951 - Traité de bave et d’éternité. 1952 - L’Anticoncept. - Hurlements en
faveur de Sade.
Voix 5 : “Au moment où la projection allait commencer, Guy-Ernest Debord devait monter sur la
scène pour prononcer quelques mots d’introduction. Il aurait dit simplement : Il n’y a pas
de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Passons, si vous voulez, au
débat.”

Hurlements en faveur de Sade, Guy Debord, 1952


8
Peut-être est-ce la clameur si unanime pour louer “l’absolue cohérence”1 entre la vie et
l’oeuvre cinématographique de Guy Debord, ou pour assurer que “une des choses les plus
belles dans son oeuvre, c’est [...] sa cohérence”2, qui fait naître l’envie d’aller voir de plus
près “le plus majestueux de ses films”3, “son meilleur film”4, voire même “son testament
cinématographique” (ibid.). Un film qui rassemble tant d’éloges n’est pas nécessairement
“cohérent”, il n’est même pas improbable qu’il porte en lui quelques ambiguïtés ou
contradictions contribuant à l’ampleur de son succès. De même que la cohérence entre la
vie de Debord et son oeuvre, aujourd’hui assénée comme vérité première à qui veut bien
l’entendre - c’est-à-dire beaucoup de monde, puisqu’il est à la mode -, semble plus
répondre à un besoin grandissant de modèle de vie épanouie mais impossible puisque
révolu, qu’à une réalité établie par l’analyse comparée de ses oeuvres et de sa vie.

Dans un après-guerre encore rationné, un fils de la bourgeoisie cannoise s’entiche de


cinéma et de la sulfureuse fréquentation d’une bruyante avant-garde artistique. Les
lettristes participent aux coulisses du Festival de Cannes de 1951 par des projections hors-
cadre de leur films parfois sans pellicule ou sans images. Guy Debord y rencontre Maurice
Lemaître, Gil J. Wolman et Isidore Isou et monte à Paris les rejoindre. En 1952, il publie le
scénario de Hurlements en faveur de Sade5 avant d’en réaliser le film - film uniquement
composé d’écrans noirs et blancs, avec des voix en bande-son telles l’épigraphe à cette
introduction.6 Et si l’on voulait se fondre dans cette perspective de “la théorie des
exceptions”7 qui est celle de ce même épigraphe, on pourrait dire : vivant à Paris dans “un
quartier où le négatif tenait sa cour”, suite aux carré blanc sur fond blanc de Malevitch,
aux tentatives de destruction de l’art de Dada, à celles de réalisation de l’art des
surréalistes, à l’impossibilité d’écrire un poème après Auschwitz, et aux scandales de la
scène lettriste, c’est la mort du cinéma que Guy Debord proclame dans son premier film.
Fort de cette déclaration nécrologique, Debord n’en réalise-t-il pas moins un court-
métrage en 1959 (Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité
de temps), un autre en 1961 (Critique de la séparation), puis un long métrage en 1973 (La
Société du Spectacle), un court en 1975 (Réfutations de tous le jugements, tant élogieux
1
ASSAYAS Olivier “L’opera nascosta” in GHEZZI Enrico et TURIGLIATTO Roberto (commissaires),
Guy Debord - (contro) il cinema, la Biennale di Venezia, Milan : Editrice Il Castoro, 2001, pp. 123.
2
KAUFMANN Vincent, Guy Debord, la révolution au service de la poésie, Paris : Fayard, collection
“Histoire de la pensée”, 2001.
3
AZOURY Philippe, “Debord à l’abordage. A Bobigny, projection rarissime des six films de la figure
situationniste.”, Libération, 10 avril 2002.
4
JOUSSE Thierry, “Guy Debord, un cinéma du temps perdu”, Le magazine littéraire, n°339, juin 2001.
5
Ce premier scénario de Hurlements en faveur de Sade, contenant alors des images et des dialogues, est
inclus dans le premier et unique numéro de la revue Ion, Centre de Création, n°1, avril 1952.
6
(OCC 11). Extrait du scénario de Hurlements en faveur de Sade (1952), avec la voix de Gil J Wolman
(Voix 1) et d’Isidore Isou (Voix 5) lisant un extrait de son ouvrage “Esthétique” qui ne sera jamais publié.
7
Théorie isomorphiste construisant l’Histoire sur des ruptures majeures de l’art, de la modernité par des
exceptions comme Joyce, Stravinski, De Kooning, Picasso, Eisenstein, Duchamp... cf. SOLLERS Philippe,
Théorie des exceptions, Paris: Folio Essais, 1986.
9
qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film “La Société du Spectacle”), un long en
1978 (In girum imus nocte et consumimur igni) et, en coréalisation avec Brigitte Cornand,
un téléfilm en 1994 (Guy Debord, son art et son temps). D’emblée, force est d’admettre
que Guy Debord, certes loin de l’acharnement d’un John Ford, a tout de même pratiqué le
cinéma. Si celui qui se glorifiait d’avoir écrit en guise de programme révolutionnaire sur
un mur en 1953 “Ne travaillez jamais”8 a bien voulu s’identifier à une catégorie
socioprofessionnelle, à côté de celle de révolutionnaire, ce fut celle de cinéaste.9

8
La photo même de cette inscription sur un mur de la rue de Seine apparaît dans nombres de ses œuvres :
dans l’IS 8/42, sans commentaires dans les films In girum imus nocte et consumimur igni et Guy Debord, son
art et son temps, dans son Panégyrique, tome second, Paris : Librairie Arthème Fayard, 1997, (la 6ème
planche de la 1ère partie), il le rappelle par écrit dans l’IS 12/14, en 1993 dans les “Attestations” de ses
Mémoires (DEBORD Guy, Mémoires, Paris : Jean-Jacques Pauvert aux Belles Lettres, 1993) et plus
longuement dans Rep 18-20. Le lettriste Jean-Michel Mension conteste à Debord la paternité de ce
programme et affirme l’avoir lui-même tracé sur le mur (cf. MENSION, Jean Michel, La Tribu, Paris : Allia,
1999). Oublié de l’histoire des avant-gardes, Mension aurait été, avec force éditoriale, gommé par un Debord
comme l’on gommait d’une photo encore le siècle dernier un Trotsky devenu gênant.
9
Il écrit dans l’IS 12/96 qu’on “aurait quelques difficultés à dire qu’il ait jamais commercialisé sa “célébrité”
situationniste dans le seul métier qu’on lui connaisse - à savoir cinéaste -”, puis sur le quatrième de
couverture de son livre SdS à sa réédition chez Champ Libre en 1971, il est présenté comme “Guy Debord.
Se disant cinéaste.” Enfin, en 1975, dans son court-métrage Réfutations ... , il se présente comme “à la fois
révolutionnaire et cinéaste.” (OCC 185)
10

Car Guy Debord n’est certes pas que cinéaste. Il fonde dès 1952 une avant-garde :
l’Internationale Lettriste qui tient, avec et aux côtés de sa pratique de poésie sonore, de
peinture, d’architecture et d’urbanisme, un discours politique radical. Cette avant-garde,
dans la droite lignée de Dada et des surréalistes, recherche le dépassement de l’art. Debord
la fait fusionner avec d’autres mouvements artistiques d’avant-garde en 1957 dans
l’Internationale Situationniste,10 laquelle, en quinze années d’existence, voit tous ceux de
ces membres qui prétendent à une pratique artistique exclus ou acculés à la démission. La
ligne révolutionnaire élaborée par les situationnistes propose de dépasser l’art par et dans
le politique. L’Internationale Situationniste est autodissoute par Debord en 1972.
L’apanage médiatique actuel du personnage de Guy Debord, cinéaste, artiste, penseur-
théoricien marxiste reconnu, activiste, dissident et écrivain qui se suicide dans la nuit du
30 novembre 1994, ne saurait être invoqué comme raison - certes paradoxale mais
répandue comme posture distinctive de qui se fait fort de ne jamais parler de ce dont tout
le monde parle - de dédaigner ses films, qui plus est lorsqu’ils sont devenus des grands
objets de culte. Ainsi, il y a plus de dix ans déjà, Serge Daney a “essayé de [se] faire
remarquer aux “journées vidéo” qui suivirent le festival de Taormina. Une séance était
consacrée à Guy Debord et des discours savants y furent tenus. La scène, vite, devint
digne de Moretti lorsque quelqu’un dans la salle fit remarquer que même chez les
intervenants, personne n’avait vu les films de Debord.”11 Il est vrai que longtemps ceux-ci
furent très peu visibles, voire un moment invisible (de 1984 à 1995). Mais la bonne
curiosité pousse jusqu’à se demander ce que peuvent bien dire les films de quelqu’un qui,
dès sa première production, a proclamé la mort du cinéma et plus particulièrement de ce
que peut dire son dernier film cinématographique à la lumière de son aura de stratège
révolutionnaire insolent. En effet, que dit In girum imus nocte et consumimur igni, film-
essai d’un cinéaste héraut de l’extrême gauche française, comparé à Eisenstein pour sa
tentative de filmer la théorie,12 qui faisait du cinéma pour nuire à la société existante ? Que
dit précisément ce film qui voit le jour dans un triple contexte de décomposition des forces
de la gauche communiste d’une part, de volte-face d’une partie des militants gauchistes
d’autre part et enfin de la combativité oppositionnelle des partis de gauche avec la victoire
de Mitterand en 1981 ?

Y répondre, c’est saisir les réseaux d’influences et les sens historiques en jeu dans ce
10
BANDINI Mirella, L’esthétique, le politique, de Cobra à l’Internationale Situationniste (1948-1957),
Marseille : Sulliver/Via Valeriano, 1998 (traduit de l’italien, Rome : Officina Edizioni, 1977).
11
DANEY Serge, “Journal de l’an passé”, TRAFIC, No.1, Hiver 1991, p.22.
12
D’abord du fait des situationnistes (IS 11/34, 12/104), cette comparaison est reprise ensuite par nombre de
critiques jusqu’à récemment encore avec Jean-François Rauger : “Comme va le montrer La Société du
Spectacle réalisé en 1973, Debord tente de filmer directement la théorie, vieux rêve d’Eisenstein qui avait en
projet de filmer Le Capital.” in RAUGER Jean-François, “Au film de la pensée”, Les Inrockuptibles, du 24
au 30 septembre 1997, n°119, p.32.
11
patchwork cinématographique, faire l’histoire d’In girum imus nocte et consumimur igni
(1978), un film du deuil de l’engagement, critique de sa réception.

Deux points résument l’utilité, l’intérêt, la légitimité du conflit dans lequel s’inscrit ce
travail en proposant une analyse critique sur les conditions sociales qui rendent ce conflit
même possible. Il s’agit d’une part de dépasser la condamnation univoque et irréfléchie de
ceux que l’on considère, au vu de leur engagement précédent, comme “revenus de tout.” Il
aura fallu en passer par ce dévoilement : comprendre le cheminement et les raisons
profondes de leur renoncement pour ne plus y voir qu’une irrémédiable trahison des pères
coupables d’avoir gâché l’héritage de 68 et des luttes précédentes.
Il s’agit d’autre part, et dans l’enjeu même d’un travail de cette forme, de saisir le
contenu de ce film, l’enjeu de sa mise en circulation sur le marché des biens symboliques
et de radiographier sa radicalité politique et la sublimation de cette dernière, afin de
pouvoir penser et agir politiquement par delà ses erreurs, et avec ses pertinences.

Le nom de Debord est sur beaucoup de lèvres aujourd’hui et “une des raisons de la
fascination qu’exerce ses écrits, explique Michael Löwy13, c’est cette irréductibilité qui
brille d’un sombre éclat romantique.” C’est donc, entre autre, dans la presse “jeunistes”
qui s’estime engagée, par contraste avec ses pères, que Debord est prisé. Plus encore
qu’une figure emblématique pour les Inrockuptibles, Guy Debord y incarne un
indépassable “must” de l’engagement politique. Présenté par une photo en pleine page de
couverture avec un titre aussi péremptoire que martial, dans la parfaite tradition militaire
jusqu’au Général Cambronne mais suggérant aussi la déraison du romantique passionné :
“Guy Debord, l’avant-garde meurt mais ne se rend pas”14, l’hebdomadaire n’hésite pas non
plus à le comparer à une personnalité politique française providentielle : “Celui qui a
vraiment dit non”15. Le magazine parisien n’est pas du tout isolé dans son enthousiasme et
sa fascination, de nombreux paramètres concourent depuis dix ans à cette sacralisation de
Guy Debord et des ses œuvres : la tournée internationale de sa rétrospective
cinématographique, les incessantes rééditions de ses livres (dont ses scénarii),
conjointement à la multiplication d’expositions artistiques internationales en des lieux à
très grande valeur légitimatrice où sont exposées des œuvres plastiques de divers
situationnistes (dont Debord), et de tout un appareil éditorial et critique conséquent (livres,
catalogues, articles, émissions radios et télévisées, colloques, travaux universitaires). Une
fois que cette figure de l’indépassable du registre réflexion/engagement politique est
incluse dans la doxa du marché des bien symboliques, l’allégeance commune des
producteurs et éditeurs non à cette figure mais à son corrélât se met à fonctionner. Ainsi
13
LÖWY Michael, L’Etoile du matin, surréalisme et marxisme, Paris: Editions Syllepse, 2000, p.85.
14
Les Inrockuptibles, n°119, 24-30 septembre 1997.
15
Les Inrockuptibles, n°216, 13-19 octobre 1999, p.58-59.
12
des producteurs (les artistes et écrivains désireux de bien fonctionner sur le marché, de
gagner leur vie par leur production) et des éditeurs (au sens bourdieusien de distributeurs,
marchands d’arts, collectionneurs, commissaires d’expositions, éditeurs,...) se proclament
debordistes et promeuvent, dans leur compréhension des œuvres de Debord,
l’impossibilité et l’inutilité ostentatoires de penser et d’agir politiquement dans un monde
de secrets et de mafia où le réel n’est plus. Ce sont ces mêmes producteurs et éditeurs qui
sont l’origine de la hausse de valeur symbolique de Debord, avec le concours de Debord,
et qui galvanisent la production artistique contemporaine répondant à des thématiques de
résignation politique et de “déceptivité”. En somme, cette allégeance semble fonctionner
comme une des formes les plus récentes de la pensée postmoderniste qui tend à proposer
de la radicalité politique une image consommable d’effet de mode et de défaite.
Plus encore, nous reprenons les mots de Pierre Bourdieu qui siéent très justement aux
œuvres dudit incorruptible et indépassable Guy Debord : “Chercher dans la logique du
champ littéraire [et cinématographique, ndla] ou du champ artistique, mondes paradoxaux
qui sont capables d’inspirer ou d’imposer les “intérêts” les plus désintéressés, le principe
de l’existence de l’œuvre d’art dans ce qu’elle a d’historique, mais aussi de
transhistorique, c’est traiter cette œuvre comme un signe intentionnel hanté et réglé par
quelque chose d’autre, dont elle est aussi symptôme. C’est supposer qu’il s’y énonce une
pulsion expressive que la mise en forme imposée par la nécessité sociale du champ tend à
rendre méconnaissable. Le renoncement à l’angélisme de l’intérêt pur pour la forme pure
est le prix qu’il faut payer pour comprendre la logique de ces univers sociaux qui, à travers
l’alchimie sociale de leurs lois historiques de fonctionnement, parviennent à extraire de
l’affrontement souvent impitoyable des passions et des intérêts particuliers l’essence
sublimée de l’universel ; et offrir une vision plus vraie et, en définitive, plus rassurante,
parce que moins surhumaine, des conquêtes les plus hautes de l’entreprise humaine.”16

Qu’In girum fasse partie des “conquêtes les plus hautes de l’entreprise humaine”, ou
soit “une des œuvres majeures du siècle”17, rien n’est moins sûr. Mais là n’est pas le
propos puisqu’il s’agit plutôt, dans le projet de cette étude, de voir, dans une posture
inversée, qui dit que c’est “une des œuvres majeures du siècle”, comment et pourquoi ?
Il importe ici de construire un mouvement dialectique - requis pour l’analyse d’œuvres
obscurcies par les discours tenus à leur propos autant que par leur style propre - entre les
résultats d’une déconstruction et le réel concret (le présent de la société d’où ces films sont
produit). Cela d’autant plus que Debord a essayé dans ses films de critiquer la séparation,
entre l’activité réelle de la société et sa représentation - c'est-à-dire le Pouvoir - à l’œuvre

16
BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Point Seuil, 1998,
p.16.
17
JOUSSE Thierry dans son introduction aux dédicaces à Guy Debord, “Guy Debord: stratégie de la
disparition”, Cahiers du Cinéma, n°487, janvier 1995, p.41.
13
dans les sociétés capitalistes avancées, statuant que “tout ce qui était directement vécu
s’est éloigné dans une représentation.” (SdS §1). Un dispositif de précautions critiques
similaires à celles prises par Bourdieu dans Les règles de l’art sera requis car, à l’instar
d’In girum, “L’éducation sentimentale, cette œuvre mille fois commentée, et sans doute
jamais lue vraiment, fournit tous les instruments nécessaires à sa propre analyse
sociologique : la structure de l’espace social dans lequel se déroulent les aventures de
Frédéric, se trouve être aussi la structure de l’espace social dans lequel son auteur lui-
même s’était situé.”18 Ainsi, c’est pareillement que nous prendrons en compte la critique
socio-politique à l’œuvre dans In girum, critique qui, si elle y est moins présente
littéralement que dans son film La société du Spectacle où Debord filmait les thèses de son
ouvrage éponyme majeur, n’en reste pas moins la colonne vertébrale de ce film. Ce travail
dialectique est d’autant plus requis que Debord ne cesse d’interpréter son œuvre en
indiquant bien que telle est non seulement la manière orthodoxe de l’analyser, la critiquer,
l’interpréter, ... mais qu’elle est la seule valable ! Jeu auquel nombre de critiques se
prennent devenant plus royalistes que le roi. Ainsi, si toutes ses œuvres et tous ses actes
sont justifiés et interprétés à priori de son point de vue, dans son cadre d’analyse, il est
impérieux de critiquer l’écart entre son interprétation révélant les intentions de son œuvre
et la lecture non-orthodoxe que l’on peut avoir de cette œuvre, c'est-à-dire la replacer dans
un cadre d’analyse refusant l’autonomie de l’esthétique, quand bien-même cette esthétique
se revendiquerait essentiellement politique comme toute esthétique d’avant-garde.
Il faut donc définir les concepts de la théorie critique de Debord qui seront utiles à
l’étude qui suit. Mais ces concepts ayant été élaborés par une avant-garde, il faut
logiquement commencer par “mouvement d’avant-garde” en partant de l’acception de
Peter Bürger19 qui, si elle ne fait pas l’unanimité, est néanmoins devenue classique. Il y
voit une entreprise collective visant à opérer simultanément une transformation radicale de
la société et une transformation radicale de ses représentations symboliques,- celle-ci
pouvant même être, utopiquement, l’instrument de celle-là ; ou plus simplement le projet
de révolutionner l’art et de révolutionner le monde réel, si possible en même temps. En
dépassant Peter Bürger, il faut noter que la radicalité politique inhérente aux avant-gardes
ne présuppose pas qu’elles soient progressistes, l’histoire a fourni assez d’exemple
d’avant-garde au projet politique radicalement conservateur voire réactionnaire.20 Les
avant-gardes historiques, toujours selon Bürger, s'attaquent dans les faits à l'institution de
l'art. L’IS étant dissoute depuis 1972, il y aurait quelque incongruité à parler d’avant-garde
pour un film réalisé en 1978, mais c’est sans compter que, malgré tout ce qu’il ne cesse de

18
BOURDIEU, op. cit., p.19.
19
BÜRGER Peter, Theorie der Avantgarde, Francfort : Suhrkamp, 1974.
20
cf. notamment “L’avant-garde rend mais ne se meurt pas” de MURAY Philippe in Art press, n°40,
septembre 1980, pp. 22-24 et la préface de Jochen Schulte-Sasse à la dernière édition américaine du livre de
Peter Bürger cité ci-avant (University of Minesota Press).
14
répéter, Debord porte avec lui le style de cette avant-garde, au-delà de sa dissolution.
En effet, l'IS, définie à sa fondation comme une avant-garde artistique et considérée
comme telle par Peter Wollen et Susan Rubin Suleiman,21 devient "politique" à partir de
1964 et délaisse par la même occasion une critique qui aurait essentiellement pris
l'institution de l'art pour cible. Mais, dès la dissolution de l'IS, Debord retourne, seul, à la
production artistique et, de manière corollaire, à l'attaque de l'institution de l'art. Debord
préserve ainsi dans son style les caractéristiques d’une avant-garde bien qu’il soit seul et
que le programme de son groupe ait déjà “fait son temps”.
Le concept critique de Debord le plus important, même s’il n’est pas le premier
chronologiquement, est celui de spectacle : Au sens commun, le spectacle est ce qui
s’offre au regard, capable de provoquer des réactions ou de rendre passif ; lors d’une
représentation (théâtre, cinéma,...), chez un public. Ainsi les films de Guy Debord peuvent
être considérés comme des spectacles lors de leur projections ou diffusions, bien que
Debord lui-même eut plus parlé à cet endroit de potlatch.22 Mais une autre forme de
spectacle est ce “règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de
souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui
accompagnent ce règne” (Com §2), astreignant tout regard et toute conscience à se focaliser
sur lui, falsification du monde. La société du spectacle est la société de consommation
dont le fétichisme exacerbé a fait passer au stade supérieure l’aliénation face aux
marchandises ; le spectacle est le développement scientifique du fétichisme. C’est ainsi
qu’il faut comprendre la première phrase de la SdS, détournement de l’introduction au
Capital de Marx : “Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions
modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout
ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.” (SdS §1) Le spectacle
ne se réduit pas pour autant au système des mass-média et à leur flux ininterrompu
d’images : “le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des
personnes, médiatisé par des images.”(SdS §4). Debord diagnostique en 1967 cette Société
du Spectacle en 221 thèses et y distingue deux formes, successives et rivales, du pouvoir
spectaculaire, la concentrée et la diffuse.

21
WOLLEN Peter, “The Situationnist International”, New Left Review 174, March/April 1989 et
SULEIMAN Susan Rubin, Subversive Intent. Gender, Politics, and the Avant-Garde, Cambridge Mass. et
Londres : Harvard University Press, 1990, p.12.
22
Au sens de pratique somptuaire, appelant d’autres cadeaux en retour, dont parle Marcel Mauss dans son
essai sur le don (Sociologie et anthropologie, Paris: PUF, 1950).
15
La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité
dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la
stalinienne.
16
L’autre, incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de
marchandises nouvelles qui s’affrontaient, avait représenté l’américanisation du monde.

En 1988, il annonce qu’une “troisième forme s’est constituée depuis, par la


combinaison raisonnée des deux précédentes, et sur la base générale d’une victoire de celle
qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse. Il s’agit du spectaculaire intégré, qui
tend à s’imposer mondialement.” (Com §4). Les deux fondements principaux du spectacle
sont “le renouvellement technologique incessant” et “la fusion économico-étatique” ;
depuis qu’il est passé au stade du spectaculaire intégré, les trois conséquences majeures en
sont “le secret généralisé; le faux sans réplique; un présent perpétuel.”(Com §5) En fait, ces
17
cinq traits du spectaculaire intégrée sont déjà théorisés dans l’ouvrage que publie en 1975
son ami et collaborateur Sanguinetti23, ouvrage qui constitue la pièce maîtresse d’un
canular que Debord et Sanguinetti mettent en place et dont Debord assure la traduction de
l’italien. Ne jugeant aucunement de la paternité réelle de ses cinq traits, il est au moins
certain que l’accord de fond de Debord, toujours très exigeant et rigoureux pour tout ce à
quoi son nom est attaché, était requis pour mettre en place le canular et traduire le texte.
Par ailleurs, des passages du texte de Sanguinetti sont quasiment repris mot pour mot dans
In Girum24. Il n’y a donc pas d’anachronisme à se référer, comme le fait ce travail, à des
positions théoriques publiés par Debord en 1988 dans ses Commentaires pour parler d’un
film de 1978, puisqu’elles sont déjà siennes à l’époque où il réalise In girum. De même,
une place significative sera accordée à ce canular.
Ce concept de spectacle est la pierre de touche de son système critique élaboré au sein
de l’Internationale Lettriste (1952-1957) (et de sa revue Potlatch25) puis de l’Internationale
Situationniste (1957-1972) et de la revue du même nom. Les artistes de diverses avant-
gardes européennes (l’Internationale Lettriste, Mouvement pour un Bauhaus Imaginiste -
comprenant des anciens de COBRA et du Movimento Nucleare -, le Comité
Psychogéographique de Londres) qui composent ce nouveau groupe mettent alors en place
des méthodes de dépassement de l’art dont, au premier chef, la construction de situation.
Une “situation construite [est un] moment de la vie, concrètement et délibérément
construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements.”
(IS 1/13) “La construction de situations commence au delà de la notion de spectacle. Il est
facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même de
spectacle : la non-intervention. On voit, à l’inverse, comme les plus valables des
recherches révolutionnaires dans la culture ont cherché à briser l’identification
psychologique du spectateur au héros, pour entraîner ce spectateur à l’activité... La
situation est ainsi faite pour être vécue par ses constructeurs. Le rôle du “public”, sinon
passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part
de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme,
des “viveurs”.”(IS 1/11) L’application de ce programme la plus prisée est la critique de
l’urbanisme, notamment au travers de pérégrinations hasardeuses en ville (les dérives
psychogéographiques). Influencé évidemment par la notion sartrienne de situation, le
situationniste est “celui qui s’emploie à construire des situations. Membre de
l’Internationale Situationniste.”(ibid.) Ainsi, si Guy Debord fut le principal artisan de cette

23
SANGUINETTI Gianfranco (Censor), Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme
en Italie, suivi de Preuves de l’inexistence de Censor par son auteur, Paris: Champ Libre, 1976.
24
Notamment la description par Sanguinetti des “cadres” (CENSOR, op. cit. pp.149-151) qui deviennent des
“spectateurs du premier rang” chez Debord (OCC 195-206).
25
29 numéros sont publiés de 1954 à 1957, réédités intégralement en 1985 simultanément aux éditions
Gérard Lebovici et Allia et en poche depuis 1996 chez Folio Gallimard : Guy Debord présente Potlatch
(1954-1957).
18
Internationale, la critique situationniste n’est pas de son seul fait, l’Internationale
Situationniste ayant vu passer 70 membres en ses rangs26. Mais puisqu’il en proclama par
écrit la dissolution, il est possible, dans cette étude, de parler de pratique ou de critique
situationniste sans avoir à justifier le rapport de Debord à ces dernières, il y a non pas
équation mais adhésion. En cas contraire, mention en sera faite.
Peut-être plus encore que Sartre, c’est Henri Lefebvre qui influence alors les
situationnistes par sa critique de la vie quotidienne, exportant l’aliénation au dehors du
seul cadre économique considéré par le marxisme, à l’instar de développements critiques
du groupe d’anciens trotskistes Socialisme ou Barbarie que Debord fréquente. Se
souvenant de Lautréamont qui déclarait “Le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique,”
L’Internationale Situationniste revêt d’un manteau politico-esthétique ce qu’elle puise à la
fois dans les pratiques de ses prédécesseurs artistiques (de Lautréamont, Dada, les
surréalistes, jusqu’aux lettristes) et dans les derniers concepts critiques du marxisme. Elle
développe son style de la négation27, la négation du style : le détournement. In girum est
presque entièrement constitué de détournements. Le terme de détournement “s’emploie
par abréviation de la formule : détournements d’éléments esthétiques préfabriqués.
Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure
du milieu. Dans ce sens il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais
un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à
l’intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande, qui témoigne
de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères.”(IS 1/13) Un premier régime de
détournement - le “détournement mineur” - se dessine par la confrontation de deux
productions de culture de masse - publicités de magazines, télévisuelles ou
cinématographiques collées à des phrases extraites de romans policiers, de littérature
populaire ou de magazines illustrés - dont un nouveau sens, qui les dépasse, apparaît en
arrachant chacun des éléments de son réseau de signification habituelle. Un deuxième
régime de détournement serait le “détournement abusif, dit aussi détournement
prémonitoire” utilisant “un élément significatif en soi”, c'est-à-dire appartenant à la culture
savante ou classique, avec “un élément qui n’a pas d’importance propre”, c'est-à-dire

26
Mais, digne de son statut d’avant-garde qui doit préserver une certaine pureté afin de rester à la pointe de
ses idées, exclusions et démissions forcées permirent à l’IS de ne jamais compter plus de dix-sept membres.
Ce fut l’immédiat après-68 qui fournit ce taux record de dix-sept membres avec la participation de
situationnistes aux groupe Enragés-Mouvement du 22 mars, la diffusion de leurs mots d’ordres en graffiti sur
les murs et de l’aura qui entourait le groupe alors. Commença ensuite la phase de dégraissage jusqu’à
l’autodissolution en 1972 cosignée par deux des trois derniers membres (Debord et l’italien Gianfranco
Sanguinetti). Le troisième, le danois Jeppesen Victor Martin, est régulièrement oublié de l’histoire de l’IS au
point que l’on omet souvent de préciser qu’il en est encore membre lors de la dissolution.
27
“La négation de la conception bourgeoise du génie et de l’art ayant largement fait son temps, les
moustaches de la Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la première version de cette
peinture. Il faut maintenant suivre ce processus jusqu’à la négation de la négation.” in “Mode d’emploi du
détournement”, article de Guy Debord et Gil J. Wolman sous les pseudonymes d’André Breton et Louis
Aragon paru dans Les lèvres nues, n°8, mai 1956, p.2.
19
appartenant à la culture de masse, pour en faire naître un sens nouveau. Un troisième mode
de détournement que Debord ne distingue pas, se compose de deux éléments de culture
savante (en général un texte de Debord et une image de culture savante), où l’élément
détourné vient soutenir positivement le discours. L’esthétique proposée par ces jeux entre
culture de masse et culture savante, dans la lignée des collages dadaïstes et surréalistes
mais investis d’autres significations dans une époque où le pop art tient le haut du marché,
a fait des émules et il n’est pas faux de considérer que le détournement informe
aujourd’hui largement l’esthétique publicitaire.

La volonté très marquée de l’Internationale Situationniste de se voir inscrite dans


l’Histoire pour s’être perdue “dans un assaut insensé” (mai 68) eut pour conséquence de
concentrer les études historiques sur ce mouvement lors de ces mêmes événements de mai
6828 et se limitèrent jusqu’à récemment au seul fait d’anciens situationnistes ou de “pro-
situs” et donc très “orthodoxes”, publiées dans ce cas chez Champ Libre. Cette maison
d’éditions appartenait à Gérard Lebovici, ami et mécène de Guy Debord, lecteur officieux
dont les conseils pesaient beaucoup sur les choix éditoriaux, jusqu’à ce qu’il s’y investisse
officiellement en tant que directeur littéraire à la mort de Gérard Lebovici (les éditions
Champ Libre devenant alors Editions Gérard Lebovici). Qui plus est, cette “école
historique” est très francocentriste29 en ce qu’elle écarte tout ce qu’ont pu apporter les
membres exclus et en faisant de l’Internationale Situationniste (basée à Paris autour du
noyau français) la seule dépositaire des idées et pratiques situationnistes alors que les
nombreuses expulsions ont fini par se transformer, de facto, en scission, avec la Seconde
Internationale Situationniste regroupant la majorité des artistes expulsés de la première
lors de son raidissement politique de 61-64. L’autre marque de cette “école” est son
allégeance infaillible à Guy Debord en faisant de lui le penseur et l’auteur de tous les
textes, de Potlatch à Internationale Situationniste, au détriment des autres membres dont
les plus mal servis seraient, non sans surprise étant donnée la misogynie du groupe, la
première épouse de Guy Debord, Michèle Bernstein, et Jacqueline de Jong.30
Les études apparues dans la dernière décennie ont apporté de nombreux éléments sur la
période lettriste et situationniste, tant du point de vue esthétique que politique. Les écrits
sont pour la plupart des commandes ou des textes retravaillés pour des publications dans
28
DUMONTIER Pascal, Les situationnistes et mai 68. Théorie et pratique de la révolution (1966-1972),
Paris : Gérard Lebovici, 1990.
29
cf. BLISSET Luther : Guy Debord è morto davvero, Feltre : Crash edizioni, 1995.
30
cf. les témoignages de deux femmes actives dans l’Internationale Situationniste : les entretiens avec
Michèle Bernstein dans l’émission radio de France Culture Les Nuits Magnétiques “L’Internationale
Situationniste” en mai 1996 ainsi que celui de Henri Lefebvre (ROSS Kristin, “Lefebvre on the Situationists:
An Interview” in October, n°.79, hiver 1997, pp.69-84.) et ceux avec Jacqueline de Jong (“Jacqueline de
Jong : eine Frau in der Situationistischen Internationale” in SCHRAGE Dieter, éd., Situationistische
Internationale 1957-1972, Vienne : Triton, Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien, 1998, pp.68-71)
et le livre de J.U.P., Situationistinnen und andere ..., (Berlin : b-books, 2001), travail dramaturgique à partir
d’une interview de Jacqueline de Jong sur ces questions.
20
des catalogues d’expositions, ayant pour conséquence d’hagiographier le tout et, pour une
partie, de se concentrer sur la première période de l‘IS et de ses productions artistiques.
Mais il n’existe que peu de travaux historiques et critiques sur les œuvres de Guy Debord
après 1975, si ce n’est quelques articles épars et de discrets ouvrages31. Pourtant, depuis la
parution du premier tome de Panégyrique en 1989, les articles sur les œuvres littéraires de
Guy Debord pullulent. Ainsi, par l’entremise de Philippe Sollers qui, en première page du
Monde des Livres, élève Debord au rang d’écrivain classique et de moraliste32, une
focalisation sur les œuvres écrites de Debord écarte toute investigation du côté du cinéaste.
Il faut se contenter des critiques parues dans la presse, au moment de la sortie du film ou
lors de ses diffusions en festival. Celles-ci sont parfois ahurissantes par leur refus de parler
du film, telle celle de Lucien Logette pompeusement intitulée “Tentative de redressement
de quelques jugements torves concernant le dernier film de Guy Debord”, publiée sur 7
pages dans la revue Jeune Cinéma (septembre-octobre 1981) :
Après tout, il serait curieux de voir les mêmes [c'est-à-dire les critiques du
Monde, de Télérama et de Cinéma 81, ndla] qui s’hypnotisent sur le dernier
ectoplasme benoîtjacquotien s’intéresser à un film aussi rugueux d’aspect
qu’In girum imus nocte et consumimur igni : des plans fixes, des extraits
d’anciens films, un documentaire sur Venise, et un monologue d’une heure
trente même pas signé par Marguerite Duras ! Impossible même de lui coller
le confortable label de “l’avant-garde”. Alors, à quoi bon tenter de voir ce que
montrent ces plans fixes et comment le texte les éclaire, comment les extraits
choisis s’intègrent métaphoriquement au discours de Debord ou sur quels
moments de la narration vient s’articuler le travelling vénitien ? Pénétré de la
rassurante certitude que si on ne comprend rien, c’est qu’il n’y a rien à
comprendre, mieux vaut se débarrasser du film en quatre bouts de phrases
interchangeables, où s’entremêlent des appréciations aussi radicales que
“folklore germanopratin, “révolté sans cause” ou “situationnisme hargneux” ;
la belle affaire !...

De ce beau programme, tout au long des sept pages de cet article, le journaliste n’en
fera malheureusement rien. Il faut relever également une longue étude apologétique du
cinéma de Guy Debord accréditant une autonomie de l’esthétique par Thomas Y. Levin
dans un catalogue de l’exposition consacrée aux situationnistes à Paris, Londres et Boston
de 1989-1990,33 un article d’Enrico Ghezzi et une longue interview d’Olivier Assayas dans

31
GONZALVEZ Shinegobu, Guy Debord ou la beauté du négatif, Paris : Milles et une Nuits, 1998 - réédité
en 2001 chez Nautilus. LE MANACH Yves, Artichauts de Bruxelles, Paris : l’Insomniaque, collection “A
couteaux tirés”, 1999.
32
SOLLERS Philippe, “Guy Debord, vous connaissez ? Les mémoires de l’auteur le plus improbable de
notre époque.”, Le Monde, 20 octobre 1989. Il persiste depuis, et pas uniquement dans Le Monde, à écrire sur
les éditions et rééditions de ses œuvres et à le citer abondamment. Après avoir échoué à devenir son éditeur,
Sollers a utilisé le personnage de Guy Debord dans son dernier roman (Passion fixe, Paris: Gallimard, 2000)
sous le prénom de François et a réalisé un portrait documentaire de Debord pour l’émission “Ecrivains du
siècle” de la chaîne de télévision publique FRANCE 2 (octobre 2000).
33
LEVIN, Thomas Y. “Dismantling the Spectacle : The Cinema of Guy Debord” in SUSSMAN Elisabeth
(éd.), On the Passage of a Few People Through a Rather Brief Moment in Time: The Situationist
International, 1957-1972, Cambridge (Mass.) : MIT Press/ICA, 1989, pp.72-123. Thomas Y. Levin revient
sur le “dispositif” du cinéma de Debord dans une allocution à la Cinémathèque de Berlin (“Cine qua non”,
Guy Debord and the Practice of Film as Theory) pour le critiquer en le comparant à Maurice Lemaître
(Colloque et cycle de films “Eine andere Kunst - ein anderes Kino”, 7 avril 2001, Kino Arsenal) et plus
21
le catalogue de la rétrospective de la Mostra 200134, la transcription d’une conférence
donnée en novembre 1995 par Giorgio Agamben sur “Le cinéma de Guy Debord” dans
une démarche esthétique axée sur la poétique de la répétition et la pornographie.35 Des
dossiers spéciaux sur son cinéma sont également apparus dans diverses revues : à la mort
de Guy Debord, à l’occasion de quoi ont été diffusés à la télévision La Société du
Spectacle, Réfutations de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été
jusqu’ici portés sur le film “La Société du Spectacle” et Guy Debord, son art et son temps,
un recueil de dédicaces formalistes au cinéaste (Thierry Jousse, Pascal Bonitzer et Olivier
Assayas) sera publié dans Les Cahiers du cinéma.36 De même, en avril 2000, un dossier
que l’auteur de ces lignes a dirigé sur le cinéma de Guy Debord est paru dans le n°20 de
Tausend Augen37 où selon une approche philosophique se sont trouvées évoquées sa
pratique autobiographique et la dimension non-exclusive de la notion de spectacle, et,
selon une perspective plutôt esthétique, a été évoquée la généalogie du détournement
cinématographique. Enfin, une anthologie de textes sur le cinéma expérimental proposent
trois articles sur l’esthétique de l’IS abordant par moment le cinéma.38
Il n’existe donc pas encore d’étude sur le dernier film cinématographique de Guy
Debord dans une perspective historique de déconstruction des avant-gardes.

La problématique de cette déconstruction se pose alors simplement : il s’agit d’analyser


à la fois le discours et le fonctionnement d’un film pour lequel l’auteur adopte volontiers
un style insurrectionnel, garant de “l’isomorphie” avant-gardiste entre l’action
révolutionnaire et la révolution dans le langage artistique. Le fonctionnement du film
intéresse au premier chef le contexte dans lequel il est produit et reçu, puis les “effets” de
ce film. Par “effet”, il faut entendre les discours produits en réactions et engendrés par ce
film.
Ce faisant, d’autres questions surgissent : Pourquoi In girum est-il conçu et perçu par
certains critiques comme une œuvre parfaite et très radicale ? Pourquoi ce film de Debord

particulièrement sur le film Guy Debord, son art et son temps lors des 5èmes journées Cine qua non de Paris
Expérimental le 23 mars 2002 à la Galerie des filles du Calvaire, Paris. Sa position fondée sur l’autonomie
de l’esthétique a été bien critiquée par SMITH Peter, “On the passage of a Few People: Situationists
Nostalgia”, The Oxford Art Journal, 1991, Vol. 14 No. 1., p.118-125.
34
ASSAYAS Olivier “L’opera nascosta” et GHEZZI Enrico, “Debord 2001, né tempo néspazio. (Potlatch,
dove deriva il cinema)” in GHEZZI Enrico et TURIGLIATTO Roberto (commissaires), Guy Debord -
(contro) il cinema, la Biennale di Venezia, Milan : Editrice Il Castoro, 2001, pp. 122-130 et 132-136.
35
AGAMBEN Giorgio, “Le cinéma de Guy Debord”, in TRAFIC, N°22, été 1997, pp.56-61. Transcription
revue par l’auteur d’une conférence prononcée dans le cadre d’un séminaire consacré à Guy Debord,
accompagnée d’une rétrospective de ses films diffusés sur Canal + en janvier 1995, lors de la 6ème Semaine
internationale de la vidéo à Saint-Gervais, Genève, en novembre de la même année.
36
Cahiers du cinéma, n° 487, janvier 1995, pp.40-49.
37
Tausend Augen, avril 2000, n°20, pp.58-90.
38
BRENEZ Nicole et LEBRAT Christian, Jeune, dure et pure, Une histoire du cinéma d’avant-garde et
expérimental, Paris : Cinémathèque française / éditions Mazotta, 2001. Le chapitre 12 est consacré à l’IS,
avec, notamment, FAUSTI Claudio, “La théorie critique de l’image dans l’Internationale Situationniste”,
pp.218-223.
22
était-il considéré comme un ovni dans la production cinématographique et même dans l’art
de son époque, alors qu’il n’était généralement pas inscrit dans l’histoire des avant-gardes
politiques et artistiques qui lui étaient contemporaines39 ? Pourquoi est-il devenu un objet
sacré depuis, par son invisibilité puis par le biais d’une rétrospective qui l’a mené de la
Mostra de Venise au Magic Cinéma de Bobigny, pour finir au Saint-André-des-Arts, après
avoir fait l’honneur de son passage au Louvre ? En vertu de quel passe-droit ? En vertu de
quoi lui est-il octroyé ce statut exorbitant de droit commun face à la critique40 ? En somme,
pourquoi (et en quoi) est-il un objet de culte de notre société postmoderne ?

Pour éviter de fétichiser l’objet de notre recherche, nous chercherons à déconstruire


non seulement le film mais également les discours criant au film-culte, tout en écartant une
approche purement formaliste qui ne nous permettrait pas de saisir effectivement les
réseaux d’influences et les sens historiques en jeu dans ce patchwork cinématographique.
Les différentes idéologies des esthétiques convoquées dans ce film seront mises en
évidence par l’articulation d’analyses textuelles, sous-textuelles et intertextuelles du film,
avec leur mise en perspective dans l’histoire des années 70 jusqu’au début des années 80.
Cette approche historique s’attachera particulièrement à montrer comment les
développements du marxisme occidental et des mouvements de contestation européen de
l’après-guerre informent le film et comment il cherche à s’y soustraire.
Mais, pour resituer correctement ce film, il faut préciser que son public, et donc sa
réception, furent principalement, de par sa distribution discrète, circonscrits à un milieu
pétri d’une certaine culture politique. Connaisseur notamment des classiques du
socialisme, ce public est également féru d’histoire de l’art et des avant-gardes. Godard
n’était alors pas le seul à réaliser des films-essais ; les œuvres de Chris Marker et
Marguerite Duras, par exemple - pour ne pas parler des ciné-tracts - avaient leur public. In
girum n’était donc pas, par sa forme et son fond, un film si incongru à sa sortie, pour peu
qu’on considère le public visé par ce film.

Matériel important, les critiques du film de Debord seront analysées, ainsi que, dans la
mesure de ce qui a pu être trouvé, les résonances de cette œuvre ou de leur auteur dans la
presse généraliste et spécialisée, anglaise, américaine, allemande, italienne et française,
attendu que Guy Debord, non seulement prend toujours en compte la manière et le lieu où

39
Ainsi, alors que les films antécédents de Debord sont cités par Dominique Noguez dans son exhaustif
Eloge du cinéma expérimental, (Paris Expérimental, 1999), In girum n’y est pas mentionné.
40
Yann Ciret n’hésite pas pour débuter son article dans le magazine officiel de l’avant-garde Art press à
balayer d’un revers de la main la pléthore d’écrits de presse qui ne disent rien sur Debord tout en en parlant :
“Embaumé, légendé, mythifié, le destin du fondateur de l’Internationale Situationniste paraît au-delà de toute
critique.” Il suggère ainsi qu’il en sera, dans son article, autrement. Mais il écrit, dans ce qui lui semble un
ton honnête, au paragraphe suivant “Avec l’auteur de la société du spectacle, il n’y a pas de critique possible,
seulement des rencontres, des dérives, des détournements, des combats” (“Guy Debord ou la voie de la
guerre” Art press n°253, janvier 2000, pp. 50-51).
23
l’on parle de lui ou de ses films, mais surtout, il prétend réaliser les films suivants comme
une contre-attaque à ces anesthésies de son style que seraient les critiques, œuvres et
autres discours tenus à son égard. Soucieux de la cohérence qu’il veut présenter de son
œuvre, la critique de la réception critique de son œuvre, de sa vie, devient prétexte à
publication, en témoigne le titre de son film de 1975 Réfutations de tous le jugements, tant
élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film “La Société du Spectacle”.
Ainsi l’intertexte qui pourra être convoqué pour ce travaille se compose d’ouvrages et
de films de Debord, de romans intégrant Guy Debord comme personnage ou y faisant
références, de sites internet et de chat-forum spécialisés sur les débats autour des
situationnistes et de leur dépassement.
Un dernier type d’intertextes invoqués sera les matériaux détournés.

Nous commencerons ainsi par situer le film In girum dans le contexte occurrent à sa
réalisation (Chapitre I), puis la structure de ce travail épousera d’une manière critique le
double mouvement sur lequel le film est bâti : l’éloignement des masses (Chapitre II) et le
repli sur soi (Chapitre III) en en étudiant les modalités. Ainsi, le deuxième chapitre
s’attachera à détailler les modalités de cet éloignement par les changement qualitatifs du
rapport à cet objet qu’est le prolétariat, du point de vue de la valeur qui lui est attribuée,
des forces de domination qui entrent en jeu par le truchement du spectateur et, enfin, des
moyens de communications mis en oeuvre. Le troisième chapitre tentera de préciser
comment ce repli sur soi s’exprime comme un “art de se réfléchir” au travers d’un examen
de la posture néo-avant-garde et de son échec consubstantiel, des topoï de construction de
l’image de l’artiste que sont les diverses cliniques du deuil associées au romantisme.
24

- CHAPITRE I -

Le film et son contexte


25

Afin de situer la réalisation de ce film dans le contexte des années 70, et surtout de la
fin de cette décennie, aux travers des faisceaux événementiels structurants l’univers
d’extrême-gauche et intellectuel, seront passés en revue certains aspects de la crise qui
secoue alors particulièrement le monde occidental : tout d’abord sous ses aspects
économiques et sociaux, puis politiques. La transformation du prolétariat, sa
représentation et le rôle qui lui est attribué par diverses obédiences politiques et
intellectuelles soient traitées au deuxième chapitre, lequel étudiera plus spécifiquement
comment ces mutations travaillent le film et comment le film les travaille à son tour. La
Révolution des Œillets, en tant qu’échec révolutionnaire dont quelques aspects sont fêtés
par Debord dans un court-métrage, est mis en exergue pour présenter le revirement
idéologique anticommuniste puis anti-marxiste des clercs ; échec révolutionnaire qui
hantera les mouvements de contestation espagnol et polonais de 1978-1981. Enfin, autour
des rencontres intellectuelles de Debord, nous introduirons les grandes lignes des
idéologies postmodernistes qui apparaissent en France et dont le terreau est à la fois cet
ensemble de désillusions et, pour Debord particulièrement, le climat politique et
idéologique de l’Italie.

A) Le film

Guy Debord écrit dans le courant de l’année 1977 une grande partie du scénario d’In
girum, son deuxième long-métrage (105 min.) produit par son ami, éditeur et mécène
Gérard Lebovici, par l’intermédiaire de Simar Films. Lebovici41 est alors le magnat du
cinéma français et règne comme imprésario des grandes stars (tant acteurs que réalisateurs
et scénaristes) et producteurs. Il est le créateur de l’agence AAA et P.D.G. d’Artmédia.
er
Debord signe le 1 janvier 1977 un contrat pour la réalisation d’un long-métrage noir et
blanc en 35 mm de 90 minutes avec la société Simar Films, et tourne le même mois
pendant trois journées avec André Mrugalski des longs travellings sur les canaux de
Venise qu’il inclut au montage avec les extraits de films de cinéma, films publicitaires,
actualités télévisées, photos et autres plans de villes. Le film, prêt dès mars 1978, sort
d’abord sous forme de scénario publié en novembre de la même année (OCC) et reste trois
années sans être distribué. C’est donc précédé de la marguerite de Gaumont qu’il arrive

41
cf. LEBOVICI Gérard, Tout sur le personnage, Paris: éditions Gérard Lebovici, 1984, BITTERMANN
Klaus, Das sterben der Phantome. Verbrechen und Öffentlichkeit, Berlin : Edition Tiamat, 1988, l’article de
Pierre ASSOULINE “Enquête sur un éditeur assassiné” (Lire, mai 1988) et le roman à clefs Master
(CAVIGLIOLI François et FRANCELET Marc, Paris, Editions N°1/ Filipacchi, 1988) qui tente d’éclairer
les circonstances de son assassinat en privilégiant la piste liée à l’ouverture du marché de la vidéo. L’enquête
s’est officiellement close le 19/03/1991 sans désigner de coupable.
26
sur les écrans, le 6 mai 1981. “A la sortie de mon dernier film, en 1981, écrit avec orgueil
Debord, de nombreuses publicités dans toutes la presse, professionnelle et courante,
avaient employé la formule Gérard Lebovici présente, et c’était la première fois qu’elle
était utilisée par le producteur. [...] Cette formule n’était pas passée inaperçue dans la
profession ; elle y avait même fait quelques jaloux.” (Cons 37) Le film est à l’affiche dans
trois salles parisiennes : les Sept Parnassiens, l’Olympic Entrepôt et le Quintette Pathé.
Début juin, il n’est plus qu’au Quintette (Paris VI°), et est diffusé, ainsi que l’annonce
Libération, sur la chaîne de télévision pirate Canal 68 vers 4 heures du matin, dans la nuit
du 3 au 4 juin 1981. Il est reprogrammé du 26 octobre 1983 au 17 avril 1984 au cinéma
Studio-Cujas dans le Quartier Latin, que Gérard Lebovici a acheté pour projeter un
programme unique de films de Debord42, tous les jours, qu’il y ait des spectateurs ou non.
L’opération ne semble pas avoir rencontré de succès public.43 Ce programme cesse le 5
mars 1984 suite à l’assassinat, toujours non élucidé, de Lebovici : Debord décide en
représailles de ne plus projeter ses films. In girum est resté officiellement invisible jusqu’à
septembre 2001. Une copie pirate est réapparue après le suicide de Debord, et des
ème
projections du film se sont déroulées à Genève lors de la 6 Semaine Internationale de la
Vidéo à Saint-Gervais, en novembre 1995, et au cinéma Nova de Bruxelles, le 2 mai 1999,
à l’occasion du festival Verbindingn / Jonctions 3.44 Lors du Salon du Livre de Francfort,
en octobre 2000, et à Berlin, lors du festival de performances reich & berühmt 2001,
Roberto Ohrt a organisé des projections de la copie pirate VHS d’In girum avec un
doublage simultané en allemand45. Enfin, après que Philippe Sollers en ait intégré quelques
extraits à son documentaire Guy Debord, une étrange guerre, diffusé le 19 octobre 2000
sur FRANCE 3, Jacques Le Glou, pour Mercure films, a négocié avec les ayants-droit

42
Les films projetés sont Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps
(1959), La Société du Spectacle (1973), Réfutations de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont
été jusqu’ici portés sur le film La Société du Spectacle (1975) et In girum imus nocte et consumimur igni
(1978).
43
La “projection à perte [des films de Debord au cinéma Cujas] coûte chaque semaine un million et demi de
centimes à Gérard Lebovici.”, écrit Pierre Prier dans Le Journal du Dimanche du 11 mars 1984. Jacques
Derogy, glosant sur l’assassinat de Lebovici, dit de ce dernier dans L’Express du 16 mars 1984, que, “épris
des causes maudites, il se paie le luxe d’offrir une salle de cinéma à un auteur extravagant devenu son
gourou, pour des films sans public.” Serge de Beketch, dans un article de Minute du 17 mars 1984 pour
lequel il sera condamné pour diffamation envers Debord, parle d’une “salle de cinéma qui, ne projetant que
les œuvres absconses d’un Debord, est déserte d’un bout à l’autre de l’année, hantée seulement par des
ouvreuses mensualisés faute de pourboire [...].” L’exactitude de ces informations parues dans la presse à la
suite de l’assassinat de Lebovici sont à estimer au regard de la fiabilité des titres de presse cités. Il n’en reste
pas moins que plusieurs personnes ayant fréquenté ce cinéma reconnaissent ne pas avoir été incommodées
par une quelconque file d’attente.
44
Nous avons récupéré nous-mêmes un exemplaire de cette copie pirate au printemps 2000.
45
Lors de la séance du 5 mai 2001 au Podewill à Berlin, lors du festival reich & berühmt, la lecture de la
traduction du texte était si catastrophique qu’il est difficile de penser que Roberto Ohrt, organisateur de cette
projection, ne pouvait déléguer à quelqu’un d’autre que lui - un comédien par exemple - la lecture de la voix
de son maître. Robert Ohrt, spécialiste attitré du situationnisme en Allemagne - “un des rares connaisseurs de
la “scène” française après la Deuxième Guerre Mondiale” dit la Süddeutsche Zeitung (27-28/10/2001) - lu et
transmit donc aux fidèles la voix-off de Debord, tel un prêtre ayant redisposé les intermédiaires propres à un
clergé.
27
l’autorisation de monter une rétrospective intégrale de l’œuvre cinématographique de
Debord sur copies neuves. En 2001, les films furent présentées dans l’instance de
consécration qu’est la Mostra de Venise, au mois de septembre. La rétrospective est
programmée au cinéma Magic de Bobigny du 05 au 08 décembre, en janvier 2002 au
Saint-André des Arts dans le quartier Latin à Paris et enfin au MOMA de New York. In
girum a fait l’objet d’une projection spéciale le 31 octobre 2001 à l’Auditorium du Louvre
dans le cadre du cycle “Images de la pensée”. Le film ayant, de l’aveu même de Debord46,
un public restreint, ces rares projections ont été et seront très certainement beaucoup
racontées, évoquées dans de multiples articles, livres, etc., à défaut d’avoir été suivies par
beaucoup de monde.47

Dans In girum, Debord récite son texte sur des images empruntées à la télévision, au
cinéma, à la photographie, ou encore propose-t-il des plans de ville. Il s’exprime d’une
voix monocorde et froide, parfois entrecoupée de la bande-son française d’extraits de films
ou sur fond musical. En pagaille s’y croisent, sur le clavecin de Couperin (prélude du
Quatrième Concert royal de 1714 et premier mouvement du Nouveau Concert n°11 de
1724) et de Benny Golson (Whisper not joué par Art Blakey et les Jazz Messengers) des
extraits plus ou moins longs des Visiteurs du soir et des Enfants du Paradis de Marcel
Carné et Jacques Prévert (1942 et 1945), Hurlements en faveur de Sade et Sur le passage
de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps de lui-même (1952 et
1959), La Charge Fantastique de Raoul Walsh (1941), La charge de la brigade légère
dans ses deux versions (Michael Curtiz - 1936- et Tony Richardson - 1968), Orphée de
Jean Cocteau (1950),48 Le troisième homme de Carol Reed (1949), Les Trois Lanciers du
Bengale (1935) de Henry Hattaway, Le Terroriste (1964) de Gianfranco De Bosio, La
Flèche Noire de Robin des Bois de Carlo Campogalliani (1959), La nuit de Saint-
Germain-des-Prés de Bob Swaim (1976), “le film-annonce complet du plus quelconque
des westerns” et d’épisodes de Zorro et ses légionnaires, et d’autres extraits de films non-
identifiés.
Le film fonctionne avec la lecture hors-champ par Debord d’un texte, sur des images
diverses selon le mode de détournement défini en introduction. On peut en résumer la
teneur comme suit : dans une première partie, après avoir fait une longue description

46
“On dit que mon dernier film doit sortir à Paris demain, écrit Debord à Martos le 5 mai 1981. Il est
probable qu’il ne passera que pendant un temps fort bref.” in Martos 17.
47
cf. par exemple SMITH Peter, article cité, p.120 : “Nevertheless, Debord’s place within a reifed history of
‘political modernism’ is assured, more by virtue of what is claimed for the work than by its testing in public -
Levin admits that screenings have been rare, especially outside France. [...] Whatever defence is mounted, it
is clear that these films, for Levin, exist as auratic objects, and Debord their auraticised progenitor. Hence the
mythologisation of Debord by Levin, and others, has a significant bearing up upon the reception of his
work.” (Il s’agit de Thomas LEVIN, article op. cit.)
48
Parmi les séquences détournées de Orphée, la majorité se déroulent au “Café des poètes” où Jean-Louis
Brau et quelques autres lettristes connus de Jean Cocteau sont présents comme figurant.
28
socio-économique, psychologique et atrabilaire de l’aliénation et des conditions de vie,
toujours en pleine déréliction, du spectateur moderne en phase contemplative (dont le
stéréotype est le salarié du premier rang travaillant dans le quartier de La Défense), le
discours doctrinal de Debord accuse le cinéma de tromper l’ennui quotidien du spectateur
par la représentation de modèles de vie aussi ennuyeuses. La dernière issue à tout cela,
explique-t-il dans la deuxième partie, est de faire enfin du bon cinéma avec un sujet
important : Guy Debord lui-même. Commence alors l’évocation autobiographique de la
ville disparue de sa jeunesse, le Paris magnifié des années 50, Saint-Germain-des-Prés
particulièrement, détruit par les urbanistes. Il dit la bohème nihiliste, aventureuse et
scandaleuse dans laquelle il vivait avec ses amis de bouteilles et les mineures détournées ;
le boulevard du Crime et le Rouge-Gorge des Enfants du Paradis de Marcel Carné et
Jacques Prévert, dont de longues séquences viennent imager le propos. Puis c’est La
charge fantastique de Raoul Walsh qui sert à illustrer l’activité de l’Internationale
Situationniste. Le tout parsemé de long travellings sur les canaux de Venise, faisant
montre d’une certaine nostalgie et d’un lyrisme emprunté. Les thèmes de l’eau et du feu -
le temps et la vie, la révolution - sont le tissu de cette deuxième partie autobiographique,
plus aboutie que la précédente.

Si le film de Debord est nostalgique, c’est que, depuis sa verte jeunesse qui ne dura pas
toujours et qui ne reviendra plus, de crises en échecs, les temps ont changé, et en mal
estime-t-il.

B) Les crises
Crise économique et sociale
Lorsque Debord s’attaque à l’écriture du scénario d’In girum, il y a plus de six ans que
les mal-nommées Trente Glorieuses et leur assurance de prospérité économique sont
attaquées : dès 1971 le dollars est désindexé du cours de l’or, mettant fin au Système
Monétaire International et aux structures mises en place vingt-sept ans plus tôt à Bretton-
Woods. La crise économique catalysée par la crise pétrolière plonge la société française de
manière précipitée dans l’actualisation de son ère dite “postindustrielle”. Tandis que
l’inflation atteint les deux chiffres et s’installe, la croissance stagne et le nombre de
chômeurs - surtout des jeunes - dépasse fréquemment le million. La baisse du pouvoir
d’achat est durement ressentie. Parmi les mesures immédiates pour y parer, la
déstructuration des vieilles industries parachève le double mouvement de mutation des
secteurs professionnels qui voit le secondaire baisser au profit d’un tertiaire enclin à la
précarisation. Il en résulte une quasi-disparition des bastions historiques de la lutte
29
syndicale : les bases intersyndicales et intercatégorielles des grands et très grands
complexes industriels, notamment sidérurgiques et miniers (et avec l’idée de la grande
usine “communautaire”). L’inadéquation des politiques de relance keynésiennes de type
stop and go et autres laisse le champ libre à l’avènement d’un libéralisme sur les prix et la
concurrence facilité par la victoire de la majorité de droite aux législatives de 1978. Ce
nouveau dogme en politique économique mis en place par Raymond Barre ne sera pas
désavoué par les socialistes une fois ces derniers au pouvoir.

Rupture de l’Union de la Gauche et déclin du Parti


Communiste
L’après-68 français est une période politique trouble, non pas tant par les intrigues de
palais que par un décalage entre des forces de gauche, d’extrême-gauche et gauchistes
bruyantes et visibles, et le poids législatif de ces mêmes forces non-représentées ou sous-
représentées (extrême-gauche et gauchiste), voire divisées (gauche). Les options violentes
de certains groupes d’extrême-gauche et gauchistes éloignent ceux-ci de toute
participation au jeu légal du parlementarisme. Mais en juin et juillet 1972, après dix
années de petites alliances communales, l’Union de la Gauche se concrétise par un
programme commun du Parti Socialiste, du Parti Communiste et du Mouvement des
Radicaux de Gauche. Espérant mettre un terme au monopole du pouvoir gaulliste, bien
réinstallé après la crise de mai 68, l’opposition entame un retour dans les institutions
représentatives. Ainsi, aux élections législatives de 1973, le Parti Communiste regagne des
sièges par rapport à juin 1968 et les socialistes et radicaux obtiennent 102 sièges. Les 425
000 voix supplémentaires qui assurent un an plus tôt la victoire de Valéry Giscard
d’Estaing sur François Mitterand aux élections présidentielles sont malgré tout un signe
positif pour l’Union de la Gauche. Elle se trouve dès lors en phase ascendante, avec de
véritables succès aux cantonales de 1976 et le “raz-de-marée” des municipales de 1977
(sur 221 villes de plus de 30 000 habitants, la Gauche gagne 57 nouvelles mairies, au total
155 mairies, soit 70% des grandes villes de France). Parmi celles-ci, 72 mairies sont
acquises par les communistes, soit 46% des grandes villes de France. Cette présence
communiste n’est plus limitée à la banlieue rouge de Paris. Ces chiffres indiquent que
l’Union a le vent en poupe ; huit français sur dix croient alors à la victoire de la Gauche
aux législatives de 1978 49.
Mais, contrairement aux craintes initiales des socialistes, l’alliance ne se fait pas à leur
détriment. Si le Parti Communiste stagne électoralement, le Parti Socialiste, lui, s’envole,
et les scrutins lui assurent de fait la primauté à gauche. Déjà, les 12 740 000 voix de
François Mitterrand en 1974 indiquent que, décompte fait des 5 millions de voix
49
Jérôme Jaffré et Jacques Ozouf, “Des municipales aux législatives, au fil des sondages”, Projet, juin 1977,
p.707 in BRECHON Pierre, La France aux urnes, cinquante ans d’histoire électorale, Paris: La
documentation Française, 1993.
30
communistes, 8 millions de français acceptent de donner leur voix au premier secrétaire du
Parti socialiste. Ainsi, à l’approche de la grande échéance que sont les législatives de
1978, le Parti Communiste, en demandant dès le 31 mars 1977 l’actualisation du
programme commun, préfère faire échouer la dynamique d’Union que d’appuyer une
alliance qu’il ne contrôlerait pas.50 Sur le problème de l’extension des nationalisations, la
rupture de l’Union de la Gauche est consommée en septembre 1977. Le scrutin de mars
1978, grand échec de la gauche, voit les socialistes dépasser le parti de la classe ouvrière
pour la première fois depuis 1936 et, à cause des divisions dans la gauche et au sein de la
droite victorieuse, remet à plus tard la bipolarisation de l’échiquier politique.
Plus qu’une simple rupture de l’Union de la Gauche, c’est le déclin historique du Parti
Communiste qui est amorcé. Sa stabilité électorale, au quart ou au cinquième des suffrages
ème ème
exprimés sous la IV et la V République, tombe à un peu plus d’un dixième en
moyenne. Le Parti Communiste a servi au Parti socialiste de marchepied vers le pouvoir,
accession concrétisée par la victoire de François Mitterrand, le 10 mai 1981, aux élections
présidentielles. L’Union de la Gauche, enfin, fragilise le Parti Communiste malgré ses
efforts de renouveau et d’indépendance. Ainsi, en voulant jouer la carte de
l’eurocommunisme, le PCF tente-t-il de se distancer du PCUS. Au point de vue théorique,
et dans la dynamique de l’Union, cela se traduit par l’influence de Jean Kanapa sur le
comité central et les déclarations d’autonomie, parfois surprenantes, telle celle du 7 janvier
1976 où George Marchais annonce à la télévision qu’il était favorable à l’abandon de la
notion de dictature du prolétariat. Mais bien vite, une fois l’Union rompue, le PCF se
réaligne sur Moscou et redevient orthodoxe : s’il soutient le mouvement révolutionnaire et
le PCP d’Alvaro Cunhal au Portugal - au péril de l’Union de la Gauche en France - avant
la tentative de putsch communiste de novembre 1975, il approuve en revanche l’invasion
de l’Afghanistan par l’URSS en 1979.
La Révolution des Œillets revêt une importance particulière en ce qu’elle représente un
processus révolutionnaire prenant place au sein même de l’Europe, offrant la possibilité à
tous ceux qui vivaient l’exotisme révolutionnaire (de Cuba à la Chine en passant par le
Vietnam, et l’URSS bien sûr) et le tiers-mondisme (le Portugal fait intermédiaire entre le
Tiers-Monde et l’Occident avec ses guerres coloniales) de suivre de très près, voire de
participer à ce mouvement. “Venus par charters entiers, les gauchistes que le scepticisme
commençait à envahir se précipitent aux terrasses du Rossio, leur Boul’Mich’ d’ici
[Lisbonne, ndla].”51 La situation portugaise semble providentielle. S’y retrouvent un
mouvement populaire assez autonome52 prompt à séduire les gauchistes français, qui y

50
BRECHON op. cit., p.133.
51
HAMON Hervé et ROTMAN Patrick, Génération, tome II: “Les années de poudre”, Paris: Point Seuil,
1988, p.607.
52
La hausse des salaires de mai 74 provoquant la mort de nombreuses PME induit un nouveau rapport de
force où les travailleurs créent des formes de pouvoir populaire, aidés par l’extrême gauche. Des
commissions d’habitants, de travailleurs, de paysans occupants des terres (un quart des terres arables
31
voient une confirmation de la vigueur des mouvements en dehors des gros appareils de
parti et un parallèle historique avec des phases révolutionnaires que les léninistes de tout
bords considèrent comme clés : des officiers révoltés, la volonté de démettre l’assemblée
constituante nouvellement élue comme à Pétrograd en 1917, Kiel en 1918 ou Kronstadt en
1921. Le parallèle avec les déboires de l’Union de la Gauche en France est cinglant :
Mario Soares et les socialistes qui, par leur légitimisme électoral, flattent les socialistes
français essayant d’emmener les communistes au gouvernement d’une République contre
laquelle ils se sont toujours prononcés et enfin Alvaro Cunhal et les communistes,
désireux de continuer le processus révolutionnaire sans en passer par les urnes, ce qui
procure au PCF un zeste de radicalité contre le jeu légal du pouvoir mis en veilleuse par
les convenances de l’Union. Pressés par les forces conservatrices du Nord du Portugal, les
communistes tentent vainement un putsch en novembre 1975 qui met fin au processus
révolutionnaire.
D’autres événements internationaux participeront à discréditer davantage le Parti
Communiste, aux yeux des français, durant la fin de cette décennie.

L’anticommunisme, fondement (infantile ?) du gauchisme


Aux niveaux des logiques socio-politiques, les conséquences de cet écart explicitement
réformiste du PCF, son échec dans l’Union et son déclassement, se traduisent par une
désaffection des adhérents des classes sociales intermédiaires et élevées (professeurs,
intellectuels,...). D’autres facteurs, plus liés à l’histoire intellectuelle, interviennent
également dans cette désaffection. C’est ainsi que, corrolairement, le déclin du PCF joue
un rôle pas plus négligeable que celui de la mutation du prolétariat dans la crise profonde
que traversent les gauchistes. En effet, paradoxalement, la perte de crédibilité de leur
adversaire historique, le parti officiel du prolétariat, dont beaucoup sont issus avant de se
retourner contre lui ou contre lequel ils se sont directement levés, laisse les gauchistes et
l’extrême gauche face à une absence déstabilisatrice.
En effet, l’impulsion gauchiste et d’extrême gauche naît historiquement (hormis les
courants anarchistes et anarcho-syndicalistes) en réaction aux “trahisons” des classes
prolétaires par les partis communistes. On peut définir le gauchisme ainsi, à la suite de
Richard Gombin53, comme étant “une fraction du mouvement révolutionnaire qui offre, ou
veut offrir, une alternative radicale au marxisme-léninisme en tant que théorie du
mouvement ouvrier et de son évolution” (p.18), l’extrême-gauche étant la fraction qui veut
pousser le marxisme-léninisme jusqu’à son extrême en le gardant comme vulgate. Que

portugaises furent redistribuées et contrôlées par ces mouvements autonomes de formes anarcho-
conseillistes) se multiplient ainsi que les formes d’autogestion. Des commissions de travailleurs prennent la
rédaction du quotidien Republica et de la radio catholique. cf. BERMEO Nancy Gina, The Revolution
Within the Revolution : Workers’Control in Rural Portugal, Princeton (New Jersey) : Princeton University
Press, 1986.
53
GOMBIN Richard, Les origines du gauchisme, Paris : Point Seuil, Politique, 1971.
32
l’on accepte cette distinction ou que l’on préfère celle d’Annie Kriegel (le gauchisme se
caractériserait comme une “conduite d’échec”54) ne change pas grand-chose au fond du
problème : gauchistes et partisans de l’extrême-gauche se définissent dans la pratique
contre le Parti Communiste, contre les instances dirigeantes et syndicales affiliées au PC.
Or, si l’accusation de trahison de la classe ouvrière remonte historiquement à 1923 et
1925, les mouvements nés de cette accusation, hormis le trotskisme, se sont essoufflés, et
c’est avec les événements de l’année 1956 que de nouvelles recrues viennent vivifier ces
mouvements ou en créer de similaires. Le parcours de Guy Debord est à ce titre
exemplaire : il participe à la fondation en 1957 de l’Internationale Situationniste avec une
orientation politique marquée55; suit les cours du communiste hérétique Henri Lefebvre
(dès 1958, année ou celui-ci quitte le PCF) ; est membre éphémère du groupe trotskiste
Socialisme ou Barbarie (1960-61) dont certains membres ont commencé leur critique du
parti avant-guerre, à l’instar de Lefebvre à l’intérieur même du PCF ; parvient en 1964, par
le jeu avant-gardiste d’exclusions incessantes, à une IS uniquement politique. Et c’est en
1964 et 1965 que le conflit entre PCF et UNEF (aboutissement des divergences sur la
guerre d’Algérie) et les manifestations des Comités Vietnam décident une grande partie
des jeunes communistes à cesser de prêter allégeance au Parti. Une dernière date dans le
renforcement des troupes : la condamnation par le PCF des menées subversives et du
mouvement général de mai-juin 1968, finit de jeter nombre de jeunes lycéens, étudiants et
quelques ouvriers dans la mouvance gauchiste et d’extrême gauche. La perte progressive
du poids du PCF dans l’échiquier politique met ces derniers au pied du mur à la fin des
années 70, leur posture pratiquement négative peut-elle survivre d’une part à l’effacement
de leur ennemi et, d’autres part, la mutation de la classe professionnelle sur laquelle ils
comptaient pour un renversement politique ?

54
KRIEGEL Annie, Les Communistes français, Paris : Point Seuil, Politique, 1968, pp.234-235.
55
Le quatrième de couverture du premier numéro de l’IS s’intitule “Une Guerre civile en France”. Ce texte
écrit juste avant l’impression (8 juin 1958) dénonce avec violence le coup d’Etat gaulliste (dénonciation
partagée par un grand éventail de gauche). Il dénonce également le leurre qui consiste à suspecter le PCF de
vouloir faire la révolution - leurre visant à détourner l’attention d’un coup d’Etat “fasciste”. C’est en
reprécisant, dans ce contexte et dans ce court texte, leur acrimonie pour le PCF, “qui ne travaillait
aucunement” à prendre le pouvoir, que l’IS se caractérise comme gauchiste et se prononce pour le FLN.
33
34

C) Les échecs
Portugal : le film précédent
Cette posture suppose un engagement intellectuel réel lorsqu’il s’agit de produire une
analyse. Le livre La Société du Spectacle (1967) entend, comme disait le jeune Marx de
L’Idéologie allemande, “dissoudre les conditions existantes, c’est-à-dire l’organisation des
rapports de production d’une époque, et les formes de fausse conscience qui ont grandi sur
cette base”, dans un but révolutionnaire. Il est alors intéressant, pour appuyer ce propos, de
voir quelle est l’analyse que Debord fait de la Révolution des Œillets alors qu’il assiste
vraisemblablement aux événements en 197456. Avec son film La Société du Spectacle, Guy
Debord commence un cycle où il conçoit chacun de ses films comme un coup porté au
système de société qu’il combat et qui, stratégiquement, prend en compte les critiques
hostiles ou laudatives émises à l’encontre de son film pour préparer le suivant comme un
nouvel assaut, sachant que “les défenseurs du spectacle en viendront à reconnaître ce
nouvel emploi du cinéma, aussi lentement qu’ils en sont venus à reconnaître le fait qu’une
nouvelle époque de la contestation révolutionnaire sape leur société.” (OCC 184). Ainsi,
précédant In girum (1978) et suivant La Société du Spectacle(1973), le court métrage de
20 mn Réfutations de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici
portés sur le film “La Société du Spectacle” est achevé en octobre 1975. Epilogue au film
La Société du Spectacle, il ne sera projeté qu’en complément de ce dernier durant le
programme Guy Debord au cinéma Cujas, de 1983-84 puis sur la chaîne de télévision
payante Canal+ en 1995 ainsi que lors de la rétrospective de 2001. Toujours constitué de
détournements assortis d’un texte lu par Debord, le film annonce dans sa première moitié,
sous forme de sous-titre, la nouvelle la plus importante du moment : “Lisbonne, 7 février
1975. Trente-huit usines fédérées condamnent les staliniens, les syndicats et les ministres”
avec, en images, des rushes tournés pour les actualités d’un défilé d’ouvriers portugais ;
des barrages de tanks et de soldats disposés pour le contenir (OCC 167). La situation
présentée laconiquement semble claire: la révolution commencée par des officiers révoltés
prend, contre l’avis du PCP et des socialistes élus à la chambre constitutionnelle, une
forme autogestionnaire grâce à des ouvriers, ce qui amène Debord à y voir la récompense
de ses appels à la formation de conseils ouvriers57. En passant en revue les critiques de son

56
Bien que les biographies lues n’en parlent pas, Guy Debord a voyagé au Portugal ainsi qu’il l’indique dans
PanI 43. Plus précisément, sa présence sur les terres lusophones en 1974, sous le pseudonyme de Glaucos,
est suggérée par une de ses lettre à Martos le 27 juillet 1988 (Martos 112). Sanguinetti le suggère également,
attendu que c’est avec la collaboration de Debord qu’il écrit ses Preuves de l’inexistence de Censor par son
auteur, lorsqu’il utilise, à une époque où ils préfèrent être dans la rue avec ce prolétariat, la première
personne du pluriel : “regardez le Portugal : il y a un an et demi que nous empêchons tout pouvoir étatique de
s’y constituer réellement.” (CENSOR, op. cit.p.185).
57
Guy Debord lance le 14 mai 1968 un appel du Comité pour le Maintien Des Occupations (dorénavant
CMDO) pour la formation de conseils ouvriers. C’est le seul acte qui lui soit attribuable lors des événements
de mai-juin 1968 et il considère cet appel comme l’acte qui le crédite dans l’Histoire du rôle de
35
film précédent et en les jugeant selon leur provenance idéologique, Debord revient
fréquemment par les images et par son texte sur les événements du Portugal qui se
déroulent toujours au moment où il réalise ce court-métrage. Il ne peut d’ailleurs présager
de la fin de ce mouvement révolutionnaire puisque la tentative de putsch communiste
précipitant la régimentation du mouvement n’aura lieu qu’un mois après l’achèvement du
film58. En fait, c’est par le détour de l’Union de la Gauche qu’il en vient à parler
clairement de la Révolution des Œillets : face aux supputations d’un critique qui voit sous
ses attaques de l’Union de la Gauche dans le film La Société du Spectacle la preuve que
Debord serait plutôt de droite, ce dernier répond comminatoirement, par l’identification du
site d’énonciation (Le Nouvel Observateur) comme contre-révolutionnaire, en condamnant
la “fausse conscience” que ce critique a de la réalité du jeu politique. Sur les images de
“Soares, dans le rôle du doux démocrate, [qui] va sourire partout ; reçoit des fleurs ; tient
des meetings endormeurs”, Debord dit :
C’est ainsi qu’un apprenti bureaucrate veut bien approuver mon audace de
“faire un film politique non pas en racontant une histoire mais en filmant la
théorie”. Seulement il n’aime pas du tout ma théorie. Il subodore que, sous
l’apparence de “la gauche sans concession“ je glisserai plutôt vers la droite, et
c’est parce que j’attaque systématiquement “les hommes de la gauche unie”.
Voilà précisément les vocables exagérés dont ce crétin a plein la bouche. Quelle
union ? quelle gauche ? quels hommes ? (OCC 174)

Puis, Debord définit ce que représente pour lui cette Union de la Gauche en l’inscrivant
dans une suite historique de trahisons, passées ou sur le feu, de la gauche au pouvoir, en
déclarant sur le même régime d’images (rushes d’actualités de Mario Soares en tournée) :
Ce n’est, bien notoirement, que l’union des staliniens avec d’autres ennemis
du prolétariat. Chacun des partenaires connaissant bien l’autre, ils trichent
maladroitement entre eux, et s’en accusent à grand cris chaque semaine; mais
ils espèrent pouvoir encore tricher fructueusement en commun contre toutes les
initiatives révolutionnaires des travailleurs, pour maintenir, comme ils en
conviennent eux-mêmes, l’essentiel du capitalisme, s’ils n’arrivent pas à en
sauver tous les détails. Ce sont les mêmes qui répriment au Portugal, comme
naguère à Budapest, les “grèves contre-révolutionnaires” des ouvriers, les
mêmes qui aspirent à se faire “compromettre historiquement” en Italie ; les
mêmes qui s’appelaient le gouvernement du Front Populaire quand ils brisaient
les grèves de 1936 et la révolution espagnole. (OCC 174-176)

révolutionnaire (Rep 17). Ses idées conseillistes, bien antérieures à mai 68, datent de la fréquentation de
Socialisme ou Barbarie en 1960-61.
58
En 1982, les espoirs retombés, il dira : “Le Portugal est un pauvre pays, et sans doute depuis bien
longtemps avant Salazar. La révolution y est passée comme la pluie sur les Causses, sans laisser de traces.
De la pseudo-langue aux tristes mœurs, on voit vite que le Portugal, depuis trois siècle, n’a vraiment travaillé
avec succès qu’à se faire le pur contraire de l’Espagne.” [Espagne qu’il affectionne alors particulièrement et
où il séjourne, aléatoirement, plusieurs années] in lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 10 janvier
1982, Martos 36.
36

Suit, in extenso, et filmé par les actualités cinématographiques le 12 juillet 1936, le


discours de Roger Salengro, Ministre de l’Intérieur du Front Populaire - discours
préparatoire au défilé unitaire du 14 juillet, qui ne devra pas “effrayer les classes
moyennes”.
37
Ce film propose donc encore une analyse critique d’un événement précis : la politique
des partis (l’Union de la Gauche) inscrite dans une histoire des êtres qui ont fait ces partis.
Il continue à instruire le procès des instances dirigeantes communistes avec une violence
particulière. Si les socialistes de 1975 - contrairement à ceux du Front Populaire - peuvent
sembler plus épargnés par ce film, c’est que, aux yeux de Debord, Mitterrand apparaît bien
trop réformiste et trop peu révolutionnaire pour pouvoir séduire les masses potentiellement
insurrectionnelles. Ce film peut ainsi être inclus dans l’ensemble des discours
anticommunistes et gauchistes de l’époque, bien qu’il ne se réduise pas à cela. Il est aussi
une remise au point sur la rupture épistémologique revendiquée par les situationnistes59 et
qu’entend proroger Debord par le cinéma après la dissolution de l’IS Ce film est aussi, et
peut-être surtout, un retour à ses pratiques antérieures (antérieures à l’exclusion de l’art de
l’IS) : il y défend une œuvre personnelle et non plus produite sous l’égide de l’IS, un film
où Debord se remet à dire “je” et à défendre ses œuvres en son nom.

Désillusions et haines : le reflux des clercs et le dissident


Car en France, en 1975, le fond de l’air n’est plus rouge depuis quelques temps et,
avant de s’annoncer rose flambant, ces mêmes qui le voulaient rouge le voudront
transparent. Il est alors convenu d’écrire le sigle d’un parti politique, dont on veut préciser
qu’il ne représente plus l’idée que porte son nom, à propos duquel on veut finir de
persuader les masses qu’il les trompe à ce sujet, on écrira donc P. “C. ” F., et ce jusqu’aux
Cahiers du Cinéma, afin de bien montrer que le vrai est un moment du faux (SdS §9). Et
Debord, dans In girum, sur une photo du comité central du PCF, d’y mêler sa voix :
celui qui croit que les bureaucrates staliniens constituent le parti du
prolétariat, verra là de belles têtes d’ouvriers. Les images existantes ne
prouvent que des mensonges existants.

Dans sa thèse sur la figure de l’intellectuel dans l’après-Mai 6860, François Hourmant
montre bien comment progressivement, au travers d’une série de thèmes qu’elle installe
dans les débats et les média, l’intelligentsia progressiste remet radicalement en question
après l’onde de choc des mois de mai et juin 1968 les certitudes sur lesquelles s’était bâti
son engagement après la Seconde Guerre Mondiale - modèle sur lequel elle fonctionne
encore, celui du Sartre de Qu’est-ce que la littérature ? Debord, on le verra, finit par
suivre la mutation commune à une grande partie de l’intelligentsia française de gauche -
même si la lisibilité en semble réduite dans In girum du fait que l’actualité internationale
n’y est pas abordée. In girum présente néanmoins Debord comme le modèle du dissident
intérieur.
59
Ils affirment leur refus en bloc des conditions existantes : “La compréhension de ce monde ne peut se
fonder que sur la contestation . Et cette contestation n’a de vérité, et de réalisme, qu’en tant que contestation
de la réalité.” (IS 7/9-10)
60
HOURMANT François, Le désenchantement des clercs, figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 68,
Rennes: Presses Universitaires de Rennes, collection “Res Publica”, 1997.
38
Plus étendu et plus visible, le maoïsme français est vécu comme une épopée
passionnelle, intense, complète et propice à beaucoup d’aveuglements. Passé sous
l’enseignement du mentor éphémère Louis Althusser, un maoïsme théoriciste sort du
cercle ultra-restreint prochinois de l’Ecole Normale Supérieure grâce aux nombreux récits
de voyage enthousiastes, voire apologétiques.61 Très bien relayés par les média, ces livres
aideront toute une frange de la population à suivre les “maîtres spirituels” dans leur
engagement ; de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir à Jean-Luc Godard en passant
par Alexandre Astruc, Delphine Seyrig et Maurice Clavel, les célébrités du monde
intellectuel et artistique arborant le petit livre rouge se bousculent au portillon de la
modernité militante qu’est la GP (Gauche Prolétarienne62). Mais des sinologues
consciencieux réagissent et dénoncent l’aveuglement idéologique dont font preuve ces
récits guidés, qui ne prennent pas en compte la réalité de la Chine et de son système. Parmi
les plus virulents, Simon Leys, alias Pierre Ryckmans, publie en 1971 Les habits neufs du
président Mao, préfacé par l’ex-situationniste René Vienet63. L’engouement ne dure pas et
en 1977 les derniers maos médiatiques (Tel Quel) lâchent l’utopie orientaliste car, après ce
qui en vient à être nommé le “moment Soljénitsyne”, le culte d’un système philosophique
et politique contenant l’idée de totalité est devenu intenable.
En effet, la parution en 1974 du témoignage d’Alexandre Soljénitsyne L’Archipel du
Goulag64 délient les cracheurs de haine qui se réveillent enfin en France65. Le Goulag
devient la métaphore de tout univers concentrationnaire et dresse donc un parallèle avec
les camps d’exterminations nazis. Hannah Arendt est lue et relue et, selon ce que Vincent
Descombes nomme l’anti-hégélianisme bien français66, tout soupçon d’idée de totalité finit
tôt ou tard par conduire au totalitarisme désormais contenu dans toute théorie politique
d’émancipation. Une campagne médiatique sans précédent place la thématique
antitotalitaire au centre de tout ce qui se dit et s’écrit. Soljenitsyne est salué comme un
grand écrivain et, de Claude Lefort (ancien de Socialisme ou Barbarie) à François Furet,
61
Le best-seller en est, incontestablement, De la Chine de la journaliste de l’Unita Maria-Antonietta
Macciocchi. (Paris : Seuil, collection “Combats”, 1971)
62
Fondée fin 1968 sur la défunte structure de l’UJCml qui regroupait les pro-chinois de la rue d’Ulm, la GP
est de nouveau dissoute par le Conseil des Ministres le 27 mai 1970 mais continue sous l’appellation
officieuse d’ex-GP jusqu’à son autodissolution à l’automne 1973.
63
LEYS Simon, Les habits neufs du président Mao, Paris: Champ Libre, Bibliothèque d’Asie, 1971. Ce livre
sort au mois d’octobre dans la collection “Bibliothèque d’Asie” dont le directeur est René Viénet, qui a
démissionné de l’IS en février 1971. Les situationnistes on adopté une position claire et non-illusionnée face
à la Chine dès 1967 par la brochure de Debord “Le point d’explosion de l’idéologie en Chine”, texte qui sera
republié dans l’IS 10/ 3-12.
64
SOLJENITSYNE Alexandre, L’Archipel du Goulag, Paris: Seuil, 1974.
65
En 1949, le silence qui avait accompagné en Occident le procès de Kravchenko - similaire dans le contenu
des révélations et dans la hargne avec laquelle le PC l’a diffamé en criant au complot anti-soviétique - est
exemplaire du retournement de situation qui s’est accompli dans l’après-68 où la chasse au communiste est
devenue une purge exutoire pour nombre d’ex-passionaria. cf. BODIN Louis, “Autour de Kravchenko.
Relectures”, Politix, n°.18, 1992, pp.129-136.
66
DESCOMBES Vincent, Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978),
Paris : Editions de Minuit, collection “Critique”, 1979, p. 24, cité in JAPPE Anselm, Guy Debord, Marseille
: Sulliver/Via Valeriano, 1998, p. 187.
39
on s’accorde à dire, à partir de ce livre, que le soviétisme contenait depuis longtemps, si ce
n’est toujours, les germes du totalitarisme.67 Mais avec ce “moment Soljénitsyne”, c’est
surtout l’émergence d’une nouvelle génération d’intellectuels, les Nouveaux Philosophes,
qui se positionne au devant de la scène, d’une nouvelle scène qui se met en place avec la
télévision et les magazines culturels. Ils prônent la dissidence contre l’engagement. Et ce
nouveau moule de l’antihéros qu’est le dissident, et dont Soljenytsine est le parangon, se
répand très vite. Lucio Coletti68 montre toutefois que l’Italie, elle, ne suit pas ce “moment
Soljenitsyne”. L’équilibre des forces de gauche ne s’y est pas encore renversé et pour
trouver un écho de cet thématique politiquement correct, il faut aller à la Biennale de
Venise, inexpugnable bastion gauchiste, dont l’édition de 1977 est consacrée à “la
dissidence culturelle de l’Est”. André Glucksmann et Cornélius Castoriadis (autre ancien
de Socialisme ou Barbarie) participent à cette rencontre. Une contre-biennale est organisée
parallèlement par le quotidien Il manifesto la même année sur le thème “Pouvoir et
opposition dans les sociétés post-révolutionnaires.”

François Hourmant note que “l’identification à la dissidence offre la possibilité


d’effectuer, à un moindre coût, un travail de deuil : elle permet le transfert d’un modèle
jusqu’alors valorisé et valorisant (le révolutionnaire) à un nouveau modèle non moins
ennoblissant (le dissident).”69 Cette nuance, ce déplacement des fonctions de l’intellectuel
est révélatrice, dans une vague d’anticommunisme violent, du mouvement plus général de
reflux des clercs se traduisant dans la sphère médiatique par l’abjuration du maoïsme, la
vogue de la thématique antitotalitaire, l’antimarxisme institutionnalisé, l’éclat de la
Nouvelle Philosophie et l’engouement pour l’humanitaire, la conversion américaine avec
la perception “dissidente” du multiculturalisme et de l’art postmoderne.70

67
LEFORT Claude, Un homme en trop. Réflexions sur “L’Archipel du Goulag”, Paris: Seuil, collection
“Combats”, 1976. François FURET dans de nombreux articles du Nouvel Observateur dès juillet 1974.
68
COLLETTI Lucio, Le déclin du marxisme, Paris : P.U.F, 1980.
69
HOURMANT, op. cit., p.157.
70
Voir à ce titre le virement de la revue des avant-gardes Tel Quel et son triple numéro de l’automne 1977
intitulé “Etats-Unis” (n° 71/73) et celui de l’été 1978 consacré pour l’essentiel à la dissidence (n°76).
Voir également le premier numéro de la nouvelle série du “mensuel de l’avant-garde”, Art press, consacré
aux courants contestataires en art aux Etats-Unis (n°1, novembre 1976)
40

D) Gérer le chaos ?
Survivre
Lorsqu’était posée plus haut la question : “comment le gauchisme peut-il survivre à
l’effacement de sa cause négative ? ”, l’enjeu de la question, de manière plus diffuse, par
la crise économique, sociale et intellectuelle, accouche politiquement et culturellement de
l’idéologie du survival. Le journaliste américain Greil Marcus71 constate que “la notion
que Bettelheim appelait, en 1976, “une survie dénuée de signification“, où “seule compte
la survie, à tout prix”, avait envahi toutes les formes de discours. [...] A travers la magie du
langage ordinaire, “survie” et son jumeau, “survivant”, entraînent les années soixante hors
de l’histoire comme une erreur et font passer pour de l’héroïsme les actes quotidiens des
années soixante-dix, qu’ils soient d’ordre personnel ou qu’ils concernent la stabilité
professionnelle (garder son boulot, rester marié, ne pas être en hôpital psychiatrique, ou
simplement ne pas mourir). [...] La nouvelle idéologie se lisait dans les titres des disques :
Survivor, Rock and Roll Survivor, “You’re a Survivor”, I Survive, ”Soul Survivor”, Street
Survivors, Survival, Surviving, ”I Will Survive72“, encore et encore, dans une redondance
sans fin.” De la vague des films catastrophes déferlant sur les écrans, jusqu’aux publicités
pour une nouvelle ligne de valise - The Survivor - toute la communication et l’industrie
culturelle s’y retrouvait. Et ce sont bien les personnes qui, notoirement, ne sont pas alors
dans la nécessité, entendue comme “état de constant manque et de misère aiguë”, qui
s’auto-désignent survivants, à savoir, les superstars du rock et les artistes qui apprennent à
survivre dans le marché Politiquement, las de combattre le capitalisme pour trouver la vie
qui se cacherait par delà sa chute, ceux qui croient encore à un autre système mais qui sont
persuadés de l’immuabilité du capitalisme en sont réduits à y survivre puisque la vie - ils
l’ont assez répété - est ailleurs. Pour tous ceux qui furent les ennemis déclarés du système,
abandonner l’organisation qui concrétisait la lutte, c’est se retrouver face à soi, au centre
du système, survivre dans le système capitaliste. Pour certains c’est le passage par la
psychanalyse, pour d’autres la drogue, le mysticisme, voire la métaphysique ou le
suicide.73 Guy Debord, après qu’Adorno et Horkheimer aient relevé l’émergence de cette
idéologie de l’autoconservation74, n’en reste pas là. Ayant fustigé l’idée de survie dans sa
traduction française du pamphlet de Censor, le titre de survivant est, de fait, inadéquat,
trop commun et trop consensuel pour être partagé. Il affirme avec In girum être le seul
vivant dans ce qu’il nommera plus tard “ces répugnantes années soixante-dix”(Pan. 52).

71
MARCUS Greil, Lipstick Traces, une histoire secrète du vingtième siècle, Paris: Editions Allia, 1998,
pp.59-61 et BETTELHEIM Bruno, Survivre, Paris: Robert Laffont, collection “Réponses”, 1979.
72
Malgré les dîtes “golden eighties”, l’intérêt sans solution de continuité pour ce titre de Diana Ross - on
l’entendait encore sur un stade de football de Rotterdam lors de la victoire française du championnat
d’Europe, en 2000 - tendrait à confirmer la pérennité de cette idéologie.
73
HAMON et ROTMAN, op. cit. tome II, les chapitres 14, 15 et 16.
74
ADORNO Theodor W. et HORKHEIMER Max, La dialectique de la raison, Paris : Gallimard, Tel, 1974.
41
Terrorisme et flou institutionnalisé en Italie
Je suis fort calomnié en Italie, où l’on s’est plu à me faire une
réputation de terroriste. Debord, In girum

Ces “répugnantes années soixante-dix”, Debord les passe entre la France et Florence, à
la fois dans un quartier un peu ruiné de la vieille ville, l’Oltrano, et dans les monts
alentours du Chianti, à Pieve, à l’instar d’un certain Nicolas Machiavel. Avec son ami
Sanguinetti, qui possède d’ailleurs une bibliothèque entièrement dédiée à Machiavel, ils
ourdissent quelques coups à l’encontre d’un Etat fallacieux, séducteur et captieux. La
presse généraliste les accuse d’être moralement responsables, par leur promotion du
“teppisme”75, de l’incendie du siège du PSDI (Parti Sociale-Démocrate Italien) à Milan, le
18 avril 1975, à la suite d’une manifestation antifasciste.76
Durant cette période, certaines similitudes d’agitations politiques sont observables dans
l’espace européen et, si le Portugal de 1974-76 est un précipité des tensions politiques
françaises, l’Italie en est le miroir attardé et grossissant. Sorti renforcé de la Deuxième
Guerre Mondiale, le Parti Communiste Italien (PCI) est, avec le PCF, le parti communiste
le plus puissant hors du bloc de l’Est ; il pèse sur l’échiquier politique italien par son
emprise sur les masses ouvrières. Mais depuis le milieu des années soixante, l’Italie est
secouée par des émeutes populaires, des mouvements de contestation gauchiste et un jeune
prolétariat, qui hors du contrôle du PCI, s’encanaille dans un “mai rampant”. L’agitation et
les grands mouvements de grèves, sauvages ou non, auxquels la Démocratie Chrétienne
(DC) - et sa stratégie de la tension77 - a à faire face, sont intenses. Le 25 avril 1969
commence la politique du pire (tanto peggio tanto meglio) : les attentats terroristes. La
CIA est dans la danse. Alors que les Colonels ont réussi leur Coup d’Etat en Grèce,
l’extrême-droite italienne revient en scène. Le 12 décembre 1969, la Grèce, menacée
d’expulsion à cause de son régime dictatorial, quitte bruyamment le Conseil de l’Europe à
Strasbourg ; les métallos italiens sont sur le point de conclure un important accord avec le
patronat ; trois bombes explosent à Rome (14 blessés), deux bombes sont posées à Milan,
une seule explose et fait 16 morts et 88 blessés place Fontana.78 Au même moment, les

75
Le “teppisme” est un néologisme adapté du mot italien teppismo, “action des teppisti” (voyous, vandales).
Dans un confusionnisme éclairé, tout à fait volontaire, le teppisme englobe les actes de délinquance ou de
vandalisme politisés ou non.
76
Au lendemain de l’incendie, le 19/04/1975, une circulaire ministérielle délirante court dans les rédactions :
après avoir évoqué Lukács, Korsch, l’Ecole de Francfort, Henri Lefebvre, Socialisme ou Barbarie et l’IS, le
texte incrimine des groupes d’ultra-gauche turinois et romains. Aldo Palumbo dans L’Unita cherche du côté
de l’IS, ce “groupe de fascistes-anarchistes” pourtant autodissout depuis alors trois ans. Font de même le
lendemain, Andrea Santini du quotidien romain Paesa Sera et le titre florentin La Nazione pour qui “les
situationnistes préconisent la délinquance commune et le teppisme comme méthodes révolutionnaire.” Seul
le Corriere della Sera prend la peine d’évoquer l’existence de la note ministérielle. cf. CHOLLET Laurent,
L’insurrection situationniste, Paris : Dagorno, 2000, pp.228-229.
77
Tendance du parti au gouvernement à favoriser, par tous les moyens, les conflits intérieurs, comme des
conflits extrême gauche / extrême droite, afin que soit fait appel à son intervention modératrice.
78
L’extradition de Paolo Perschetti en août 2002 vers l’Italie et le fait qu’Adriano Sofri ait vu le huitième
jugement en appel de son procès confirmé le 4 octobre 2000 prouve aujourd’hui encore l’incapacité de l’Etat
42
murs de Rome sont recouverts d’affiches géantes tricolores invitant à un meeting du
secrétaire général du parti néo-fasciste MSI (Movimento Sociale Italiano) : “Italiens,
réagissez au chaos et au désordre impétrant. La Droite vous attend.” La “Piste Rouge”79,
privilégiée à la “Piste Noire”, donne lieu à des rafles. La presse lance une virulente
campagne contre l’extrême gauche. La section italienne de l’Internationale Situationniste
dépasse cette fausse alternative et réagit vite en faisant circuler clandestinement le tract Il
Reichstag brucia ?80 dans lequel elle dénonce les manœuvres des services de protection de
l’Etat italien qui ont utilisé les attentats de décembre 1969 “pour briser ou retarder le
mouvement des grèves sauvages qui en venait à ce moment à constituer une menace de
subversion immédiate de la société.”(VS 90) Ce tract n’est qu’un grain de sable dans la
tourmente qui s’empare alors de l’Italie ; gli anni di piombo (les années de plomb) vont
voir le pays ensanglanté par des attentats imputés tantôt à l’extrême gauche ouvriériste
(principalement), tantôt à l’extrême droite mais presque jamais à l’Etat. Le flou entretenu
par la République Italienne règne lorsque le 22 mai 1975 est adoptée la loi Reale qui, en
légalisant entre autre la politique du shoot-to-kill envers tout suspect terroriste, pose les
jalons de l’Etat d’urgence81.

La période “italienne” de Debord qui s’étend de 1973 à son expulsion d’Italie en 1977,
participe de la maturation de sa théorie critique, dont l’écho est a trouver tant dans ses
écrits que dans In girum. Un pied en France, où le reniement et le retour à la normale sont
généraux, et un pied en Italie où l’agitation bat son plein dans un “spectacle” dont l’Etat

italien, de la société italienne, de faire le clair sur cette période. Adriano Sofri a été jugé coupable du meurtre
du commissaire Luigi Calbresi qu’il avait, dans son journal Lotta Continua, accusé du meurtre du jeune
anarchiste Pinelli (ayant mystérieusement sauté de la fenêtre du commissariat) le 17 décembre 1969, arrêté
comme suspect pour l’attentat du 12 décembre à Milan. Adriano Sofri restera donc dans sa geôle de la prison
de Pise encore 22 ans. cf. aussi le film que Jean-Louis Comolli y a consacré : Le Juge et l’Historien -
L’Affaire Sofri, France, 2001.
79
Piste Rouge : “C’est la piste suivie avec opiniâtreté, pendant [...] [toutes les années de troubles, i.e.
jusqu’au moins 1982, ndla], par la police et la magistrature italiennes. Elle consiste à rechercher
systématiquement et exclusivement parmi les militants de gauche (et plus particulièrement d’extrême
gauche) les responsables de tout crime politique non signé.”
Piste Noire : “Dans le jargon de la presse italienne, c’est la piste qui permet d’identifier les responsables
d’attentats, désordres et crimes politiques divers, parmi les militants de droite. La police et la magistrature
italienne semble réfractaire à la suivre.” La piste rouge. Italia 1969-1972, Paris: UGE / Feltrinelli, 1973,
collection 10/18, CEDERNA Camilla, BARBERI Andrea, FINI Marco, FOLTI Omero, p.12.
80
Tract distribué et collé en affiche dès le 19 décembre 1969 aux abords de la Piazza Fontana et devant les
usines milanaises. Traduction française in MERCIER Luc et GAYRAUD Joël (éditeurs), Section italienne de
l’Internationale Situationniste, Ecrits complets, 1969-1972, Paris : Contre-Moule, 1988, pp. 129-131 .
81
“Reale” est le nom du premier signataire de cette loi, Oronzo Reale, Garde-des-Sceaux Démocrate-
chrétien de l’époque. Cette loi fait parti de ces “lois d’exceptions” ou “lois scélérates” dont la plupart sont
toujours en vigueur aujourd’hui : elle interdit de manifester ou de se rassembler en portant une cagoule ou un
casque de moto et n’importe quel genre d’armi improprie (tel un drapeau dont le bâton aurait pu servir à
frapper) ; le port des papiers d’identité est rendu obligatoire ainsi que le signalement des coordonnées des
personnes logeant dans les hôtels, pensions et chez les particuliers, même pour un week-end... Tout
contrevenant pouvait être arrêté, fouillé sur le champ et bloqués par des armes à feu en cas de fuite ou de
résistance... cf. aussi PERSICHETTI Paolo et SCALZONE Oreste, La révolution et l’Etat. Insurrections et
“contre-insurrections” dans l’Italie de l’après-68, Dagorno, 2000.
43
retire les bénéfices des actes les plus sanglants, Debord est à cheval entre deux situations
de radicalité politiques bien distinctes. Tandis que les attentats continuent, il fomente au
printemps 1975 avec l’un des derniers membre de l’Internationale Situationniste,
Gianfranco Sanguinetti, “l’affaire Censor”. Sous ce pseudonyme, Sanguinetti envoie en
août 1975, à 520 oligarques triés sur le volet, un luxueux opuscule intitulé Véridique
Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie.82 Dans cet écrit,
l’aristocrate conservateur cynique et cultivé qu’est Censor propose une stratégie pour
mettre un terme aux menées ouvriéristes, aux grèves sauvages et au climat insurrectionnel
: dire la vérité sur les attentats de 1969 en reconnaissant qu’ils étaient télécommandés par
l’Etat et inviter le PCI, seul capable de mater les masses ouvrières83, à un compromis
historique avec la DC. L’ouvrage qui fait grand bruit pendant quelques jours est bientôt
mis en vente ; puis seuls les hebdomadaires de centre-gauche s’y intéressent encore
quelques semaines. En décembre, Sanguinetti, toujours aidé de Debord, révèle le
stratagème : il n’est pas un grand bourgeois mais un situationniste84. Si l’intention était de
montrer quels étaient les froids calculs de la DC, les fins politiques de ces bains de sang et
dénoncer le futur compromis historique, c’est réussi bien que le public dans sa majorité
n’en soit pas sorti bouleversé, tant le projet de compromisso storico était déjà semi-
officiel.
L’opération Censor, à travers son succès relatif, laisse apparaître un primat du style sur
les retombées à long terme de cette action : expliquer l’échec de la “guerre sociale”
qu’aurait été le “mai rampant” par la simple présence du PCI est aussi peu sérieux que de
tout attribuer à l’absence du parti. Car, en effet, ce point de vue anti-communiste ne
cherche absolument pas à savoir pourquoi les ouvriers continuent à suivre le PCI, à voter
pour lui. L’auteur du livre, c’est son projet affiché mais également son résultat, se soucie
plus de réfléchir pour la bourgeoisie, à qui il donne de bons conseils pour son auto-
préservation, que pour le prolétariat qu’il prétend mettre au devant de la révolution sociale.
On peut y voir l’attrait mal dissimulé qu’exerce le rôle de tête pensante du pouvoir, un
stratège faisant montre de ses capacités, un mercenaire qui recherche un employeur digne
de lui, quelque soit le parti.

82
SANGUINETTI Gianfranco (Censor), Rapporto veridico sulle ultime opportunita di salvare il capitalismo
in Italia, Milan : Ugo Mursia Editore, octobre 1975. En décembre, il est complété de la postface Prove
dell’inesistenza di Censor, enunciate dal suo autore. Il est publié en français dans la traduction de Guy
Debord avec la postface en janvier 1976 : CENSOR, op. cit.
83
“En France et en Tchécoslovaquie, où principalement avait pris pied ce mouvement insurrectionnel [1968],
qu’il serait plus juste d’appeler révolutionnaire, qui l’a donc réprimé avec le plus d’efficacité ? Qui a favorisé
ou imposé le retour à la normale dans les usines et dans les rues ? Eh bien ! dans un cas comme dans l’autre,
ce furent les communistes : à Paris grâce aux syndicats, et à Prague grâce à l’Armée Rouge. Voilà une
première leçon qu’il convient de tirer de ces événements.” CENSOR, op. cit. p. 61-62.
84
Ce Rapport fut tantôt attribué à des journalistes conservateurs tels que Panfilo Gentile ou Indro Montanelli,
tantôt au Gouverneur de la Banque d’Italie, Guido Carli, ou encore Cesare Merzagora et Giovanni Malagodi
; mais la plupart des observateurs avaient remarqué le ton provocateur du pamphlet et soupçonnaient une
farce.
44
Cet épisode participe d’un effacement des frontières entre la gauche et la droite, entre
subversion et réaction.85 Cette perte des repères politiques traditionnels est interprétée et
revendiquée par les marginaux qui s’en accommodent ainsi que par des penseurs, tel Félix
Guattari qui raconte alors dans une interview :
En Italie, de véritables masses sont maintenant marginalisées, des masses
d’ouvriers, de chômeurs, d’étudiants qui ont tous, dans les faits, des pratiques
contestatrices. Ils ne paient pas le téléphone, ni l’électricité, ni les transports.
Ils font trois ou quatre boulots au noir et toutes ces actions correspondent à une
sensibilité générale. Ce qui fait que les actes pures et simples de délinquance et
les actes de terrorisme s’inscrivent fréquemment dans le prolongement les uns
des autres. Il est caractéristique que n’importe quel délinquant, voleur à
l’étalage, fasse une défense politique dès qu’ils se retrouve devant le tribunal.86

D’autre part, cette perte des repères tient à la fois de la conséquence et de l’enjeu de la
complexité de l’Etat parallèle italien, Potere Due (P287), sévissant pendant ces années. Le
trouble est grand à propos des Brigades Rouges, présentées unanimement comme
groupement d’extrême gauche alors qu’elles agissent principalement sous l’impulsion de
P2. A leur sinistre actif, l’attentat de la gare de Bologne (88 morts) ou encore l’enlèvement
et l’assassinat d’Aldo Moro au printemps 1978. Guy Debord réagit à cet événement
contemporain à la réalisation d’In girum en publiant sa préface à la quatrième édition
italienne de la SdS en janvier 197988, préface dans laquelle il dénonce les gestes brigadistes
comme une manipulation des services secrets italiens au profit des adversaires du
“compromis historique”, i.e. l’aile droite de la DC (Giulio Andreotti), quelques années
avant que la lumière ne soit faite là-dessus.

Le contexte italien, par ses aspects généraux et ceux touchant Debord en particulier,
constitue un intertexte prépondérant dans la réalisation d’In girum. Il est, dans l’itinéraire

85
cf. “An Exercise in Style / Eine stilistische Übung” de Jean Barrot, alias DAUVE Gilles, “Critique de
l’internationale Situationniste”. Le texte original français a été perdu et est paru pour la première fois en
anglais sous le pseudonyme de Jean Barrot dans la revue Red Eye à Berkeley en 1979
(http://www.geocities.com/~johngray/index.htm#toc), puis en allemand : “Kritik der Situationistischen
Internationale” in Das grosse Spiel, Hambourg: Nautilus, 2000, pp.111-148.
86
Interview au Matin de Paris, le 14/01/1978, repris dans GUATTARI Félix, La révolution moléculaire,
Paris : UGE 10/18, 1980, pp.181-182.
87
Sous le nom de la loge maçonnique P2 - Portere Due - se retrouvent le Vatican via Mgr. Marcinkus, les
mafias sicilienne et calabraise, des hauts fonctionnaires de la police, de l’armée et des services secrets,
l’organisation secrète dépendante de l’OTAN “Gladio”, des membres du bureau de la CIA à Rome, des
membres de la DC et des ministres en poste au gouvernement, des journalistes de la presse écrite et télévisée
- dont le directeur du quotidien le Corriere della Sera -, des financiers et des banquiers, soit 962 adhérents
dont l’actuel Premier Ministre italien, Sua Emittenza Silvio Berlusconi.
88
Cette préface accompagne la nouvelle traduction faîte par Paolo Salvadori de la SdS et est publiée par les
éditions Nuova Vallecchi à Florence. Elle paraît en français en avril 1979. Ses thèses sur l’assassinat d’Aldo
Moro apparaissent également dans sa correspondances avec Sanguinetti (avril à fin 1978) publiée dans
Correspondances, vol. 2, Paris: Champ Libre, 1981, p.97-124, dans Cons, 19 : “La Grande Prostituée du
terrorisme spectaculaire [Rome, ndla] a maintenant officiellement avoué que ses services spéciaux ont été
constamment présents dans toutes les opérations sanglantes menées depuis 1969, avec la complicité des
éléments utiles de la Mafia ou du Vatican, et sur ordre du gouvernement parallèle de l’Italie, qui s’est abrité
sous le délicat pseudonyme de P.2.” et Com § 18.
45
de nombreuses personnes très engagées depuis les années cinquante, une plaine où
l‘Histoire se décharge et que l’on choisit d’observer de loin ou de fouler jusqu’à lever la
poussière. Laboratoire politique européen un peu exacerbé et creuset concret des flous
dans les extrêmes politiques, cette confusion parfois intéressée ne connaît pas de frontière.
L’Italie est également terrain d’expérimentation et avant-poste des nouvelles stratégies de
“dissidence” : là où toute subversion sert le système et la réaction, des initiatives
marginales voient le jour. Ainsi le “Mouvement de 77” auquel viennent participer Gilles
Deleuze et Félix Guattari, l’expérience de Radio Alice et les “Indiens métropolitains” sont
des moments largement inspirés des pratiques situationnistes89. Il faut noter la différence
qui semble pourtant s’opérer : ces mouvements n’envisagent plus d’objectifs ayant trait à
une totalité (le renversement d’une société), mais agencent plutôt des micro-objectifs.
C’est la “révolution moléculaire” chantée par les nouvelles caryatides de la pensée
critique.90

Emergence des théories postmodernistes


C’est dans cet après-68, vécu comme un contrecoup où le politique est “sale”,
qu’apparaissent en France les théories philosophiques du postmodernisme. Si celui-ci est
déjà diffus aux Etats-Unis depuis les années soixante au niveau architectural et artistique,
il est convenu de voir en La Condition postmoderne (1979)91 la synthèse socio-
philosophique des échecs de la modernité dans une perspective euphorique d’un chaos,
d’un relativisme, d’une fin de l’histoire et des idéologies. La deuxième moitié des années
soixante-dix présente en effet tous les symptômes d’un rejet du politique propice à
légitimer le relativisme cynique et l’individualisme triomphant.
Déjà, l’individualisme était pour Tocqueville “un sentiment réfléchi et paisible qui
dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec
sa famille et ses amis, de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son
usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.”92 Ce double mouvement,
comme l’annonce l’introduction à ce travail, est celui sur lequel se bâtit In girum et sur

89
cf. PLANT Sadie, The most radical gesture : The Situationist International in a Postmodern Age, New
York : Routledge, 1992, le quatrième chapitre “Victory will be for those who create disorder without loving
it”, pp.111-149, le numéro spécial “Italty : Autonomia. Post-Political Politics” de Semiotext(e), n°9, New
York, 1980, l’article de GRUBER Klemens, “Radio Alice, eine kleine Gruppe zwischen Himmel und Erde”
Kunstforum, Bd. 116, novembre/décembre 1991, pp. 218-224, l’anthologie du collectif A/TRAVERSO,
Radio Alice, Radio Libre, Paris : Delarge, 1977 préfacée par Félix Guattari et, de manière plus générale, le
recueil Settantasette, Milan : Manifestolibri, 1997.
90
GUATTARI Félix, La révolution moléculaire, Paris : Editions Recherches, 1977 (réédité en poche : UGE
10/18, 1980, op. cit.). Deleuze et Guattari développent encore ce concept dans leur deuxième tome de
Capitalisme et schizophrénie : Mille plateaux, Paris : Editions de Minuit, collection “Critique”, 1980.
91
LYOTARD Jean-François, La Condition postmoderne, rapport sur le savoir, Paris : Editions de Minuit,
collection “Critique”, 1979.
92
TOCQUEVILLE Alexis (de), De la démocratie en Amérique, Paris : Gallimard, 1961, tome II, p.104, cité
in FERRY Luc et RENAUT Alain, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Folio
Gallimard, collection “essais”, 1988, p.100.
46
lequel, dans une chronologie inversée, s’agencent les deux prochains chapitre.
L’individualisme est présenté alors comme une composante de la personnalité sociale
qui n’est plus honteuse, bien au contraire. Gilles Lipovetsky, dans L’Ere du Vide, Essai
sur l’individualisme contemporain (1983), le pare même d’une honorabilité politique ; il
affirme ainsi que “la privatisation exacerbée des individus” est le signe d’un
“renforcement de masse de la légitimité démocratique.”93 L’individualisme comme mode
d’être social représente, pour nombre de revenus/repentis du militantisme, l’opportunité de
se recycler à bon compte, troquant leur casquette avec soulagement (l’individualisme est
aussi ce soulagement du moi face aux exigences du collectif) contre celle du dissident. La
prégnance de cette nouvelle propension au repli, du renoncement et du narcissisme94 au
tournant des années 70 et 80 permet, sinon d’expliquer, d’éclairer pour le moins comment
le renoncement de Debord au collectif peut facilement se muer en repli sur soi
“artistique” ; ce que le troisième chapitre tentera de montrer. L’individualisme, enfin, est
évidemment une composante majeur du terrain idéologique qui voit le postmodernisme
séduire les masses intellectuelles.

Voisinages intellectuels
Si Anselm Jappe95 affirme que l’on ne peut pas rapprocher Debord des post-
structuralistes et des théories de dissolution du sujet, non plus que des théories
postmodernistes, Sadie Plant, elle, a consacré tout un essai à tisser les zones de
croisements, les influences communes, les champs de recherches partagés entre les
théoriciens du postmodernisme comme Jean-François Lyotard et Jean Baudrillard et ceux
du situationnisme, Guy Debord et Raoul Vaneigem.96 Ces quatre là (et peut-être plus
encore Vaneigem que Debord), s’ils n’en sont pas acteurs, suivent au moins les
spéculations autour des théories relativistes postmarxistes. Les marxistes apostats sont
alors légion et prompts à l’abjuration97 et, dans un contexte de développement de
l’individualisme, ceux qui ont prédit une mort de l’homme se voient confrontés aux
limites de l’épanouissement de cet individu si ce n’est dans un mode de pensé et de
représentation relativisant les structures aliénantes de cette société.
Afin de saisir la singularité de l’évolution de la pensée de Debord mais voir aussi ce
qu’elle partage avec celles qui lui sont contemporaines, il n’est pas inutile de rappeler que,
93
LIPOVETSKY Gilles, L’ère du vide, Essai sur l’individualisme contemporain, Paris : Gallimard, 1983,
p.144, cité in FERRY, op. cit., p.106.
94
cf. LASCH Christopher, La Culture du Narcissisme, Castelnau-le-Lez : Climats, 2000, collection
“Sisyphe”.
95
JAPPE, Guy Debord, op. cit., pp. 189-192.
96
PLANT, op. cit.
97
Jaime Semprun, alors ami de Debord et très proche de ses idées, a dressé une critique acerbe de quelques
uns de ces apostats tels André Glucksman et Jean-François Lyotard : SEMPRUN Jaime, Précis de
récupération, illustré de nombreux exemples tirés de l’histoire récente, Paris : Champ Libre, 1976. (Je n’ai lu
qu’une traduction allemande de trois chapitres de ce livre : SEMPRUN Jaime, Rive Gauche - Ein Pamphlet
gegen die Meisterschwätzer, Berlin : Edition Nautilus, “Flugschrift”, 1979.)
47
si les cheminements intellectuels sont différents, Debord partage une formation et des
influences avec des penseurs de la postmodernité, Lyotard et Baudrillard notamment. Ce
dernier raconte ainsi :

Avec les situationnistes, avec Socialisme ou Barbarie, avec Jean-François


Lyotard ou Roland Barthes, je ne sais pas si on allait toujours dans la même
direction, mais en tout cas, cela créait un “champ”, une caisse de résonance de
la réalité. Il n’y avait peut-être pas de résultante, tout ne convergeait pas
nécessairement, mais toutes ces idées se déployaient et c’est cela qui était
bien.98

Lorsque Debord découvre Henri Lefebvre en 1957 et va assister à ses cours, ce dernier
a un jeune assistant nommé Jean Baudrillard. La forte amitié avec l’auteur de la Critique
de la vie quotidienne99 convainc Debord à faire une communication dans le cours de
Lefebvre à son invitation. Comme Debord (de 1960 à 1961), Baudrillard est membre de
Socialisme ou Barbarie un court moment avant de développer un appareil critique en
sociologie traduisant l’importance, partagée par Debord, qu’il porte à la notion de
fétichisme de la marchandise. Puis, les séjours en Californie aidant, il se fait promoteur
d’une version inoffensive du spectacle, le simulacre, avant de devenir l’apologue de la
modernité américaine, et enfin d’une version euphorisante : l’hyperréalité où plus rien
n’est réel, puisque les possibilités de truquage de l’image se sont étendues à toutes les
sphères du vivant, et où l’image, forcément fausse, est plus vraie que ce qui y est
représenté.100 On comprend bien que progressisme et réaction deviennent alors, pour les
habitants de cet univers virtuel, des notions obsolètes.

Socialisme ou Barbarie est un vivier de penseurs dont Jean-François Lyotard est lui
aussi membre depuis 1954. Ce dernier signe, de 1955 à 1963, treize articles sur la guerre
d’Algérie dans la revue, parfois sous le pseudonyme de François Laborde. Lyotard quitte
Socialisme ou Barbarie pour Pouvoir Ouvrier, organisation née en 1964 des dissensions à
l’intérieur de Socialisme ou Barbarie101 et fondée par ses militants les plus attachés aux
écrits de Marx et Engels. Il en est un des dirigeants avant de quitter le groupe et le service

98
BAUDRILLARD Jean interviewé dans Le Magazine Littéraire, n°399, juin 2001, p.50.
99
Critique de la vie quotidienne, Paris : L’Arche, 1947 (deuxième édition en 1958) et pour ses rapports avec
Debord : cf. LEFEBVRE Henri, Le temps des méprises, Paris : Stock, 1975, son entretien avec Kristin Ross,
October, op. cit. ou encore : HESS Rémi, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, Paris : Metallié, 1988.
100
cf., entre autres, BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Paris : Denoël Gonthier, 1968, La société
de consommation, Paris : Denoël Gonthier, 1970, Simulacres et simulations, Paris : Gallilée, 1981, Les
stratégies fatales, Pars : Grasset, 1983, et Amériques, Paris : Grasset, 1986.
Plus récemment, Baudrillard a adopté des positions critiques sur l’art contemporain qui, relativement isolées
dans une France du haut-modernisme, ont eu pour mérite de lancer des débats. cf. notamment “Le complot
de l’art”, Libération, 20 mai 1996 réédité en 1997 (Paris : Sens & Tonka, collection “Morsure”), Illusion,
désillusion esthétiques, Paris : Sens & Tonka, collection “Morsure”, 1997 et Entrevues à propos du
“Complot de l’art, Paris : Sens & Tonka, collection “Dits & Contredits”, 1997.
101
cf. GOTTRAUX Philippe, Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France
d’après-guerre, Lausanne : Payot, 1997.
48
de la révolution en 1966. Il a, dit-il, “sauvé sa peau.”102 Ce n’est qu’après la dissolution de
Socialisme ou Barbarie en 1966, que Debord établit le contact avec certains adhérents de
Pouvoir Ouvrier que Lyotard vient donc de quitter. Pouvoir Ouvrier et Debord soutiennent
la librairie La Vieille Taupe, haut-lieu de rencontres et d’échanges de l’extrême-gauche
créée en 1963 par Pierre Guillaume, ancien de Socialisme ou Barbarie.103 Enfin, en 1968,
Lyotard fait parti, du Mouvement du 22 mars auquel se joindra le comité Enragés,
composé essentiellement de futurs situationnistes.104

Presque une décennie plus tard, le gauchisme se sera dissout complètement dans la
libido de Lyotard,105 le maoïsme aura été érotiquement nié par Sollers,106 Althusser sombre
dans la folie tandis que Debord s’écarte vers le miroir et fait le point.

102
LYOTARD Jean-François, “Pierre Soury. Le marxisme qui n’a pas fini”, Esprit, janvier 1982.
103
Pierre Guillaume maintient le contact entre Socialisme ou Barbarie en Debord lors du départ de Daniel
Blanchard au service militaire à l’automne 1961. Si la librairie de La Vieille Taupe qu’il a fondé en 1963
ferme ses portes en 1972, Guillaume les rouvre en 1978 à l’occasion de l’affaire Faurisson et la transforme
en officine du négationnisme français. Il signe ainsi l’un des noires épisodes du glissement révisionniste de
l’ultra-gauche française. cf. le numéro 2 de la revue La Banquise, 1983, “Le roman de nos origines. Histoire
et petites histoire des quinze dernières années” (http://www.geocities.com/~johngray/index.htm#toc) qui
revient sur cet épisode et sur le parcours de Pierre Guillaume, voir aussi le mémoire maîtrise d’Histoire
Contemporaine sous la direction d’Annette Becker de PERRONNO David, Le négationnisme dans les
milieux d’extrême-gauche, Université de Lille III, 1999).
A l’occasion de la sortie des Com, Guillaume présente Debord comme un révisionniste par le sophisme
suivant : si Debord n’a jamais parlé de la Shoah, c’est qu’il n’y croit pas. Il publie ainsi des extraits des Com
dans ses Annales d’Histoires révisionnistes (“Extraits choisis. Guy Debord”, n°5, été-automne 1988) et un
article sur Debord dans le premier numéro de sa revue La Vieille Taupe (n°1, 1995).
(http://www.abbc/aaargh/fran/archVT/revueVT1/VT1.6.html )
Un aperçu critique de cette tentative de récupération est disponible sur le site de la revue new-yorkaise
NotBored : “Comments on Pierre Guillaume’s Debord” http://www.panix.com/~notbored/index/html .
Enfin, Charles Champetier, l’un des idéologues de la Nouvelle Droite et ancien rédacteur en chef de la revue
Eléments, s’est fait le champion d’un debordo-maurassisme. cf. notamment CHAMPETIER Charles,
“Debord est mort ... vive Debord !”, Eléments, n°82, mars-avril 1995.
104
cf. DUMONTIER, op. cit. et VIENET René, Enragés et situationnistes dans le mouvement des
occupations, Paris : Gallimard, 1968.
105
Se penchant sur l’acte d’écrire comme masturbation à peine sublimée, Lyotard, dans son freudo-marxisme
boursouflé, fait nettement avancer la question de l’émancipation du prolétariat : “Que faisait la main gauche
de Marx pendant qu’il écrivait le Capital ? ” in LYOTARD Jean-François, Economie libidinale, Paris :
Editions de Minuit, collection “Critique”, 1974, p.174.
106
“Il s’agit d’abord d’une expérience érotique” déclare Sollers in “Pourquoi j’ai été chinois”, Tel Quel, N°
8, été 1981, p.11.
49

- CHAPITRE II -

S’éloigner des masses


50

Je me suis donné les moyens d’intervenir de plus loin


Guy Debord, In girum
51

Anselm Jappe, analyste de la pensée politique de Debord107, concède volontiers que ni


Debord ni les situationnistes n’ont jamais eu de vision ou de définition claire de ce que
pouvait être le prolétariat. En 1963, l’IS estime qu’il est du “rôle des théoriciens [...]
d’apporter les éléments de connaissance et les instruments conceptuels qui traduisent en
clair - ou en plus clair et cohérent - la crise, et les désirs latents, tels qu’ils sont vécus par
les gens : disons le nouveau prolétariat de cette “nouvelle pauvreté” qu’il faut nommer et
décrire.” (IS 8/13) Mais il est précisé qu’ils assistent à cette époque à “une redistribution
des cartes de la lutte des classes ; certainement pas à sa disparition, ni à sa continuation
exacte dans le schéma ancien.”(ibid.) et que c’est donc “suivant la réalité qui s’esquisse
actuellement, [que l’] on pourra considérer comme prolétaires les gens qui n’ont aucune
possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer.”(ibid.)
Leur approche, si elle ne fixe pas de définition qui viendrait inévitablement buter contre
les mutations rapides du prolétariat au moment où se dessine la “société postindustrielle”,
tend plus à “polariser nettement la complexité savamment tissée des hiérarchies de
fonctions et de salaires, qui donnent à penser que toutes les gradations sont insensibles et
qu’il n’y a presque plus de vrais prolétaires ni de vrais propriétaires aux deux extrémités
d’une courbe sociale devenue hautement plastique.” (ibid.)
La définition situationniste des prolétaires se veut en prise avec la situation qu’il s’agit
de critiquer afin de redessiner les camps. Quant à leur définition de ce que pourrait être
l’ensemble conscient de ces prolétaires - le prolétariat -, elle semblerait remise sine die
malgré les cinquante thèses de la SdS (SdS §73-124) qui lui sont consacrées - la partie IV de
la SdS s’intitule “Le prolétariat comme sujet et comme représentation”
Dans In girum, Debord ironise sur la gravité que cette question semblait revêtir pour
ses amis lettristes et de Saint-Germain-dès-Prés du début des années cinquante. Un plan
sur l’intérieur d’un bar où discutent quelques personnes attablées est accompagné de la
voix off de Debord qui dit :
Ils s’interrogeaient aussi sur l’échec de quelques révolutions ; ils se
demandaient si le prolétariat existe vraiment, et dans ce cas là ce qu’il pourrait
bien être.

Puis, Maria Casarès, en gros plan dans l’Orphée de Cocteau, résume la discussion sur
un ton inspiré accentuant le caractère chimérique de l’existence du prolétariat :
Les uns croient qu’il pense à nous, d’autres qu’il nous pense ; d’autres qu’il
dort et que nous somme son rêve, son mauvais rêve.

Mais, revenant sur cette tablée, Debord précise :


Quand je parle de ces gens, j’ai l’air, peut-être, d’en sourire ; mais il ne faut
pas le croire. J’ai bu leur vin. Je leur suis fidèle.

107
JAPPE, Guy Debord, op. cit.
52
Et effectivement, il a partagé ce moment de questionnement sur les moyens de
renversement de la société puisque l’on peut reconnaître là les amis de Debord attablés. Ce
que remarque, par exemple, la critique de Libération (3/06/1981), c’est que cette séquence
provient d’un film qu’il a tourné en 1959, Sur le passage de quelques personnes à travers
une certaine unité de temps. D’ailleurs, depuis 1978, les Œuvres Cinématographiques
Complètes de Debord sont publiées avec, non seulement, le scénario d’In girum mais
également quelques photogrammes de ses autres films dont celui de la séquence en
question. Ainsi, avec In girum, Debord semble vouloir insister sur le fait qu’il a
sincèrement cru à un prolétariat comme agent de la révolution, qu’il ne regrette rien. Mais,
si le potentiel révolutionnaire du prolétariat s’estompe en 1978 (et il sait que, “jusqu’à ce
que la vraie vie soit présente pour tous, le “sel de la terre” peut toujours s’affadir” (IS
8/13)), il n’en est pas moins résigné à y croire, quand bien même il s’en détournerait.
“Je ne suis pas quelqu’un qui se corrige”, finira-t-il par écrire.108

Pour en arriver à cette posture, Debord a objectivé le prolétariat selon les attendus que
son analyse théorique a déduits des circonstances historiques. Ce trait est présent chez
nombre de penseurs qui se sont brûlés les ailes à vouloir (se) représenter le prolétariat et
ont fini par verser dans un “substitutionisme” dénoncé en leur temps par la Rosa
Luxembourg de Réforme sociale ou Révolution et le Trotsky de Nos tâches politiques.
Dans cette partie, nous nous attacherons à montrer comment In girum, présenté comme
critique sociale marxiste et révolutionnaire, fait le constat d’une disparition de la
conscience prolétarienne et voue aux gémonies les classes moyennes et prolétaires
uniformisées, dans un mépris exprimé tant dans la forme que dans le fond. Le concept
critique d’esthétique sadienne sera également convoqué pour saisir ces aspects du film.

108
in “Avertissement pour la troisième édition française”, 1992, SdS p.7.
53

A) Le mépris (du peuple)


Les spécialistes du pouvoir du spectacle [...] sont corrompus
absolument par leur expérience du mépris et de la réussite du
mépris ; car ils retrouvent leur mépris confirmé par la
connaissance de l’homme méprisable qu’est réellement le
spectateur. (SdS §195)

Cracher sur Billancourt en crachant sur La Défense


Le film s’ouvre sur un long plan d’une photographie du public d’une salle de cinéma,
silencieux et attentif ; ce plan fixe est assorti de commentaires de Debord sur les
conditions d’existence de ce public : “dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne
voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables d’une démocratie.”

Ainsi, à ce public qui n’est pas assez responsable (politiquement), Debord ne reconnaît
qu’une existence professionnelle - évidemment dégradante pour celui qui clame n’avoir
jamais travaillé - et l’associe grossièrement aux déchets de la vie : sur les images d’une
longue queue devant un cinéma il déclare que
le public du cinéma qui n’a jamais été très bourgeois et qui n’est presque
plus populaire, est désormais presque entièrement recruté dans une seule
couche sociale, du reste devenue large : [à l’image de la file d’attente se
substitue celle de paysages d’usines et d’une décharge industrielle] celle des
petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces “services” dont le
système productif actuel a si impérieusement besoin : gestion, contrôle,
entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement et pseudo-
critique. C’est là suffisamment dire ce qu’ils sont.
54
Plus que leur situation, c’est la fausse conscience de ce public se leurrant sur son
bonheur qui déclenche le mépris de Debord.
[Car ils] se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des
mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des
ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.

La photo publicitaire d’une famille nucléaire dans son salon qui illustre ce propos sert
sa haine du consumérisme et du conformisme bourgeois mais laisse également subodorer
son peu d’appétit pour les petites gens de manière générale, ce mythe d’un prolétariat
résistant auquel il ne croit plus.
Dans son film précédent, il faisait déjà fonctionner l’équation que nous allons
expliciter ; équation pour le moins mégalomane : Debord=IS=Révolution=Prolétariat. Il y
reconnaissait l’existence d’un prolétariat véritable aux côtés duquel il se tenait109,
prolétariat dont il souhaitait qu’il constituât le digne public de ses films : sur les images
d’ouvrières du textile manifestant à Lisbonne pendant la Révolution des Œillets, il
déclarait :
[Un critique] déplore en outre qu’un esprit de ma qualité se contente d’un
“cinéma de ghetto” que les foules auront peu l’occasion de voir. L’argument
ne me convaincra pas : je préfère rester dans l’ombre, avec ces foules, plutôt
que de consentir à les haranguer dans l’éclairage artificiel que manipulent
leurs hypnotiseurs. (OCC 178)

Mais, en trois années, le ton et les croyances ont changé, et cette foule ne reçoit plus les
honneurs de Debord : “le mépris qu’elle mérite“, avec lequel il attaquait l’Union de la
Gauche, s’est étendu aux employés prolétarisés du secteur tertiaire qu’il refuse d’étiqueter
“prolétariat” dans une démonstration grossière. Il annonce en effet, sur les images d’un
étal de charcuteries affublées du Label Rouge :
Je ne tomberai pas dans l’erreur simplificatrice d’identifier entièrement la
condition de ces salariés du premier rang à des formes antérieures
d’oppression socio-économique.

Cette identification de masses salariées à de la viande de charcuterie, nous y


reviendrons, relègue les notions de respect et d’humanisme, ne serait-ce que minimales,
aux oubliettes de l’Histoire.
Il entend, par ailleurs, par formes antérieures d’oppression socio-économique celles
caractérisées par la loi d’airain des salaires qui homogénéisait cette masse opprimée et
permettait à cette dernière de répondre à un “Label Rouge” des sociétés parallèles

109
Debord dit dans ses Réfutations... “que la lutte des classes au Portugal a été d’abord et principalement
dominée par l’affrontement direct entre les ouvriers révolutionnaires, organisés en assemblées autonomes, et
la bureaucratie stalinienne enrichie de généraux en déroute”, et que l’Union de la Gauche est constituée
d“’ennemis du prolétariat” (OCC 171, 175). Il reconnaît effectivement encore l’existence d’un prolétariat
actif mais pas en France. En déplaçant ses espoirs révolutionnaires sur les ouvriers portugais insurgés, il
semble céder, comme tous les gauchistes alors, à l’exotisme révolutionnaire dont l’IS avait pourtant était
l’une des grandes pourfendeuses. Voir par exemple “Le point d’explosion de l’idéologie en Chine.” (IS 10/
3-12) ou “Contributions servant à rectifier l’opinion du public sur la révolution dans les pays sous-
développés” (IS 11/40-42)
55
ouvrières qui fonctionnaient au siècle précédent (coopératives ouvrières,...), donc un
prolétariat (entendu de façon plus large que le “celui qui ne possède rien, si ce n’est ses
bras et ses enfants”). En effet, en bon lecteur de Lukács, Debord voit toujours dans le
prolétariat l’unique classe capable de résister à la réification : grâce à la pratique, à la lutte,
à l’activité, le sujet émancipateur rompt avec la contemplation et devient révolutionnaire.
Mais si Debord ne reconnaît plus ces signes de résistance, s’il ne voit plus cette force, ou
s’il ne veut plus voir et reconnaître, alors cette masse n’a plus pour lui la dignité d’être
nommée prolétariat. Une masse exploitée, aliénée, vivant dans la “fausse conscience”, qui
n’a pas conscience de son aliénation ne peut, pour le Lukács d’avant-guerre, être agent de
l’Histoire, puisque c’est la conscience de classe qui transforme les masses en agent
historique110. Ainsi l’idéologie dominante (spectaculaire dirait Debord) qui les assaille et
dont ils se parent est cette “fausse conscience” synonyme d’idéologie pour Marx. Et, alors
que toutes les foules actives autonomes, les masses en mouvement, les rassemblements
insurrectionnels qui peuplaient ses films précédents ont disparu dans celui-ci au profit de
files d’attentes passives de consommateurs ou de spectateurs assis dans une salle de
cinéma, il poursuit en illustrant son propos par un lent travelling clinique sur une photo de
chacun de ces “salariés du premier rang” assis, alignés devant un récepteur de télévision
auquel ils portent un intérêt égal :
Tout d’abord, parce que, si l’on met de côté leur surplus de fausse
conscience et leur participation double ou triple à l’achat des pacotilles
désolantes qui recouvrent la presque totalité du marché, on voit bien qu’ils ne
font que partager la triste vie de la grande masse des salariés d’aujourd’hui :
c’est d’ailleurs dans l’intention naïve de faire perdre de vue cette enrageante
trivialité, que beaucoup assurent qu’ils se sentent gênés de vivre parmi les
délices, alors que le dénuement accable des peuples lointains.

On pourrait nous objecter qu’In girum est truffé de longues séquences avec des
régiments entiers de cavalerie et de lanciers extraites de La Charge Fantastique, de La
charge de la brigade légère et des Trois Lanciers du Bengale, que ces soldats font preuve
d’une extrême et remarquable pugnacité, appliquant les stratégies d’un esprit vif et lucide.
Certes, mais ces hommes en mouvement ne sont en rien une allégorie quelconque des
“salariés du premier rang”. Ils représentent l’Internationale Situationniste. Ces extraits
n’apparaissant effectivement que lorsque Debord, en citant ou détournant des stratèges
militaires tels Jomini, Clausewitz ou Sun Tzu, évoque les activités du groupe,
particulièrement lors de mai 1968. Loin de s’étendre à tous les manifestants du Quartier
Latin (dont il ne parle pas), c’est exclusivement aux membres de l’IS qu’est dédiée cette
image vigoureuse. “La Charge de la Brigade Légère veut “représenter”, très lourdement et
élogieusement, une dizaine d’années d’action de l’IS !” confie-t-il par la suite (InG 66).
110
cf. LUKÁCS Georg : Histoire et conscience de classe, Paris : Editions de Minuit, collection “Arguments”,
1960. Publié la première fois à Berlin, en 1923, Debord en prend connaissance grâce aux traductions qu’en
fait la revue Arguments dans les années cinquante.
56
L’absence de masses actives dans In girum est d’autant plus saisissante que quatre ans
plus tôt, dans son film La Société du Spectacle, une armée illustrait la classe prolétarienne
en action, en lutte. Debord précise ainsi, à propos de La Société du Spectacle, que “le film
américain sur la guerre de Sécession (sur Custer) veut évoquer toutes les luttes de classes
ème
du XIX siècle ; et même leur avenir.” (ibid.) Le film américain détourné dont il parle est
La Charge Fantastique, qu’il reprend à nouveau dans In girum mais à l’unique bénéfice de
l’action passée des lettristes avant la fondation de l’IS
En avril 1972, Debord dissout l’IS et publie La Véritable Scission dans
l’Internationale. Il prétend ainsi réaliser les termes de l’équation évoquée plus haut :
IS=Révolution=Prolétariat. En effet, pour Debord, Mai 68 a prouvé que la critique
situationniste était la plus en pointe, et que l’Histoire l’a reconnue quand, en juin, tout fut
nettoyé. Seuls restèrent en effet sur les murs les slogans les plus connus qui recouvraient
les rues ces mois-là, slogans d’inspirations situationnistes bien sûr111. Si les murs ont la
parole, Debord se sentait légitimé à reprendre Saint-Just : “Nos idées sont dans toutes les
têtes.”112 Pour Debord, “désormais, les situationnistes sont partout, et leur tâche est
partout.”(VS §53) et plus encore : “Ce que l’on appelle “les idées situationnistes” ne sont
rien d’autres que les idées de la période de réapparition du mouvement révolutionnaire
moderne. [...] Finalement, il ne s’agit donc pas d’une théorie de l’IS, mais de la théorie du
prolétariat.” (VS §3) Ainsi, l’IS s’autodissout dans le prolétariat qui a été amené à la
conscience de classe par ses idées, idées latente chez le prolétariat par définition
révolutionnaire mais qu’il fallait activer.113 Désormais, “la théorie de l’IS est passée dans
les masses.”(VS §22) C’est donc à ce titre que, dans le film La Société du Spectacle (1973),
il détourne des extraits d’assauts héroïques de cavalerie de La Charge Fantastique qui
illustrent aussi bien l’IS que la révolution et la lutte des classes (donc le prolétariat)
puisqu’il y a équivalence. Mais, ainsi que nous avons tenté de le montrer plus haut, pour
Debord, les masses se sont laissées entièrement submerger après 1975 par la fausse
conscience et ont perdu leur rôle d’agent de l’Histoire. L’équivalence rompue, les
honneurs de cette même cavalerie sont limités dans In girum aux lettristes et à l’IS Les
masses se contenteront, elles, d’images fixes. La ville, Paris, sera regardée d’en haut,
d’une hauteur d’où aucune âme n’est visible, aplatie par une vue aérienne,

111
Beaucoup sont extraits du livre du situationniste VANEIGEM Raoul, Traité de savoir-vivre à l’usage des
jeunes générations, Paris: Gallimard, 1967. Debord s’exile en Belgique pendant l’été avec d’autres
situationnistes de la section française où ils rendent compte de leur version du soulèvement. Ainsi, au mois
d’octobre 1968 est publié sous la signature de VIENET René, Enragés et situationnistes dans le mouvement
des occupations, Paris: Gallimard, collection “Témoins”, 1968.
112
Les études sur le mouvement des occupations et des grèves de mai 1968 ont montrés que la majorité des
ouvriers ont laissé la direction des grèves aux syndicats, ce qui prouvent au contraire le peu de pénétration
des idées situationnistes dans les têtes de 1968, à moins de mythologiser le mouvements des occupations de
quelques usines et de la Sorbonne, ce que font nombres d’études sur l’IS.
113
“Nous avons dit les idées qui étaient forcément déjà dans ces têtes prolétariennes, et en les disant nous
avons contribué à rendre actives de telles idées, ainsi qu’à rendre la critique en actes plus théoriciennes, et
décidée à faire du temps son temps.”(VS §5)
57
cartographique.114 Vide, vidée d’un peuple volage, et Venise dont on ne voit que l’eau des
canaux ou les longs murs aveugles de l’Arsenal. Pis, le film établit clairement, par la
richesse des détournements dont il gratifie chaque sujet, la valeur qu’il leur porte. Or pour
cette première partie du film consacrée au public de cinéma, c'est-à-dire les classes
populaires et moyennes, il n’y a que des images et films publicitaires. C’est peu dire que
Debord tient ces images comme étant de la pire espèce : elles sont le paradigme
spectaculaire. Il assimile finalement ces “salariés du premier rang” à la publicité, comme
si leurs existences se réduisaient effectivement à la publicité, à l’image consommatrice
publicitaire. Certes, les “salariés du premier rang” vivent entourés de publicité, mais c’est
faire peu de cas de leur vie intime que de les identifier à, les définir par la publicité. C’est
le même genre d’équation réductrice qui lui permet d’écarter tout ce qui ne rentre pas dans
l’acception de son propre système. Ainsi, ramenant l’équation
Debord=IS=Révolution=Prolétariat à Debord=Révolution, Debord efface les distinctions
organisationnelles entre intérieur et extérieur et les distinctions individuelles entre psyché
et monde social. Stephen Hastings-King note que, dès 1960, voyant en Socialisme ou
Barbarie un rival, “Debord lui-même était le mouvement d’opposition : il était ce que
l’ordre bourgeois redoutait. Il était le spectre qui hante l’Europe.”115 Déjà en 1967, lui avait
été reproché ce “syllogisme [qui] se décompose en proposition majeure, il n’y a pas de
révolutionnaires hors de l’IS, proposition mineure, l’IS c’est Debord, conclusion, il n’y a
qu’un révolutionnaire au monde, Debord.”116 C’est parce qu’étant le prolétariat, il doit
l’être totalement et tous les humains ne bénéficiant pas en premier lieu du pouvoir n’ont
pas une once de lucidité critique sur la marchandise pour être conscient (être prolétaire).
S’il y a ne serait-ce qu’un autre que lui, alors Debord ne peut être le prolétariat mais juste
une représentation du prolétariat. De cela, il ne veut évidemment pas. La représentation est
la séparation, matrice du spectaculaire. “Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné
dans une représentation. “(SdS §1) Il vaut mieux ainsi (tanto peggio tanto meglio) que ces

114
La méthode de “cartographie cognitive” situationniste a été depuis adoptée avec enthousiasme par la
géographie postmoderne, séduite par ce rejet radical des prétentions à l’objectivité de la cartographie
traditionnelle. cf. par exemple JAMESON Fredric, Postmodernism or the cultural logic of late capitalism,
Durham : Duke University Press, 1991. Sur cette question, voir HOLLEVOET Christel, “Wandering in the
City - Flânerie to Dérive and After : The Cognitive Mapping of Urban Space” in The power of the city / the
city of power, New York : Whitney Museum of American Art, 1992, pp. 25-55, McDONOUGH Thomas
“Situationnist Space” in October 67, Winter 1994, pp. 59-77 et sa contribution au catalogue d’ANDREOTTI
Libero et COSTA Xavier (éditeurs), Situacionistas arte, política, urbanismo, Museu d’Art Contemporani de
Barcelona, ACTAR Barcelona, 1996, “La deriva y el Paris Situacionista” pp. 54-66 et enfin la section “A
passion for maps” de SADLER Simon, The situationnist city, Cambridge (Mass.)/Londres : MIT Press,
1999, pp. 82-91.
115
HASTINGS-KINGS Stephen, “L’Internationale Situationniste, Socialisme ou Barbarie, and the Crisis of
the Marxist Imaginary”, SubStance. A review of theory and literary criticism, University of Winsconsin
Press, # 90, 1999 p.49.
116
FREY Théo et Edith, GARNAULT Jean et HOLL Herbert, L’Unique et sa propriété, pour une critique de
l’avant-gardisme suivi de Documents relatifs à l’éclatement de l’Internationale Situationniste, Strasbourg :
Hagueneau, 1967. Ce texte, légèrement remanié, a été publié dans Alternative Libertaire, n°174, mai 1995.
Pour une réponse de mauvaise foi, cf. IS 11/67-69.
58
non-prolétaires soient ces “salariés du premier rang”, identifiés, par équivalence, au
mieux, à la publicité, aux pire, à de la viande. De toute façon, ne vivent-ils pas déjà dans la
fausse conscience ? D’ici à ce que cette viande n’ait pas d’âme... Et Debord, dans In
girum, en guise de programme d’action, de déclarer :
nous avons entrepris de désespérer ceux qui se considéraient comme les
humains.

Le mépris, l’insulte et la tentation de l’anarchisme de droite


Oh ! plèbe plus mal créée que tout le reste ...
Dante cité par CENSOR

Pourtant, la virulence de son mépris pour le peuple ne peut s’expliquer uniquement par
ce qu’il croit être un changement qualitatif des masses, leur perte de conscience qu’il a
admis depuis 1975 avec Sanguinetti117 et qu’il dénoncera plus largement en 1988 comme
l’effet du spectaculaire intégré (Com). Et la publication en 2000 d’une belle anthologie sur
“l’art” de l’insulte118 peut nous mettre sur la piste : Debord y figure en bonne place, car il a
fait de l’insulte un de ses modes de communication préféré. Qu’il s’y retrouve aux côtés
des dadaïstes et des surréalistes ne doit pas nous abuser, l’insulte n’est en rien l’exclusivité
des avant-gardes révolutionnaires ou très liés à un projet communisant ; ainsi, lorsqu’il
parle de
cette plèbe des vanités, toujours enthousiaste et toujours déçue, sans goût
parce qu’elle n’a eu de rien une expérience heureuse, et qui ne reconnaît rien
de ses expériences malheureuses parce qu’elle est sans goût et sans courage,

par-delà la racine dialecticienne, la verve debordienne sonne plus comme du Léon Bloy
haineux et misanthrope que du Bossuet mélancolique. Il est remarquable qu’aucun écrit
sur Debord n’y prête attention, tout accaparés qu’ils sont à examiner le baroque de son
ème
style inspiré de Bossuet ou des mémorialistes français du XVIII .119
Il faut passer rapidement en revue, en piochant dans les approches insatisfaisantes de
Pascal Ory et François Richard,120 certaines caractéristiques de ce que désigne l’expression

117
CENSOR, op. cit., pp.150-151.
118
BERNARD Arthur et GADET Olivier (éditeurs), Bouquet d’injures et d’horions, Paris ; Editions Cent
pages, 2000.
119
cf. par exemple GUILBERT Cécile, Pour Guy Debord, Paris Gallimard, 1996, collection “L’Infini”,
MACE-SCARON Joseph, “Retour sur un mort sans visage”, Le Figaro, 19 octobre 2000, LANCON
Philippe, “Sollers panégyrise Debord”, Libération, 19 octobre 2000, et KAUFMANN, op. cit.
120
Si Pascal Ory est clairement un détracteur de l’anarchisme de droite, son seul ouvrage (L’anarchisme de
droite, Paris : Seuil, 1984) - assez brouillon - permet difficilement une claire typologie de l’anarchisme de
droite et il faut se reporter aux études d’un professeur à la Sorbonne et chantre de cet anarchisme de droite
pour une vue partisane mais plus fournie de ce courant : RICHARD François, Les anarchistes de droite, Paris
: PUF, 1997, Que sais-je ?, et L’anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, Paris: PUF, 1988,
Littératures modernes.
59
“anarchisme de droite”, courant esthético-politique auxquels les accents pamphlétaires
enflammés du mépris magnanime et de l’insulte debordienne ramènent, non sans quelques
contradictions de fond. Ainsi, pour François Richard, l’anarchisme de droite se définit par
son refus de la démocratie (de ses principes et de son universalisme), ce à quoi Debord
souscrit plus par son refus des principes de la démocratie, en ce qu’elle est une forme
bourgeoise qui nécessite la représentation politique, que par son refus de l’universalisme.
Par ailleurs, l’anarchisme de droite se caractérise par sa révolte comme devoir intellectuel,
moral, politique et total, mais sans passage à l’acte. Debord, tant par son engagement
concret durant la Guerre d’Algérie121 qu’en mai 68, fait du passage à l’acte l’un des
principes de cohérence de sa théorie-pratique, bien que ses actes mêmes soient sujets à
historicisation, amplification, ... pour coller au principe de théorie-pratique.
L’anarchisme de droite se définit encore par un Moi stirnerien au-dessus de tout, dont
la liberté est authentique et individuelle, et qui est épanoui dans la guerre et l’écriture, en
un mot : irrécupérable. Voilà ce dont Debord se fait une gloire dans In girum, par delà les
critiques fondés dont il a été l’objet telle celle de membres de l’IS qui l’ont, à l’aide de
Stirner, brocardé, lui et sa revue, comme “L’Unique et sa propriété.”122
L’anarchisme de droite se caractérise également par un aristocratisme (d’abord comme
évidence morale, politique et intellectuelle) qui, dans une nostalgie du passé, veut
responsabiliser les hommes (puis comme loi de la vie). Si, comme on le verra plus loin,
l’aristocratisme de Debord se dévoile dans le même ordre (moral, politique, intellectuel),
il n’est pas possible d’attribuer au discours d’In girum une vision vitaliste de
l’aristocratisme et encore moins raciste ou génétique.
Il faut évidemment rajouter que l’anarchisme de droite se différencie essentiellement de
ce que Daniel Guérin nomme “l’anarchisme sociétaire”123 par son absence de dimension
collective ; dimension férocement rejetée chez les Roger Nimier, Jean Anouilh et autres
Louis-Ferdinand Céline qui ont tendance, pour la plupart, à la remplacer par un
antisémitisme féroce.

L’anarchisme de droite se définit encore par sa haine de la religion, de l’armée, de tout


sauf de soi et donc notamment des intellectuels. Très tôt, les lettristes et les situationnistes
pratiquent l’insulte dans leurs revues. En 1972 est publié chez Champ Libre
L’Internationale Situationniste. Protagonistes / Chronologie / Bibliographie (avec un
index des noms insultés) de Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer. L’index des noms

121
Il aide les nombreuses personnes qui passent chez lui à se faire réformer, signe la deuxième mouture du
“Manifeste des 121”.
122
FREY et al., L’Unique et sa propriété, op. cit.
123
GUERIN Daniel, L’anarchisme. De la doctrine à la pratique suivi de Anarchisme et marxisme, nouvelle
édition revue et augmentée, Paris : Gallimard, 1981, p.12-13. L’anarchisme sociétaire a ses racines chez
Proudhon et Bakounine qui lui donnent sa définition collectiviste. Il peut être opposé à l’anarchisme
individualiste de Stirner.
60
insultés dans la revue, publié avec l’assentiment - voire l’imprimatur - de Debord, marque
bien ce goût pour l’expression de la haine et du mépris, et comme le précise l’index, ce
sont principalement des intellectuels qui en sont la cible. De même dans le film
Réfutations..., Debord s’en prend nommément à Castoriadis et Lyotard (“ramasse-miettes
à la traîne”) ; dans In girum, ce sont les Nouveaux Philosophes qui sont déclarés “tarés” et
“les penseurs d’élevages” dont “toutes les idées sont vides”.
Il existe une tradition de l’insulte et de l’anti-intellectualisme que l’on retrouve chez les
anarchistes de droite mais également dans les publications populistes d’extrême gauche
(La Cause du Peuple), puis dans une certaine ultragauche post-situationniste.
Effectivement, une définition progressiste de l’insulte pour les post-situationnistes est
esquissée chez les anciens de La Bibliothèque des Emeutes passés sur Internet. Le forum
de l’Observatoire de Téléologie,124 sur lequel sévissaient diverses mouvances post-
situationnistes, offrait des discussions théoriques tournant principalement autour du
dépassement des théories critiques léguées par les situationnistes et Guy Debord. Ses
visiteurs réguliers étaient des exégètes avertis. Lorsqu’un texte théorique est posté, la
discussion et la réfutation se fait sous le mode de l’insulte. Voici ce que les concepteurs du
forum proposent, dans une réactualisation de leur texte programmatique Nos buts et nos
méthodes sur l’Internet (III) :
Insulte
Un deuxième mode d’expression [le premier étant la proposition de thèmes de
débats et l’apport de textes théoriques, ndla] a en effet été l’insulte. L’insulte a
plusieurs fonctions dans notre discours. La plus importante est de délimiter
notre frontière, de signaler la ligne de partage sur laquelle nous positionnons la
barricade. Les situationnistes avaient bien montré qu’il est plus urgent de se
démarquer des gens qui vous ressemblent que des gens qui, ne vous
ressemblant pas, ne risquent pas d’être confondus avec vous. Et, en effet, nous
n’avons jamais encore utilisé l’insulte comme arme offensive ; nous n’avons
jamais insulté bille en tête ; ce sont toujours ceux qui nous ont eux-mêmes
insultés, par le verbe ou l’attitude, qui ont eu à subir nos injures, que nous
avons toujours trouvées prudentes ou méritées. Nous sommes trop attentifs
aux conséquences de l’insulte pour ne pas soigner le calibrage des nôtres.125

D’emblée, il faut noter qu’ils n’ont pas l’exclusivité du souci de se démarquer de son
semblable, car pour les anarchistes de droite aussi un “souci majeur a toujours été de se
démarquer définitivement non seulement de la morale commune, de celle des “bien-
pensants”, mais de toute tentative de récupération idéologique, [...] par goût de la vérité,
dite, écrite, et recherchée jusqu’à l’excès.”126 Chez les animateurs du forum de
l’Observatoire de Téléologie, cette attention particulière soucieuse de ne pas insulter les
premiers, et ce souci de justifier ce qui n’est souvent que le fruit d’un aristocratisme
puriste, peuvent paraître prévenantes au premier abord, mais les disciples ont la

124
Ce forum, désormais fermé, est archivé sur http://perso.wanadoo.fr/leuven/debordhof.htm
125
http://www.teleologie.org, voir le message “Nos buts et nos méthodes sur l’Internet (III)” posté par
l’Observatoire de Téléologie le 3 octobre 1999.
126
RICHARD, Les anarchistes de droite, op. cit. p.62.
61
propédeutique plus didactique que le maître.127 Ce dernier ouvre simplement In girum par
un sec “Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public.”
Enfin, selon une approche complémentaire, il faut créditer cette violence verbale à
l’agressivité constitutive de ce que Renato Poggioli nomme la “posture avant-garde.”128
Une avant-garde est par sa définition militaire et sa posture militaire d’avant-garde, le
groupe le plus audacieux et le plus redoutable d’une force de combat. Ainsi, avec In
girum, Debord cherche à préserver certains critères de l’avant-garde et exploite deux
aspects de cette violence inhérente au projet destructeur moderniste. Il exprime ainsi,
d’une part, une agressivité à l’égard de tout ce qui est à détruire dans une optique
révolutionnaire par le moyen de l’insulte et du mépris (le mépris à l’égard du spectateur,
du peuple, de la masse) et, de l’autre, une agressivité à l’égard de ceux dont il veut se
distinguer par crainte qu’ils ne lui ressemblent et donc, de fait, ne rendent caduque sa
position d’avant-garde (l’insulte à toute autre penseur/activiste radical).
Guy Debord dispense donc son mépris aux masses vivant dans la “fausse conscience”,
aux “salariés du premier rang” mais également, et sur le mode de l’insulte, à ceux qui les y
entretiennent : l’Union de la Gauche, les intellectuels. Ainsi, par-delà son style dialectique,
In girum partage avec l’anarchisme de droite le mépris des masses et l’anti-
intellectualisme. Plus encore, si les téléologues se font fort d’insulter sous couverts
heuristiques et dans une optique méliorative de dialogue, ce n’est pas du tout le cas dans
ce film quantitativement beaucoup plus pauvre en insultes que les films précédents ou les
articles de l’IS. L’insulte implique une communication, la production d’une information à
direction de la personne insultée. Or, Debord ne veut surtout pas se salir en s’adressant aux
intellectuels, ni aux masses auxquelles il a retiré sa confiance. Nous proposerons, à la fin
de ce chapitre, des éléments de réponses aux questions liées au ton “anarchiste de droite”
d’In girum.
En somme, Guy Debord ne s’adresse à personne dans ce film, si ce n’est à ses amis ou
pères et frères spirituels morts. C’est le film même, clos, comme objet, qui peut être reçu
comme une insulte, en se refusant à parler au spectateur, tel le titre du film. L’hermétisme
d’In girum, qui est un ésotérisme, en participe également, comme il sera vu plus loin.

127
Guy Debord se fend en 1984 d’une petite ligne sur l’injure où il se contente d’en délimiter les conditions
d’application et à ancrer sa pratique dans une tradition des avant-gardes historiques : “La lettre d’injures est
une sorte de genre littéraire qui a tenu une grande place dans notre siècle, et non sans raison. Je crois que
personne ne peut douter que moi-même, sur ce point, j’ai appris beaucoup des surréalistes et, par-dessus tout,
d’Arthur Cravan. La difficulté dans la lettre d’injures ne peut être stylistique. La seule chose difficile, c’est
d’avoir l’assurance que l’on est soi-même en droit de les écrire à l’occasion, pour certains correspondants
précis. Elles ne doivent jamais être injustes.” (Cons. 35)
128
POGGIOLI Renato, The theory of the Avant-Garde, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1968,
p. 30, cité in SULEIMAN op. cit., p.33.
62

B) Une esthétique sadienne


“Voix 4 (jeune fille) : Mais on ne parle pas de Sade dans ce
film.”
Barbara Rosenthal prononce cette phrase sur un écran blanc dans In girum au milieu
d’un montage d’extraits sonores du premier film de Guy Debord, Hurlements en faveur de
Sade (1952). Cet auto-détournement vise à appuyer son propos sur le caractère subversif
de sa carrière de cinéaste. Cette voix de jeune fille au ton naïf intervient quasi
systématiquement, dans Hurlements en faveur de Sade, film sans image fait de citations
sonores, sur un mode interrogatif et dévoué (“Veux-tu une orange ?”), badin (“Dis, tu as
couché avec Françoise ?”), candide (“Il est amusant le téléphone”), plat (“Ce doit être
terrible de mourir”) ou sottement maternaliste (“Tu bois beaucoup trop”), alors que les
autres voix, quantitativement et qualitativement beaucoup plus présentes, sont plus
impératives et sûres et, bien sûr, toutes mâles. Cette phrase est prononcée dans Hurlements
en faveur de Sade précisément après une minute trente d’écran noir, et environ dix minutes
après le début du film, comme si la jeune fille se rendait enfin compte, frustrée par ce vide,
que le titre du film ne correspond pas au contenu. Trop évidente pour être posée par la
voix de Debord lui même ou par celles de ses amis (artistes ou non)129, cette constatation
ne pouvait effectivement sortir que de la bouche d’une jeune fille innocente. Ce schéma -
indice de la place accordée aux femmes chez Debord et de l’identification du spectateur au
royaume du féminin à cause de son statut passif, du côté du populaire et de sa culture,
opposé à l’artiste et à son art - ne diffère pas dans In girum avec la phrase esseulée de la
jeune fille, sur un écran blanc, au milieu de celles de Berna, Wolman et Debord130 qui

129
Comme il l’avait déjà indiqué en 1964 en publiant ses scénarios (DEBORD Guy, Contre le cinéma,
Aarhus/Danemark : Institut scandinave de vandalisme comparé, 1964) et comme peut le savoir son public de
fans trois ans avant la sortie d’In girum grâce à la publication des ses OCC : les autres voix sont celles
d’Isidore Isou, instigateur du lettrisme, et de Gil J. Wolman, lettriste également, dont les films
(respectivement Traité de Bave et d’éternité, 1951 et L’anticoncept, 1952) sont cités dans “l’aide mémoire
pour une histoire du cinéma” repris en épigraphe à cette étude. Pour bien marquer la stature de ces voix,
Hurlements en faveur de Sade commence par une dédicace à Wolman et une citation d’Isou. La troisième
voix est celle de Serge Berna, membre de l’Internationale Lettriste, dont l’aura est alors immense puisqu’il
est le rédacteur du sermon annonçant la mort de Dieu prononcé en pleine cathédrale Notre-Dame le jour de
Pâques 1950 devant 10 000 fidèles par un autre arpenteur de bar germano-pratois déguisé en dominicain qui
profita d’une pause après le credo de la grande messe pour monter en chaire. (cf. MARCUS op. cit. le
chapitre “L’assaut de Notre Dame”, pp.321-372, pour le texte du sermon et un enthousiasmant compte-rendu
de ce “scandale de Notre-Dame”). Debord évoque encore ce scandale dans In girum: “ aller dire en pleine
cathédrale que Dieu était mort, [...], tels furent les petits scandales auxquels se livrèrent ceux dont la manière
de vivre fut en permanence un si grand scandale.”
130
Debord, Wolman, Berna et quelques autres lettristes rompent avec Isidore Isou dès 1952 qui se trouve
dûment insulté dans les bulletins des Internationales Lettriste et Situationniste. Debord refuse par la suite de
le reconnaître (c’est un précurseur et un père qu’il trouve indigne, peut-être parce qu’il est justement trop
proche et toujours vivant) et c’est significativement que la voix d’Isou n’apparaît plus dans le montage des
extraits d’Hurlements en faveur de Sade dans In girum, alors que Debord gardent au moins un - ainsi la jeune
fille - extrait de toutes les autres voix. Un an après la parution du scénario dans OCC, Isou publie son Contre
63
parlent de subversion totale, de la conscience, de sa perte et de l’inachèvement. Et que dit-
elle de si incongru, cette voix dont le film pousse le spectateur à se gausser parce qu’il
n’osait pas lui-même poser la question ? Que ce film, à l’instar d’Hurlements en faveur de
Sade, ne parle pas de Sade. Effectivement ces deux films ne parlent pas de Sade mais lui
rendent indubitablement hommage.
Nous empruntons ici à Noël Burch le concept critique d’esthétique sadienne131,
esthétique essentiellement liée au développement du haut-modernisme. Aborder le film
par ce biais permet d’éclairer la colonne vertébrale du haut-modernisme qu’est la relation
sociale entre “le pouvoir démiurgique, mégalomane, foncièrement sadique du Grand
Esprit Créateur et le masochisme du dévot ordinaire, flatté de partager les goûts austères
d’une élite.”(ibid.) Sous couvert d’une tradition centenaire du culte de Sade, le haut-
modernisme français érotise le champ éthique et politique. Un film relève de l’esthétique
sadienne lorsqu’il propose une violence visuelle ou psychologique à laquelle le public,
captif d’une convention, ne peut se soustraire. Les attendus de cette convention distinctive
et élitiste du modernisme ont été mis en évidence par Pierre Bourdieu.132. Cette
exacerbation du modernisme atteint justement son apogée en France quand le jeune
Debord débute au cinéma avec sa contribution en 1952 (Hurlements en faveur de Sade) au
parachèvement de la réhabilitation de Sade-l’écrivain comme voix de la radicalité même
de la Révolution. En effet, les œuvres de Guy Debord ne sont pas exemptes de formes de
violence. Son film sans image de 1952 (1h 20 dont une heure sans son) est une violence
psychologique. Mieux, pour ce qui nous intéresse, ainsi que nous l’avons déjà noté plus
haut, In girum débute par la photo d’un public d’une salle de cinéma. Dans la construction
conceptuelle de Debord, le public, objet de notre regard, fait face à un film de cinéma,
cinéma qui - hormis le sien, veut-il nous convaincre - est juste “habile à tromper une heure
l’ennui par le reflet du même ennui”, et nous positionne alors par cet effet de miroir devant
l’ennui, notre ennui, notre aliénation. Mais concrètement, que se passe-t-il ? Debord
le cinéma situationniste néo-nazi, Paris : GB/NV/MB, 1979 (réédité in ISOU Isidore, Contre l’Internationale
situationniste, Paris : Ed. Hors commerce - d’art, 2001)
131
BURCH Noël, “The Sadeian Aesthetic : a critical view”, in BEECH Dave et ROBERTS John (éditeurs)
The philistine controversy, Londres/New York, 2002, pp.175-200, cf. aussi “Contre l’auteurisme”, entretien
avec WAINTROP Edouard, in Libération, 5 août 1998 et “Sampling à Rotterdam” de ROSENBAUM
Jonathan in TRAFIC, n°26, été 1998, pp.46-56.
132
Cette esthétique fonctionne également avec des œuvres ne relevant pas directement du haut-modernisme
mais issues, par exemple, de la culture populaire, et réinjectée dans un cadre haut-moderniste. Ainsi, Jacques
Lémurien inclut dans sa vidéo “Top Kebab 2000” (1999) une émission américaine de télémarketing, mal
doublée en français, d’une durée d’une heure. Evidemment, le réalisateur de ce télé-achat vise un public qui
ne reste pas une heure devant son émission qui est donc très répétitive. La vitesse et la virulence avec
lesquels sont lancés les arguments de vente en rend la répétition parfaitement insoutenable
psychologiquement si l’on dépasse une saynète (environ 7 minutes). Pour Deleuze, le récit sadien fonctionne
exactement sur cette répétition mécanique et accumulative qui pousse à s’identifier au bourreau sadique.
L’expérience de visionnage de cet extrait dans un milieu marqué politiquement très à gauche (et donc à priori
réfractaire au discours publicitaire) et plus que consciemment prompt à la génuflexion devant le distinguo
haut-moderniste n’a pas manqué son effet et le public a souffert, en plein déni de sa souffrance et de son
ennui, pendant toute la durée du visionnage.
cf. DELEUZE Gilles, Présentation de Sacher-Masoch, Paris : 10/18, 1973, pp. 26-27 et 33.
64
impose une séquence ennuyante dont il sait que son public restera captif, ainsi le veut la
convention du credo haut-moderniste et la dénégation de toute expérience voluptueuse133.
L’humour de situation ou le rire absurde, dont un mouvement comme FLUXUS était pétri,
sont à-mêmes de saper le sérieux de cette convention de lecture relevant du high modernist
masochism dont parle Noël Burch. Mais, d’humour, In girum est totalement dépourvu
dans sa première partie et peu pourvu dans sa deuxième. Louis Marcorelles peut ainsi
stigmatiser le “folklore germano-pratin qui toucherait davantage s’il savait être drôle.”, (Le
Monde, 10-11 mai 1981) tandis que, pour Vincent Rogard, “plus que son narcissisme, on
reprochera à l’auteur de distiller son mépris sans une seule pincée d’humour.”(Télérama, 13
juin 1981)
Le mépris pour les classes moyennes et l’insulte anti-intellectualiste évoqués
précédemment en attestent : Debord dit ne rien attendre de son public, si ce n’est une
conscience à laquelle il ne croit plus. Mais In girum, dans son esthétique sadienne,
présuppose de son public une ascèse prompte à flatter les goûts austères d’une élite. Ce
public prend la posture de celui qui ressent un plaisir élitiste dans sa capacité à jouir
stoïquement de l’ennui ou de l’inconfort induits par les images ou le son.

Des affinités électives ?


Ce type d’ascèse élitiste peut être rapprochée de la pratique de certains groupes et
groupuscules d’extrême gauche tels les maoïstes français (de l’UJC-ml à l’ex-GP) qui, en
tant qu’avant-garde politique (refusant, au nom de la primeur du prolétariat, de s’avouer
comme telle), veillent à ce que ses militants ne cèdent rien de leur vie privée aux rites et
conforts de l’idéologie petite-bourgeoise - dont la drogue, le mysticisme zen, voire même
l’humour, font partie. Parfois véritable police des mœurs, les séances d’autocritique
publique et obligatoire se transforment en torture psychologique (l’autocritique est aussi
demandée dans l’IS, et par Debord à son public, mais elle se déroule, le plus souvent, par
courrier et se concluait, le cas échéant, au poing). Les principes de vie situationnistes sont
tout aussi stricts134, la menace de l’exclusion dans les deux cas (et de ne se voir jamais plus
adresser la parole par les orthodoxes pour les ex-situationnistes pêcheurs) fonctionnant à
plein. Ces postures du masochisme haut-moderniste (Ce que je vois/entends m’insupporte
mais en surmontant/niant ma peine, mon ennui, mon dégoût, en regardant/écoutant cette
œuvre je suis reconnu par le tribunal de mes pairs, de cette élite, j’accomplis mon épreuve
distinctive) et de l’ascèse politique des extrême-gauches (Je vais me purifier de mes
penchants et de mon origine petite-bourgeoise et vais dénier la volupté, l’amour devant

133
Pour une argumentation en faveur de la volupté comme concept esthétique, au même titre que celui de
philistin, cf. BEECH et ROBERTS op. cit.
134
Voir la critique caustique qu’en fait Hans-Christian Dany en imaginant une biographie de jeunesse
publiée par la psychanalyste d’une jeune fille suédoise éduquée par des parents situationnistes: DANY Hans-
Christian, “Die ewige Jugend eines beleidigten Masterplans”, Springerin, Band IV Heft 1/98, pp.51-53.
65
l’autel/tribunal de l’ouvrier d’usine détenteur de la vérité interprétée par mes pairs, cette
élite éclairée) s’opposent à priori par la visée individualiste de la première et la finalité
politique, collective et morale de la seconde ; elles ont pourtant en commun une grande
capacité de dénégation. Ainsi, en 1981 lorsque sort In girum, les gauchistes qui
abhorraient sans distinction l’art bourgeois se retrouveront, dans la même salle de cinéma,
assis à côté de ceux qui, au contraire, vouent un culte effréné à l’Art. Il faut noter que les
aficionados d’art haut-moderniste évoqués ici sont persuadés que l’art qu’ils plébiscitent
plane au-dessus de la politique ou, mieux, que la forme radicale de celui-ci, selon le
principe avant-gardiste d’autoréflexivité, implique sa radicalité politique abstraite. Ils
tablent sur le présupposé moderniste de l’autonomie de l’esthétique. Baudelaire déjà
voulait un art qui permette de planer au dessus de la bourgeoisie, c’est-à-dire “refuser son
règne”. Quoi qu’il en soit, le masochisme requis par l’artiste sadique ou le Conseil Central
dans l’abnégation du culte sadien haut-moderniste et du militantisme d’extrême-gauche
sauce ex-GP rassemble ici deux publics que les dernières années d’activités politiques de
l’IS et de Guy Debord avaient séparées. En atteste l’éclectisme idéologique des dix-sept
critiques publiées à la sortie du film. Ainsi écrivent les chantres connus du haut-
modernisme comme Dominique Païni (Cinéma 81), Louis Seguin (La Quinzaine Littéraire), et
des plumes gauchistes telle Hélène Hazera dans Libération, Jean-Patrick Manchette dans
La Semaine de Charlie et d’anciens maoïstes comme Alain Badiou (Le Perroquet) ou Pascal
Bonitzer dans Les Cahiers du cinéma - mais ces derniers travaillaient déjà officieusement à
cet étrange mariage durant leur période Mao (1971-1974). Avec Art press (juillet-août 1981),
sous la plume de Régis Jauffret, la symbiose devient licite : “In girum... vexe et humilie le
spectateur : le riche se sent misérable, le pauvre renie rageusement son passé de
syndicaliste, alors que le cadre moyen met en doute les vertus de la libre entreprise. Nous
sommes en présence d’un film révolutionnaire” et elle est revendiquée explicitement par
Nicolas Verdy dans Feuille Foudre (automne 1981) :
Debord est plus proche qu’il n’imagine des maoïstes [en note : Et serait
surpris, de ce point de vue, de la composition de son public...], en ce que nous
avons le même réel, et le même champ de déploiement d’un processus
d’avant-garde qui, face à la victoire de l’ennemi, se conforte dans une
subjectivisation résistante. Ainsi encore de la référence explicite au marxisme
donnée dans l’horizon du communisme [...]
On s’étonnera moins, dès lors, que pour traiter de ce réel, In girum... entre
étrangement en résonance avec les principes formels que mettait en œuvre
L’Ecole de Mai, [...]. Avec Aurelia Steiner, de Marguerite Duras, et
Fortini/Cani, de Straub-Huillet, se dessine dans la même modernité une
constellation formelle autour d’un sujet commun : celui de la force subjective.
66
“holding the other end of the stick” (BURCH, op.cit.)
Le mépris et la haine exprimés par Debord semblent ainsi compenser l’absence de
scène de violence explicite dans In girum puisque le spectateur de ce film est conduit à
adopter la même posture que le spectateur de scènes violentes d’à peu près n’importe quel
film d’Alain Robbe-Grillet : espérer, secrètement, tenir bientôt l’autre bout du fouet, être à
la place de celui qui donne les coups. L’article d’Hélène Hazera (Libération, 03/06/1981) et
celui de Lucien Logette cité en introduction (Jeune Cinéma, septembre-octobre 1981) abondent
en ce sens: d’un côté Lucien Logette se réjouit que, “par bonheur”, les critiques déjà
publiées ne lui semblent même pas du niveau de celles émises à l’égard de l’IS après mai
68 et rassemblées dans leur sottisier135. Il se met ainsi dans la peau de Debord faisant la
peau à ses critiques avec un mépris d’une violence toute debordienne.136 Il estime qu’elles
sont trop pauvres pour remplir toutes les catégories de “motivations dominantes”
déterminées dans l’IS137 : “les seules motivations semblant être la bêtise et le
confusionnisme spontané, mais avec la même obstination simplificatrice et la même
ignorance satisfaite”, tant il est inutile de chercher à décerner “le titre du meilleur botaniste
d’idées reçues ou du meilleur défonceur de portes battantes”. D’un autre côté, Hélène
Hazera, visiblement très séduite par le film, va plus loin dans l’identification et la “prise
du fouet”, puisqu’elle débute par écarter les critiques qui se sont “[croisés] la plume (en
colportant mille absurdités écœurantes par derrière)” et n’en retient que : “Un plumitif du
canard du pouvoir (Le canard enchaîné) couinait [...] et ironisait, de sa basse-cour” tandis
que “l’impératrice douairière Marcorelles [...] cette pauvre chose”, émet des “borborygmes
sentencieux”, ah !... “ces sagouins de la conspiration du silence”. Elle trouve que les
critiques négatives à l’égard du film sont normales puisque - et là elle sort le fouet
approprié - les critiques ne sont que des “spectateurs spécialisés” (dixit Debord) et donc
soumis aux châtiments de règle : le reste de son article est réduit à des citations du
scénario, spécifiquement les passages exprimant violemment un mépris pour le spectateur.
La boucle est bouclée.

“Le résultat de ces recherches, et voilà la seule bonne nouvelle de ma présente


communication, je ne le livrerai pas sous la forme cinématographique.” déclare Debord
sur un écran noir. Dans son essai sur le masochisme, Deleuze explique que si “le libertin
peut se donner l’air de chercher à convaincre et à persuader,[...] rien n’est plus étranger au
sadique qu’une intention de persuader ou de convaincre, bref une intention

135
“Jugements choisis concernant l’IS et classés selon leur motivation dominante” in IS 12/55-63.
136
Ainsi, la longueur du titre de Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été
jusqu’ici portés sur le film “La Société du Spectacle” sert de modèle à Lucien Logette pour sa “Tentative de
redressement de quelques jugements torves concernant le dernier film de Guy Debord”.
137
Les catégories étaient : la bêtise, le soulagement prématuré, la panique, le confusionnisme spontané, le
confusionnisme intéressé, la calomnie démesuré et, enfin, la démence. (ibid.)
67
pédagogique.”138 Et il est clair que Debord, avec sa voix froide, calme et monotone, ne
cherche pas à éduquer, ainsi que le démontrera le chapitre suivant.
Il s’agit de montrer que le raisonnement est lui-même une violence, qu’il est
du côté des violents, avec toute sa rigueur, toute sa sérénité, tout son calme. Il
ne s’agit même pas de montrer à quelqu’un, mais de démontrer, d’une
démonstration qui se confond avec la solitude parfaite et la toute-puissance du
démonstrateur. [...] Si bien que le raisonnement n’a plus à être partagé par
l’auditeur auquel on n’adresse que le plaisir, par l’objet dans lequel on le
prend.139

Le libertin s’intéresse à quelque chose de bien différent, à savoir : démontrer que l’acte
même de raisonner est une forme de violence, et qu’il est du côté de cette violence. L’arme
de Debord, c’est sa critique sociale et il insiste sur leur usage violent, “tant est grande la
force de la parole dite en son temps” :
Qu’on ne demande pas maintenant ce que valaient nos armes : elles sont
restées dans la gorge du système dominant.

Sachant que ses attaques dans le film portent concrètement plus sur les personnes à qui,
pour Debord, il incombe de renverser ce système et qui s’en révèlent incapables, que sur le
système lui-même.

Une bruyante descendance applaudie


Quoi qu’il en soit, on ne doit pas s’étonner de voir la majorité des critiques du très
élogieux dossier de presse de Glamorama, roman de l’écrivain américain Bret Easton
Ellis140, invoquer le nom de Debord dès le chapeau de l’article alors que son nom n’est
droppé, parmi des milliers d’autres141, qu’à la page 304 lorsqu’un de ses livres dépasse du
sac Hermès du super-terroriste-ex-mannequin-jet-setter Bobby Hughes. En effet, dans sa
description de la société, Glamorama intègre des éléments de la critique du spectaculaire
développée par l’auteur de la Société du Spectacle. Cette description se fait par les yeux de
son personnage “xanaxé”, Victor Ward. Celui-ci, par la survalorisation de son corps, par
son aliénation extatique au diktats arbitraires des modes et par sa crise d’identité présentée
sous les traits d’une plasticité délirante, porte de nombreuses tares de ce que Debord
nommerait un “spectateur avancé”, et pourrait être assimilé à l’incarnation d’un
postmodernisme échevelé.142
Mais ce sur quoi on ne doit pas s’étonner est bien la grande minutie avec laquelle il
décrit des scènes de tortures et d’éviscérations. L’auteur que “Tout Paris attendait,” nous

138
DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p.17.
139
DELEUZE, ibid.
140
ELLIS Bret Easton, Glamorama,, Paris : 10/18, 2000. Traduit de l’américain. La référence à la page 304
correspond à l’édition originale que j’ai lu : Vintage Books, New York, 1999.
141
“Glamorama se présente comme une gigantesque et horripilante partie de “name dropping”, qu’il s’agisse
des stars ou des marques de vêtements”, REROLLE Raphaëlle, Le Monde, 24.03.00.
142
Cf. le chapitre “Subjects” de EAGLETON Terry, The illusions of postmodernism, Oxford : Blackwell
Publishers, 1996, pp.69-92.
68
informe Le Monde143, est “l’un des plus gros raffuts littéraires de la décennie” grâce à
American Psycho, “roman-carnage dont le héros soumettait ses victimes à des sévices pour
le moins inventifs”, et qui lui a valu les “foudres de plusieurs cieux horrifiés, Associations
de défense des femmes, [...]”. Et Glamorama ne démérite pas dans cette veine parfaitement
sadienne, permettant par la même occasion à nombre de critiques littéraires de réaffirmer
que c’est une formidable satire144, que c’est la forme même du roman qui est violente et
qu’il vaut mieux s’attacher à voir la violence qui s’y exerce contre le projet même de
roman et de littérature car c’est notre aliénation qui est représentée, et notre insensibilité
face à ses horreurs due aux méfaits de la société du spectacle qui est critiquée. Mieux : lui
reprocher ce sadisme, ce serait ne pas voir qu’il est aussi anti-spectaculaire que Debord145.
Dans les termes de Deleuze, le récit sadien cherche à
démontrer l’identité de la violence et de la démonstration. [...] Les
violences subies par les victimes ne sont que l’image d’une plus haute
violence dont témoigne la démonstration. (ibid.)

Susan Rubin Suleiman a mis en évidence et critiqué cette manière prédonnée de lire de
telles œuvres, qui consiste à encenser l’autoréflexivité de l’œuvre dans un déni du contenu
éthiquement insoutenable. Ainsi, la fiction de Glamorama, à l’instar du Projet pour une
révolution à New York de Robbe-Grillet146, ne serait, en “réalité”, qu’une immense
métaphore de sa propre réflexivité. In girum en constitue un exemple peut-être moins
évident, une fiction à proprement parler n’y étant pas décelable dans la première partie :
Debord ne dit “que des choses vraies sur des images qui mentent” ou “des choses vraies
sur des images vraies”. Moins évident mais tout aussi pertinent que les livres de Ellis ou
de Robbe-Grillet : la violence et le mépris à l’égard des “spectateurs du premier rang”,
sujets de la première partie du film, sont présentés comme étant lancés à la figure du
spectateur réel du film.

ème
Les avant-gardes au XX siècle ont toujours comme caractéristiques d’avoir et de
proposer un discours politique radical qui veut changer et/ou renverser l’ordre du monde,
mais elles ressortent également au modernisme : si elles peuvent saisir, comme le montre
Löwy, un moment, la qualité véritablement révolutionnaire du modernisme qu’est la
destruction, la constitution d’une histoire, d’un héritage à préserver les en éloigne. Leur

143
REROLLE, op. cit.
144
“Satire” pour Le Figaro-Magazine et Les Inrockuptibles, “caricature” pour Marianne et “comédie
inhumaine” pour Le Nouvel Observateur où l’on “navigue voluptueusement entre Die Hard et Les Gommes
de Robbe-Grillet”
145
GUILBERT Cécile, “Bret Easton Ellis, l’angle mort du spectacle”, Art press, n.° 258, juin 2000, pp.58-
61. C’est sans surprise que l’on apprend que Cécile Guilbert est “autorisée” à faire ces liens entre Debord et
Bret Easton Ellis grâce à l’éloge formaliste et moraliste qu’elle a écrite de ce premier : Pour Guy Debord, op.
cit., dans la collection “L’Infini”, dirigée par Philippe Sollers.
146
ROBBE-GRILLET Alain, Projet pour une révolution à New York, Paris : Edition de Minuit, 1970.
Glamorama possède l’ironie postmoderne du second degré surdéveloppé en sus (avec la caution symbolique,
c’est-à-dire second degré, d’éléments de pensée radicale).
69
reste alors à faire fructifier, à déplacer le caractère destructeur à l’intérieur de la fiction,
sur la fiction elle-même, sur la forme, voire sur les femmes.
En réalisant un film nostalgique sur une classe révolutionnaire qui n’est plus, sur une
avant-garde qui n’est plus - s’étant sabordée “en son temps”, dit Debord -, le réalisateur
d’In girum se voit vieillir. Un série de photographies de l’auteur à différents âge de la vie,
le dernier autoportrait de Rembrandt se succèdent dans le film de manière à en attester.
C’est donc sur la forme même que se déplace l’agressivité destructrice d’In girum, sur
cette autre expression de l’esthétique sadienne qu’est l’illisibilité, l’ésotérisme.
70

C) L’ésotérisme bon teint


Un film assez hermétique
O.F.C.F., critique d’In girum147

Rappelons brièvement la forme du film : collages d’images fixes ou animées diverses


sur lesquelles est lu tout du long un texte - agrémenté de collages - en voix off, d’un ton
monotone, parfois entrecoupé de musique ou de la bande son des images montrées ;
l’ensemble formant un maillage de références dont l’ignorance est un obstacle à toute
compréhension liminaire du film. Ainsi, lorsque sous la plume de Louis Marcorelles, In
girum est défini comme étant “strictement réservé à la tribu, aux “paroissiens”” (Le Monde,
10-11/05/1981), il semble fondé de dire que ce film, et les exemples le montreront, fait
preuve d’ésotérisme.

Le titre : In girum imus nocte et consumimur igni


Enfin le titre : In girum imus nocte et consumimur igni. La
nuit tombe, le feu embrase la plaine, retournons aux vérités
premières. A nous, cher bachot d’antan, où l’on n’accédait pas à
l’âge d’homme, où l’on ne pouvait entrer à Polytechnique sans
avoir planché sur Horace et Cicéron !
Le Monde, 10-11/05/1981

Cette locution latine est un palindrome - qui peut donc se lire de gauche à droite comme
de droite à gauche - qui peut se traduire par “Nous tournons en rond dans la nuit et
sommes dévorés par le feu.” Phrase que Sidoine Appolinaire prêtait aux papillons de nuit
tournant, de nuit, autour d’une chandelle ou, plus métaphoriquement mais plus
vraisemblablement, dans celles des femmes de nuit. Sa formulation d’origine est : In
girum imus nocte ecce et consumimur igni (“Nous voici, nous qui tournons en rond dans la
nuit et sommes consumés par le feu”)148. Debord choisit de supprimer la forme vocative
portée par l’adverbe ecce. Mais, ce faisant, c’est l’adresse qu’il écarte ; la forme vocative
étant la caractéristique d’une phrase interpellant une personne. Le subtil détournement
qu’il opère peut suggérer que Debord ne fait de cinéma que pour lui, son cinéma ne
s’adresse pas au public. Le titre même de son film clame son mépris pour le spectateur
(dont il sait, in petto, qu’il ne sort pas de l’usine) bêtifié à l’université, pour l’oligophrène
de la scène intellectuelle qui ne comprend pas son titre en latin, qui ne comprend pas que
c’est un détournement subtil (puisque cela demeure un palindrome) d’une phrase relevée
par Sidoine Appolinaire, qui ne comprend pas que ce détournement est justement là pour

147
O.F.C.F. (Office Français Catholique du Film), Fiches du cinéma , Tous les films 1981, “In girum imus
nocte et consumimur igni”.
148
ANDREOTTI Libero, “Introduction” in ANDREOTTI et COSTA, op. cit., p.35.
71
suggérer à l’érudit qui l’aura remarqué que ce titre ne s’adresse pas à lui ; que de ce film,
lui, petit spectateur et ses semblables cultivés abhorrés, n’auront rien !
Ce palindrome aurait déjà pu être l’antienne des acolytes saouls du jeune Guy-Ernest,
artisans de la négation, errant sans fin dans le Saint-Germain des années 50, puisque plus
tard dans le film il adopte et actualise leur posture philosophique égocentrique et
stirnerienne :
Dans le présent, ils n’accordaient aucune sorte d’importance à ceux qui
n’étaient pas parmi eux, et je pense qu’ils avaient raison.

Il revient d’ailleurs dans le cours du film sur ce titre pour en évoquer la parfaite
adéquation avec l’esprit de la dérive psychogéographique149 sur des images de places vides
de Paris la nuit qu’ils arpentaient, lui et ses amis de boisson et surtout avec celle qui fut
son premier et bref amour :
Mais rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne
phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite lettre par
lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si
parfaitement la forme et le contenu de la perdition : in girum imus nocte et
consumimur igni.

Debord insiste lourdement : l’animation du titre lors du générique - où, de manière


synchrone, les lettres du début et de la fin du titre apparaissent progressivement - met déjà
bien en évidence sa forme palindromique, pourtant le film ne se termine pas sur le mot
FIN mais sur “A reprendre depuis le début”, suggérant “d’éprouver“ le palindrome,
suggérant surtout la clôture du film, de l’œuvre, dans un désir de voir l’œuvre d’art
parfaite, pure, qui se suffit à elle-même et dont Flaubert, après Théophile Gautier, rêvait.
Une œuvre qui ne doit rien à personne, qui n’est produite pour personne et qui ne doit, à
son image, ne rien produire, et ici surtout pas d’image. Une note de Debord postérieure au
film confirme d’ailleurs son désir de voir en In girum imus nocte et consumimur igni une
œuvre sui generis, autotélique, à déconstruire à l’infini,150 cette note qui fait référence à ce
titre de fin (“A reprendre depuis le début”), dans la version critique du scénario explique
que,
s’opposant aux traditionnelles marques de conclusion, “Fin” ou “A suivre”,
la phrase doit être comprise à tous les sens du verbe “reprendre”. Elle veut dire
tout d’abord que le film, dont le titre était un palindrome, eût gagné à être revu
à l’instant, pour atteindre plus pleinement son effet désespérant : c’est quand
on a connu la fin que l’on peut savoir comment il fallait comprendre le début.
Elle veut dire aussi qu’il faudra recommencer, tant l’action évoquée que les
commentaires à ce propos. Elle veut dire enfin qu’il faudra tout reconsidérer
depuis le début, corriger, blâmer peut-être, pour arriver un jour à des résultats

149
“Dérive: Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du
passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un
exercice continu de cette expérience.” (IS 1/13) Ce sont de longues promenades en villes dont le hasard est le
seul guide.
150
Debord fait publier en 1990 une version critique du scénario assorti d’un appareil de note qui consiste
principalement à indiquer l’origine et les références des détournements. Il est possible d’y voir une
manifestation de l’état d’inculture dans lequel Debord tenait son public potentiel (ce qu’il feint de croire) ou
un désir de devenir un classique en donnant la clé de le reconstruction de son film.
72
plus dignes d’admiration. (InG.55)
Et Pascal Bonitzer d’y voir “dans l’ivresse de cette perfection centrée sur soi”, dans
“cette double perfection”, “le vertige du palindrome” qui “compose un ordre circulaire
parfait.” (Cahiers du Cinéma, juillet 1981).

Aboutissement du mouvement d’ésotérisation du marxisme


occidental
“C’est une évidence, mais il faut le rappeler aujourd’hui avec force, écrit Löwy : Guy
Debord était marxiste. Assez hétérodoxe par rapport aux courants dominants du marxisme
en France, sans doute, formidablement novateur et ouvert aux intuitions libertaires. Mais il
ne se réclamait pas moins du marxisme.”151 Ainsi, dans leur chasse aux idéologies, aux
“ismes” qui figent et aux dogmes, les situationnistes déclarent qu’ils ne sont pas marxistes
ou, si ils le sont, c’est “bien autant que Marx disant “Je ne suis pas marxiste.””(IS 9/26)
Afin d’entreprendre une critique de l’ésotérisme d’In girum aux travers d’exemples
significatifs, il est nécessaire de replacer ce film dans le courant historique qui le porte et
donc l’asseoir dans l’histoire du marxisme occidental. Nous suivons la définition qu’en
donne Perry Anderson et dont voici l’ensemble des traits qui le définissent en tant que
tradition distincte du marxisme classique :

Né de la défaite des révolutions prolétariennes dans les zones européennes


de capitalisme avancé après la Première Guerre Mondiale, [le marxisme
occidental] se développa en une scission croissante entre la théorie socialiste
et la pratique de la classe ouvrière. Le fossé ouvert à l’origine par l’isolement
de l’Etat soviétique par l’impérialisme fut approfondi et fixé
institutionellement par la bureaucratisation de l’U.R.S.S. et du Komintern sous
Staline. Pour les nouveaux penseurs marxistes apparus en Occident, le
mouvement communiste officiel représentait la seule incarnation réelle de la
classe ouvrière internationale qui ait un sens pour eux - qu’ils y aient adhéré,
qu’ils s’y soient ralliés ou qu’ils l’aient rejeté. Le divorce structurel de la
théorie et de la pratique inhérent à la nature des partis communistes de cette
époque empêchait tout travail politico-intellectuel unifié selon le type défini
par le marxisme classique. Cela eut pour conséquences le confinement des
théoriciens dans les universités, loin de la vie du prolétariat de leur propre
pays, et un rétrécissement de la théorie abandonnant l’économie et la politique
pour se consacrer à la philosophie. Cette spécialisation s’accompagna du
recours à un langage de plus en plus difficile, créant des barrières techniques
proportionnelles à son éloignement des masses.152

La double publication en 1923 d’Histoire et conscience de classe de Georg Lukács et


de Marxisme et Philosophie de Karl Korsch, constitue le tournant décisif de la production
théorique marxiste vers la philosophie. Ces deux livres partagent, en dernière analyse, un
même projet : appliquer la méthode marxienne (dialectique) à l’évolution du marxisme.

151
LÖWY, L’étoile du matin, op. cit., p.83.
152
ANDERSON Perry, Sur le marxisme occidental, Paris : FM/ Petite collection maspero, 1977, pp.128-129.
73
C’est ainsi que Lukács va rechercher Hegel dans les bases philosophiques de Marx ; les
théoriciens marxistes précédents avait délibérément laissé de côté Hegel pour lui préférer
Feuerbach. L’introduction de Hegel dans le champ critique du marxisme aura pour effet
d’obscurcir les textes. Perry Anderson voit un autre paramètre de ce tournant vers la
philosophie dans la révélation tardive (1932) des travaux les plus importants du jeune
Marx : les Manuscrits de 1844 dont Marcuse dira qu’ils démontrent l’importance cruciale
des fondements philosophiques du matérialisme historique à travers toutes les étapes des
travaux de Marx.153 Le marxisme occidental suit ainsi le chemin inverse des centres
d’intérêt de Marx puisque celui-ci commence par la philosophie puis passe à la politique
pour finir par l’économie. Henri Lefebvre est le responsable de la première traduction en
français de ces manuscrits qui, avec les autres écrits philosophiques du jeune Marx comme
L’idéologie allemande, atteignent en France le sommet de leurs influences à la fin des
années cinquante.
En effet, si les figures tutélaires de Debord dans son approche du marxisme et avec qui
il ira naturellement puiser dans les travaux philosophiques du jeune Marx, sont
fondamentalement Lukács et Lefebvre, on peut raisonnablement supposer que c’est parce
que la fin des années cinquante marque le décès officiel du stalinisme. Renaît alors l’élan
d’une recherche d’un marxisme différent, les livres de Korsch et Lukács sont édités
intégralement et ce dernier “devient ici très à la mode” concède Debord à Asger Jorn154,
spécialement dans certains cercles à l’orée des années soixante où, avec le mot fétichisme,
Histoire et conscience de classe est un livre culte. Et si Debord ne fut jamais professeur,
ce qui lui vaudra, selon Peter Wollen (p.145), d’être minoré par les exégètes du marxisme,
il participe pleinement de cet élan d’ésotérisation de toute la production théorique du
marxisme occidental des professeurs philosophes, de Gramsci - faisant figure d’exception
car il n’était pas professeur, mais confirmant la règle par ses écrits de prison dont la lecture
est ardue - à Sartre ou Althusser. Les marxistes s’enfermaient dans l’isolement par rapport
aux masses dans lequel ils se trouvaient, de fait, déjà, étant éloignés du parti qui possédait
le monopole de la communication avec les masses ouvrières en France. Debord, en ce
sens, ne dépareille pas trop avec ses aphorismes. Sa formulation très recherchée, dans un
style classique, rigoriste et épuré, est truffée de détournements qui surcodent le texte et le
ème
rendent inaccessible aux personnes dépourvues d’une grande culture classique (du XVII
siècle), socialiste, éthico-stratégique (de Gracian à Clausewitz) et psychanalytique (de
Freud à Reich), ce qui représentent beaucoup de monde. Viennent encore les références à
l’histoire de l’IS, qui, de l’aveu même de Debord, est encore très peu connue en 1978
comme en 1981. Les arguments de l’auteur repoussent d’un revers de la manche tout ce
qu’il refuse de voir bien qu’il en soit très conscient, trop fasciné par son propre parcours
153
MARCUSE Herbert, Studies in critical philosophy, Londres: New Left Books., 1972, pp.3-4, cité in
ANDERSON, op. cit. p.73.
154
Lettre à Asger Jorn du 11 juillet 1959, Cor-1 244.
74
autodidacte. Il n’y a nul besoin d’être un universitaire en sociologie pour avoir ne serait-ce
que l’intuition de ce que peut être la reproduction des élites par le savoir et la culture.
Debord, sur les images de différentes phases d’une partie de “Kriegspiel”, ce jeu de
société stratégique qu’il a créé à partir des théories de Clausewitz et qui restera
confidentiel jusqu’en 1987155 et donc auquel toute allusion est incompréhensible, déclare
pourtant :
On m’avait parfois reproché, mais à tort je crois, de faire des films
difficiles : je vais finir par en faire un. A qui se fâche de ne pas comprendre
toutes les allusions, ou qui même s’avoue incapable de distinguer nettement
mes intentions, je répondrai seulement qu’il doit se désoler de son inculture et
de sa stérilité et non de mes façons ; il a perdu son temps à l’Université, où se
revendent à la sauvette des petits stocks de connaissances abîmées.

Les films difficiles dont il parle ici sont vraisemblablement d’Hurlements en faveur de
Sade, que l’absence d’image et le collage de textes non narratifs rendent effectivement
illisible, et La Société du Spectacle (1973). Ce film fait figure d’exception dans la
filmographie de Debord puisque c’est une tentative de filmer la théorie, réactualisant ainsi
155
En 1975, René Viénet sculpte pour Debord les pièces de bois du Kriegspiel composant les deux armées
adverses s’affrontant avec un certain nombre de régiments d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, disposant de
forts, d’arsenaux, qui seront déplacées aux gré des opérations sur un terrain en partie montagneux fait d’un
échiquier de 500 cases (25x20). Gérard Lebovici créé en 1977 la Société des Jeux Stratégiques et Historiques
pour protéger les droits du jeu qui semblerait avoir connu une exploitation commerciale en 1987 lorsque,
avec Alice Becker-Ho, Debord fait publier Le “jeu de la guerre”. Relevés des positions successives de toutes
les forces au cours d’une partie, aux Editions Gérard Lebovici.
75
le projet d’Eisenstein de réaliser Le Capital (IS 11/34, 12/104),
avec cette différence que
Debord est à la fois le réalisateur et l’auteur du livre théorique (SdS) dont le texte du film
se compose, serti d’elliptiques citations. Le fait que seuls ces deux films aient eu un
accueil critique dépassant la simple note d’information (soit des articles rapportant le
scandale du premier ou y prenant parti, soit des articles critiques du second) corroborent
cette hypothèse. Quoi qu’ils en soit, il est vrai que les quatre films pour lesquels Debord a
rédigé spécialement un texte sont plus compréhensibles tout en restant d’une lecture
complexe156. Donc, nonobstant le fait que Debord annonce dans In girum la réalisation
d’un film vraiment difficile, il faut se résoudre à en voir un juste un peu moins difficile.
Debord vérifiant ainsi l’adage selon lequel un cinéaste parle toujours mal de son film.

Perry Anderson précise que l’extrême difficulté de langage qui caractérise une grande
ème
partie des productions du marxisme occidental au XX siècle ne fut jamais contrôlée par
la force du rapport direct ou actif avec une audience prolétarienne. Au contraire, cette
complexité verbale très supérieure au minimum nécessaire fut le signe de son divorce de
toute pratique populaire. C’est là le grand paradoxe de Debord qui malgré, ou grâce à sa
langue quasi-impénétrable, veut “réunir le séparé” et se fondre dans l’action. Les maoïstes
s’y essayent également; ils font preuve d’un aristocratisme hiérarchique dans leur
groupuscule UJCml selon la compréhension théorique des textes ardus du caïman Louis
Althusser mais prônent en même temps l’établissement dans les usines (qui a pour but de
court-circuiter le rôle de parti) et finissent par adopter une langue très compréhensible et
souvent très populiste dans leur organes de presse. Mais il faut rendre justice à
l’Internationale Situationniste qui sut se montrer davantage plurielle que Debord et lui
reconnaître le souhait de se lier aux masses, en tant qu’avant-garde. Car s’il est vrai qu’en
général “la réduction de l’espace des travaux théoriques à l’alternative étroite de
l’obéissance institutionnelle ou de l’isolement individuel entrava toute possibilité de
rapport dynamique entre le matérialisme historique et le combat révolutionnaire et
empêcha tout développement direct des principaux thèmes du marxisme classique”157, l’IS
a justement désiré revenir à ce lien entre l’organisation concrète des masses et un travail
théorique marxiste. Elle s’y est essayé par une analyse de la société en termes marxistes
révisés (Korsch, Lukács, Lefebvre) de catégories (les spectateurs) du capitalisme avancé
(la société spectaculaire-marchande), assignant à la classe prolétarienne étendue, en son
sein, des objectifs politiques “avancés” concordants (conseils ouvriers et réification de la
vie quotidienne). Les situationnistes le répètent d’ailleurs souvent, la théorie ne vaut que si
elle trouve à s’actualiser dans la pratique. “Ce n’est pas la plus sublime des théories qui

156
Il s’agit de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), de
Critique de la séparation (1961), de Réfutation de tous les jugements tant élogieux qu’hostiles qui ont été
jusqu’ici portés sur le film La Société du spectacle (1975) et d’In girum imus nocte et consumimur igni.
157
ANDERSON, op. cit., p.66
76
pourrait jamais garantir l’événement ; tout au contraire, c’est l’événement réalisé qui est le
garant de la théorie.” Et c’est tout l’exercice du film La Société du Spectacle que de
rappeler que mai 68 a prouvé la validité de ses théories, et il y revient dans In girum. Mais,
comme il a été vu plus haut, Debord a fait entre-temps son deuil du prolétariat comme
agent révolutionnaire et si ses deux films précédents voulaient s’adresser au prolétariat,
tout en s’adressant aux étudiants qui formaient le seul public assez cultivé pour le
comprendre, son film de 1978 prend acte de ses déclarations et rejettent de manière égale
tous “ceux qui ne comprennent pas [son] film”. Coupé de tout mouvement politique,
organisation, groupuscule ou collectif, Debord n’a plus alors qu’à se convaincre lui-même,
non pas de faire la révolution, mais qu’il est bien révolutionnaire.

Mimétique de l’incohérence et correction, les justifications


théorico-esthétiques de l’ésotérisme
Perry Anderson rappelle à propos du marxisme occidental et précisément de sa
méthode d’analyse, que “le principal champ d’application de cette méthode fut
l’esthétique.”158 L’IS, en tant qu’avant-garde, est un exemple parfait de ce développement.
Après le politique, ou en approfondissement du politique, on parvient donc à un deuxième
niveau analytique de cet ésotérisme : celui des théories esthétiques. D’une mimétique de
l’incohérence à la correction, les justifications théorico-esthétique de l’ésotérisme d’In
girum ne s’intéressent pas au processus de distinction et au mépris de la culture de masse
corollaire qui les fondent pourtant.

Tant Thomas Y. Levin qu’Anselm Jappe159 suivent la piste de l’auto-exégèse


moderniste que Debord met en place, déjà en 1959, dans son deuxième court-métrage,
lorsqu’il déclare sur un écran blanc que
Ce qui, le plus souvent, permet de comprendre les documentaires - c’est la
limitation arbitraire de leur sujet. Ils décrivent l’atomisation des fonctions
sociales, et l’isolement de leur produits. On peut, au contraire, envisager toute
la complexité d’un moment qui ne se résout pas dans un travail, dont le
mouvement contient indissolublement des faits et des valeurs, et dont le sens
n’apparaît pas encore. La matière du documentaire serait alors cette totalité
confuse. (OCC 27-28)
C’est toujours sur ce programme que, quelques vingt ans plus tard, Debord fait un film
sur le passage de ce “temps désordonné.” Mais ce qui n’était alors que “totalité confuse” a
muté en “secret généralisé”(Com §5) car le spectacle est devenu total. Il faut, sur cette
question, rapprocher Debord d’Adorno, affinité de départ plutôt logique au vu du bref récit
du marxisme occidental esquissé ci-dessus, de la place du concept d’aliénation dans leur
critique sociale respective et, comme le montre Jappe, malgré des cheminement différents,

158
ibid., p.130.
159
LEVIN, op. cit. et JAPPE Anselm, “Sic Transit Gloria Artis: “The End of Art” for Theodor Adorno and
Guy Debord.” in SubStance A review of theory and literary criticism, University of Winsconsin Press, # 90,
1999, pp.102-128.
77
le constat commun de la mort de l’art. Pour le philosophe de l’Ecole de Francfort, qui a du
fuir le régime nazi, “le Total est non vrai”160. Défiance que l’on retrouve chez le Debord
d’après 1975 pour qui la seule chose totale qui soit est le spectacle qui est mensonge et
falsification, soit le règne du séparé, donc du non identique, du non vrai.(SdS §9)161 Il
échoue donc à l’avant-garde de dévoiler ce règne du non vrai. Ce faisant, Debord, avec In
girum, s’inscrit dans la définition d’Adorno (et de Peter Bürger) de l’avant-garde en
donnant à voir des œuvres du fragment qui dévoilent cette séparation.162 In girum
fonctionne sur cette double dynamique adornienne : à la fois centripète (le titre en
palindrome) et centrifuge (la critique sociale) ; portrait de sa propre impossibilité (Debord
y annonce que, du résultat de ses réflexions, son public ne saura rien, à quoi succède
quelques minutes d’écran blanc), témoignage confirmant la dissonance comme vérité de
l’harmonie. Thomas Y. Levin aborde succinctement ce dernier point dans son article (p.90).
Il y rappelle que le désir de continuité narrative et d’intelligibilité générale est alimenté par
une conscience refoulée de l’absence d’une telle continuité et intelligibilité dans le monde,
dans notre vie. Debord en retour justifie le refus d’une telle transparence (par exemple,
que la bande-son soit sémantiquement redondante afin de ne pas submerger le spectateur)
en argumentant que cette incompréhensibilité est une expérience quotidienne que ses films
se proposent de dévoiler. Levin pointe ici la justification théorique d’une esthétique de
l’avant-garde ayant pour conséquence la mise à distance du public philistin, mise à
distance “légitimée” par ce devoir de dévoilement de la tyrannie totalitaire. C’est ainsi
qu’Adorno interprétait les dissonances de Schœnberg comme renvoyant le peuple à sa
propre condition, Schœnberg qu’il opposait à Stravinsky, relégué à la culture de masse,
composant une musique séduisante, régression dans l’histoire de la musique, figure du
“facile”163. Aussi “facile” que le cinéma tel qu’il fut, hormis celui de Debord :
Pour justifier aussi peu que ce soit l’ignominie complète de ce que cette
époque aura écrit ou filmé, il faudrait un jour pouvoir prétendre qu’il n’y a eu
littéralement rien d’autre, et par là même que rien d’autre, on ne sait trop
pourquoi, n’était possible. Eh bien ! Cette excuse embarrassée, à moi seul, je
suffirai à l’anéantir par l’exemple.

En quelque sorte, Debord prétendrait présenter de façon mimétique, avec ses premiers
films (Sur le passage et Critique de la séparation), l’incohérence du monde réel, la

160
EAGLETON Terry, The ideology of aesthetics, Londres : Blackwell Publishers, 1990, p.354.
161
Auparavant, Debord est plus proche de Lukács pour qui la totalité existe déjà en principe mais attend
d’advenir. Le situationniste tente de la faire advenir par une pratique poétique (construction de situations)
“réunissant le séparé”.
162
“What we differentiate will appear divergent, dissonant, negative for just as long as the structure of our
consciousness obliges it to strive for unity : as long as its demand for totality will be its measure for whatever
is not identical with it.” ADORNO, Negative Dialectics, Londres, 1973, pp.5-6, cité dans EAGLETON, The
ideology of the aesthetic, op. cit., pages 345-357.
163
ADORNO Theodor, Philosophie de la nouvelle musique, Paris : Gallimard, collection “Tel”, 1962. cf.
également, pour une histoire critique du succès rencontré par de telles positions dans la France moderniste de
l’après-guerre et jusqu’à nos jours, DUTEURTRE Benoît, Requiem pour une avant-garde, Paris : Pocket,
collection “Agora”, 2000, nouvelle édition revue et augmentée.
78
séparation à l’œuvre. Selon cette mimétique de l’incohérence relevée par Levin (p.90), ces
films ne sont pas satisfaisants car la société n’est pas satisfaisante, l’incohérence du film
reflète celle de la réalité, la pauvreté matérielle des films la pauvreté de son sujet, etc. Le
refus de la réduction à une pseudo-cohérence offre la possibilité, dans son impénétrable
densité, d’un sens, pas encore accessible, alternatif. Sous cet angle encore, on retrouve
cette idée moderniste que la fiction (la critique sociale) est une grande métaphore de la
forme.

Mais, en ce qui concerne le texte seul d’In girum, à la différence du film, le style de
Debord évolue d’une forme avant-gardiste (sur le modèle de Dada et du surréalisme)
favorisant la communication des idées à une forme plus classique laissant la primeur à la
correction de l’expression, aux dépends de la compréhension et, plus généralement, de la
communication, suivant en cela les réflexions d’Adorno exposées dans sa Théorie
Esthétique.164 S’il ne fait que dénoncer l’illettrisme programmé et rampant dans In girum,
il révèle dans son Panégyrique la rigueur qui l’animait depuis l’écriture de la Société du
Spectacle : “parler la belle langue de son siècle” (PanI 19-22). “Refusant de miner la langue,
regrette Gérard Guégan (Les Nouvelles Littéraires, 4/06/1981), de jouer avec elle réellement, de
la salir, il a choisi pour s’exprimer de replacer ses mots hors de son époque, dans la
poussière de l’antique.” Il utilise abondamment les classiques pour pouvoir être
précisément traduit encore dans quelques siècles plutôt que largement compris maintenant.
Cette correction peut s’apparenter, paradoxalement, à l’illisibilité que Barthes théorise
dans S/Z comme un dépassement du Classique165 - dépassement qui pare à la récupération
fatale à toute avant-garde. Etre récupéré par l’Institution, l’Académie, en effet, c’est perdre
son statut d’avant-garde puisque le classique est une valeur canonisée, une valeur modèle.
L’un des moyens d’y échapper est cette agressivité qui proclame sa négativité contre la
répétition, l’innovation à tous prix et l’illisibilité qui tient à la fois le plus grand nombre et
le Classicisme, à l’écart (un temps seulement166).
En partant de La Sarrasine de Balzac, Barthes établit que tout texte classique est lisible,
c’est-à-dire qu’il peut-être lu mais non écrit : un texte écrit (scriptible ou encore illisible)
libère le lecteur de son rôle de consommateur pour celui de producteur de texte, il le sauve
de cette oisiveté dans laquelle le lisible, avec son “sérieux” qui n’en est pas un, le confine.

164
ADORNO Theodor, Théorie Esthétique, Paris : Klincksieck, collection ”Esthétique”, 1995.
165
BARTHES Roland, S/Z, in Œuvres complètes, tome II, Paris : Seuil, 1995.
166
Un temps seulement, en effet. Jusqu’au début des années 80, Alain Robbe-Grillet faisait de chacun de ses
nouveaux romans, de ses nouveaux films, dans une course contre les “interprétations critiques” que
pouvaient en faire Jean Ricardou, une réponse au précédent, un commentaire - lui permettant à la fois de
redistancier son lectorat et le canon, et de construire son œuvre qui gagnait en cohérence à être présentée
ainsi. Mais avec La Reprise, publiée en 2001 (Les éditions de Minuit), les critiques ont unanimement salué
en France l’entrée du style d’Alain Robbe-Grillet parmi les Classiques.
Ce jeu d’auteur “auteurisant” n’est évidemment pas étranger à Debord qui répond à son premier long-
métrage par un court, qui écrit les Commentaires à son grand œuvre et se cite sans cesse.
79
Selon Barthes, le texte illisible a cela de supérieur au classique qu’il refuse la posture
facile, voire voluptueuse. “Des textes scriptibles, il n’y a peut-être rien à dire”, écrit-il
dans S/Z (p.558) ; “le texte scriptible est un présent perpétuel, sur lequel ne peut se poser
aucune parole conséquente (qui le transformerait, fatalement, en passé.)”, il “abolit toute
critique”, c’est “l’essai sans la dissertation.” Autant de caractéristiques que Debord
revendique pour son œuvre dans In girum, film “au-dessus de toute critique”, “fait avec
n’importe quoi”, qui se réduit à l’essence (lorsqu’il rappelle avec Musil “qu’il est des
activités intellectuelles où ce ne sont pas les gros livres, mais les petits traités, qui font la
fierté d’un homme”).

Deux corrélats assez concomitants s’articulent autour de ces justifications esthétiques.


Tout d’abord c’est la distinction dans son mépris du facile, puis son mépris pour la culture
de masse qui rejoint ici son mépris pour les “salariés du premier rang” qui en font une
consommation “culturelle”.

Dans La Distinction, Pierre Bourdieu met en évidence les tenants de l’esthétique pure à
laquelle répond sur plusieurs points In girum, à ceci près que Debord ne place pas ses
dénis sur le registre du goût mais de la conscience révolutionnaire. C’est d’abord, et on
retrouve exactement les mêmes mots dans la critique conservatrice de la culture de masse
chez Ortega y Gasset et chez Debord, la volonté ostentatoire de montrer que le public se
divise en deux castes antagonistes à propos de l’art moderne : “ceux qui le comprennent et
ceux qui ne le comprennent pas.”167 Debord est tout aussi explicite, mais il place sa
compréhension du monde comme préalable à la compréhension de son film :
Aucun film n’est plus difficile que son époque. Par exemple, il y a des gens
qui comprennent, et d’autres qui ne comprennent pas, que lorsque l’on a offert
aux Français, selon une très vieille recette du pouvoir, un nouveau ministère
appelé “Ministère de la Qualité de la Vie”, c’était tout simplement, comme
disait Machiavel, “afin qu’ils conservassent au moins le nom de ce qu’ils
avaient perdu.” Il y a des gens qui comprennent, et d’autres qui ne
comprennent pas, que la lutte des classes au Portugal a été d’abord et
principalement dominée par l’affrontement direct entre les ouvriers
révolutionnaires, organisés en assemblées autonomes, et la bureaucratie
stalinienne enrichie de généraux en déroute. Ceux qui comprennent cela sont
les mêmes qui peuvent comprendre mon film ; et je ne fais pas de film pour
ceux qui ne comprennent pas, ou qui dissimulent, cela. (OCC 170-171)

In girum, comme nous l’avons montré plus haut, adopte non seulement une forme
illisible, mais plus encore, l’auteur y refuse explicitement au public le droit de ne pas tout
comprendre. Une remarque de Suleiman à propos de Robbe-Grillet (p.50) s’accorde encore
une fois très bien à ce film de Debord, à savoir que chaque nouvelle œuvre devient un

167
GASSET J. Ortega y, La deshumanización del arte y otros ensayos de estética, Madrid: Revista de
occidente, 1976, (11° édition, 1° en 1925), pp.15-17. Cité in BOURDIEU Pierre, La distinction, critique
sociale du jugement, Paris : Les éditions de Minuit, collection “Le sens commun”, 1979, p.31.
80
autre texte avec lequel l’auteur démontre que le “vrai” sujet de la fiction d’avant-garde
(moderne ou postmoderne) est sa propre illisibilité (en fait un geste déconstructionniste
devenu, chez le lecteur/spectateur de Debord, familier). Ce déni prend un aspect politique
d’une part comme le montre l’extrait ci-dessus ou plus simplement culturel comme ci-
dessous:
On m’avait reproché, mais à tort je crois, de faire des films difficiles : je
vais pour finir en faire un. A qui se fâche de ne pas comprendre toutes les
allusions, ou qui même s’avoue incapable de distinguer nettement mes
intentions, je répondrai seulement qu’il doit se désoler de son inculture et de sa
stérilité, et non de mes façons : il a perdu son temps à l’Université, où se
revendent à la sauvette des petits stocks de connaissances abîmées.

Ainsi, avec In girum, deux opérations de distinction se mettent en place : tout d’abord
entre le public qui comprend le film et celui qui ne le comprend pas. Les principes de
lucidité politique sont mis au devant de toutes barrières culturelles ; le culturel semble
ainsi entièrement inclu dans le politique. Mais la contradiction vient justement de ce que le
deuxième mode de distinction dans In girum s’opère sur des différences de cultures.
Debord détourne des œuvres de la culture populaire et des œuvres de la culture savante,
non sans marquer ses préférences.

Depuis sa rencontre en 1957 avec les peintres Asger Jorn et Pinot Gallizio, tout deux
ethnologues épris de culture populaire, Debord s’est écarté de cet intérêt “scientifique”
pour les choses populaires. En effet, s’il continue à s’intéresser en 1978 à Prince Vaillant,
la bande dessinée que publie de manière hebdomadaire Hal Foster depuis 1937, c’est parce
qu’elle est devenue un classique168 du huitième art qu’il est possible de réinjecter dans la
culture savante. Il détourne ainsi Prince Vaillant pour illustrer dans la deuxième partie du
film l’épopée de son ami Ivan Chtcheglov. Ces images de culture populaire rehaussé par
leur statut classique échappent au régime qui leur est appliqué dans la première partie du
film.
En effet, rappelons-le, In girum est construit en deux grandes parties, la première est
consacrée à l’accusation des masses, la seconde à l’éloge de Guy Debord. Or dans la
première, c’est le régime publicitaire qui prime et ce sont, bien plus souvent que dans la
deuxième partie, des images fixes qui composent ce réquisitoire. Photos tirées de
catalogues, de magazines de décorations intérieures ou de publicités télévisées et
cinématographiques, ces images sont bel et bien estampillées du sceau mercantile. Il y
mêle d’ailleurs “la bande originale complète du plus quelconque des westerns”, des
extraits de La flèche noire de Robin des bois, d’autres films hollywoodiens non-identifiés
ainsi que de nombreux extraits d’une série télévisée reprenant le personnage de Zorro.
168
Il écrit d’ailleurs au magazine de bande dessinées américaines Fiction pour s’inscrire comme
“souscripteur d’un éventuel tirage en photocopie des bandes dessinées classiques. Volant au secours de la
victoire, je désignerais Guy l’Eclair, Prince Vaillant et Mandrake comme sujets à rééditer au plus tôt.” Lettre
à Fiction du 10 mars 1962, Cor-2 130.
81
Debord parle la majorité du temps par dessus les images de ces films détournés et
explicitement reléguées au second rang. On retrouve ici ce primat de l’écrit sur le visuel
que Terry Eagleton nomme “l’interdiction judéo-marxiste ou judéo-marxienne de défi à
l’égard de l’icône.”169 Son verbe écrase les images de films équivalant à de la novlangue
publicitaire. Ce principe ne se limite pas à la première partie du film comme l’indique le
goût prononcé de Debord pour les films de Carné et Prévert, précisément Les Visiteurs du
Soir et Les Enfants du Paradis. Les extraits les plus significatifs de ce dernier film sont en
effet ceux où les brillants dialogues de Prévert “atteignent un degré de réalité si
hallucinant que Carné doit souvent se contenter de nous les faire écouter, sans oser s’y
mesurer avec des images”.170 Déjà avec l’IS, Guy Debord s’inscrit dans une tradition
intellectuelle française de dénigrement de la vision au profit de l’écrit.171 Le verbe
provenant de l’intellect pur est toujours plus pur, moins “facile” que des images “fausses
ou insignifiantes.” A cet égard, il est intéressant de noter que la description des images est
la véritable peau de chagrin des publications successives des scénarii de Debord.172
Avec In girum, il réitère cette dichotomie entre le Verbe issu du logos mâle opposé à la
féminité de l’apparence, de l’icône ; dichotomie qui n’épargne que peu de mouvements
d’avant-garde.173 Lorsque les situationnistes s’enflamment pour Hiroshima mon amour,
seul cinéaste qu’ils reconnaissent avec les lettristes et Jean Rouch, ils notent que,
Hiroshima, sans renoncer à une maîtrise des pouvoirs de l’image, est fondé
sur la prééminence du son : l’importance de la parole procède non seulement
d’une quantité et même d’une qualité inhabituelles, mais du fait que le
déroulement du film est beaucoup moins présenté par les gestes des
personnages filmés que par leur récitatif (lequel peut aller jusqu’à faire
souverainement le sens de l’image [...]). (IS 3/8)

169
EAGLETON, The ideology of the aesthetic, op. cit., p.347.
170
SELLIER Geneviève, Les Enfants du Paradis, Paris : Nathan, collection “Synopsis”, 1992, p.75.
171
Ce dénigrement se trouve bien résumé dans les deux thèses suivantes de la Société du spectacle :
“Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de
diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement
traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée.” (SdS §5)
“Le spectacle est l’héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une compréhension
de l’activité, dominée par les catégories du voir ; [...]” (SdS §19)
cf. aussi le décevant chapitre 7 (“From the Empire of the Gaze to the Society of the Spectacle : Foucault and
Debord.”) de JAY Martin, Downcast Eyes. The Denigration of Vision in Twentieth-Century French
Thought, Berkeley, Los Angeles / Londres : University of California Press, 1993, pp.381-434.
172
Le premier scénario d’Hurlements en faveur de Sade, publié avant sa réalisation dans la revue Ion (Paris :
Centre de Création, 1952), contient de nombreuses descriptions d’images. Le film réalisé n’en contiendra
finalement aucune. Les scénarii de ses trois premiers films sont publiés en 1964 (Contre le Cinéma, op. cit.)
mais ses deux court-métrages ont déjà perdu de leur descriptions d’images et des photogrammes les
accompagnant lors de la publication des OCC en 1978. Il en advient de même pour In girum, qui de 1978 à
1999 (en passant par 1990 et 1994) en arrive à se voir dépouillé de tous ses photogrammes mais surtout de
toutes ses descriptions ainsi que des dialogues des passages de films détournés les plus significatifs (Les
Enfants du Paradis), ne laissant plus qu’un texte qui aurait pu ne jamais se compromettre avec des images.
173
cf. SULEIMAN, op. cit. p.21-24 pour la manière dont les Surréalistes reculent dans la pertinence de leur
critiques des images lorsque la femme est concernée, rendant le réel, l’imaginaire et le symbolique
interchangeables.
82
Enfin, dans In girum, Debord déclare :
Voici par exemple un film où je ne dis que des vérités sur des images qui,
toutes, sont insignifiantes ou fausses ; un film qui méprise cette poussière
d’images qui le compose.

Car le problème est bien là pour Debord : “Les images existantes ne prouvent que les
mensonges existants.” Le primat du visible et le règne de l’apparence (SdS §12, 17) sont
consubstantiels à celui du spectacle qu’il a théorisé. “Le spectacle est le capital à un tel
degré d’accumulation qu’il devient image.” (SdS §34) Le spectacle, règne du faux, ne peut
donc que mettre au devant la vision et les images ne peuvent être que mensonges, images
publicitaires.
A l’instar d’un Godard, Debord met en place des identifications réductrices. On l’a vu
plus haut lorsqu’il réduit les “salariés du premier rang” à la publicité, la réduction joue ici
pour la culture de masse et pour les femmes. La culture populaire est explicitement
féminine chez Debord et les situationnistes, ainsi que l’attestent les photos de femmes
nues censées incarnées le monde dégradé de la publicité dans les pages de l’IS ou dans le
film La société du Spectacle. Les schèmes antiques relevés par Michelle Coquillat174 sur la
mythologie de l’artiste créateur, et surtout de l’écrivain semblent bien trouver une
incarnation probante avec In girum où l’abstraction pure est du domaine de l’homme, du
révolutionnaire. Sans développer ce large champ, il suffit ici de comprendre que Debord
pose sa lucidité comme garant de la valeur de ses jugements, et notamment sur la culture
de masse :
Ils savent très pertinemment, mais ne doivent pas dire, que la culture de
masse ment ou se trompe sur tout ce qui peut se rapprocher d’un
commencement d’intérêt. Et ce n’est pas par un regrettable hasard : c’est sa
fonction comme culture de masse. (Rep 12-13)

On le retrouve donc ici encore bien proche d’Adorno, refusant de considérer le peuple
comme capable de produire quoi que ce soit d’authentique, ce qui s’accorde au mépris
qu’il entretient pour ce dernier et pour le plaisir évident qu’il a à faire partie d’une élite,
capable, entre autre, de produire des œuvres d’art.

174
COQUILLAT Michelle, La poétique du mâle, Paris : Gallimard, 1982.
83
L’aristocratisme

We few, happy few


We, band of brothers
Lorsque, détournant Shakespeare, Debord reprend cette phrase prononcée par Henri V
à ses fidèles avant la bataille d’Azincourt175, le film La Société du Spectacle touche
presque à sa fin et à l’écran demeure la photo du comité d’occupation à l’assemblée
générale de la Sorbonne, le 17 mai 1968, dans le grand amphi. Un zoom nous fait
175
SHAKESPEARE, William, Henri V, acte IV, scène III.
84
découvrir Debord dans la foule, puis suivent des photos de ses compagnons d’alors. La
phrase d’Henri V peut se voir alors comme la confirmation des conceptions
communautaires particulières de frères inégaux autour du roi Debord.
En fait, comme le note Apostolidès176, la sensibilité intellectuelle et artistique de
ème
Debord est très marquée par le XV siècle européen. Découverts vers 1956 à la faveur du
livre de Huizinga, L’automne du Moyen-Âge177 - qu’il cite plusieurs fois et, notamment, en
exergue de ses Mémoires178 - le Moyen-Âge et les valeurs de la chevalerie à son crépuscule
séduisent Debord. En 1980, dans la postface à sa traduction des Stances sur la mort de
mon père de Jorge Manrique179, il loue cette hauteur des “faiseurs de roi.” Il s’éprend de
François Villon et détourne beaucoup, spécialement dans In girum, les bandes dessinées
de Prince Vaillant ainsi que le film Les visiteurs du soir. Il rend plus évident pour son
public le parallèle avec sa situation de dernier chevalier dont l’orgueil réduit à néant les
autres gauchistes déchus et sans honneur. Le thème de la chevalerie lui permet aussi de
développer ses conceptions de la communauté de frères d’élite. Le fonctionnement de l’IS,
tel que nous l’évoquions plus haut, est à cet égard exemplaire. Plus simplement, son
mépris des classes inférieures, l’assurance qu’il arbore de faire parti de ces happy few qui
ont découvert le passage du Grand Nord, qui, doués d’une intelligence certaine, savent
vivre, tout cela lui donne ce ton aristocrate que tous les critiques, parfois envieux,
s’accordent à lui décerner180. Il ne cesse en effet de clamer son excellence (fut-elle en rien,
comme l’indique son détournement du Omar - “Doctor in nothing“ - de Shangaï Gesture),
de constater l’inégalité “aux dépends des autres”. Cette geste aristocratique, Debord la
goûte à son acmé avec le personnage hautement aristocrate de Censor. Dans les derniers
instants d’In girum, Debord finit par parler de lui à la troisième personne.
L’aristocratisme est une caractéristique de l’anarchiste de droite. Décréter la Liberté
176
APOSTOLIDES Jean-Marie, Les tombeaux de Guy Debord précédé de Portrait de Guy-Ernest en jeune
libertin, Paris : Exils, collection “Essais”, 1999, pp.128-136.
177
HUIZINGA Johann, L’automne du Moyen-Âge, Paris : Payot, petite bibliothèque, 1989, traduit du
hollandais par J. Bastin (jusque récemment, la traduction du titre proposait “Le déclin du Moyen-Âge”).
Huizinga, qui a écrit ce livre en 1919 et est également l’auteur d’un autre ouvrage qui marque Debord :
Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris : Gallimard, 1951.
178
“Toute époque aspire à un monde plus beau. Plus le présent est sombre et confus, plus ce désir et profond.
Au déclin du moyen-âge, la vie s’emplit d’une sombre mélancolie... Au XVème siècle, ce n’était ni de mode
ni de bon ton, pourrait-on dire, de louer ouvertement la vie. Il convenait de n’en mentionner que les
souffrances et le désespoir. Le monde s’acheminait vers sa fin, et toute chose terrestre vers sa corruption.
Tout ce que nous savons de l’état d’âme des grands témoigne de ce besoin sentimental de broyer du noir.
Presque tous déclarent qu’ils n’ont vu que misères, qu’ils s’attendent à pis encore et ne voudraient pas refaire
le chemin parcouru... Le poète et chroniqueur Charles le Téméraire a choisi comme devise : “Tant a souffert
La Marche” ; il trouve à la vie un goût amer et son portrait nous frappe par l’expression morose propre aux
visages de cette époque.” (Mémoires, op. cit., 2ème partie, 1ère planche) Il est intéressant de voir comment
Debord, en 1958 et 1978, fait sienne cette attitude face à la mort.
179
MANRIQUE Jorge, Stances sur la mort de mon père, Paris : Champ Libre, 1980, traduit du castillan par
G. Debord, avec une postface du traducteur.
180
Anselm Jappe parle de son “esprit aristocratique” (JAPPE, Guy Debord, op. cit. p.157), Apostolidès
analyse son “inégalité aux dépends des autres” (APOSTOLIDES op. cit., p.94), Michel Bounan préfère
parler de ceux qui “se paraient maintenant des oripeaux rajeunis du vieil aristocratisme” (BOUNAN Michel,
La vie innommable, Paris : Allia, 2000, p.13)
85
d’office, comme un impératif collectif, n’est pas seulement pour Léon Daudet une
absurdité et une incohérence - la liberté étant selon lui toujours individuelle, elle se prend,
elle se vit, elle se mérite - mais aussi une manière ostentatoire de présumer des forces de
tout un chacun : car, toujours d’après lui, les hommes réellement libres sont rarissimes et
pour la majorité d’entre eux ce mot a surtout le sens d’une absence d’entraves et d’une
inclination vers la licence et la facilité.181 Ce n’est pas solliciter le texte d’In girum que d’y
relever des pièces “étayant” son dossier anarchiste de droite, mais ce serait écarter l’ironie
dont il fait preuve à l’égard de lui-même, si ambiguë soit-elle par moment.

D’ailleurs, pour revenir plus amplement sur l’anarchisme de droite invoqué dans ce
chapitre à l’égard d’In girum, il faut rappeler que si, “dans son ardeur protestataire, le
provocateur s’attache volontiers à dénoncer un méfait particulier du système - à
l’exclusion de tout le reste, qui le produit pourtant, l’exige même et suscite d’autres
calamités tout aussi remarquables,”182 Debord échappe, avec ce film, à cette définition.
Ayant comme sujet la vie humaine, il développe une critique de l’ensemble du système qui
la rend insipide, même s’il ne nomme que le spectaculaire comme méfait (totalisant).
Il n’y a pas de thèse raciste développée dans In girum, mais les “salariés du premier
rang” sont identifiés à de la viande de charcuterie, ce qui correspond peut-être à la
virulence d’une époque où l’Italie est ensanglantée par un terrorisme certes peu humaniste,
mais n’en reste pas moins, pour une oeuvre qui se veut ancrée dans la pensée marxiste,
trop peu humaniste. Dans la deuxième partie du film, il se présente ainsi sous les traits du
tueur Lacenaire des Enfants du Paradis qui, si il a un goût pour le verbe, méprise
l’humanité.183
Enfin, le flou dans lequel In girum laisse le spectateur face à des objets au ton libertaire
ambigu, dans un contexte de délitement social et des idéologies, a peut-être plus partie liée
au cynisme qu’à l’anarchisme de droite. L’affaire Censor en est un exemple probant. Nous
pouvons donc, avec Jacques Bouveresse, nous interroger sur les postures incohérentes de
certains penseurs radicaux de l’après-68 tel Debord, tant il a revendiqué, dans In girum
particulièrement, cette cohérence entre sa vie et son oeuvre et, ce qui lui apparaît comme,
conséquemment, la cohérence de son oeuvre :
les intellectuels qui ont décidé d’être tout à fait réalistes et même
franchement cyniques sur des questions comme celle de la vérité devraient
prendre la peine d’expliquer une bonne fois ce qui distingue le néoréalisme et
le néo-cynisme de la gauche “éclairée” de leurs frères ennemis de la pensée de
droite la plus traditionnelle. Cela éviterait à ceux qui sont encore sensibles à
l’exigence d’un minimum de cohérence et d’intelligibilité d’avoir l’impression
désagréable que les penseurs qui sont le moins soupçonnables d’être à droite
sont ceux qui, comme Nietzsche, ont le plus fait pour déconsidérer et liquider
les idéaux humanitaires et les utopies moralisatrices et progressistes sur

181
RICHARD, Les anarchistes de droite, p.17.
182
BOUNAN Michel, L’Art de Céline et son temps, Paris : Allia, 1997 et 98, pp.105-106.
183
cf. SELLIER, op. cit., p. 54.
86
lesquels une gauche, quelle qu’elle soit, a toujours dû et devra toujours
appuyer son action et d’être obligés de se dire que l’on peut décidément
défendre à peu près n’importe quelle forme d’élitisme, à la condition d’avoir
une réputation d’homme de gauche définitivement établie, de rester
suffisamment implicite et de toujours laisser soigneusement aux penseurs et
aux politiciens de droite la responsabilité des conséquences et des
applications.184

En attendant la conclusion de ce travail pour proposer des éléments de réponse à cette


question, concluons pour ce chapitre-ci que, dans In girum, Debord, tout auréolé de sa
gloire situationniste, laisse parler son mépris sans appel pour ces prolétaires sans
conscience, “ce florissant appareil syndical et politique, toujours prêt à prolonger d’un
millénaire la plainte du prolétaire, à seule fin de lui conserver un défenseur”, ces anciens
gauchistes revenus et rapidement convertis aux modes intellectuelles du moment, tel
l’humanitarisme arboré par des anciens de Socialisme ou Barbarie. Le cinéaste atrabilaire
achève de déconsidérer un système de société qu’il combat depuis longtemps dans une
lutte dont il a beaucoup appris, mais cette fois, “le résultat de ces recherches, et voilà la
seule bonne nouvelle de [sa] présente communication, [il] ne la livrera pas sous la forme
cinématographique.”
Debord se détourne.

184
BOUVERESSE Jacques, Rationalité et cynisme, Paris : Edtions de Minuit, collection “Critique”, 1985,
pp. 17-18.
87

- CHAPITRE III -

Le repli sur soi de l’Artiste


88
In girum dresse le constat amer du délabrement avancé de la société. Il part du général
pour aller vers le particulier, du marasme généralisé pour aller à l’exemple d’une vie “qui
montre suffisamment, en négatif,” la non-vie des autres. Les lieux du film suivent ce
mouvement centrifuge, de la société entière vers Paris, puis de quartiers de Paris, Florence,
Venise, vers les demeures diverses habitées par Debord, et enfin Champot, la maison de
campagne où il s’est retiré ; “une inaccessible maison entourée par des bois, loin des
villages, dans une région extrêmement stérile de montagne usée, au fond d’une Auvergne
désertée.” (PanI 56)

La première étape de cette focalisation, recentrement du sujet sur la ville de Paris, est
l’occasion d’une hausse qualitative de la mise en scène du film. C’est pourquoi, ce
chapitre, plus que les précédents, se penchera sur la monstruosité cinématographique d’In
girum, sur la manière dont des monstres s’intègrent au récit filmique, sur ce qu’ils y
apportent, l’intertextualité qu’ils mettent en branle, sur ce qu’ils gardent de leur puissance
évocatrice, narrative, textuelle, sur ce que ces greffes donnent à voir. Plus particulièrement
il s’agira d’apprécier comment plusieurs séquences dialoguées sont détournées et qui,
parce qu’elles ne sont pas recouvertes par la voix de Debord, accèdent à un degré de
signification narrative à l’intérieur même d’In girum. Il s’agit des Enfants du Paradis de
Marcel Carné et Jacques Prévert. Le régime esthétique d’emprunt aux Enfants du Paradis
s’installe aux prémices de la seconde partie d’In girum, lorsque débute l’évocation du
Saint-Germain des années 1952-1953 par les premières scènes du film de Carné et Prévert.
Cette scène introductive des Enfants du Paradis, et qui introduit donc la deuxième partie
d’In girum, a été brillamment interprétée par Edward Baron Turk comme invitant le
spectateur à
imaginer une dynamique narrative analogue à celles qu’on trouve chez Hugo,
Balzac ou Dickens. Cette séquence où la grue descend lentement en
panoramiquant le long du boulevard du Temple grouillant de monde, est
l’équivalant cinématographique du panorama, ce procédé utilisé pour décrire
Paris, à la fois dans la littérature et dans les arts visuels au milieu du XIXème
siècle. [...] Comme ces prédécesseurs du XIXème siècle, le panorama de
Carné trace les frontières d’une sphère d’intérêt foisonnante mais délimitée. Il
annonce la volonté implacable, balzacienne d’un cinéaste qui cherche à
dominer le monde en l’enfermant dans le cadre de ses constructions mentales.
Ce panorama d’ouverture est en fait une mise en abîme minutieuse, un
modèle miniature du contenu des Enfants du Paradis. [...] A la manière d’un
narrateur tout puissant qui parle à la troisième personne, la caméra mobile de
Carné attire notre attention sur huit figures successives [six dans le montage
d’In girum - ndla] : un danseur de corde, Jéricho, des voitures à cheval, un
haltérophile, un singe sur des échasses, un manège, [...]. Ces [six] images
peuvent se comprendre comme des métaphores des thèmes majeurs du film :
respectivement, l’aventure, le mal, la fatalité, le pouvoir, la vanité humaine, la
quête éternelle, [...]. L’impact initial de ces images rapides est de l’ordre du
pittoresque, mais au fur et à mesure que le film avance, ces figures chargées de
sens se transforment en fils narratifs.185

185
TURK Edward Baron, Les Enfants du Paradis, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français, Paris :
89
La scène, intégrée dans In girum, permet pareillement la mise en place d’un narrateur
omniscient qui contrôlera totalement le monde délimité qu’il évoque, Saint-Germain-des-
Près principalement et ces six figures, métaphores des thèmes majeurs de la deuxième
partie du film de Debord. En voix-off, Debord y évoque un Paris magnifique mais disparu,
qui, comme nous le verrons dans la deuxième sous-partie de ce chapitre, est le creuset
nostalgique de sa verve romantique.

Avant d’en arriver à la dernière étape de la focalisation, où Debord finit, après une heure
quarante de film à parler de lui à la troisième personne, il faut revenir sur l’achèvement de
la première moitié d’In girum sur le constat d’incapacité du cinéma à produire quoi que ce
soit d’intéressant. Debord n’y condamne pas le cinéma comme technique, juste la pratique
qui en a été faite. In girum ferait-il exception ? La question n’amène selon le réalisateur
aucun doute :
Ainsi donc, au lieu d’ajouter un film à des milliers de films quelconques, je
préfère exposer ici pourquoi je ne ferai rien de tel. Ceci revient à remplacer les
aventures futiles que conte le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-
même.

Le film de cinéma, échappant aux tares de tout le cinéma passé, existerait par la qualité
de son sujet : Guy Debord lui-même ! En 1978, le cinéaste reste méconnu en dehors des
cercles situationnistes ou lettristes. Les rares photos de lui publiées ci et là dans l’IS ou
dans ses films ne le nomment pas. Quelle aubaine alors pour les spectateurs du film :
connaître enfin ce personnage mystérieux.
A l’annonce de l’examen de ce “sujet important”, sur des plans du Grand Canal de
Venise succède un extrait de Zorro où un vieux notable mortellement blessé agonise et,
étendu près d’une caisse, demande à Zorro de son dernier souffle : “Mais avant de mourir,
pourrais-je savoir qui vous êtes ?”. Les deux autres personnes qui l’accompagnent
comprennent qu’il est temps pour eux de se détourner. Zorro, dos à la caméra, se penche
vers le mourant, retire son masque. Le vieil homme découvre le visage de Zorro et meurt
dans un dernier souffle, apaisé. Il n’est pas donné aux mortels, aux cadres de La Défense
de voir le visage, de connaître la vie de Debord qui se représente ainsi en Méduse se
dérobant à la non-vie spectaculaire.
Ce chapitre, en s’appuyant particulièrement sur la deuxième partie du film, tentera ainsi
de préciser comment ce repli sur soi s’exprime effectivement comme un “art de se
réfléchir” qui, dans une autoréflexivité toute moderniste, dispose la posture néo-avant-
garde et son échec consubstantiel, la nostalgie (du romantisme au narcissisme) et la
solitude (de la marginalité à la mort) comme autant de topoï et modalités de construction
de l’image de l’artiste.

L’Harmattan, collection “Champs Visuels”, traduit de l’américain par N. Burch, 2002. La traduction ici citée
est celle offerte par Geneviève Sellier dans son ouvrage Les Enfants du Paradis, op. cit.
90

A) L’échec consubstantiel à la néo-avant-garde


Ceci revient à dire que l’intelligentsia révolutionnaire ne
pourra réaliser son projet qu’en se supprimant ; que le parti de
l’intelligence ne peut effectivement exister qu’en tant que parti
qui se dépasse lui-même, dont la victoire est en même temps la
perte. (IS 8/14)

En tant qu’“intelligentsia révolutionnaire”, c’est-à-dire en tant qu’avant-garde, l’IS avait


déjà intégré l’échec comme son horizon. La révolution socialiste advenue, l’avant-garde
politique n’a en effet plus lieu d’être. Guy Debord traduit au niveau cinématographique cet
horizon négatif par l’incapacité du cinéma à réaliser ce qu’il en attend, se considérant
cinéaste d’avant-garde. Héritier autoproclamé de Dada, il a, depuis son premier film, une
approche expérimentale du cinéma. Annoncer la mort du cinéma par l’équivalent de la
page blanche de Mallarmé ou du carré blanc sur fond blanc de Malevitch qu’est
Hurlements en faveur de Sade pousse le cinéaste à se demander, pour tous ses autres films,
s’il existe encore un cinéma capable d’évoquer le passé (la période 1952-1953) et la
confusion du monde. Il lui faut expérimenter des formes à même de dépasser l’incapacité
du cinéma à reproduire la vérité, la vérité d’un instant à cause de sa nature particulière,
“décalée”186, de représentation. Cette incapacité est déjà l’objet de son deuxième film, Sur
le passage..., qui s’ouvre par l’unique sous-titre du film “Paris : 1952” et dans lequel il
dit :
Evidemment, on peut à l’occasion en faire un film. Cependant, même au cas
où ce film réussirait à être aussi fondamentalement incohérent et insatisfaisant
que la réalité dont il traite, il ne sera jamais qu’une reconstitution - pauvre et
fausse comme ce travelling manqué. (OCC 34)

Il reprend en 1978 ce qui se présente à lui, cinéaste, comme une aporie :


Ainsi donc, au lieu d’ajouter un film à des milliers de films quelconques, je
préfère exposer ici pourquoi je ne ferai rien de tel.

Ou encore :
A considérer l’histoire de ma vie, je vois bien clairement que je ne peux pas
faire ce que l’on appelle une œuvre cinématographique.

Cet horizon d’échecs qui s’exprime dans In girum d’une manière à la fois formelle,
comme nous allons le voir, et métaphorique par des détournements spécifiques, s’inscrit
dans une crise plus large de la pensée avant-gardiste, de son héritage et de son souvenir.
Ainsi, celui que le haut-modernisme français a sacré “pape de l’avant-garde” prononce-t-il
à l’hiver 1977 une oraison funèbre de la production avant-gardiste dans le temple du
Centre Pompidou récemment inauguré. Philippe Sollers y déclare en substance que la
saturation de l’horizon rationnel de la pensée constitué des deux grands systèmes
186
ASSAYAS, “L’opera nacosta”, interview cité, p.125.
91
interprétatifs que sont le marxisme et la psychanalyse signifie la fin de cet horizon
rationaliste et donc la fin des avant-gardes.187 Art press, le “mensuel de l’avant-garde”,
finira lui aussi par se poser des “questions de fond sur l’avant-garde” qu’il perçoit en
situation de crise.188 On peut y voir le haut-modernisme postuler et jouir de l’impossibilité
d’une avant-garde, si ce n’est sous sa perpétuation historicisée.

Mécanique de la frustration : un cinéma “déceptif” ?


Une séquence noire de vingt-quatre minutes déroulait, devant la
rage des friands de belles audaces, son apothéose décevante.
Guy Debord, Contre le Cinéma

Les années 1952-1953, où Debord débarque à Paris et s’initie aux charmes de la


capitale, sont dès 1958 matières à souvenirs et à mythographie avec la publication (ultra-
restreinte) de ses Mémoires qui ne s’étendent, en trois chapitres, que sur une année et demi
(“Juin 1952”, “Septembre 1953” et “Décembre 1953”). Ce mois de juin 1952 revêt une
importance particulière pour Debord et pour notre travail puisqu’il y réalise et projette
Hurlements en faveur de Sade et ses séquences de noir complet dont la dernière durait
vingt-quatre minutes. Après en avoir publié un scénario avec des images, Debord réalise
son Hurlements en faveur de Sade sans images, au titre inchangé et aux dialogues
quelques peu modifiés. Et parmi ses deux court-métrages suivants (1959 et 1961) l’un
devra attendre le “programme Debord” du cinéma Cujas en 1983-1984 pour sortir sur les
écrans, tandis que l’autre sortira sur les écrans de manière posthume à la rétrospective qui
lui est consacrée en 2001 à la Mostra, soit plus de quarante ans après sa réalisation.
L’oeuvre cinématographique de Debord, est immensément admirée des rares spectateurs
qui l’ont vu, selon Assayas189, et, en même temps, elle possède cette sorte d’aura (au sens
de Walter Benjamin) spécifique de toute oeuvre cachée. L’acte esthétique du cinéma de
Debord est aussi constitué du choix de ne pas les montrer, à une époque où toutes les
images ont l’impérieux devoir d’être visibles. Ainsi, lorsque Debord écrit :
Je crois plutôt que ce qui, chez moi, a déplu d’une manière très durable,
c’est ce que j’ai fait en 1952. (PanI 35)

on peut comprendre qu’il estime l’absence d’images de son premier film et l’invisibilité
des autres (In girum apparaît sous forme de scénario en 1978 mais ne sort sur les écrans
que trois ans plus tard) comme une marque “durable” de son oeuvre. En donnant pour
invisible une oeuvre par définition visuelle (un film) et dont il fournit les descriptions par
ses scénarii, sorte d’avant-goûts sans suite, Debord éveille un premier régime de
frustration chez le spectateur potentiel.

187
SOLLERS Philippe, “Crise de l’avant-garde”, Art press, nouvelle série, n°16, mars 1978.
188
Art press, n°40, septembre 1980.
189
ASSAYAS, “L’opera nacosta”, interview cité, p.123.
92

Si paraît en 1990 l’édition critique du scénario d’In girum, avec la “liste des citations
ou détournements dans le texte du film In girum” (InG 69-77), la compréhension du film
n’en est pas pour autant vraiment facilitée : non-exhaustive, la liste exclut
systématiquement les dialogues des films détournés et autres images. Ainsi, dans la
mesure où Debord n’a livré les clés de sa formation et de son savoir que d’une façon
partielle, chaque tentative pour le comprendre est vouée par avance à l’échec. Il demande à
ses spectateurs de refaire en sa compagnie le chemin intellectuel qu’il a parcouru depuis
l’âge de seize ans tout en leur refusant objectivement les moyens d’y parvenir.
En effet, comme il a été vu au chapitre précédent, In girum voudrait inciter le
spectateur, plus qu’à en critiquer l’ésotérisme, à “se désoler de son inculture”, voudrait
frustrer le spectateur qui attend quelque chose du film. Et le terme allemand utilisé par
Freud pour frustration, Versagung, signifie bien qu’il s’agit aussi de “dire non”, ce que fait
explicitement Debord lorsqu’un carton-titre annonce : “Ici les spectateurs, privés de tout,
seront en outre privés d’image” et est suivi pendant quelques temps d’un écran noir. Et
encore, détournant un Saint-Just conscient de sa fin prochaine mais qui plaide quand
même devant une Convention hostile, In girum “méprise la poussière d’images qui le
compose” et n’en laisse que très peu revêtir un sens premier, c’est-à-dire échappant à la
critique debordienne qui statue, en 1978, que “les images existantes ne prouvent que les
mensonges existants.”
Le spectateur est également privé d’anecdotes puisque Debord raconte l’Histoire à
travers des collages et des ellipses dont la compréhension est très codée.
Enfin, le spectateur est privé, faute de pouvoir la comprendre, d’une organisation
signifiante et compréhensible du tout.

Avec son film Sur le passage... (1959), Debord s’est appuyé sur cette démarche
esthétique pour le caractère frustratoire, mais également pour la dynamique interne du film
en deux parties et son autoréflexivité proclamée. Une lettre de Debord au situationniste
Frankin témoigne de la similarité structurelle des films de 1959 et 78 ; l’éclairage qu’elle
offre des mécanismes de frustration mis en place dans In girum nous conduit à en citer un
long extrait :
Tu as très bien vu la différence de correspondance du commentaire à
l’image, entre les première et deuxième parties du Passage. Ces phrases
détournées sont mêlées à tout le film, mais la majorité est dans la première
partie. Mon schéma était le suivant : le film commence comme un
documentaire ordinaire, techniquement moyen. Il va doucement vers le peu
clair, le décevant (qui pourrait tout d’abord être une manifestation de
prétention “idéologique” sur un sujet clair) car le texte apparaît de plus en plus
inadéquat et emphatiquement grossi par rapports aux images (le ton de
Lefebvre=Marx-Goldmann-Huizinga !). La question est alors : quel est donc le
sujet ? Ce qui est, je crois, une rupture de l’habitude au spectacle, rupture
irritante et déconcertante.
93
Avec l’apparition du premier blanc, le film commence à se démentir lui-
même sur toute la ligne - et devient ainsi plus clair, son auteur prenant parti
contre lui. Il est en même temps, assez explicitement, antifilm d’art sur
l’œuvre non faite de l’époque, et description, finalement réaliste, d’un mode
de vie privé de cohérence et d’importance. La forme correspond au contenu.
Ce n’est pas la description de telle ou telle activité [...], mais du centre même
de l’activité, qui est du vide. C’est la peinture de “la vraie vie” qui est
absente.190

Les postures comme le plan dynamique des films sont identiques, il n’y a que le
contexte qui change. Or, si Debord construit son film à partir de conceptions très
esthétiques dans les deux cas, l’échec de la révolution prolétarienne que l’IS attendait en
1968 et le contexte de désillusion fait que la structure “décevante”, pour reprendre ses
termes, d’In girum dont toute utopie est absente porte en 1981 le sceau du renoncement
politique. Ainsi que nous l’avons vu au précédent chapitre, le film est fermé, clos,
autotélique et avare, ce qui rend son vide ostentatoire à la fois agressif et frustrant pour le
spectateur.

C’est à l’aune de ces mécanismes de frustration qu’il faut peut-être comprendre en


partie les honneurs dont le film a été entouré dès sa sortie et surtout depuis la mort du
réalisateur par le milieu du haut-modernisme et de l’art contemporain en France et ailleurs,
mais surtout en France où, comme le note Jean-Paul Curnier, “la bourgeoisie nouvelle
aime par-dessus tout dans l’art la défaite de l’art, l’écrasement de son arrogance. C’est
pourquoi il faut aux managers et autres responsables de ces institutions foraines toujours
plus de vitalité vaincue, toujours plus de sauvagerie arraisonnée, toujours plus de
délinquance asservie.”191 Voir en In girum un Debord défait, lui qui fut plus qu’un simple
trublion en 1968, et, dans le même sac, l’écueil de ses prétentions politiques comme
poétiques, est certainement un soulagement inavoué pour tous ceux qui en avaient été
effrayés autrefois et qui peuvent aujourd’hui l’observer à l’auditorium du Louvre, enfin
mis sous cage, dans le beau cadre des musées... Ainsi, après le pessimisme adornien mais
par des chemins historiques autrement moins tragiques, trouver dans une oeuvre l’histoire
de cette défaite du sens devint de nouveau très en vogue au cours des années 90, au point
de rentrer dans les jeux de langages de l’art contemporain à la faveur d’un critique d’Art
press qui lança le concept d’”art déceptif”.192

190
Lettre du 26 janvier 1960 à André Frankin, Cor-1 302-303.
191
CURNIER Jean-Paul, “Sur les motifs d’une fronde en art et ailleurs”, in CURNIER Jean-Paul & consorts,
Le MAC de Marseille mis a nu. Une affaire de musée d’art, Paris : Sens & Tonka, collection “Dits &
contredits”, 1997, p. 39.
192
GOUMARRE Laurent, “L’art déceptif”, Art press n°238, septembre 1998, pp.47-51. Le fait que, pour
Goumarre, le cinéma “ne semble pas participer de cette élaboration d’un art déceptif, peut-être du fait de son
absence de questionnement quant à la place du spectateur,” prouve juste sa méconnaissance du cinéma et
confirme, à contrario, la possibilité d’une lecture déceptive d’In girum en ce que le film questionne justement
la place du spectateur.
94

Eloge de l’échec
J’aime Resnais [qui vient de réaliser Hiroshima mon amour -
ndla] autant que l’on peut aimer un artiste aujourd’hui... Mais
enfin voilà une réussite, qui me paraît estimable, mais nullement
décisive. Peut-être certains échecs, en ce moment m’attirent-ils
d’avantage...
Lettre de Guy Debord à Patrick Straram du 25/10/1960

Minutieux dans les détails de son autobiographie en forme de patchwork, Debord y


affectionne les grandes figures historiques de l’échec. Ainsi, lorsqu’il découvre la
biographie du peu ecclésiastique cardinal de Retz qu’a écrite Pierre-Georges Lorris, il en
cite un passage dans un article intitulé “Le bon exemple” :
De défaite en défaite, les Mémoires se poursuivent ainsi jusqu’au désastre
final... ses Mémoires n’ont pas l’abattement d’un vaincu, mais l’amusement
d’un joueur... Retz a atteint le seul but qu’il se proposait...193

Debord intègre à In girum, dans une séquence où il est question de lui-même de sorte
que l’identification ne fasse pas de doute, un portrait de Retz qui éprouva lui aussi, après
un échec relatif sur le plan historique, une grande satisfaction à évoquer ses actions
passées, en exagérant peut-être parfois le rôle qu’il a eu dans les événements.194 Ce
penchant l’amène à y mettre en scène deux autres grandes figures historiques incarnées à
l’écran par Errol Flynn : le général Custer dans La charge fantastique et Lord Raglan, le
capitaine de La Brigade Légère, deux militaires restés dans les annales pour avoir subi,
même s’ils n’ont pas démérité au moment de faire preuve de courage et de résolution, des
défaites terribles et fatales.

En 1973 déjà, dans son film La Société du Spectacle, Debord détourne des extraits de
La charge fantastique où, pendant la guerre de Sécession, le jeune général Custer/Debord
y engage ses bataillons (alors allégorie des lettristes, des situationnistes avant mai 1968 et
du prolétariat - cf. supra) dans des assauts qui, pour être insensés et forts coûteux en
hommes, se révèlent payants. Dans In girum, les scènes détournées correspondent à une
deuxième époque du film de Raoul Walsh, celle où, après une pénible période d’inactivité
marquée par la découverte de l’alcool, Custer quitte son épouse pour reprendre la direction
ème
du 7 Régiment de Cavalerie qui, afin d’en sauver un autre, tombe dans un piège fatal
ourdi par les indiens sur la plaine de Little Big Horn. Dans son roman Au-delà du fleuve et
sous les arbres, dont, outre la citation directe qu’en fait Debord dans ce film, le ton
nostalgique mais aussi les thèmes abordés renvoient à In girum, Hemingway évoque le

193
Potlatch, n° 26, 7 mai 1956 in Guy Debord présente Potlatch (1954-1957), op. cit., p.242 et pour la
citation : LORRIS Pierre-Georges, Un agitateur au XVIIème siècle. Le cardinal de Retz, Paris : Albin
Michel, 1956
194
JAPPE, Guy Debord, op. cit., p. 159 et Jean Barrot alias DAUVE, op. cit.
95
massacre de Custer et de ses hommes encerclés par des tribus d’indiens :
[...] George Armstrong Custer. Un fameux officier de Cavalerie. Je suis sûr
que ça doit être drôle d’être comme ça et d’avoir une femme qui vous aime et
de la sciure de bois en guise de cervelle. Mais il a dû trouver qu’il s’était
trompé de carrière quand ça s’est terminé pour eux au sommet de cette colline
dominant le Little Big Horn, leur canassons formant cercle autour d’eux dans
toutes cette poussière et ces buissons de sauge piétinés par les chevaux des
autres, et lui, à qui il ne restait plus pour la fin de sa vie que cette vieille et
délicieuse odeur de poudre noire, tandis que ces hommes s’entre-tuaient ou se
tuaient eux-mêmes, parce qu’ils avaient peur de ce que leur feraient les squaws.
Le corps était mutilé d’une façon indescriptible, avait-on dit dans ce même
journal. Et là, perché sur cette colline, comprendre qu’on s’était mis le doigt
dans l’œil et pour de vrai, et pour de bon, jusqu’au coude et tout et tout. Pauvre
cavalier à cheval, pensa-t-il. La fin de tous ces rêves. Il y a ça de bon, au
moins, quand on est fantassin : on n’a jamais de rêves, excepté de mauvais
rêves.195

Pendant cette séquence, la voix-off resitue cette posture du groupe lettriste et


situationniste dans la période menant à 1968 ; posture d’abord défensive puis, dans un
geste d’une audace folle parce que désespérée, offensive et jusqu’au-boutiste. L’horizon
de l’échec y est abordé par Debord sous l’angle glorieux et altier de la nécessité historique,
appuyé par une citation de Clausewitz qui vient compléter la peinture de l’immodestie du
personnage : “Quiconque a du génie est tenu d’en faire usage, cela est tout à fait conforme
à la règle.”196
Debord en vient ainsi à invoquer son génie pour expliquer comment il a été acculé à
une forme supérieure d’échec, ce afin de montrer que ce monde pouvait et devait être
attaqué à la base ; explication somme toute assez conforme au rôle d’une avant-garde.

Plus tard dans In girum, afin d’illustrer l’action de l’IS pendant mai 68, Debord
détourne la longue, et catastrophique en termes humains, charge de La Brigade Légère
dans le film de Michael Curtiz. Ici, cette longue séquence, évocation de “ce beau moment
que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde” montre un épisode
ème
célèbre de la guerre de Crimée : le 17 Régiment de Lanciers entraîné par Lord Raglan
lance sa fameuse charge visant à nuire le plus possible à l’ennemi dans la “Vallée de la
mort”, à Balaklava, derrière Sébastopol, pour se venger du massacre de Chutoka. Le
régiment finit d’être complètement décimé lorsque ses derniers lanciers sont parvenus
jusque dans la batterie ennemie pour planter leur lances dans le corps du traître. Cette
charge est, dès son projet, perçue comme suicidaire et Debord n’en disconvient pas
lorsqu’il précise en voix off que :
les avant-gardes n’ont qu’un temps ; et ce qui peut leur arriver de plus
heureux, c’est, au plein sens du terme, d’avoir fait leur temps.

195
HEMINGWAY Ernest, Au-delà du fleuve et sous les arbres, Paris : Gallimard, Folio, 1965, pp.194-95.
196
CLAUSEWITZ Karl von, Remarques sur la stratégie pure et appliquée de Monsieur Bülow, Paris :
Gallimard, 1961.
96

Cet éloge de l’échec et cette dimension suicidaire ne sont pas sans rappeler les
tendances de Mallarmé et de ses acolytes, ou encore d’une autre figure largement invoquée
par Debord, Lacenaire, ce modèle de révolte individuelle avec la dimension suicidaire, et
le courage que cela implique. Dans son Mallarmé, Sartre décrit la posture de ces poètes
qui ont à faire face à la mort de dieu, en tant que croyant :
Qu’elle ait été consciente ou non, cette tentative pour en appeler à Dieu lui-
même de sa mort ne peut se comprendre que dans un climat de défaite. Ces
athées sont des précurseurs et leur poésie est à la source de ce néo-
christianisme aujourd’hui si répandu que je propose de nommer : la foi comme
conduite d’échec. Ou, si l’on préfère, la Poésie se veut échec pour vivre dans
la douleur l’échec de la Religion. Mais comme, en même temps, leur
incroyance est sincère et définitive, comme la rage et le ressentiment jettent
ces poètes à renchérir sur le matérialisme et sur les négations des libertins, il
convient de voir dans cette attitude ambiguë, contradictoire et presque
impossible à fixer, une maladie infantile de l’athéisme. 197

Posture semblable à celle de Debord qui emmène, métaphoriquement, à la mort le


prolétariat (en fait l’IS, mais pour le réalisateur, l’IS est le prolétariat) dans lequel il croit
comme à Dieu (puisqu’il croit en l’identité Debord/révolution/prolétariat). Ainsi, dans

197
SARTRE Jean-Paul, Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, Paris : Gallimard, collection “Arcades”,
1986, p.27.
97
cette même séquence de détournement de La charge de la brigade légère, il rappelle :
qu’il faut prendre des risques et payer comptant pour voir la suite.

et précise dans la version commentée du scénario d’In girum :


La phrase évoque, à la fois, le jeu de poker, où parfois il faut “payer pour
voir” ; et la comparaison de Clausewitz lorsqu’il désigne, dans le commerce
de la guerre, le moment de la bataille comme étant celui où cesse le crédit, et
où l’on doit payer comptant avec du sang. (InG 46)

Le deuil de la notion théologique de prolétariat pour Debord passe par cette


exacerbation de la perte, cet éloge froid de l’échec qu’il intègre à son constat critique du
monde, quitte à le présenter comme résultant d’un sacrifice nécessaire.
98

B) Du romantisme au narcissisme
Le deuil, comme le note Freud dans son célèbre article Deuil et mélancolie, “est
régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa
place, la patrie, la liberté, un idéal, etc.”198 Tout au long d’In girum, tant dans sa première
que dans sa deuxième partie, se manifestent les symptômes d’un tel processus psychique
sous trois occurrences : la destruction de Paris, “le passage de quelques personnes à travers
une assez courte unité de temps” (1952-53) et, enfin, la disparition du prolétariat
révolutionnaire. Ces trois objets de deuil sont l’occasion ici de continuer à mettre en
évidence les modalités de représentation de soi de l’artiste, à l’oeuvre dans ce film, par une
approche aux abords cliniques, de la nostalgie romantique au narcissisme, en passant par
la mélancolie. Ils sont aussi l’occasion d’esquisser un cheminement psychologique
commun à une génération d’intellectuels qui ont mis du côté voire abjuré leurs idéaux à la
fin des années soixante-dix.

L’assassinat de Paris 199


Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel).
Baudelaire, Les Fleurs de Mal200

Dans leur remarquable étude Révolte et mélancolie - Le romantisme à contre-courant de


la modernité,201 Michael Löwy et Robert Sayre présentent cette expérience de la perte
comme constitutive de la critique romantique. Ils entendent par “romantisme” ce grand
mouvement de protestation contre la civilisation capitaliste/industrielle moderne, au nom des
ème
valeurs du passé, qui commence au milieu du XVIII avec Jean-Jacques Rousseau et qui
persiste, en passant par la Frühromantik allemande et le symbolisme, au moins jusqu’au
surréalisme. Déchiré entre nostalgie du passé et rêve d’avenir, le romantisme noir dénonce
les désolations de la modernité bourgeoise. Le désenchantement du monde, la critique de la
quantification, de la mécanisation, de l’abstraction rationaliste, de l’Etat et la politique
modernes, de la dissolution des lien sociaux sont autant de thèmes de cette structure de
pensée romantique déjà présents dans la première partie d’In girum qui nous permettent,
avec Löwy202, de considérer le Debord qui s’exprime dans ce film comme un romantique.
198
FREUD Sigmund, “Deuil et mélancolie” in Métapsychologie, Paris : Gallimard, collection “idées nrf”,
1968, traduit par J. Laplanche et J-B. Pontalis, p.148.
199
C’est le titre d’un ouvrage de Louis Chevalier, dont Debord reparle dans son PanI, 52. CHEVALIER Louis,
L’assassinat de Paris, Paris : Calman-Lévy, 1977, réédité à Paris, aux Editions Ivréa/Champ Libre en 1997.
200
Ces deux vers d’un poème de Baudelaire (Le Cygne) sont repris par Debord comme incipit à son film Guy
Debord. Son art et son temps.
201
LÖWY Michael et SAYRE Robert, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la
modernité, Paris : Payot, 1992, p.36.
202
“Pour illustrer le romantisme noir - au sens du “roman noir” anglais du 18è siècle - de Guy Debord, je
prendrais comme exemple un seul texte : le scénario du film In girum imus nocte et consumimur igni.”
LÖWY, L’étoile du matin, op. cit., p.86.
99
Par sa voix s’exprime une conscience malheureuse, caractéristique de l’individu
romantique, une conscience malade de la scission, cherchant à restaurer des liens heureux,
seuls à même de réaliser son être. Perry Anderson y voit une “tristesse classique”, posture
symptomatique de la place de Debord dans l’histoire du marxisme occidental. Pour
Anderson en effet, le principal champ d’application du marxisme occidental “fut
l’esthétique - ou les superstructures culturelles dans un sens plus large. Enfin, les
principales innovations théoriques en dehors de ce terrain, qui développèrent des thèmes
nouveaux, absents du marxisme classique - la plupart du temps de façon spéculative -,
révèlent un pessimisme constant. La méthode par impuissance, l’art comme consolation, le
pessimisme comme apaisement : il n’est pas difficile de percevoir tous ces éléments dans
la tonalité du marxisme occidental.”203 Si un exemple explicite de cette tristesse classique
nous est donné, c’est bien à la toute fin du film, lorsque Debord cite pour l’unique fois
Marx qui, dans une lettre à Arnold Ruge de 1843, écrivait :
Vous ne me direz pas que j’estime trop le temps présent ; et si pourtant je
n’en désespère pas, ce n’est qu’en raison de sa propre situation désespérée, qui
me remplit d’espoir.

Ce pessimisme absolu s’y illustre principalement à propos de Paris dont il ne peut


parler que comme de “ces lieux où tout est devenu si mauvais.”
En 1951, Debord monte à Paris après avoir obtenu son baccalauréat et s’éprend
violemment de la ville qu’il explore de bout en large, cherche à s’y perdre par la dérive et
à y construire des situations par la psychogéographie, deux des pratiques critiques
essentielles à son arsenal avec l’urbanisme unitaire.204 C’est peu dire que la ville est son
lieu d’expérimentation par excellence. Toute une partie d’In girum est logiquement
consacrée à en chanter la beauté :
C’était à Paris, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré
y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs.

Mais cette beauté ayant été irrémédiablement salie par les changements radicaux du à la
modernisation d’après-guerre, entre politique urbaine du tout-voiture et expulsion des
classes populaires vers la périphérie, fast cars, clean bodies comme le résume Kristin
Ross,205 elle ne peut plus être évoquée ailleurs que dans un passé :
203
ANDERSON, op. cit. p.130.
204
La dérive est un “mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique
du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée
d’un exercice continu de cette expérience.”
La psychogéographie est l’”étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non,
agissant directement sur le comportement affectif des individus.”
L’urbanisme unitaire est la “théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la
construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement.” (IS I/13)
205
ROSS Kristin, Aller plus vite, laver plus blanc. La culture française au tournant des années soixante,
Paris : Editions Abbeville, collection “Tempo”, (traduit de l’américain par S. Durastanti), 1997.
100
Qui pourraient, à présent qu’il n’en reste plus rien, comprendre cela ;
hormis ceux qui se souviennent de cette gloire ? Qui d’autre pourrait savoir les
fatigues et les plaisirs que nous avons connus dans ces lieux où tout est devenu
si mauvais ?

In girum présente la même harmonie immobile d’un monde passé qui prévaut dans les
films de Carné et Prévert et qui offre la vue rassurante de villes pacifiées, suspendue dans
le temps par la hauteur des prises de vues.206

Cette représentation figée des villes est ici permise par l’utilisation renforcée de photos
aériennes de Paris, vraisemblablement trouvées par Debord dans les ouvrages illustrés de
Chombart de Lowe207 dont les découvertes techniques sur les prises de vues aériennes
précèdent de peu la passion de Debord pour l’urbanisme. Ainsi, une carte de Paris au
ème
XIX siècle fait rapidement place à des photos aériennes de Paris d’abord fixes puis sur
lesquelles la caméra opère un travelling pour remonter vers la Seine, suivre le cours du
fleuve. L’utilisation de travellings tend à rendre plus manifeste encore, par delà
l’immobilité du passé dans lequel l’image est fixée (c’est une photo), le caractère révolu

206
Debord a du renoncer, faute de financement adéquat, à un projet de moyen-métrage en 1960 pour lequel il
désirait réaliser une partie du tournage en hélicoptère. cf. sa lettre à Frankin du 26/01/1960 Cor-1 302.
207
cf. CHOMBARD DE LAUWE Paul-Henri, La découverte aérienne du monde, Paris : Horizons de France,
1948 et les deux tomes de Paris et l’agglomération parisienne, Paris : PUF, 1952.
101
de ce dernier à travers la thématique de l’écoulement du fleuve soutenu ici par une citation
de Li Po, poète chinois de l’époque T’ang.
Ici fut la demeure du roi de Ou. L’herbe fleurit en paix sur ses ruines.
Là, ce profond palais des Tsin, somptueux jadis et redouté.
Tout cela est à jamais fini, tout s’écoule à la fois, les événements et les
hommes,
comme ces flots incessants du Yang-tseu-kiang, qui vont se perdre dans la
mer.

L’évocation de la ville de Paris telle qu’elle était alors est l’occasion d’entendre la
première musique additionnelle du film, qui débute, toujours dans cette même séquence de
travelling sur une photo aérienne de Paris, au moment où la caméra rejoint la Seine. Le
morceau choisi, le prélude au quatrième concert royal de François Couperin, vient à point,
avec son art baroque de la demi-teinte, renforcer cette tonalité nostalgique. Comme pour
parachever cette mise en scène idyllique, arrive enfin le panoramique sur le Boulevard du
Crime empruntée aux Enfants du Paradis que Debord s’approprie :
Paris alors, dans les limites de ses vingt arrondissements, ne dormait jamais
tout entier, et permettait à la débauche de changer trois fois de quartier dans
chaque nuit. On n’en avait pas encore chassé et dispersé les habitants. Il y
restait un peuple, qui avait dix fois barricadé ses rues et mis en fuite ses rois.
C’était un peuple qui ne se payait pas d’images.

Une fois qu’il en a présenté l’indicible beauté, Debord annonce que cette beauté est
révolue :
Musil, dans L’homme sans qualités, note qu’”il est des activités
intellectuelles où ce ne sont pas les gros livres, mais les petits traités, qui font
la fierté d’un homme. Si quelqu’un venait à découvrir, par exemple, que les
pierres, dans certaines circonstances restées jusqu’alors inobservées, peuvent
parler, il ne lui faudrait que peu de pages pour décrire et expliquer un
phénomène aussi révolutionnaire.” Je me bornerai donc à peu de mots pour
annoncer que, quoique d’autres veuillent en dire, Paris n’existe plus. La
destruction de Paris n’est qu’une illustration exemplaire de la mortelle maladie
qui emporte en ce moment toutes les grandes villes, et cette maladie n’est elle-
même qu’un des nombreux symptômes de la décadence matérielle d’une
société. Mais Paris avait plus à perdre qu’aucune autre. C’est une grande
chance que d’avoir été jeune dans cette ville quand, pour la dernière fois, elle a
brillé d’un feu si intense.

Il lui faut ainsi faire littéralement son deuil de Paris puisque “Paris n’existe plus.” Il en
observe la dégradation prématurée dès l’époque lettriste où il tient à jour dans Potlatch le
journal des affronts qui lui sont fait, il en déplore la disparition de lieux, d’ambiances
insolites, critique la dissolution des liens sociaux sous la férule d’urbaniste qui mènent
après-guerre la modernisation de la capitale à tombeaux ouverts et sans souci humain, en
en chassant les populations pauvres et populaires, rendant cette ville, autrefois “si belle”,
inhabitable.
Le deuil de Paris n’est ainsi ni succinct ni anodin ; il ne “passe” pas et persiste pendant
la période situationniste et au-delà, dans In girum comme nous le voyons et jusqu’à son
102
Guy Debord, son art et son temps qui s’ouvre sur le vers de Baudelaire cité plus haut.208
Or, le regret obsédant du lieu où l’on a longtemps ou bien vécu est précisément ce qui
définit la “nostalgie.” Perduration du travail de deuil, elle nourrit dans le film la critique du
monde moderne liée à l’expérience de la perte et caractéristique en cela de l’optique
romantique pour qui, dans le réel moderne, quelque chose de précieux a été perdu, à la fois
au niveau de l’individu et de l’humanité.209

Par ailleurs, cette nostalgie de Paris n’est que parce que Debord y a vécu des moments
de vie intense, moments qu’il a circonscrit dans une période (juin 1952 - septembre 1953)
et sur laquelle, après lui avoir consacré ses Mémoires (1958), il revient dans son court-
métrage intitulé Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de
temps (1959). En citant dans In girum, à un moment, le Panégyrique à Bernard de
Clairvaux de Bossuet (“Bernard, Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera pas
toujours.”), il met en place tout une structure prompte à mythifier210 une époque, âge
perdu, par ses incessantes évocations de la sensation de l’écoulement du temps contre
l’éternel présent de la société spectaculaire. Détournant, à un autre moment, Héraclite :
Il y avait alors sur la rive gauche du fleuve - on ne peut pas descendre deux
fois dans le même fleuve, ni toucher deux fois une substance périssable dans le
même état -, un quartier où le négatif tenait sa cour. [sur l’image de la Seine]

Ainsi, si la nostalgie romantique par laquelle s’exprime Debord dans In girum lui
permet de cibler les affres de la modernité industrielle, spectaculaire et urbanistique, elle
lui offre simultanément l’opportunité d’une modalité de représentation de soi en tant
ème
qu’artiste romantique telle que cette figure a été forgée dans la deuxième moitié du XIX
siècle en y “construisant” sa propre mythologie, en se “fabriquant sa vie d’artiste”.211

208
En 1982, Debord parle de “l’ex-paris” dans sa lettre à Jean-François Martos du 25 février 1982 (Martos
45) et lui écrit en 1990 : “je considère que la ville où je suis né n’existe plus” (lettre du 24 février 1990,
Martos 127) ou encore : “quand Paris existait” (lettre du 26 février 1990, Martos 137). Enfin, il revient
longuement sur Paris dans le quatrième chapitre du tome I de son Panégyrique (PanI 49-60).
209
LÖWY et SAYRE, op. cit., p. 36.
210
Ce souci de créer sa propre légende engloba un moment l’IS. Ainsi, Debord, un mois à peine après la
fondation de l’IS, exhortait-il Asger Jorn à “créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos”. (Lettre
du 1er septembre 1957 à Asger Jorn, Cor-2 24.
211
cf. BOURDIEU Pierre, “L’invention de la vie d’artiste”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°2,
mars 1975, p.67-94, HEINICH Nathalie, “Le chef d’oeuvre inconnu ou l’artiste investi”, in Autour du chef
d’oeuvre inconnu de Balzac, Paris : ENSAD, 1985 et le troisième chapitre de MOULIN Raymonde,
L’artiste, l’institution et le marché, Paris: Champs Flammarion, 1997.
103
Equation narcissique et conscience critique
Une passion malheureuse teinte plus grandement encore l’étoffe autobiographique de
ce long-métrage et afin de compléter les approches historiques et idéologiques des
rapports entre la voix d’In girum et le prolétariat ci-avant développées, une approche, si
basique soit-elle, de l’économie libidinale en jeu dans les équations suggérée par Debord
peut permettre de mieux en saisir la signification et la portée.
Freud, toujours dans Deuil et mélancolie, montre de quelle manière la plasticité des
investissements chez un sujet narcissique conduit à une appropriation des objets d’amours
déçus. Or, c’est bien le prolétariat ouvrier qui a le statut d’objet d’amour déçu dans In
girum, ainsi qu’il a été vu au chapitre précédent. Etre prométhéen lentement revêtu au
cours des deux siècles écoulés de toutes les qualités propres à abattre l’abomination
capitaliste, le prolétariat ouvrier se voit en 1978-1981 dépouillé de tous ses attributs
magiques antérieurs, jugé platement réaliste, corporatiste, uniquement soucieux
d’intégration réussie dans l’horizon restreint des promesses marchandes. Il n’est même
plus alors “le Dieu caché” de ces militants et intellectuels en peine de consolation
fantasmatique mais une idole vaincue, morte, le Grand Pan moderne sur lequel on crache
avec ressentiment parce qu’il n’a pas su mener à leur terme les promesses extraordinaires
qu’on lui prêtait il y a peu encore.212
La plasticité de l’investissement dans In girum, présidant à l’équation
IS=Debord=Révolution=Prolétariat semble ressortir au schéma du narcissique en ce que la
déception de Debord envers la révolution et l’IS et le prolétariat, plutôt que de donner lieu
à un retrait d’investissement, aboutit ici à l’intégration au “moi” des objets d’amour
déçues. En effet, le travail de deuil consiste en ce que, “l’épreuve de réalité ayant montré
que l’objet aimé n’existe plus, elle édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui
la retiennent à cet objet.”213 Mais ce travail ne peut se faire si simplement et “chacun des
souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet est mis sur le métier,
surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui.”214 C’est une “activité de
compromis”, car “l’investissement d’objet s’avérant peu résistant, il est supprimé, mais la
libido libre n’est pas déplacée sur un autre objet, elle est retirée dans le moi. Mais là elle
n’est pas utilisé de façon quelconque : elle sert à établir une identification du moi avec
l’objet abandonné”215 Et l’on peut ici se référer avec bénéfice au narcissisme secondaire
qui “désigne un retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissements
objectaux.”216 Laplanche et Pontalis définissent en effet le deuil comme un “processus

212
cf. CABORET D., DUMONTIER Pascal, GARRONE P., LABARRIERE R., Contre l’E.D.N.
Contribution à une critique du situationnisme, Paris : brochure auto-éditée, 2001, p.37.
213
FREUD, op. cit., p.150.
214
ibid..
215
ibid.p.158.
216
Article “narcissisme primaire, narcissisme secondaire”, in LAPLANCHE Jean et PONTALIS Jean-
Baptiste, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris : PUF, Quadrige, 1997, p.263.
104
intrapsychique, consécutif à la perte d’un objet d’attachement, et par lequel le sujet réussit
progressivement à se détacher de celui-ci.”217 Or ce processus peut échouer et dans la
clinique des cas de deuils pathologiques, la mélancolie est l’objet du franchissement d’une
étape supplémentaire : le moi s’identifie avec l’objet perdu.
Il n’y aurait, dans l’hypothèse d’un sujet narcissique, plus de différence mais identité
entre le Guy Debord d’In girum et le prolétariat (et la révolution et l’IS) qu’il critique
également, étant donné que “les auto-reproches sont des reproches contre un objet
d’amour, qui sont renversés de celui-ci sur le moi propre.”218 Ce mépris du prolétariat mis
en exergue au second chapitre relèverait ainsi, en partie, de la haine de soi propre au
narcissisme et mélancolique. Narcissisme assimilé, dans un contexte de réception d’avant-
garde artistique, comme l’une des modalités de représentation de soi de l’artiste.
Mélancolie assimilée, dans un même contexte, à la nostalgie de l’artiste romantique en
révolte contre les désastres de la modernité.
Dans In girum, Debord donnerait à entendre cette voix d’un narcissisme conscient et
critique, d’une conscience critique critique de son propre narcissisme. Narcissisme, dont
Lasch a bien décrit le contexte social et culturel qui le favorise,219 qui se nourrit d’un deuil
impossible, celui que partage toute une génération d’intellectuels, le deuil du prolétariat.

217
ibid., Article “Travail du deuil”, p.504.
218
FREUD, op. cit. p.156.
219
LASCH, op. cit.
105

- CONCLUSION -
106

C’est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment),


celles par qui une dialectique rigoureuse en arrivait, à force de
révolutionnarisme, à n’avoir plus besoin de révolution.
Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire

1975, à fréquenter divers forums post-situationnistes,220 semble être une date mettant un
point à l’élan utopiste d’une génération passée à l’âge adulte après-guerre. 1975, ou la
confirmation de la crise du modèle internationalisé du capitalisme mis en place à Bretten
Woods et les échecs répétés des tentatives révolutionnaires qui lui sont contemporaine :
celle du Portugal mais aussi la fin de l’illusion chinoise et le “moment Soljenitsyne” pour
les moins regardants, l’anticommunisme concomitant. 1975, ou le détour du prolétariat qui
ne réalise toujours pas la tâche qui lui est assigné vers l’affrontement avec le grand Mal,
quitte à le jouer soi-même pour qu’ils soit un tantinet à la hauteur (CENSOR).
Un film réalisé après cela, un film qui arrive dix années après l’assaut contre la société
de 1968. Quelles stratégies discursives peuvent être adoptées par un film de 1978 ? Un
film qui, simple représentation, ne montre pas mais commente cette réalité, par ces
stratégies, son point de vue. Un film dont le réalisateur se veut lucide sur l’état du monde
et les chances du mouvement qui mettra à terre ce système. In girum est ce film que nous
avons choisi pour objet d’étude parce qu’il nous apparaissait comme très lucide mais tout
aussi problématique. Un film alliant une critique impitoyable de la société mais sans pitié
non plus pour l’homme qui l’habite, sans utopie non plus. Un film suivant ce cycle du
révolutionnaire qui débouche sur la crise du militantisme comme l’écrivent alors des
auteurs anonymes de la revue La Banquise221 : sur la base d’un rejet instinctif de la société
établie, on passe d’une révolte existentielle à une activité organisée en vue d’une
révolution, à travers une série de ruptures de plus en plus à gauche. On fait la critique de
tout, de toutes les formes d’existence et d’intervention prolétarienne, de tout le passé
révolutionnaire ou pseudo-révolutionnaire glorifié et déformé, jusqu’à atteindre le point
limite où la critique de tout englobe aussi la révolution et le prolétariat qu’on finit par
rejeter comme des mythes, à moins qu’on ne les théorise de sorte qu’ils ne soient plus que
des entités abstraites, des concepts philosophiques hors de portée de l’action humaine.
Ne reste plus alors, par ce point de vue, que la différence toujours plus soignée du
“dissident”. Dissident qui, à peu de frais, permet une transformation d’une personne
engagée pour le destin commun en une personne louée pour son talent à s’en tirer, à

220
Voir notamment les forums de discussions archivés sur http://perso.wanadoo.fr/leuven/debordhof.htm et
http://www.teleologie.org ainsi que les textes de revues comme Invariance, La guerre sociale, La Banquise
sur le site de John Gray (http://www.geocities.com/~johngray/index.htm#toc) ou La revue de préhistoire
contemporaine, et les textes de la Bibliothèques des Emeutes (ces derniers sont archivés sur
http://www.teleologie.org).
221
cf. La Banquise, n°3, 1983, article cité.
107
survivre dans le capitalisme, d’autant plus s’il dit le faire bien, mieux que quiconque au
moment ou en Italie comme en Allemagne se dessinent les culs de sac du terrorisme
d’extrême gauche et de sa manipulation. Dissident qui, bien que très lucide, est
volontairement myope quant aux tentatives de résistances qui lui sont contemporaines, qui
ne peut estimer une seule de ces tentatives tant il se considère comme le dernier gardien,
seul à indiquer la voie, pour personne. Il considère que son interlocuteur, cette
communauté réellement existante qui ne correspondait pas à sa communauté imaginée, le
prolétariat, n’était plus capable, était devenu méprisable. Comme le dit Nietzsche, “dans
toute morale ascétique, l’homme adresse sa pensée à une partie de lui-même divinisée et il
lui est dès lors nécessaire de diaboliser l’autre partie.”222 Et, conscience narcissique de son
temps, il diabolise la bêtise de ces “salariés du premier rang” qui constituaient peut-être
autrefois le prolétariat auquel, par narcissisme, il s’identifie alors.
Film portrait, In girum prétend noyer toute critique à son égard dans ses mots d’ordres
esthétiques péremptoires présupposant une autonomie de l’esthétique, assuré d’un discours
qu’il assure subversif. Etat d’exception, irrécupérable diront même certains, que s’arroge
le film et qui fait frémir d’envie et d’admiration tout ceux qui, touristes de la vie, individus
sans responsabilités puisque centre de leur propre intérêt bien défendu, fantasment une
singularité identitaire tout en se sachant effroyablement semblable à leur prochain. Film
portrait proposant le dandysme, parfois proche de l’anarchisme de droite, comme unique
solution de survie, mais solution unique, réservée à l’Unique.

Nous aurions voulu explorer encore dans et autour d’In girum les champs de ces trois
terrains battus et rebattus par nombres d’artistes que sont la solitude alliée à la misogynie,
l’éloge de la marge et le défi face à la mort, les articuler aux sentiers qui du collectif
conduisent également à l’individualisme. Mais, davantage, la question de la représentation
de la masse, représentation conceptuelle autant que visuelle et politique, question que
travaille trop peu cette recherche et qui mériterait, dans un autre cadre, d’être plus
amplement fouillée à partir de matériaux d’origines diverses. Il appartiendra à nous-mêmes
ou d’autre, à partir de ce travail par exemple, d’essayer de voir comment, cette non-
correspondance entre ce que Jean-Marc Génuite nomme une communauté imaginée et une
communauté existante, a traversé le siècle et, dans les moyens de représentation de la
réalité comme le cinéma notamment, a put amener, avec d’autres actes et pensées, à cette
histoire de deuil, ce deuil du militantisme, deuil du prolétariat, deuil de la révolution qui,
parce qu’il ne passe pas, conduit aux retournements violents, aux haines féroces. Ce deuil
qui irrigue In girum et la biographie de Guy Debord qui y est racontée, avec ces morts qui
sont préférés aux vivants, ces galeries d’amis assassinés (Ghislain de Marbaix), internés
(Ivan Chtecheglov), décédés (Asger Jorn) et soi-même face à la vieillesse et la mort, à

222
Nietzsche, Humain trop Humain, première partie, aphorisme 137, cité in SARTRE, op.cit., p. 39.
108
force de photos et d’autoportraits de Rembrandt. Autour d’In girum des stratégies
discursives semblables sont présentes, portant ce même deuil, de Mourir à 30 ans de
Romain Goupil au livre de Régis Debray sur l’assassinat de Pierre Goldmann.
Et c’est finalement là la partie la plus critiquable du point de vue développé par ce
film : par son imbitable nostalgie, sa “déceptivité”, son ésotérisme, son esthétique
sadienne, son éloge de l’échec, il conduit à un certain cynisme. In girum opère cette
transposition du constat et de la représentation de l’échec politique, l’échec à révolutionner
la société, vers l’échec esthétique, moins “dramatique” en somme, qui a l’avantage
ème
d’encrer l’oeuvre et son auteur dans l’Histoire de l’art du XX siècle. Disons que c’est à
la fois une transposition et un développement parallèle qui finit par se rejoindre - aussi
paradoxal que cela puisse être. L’esthétique voudrait y recouvrir le politique.
Alors que beaucoup, en 1981, ont déjà baissé les bras de la contestation sociale - qu’elle
soit militante, théorique ou artistique, etc. - pour les relever dans la société de
communication, In girum baisse les bras de l’utopie.
109

FILMOGRAPHIE et BIBLIOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE DE GUY DEBORD
Debord a réalisé, signé le scénario et parlé en voix-off sur tous ses films, qui sont
également tous en noir et blanc. (Vx : Voix, I : Image, Mo : Montage, D : Documentaliste,
Mu : Musique, P : Producteur)

* Hurlements en faveur de Sade, 1952, 1h20mn, Vx : Gil J. Wolman (voix 1), Guy Debord
(voix 2), Serge Berna (voix 3), Barbara Rosenthal (voix 4), Jean-Isidore Isou (voix 5), P :
Les films Lettristes
Première projection (interrompue) le 30 juin 1952 au Cinéclub d’Avant-Garde du Musée
de l’Homme. Projections (intégrales) au Cinéclub du Quartier Latin le 13 octobre 1952 et
au ICA de Londres en 1957 et 1960, puis à la rétrospective Debord à la Mostra de Venise
en 2001.

* Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959,
18 mn, Vx : Jean Harnois (voix 1), Guy Debord (voix 2), Claude Brabant (voix 3), I :
André Mrugalski, Mo : Chantal Delattre, D : Ghislain de Marbaix, Mu : Haendel,
Delalande, P : Dansk-Fransk Experimentalfilmskompagni / Les films expérimentaux
franco-danois (société danoise créée à cet effet par Asger Jorn et ruinée par la production
de ce film et de Critique de la séparation.)
Tourné en avril 1959 à Paris, montage achevé en septembre. Projeté au Studio Cujas du
26-10-1983 au 17-4-1984.
* Critique de la séparation, 1961, 19 mn, Vx : Carole Rittener, Guy Debord, I : André
Mrugalski, Mo : Chantal Delattre, Mu : François Couperin, Bodin de Boismortier, P :
Dansk-Fransk Experimentalfilmskompagni. Interprète : Carole Rittener
Tourné en septembre-octobre 1960 à Paris et monté en janvier-février 1961. Projeté pour
la première fois à la rétrospective Debord à la Mostra de Venise en 2001.
* La Société du Spectacle, 1973, scénario d’après le livre La Société du Spectacle, 90mn,
Mo : Martine Barraqué, D : Suzanne Schiffmann, Mu : Michel Corette, P : Simar films
(société de production et de distribution appartenant à Gérard Lebovici). (achevé en
er
octobre 1973, sortie le 1 mai 1974 au Studio Gît-le-Coeur, projeté au Studio Cujas du 26-
10-1983 au 17-4-1984 puis sur Canal+ en janvier 1995).
* Réfutations de tous les jugements tant hostiles qu’élogieux qui ont été jusqu’ici portés
sur le film „La Société du Spectacle“, 1975, 20mn, Mo : Martine Barraqué, P : Simar
films (achevé en octobre 1975, épilogue ajouté au film La Société du Spectacle pendant le
“programme Debord” projeté au Studio Cujas du 26-10-1983 au 17-4-1984.).
* In girum imus nocte et consumimur igni, 1978, 105mn, I : André Mrugalski, Mo :
Stéphanie Granel, Mu : Couperin, Art Blakey, P : Simar films, distribué par Gaumont,
sortie en salle le 6 mai 1981, puis projeté au Studio Cujas du 26-10-1983 au 17-4-1984.
* Guy Debord, son art et son temps, 1995, 60mn, téléfilm coréalisé avec Brigitte Cornand,
Mo : Jean-Pierre Baiesy, Mu : Lino Léonardi, d’après Les testaments de François Villon,
P : Canal+, INA, CNC, première diffusion : 9 janvier 1995, Canal+.
110
Œuvres de l’Internationale Situationniste

* Internationale Situationniste, Paris: Librairie Arthème Fayard, 1997, 707 pages. Edition
en fac-similé des 12 numéros parus de juin 1958 à septembre 1969.
* La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris : Librairie Arthème Fayard, 1998, 176
pages.

Œuvres de Guy Debord


* “Prolégomènes à tout cinéma futur”, suivi d’un premier scénario du film Hurlements en
faveur de Sade, in BERREBY Gérard, Documents relatifs à la fondation de
l’Internationale Situationniste, Paris : Allia, 1985, pp.109-123, 651 pages (première
édition in Ion, 1952)
* Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de
l’action de la tendance situationniste internationale, Paris : Edition Mille et une nuits, 2000
(auto-édité pour la première fois en 1957)
* Mémoires, Paris : Jean-Jacques Pauvert aux Belles Lettres, 1993, non paginé, avec une
préface inédite (“Attestations”) (première édition : Bibliothèque d’Alexandrie, 1958)
* (Avec Asger Jorn) Fin de Copenhague, Paris : Allia, 2001 (première édition :
Pelmid&Rosengreen, 1957)
* “Pour un jugement révolutionnaire de l’art” et “Préliminaires pour une définition de
l’unité du programme révolutionnaire” in Notes critiques - Bulletin de recherches et
d’orientation révolutionnaire, n°3, Bordeaux, deuxième trimestre 1962.
(Si le deuxième article, co-signé avec P. Canjuers, est reproduit dans le livre présenté plus
loin de BANDINI, pp.307-316, je n’ai lu qu’une traduction anglaise trouvée sur
internet du premier : http://members.optusnet.com.au/~rkeehan/si/revolutionnary.htm )
* Contre le cinéma, Aarhus (Danemark) : Institut scandinave de vandalisme comparé,
1964.
* La Société du Spectacle, Paris : Folio Gallimard, 1992, 211 pages. (première édition :
Buchet-Chastel, 1967)
* Œuvres cinématographiques complètes (1952-1978), Paris : Gallimard, 1996, 295 pages.
(première édition : Champ Libre, 1978)
* Préface à la quatrième édition italienne de La Société du Spectacle, Paris : Champ Libre,
1979. Première édition en italien en janvier 1979 chez Nuova Valecchi à Florence.
L’édition utilisée est celle de la postface des Com.
* Rédaction de l’introduction “Aux libertaires”, sous le pseudonyme LES AMIS
INTERNATIONNAUX, du livre de la COORDINATION DES GROUPES
AUTONOMES D’ESPAGNE, Appels de la prison de Ségovie, Paris : Champ Libre, 1980
* Postface de MANRIQUE Jorge, Stances sur la mort de mon père, Paris : Champ Libre,
1980, traduit du castillan par G. Debord.
* Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Paris : Gallimard, 1993, 92 pages.
(première édition : Editions Gérard Lebovici, 1984)
* “Abat-Faim”, in Encyclopédie des Nuisances - Dictionnaire de la déraison dans les arts,
les sciences & les métiers, Tome I Fascicule 5, Paris : novembre 1985, pp.96-102
(Anonyme)
* “Ab Irato”, in Encyclopédie des Nuisances - Dictionnaire de la déraison dans les arts,
les sciences & les métiers, Tome I Fascicule 9, Paris : novembre 1986, pp. 185-188
(Anonyme)
* (avec Alice BECKER-HO) Le “jeu de la guerre”. Relevés des positions successives de
toutes les forces au cours d’une partie, Paris : Editions Gérard Lebovici, 1987.
* Commentaires sur la société du spectacle (1988) suivi de Préface à la quatrième édition
111
italienne de La Société du Spectacle (1979), Paris: Folio Gallimard, 1992, 147 pages.
(première édition : Editions Gérard Lebovici, 1988)
* Panégyrique, tome premier, Paris : Gallimard, 1993, 86 pages. (première édition :
Editions Gérard Lebovici, 1989)
* “Cette mauvaise réputation...”, Paris : Folio Gallimard, 1993, 111 pages.
* Des contrats, Cognac : Le Temps qu’il fait, 1995, 65 pages.
* Panégyrique, tome second, Paris : Librairie Arthème Fayard, 1997, non paginé.
* In girum imus nocte et consumimur igni, édition critique augmentée de diverses notes de
l’auteur suivi de Ordures et décombres, Paris : Gallimard, 1999, 154 pages.

Correspondances
* DEBORD Guy, Correspondances, volume 1, juin 1957-août 1960, Paris : Arthème
Fayard, 1999, 381 pages.
Correspondances, volume 2, septembre 1960-décembre 1964, Paris :
Arthème Fayard, 2001, 317 pages.
* MARTOS Jean-François, Correspondance avec Guy Debord, Paris: Le fin mot de
l’Histoire, 1998, 320 pages.
* Correspondances, vol. 1, Paris: Champ Libre, 1978,189 pages. Cette anthologie
concoctée par Gérard Lebovici contient un échange épistolaire de Debord avec Jaime
Semprun (pp.49-80), avec l’avocat Georges Kiejman (pp.117-124) et l’éditeur espagnol
Castellote (pp.135-144). Réédité par Ivréa/Champ Libre en 1996.
* Correspondances, vol. 2, Paris: Champ Libre, 1981, 124 pages. Celle-ci contient un
échange épistolaire entre Debord et Gianfranco Sanguinetti (pp.97-124). Réédité par
Ivréa/Champ Libre en 1996.

Ouvrages abordant Guy Debord et l’Internationale Situationniste


* APOSTOLIDES Jean-Marie, Les tombeaux de Guy Debord précédé de Portrait de Guy-
Ernest en jeune libertin, Paris : Exils, collection “Essais”, 1999, 163 pages.
* BANDINI Mirella, L’esthétique, le politique, de Cobra à l’Internationale Situationniste
(1948-1957), Arles : Sulliver-Via Valeriano, 1998 (traduit de l’italien par C. Galli), 353
pages.
* BLANCHARD Daniel, Debord dans le bruit de la cataracte du temps, Paris : Sens &
Tonka, 2000, collection “10/vingt”, 58 pages.
* BLISSET Luther, Guy Debord è morto davvero, Feltre : Crash edizioni, 1995, 60 pages.
* BOURSEILLER Christophe, Vie et mort de Guy Debord, 1931-1994, Paris : Plon, 1999,
461 pages.
* BRENEZ Nicole et LEBRAT Christian, Jeune, dure et pure, Une histoire du cinéma
d’avant-garde et expérimental, Paris : Cinémathèque française / éditions Mazotta, 2001.
* CHOLLET Laurent, L’insurrection situationniste, Paris : Dagorno, 2000, 351 pages.
* GHEZZI Enrico et TURIGLIATTO Roberto (commissaires), Guy Debord - (contro) il
cinema, la Biennale di Venezia, Milan : Editrice Il Castoro, 2001, 206 pages.
* GONZALVEZ Shigenobu, Guy Debord ou la beauté du négatif, Paris : Mille et une
nuits, collection “Les petits libres”, 1998, 143 pages. Réédité en 2001 chez Nautilus.
* JAPPE Anselm, Guy Debord, Arles :Editions Sulliver / Via Valeriano, (traduit de
l’italien par C. Galli), 1998, 252 pages. Réédité en 2001 chez Denoël.
* JORN Asger, Guy Debord et le problème du maudit, Grignan : Colophon, 2002
(réédition de la préface du livre de Debord Contre le Cinéma, 1964)
* J.U.P. Situationistinnen und andere ..., Berlin : b-books, 2001, 77 pages.
* KAUFMANN Vincent, Guy Debord. La révolution au service de la poésie, Paris :
112
Fayard, collection “Histoire de la pensée”, 2001, 412 pages.
* LÖWY Michael, L’Etoile du matin, surréalisme et marxisme, Paris: Editions Syllepse,
2000, 126 pages.
* MANACH (LE) Yves, Artichauts de Bruxelles. Impression, Debord et jardins,
Bruxelles : L’insomniaque, collection “à couteaux tirés”, 1999, 94 pages.
* MARCUS Greil, Lipstick Traces, une histoire secrète du vingtième siècle, Paris:
Editions Allia, (traduit de l’anglais par G. Godard),1998, 549 pages. Réédité en 2000 en
poche chez Folio/Gallimard.
* OHRT Roberto (éditeur), Das grosse Spiel, die Situationisten zwischen Politik und
Kunst, Hambourg : Nautilus, 2000, 221 pages.
* PLANT Sadie, The most radical gesture : The Situationist International in a Postmodern
Age, New York : Routledge, 1992, 226 pages.
* SCHRAGE Dieter (éditeur), Situationistische Internationale 1957-1972, Vienne :
Museum moderner Kunst Stifung Ludwig Wien, Triton, 1998, 125 pages.
* SUSSMAN Elisabeth (éditrice), On the Passage of a Few People Through a Rather Brief
Moment in Time: The Situationist International, 1957-1972, Cambridge (Mass.) : MIT
Press/ICA, 1989, 200 pages.

Numéros spéciaux de revues et magazine


* Art press, dossier “Du Situationnisme au simulationisme”, n°134, mars 1989, pp.3-7 et
26-36.
* Lignes, “Guy Debord”, dossier spécial, n°31, mai 1997, Paris: Editions Hazan, pp.89-
208.
* October, “Rereading Debord”, special issue, n°79, hiver 1997,
* Substance, “Special Issue : Guy Debord“, n°90, 1998, University of Madison,
Wisconsin, pp. 1-163.
* Tausend Augen, “Le cinéma de Guy Debord”, dossier spécial, n°.19, avril 2000, pp.58-90.
* Magazine littéraire, “Guy Debord et l’aventure situationniste”, dossier spécial, n°.399,
juin 2001, pp.18-68.
* Esprit, “Fortunes du situationnisme”, n°.279, novembre 2001, pp.143-158.
* Archives et documents situationnistes, n°.1, automne 2001, 172 pages.

Critiques d’In girum imus nocte et consumimur igni


* Le Monde, MARCORELLES Louis, “Un nouveau film de Guy Debord. Pavane pour
amour déçues”, 10-11 mai 1981.
* Le Canard Enchaîné, “In girum imus nocte et consumimur igni”, 13 mai 1981.
* La Semaine de Charlie, MANCHETTE Jean-Patrick, “Cinéma : illusion d’optique”, 14
mai 1981.
* Cinématographe, SCHMITTZE Alain, “In girum imus nocte et consumimur igni de Guy
Debord”, juin 1981.
* Libération, HAZERA Hélène, “In girum imus nocte et consumimur igni. Le dernier film
de Guy Debord est diffusé cette nuit sur canal 68”, 3 juin 1981.
* Les Nouvelles Littéraires, GUEGAN Gérard, “Ni droite, ni gauche”, 4 juin 1981.
* Le Quotidien de Paris, PELTIER Martin, “In girum imus nocte et caetera...”, 5 juin
1981.
* Télérama, ROGARD Vincent, “In girum imus nocte et consumimur igni. Pour gogos en
quête de gourou”, 13 juin 1981.
* Les Cahiers du Cinéma, BONITZER Pascal, “Graal Flibuste”, juillet 1981.
* Cinéma 81, PAÏNI Dominique, “In girum imus nocte et consumimur igni”, juillet 1981.
* La Quinzaine Littéraire, SEGUIN Louis, “Venise, Whisper Not et le palindrome. Guy
113
er
Debord. In girum imus nocte et consumimur igni”, 1 juillet 1981.
* L’Express, P. Th., “In girum imus nocte et consumimur igni”, 3 juillet 1981.
* Art press, JAUFFRET Régis, “Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni”,
juillet-août 1981.
* Feuille Foudre, VERDY Nicolas, “In girum imus nocte et consumimur igni. Guy
Debord”, automne 1981.
* Jeune Cinéma, LOGETTE Lucien, “Tentative de redressement de quelques jugements
torves concernant le dernier film de Guy Debord”, septembre-octobre 1981.
* Le Perroquet, BADIOU Alain, “Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni,
Un homme qui ne cède pas”, 11 novembre 1981.
* La Revue du Cinéma, Saison cinématographique 1981, D.S. [SAUVAGET Daniel], “In
girum imus nocte et consumimur igni”.
* Fiches du cinéma - Tous les films 1981, O.F.C.F. [Office Français Catholique du Film],
“In girum imus nocte et consumimur igni”.

Articles parus à l’occasion de la rétrospective des films de Guy Debord en 2001-2002


* AZOURY Philippe, “Debord à l’abordage. A Bobigny, projection rarissime des six films
de la figure situationniste.”, Libération, 10 avril 2002.
* GNOLI Antonio, “Guy Debord, dal cinema alla vita un intelletuale in guerra”, La
republica, Rome, 30 août 2001.
* JOUSSE Thierry, “En temps de black-out”, Les Cahiers du Cinéma, n° , novembre 2001
* KOEHLER Robert, “A willful iconoclast (Director Guy Debord)”, Variety, Los Angeles,
27 août 2001.
* MARY Nathalie, “Rétrospective Guy Debord”, BREF, le magazine du court-métrage,
n°53, juin 2002, pp.10-11.
* STRIZZOLO Nicola, “Morte a Venezia”, Undiversità communicazione, Trieste,
septembre 2001.

Articles sur le cinéma de Guy Debord


* AGAMBEN Giorgio, “Le cinéma de Guy Debord”, in TRAFIC, N°22, été 1997, pp.56-
61.
* ASSAYAS Olivier, “Dans des circonstances éternelles du fond d’un naufrage”, Cahiers
du cinéma, n° 487, janvier 1995, pp.46-49.
* ASSAYAS Olivier “L’opera nascosta” (interview) in GHEZZI Enrico et
TURIGLIATTO Roberto (commissaires), Guy Debord - (contro) il cinema, la Biennale di
Venezia, Milan : Editrice Il Castoro, 2001, pp. 122-130
* BONITZER Pascal, “Paranymphe”, Cahiers du cinéma, n° 487, janvier 1995, pp.44-45.
* DENEAULT Alain, “Ce terrain, devenu autre et resté le même. Quel spectacle après
Debord ?”, Tausend Augen, n°19, avril 2000, pp.60-65.
* DERFOUFI Mehdi, “Nous sommes tous des fils de pute”, Tausend Augen, n°19, avril
2000, pp.87-90.
* DEVAUX Frédérique, “Guy Debord, du lettrisme au détournement (1952-1959)”,
Tausend Augen, n°19, avril 2000, pp.74-83.
* FAUSTI Claudio, “La théorie critique de l’image dans l’Internationale Situationniste” in
BRENEZ Nicole et LEBRAT Christian (éditeurs), Jeune, dure et pure, Une histoire du
cinéma d’avant-garde et expérimental, Paris : Cinémathèque française / éditions Mazotta,
2001pp.218-223.
* FIELD Allyson, “Hurlements en faveur de Sade: The Negation and Surpassing of
“Discrepant Cinema””, Substance - a review of theory and literary criticism, Guy Debord.
114
A Special Issue, n°90, 1998, University of Madison, Wisconsin, pp. 55-70.
* FINZI Pierre-Emmanuel, “Le cinéma de Guy Debord”, Tausend Augen, n°19, avril
2000, pp.58-59.
* FRODON Jean-Michel, “Guy l’Eclair contre les ombres électriques (Debord et le
cinéma)”, Lignes, numéro spécial Guy Debord, n°31, mai 1997, Paris: Editions Hazan,
pp.155-160. (paru initialement sous le titre “Un cinéma sans spectacle” dans Le Monde du
03 décembre 1994).
* GHEZZI Enrico, “Debord 2001, né tempo néspazio. (Potlatch, dove deriva il cinema)” in
GHEZZI Enrico et TURIGLIATTO Roberto (commissaires), Guy Debord - (contro) il
cinema, la Biennale di Venezia, Milan : Editrice Il Castoro, 2001, 132-136.
* GRZELCZYK Johan, “L’autobiographie debordienne : une expérience salvatrice”,
Tausend Augen, n°19, avril 2000, pp.66-73.
* JOUSSE Thierry, “Guy Debord: stratégie de la disparition”, Cahiers du Cinéma, n°487,
janvier 1995, pp.41-43.
* JOUSSE Thierry, “Guy Debord, un cinéma du temps perdu”, Le magazine littéraire,
n°339, juin 2001
* LEVIN, Thomas Y. “Dismantling the Spectacle : The Cinema of Guy Debord” in
SUSSMAN Elisabeth (éd.), On the Passage of a Few People Through a Rather Brief
Moment in Time: The Situationist International, 1957-1972, Cambridge (Mass.) : MIT
Press/ICA, 1989, pp.72-123.
* PERRONNO David, “In Girum imus nocte et consumimur igni (1978)”, Tausend Augen,
n°19, avril 2000, pp.84-86.
* RAUGER Jean-François, “Au film de la pensée”, Les Inrockuptibles, n°119, du 24 au 30
septembre 1997, p.32.
* SOLLERS Philippe, “Debord au cinéma”, in Eloge de l’infini, Paris : Gallimard, 2001,
pp.555-557.

Autres articles abordant Guy Debord et l’Internationale Situationniste


* BECHT James, “De Guy Debord à Jean Baudrillard. Détournements de Marx.”, Lignes,
n° 34, mai 1998, Editions Hazan, pp.138-155.
* Collectif, “Le roman de nos origines”, La Banquise, No. 2, printemps 1983.
* OHRT Roberto, “Wäre ich nicht Alexander wäre ich gern Diogenes”, DURCH, 3/4,
Graz, 1987, pp.27-48.
* SMITH Peter, “On the passage of a Few People: Situationists Nostalgia”, The Oxford
Art Journal, 1191, Vol. 14 No. 1., pp.118-125.
* SULEIMAN Susan Rubin, “Les avant-gardes et la répétition : l’Internationale
Situationniste et Tel Quel face au surréalisme”, Les Cahiers de l’I.H.T.P., n° 20, mars
1992, pp.197-205.

Contexte
Ouvrages et articles sur l’histoire politique et intellectuelle
* ANDERSON Perry, Sur le marxisme occidental, Paris : FM/ Petite collection maspero,
(traduit de l’anglais par D. Letellier et S. Niémetz), 1977, 167 pages.
* BOUVERESSE Jacques; Rationalité et Cynisme, Paris : Editions de Minuit, collection
“Critique”, 1984, pages.
* CABORET D., DUMONTIER Pascal, GARRONE P., LABARRIERE R., Contre
l’E.D.N. Contribution à une critique du situationnisme, Paris : brochure auto-éditée, 2001,
46 pages.
* EAGLETON Terry, The illusions of postmodernism, Oxford : Blackwell Publishers,
1996, 147 pages.
115
* FERRY Luc et RENAUT Alain, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme
contemporain, Paris : Folio Gallimard, collection “essais”, 1988, 347 pages.
* GOMBIN Richard, Les origines du gauchisme, Paris : Point Seuil, collection
“Politique”, 1971, 189 pages.
* HAMON Hervé et ROTMAN Patrick, Génération, Paris : Point Seuil, 1988, 2 tomes,
617 et 705 pages.
* HOURMANT François, Le désenchantement des clercs, figures de l’intellectuel dans
l’après-Mai 68, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection “Res Publica”, 1997,
260 pages.
* LASCH Christopher, La Culture du Narcissisme, Castelnau-le-Lez : Climats, 2000,
collection “Sisyphe”, 333 pages (traduit de l’américain par M. L. Landa).
* LÖWY Michael et SAYRE Robert, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-
courant de la modernité, Paris : Payot, collection “Critique de la politique”, 1992, 306
pages.
* ROSS Kristin, Aller plus vite, laver plus blanc. La culture française au tournant des
années soixante., Paris : Editions Abbeville, collection “Tempo”, 1997, 227 pages. (traduit
de l’américain par S. Durastanti)

Ouvrages et revues utilisés sur la situation italienne et le terrorisme


* MERCIER Luc et GAYRAUD Joël (éditeurs et traducteurs), Section italienne de
l’Internationale Situationniste, Ecrits complets, 1969-1972, Paris : Contre-Moule, 1988,
139 pages.
* Revue de Préhistoire Contemporaine, n° 1, 1982, 226 pages.
* SANGUINETTI Gianfranco (Censor), Véridique rapport sur les dernières chances de
sauver le capitalisme en Italie, suivi de Preuves de l’inexistence de Censor par son auteur,
Paris : Champ Libre, 1976, (traduit de l’italien par G. Debord), 187 pages.
* SANGUINETTI Gianfranco, Du terrorisme et de l’Etat, Paris : Le fin mot de l’Histoire,
1980, (traduit de l’italien par J-F. Martos), 140 pages.
* SOMMIER Isabelle, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie,
Rennes : Presses Universitaires de Rennes, collection “Res Publica”, 1998, 253 pages.
* PERSICHETTI Paolo et SCALZONE Oreste, La révolution et l’Etat. Insurrections et
“contre-insurrections” dans l’Italie de l’après-68, Paris : Dagorno, 2000.

Ouvrages sur l’anarchisme de droite


* BOUNAN Michel, L’Art de Céline et son temps, Paris : Allia, 1997 et 98, 133 pages.
* ORY Pascal, L’anarchisme de droite, Paris : Seuil, 1984.
* RICHARD François, Les anarchistes de droite, Paris : PUF, collection “Que-sais-je ?”,
1997, 125 pages.

II) Ouvrages et articles sur l’esthétique


* BARTHES Roland, S/Z, in œuvres complètes, tome II, Paris : Seuil, 1995, pp. 555-741,
1748 pages.
* BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris :
Point Seuil, 1998, 567 pages.
* BURCH Noël, “The Sadeian Aesthetic: a critical view”, in BEECH Dave et ROBERTS
John (éditeurs), The philistine controversy, Londres/New York : Verso, 2002, 314 pages,
pp.175-200.
* BÜRGER Peter, Theorie der Avantgarde, Francfort : Suhrkamp, 1974, 140 pages.
* COQUILLAT Michelle, La poétique du mâle, Paris : Gallimard, 1982, 472 pages.
116
* DELEUZE Gilles, Présentation de Sacher-Masoch, Paris : 10/18, 1973, 318 pages.
* EAGLETON Terry, The ideology of the aesthetic, Oxford : Blackwell Publishers, 1990,
426 pages.
* FREUD Sigmund, “Deuil et mélancolie” in Métapsychologie, Paris : Gallimard,
collection “idées nrf”, 1968, 189 pages, pp. 146-174. (traduction de l’allemand par J.
Laplanche et J.-B. Pontalis)
* MANCHETTE Jean-Patrick, Les Yeux de la momie. Chroniques de cinéma, Paris :
Rivages/Ecrits Noirs, 1997, 509 pages.
* MULVEY Laura, Fetishism and curiosity, Bloomington/Londres : Indiana University
Press/British film Insitute, 1996, 188 pages.
* SULEIMAN Susan Rubin, Subversive Intent: Gender, Politics and the Avant-Garde,
Cambridge Massachussets et Londres : Harvard University Press, 1990, 276 pages
* WOLLEN Peter, Raiding the Icebox, reflections on twentieth century culture,
Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 1993, 222 pages.

Sites Internet

* http://www.nothingness.org
* http://www.panix.com/~notbored/index/html
* http://www.chez.com/debordiana.com
* http://www.lenbracken.com
* http://www.geocities.com/~johngray/index.htm#toc
* http://www.teleologie.org

littérature secondaire sur Lacenaire et Les Enfants du Paradis


* SELLIER Geneviève, Les Enfants du Paradis, Paris : Nathan, collection “Synopsis”,
1992, 127 pages.
* TURK Edward Baron, Les Enfants du Paradis, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma
français, Paris : L’Harmattan, collection “Champs Visuels”, 2002, traduit de l’américain
par N. Burch)

Emissions Radio et télévision


* “Soirée Guy Debord”, lundi 9 janvier 1995, 22h10, sur la chaîne cryptée et payante
CANAL+, avec la diffusion des films La Société du Spectacle, Réfutations de tous les
jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film “La Société du
Spectacle” et Guy Debord, son art et son temps. (rediffusion de La Société du Spectacle
suivie de Réfutations le jeudi 12 janvier à 8h55, et le samedi 14 janvier à 5h10).
* “Guy Debord et les situationnistes”, émission de Jacob Rogozinski Radio Libre :
Résistance et pensée, France Culture, samedi 10 juin 2000, 15h00.
* “Guy Debord, une étrange guerre”, documentaire de Philippe Sollers et Emmanuel
Descombes, écrit en collaboration avec Jacques Forgeas, série de Bernard Rapp Un siècle
d’écrivains, FRANCE 3, jeudi 19 octobre 2000, 0h05.
117

Table des ILLUSTRATIONS :


page 9 * “Ne travaillez jamais” (DEBORD Guy, Panégyrique II, Paris : Arthème
Fayard, 1997, p.16)

page 15 * Définition du spectaculaire concentré (IS 10/44)

page 16 * Définition du spectaculaire diffus (IS 10/45)

page 33 * Couverture du livre réédité par Champ Libre. (DEMONET Michel,


GEFFROY Annie, GOUAZE Jean, LAFON Pierre, MOUILLAUD Maurice et
TOURNIER Maurice, Des tracts en mai 68. Mesures de vocabulaire et de
contenus, Paris : Champ Libre, 1978, 491 pages)

page 36 * Soares en meeting - photogramme de Réfutations (OCC 187)

* Salengro le 14 juillet - photogramme de Réfutations (OCC 188)

page 53 * Un public de cinéma - photogramme d’In girum (OCC 283)

page 74 * Echiquier du Kriegspiel - photogramme d’In girum (OCC 283)

page 83 * Un situationniste et Debord dans l’amphi de la Sorbonne en mai 68 -


photogrammes d’In girum (OCC 157)

page 96 * La Brigade légère du film La charge de la brigade légère -


photogramme d’In girum (OCC 290)

page 100 * Vue aérienne de Paris - photogramme d’In girum (OCC 285)

Vous aimerez peut-être aussi