Roland Barthes-Leçon Doc Étudiants.
Roland Barthes-Leçon Doc Étudiants.
Roland Barthes-Leçon Doc Étudiants.
Je devrais sans doute m’interroger d’abord sur les raisons qui ont pu
incliner le Collège de France à recevoir un sujet incertain, dans lequel
chaque attribut est en quelque sorte combattu par son contraire. Car, si ma
carrière a été universitaire, je n’ai pourtant pas les titres qui donnent
ordinairement accès à cette carrière. Et s’il est vrai que j’ai voulu longtemps
inscrire mon travail dans le champ de la science, littéraire, lexicologique et
sociologique, il me faut bien reconnaître que je n’ai produit que des essais,
genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse. Et s’il est vrai encore que
j’ai lié très tôt ma recherche à la naissance et au développement de la
sémiotique, il est vrai aussi que j’ai peu de droits à la représenter, tant j’ai été
enclin à en déplacer la définition, à peine me paraissait-elle constituée, et à
m’appuyer sur les forces excentriques de la modernité, plus proche de la
revue Tel Quel que des nombreuses revues qui, dans le monde, attestent la
vigueur de la recherche sémiologique.
C’est donc, manifestement, un sujet impur qui est accueilli dans une
maison où règnent la science, le savoir, la rigueur et l’invention disciplinée.
Aussi, soit par prudence, soit par cette disposition qui me porte souvent à
sortir d’un embarras intellectuel par une interrogation portée à mon plaisir, je
me détournerai des raisons qui ont amené le Collège de France à m’accueillir
– car elles sont incertaines à mes yeux – pour dire celles qui font pour moi,
de mon entrée dans ce lieu, une joie plus qu’un honneur ; car l’honneur peut
être immérité, la joie ne l’est jamais. La joie, c’est de retrouver ici le
souvenir ou la présence d’auteurs que j’aime et qui ont enseigné ou
enseignent au Collège de France : d’abord, bien sûr, Michelet, à qui je dois
d’avoir découvert, dès l’origine de ma vie intellectuelle, la place souveraine
de l’Histoire au milieu des sciences anthropologiques et la force de
l’écriture, dès lors que le savoir accepte de s’y compromettre ; puis, plus
près de nous, Jean Baruzi et Paul Valéry, dont j’ai suivi les cours, dans cette
salle même, lorsque j’étais adolescent ; puis, plus près encore, Maurice
Merleau-Ponty et Emile Benveniste ; et pour le présent, on me permettra
d’excepter de la discrétion où l’amitié doit les tenir innommés, Michel
Foucault, à qui me lient l’affection, la solidarité intellectuelle et la gratitude,
puisque c’est lui qui a bien voulu présenter à l’Assemblée des Professeurs
cette chaire et son titulaire.
Une autre joie me vient aujourd’hui, plus grave, parce que plus
responsable : celle d’entrer dans un lieu que l’on peut dire rigoureusement :
hors-pouvoir. Car s’il m’est permis d’interpréter à mon tour le Collège, je
dirai que, dans l’ordre des institutions, il est comme l’une des dernières ruses
de l’Histoire ; l’honneur est d’ordinaire un déchet du pouvoir ; ici, il en est la
soustraction, la part intouchée : le professeur n’y a d’autre activité que de
chercher et de parler – je dirai volontiers : de rêver tout haut sa recherche –
non de juger, de choisir, de promouvoir, de s’asservir à un savoir dirigé :
privilège énorme, presque injuste, au moment où l’enseignement des lettres
est déchiré jusqu’à la fatigue entre les pressions de la demande
technocratique et le désir révolutionnaire de ses étudiants. Sans doute,
enseigner, parler simplement, hors de toute sanction institutionnelle, ce n’est
pas là une activité qui soit, de droit, pure de tout pouvoir : le pouvoir (la
libido dominandi) est là, tapi dans tout discours que l’on tient, fût-ce à partir
d’un lieu hors-pouvoir. Aussi, plus cet enseignement est-il libre, plus encore
est-il nécessaire de se demander sous quelles conditions et selon quelles
opérations le discours peut se dégager de tout vouloir-saisir. Cette
interrogation constitue à mes yeux le projet profond de l’enseignement qui
est aujourd’hui inauguré.