Autor de Estetica Africana - Roger Some
Autor de Estetica Africana - Roger Some
Autor de Estetica Africana - Roger Some
Somé Roger. Autour de l'esthétique africaine. In: Journal des africanistes, 1992, tome 62, fascicule 1. pp. 113-126;
doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1992.2340
https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1992_num_62_1_2340
ROGER SOME
1. Faut-il parler d'art africain ou des arts africains ou encore des arts d'Afrique noire ? Il est vrai
que l'Afrique est peuplée de multiples sociétés qui ont chacune une culture spécifique. Par conséquent,
il me paraît plus adéquat de parler des arts de l'Afrique, expression qui marque la diversité.
Néanmoins, il me semble qu'il existe des éléments qui fondent l'unité de cette diversité : il y a, de nos jours,
le caractère marchand de l'œuvre d'art africain dont parle Georges Dupré (1990 : 101) et le rapport
de cet art à la religion. Cette dernière caractéristique l'oppose en un certain sens à l'art en Occident
qui se définit comme étant ce qui a perdu l'aspect religieux, un art libéré de la contrainte religieuse
et qui, ainsi, s'offre à la contemplation. De ce point de vue, l'usage de l'expression art africain me
paraît aussi fondé. Ceci étant, les vrais problèmes qui se posent à l'étude de l'art africain portent moins
sur la question de terminologie topographique que sur les méthodes d'analyse.
ethnologues dans cet ouvrage. S'il admet que quiconque peut mener une réflexion
sur l'art africain, Georges Dupré demande qu'on laisse « les ethnologues
tranquil es », qu'on laisse en paix ceux dont le travail est de faire comprendre l'art
africain, compréhension qui contribuerait à enrichir « l'émotion de chacun de nous ».
Mais bien avant de critiquer Lucien Stéphan, Georges Dupré s'en est pris à
Jacques Kerchache, à qui il reproche d'avoir tenu des « propos agressifs à l'égard
des ethnologues » et de vouloir leur donner une contestable leçon de méthode et
de morale. En effet, certains de ses propos sont pour le moins crédibles. Penser par
exemple qu'« il ne faut pas aborder l'art africain par le biais de la date », c'est croire
que l'art africain est en dehors de l'Histoire et qu'il est quasi impossible de faire
une histoire, même récente, de cet art. Pourtant, Arts et peuples de l'Afrique noire
de Jacqueline Delange pourrait être perçu comme un ensemble d'éléments réunis
en vue d'une telle histoire et c'est en effet de cette manière que Michel Leiris
présenta l'ouvrage ; c'était en 1967, date à laquelle l'art africain était encore très peu
connu. Aujourd'hui, grâce aux travaux des archéologues, des études ont pu établir
l'époque de certaines œuvres notamment les terra cotta du Komanland (nord du
Ghana) et celles de Djenné (Mali) que l'on estime être du XVe siècle. En outre, on
connaissait déjà avec Jean Laude, l'existence d'un art africain ancien qu'il dit «
classique ». Dans des études plus récentes, celle de Frank Willett par exemple {African
Art 1971, traduit en français sous le titre L'Art africain 1990), il est établi avec
précision que la sculpture ancienne de l'Afrique remonte au v-ive siècle avant J.-C. Il
s'agit de la sculpture Nok trouvée dans l'Etat du Kaduna (Nigeria) et dont fait état
dès 1956 les travaux de Bernard Fagg. Il est vrai qu'une histoire de l'art africain
n'est pas facile à écrire parce qu'on a à faire à des peuples sans écriture. Mais il
est inconcevable de vouloir, en un tour de main, évacuer une question aussi
importante tout en passant sous silence le travail déjà effectué.
Par ailleurs, quand J. Kerchache dit que « la beauté d'une sculpture n'est pas
étrangère à sa fonction sociale... » (1988 : 489), il présuppose que cette fonction
est l'élément qui détermine la beauté de l'« objet ». Cependant, il oublie qu'il
s'exprime avec des présupposés culturels occidentaux. Aussi, ce que recouvre la
notion de beauté en Europe est-il nécessairement identique à ce qu'elle désigne en
Afrique, si toutefois l'équivalent de ce terme existe dans les langues africaines ?
Ce que Kerchache appelle « beau » pourrait bien être « bien » pour certains
Africains au moins. Autrement dit, certains termes africains, qui pourraient être
traduits par beau dans certains contextes, peuvent désigner bien lorsqu'ils sont
utilisés relativement aux statues. C'est le cas du terme bvbn chez les Lobi du Burkina
Faso : lorsqu'ils disent bvthibá bvbn (une « belle » statue), l'expression belle, ici,
désigne l'idée du bien. Au fond, la signification de cette formule porte sur
l'efficacité de la statue et non pas sur son aspect physique, sa forme. Sur ce point,
M. Leiris est beaucoup plus nuancé lorsqu'il utilise le terme de « convenance » pour
désigner la beauté en Afrique. Mais le parallélisme s'arrête là, car en tout état de
cause, l'objectif fondamental de l'œuvre d'art africain n'est pas de manifester la
beauté et il serait illusoire de penser qu'à travers la fonction de l'objet, c'est la
beauté qui est recherchée.
Si l'on ne peut qu'approuver la critique formulée par G. Dupré à rencontre
de J. Kerchache, on peut cependant se demander si la tranquillité qu'il souhaite
pour les ethnologues ne risque pas d'être dérangée par la philosophie, qui
s'interroge sur la légitimité d'un tel discours, ainsi que le montre le travail de L.
Stéphan. Nous y reviendrons.
Quant au deuxième texte, celui de R. Lehuard, il critique le refus d'attribuer
la conception de « l'art pour l'art » aux peuples dits primitifs. Pour cet auteur,
NOTES ET DOCUMENTS 115
2. Il s'agit en fait de Roger Pouivet, Lucien Stéphan et moi-même, qui avions prononcé chacun une
communication qui met en question l'existence ou la possibilité d'une esthétique de l'art africain (voir les Actes
du colloque 1990).
116 JOURNAL DES AFRICANISTES
QUESTION DE DÉFINITION
absolue parce que dans le jugement esthétique qui, pour Kant, est désintéressé, il
y a malgré tout un intérêt qui serait celui de la raison, car l'essentiel dans un tel
jugement, c'est ce que ressent le sujet, ce qu'il « découvre » en lui en présence d'un
objet. Et que découvre en lui le sujet ? Il découvre qu'il existe une forme dont
il jouit parce qu'il a la possibilité de se représenter, d'imaginer quelque chose et
c'est en cela qu'il existe dans le jugement esthétique un intérêt de la raison, en
ce sens que c'est en définitive la raison, qui jouit, car c'est par son intermédiaire
que le sujet se représente la forme existante.
Malgré cette réfutation de la thèse kantienne, il est inexact de penser que la
beauté d'une œuvre dans les sociétés dites primitives est fondée sur l'utilité de l'objet
comme semble le dire R. Lehuard. L'objectif de la critique de J.-L. Nancy n'est
pas de récuser la validité de la théorie kantienne mais de montrer la difficulté qu'il
y a à dissocier ces deux catégories esthétiques que sont le beau et l'agréable. Une
œuvre d'art, d'où qu'elle vienne, est belle non pas parce qu'elle est conforme à
ce pour quoi elle a été produite, mais parce qu'elle est ainsi perçue. Autrement
dit, la beauté d'une œuvre d'art ne dépend ni de sa fonction rituelle, ni de son
utilité pratique. Qu'il s'agisse de l'Occident ou des sociétés dites primitives, la beauté
d'une œuvre d'art dans une perspective kantienne, pensée qui s'est imposée à
partir du XVIIIe siècle comme étant la théorie esthétique, n'est pas fonction de
l'utilité ou de l'efficacité de l'objet comme cela était le cas chez Platon, mais pour
des raisons autres qu'esthétiques :
... la satisfaction, qui résulte d'un objet et en fonction de laquelle nous le disons beau,
ne peut reposer sur la représentation de son utilité : s'il en était ainsi ce ne serait pas une
satisfaction immédiate, ce qui est l'essentielle condition du jugement sur la beauté (Kant
1982 : 69).
Cependant, s'il est possible d'affirmer l'absence d'une conception de l'art pour
l'art dans les sociétés « primitives », c'est sans doute à cause du rapport essentiel
que l'art entretient avec la religion. Si tout objet religieux en Afrique n'est pas
une œuvre d'art, la réciproque n'est pas vraie. D'ailleurs, ceci n'est en rien propre
à l'Afrique : de la même manière qu'une œuvre d'art africain, le temple grec comme
l'église gothique est une œuvre d'art. L'objet d'art africain a toujours une
fonction rituelle. L'œuvre d'art africain est produite dans un contexte religieux et tout
le monde le reconnaît, puisque les expositions d'art africain sont généralement
accompagnées de notices explicatives qui exposent la fonction religieuse de chaque
pièce dans la société à laquelle elle appartient. Par ailleurs, on sait qu'en l'absence
de la patine d'usage ou de la patine sacrificielle, l'authenticité de l'objet est mise
en doute, même s'il est vrai que ce n'est pas un élément qui garantit de manière
absolue cette authenticité car les faussaires arrivent à recréer une patine analogue.
Or, il n'y a pas de patine sacrificielle sans sacrifices et pas de sacrifices sans
pratiques religieuses. Là encore, si l'on considère l'aspect fonctionnel de l'art africain,
il semble assez difficile de formuler une esthétique au sens rigoureux du terme.
On pourrait me reprocher de limiter l'esthétique à la seule théorie kantienne
comme si l'existence d'autres conceptions esthétiques applicables à l'art africain,
celle de Hegel par exemple, était ici proscrite. Mais on oublierait ainsi, que la théorie
hégélienne, qui est une esthétique du contenu, est fondée principalement sur une
définition de l'art qui présente celui-ci comme étant à l'origine la manifestation
de la religion elle-même. Pour Hegel, la vérité de l'art ou son essence est la
religion et c'est précisément de ce point de vue que Hegel nous offre une approche
conforme à V ethos africain. Cependant, cette thèse n'est qu'un moment dans la
théorie hégélienne de l'esthétique et en tant que tel, il ne récuse en aucune manière
118 JOURNAL DES AFRICANISTES
CONSIDÉRATIONS
ÉPISTÉMOLOGIQUES
*. Pour la transcription des termes vernaculaires ici employés, nous utilisons l'alphabet phonétique
international (API).
NOTES ET DOCUMENTS 121
qui ne se montre pas, c'est-à-dire qui ne s'expose pas et ne peut être exposé.
Lorsque cette œuvre sera émancipée de la religion, lorsque les barrières religieuses
tomberont, la question de son esthétisation se posera autrement : le discours
esthétique sur l'œuvre d'art africain s'élaborera légitimement.
Ici, la thèse hégélienne de la fin de l'art pourrait être reprise. Par cette idée,
Hegel ne veut pas dire qu'il n'y aura pas ou plus une évolution de l'art grâce au
perfectionnement, par exemple, des techniques de création de l'œuvre d'art
(critique qui lui est souvent faite). Hegel veut dire simplement que l'art n'a plus pour
objectif la présentation de l'Absolu, c'est-à-dire du divin. Cette mutation de l'œuvre
d'art comme objet de culte en objet de jugement correspond à l'émergence de la
théorie esthétique telle qu'elle apparaît à partir du xviip siècle : c'est précisément
par cette idée que Hegel retrouve et continue la thèse kantienne du beau, en ce
sens que par sa « mort » l'art est devenu un objet de plaisir ou de déplaisir. Cette
continuité tient en ceci que Hegel a d'abord cherché à connaître ce qu'est l'art pour
ensuite identifier ce qui fait de lui un objet de goût. Et savoir ce qu'est l'art passe
par l'homme en tant que sujet qui se sait comme être spirituel par qui l'art a du
sens. Ce sens c'est la spiritualité que l'on retrouve dans l'art et qui est perçue comme
étant une caractéristique spécifique à l'homme. Ainsi, pour Hegel, il n'y a d'art
que celui qui est issu d'une activité spirituelle consciente de sa spiritualité. Cela
veut dire que l'œuvre d'art est le produit de l'activité humaine et que, pour Hegel,
à la différence de Kant, il n'y a pas d'œuvre d'art naturel. Par ailleurs, le sens
de l'art, c'est la faculté qu'a l'homme de faire de lui le moyen par lequel l'absolu,
l'Esprit divin se présente, apparaît. En d'autres termes, « satisfaire le besoin le plus
élevé de l'esprit » est le sens profond de l'art (1979 : 153). Par conséquent, lorsque
l'art n'est plus en mesure de « satisfaire le besoin le plus élevé de l'esprit », lorsqu'il
est « impuissant à nous faire plier les genoux », lorsqu'il n'a plus « la force de
l'esprit », il « est quelque chose du passé », il est fini, mort. Cette mort, si
souvent mal interprétée, est ce qui porte l'art dans la sphère du jugement, du goût.
D'un art fonctionnel, il est devenu un art « dé-fonctionnalisé », libre, émancipé.
La mort de l'art signifie : passage de l'art fonctionnel à l'art pour l'art. Ainsi,
l'esthétique du contenu de Hegel rejoint celle de la forme et la continuité dont nous
parlons ne se traduit pas par un simple ajout de la théorie hégélienne à celle de Kant.
Critiquant cette idée de la mort de l'art que nous avions déjà évoquée ailleurs,
Annie Dupuis s'interroge : « Cette définition de l'art " déchargé " n'est-elle pas
simplement le culte d'une certaine idée du beau, sanctifiée par l'exposition dans
le " musée-tombeau ", qui est une forme, somme toute contestable — et
contestée — du musée ? (1991 ' 101). »
Mais on pourrait retourner la question en ces termes : si l'exposition des œuvres
dans le musée est contestée, comment pourrait s'exprimer l'art ? Est-il possible
aujourd'hui de concevoir l'art en dehors des musées ? Et les artistes, n'ont-ils pas
besoin, pour se faire apprécier du public, de passer par l'exposition de leurs œuvres ?
Quoiqu'on dise, l'œuvre d'art libre, émancipée, a besoin d'être exposée et cela ne
relève « pas simplement [du] culte d'une certaine idée du beau » ; il s'agit de
l'essence même de l'art mort qui n'a d'autres buts que d'être montré pour être
vu. Que serait cet art sans l'exposition ?
122 JOURNAL DES AFRICANISTES
bara, l'expression nyi désigne indifféremment bon ou beau et que pour les Daza
du Sahara central, gale signifie bon, ngala, joli et genaso laid.
A cette liste, qui pourrait s'étendre à toutes sociétés africaines, on peut
ajouter ceci : chez les Dagara du Burkina Faso, il existe deux termes pour dire beau :
pblv et víílv. Le premier désigne la beauté physique dans laquelle est impliquée la
notion de croissance. Ainsi, dans l'expression : à pól-bílé póla (« le jeune homme
est beau »), le terme pbl-bilé est un mot, composé de pbl qui désigne de façon
générale ce qui est jeune et de bílé qui désigne petit. Mot à mot, phl-bilé veut dire :
« jeune petit ». Appliqué à notre exemple, il prend le sens de jeune homme car,
chaque fois qu'il n'y a pas un nom qui précède le terme pol afin de déterminer
la nature de l'être dont il s'agit, bílé perd son sens générique et acquiert celui
spécifique de petit de l'homme. Par conséquent, à pól-bílé (le jeune homme) et pbl-
bilé (jeune homme) sont des formes d'expression utilisées toujours relativement à
l'homme. Quant à l'expression póla, elle indique le mode d'être du paraître du jeune
homme ; ce qu'est son aspect physique. Celui-ci, comme le laisse entendre le terme
dagara, est beau. Ceci veut dire que l'individu a une belle stature (souvent une
grande taille), qu'il a une constitution musculaire apparente qui suggère en lui
l'incarnation de la force physique et qu'il a de l'élégance. Dans cet exemple, la
répétition du terme pol marque bien l'ambivalence de celui-ci. Cette ambivalence
se manifeste à travers l'idée de croissance et celle de beauté que l'on retrouve
toutes deux dans une seule notion.
En revanche, quand on dit : à dvv pblá (« la jarre est belle »), il s'agit
uniquement du paraître de l'être en question et cela vaut pour tous les êtres inanimés.
Ici, l'idée de croissance n'est nullement impliquée. En définitive, le contour
sémantique du concept de pblv (« beauté ») se précise selon qu'il désigne un être inanimé
ou animé. Lorsqu'il s'agit d'êtres doués d'âme au sens aristotélicien du terme, pblv
peut signifier aussi bien la beauté que la croissance. Par contre, quand il
détermine des objets inertes, il prend un sens unique qui est celui de la beauté.
Le deuxième désigne le bien et le propre, deux idées, pour eux, difficilement
dissociables. La propreté, lorsqu'elle est considérée relativement à l'esprit, est une
qualité morale et comme telle, elle est un attribut du bien. En revanche, quand
elle détermine une matière, elle relève du beau. C'est ainsi que, l'expression : Yó
via (« un " beau " canari ») peut désigner soit la propreté du canari, soit son
utilité, en ce sens qu'il sert convenablement à ce pour quoi il a été fait. Par exemple,
s'il s'agit d'un canari à dolo (bière de mil préparée à base du sorgho ou du maïs),
l'expression ici voudrait dire que le canari a la capacité de conserver la boisson
pendant une certaine durée (trois jours au maximum) ; qualité que tous les canaris
de ce genre n'ont pas toujours. Par contre, quand via désigne une personne, il
détermine uniquement la bonne moralité de l'individu. Par conséquent, la distinction
entre pblv et vïélv est tout à fait nette. Cette distinction est d'autant plus marquée
qu'il n'est pas possible d'employer vîélv pour déterminer la beauté corporelle d'une
personne. Par ailleurs, cette distinction est perceptible à travers la possibilité qu'il
y a d'affirmer et de nier à la fois dans une même phrase, en utilisant les deux
termes, la « beauté » d'un individu. Ainsi, dire : à deb rjá pblà kè bè viélé (« cet
homme est beau et pas beau ») est une manière d'affirmer la beauté physique de
l'individu et de nier par la même occasion sa « beauté » morale parce qu'il a un
mauvais caractère. A la place de la répétition du mot « beau », on pourrait mettre
« bien » car la négation de la beauté signifie ici une négation de la moralité de
l'individu. En substance, cette phrase dit que si l'homme dont il est question nous
offre l'occasion d'admirer une « belle corporéité », il est néanmoins susceptible de
faire tout le mal possible. Du coup un tel homme, malgré sa belle apparence, est
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déconsidéré par la société dagara car, pour elle, la moralité est plus importante
que la beauté du corps. Alors, beauté et moralité apparaissent comme deux notions
qui participent l'une de l'autre car, chez les Dagara, un bel homme l'est
véritablement lorsque cette beauté s'accompagne d'une bonne moralité.
De même, chez les Lobi, voisins des Dagara, le terme boowé qui est utilisé
pour désigner la beauté, comporte aussi, dans son champ sémantique, la moralité
et l'utilité4.
Par ailleurs, et parallèlement à l'affirmation du sculpteur du Haut-Ogooué dont
parle M. Leiris (1966 : 337), à la question : « Recherches-tu une beauté dans l'objet
au moment de sa sculpture ? », la réponse du sculpteur dagara est la suivante :
bômbfv nà máá le kè be bóóbr kb viélé ! (« Peut-on faire une chose sans la vouloir
belle ! »)5. Mais, ces arguments suffisent-ils pour parler d'une esthétique
africaine ?
L'existence, dans une société, d'une notion du beau, ainsi que la sensibilité
de cette société à la beauté, ne me paraissent pas être des conditions suffisantes
à l'existence d'une esthétique. Le problème de l'esthétique africaine ne se pose pas
en termes de capacité ou d'incapacité pour les Africains de faire des choses «
belles » ou d'avoir ou pas une sensibilité à la « beauté ». La véritable difficulté est
celle de savoir à quelles conditions les objets produits par les Africains, qui
appartiennent à un contexte culturel autre que l'Occident où est née l'Esthétique,
peuvent faire l'objet d'un discours qui respecte les règles de cette science. Quelles sont
les limites de cette esthétique classique occidentale à l'égard de l'art africain et
pourquoi toutes les catégories de celle-ci ne sont pas applicables à celui-ci ? Tels sont
les termes convenables, me semble-t-il, en lesquels devrait se poser la question d'une
esthétique africaine. L.-S. Senghor a sans doute raison de dire « qu'en Afrique
noire, l'art pour l'art n'existe pas [et que] tout art est social... », mais il a tort
de penser que l'essence de l'art négro-africain réside dans la faculté du Nègre à
se représenter la beauté ; ce qui serait le fondement de l'idée d'une « esthétique
négro-africaine » (1956 : 50). S'il est vrai que l'art africain s'est imposé en
Occident comme art, conformément au sens que les Occidentaux donnent à cette notion,
sans pour autant que sa spécificité ne soit oubliée, il devrait pouvoir s'intégrer au
discours esthétique en dépit de sa différence. Mais si cette intégration paraît
difficile, c'est le signe qu'il y a un problème. Il convient alors de l'identifier et de le
résoudre plutôt que de vouloir établir une esthétique africaine en présentant la
sensibilité des peuples africains à la beauté, ainsi que l'existence de la notion du beau
dans ces sociétés comme étant l'expression d'une esthétique qui leur serait
spécifique. Il y a une esthétique dans laquelle l'œuvre d'art africain doit pouvoir trouver
sa place ; et le sentiment qu'une société a du beau ne peut être considéré comme
étant l'expression d'une esthétique.
Si l'on doit admettre une esthétique africaine parce que les Africains dans leur
langage disposent de concepts pour déterminer le beau, le bon, etc., on devrait
admettre de la même manière une esthétique, non seulement platonicienne mais
encore grecque en général, car Platon, fondateur de la philosophie, génératrice de
l'esthétique, avait aussi un terme pour désigner le beau (kalos) ; il en avait par
ailleurs pour l'art (technè) et pourtant il n'y a pas une esthétique platonicienne,
et ceux qui parlent « d'un sujet esthétique défini par une tradition philosophique
4. J'ai développé cette question dans une étude récente : « La statuaire lobi et dagara du Burkina Faso.
Question d'esthétique », communication prononcée lors du colloque, « La recherche en sciences humaines
et l'image : le pays lobi », Ouagadougou, 10-15 décembre 1990.
5. Da toborn, Bapla, août 1988.
NOTES ET DOCUMENTS 125
** *
L'idée d'une esthétique africaine est une entreprise fort complexe. Aussi dans
ce domaine, une analyse exige un minimum de précautions. Rechercher la
signification d'une œuvre d'art dans une société est une chose qui relève de l'iconologie ;
et ce serait commettre une erreur que de penser que cela est de l'ordre de
l'esthétique parce qu'une certaine conception esthétique, celle de Hegel par exemple, est
consacrée, en partie, à l'analyse du contenu des œuvres. L'objectif essentiel de Hegel
est moins de déterminer la signification de l'œuvre d'art que de définir l'essence
originelle de l'art. Établir le rapport entre une œuvre et le libre jeu des facultés
de l'esprit d'un sujet en est une autre ; cela relève, à proprement parler, de
l'esthétique. Affirmer la beauté d'un objet dans une société donnée est concevable ; mais
ce constat ne constitue en aucune manière une esthétique propre à cette société car
l'esthétique ne se résume pas à la possibilité d'affirmer la beauté des choses.
Si, aujourd'hui, le débat sur l'esthétique africaine est aussi vif, c'est
probablement parce qu'au discours déjà ancien, fondé sur la volonté de déterminer une
spécificité africaine de l'esthétique, comme s'il existait déjà une telle esthétique qui serait
différente de celle connue en Occident, s'oppose un autre discours qui considère
l'esthétique comme une discipline — et même une « science » — dans laquelle la
nature du discours sur l'œuvre d'art africain reste à déterminer. Le discours qui
consiste à établir l'existence linguistique de certaines notions comme le beau, la
beauté, le laid, le bon, etc., et qui est essentiellement celui de Senghor, Memel-Fotê,
Leiris, relève d'une idéologie politique : la négritude, dont l'une des aspirations est
l'auto-affirmation du Nègre. Ce discours, qui est soutenu par certains africanistes,
a trouvé sa caution scientifique non seulement auprès des pères fondateurs de la
négritude, qui sont essentiellement des intellectuels africains et Noirs américains,
mais encore au sein de l'ethnologie. Si une telle approche de l'esthétique africaine
était hier justifiée, elle me paraît, aujourd'hui, dépassée. Il ne s'agit plus d'affirmer
que le Noir africain a la capacité de se représenter le beau ni même qu'il est sensible
126 JOURNAL DES AFRICANISTES
Paris, CNRS
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