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Journal des africanistes

Autour de l'esthétique africaine


Roger Somé

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Somé Roger. Autour de l'esthétique africaine. In: Journal des africanistes, 1992, tome 62, fascicule 1. pp. 113-126;

doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1992.2340

https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1992_num_62_1_2340

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Notes et documents

ROGER SOME

Autour de Vesthétique africaine

Depuis la publication, à la fin de Tannée 1988, de L'art africain de Jacques


Kerchache, des voix s'élèvent pour dénoncer l'approche philosophique de ce que
l'on appelle « l'art africain »1.
Le colloque « De l'art nègre à l'art africain », dont l'initiative salutaire revient
à Louis Perrois et Raoul Lehuard, a provoqué de virulentes réactions ; en
particulier, trois communications prononcées lors de ce colloque sont prises à parti sans
que leurs auteurs soient nommés, exception faite de Lucien Stéphan (Coquet 1990 :
53-64). Parmi les voix qui dénoncent l'approche philosophique de l'art africain,
certaines rejettent l'hypothèse selon laquelle « l'art pour l'art n'existe pas dans les
sociétés dites primitives » (Lehuard 1990 : 51-55) ; d'autres s'attaquent à l'ouvrage
ci-dessus cité (Dupré 1990 : 100-103). Pourtant, le discours « esthétique » sur l'art
africain existe et ne date pas d'hier (voir bibliographie : Guerre 1967, Leiris 1967,
Memel-Fotê 1967, Senghor 1956). Pourquoi subitement toute cette polémique et
que disent exactement ces textes ?
Commençons par le dernier cité :
Le texte de Georges Dupré est une mise au point qui, au fond, n'est pas une
critique de l'approche philosophique de l'art africain (même s'il reproche à Lucien
Stéphan de faire « une laborieuse compilation des ethnologues traitée à grand
renfort de philosophes... »), mais une dénonciation de la place qui est attribuée aux

1. Faut-il parler d'art africain ou des arts africains ou encore des arts d'Afrique noire ? Il est vrai
que l'Afrique est peuplée de multiples sociétés qui ont chacune une culture spécifique. Par conséquent,
il me paraît plus adéquat de parler des arts de l'Afrique, expression qui marque la diversité.
Néanmoins, il me semble qu'il existe des éléments qui fondent l'unité de cette diversité : il y a, de nos jours,
le caractère marchand de l'œuvre d'art africain dont parle Georges Dupré (1990 : 101) et le rapport
de cet art à la religion. Cette dernière caractéristique l'oppose en un certain sens à l'art en Occident
qui se définit comme étant ce qui a perdu l'aspect religieux, un art libéré de la contrainte religieuse
et qui, ainsi, s'offre à la contemplation. De ce point de vue, l'usage de l'expression art africain me
paraît aussi fondé. Ceci étant, les vrais problèmes qui se posent à l'étude de l'art africain portent moins
sur la question de terminologie topographique que sur les méthodes d'analyse.

Journal des africanistes, 62 (1) 1992 : 113-126.


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ethnologues dans cet ouvrage. S'il admet que quiconque peut mener une réflexion
sur l'art africain, Georges Dupré demande qu'on laisse « les ethnologues
tranquil es », qu'on laisse en paix ceux dont le travail est de faire comprendre l'art
africain, compréhension qui contribuerait à enrichir « l'émotion de chacun de nous ».
Mais bien avant de critiquer Lucien Stéphan, Georges Dupré s'en est pris à
Jacques Kerchache, à qui il reproche d'avoir tenu des « propos agressifs à l'égard
des ethnologues » et de vouloir leur donner une contestable leçon de méthode et
de morale. En effet, certains de ses propos sont pour le moins crédibles. Penser par
exemple qu'« il ne faut pas aborder l'art africain par le biais de la date », c'est croire
que l'art africain est en dehors de l'Histoire et qu'il est quasi impossible de faire
une histoire, même récente, de cet art. Pourtant, Arts et peuples de l'Afrique noire
de Jacqueline Delange pourrait être perçu comme un ensemble d'éléments réunis
en vue d'une telle histoire et c'est en effet de cette manière que Michel Leiris
présenta l'ouvrage ; c'était en 1967, date à laquelle l'art africain était encore très peu
connu. Aujourd'hui, grâce aux travaux des archéologues, des études ont pu établir
l'époque de certaines œuvres notamment les terra cotta du Komanland (nord du
Ghana) et celles de Djenné (Mali) que l'on estime être du XVe siècle. En outre, on
connaissait déjà avec Jean Laude, l'existence d'un art africain ancien qu'il dit «
classique ». Dans des études plus récentes, celle de Frank Willett par exemple {African
Art 1971, traduit en français sous le titre L'Art africain 1990), il est établi avec
précision que la sculpture ancienne de l'Afrique remonte au v-ive siècle avant J.-C. Il
s'agit de la sculpture Nok trouvée dans l'Etat du Kaduna (Nigeria) et dont fait état
dès 1956 les travaux de Bernard Fagg. Il est vrai qu'une histoire de l'art africain
n'est pas facile à écrire parce qu'on a à faire à des peuples sans écriture. Mais il
est inconcevable de vouloir, en un tour de main, évacuer une question aussi
importante tout en passant sous silence le travail déjà effectué.
Par ailleurs, quand J. Kerchache dit que « la beauté d'une sculpture n'est pas
étrangère à sa fonction sociale... » (1988 : 489), il présuppose que cette fonction
est l'élément qui détermine la beauté de l'« objet ». Cependant, il oublie qu'il
s'exprime avec des présupposés culturels occidentaux. Aussi, ce que recouvre la
notion de beauté en Europe est-il nécessairement identique à ce qu'elle désigne en
Afrique, si toutefois l'équivalent de ce terme existe dans les langues africaines ?
Ce que Kerchache appelle « beau » pourrait bien être « bien » pour certains
Africains au moins. Autrement dit, certains termes africains, qui pourraient être
traduits par beau dans certains contextes, peuvent désigner bien lorsqu'ils sont
utilisés relativement aux statues. C'est le cas du terme bvbn chez les Lobi du Burkina
Faso : lorsqu'ils disent bvthibá bvbn (une « belle » statue), l'expression belle, ici,
désigne l'idée du bien. Au fond, la signification de cette formule porte sur
l'efficacité de la statue et non pas sur son aspect physique, sa forme. Sur ce point,
M. Leiris est beaucoup plus nuancé lorsqu'il utilise le terme de « convenance » pour
désigner la beauté en Afrique. Mais le parallélisme s'arrête là, car en tout état de
cause, l'objectif fondamental de l'œuvre d'art africain n'est pas de manifester la
beauté et il serait illusoire de penser qu'à travers la fonction de l'objet, c'est la
beauté qui est recherchée.
Si l'on ne peut qu'approuver la critique formulée par G. Dupré à rencontre
de J. Kerchache, on peut cependant se demander si la tranquillité qu'il souhaite
pour les ethnologues ne risque pas d'être dérangée par la philosophie, qui
s'interroge sur la légitimité d'un tel discours, ainsi que le montre le travail de L.
Stéphan. Nous y reviendrons.
Quant au deuxième texte, celui de R. Lehuard, il critique le refus d'attribuer
la conception de « l'art pour l'art » aux peuples dits primitifs. Pour cet auteur,
NOTES ET DOCUMENTS 115

le fond du problème résiderait dans « une question de terminologie ... et [dans]


la faculté que l'Occidental a de juger des autres à travers lui-même et de toujours
faire l'impasse sur son propre passé, fût-il récent » (1990 : 51). Aussi, en partant
d'une définition de la notion d'art empruntée au Larousse encyclopédique, il
montre que l'art se dit de ce dont la création est fondée sur l'« excellence » dans la
production, la « perfection », la « qualité » et l'« efficacité » de l'objet produit.
Dans un deuxième moment, l'auteur montre qu'il y a une esthétique africaine qui
serait fondée sur l'existence de certaines notions telles que beau, bien, bon,
brillant, raffiné, thèse que R. Lehuard oppose à celle d'un « étudiant Gouro de
l'université d'Abidjan » qui pense que la notion du beau, par exemple, n'existe pas chez
les Africains. L'auteur achève sa réflexion en proposant un tableau du vocabulaire
relatif aux appréciations « esthétiques » dans des langues de populations
d'Afrique centrale. Mais est-ce que l'existence de ces notions en langues africaines est
une condition suffisante pour affirmer l'existence d'une esthétique africaine ? Ne
serait-il pas plus pertinent de chercher à expliquer pourquoi certaines catégories
de la culture occidentale ne sont pas applicables d'emblée à Y ethos africain plutôt
que de vouloir dénoncer l'ethnocentrisme occidental ?
Enfin le troisième texte, le plus récent et en même temps le plus virulent, est
celui de Michèle Coquet. Celle-ci considère certains auteurs2 comme étant des
chercheurs n'ayant pas de « rigueur intellectuelle » dans la mesure où ils font appel à
« l'existence d'un sujet esthétique défini par une tradition philosophique platonicienne
et kantienne » ; cette démarche « est un raccourci intellectuel qu'un chercheur
honnête ne peut pas se permettre » (1990 : 59-60). Pour justifier sa critique, l'auteur
propose trois définitions de l'esthétique : la première détermine l'esthétique comme étant
une étude morphologique d'un ou de plusieurs objets, étude qui, à terme, devrait
permettre « de dégager la pensée formelle développée par une société à travers le ou
les styles qui caractérisent ses productions ». Dans cette définition, l'auteur du «
Quiproquos » fait appel allusivement à Panofsky (« cette pensée formelle doit pouvoir
être mise en relation avec ce que Panofsky appelait la Weltanschauung, ou vision
du monde d'une société »). La deuxième définition tient en une phrase : « L'étude
iconologique, quant à elle, prend en compte les systèmes de représentation
manifestés par les objets ». Quant à la troisième, elle n'est pas plus développée que la
deuxième : « On peut également s'intéresser à la question du jugement esthétique
porté sur ceux-ci » (1990 : 58-59). Et pourtant, l'étude du jugement a dominé une
partie assez importante de l'esthétique, chez Baumgarten et Kant par exemple.
L'auteur, après avoir commenté principalement mon texte et celui de L. Sté-
phan, achève sa critique par ce souhait : « II doit y avoir une esthétique de l'art
africain, comme il en existe une concernant l'art de la Renaissance ou l'art
contemporain ». Et pour couronner le tout, un constat final établit l'ignorance par les
Africains « des données essentielles des cultures africaines » (op. cit. : 63).
Mais sous le nom d'esthétique, ne met-on pas des approches totalement
distinctes et peut-être incompatibles ? De quoi parle-t-on au juste ? S'agit-il de l'analyse
stylistique : description de la forme des objets afin de dégager des éléments
caractéristiques permettant une classification ethnique ou régionale de ces objets ou de
l'interprétation : recherche de la signification des « objets » ou encore du goût : faculté
pour un sujet d'énoncer un jugement portant sur la beauté ou la laideur d'un objet
sensible (qu'il soit de la nature ou de l'art) ? Il me semble que les choses sont bien
distinctes et il serait souhaitable que les amalgames puissent être évités.

2. Il s'agit en fait de Roger Pouivet, Lucien Stéphan et moi-même, qui avions prononcé chacun une
communication qui met en question l'existence ou la possibilité d'une esthétique de l'art africain (voir les Actes
du colloque 1990).
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Examinons plus précisément l'idée de l'esthétique africaine en partant d'une


définition du concept.

QUESTION DE DÉFINITION

Qu'est-ce que l'esthétique ? Et tout d'abord, que signifie, dans la langue


française, le terme « esthétique », cette notion d'origine grecque ?
Le Littré répond, page 1 503 : l'esthétique est la « science qui détermine le
caractère du beau dans les productions de la nature et de l'art ; philosophie des
beaux-arts ».
Le Littré continue en définissant l'esthétique comme étant « ce qui se rapporte
au sentiment du beau, impression, appréciation esthétique ».
Dans cette définition, rien ne correspond aux deux premières acceptions que
M. Coquet donne de l'esthétique. Qu'on le veuille ou non, l'esthétique n'est pas
et n'a jamais été une étude de l'œuvre d'art dont le but serait de déterminer le
mode de pensée de la société à laquelle appartient l'œuvre ni même une lecture
des arts figuratifs. L'esthétique est la science du sensible qui appréhende l'objet
beau relativement à la sensibilité. Ainsi, le projet initial entrepris par Baumgarten,
l'inventeur du mot et de la discipline, fut d'établir un rapport entre l'art, le beau
et le sujet humain. Il s'agit précisément de faire de la question de l'art et de celle
de la beauté des questions philosophiques. Ériger la question de l'art et de la beauté
en questions philosophiques, c'est accorder à la sensibilité le statut d'un mode de
connaissance : l'esthétique relève de la gnoséologie pour Baumgarten.
Conformément à son projet, il s'agit pour lui d'élever le sentir au domaine du savoir par
analogie avec la raison ou l'entendement. A partir de là, l'esthétique est
considérée comme une science, un savoir. Il y va donc de la question de la vérité. Mais
cette vérité que recherche l'esthétique est spécifique : elle est claire sous un rapport
mais confuse sous un autre en ce sens qu'elle ne relève pas d'une logique
intellectuelle. Cette vérité esthétique, différente de la vérité logique caractérisée par la clarté
et la distinction, renvoie à la faculté de plaisir du sujet comme ce sera le cas, avec
Kant, du « jugement esthétique ». Ce jugement esthétique est un jugement qui,
à partir de l'apparence des choses, tire un sentiment de plaisir ou de déplaisir. Ce
sentiment doit être, conformément à la pensée kantienne, « sans intérêt » et « sans
fin ». Mais, il faut bien comprendre le sens du sans fin et celui du sans intérêt
du jugement esthétique. Dire que le jugement esthétique est « désintéressé », c'est
dire que dans renonciation d'un tel jugement, il n'y a aucune volonté
d'appropriation pour soi de l'objet sur lequel porte le jugement. Autrement dit, j'affirme
la beauté ou la laideur d'un objet, non pas parce que j'ai envie de le posséder ou
de le rejeter, mais simplement parce que l'objet se présente comme tel. Cette beauté
ou laideur indépendante de la volonté particulière d'appropriation est la vérité de
l'objet.
En outre, dire que le jugement esthétique est « sans fin » ou, ce qui revient
au même, que la finalité de ce jugement est de n'avoir pas de fin, c'est dire que
le jugement esthétique n'est pas fondé sur l'utilité de l'objet jugé. Autrement dit,
la fin de l'œuvre d'art, c'est d'être sans fin, c'est-à-dire de n'avoir aucune utilité
pratique sinon de plaire ou déplaire. C'est cette finalité sans fin de l'œuvre d'art
que l'on appelle communément « l'art pour l'art » dont parle Raoul Lehuard. Il
est vrai que la thèse kantienne de la finalité sans fin de l'œuvre d'art ou du plaisir
désintéressé du sujet est contestable. Jean-Luc Nancy a développé cet argument
en montrant (in Lacoue-Labarthe 1988 : 46-50) que le beau n'a pas une autonomie
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absolue parce que dans le jugement esthétique qui, pour Kant, est désintéressé, il
y a malgré tout un intérêt qui serait celui de la raison, car l'essentiel dans un tel
jugement, c'est ce que ressent le sujet, ce qu'il « découvre » en lui en présence d'un
objet. Et que découvre en lui le sujet ? Il découvre qu'il existe une forme dont
il jouit parce qu'il a la possibilité de se représenter, d'imaginer quelque chose et
c'est en cela qu'il existe dans le jugement esthétique un intérêt de la raison, en
ce sens que c'est en définitive la raison, qui jouit, car c'est par son intermédiaire
que le sujet se représente la forme existante.
Malgré cette réfutation de la thèse kantienne, il est inexact de penser que la
beauté d'une œuvre dans les sociétés dites primitives est fondée sur l'utilité de l'objet
comme semble le dire R. Lehuard. L'objectif de la critique de J.-L. Nancy n'est
pas de récuser la validité de la théorie kantienne mais de montrer la difficulté qu'il
y a à dissocier ces deux catégories esthétiques que sont le beau et l'agréable. Une
œuvre d'art, d'où qu'elle vienne, est belle non pas parce qu'elle est conforme à
ce pour quoi elle a été produite, mais parce qu'elle est ainsi perçue. Autrement
dit, la beauté d'une œuvre d'art ne dépend ni de sa fonction rituelle, ni de son
utilité pratique. Qu'il s'agisse de l'Occident ou des sociétés dites primitives, la beauté
d'une œuvre d'art dans une perspective kantienne, pensée qui s'est imposée à
partir du XVIIIe siècle comme étant la théorie esthétique, n'est pas fonction de
l'utilité ou de l'efficacité de l'objet comme cela était le cas chez Platon, mais pour
des raisons autres qu'esthétiques :
... la satisfaction, qui résulte d'un objet et en fonction de laquelle nous le disons beau,
ne peut reposer sur la représentation de son utilité : s'il en était ainsi ce ne serait pas une
satisfaction immédiate, ce qui est l'essentielle condition du jugement sur la beauté (Kant
1982 : 69).

Cependant, s'il est possible d'affirmer l'absence d'une conception de l'art pour
l'art dans les sociétés « primitives », c'est sans doute à cause du rapport essentiel
que l'art entretient avec la religion. Si tout objet religieux en Afrique n'est pas
une œuvre d'art, la réciproque n'est pas vraie. D'ailleurs, ceci n'est en rien propre
à l'Afrique : de la même manière qu'une œuvre d'art africain, le temple grec comme
l'église gothique est une œuvre d'art. L'objet d'art africain a toujours une
fonction rituelle. L'œuvre d'art africain est produite dans un contexte religieux et tout
le monde le reconnaît, puisque les expositions d'art africain sont généralement
accompagnées de notices explicatives qui exposent la fonction religieuse de chaque
pièce dans la société à laquelle elle appartient. Par ailleurs, on sait qu'en l'absence
de la patine d'usage ou de la patine sacrificielle, l'authenticité de l'objet est mise
en doute, même s'il est vrai que ce n'est pas un élément qui garantit de manière
absolue cette authenticité car les faussaires arrivent à recréer une patine analogue.
Or, il n'y a pas de patine sacrificielle sans sacrifices et pas de sacrifices sans
pratiques religieuses. Là encore, si l'on considère l'aspect fonctionnel de l'art africain,
il semble assez difficile de formuler une esthétique au sens rigoureux du terme.
On pourrait me reprocher de limiter l'esthétique à la seule théorie kantienne
comme si l'existence d'autres conceptions esthétiques applicables à l'art africain,
celle de Hegel par exemple, était ici proscrite. Mais on oublierait ainsi, que la théorie
hégélienne, qui est une esthétique du contenu, est fondée principalement sur une
définition de l'art qui présente celui-ci comme étant à l'origine la manifestation
de la religion elle-même. Pour Hegel, la vérité de l'art ou son essence est la
religion et c'est précisément de ce point de vue que Hegel nous offre une approche
conforme à V ethos africain. Cependant, cette thèse n'est qu'un moment dans la
théorie hégélienne de l'esthétique et en tant que tel, il ne récuse en aucune manière
118 JOURNAL DES AFRICANISTES

la théorie kantienne qu'il continue à travers l'idée de « la fin de l'art ». Cette


continuité n'est pas une adhésion passive de la part de Hegel à la thèse kantienne mais
une interrogation critique qui apporte à la discipline des éléments qui lui manquaient
à l'époque de Kant et qui, ainsi, l'« achève ». Par conséquent, la théorie kantienne
reste pour moi la théorie esthétique de base et de référence. J'y reviendrai.
J'ai indiqué ici les grandes lignes d'une définition de l'esthétique établissant
du même coup le contexte dans lequel je parle d'esthétique. L'esthétique a un sens
et une histoire en tant qu'elle est une discipline et, à ce titre, il n'est pas possible
de lui prêter n'importe quel sens. Il ne suffit pas de porter un intérêt à l'art et
surtout pas d'un point de vue sémiologique pour pouvoir parler d'esthétique. Un
minimum de culture philosophique est nécessaire ; ce n'est pas rendre service à
l'Afrique que de vouloir comparer l'esthétique de l'art africain et celle de la
Renaissance, comme le pense M. Coquet. S'il doit y avoir une esthétique africaine, elle
doit être formulée conformément aux règles de l'Esthétique ou alors ce ne sera pas
de l'esthétique en dépit de l'africanisme débordant qui s'affirme sous la plume de
M. Coquet, qui voudrait que l'art africain soit reconnu à l'égal de l'art européen
(du moins celui de la Renaissance). En fait, le vrai problème réside dans l'analogie
que l'on établit sans cesse entre l'Afrique et l'Europe au lieu de considérer ce
continent dans sa spécificité actuelle. Depuis que l'Européen est arrivé sur le sol
africain, l'Afrique n'est plus l'Afrique : elle est altérée. L'Afrique est un continent
désormais bicéphale : elle est l'objet d'une expérience occidentale (dite moderne)
et d'une expérience, qui est la sienne, dite traditionnelle ; on a à faire à la
confrontation de deux expériences culturelles. C'est à l'intérieur de cette culture métisse
qu'il faut envisager la question de l'esthétique africaine3. Comment formuler un
discours esthétique (discipline qui est historiquement et culturellement occidentale)
sur ce que l'on appelle « art africain » ? Comment peut-on légitimement qualifier
d'objets d'art ce qui, en Afrique, n'est pas perçu comme tel ?

CONSIDÉRATIONS
ÉPISTÉMOLOGIQUES

L'approche ethno-esthétique que propose L. Stéphan n'est pas une histoire


de Г« esthétique africaine » comme le dit M. Coquet (op. cit. : 61), mais un essai
de détermination conceptuelle qui permet d'analyser l'art africain. On peut admettre
ou rejeter l'expression « ethno-esthétique », mais on ne peut pas reprocher à
L. Stéphan de faire une histoire de l'esthétique africaine. Dans la proposition de
L. Stéphan (proposition inspirée par Jacqueline Delange qui a introduit dans la
littérature ethnologique, l'expression « ethno-esthétique »), il s'agit justement, non
pas de faire une histoire de l'esthétique africaine (comment peut-on faire l'histoire
d'une science naissante — si c'en est vraiment une !), mais de définir un cadre
épistémologique qui offre les conditions d'existence de cette esthétique. Un tel point
de vue est à encourager car si l'on doit parler d'une esthétique africaine, il est
indispensable de s'interroger sur les conditions de possibilité du discours que l'on
veut formuler. Autrement dit, pour envisager cette esthétique, il est absolument
nécessaire de considérer l'esthétique en général, en tant qu'elle est une discipline
philosophique, et le contexte auquel appartient l'objet sur quoi porte le discours.
Cela veut dire que l'étude esthétique de l'art africain ne peut se développer que

3. Beaucoup d'autres questions relatives à ce continent devraient, me semble-t-il, être étudiées


conformément à ce qu'est l'Afrique de nos jours et non pas comme si elle était restée sans influence
extérieure, notamment occidentale.
NOTES ET DOCUMENTS 119

dans le cadre d'une confrontation de la démarche philosophique et de ce qu'est l'art


africain dans son contexte d'origine. Vouloir faire de l'esthétique africaine en
utilisant les catégories philosophiques tout en ignorant le contexte d'origine de l'art
considéré, et inversement, ne saurait être une attitude conséquente. Cette confrontation
a pour but la détermination des limites dans lesquelles pourrait se développer cette
esthétique que l'on voudrait africaine, mais qui, en réalité, est toujours l'esthétique
occidentale, qui, à un moment donné de son histoire, a intégré dans son domaine
un objet extérieur à son contexte historico-culturel. Si l'on admet qu'il n'y a de
philosophie que celle qui est explicitement constituée et écrite, il faut bien admettre
qu'historiquement, ce que l'on appelle esthétique africaine n'existe pas. Même les textes
postcoloniaux ne sont pas l'exposé d'une esthétique africaine. A travers ces textes,
y compris à travers ceux qui s'écrivent aujourd'hui, on peut tenter d'établir les
éléments susceptibles de légitimer l'apparition d'une telle esthétique. C'est de cette
manière qu'il faudrait comprendre l'étude de L. Stéphan. Cette orientation n'est en
rien l'élaboration d'une histoire de l'esthétique africaine. Qui a lu le texte de Y
Encyclopaedia universalis (voir bibliographie ci-dessous) ne peut pas y voir le
développement d'une histoire de l'esthétique africaine ; une telle critique est hors de propos.
M. Coquet reproche aux auteurs qu'elle critique, notamment ceux qui sont
intervenus sur l'esthétique dans le colloque « De l'art nègre à l'art africain », les
10 et 11 mars 1990 à Paris, un manque de sérieux et de rigueur dans leur analyse.
Mais quel sérieux et quelle rigueur l'auteur du « Quiproquos » montre lorsqu'elle
découpe arbitrairement un texte et, dénature ainsi la pensée de l'auteur critiqué !
En ce qui me concerne, je mets par exemple au défi M. Coquet de retrouver
l'expression « la notion d'art », qu'elle m'attribue. Dans la communication qui a été
prononcée puis publiée, il n'a jamais été question de l'existence ou de la non-existence
d'une notion d'art en Afrique. Cette question n'était pas l'objet du sujet traité dans
la communication que j'ai prononcée.
Établissant le rapport entre l'art et la religion, M. Coquet, là encore,
dénature ma pensée. Je n'ai jamais écrit que « la majorité des sculptures [étant] tenue
au secret, on peut se demander dans quelle mesure il est possible de parler ďart
(souligné par moi) » (1990 : 61).
Sans parler de la reformulation de la proposition (à la place du terme « art »
11 faudrait mettre « esthétique africaine »), on peut légitimement s'interroger sur
les raisons d'une telle lecture. Bien entendu, lorsqu'au lieu d'« esthétique »,
M. Coquet lit « art », il est évident que l'hypothèse risque de lui paraître «
curieuse ». Il y a une différence de nature entre art et esthétique : l'un est un objet ;
l'autre, un discours sur cet objet et il n'est pas possible de prendre l'objet pour
le discours et vice versa. Autrement dit, il n'y a pas d'identité entre art et
esthétique. La substitution du terme d'art au terme d'esthétique change radicalement
la compréhension non seulement de la phrase, mais encore de tout le texte. C'est
sans doute cette mauvaise lecture qui permet à M. Coquet dans sa critique de
me reprocher d'avoir dissocié l'art de la religion, ce qui semble inconcevable dans
le contexte actuel de l'Afrique excepté en ce qui concerne la sculpture Shona du
Zimbabwe, qui est une sculpture sur pierre née dans les années 50, sous
l'impulsion de McEwen, et qui est un art libéré de l'emprise religieuse. Même l'art de
cour, en particulier celui du Bénin, qui pourrait être perçu comme un art
émancipé de la religion, ne l'était pas car les objets qui appartenaient au roi étaient
sacrés parce que le roi, « descendant du dieu Chembé », est divinisé après sa mort.
De plus, les œuvres qu'il possédait étaient installées sur un autel et son « pouvoir
fondé sur des valeurs mystiques traditionnelles attachées au palais, centre de la
vie politique et religieuse ». Ainsi, lorsqu'un roi devait « porter une couronne de
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perles rouges, en jaspe ou en cornaline d'Illorin », l'autorisation de Yoni, chef


religieux du groupe, était indispensable (Laude 1971 : 165 sq.). Par conséquent,
cette critique n'est pas pertinente car c'est justement au nom du rapport de l'art
et de la religion, rapport qui est toujours fortement établi en Afrique que l'idée
d'une esthétique africaine me paraît problématique.
L'un des arguments que j'ai développé est fondé sur l'inaccessibilité des œuvres
d'art africain, inaccessibilité due à la contrainte religieuse qui impose que l'on
respecte la règle du secret. Dans cette occurrence, la conception d'une esthétique me
paraît difficile car l'esthétique suppose évidemment l'accès aux œuvres, accès sans
lequel un jugement esthétique par exemple n'est pas possible. Le jugement que peut
formuler un initié ou un sculpteur sur une œuvre d'art africain est un jugement
d'appréciation fondé sur des normes que connaît l'individu et, à ce titre, il s'agit
d'un jugement de connaissance et non pas d'un jugement esthétique comme le pense
M. Coquet. Le jugement esthétique n'a ni critères ni règles ; il est fondé sur le
pur sentiment que ressent le sujet en face de l'objet : d'où l'importance de l'accès
aux œuvres ou si l'on préfère, la nécessité de l'exposition. Bien entendu, il y a
en Afrique des « objets » qui ne sont pas du tout tenus au secret. Mais cette
manifestation à la vue de tous n'est pas encore une « exposition » ; c'est purement et
simplement par accident qu'ils sont vus. La place qu'ils occupent s'explique par
une nécessité et non par le besoin de l'exposition : en pays dagara, les autels
installés sur les places des marchés (dáá-kpáárá *) sont destinés, non pas au plaisir
du sujet, mais à la protection de l'ensemble des personnes et des biens qui
occupent la superficie du territoire villageois consacrée à cet effet. De la même manière,
l'autel de la famille (thilkaà) chez les Lobi, installé en face de la porte d'entrée
de la maison, est chargé de défendre l'enceinte familiale contre les malfaiteurs et
les « esprits » maléfiques. L'œuvre d'art africain n'est toujours pas un objet expo-
sable car il ne s'est pas émancipé de son « usage rituel ». Elle a sa place assignée
dans un sanctuaire comme la statue d'un dieu dans un temple (Benjamin 1983 :
99 sq.).
Comparer les œuvres d'art africain, frappées par le poids du secret, aux
«... sculptures de chapiteaux des grandes églises romanes ou gothiques, ou
encore... » à « l'imagerie des vitraux de nos cathédrales » est contestable. Veut-on
nous faire croire qu'il y aurait un interdit qui porterait sur l'observation des
images qui se trouvent à l'intérieur de Notre-Dame de Paris, visitée quotidiennement
par des milliers de profanes, comme il y en a à l'égard, par exemple d'un bétibá,
qui, en pays dagara, à l'exception de circonstances particulières (funérailles d'un
vieillard par exemple), ne peut être vu par un non-initié sans autorisation
préalable ? Peut-on comparer les vitraux des églises que n'importe qui a la possibilité
de voir à ces masques sénoufo appelés déguélé qui « n'apparaissent au public que
tous les vingt et un ans, c'est-à-dire lors des cérémonies de couronnement des trois
cycles de sept ans d'initiation » (Catalogue d'exposition 1989 : 91) ? Est-il légitime
de comparer les images des églises romanes aux masques bobo ou bwaba, par
exemple, connus de M. Coquet et qui n'apparaissent pas n'importe comment et n'importe
quand au public ? L'inaccessibilité dont il s'agit n'est pas seulement une
inaccessibilité « au sens », c'est-à-dire à la signification de l'œuvre. Il s'agit d'abord d'une
inaccessibilité au « regard » qui est nécessairement doublée de celle au sens. Car
je ne vois pas comment une œuvre d'art pourrait être interprétée si elle n'est pas
d'abord vue. Qu'on le veuille ou non, l'objet d'art africain est un objet de culte

*. Pour la transcription des termes vernaculaires ici employés, nous utilisons l'alphabet phonétique
international (API).
NOTES ET DOCUMENTS 121

qui ne se montre pas, c'est-à-dire qui ne s'expose pas et ne peut être exposé.
Lorsque cette œuvre sera émancipée de la religion, lorsque les barrières religieuses
tomberont, la question de son esthétisation se posera autrement : le discours
esthétique sur l'œuvre d'art africain s'élaborera légitimement.
Ici, la thèse hégélienne de la fin de l'art pourrait être reprise. Par cette idée,
Hegel ne veut pas dire qu'il n'y aura pas ou plus une évolution de l'art grâce au
perfectionnement, par exemple, des techniques de création de l'œuvre d'art
(critique qui lui est souvent faite). Hegel veut dire simplement que l'art n'a plus pour
objectif la présentation de l'Absolu, c'est-à-dire du divin. Cette mutation de l'œuvre
d'art comme objet de culte en objet de jugement correspond à l'émergence de la
théorie esthétique telle qu'elle apparaît à partir du xviip siècle : c'est précisément
par cette idée que Hegel retrouve et continue la thèse kantienne du beau, en ce
sens que par sa « mort » l'art est devenu un objet de plaisir ou de déplaisir. Cette
continuité tient en ceci que Hegel a d'abord cherché à connaître ce qu'est l'art pour
ensuite identifier ce qui fait de lui un objet de goût. Et savoir ce qu'est l'art passe
par l'homme en tant que sujet qui se sait comme être spirituel par qui l'art a du
sens. Ce sens c'est la spiritualité que l'on retrouve dans l'art et qui est perçue comme
étant une caractéristique spécifique à l'homme. Ainsi, pour Hegel, il n'y a d'art
que celui qui est issu d'une activité spirituelle consciente de sa spiritualité. Cela
veut dire que l'œuvre d'art est le produit de l'activité humaine et que, pour Hegel,
à la différence de Kant, il n'y a pas d'œuvre d'art naturel. Par ailleurs, le sens
de l'art, c'est la faculté qu'a l'homme de faire de lui le moyen par lequel l'absolu,
l'Esprit divin se présente, apparaît. En d'autres termes, « satisfaire le besoin le plus
élevé de l'esprit » est le sens profond de l'art (1979 : 153). Par conséquent, lorsque
l'art n'est plus en mesure de « satisfaire le besoin le plus élevé de l'esprit », lorsqu'il
est « impuissant à nous faire plier les genoux », lorsqu'il n'a plus « la force de
l'esprit », il « est quelque chose du passé », il est fini, mort. Cette mort, si
souvent mal interprétée, est ce qui porte l'art dans la sphère du jugement, du goût.
D'un art fonctionnel, il est devenu un art « dé-fonctionnalisé », libre, émancipé.
La mort de l'art signifie : passage de l'art fonctionnel à l'art pour l'art. Ainsi,
l'esthétique du contenu de Hegel rejoint celle de la forme et la continuité dont nous
parlons ne se traduit pas par un simple ajout de la théorie hégélienne à celle de Kant.
Critiquant cette idée de la mort de l'art que nous avions déjà évoquée ailleurs,
Annie Dupuis s'interroge : « Cette définition de l'art " déchargé " n'est-elle pas
simplement le culte d'une certaine idée du beau, sanctifiée par l'exposition dans
le " musée-tombeau ", qui est une forme, somme toute contestable — et
contestée — du musée ? (1991 ' 101). »
Mais on pourrait retourner la question en ces termes : si l'exposition des œuvres
dans le musée est contestée, comment pourrait s'exprimer l'art ? Est-il possible
aujourd'hui de concevoir l'art en dehors des musées ? Et les artistes, n'ont-ils pas
besoin, pour se faire apprécier du public, de passer par l'exposition de leurs œuvres ?
Quoiqu'on dise, l'œuvre d'art libre, émancipée, a besoin d'être exposée et cela ne
relève « pas simplement [du] culte d'une certaine idée du beau » ; il s'agit de
l'essence même de l'art mort qui n'a d'autres buts que d'être montré pour être
vu. Que serait cet art sans l'exposition ?
122 JOURNAL DES AFRICANISTES

UNITÉ DE L'ESTHÉTIQUE ET ESTHÉTIQUE AFRICAINE

Des trois définitions proposées par M. Coquet, seule la troisième relève de


l'esthétique. La première — « analyse de la morphologie de l'objet ou d'un ensemble
d'objets afin de dégager la pensée formelle développée par une société... » — , ainsi
que la deuxième — « interprétation des arts figuratifs quant à leur contenu » —
ne relèvent pas de l'esthétique. Ces définitions appartiennent au domaine de la
sémiotique et de l'iconologie dont le but est de rechercher la signification que prend
une œuvre d'art, comme signe, produit à l'intérieur d'une société donnée.
Connaître la signification d'une œuvre d'art africain dans son contexte d'origine,
examiner l'œuvre relativement aux traditions dans lesquelles elle a émergé afin de
comprendre son sens, sa valeur dans la société, est une chose louable. Mais une telle
étude est-elle à considérer comme étant une analyse esthétique ?
Examinons la de plus près : lorsqu'on analyse une œuvre d'art dans le but de
définir sa signification, on pose a priori qu'il existe dans cette œuvre une fin
déterminée que l'œuvre manifeste. A partir de là, le discours qui sera développé, le sera
suivant un concept donné. C'est ce que nous laisse entendre l'affirmation suivante :
«... pour les Tschokwe d'Angola... le terme utotombo désigne un objet bien fait
et efficace, réalisé avec beaucoup d'habileté et d'amour » (Lehuard 1990 : 54).
Une telle assertion, fondée sur les concepts d'efficacité, de perfection et
d'amour, ne peut en aucun cas être considérée comme étant un jugement
esthétique car celui-ci, selon Kant (et ce n'est pas une simple « référence à » un grand
auteur), est « sans concept ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que le
beau est le résultat de la pure rencontre d'un objet et d'un sujet. En d'autres
termes, le beau est le sentiment qui naît chez un sujet au moment où il a en face
de soi un objet. Ce sentiment est indépendant de la possession ou non de toute
connaissance quelle qu'elle soit ; d'où sa pureté. C'est pourquoi, le jugement que
M. Coquet appelle esthétique, et qui est un jugement porté sur les « qualités
plastiques » d'un objet « par les spécialistes, sculpteurs, bronziers, etc. » (1990 : 59),
n'est pas un jugement esthétique mais un jugement de connaissance. Les qualités
dont parle M. Coquet sont liées davantage à la norme établie conformément au
rôle social de l'œuvre qu'à la forme de celle-ci comme le laisse entendre l'auteur
du « Quiproquos ». Quant aux critiques, ici cités, il s'agit, la plupart du temps,
de personnes initiées qui savent ce qui, dans l'objet, est conforme à la norme admise.
Leur énoncé n'est pas un sentiment immédiat mais une assertion construite,
établie à partir des critères qui leur ont été transmis à travers le savoir traditionnel
qu'est l'initiation.
Cette contribution à la discussion sur l'idée d'une esthétique africaine serait
incomplète si l'analyse fondée sur l'existence de certaines notions relatives (ou
considérées comme telles) à l'esthétique n'était pas ici évoquée. Cette approche qui
est contemporaine de la négritude est aujourd'hui reprise par certains auteurs. Dans
son article (1990), Raoul Lehuard a établi l'existence d'un certain nombre de
concepts dont le beau, le bien, le bon, le laid, l'affreux, etc., chez les Tsaye, les Ifumu,
les Yombe et les Vili.
C'est en ces termes que se posait déjà le problème à l'époque de l'« art nègre ».
Cette approche prétend résoudre le problème de la sensibilité des Africains au beau
et l'existence, chez eux, de cette notion.
L.-S. Senghor nous avait déjà appris que chez les Wolof, les termes târ et rafet
qualifient, de préférence, un homme tandis que dyêka, yèm et mat désignent l'œuvre
d'art (Senghor 1956). M. Leiris (1966), à son tour, nous disait que pour les Bam-
NOTES ET DOCUMENTS 123

bara, l'expression nyi désigne indifféremment bon ou beau et que pour les Daza
du Sahara central, gale signifie bon, ngala, joli et genaso laid.
A cette liste, qui pourrait s'étendre à toutes sociétés africaines, on peut
ajouter ceci : chez les Dagara du Burkina Faso, il existe deux termes pour dire beau :
pblv et víílv. Le premier désigne la beauté physique dans laquelle est impliquée la
notion de croissance. Ainsi, dans l'expression : à pól-bílé póla (« le jeune homme
est beau »), le terme pbl-bilé est un mot, composé de pbl qui désigne de façon
générale ce qui est jeune et de bílé qui désigne petit. Mot à mot, phl-bilé veut dire :
« jeune petit ». Appliqué à notre exemple, il prend le sens de jeune homme car,
chaque fois qu'il n'y a pas un nom qui précède le terme pol afin de déterminer
la nature de l'être dont il s'agit, bílé perd son sens générique et acquiert celui
spécifique de petit de l'homme. Par conséquent, à pól-bílé (le jeune homme) et pbl-
bilé (jeune homme) sont des formes d'expression utilisées toujours relativement à
l'homme. Quant à l'expression póla, elle indique le mode d'être du paraître du jeune
homme ; ce qu'est son aspect physique. Celui-ci, comme le laisse entendre le terme
dagara, est beau. Ceci veut dire que l'individu a une belle stature (souvent une
grande taille), qu'il a une constitution musculaire apparente qui suggère en lui
l'incarnation de la force physique et qu'il a de l'élégance. Dans cet exemple, la
répétition du terme pol marque bien l'ambivalence de celui-ci. Cette ambivalence
se manifeste à travers l'idée de croissance et celle de beauté que l'on retrouve
toutes deux dans une seule notion.
En revanche, quand on dit : à dvv pblá (« la jarre est belle »), il s'agit
uniquement du paraître de l'être en question et cela vaut pour tous les êtres inanimés.
Ici, l'idée de croissance n'est nullement impliquée. En définitive, le contour
sémantique du concept de pblv (« beauté ») se précise selon qu'il désigne un être inanimé
ou animé. Lorsqu'il s'agit d'êtres doués d'âme au sens aristotélicien du terme, pblv
peut signifier aussi bien la beauté que la croissance. Par contre, quand il
détermine des objets inertes, il prend un sens unique qui est celui de la beauté.
Le deuxième désigne le bien et le propre, deux idées, pour eux, difficilement
dissociables. La propreté, lorsqu'elle est considérée relativement à l'esprit, est une
qualité morale et comme telle, elle est un attribut du bien. En revanche, quand
elle détermine une matière, elle relève du beau. C'est ainsi que, l'expression : Yó
via (« un " beau " canari ») peut désigner soit la propreté du canari, soit son
utilité, en ce sens qu'il sert convenablement à ce pour quoi il a été fait. Par exemple,
s'il s'agit d'un canari à dolo (bière de mil préparée à base du sorgho ou du maïs),
l'expression ici voudrait dire que le canari a la capacité de conserver la boisson
pendant une certaine durée (trois jours au maximum) ; qualité que tous les canaris
de ce genre n'ont pas toujours. Par contre, quand via désigne une personne, il
détermine uniquement la bonne moralité de l'individu. Par conséquent, la distinction
entre pblv et vïélv est tout à fait nette. Cette distinction est d'autant plus marquée
qu'il n'est pas possible d'employer vîélv pour déterminer la beauté corporelle d'une
personne. Par ailleurs, cette distinction est perceptible à travers la possibilité qu'il
y a d'affirmer et de nier à la fois dans une même phrase, en utilisant les deux
termes, la « beauté » d'un individu. Ainsi, dire : à deb rjá pblà kè bè viélé (« cet
homme est beau et pas beau ») est une manière d'affirmer la beauté physique de
l'individu et de nier par la même occasion sa « beauté » morale parce qu'il a un
mauvais caractère. A la place de la répétition du mot « beau », on pourrait mettre
« bien » car la négation de la beauté signifie ici une négation de la moralité de
l'individu. En substance, cette phrase dit que si l'homme dont il est question nous
offre l'occasion d'admirer une « belle corporéité », il est néanmoins susceptible de
faire tout le mal possible. Du coup un tel homme, malgré sa belle apparence, est
124 JOURNAL DES AFRICANISTES

déconsidéré par la société dagara car, pour elle, la moralité est plus importante
que la beauté du corps. Alors, beauté et moralité apparaissent comme deux notions
qui participent l'une de l'autre car, chez les Dagara, un bel homme l'est
véritablement lorsque cette beauté s'accompagne d'une bonne moralité.
De même, chez les Lobi, voisins des Dagara, le terme boowé qui est utilisé
pour désigner la beauté, comporte aussi, dans son champ sémantique, la moralité
et l'utilité4.
Par ailleurs, et parallèlement à l'affirmation du sculpteur du Haut-Ogooué dont
parle M. Leiris (1966 : 337), à la question : « Recherches-tu une beauté dans l'objet
au moment de sa sculpture ? », la réponse du sculpteur dagara est la suivante :
bômbfv nà máá le kè be bóóbr kb viélé ! (« Peut-on faire une chose sans la vouloir
belle ! »)5. Mais, ces arguments suffisent-ils pour parler d'une esthétique
africaine ?
L'existence, dans une société, d'une notion du beau, ainsi que la sensibilité
de cette société à la beauté, ne me paraissent pas être des conditions suffisantes
à l'existence d'une esthétique. Le problème de l'esthétique africaine ne se pose pas
en termes de capacité ou d'incapacité pour les Africains de faire des choses «
belles » ou d'avoir ou pas une sensibilité à la « beauté ». La véritable difficulté est
celle de savoir à quelles conditions les objets produits par les Africains, qui
appartiennent à un contexte culturel autre que l'Occident où est née l'Esthétique,
peuvent faire l'objet d'un discours qui respecte les règles de cette science. Quelles sont
les limites de cette esthétique classique occidentale à l'égard de l'art africain et
pourquoi toutes les catégories de celle-ci ne sont pas applicables à celui-ci ? Tels sont
les termes convenables, me semble-t-il, en lesquels devrait se poser la question d'une
esthétique africaine. L.-S. Senghor a sans doute raison de dire « qu'en Afrique
noire, l'art pour l'art n'existe pas [et que] tout art est social... », mais il a tort
de penser que l'essence de l'art négro-africain réside dans la faculté du Nègre à
se représenter la beauté ; ce qui serait le fondement de l'idée d'une « esthétique
négro-africaine » (1956 : 50). S'il est vrai que l'art africain s'est imposé en
Occident comme art, conformément au sens que les Occidentaux donnent à cette notion,
sans pour autant que sa spécificité ne soit oubliée, il devrait pouvoir s'intégrer au
discours esthétique en dépit de sa différence. Mais si cette intégration paraît
difficile, c'est le signe qu'il y a un problème. Il convient alors de l'identifier et de le
résoudre plutôt que de vouloir établir une esthétique africaine en présentant la
sensibilité des peuples africains à la beauté, ainsi que l'existence de la notion du beau
dans ces sociétés comme étant l'expression d'une esthétique qui leur serait
spécifique. Il y a une esthétique dans laquelle l'œuvre d'art africain doit pouvoir trouver
sa place ; et le sentiment qu'une société a du beau ne peut être considéré comme
étant l'expression d'une esthétique.
Si l'on doit admettre une esthétique africaine parce que les Africains dans leur
langage disposent de concepts pour déterminer le beau, le bon, etc., on devrait
admettre de la même manière une esthétique, non seulement platonicienne mais
encore grecque en général, car Platon, fondateur de la philosophie, génératrice de
l'esthétique, avait aussi un terme pour désigner le beau (kalos) ; il en avait par
ailleurs pour l'art (technè) et pourtant il n'y a pas une esthétique platonicienne,
et ceux qui parlent « d'un sujet esthétique défini par une tradition philosophique

4. J'ai développé cette question dans une étude récente : « La statuaire lobi et dagara du Burkina Faso.
Question d'esthétique », communication prononcée lors du colloque, « La recherche en sciences humaines
et l'image : le pays lobi », Ouagadougou, 10-15 décembre 1990.
5. Da toborn, Bapla, août 1988.
NOTES ET DOCUMENTS 125

platonicienne » (Coquet 1990 : 60) devraient savoir qu'avant Baumgarten,


l'Esthétique n'existait pas. Que l'on se souvienne du texte de La République, précisément
du Livre II d'abord et ensuite du Livre X, dans lesquels Platon prononce une
condamnation sans appel contre les poètes qu'il qualifie de « faiseurs de fables » et
contre les peintres qui ne font que représenter l'apparence des choses au lieu de
leur réalité. Ce sont, dit-il, des « imitateurs ». Les imitateurs et les faiseurs de fables
sont des individus qui seront exclus de la cité platonicienne.
Parler d'un sujet esthétique platonicien me semble anachronique. Si Platon
a une responsabilité dans l'apparition de l'esthétique telle qu'elle se présente à
partir du XVIIIe siècle, c'est pour avoir offert les conditions d'existence de cette
« science » en fondant la philosophie, domaine dans lequel est née et se développe
l'esthétique. Ce qu'a fait Platon, ce qui le rend responsable de l'esthétique, ce n'est
pas d'avoir construit une esthétique ni même défini un sujet esthétique, c'est d'avoir
établi ceci que l'étant est et se manifeste (Lacoue-Labarthe 1988 : 102-104). Et que
cet étant est une matière qui a pris forme ; c'est le bois ou le marbre devenu
statue ; la toile devenue tableau. Par sa forme extérieure, son contour, sa limite, l'étant
manifeste sa présence parmi les existants. En déterminant l'étant comme ce qui
« paraît selon son éidos » écrit Heidegger, c'est-à-dire ce qui acquiert la forme qui
lui convient faisant ainsi de lui un étant particulier parmi tous les étants, Platon
a posé les fondements métaphysiques de l'esthétique. En cela, il est responsable
de la philosophie en général et par ricochet (mais non directement) de l'esthétique.

** *

L'idée d'une esthétique africaine est une entreprise fort complexe. Aussi dans
ce domaine, une analyse exige un minimum de précautions. Rechercher la
signification d'une œuvre d'art dans une société est une chose qui relève de l'iconologie ;
et ce serait commettre une erreur que de penser que cela est de l'ordre de
l'esthétique parce qu'une certaine conception esthétique, celle de Hegel par exemple, est
consacrée, en partie, à l'analyse du contenu des œuvres. L'objectif essentiel de Hegel
est moins de déterminer la signification de l'œuvre d'art que de définir l'essence
originelle de l'art. Établir le rapport entre une œuvre et le libre jeu des facultés
de l'esprit d'un sujet en est une autre ; cela relève, à proprement parler, de
l'esthétique. Affirmer la beauté d'un objet dans une société donnée est concevable ; mais
ce constat ne constitue en aucune manière une esthétique propre à cette société car
l'esthétique ne se résume pas à la possibilité d'affirmer la beauté des choses.
Si, aujourd'hui, le débat sur l'esthétique africaine est aussi vif, c'est
probablement parce qu'au discours déjà ancien, fondé sur la volonté de déterminer une
spécificité africaine de l'esthétique, comme s'il existait déjà une telle esthétique qui serait
différente de celle connue en Occident, s'oppose un autre discours qui considère
l'esthétique comme une discipline — et même une « science » — dans laquelle la
nature du discours sur l'œuvre d'art africain reste à déterminer. Le discours qui
consiste à établir l'existence linguistique de certaines notions comme le beau, la
beauté, le laid, le bon, etc., et qui est essentiellement celui de Senghor, Memel-Fotê,
Leiris, relève d'une idéologie politique : la négritude, dont l'une des aspirations est
l'auto-affirmation du Nègre. Ce discours, qui est soutenu par certains africanistes,
a trouvé sa caution scientifique non seulement auprès des pères fondateurs de la
négritude, qui sont essentiellement des intellectuels africains et Noirs américains,
mais encore au sein de l'ethnologie. Si une telle approche de l'esthétique africaine
était hier justifiée, elle me paraît, aujourd'hui, dépassée. Il ne s'agit plus d'affirmer
que le Noir africain a la capacité de se représenter le beau ni même qu'il est sensible
126 JOURNAL DES AFRICANISTES

à cette notion (à l'instar de l'Européen). Ce qui est en question, c'est un problème


d'ordre épistémologique : comment intégrer l'art africain dans le discours
esthétique tout en respectant d'une part les principes et les règles de cette « science » et
d'autre part la nature de cet art qui n'appartient pas au même contexte historico-
culturel que l'esthétique ? La résolution de cette question passe, sans doute, par une
définition (redéfinition plutôt !) de l'art. Mais cet autre problème, étant donné son
importance, ne peut être envisagé dans les limites restreintes de cet article.

Paris, CNRS

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