A La Recherche de La Langue Originelle (Moshe Idel) PDF
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Abstract
In search of the Original Language : the Infant Ordeal
This study discusses the emergence of the mediaeval view of Hebrew as the first and perfect language. The most articulated
versions of this theory emerged in the context of a polemic with the Muslim claim of superiority of the Arabic language. One of the
"loci probantes" for this claim is a story stemming from Herodot on an experiment done with an infant in order to discover the
original language. While most of the Kabbalists believed that the infant spoke Hebrew, Abraham Abulafia rejected this view. Most
of the discussions on this experiment come from Italian authors or from authors who have written in Italy. The Jewish authors
were more interested in the superiority of Hebrew, while the Christian thinkers were more concerned with the concept of the
perfect language.
Résumé
Cet article traite de l'émergence de la conception médiévale qui voit dans l'hébreu la langue primordiale et parfaite. Elle vit le jour
dans le cadre de la polémique dirigée contre les Musulmans qui proclamaient la supériorité de la langue arabe. Les uns et les
autres se référaient à Hérodote qui raconte une expérience menée sur de jeunes enfants pour retrouver la langue originelle.
Contrairement à la plupart des kabbalistes, Abulafia ne pensait pas que ces enfants aient parlé hébreu. La majeure partie des
discussions consacrées à cette expérience émane d'auteurs italiens ou ayant écrit en Italie. Les auteurs juifs s'intéressaient
davantage à la supériorité de l'hébreu, alors que les penseurs chrétiens étaient plus préoccupés par le concept de langue
parfaite.
Idel Moshe. A la recherche de la langue originelle : le témoignage du nourrisson. In: Revue de l'histoire des religions, tome 213
n°4, 1996. pp. 415-442.
doi : 10.3406/rhr.1996.1198
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1198
MOSHE IDEL
Université Hébraïque de Jérusalem
1. Sur ce point, voir Steven Pinker, The Language Instinct: How the
Mind creates Language, New York, Harper Perennial, 1995, p. 231-261;
George Steiner, After Babel. Aspects of Language and Translation, Oxford,
Oxford University Press, 1975, p. 474.
2. Voir les passages de la littérature rabbinique ayant trait à ce sujet qui
ont été rassemblés par Louis Ginzberg, Legends of the Jews, Philadelphie,
jps, 1968, t. V, p. 205-206, п. 91.
3. Sur ce point, voir Nehemiah Alony, «Le Kuzari. Une polémique
contre la arabiyyeh », Eshel Beer Sheva, études de pensée juive, t. II, éd.
G. Blidstein, R. Bonfil, Y. Salmon, Beer Sheva, 1980, p. 113-114 (hébreu);
voir aussi Yochanan Silman, Penseur et voyant, le développement de la pensée
de R. Juda Halévy dans le Kuzari, Ramat Gan, Bar Han University Press,
1985, p. 86-89 (hébreu).
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5. Sur Ibn Ezra, voir les recherches récentes parues dans Rabbi Abra
ham Ibn Ezra: Studies in the Writings of a Twelth-Century Jewish Polymath,
éd. Isadore Twersky et J.-M. Harris, Cambridge, Harvard University Press,
1993.
6. Le mot traduit par « première » est rosha. Il peut aussi s'entendre au
sens de « principal ». Voir aussi ci-dessous n. 84.
7. Qadmonit, cette opinion semble avoir influencé Cornelius Agrippa de
Nettesheim ; voir Steiner, After Babel (n. 1 ci-dessus), p. 62.
8. Leshon tolada.
9. Leshon Qeidar.
10. Gn 11:1.
11. Safa Berura, éd. Michael Vilensky, Devir, t. II, 1924, p. 286.
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24. M. Idel, Hasidism, between Ecstasy and Magic, SUNY Press, Albany,
1995, p. 45-145, et Reification of Language in Jewish Mysticism, éd. S. Katz,
Mysticism and Language, New York, Oxford University Press, 1992,
p. 42-79.
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25. Sur ces thèmes voir Gershom Scholem, Le Nom de Dieu ou la théor
iedu langage dans la Kabbale. Mystique du langage, in Le Nom et les sym
boles de Dieu, trad. M. R. Hayoun-G. Vajda, Paris, Cerf, 1993, p. 55-99;
Idel, Language, Torah and Hermeneutics, passim; Id., L'expérience mystique
d'Abraham Aboulafia, Paris, Cerf, 1989.
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26. Voir ce qu'il affirme dans le Ve-Zot Li-Yihuda, édité par Adolph Jel-
linek, Auswahl Kabbalistischer Mystik, Erstes Heft, Leipzig, 1853, p. 18.
27. Ha-teva'.
28. Ms Vatican 291, fol. 29b -30a.
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parole"29
«Or qui
la forme
est naturelle
qui comprend
et qui adhère
touteà laécriture
boucheest
et aussi
la "forme
gravéede
dans
la
le cœur30 au moment de la formation. La preuve c'est que si elle31 n'était
pas la forme de l'homme, celui-ci ne serait pas [capable de] parler et l'e
ssence de son existence32 ne serait pas la parole. Et tu sais que la quintes
sencede l'homme est d'être une créature vivante [et] parlante33 ; et la
forme de la vie parvient à perfection à travers les sens et la "forme de la
parole" parvient à perfection à travers l'intellect. »34
.
■
qu'Abulafîa emploie l'expression « forme de la parole » est
assez significatif car elle fait écho à l'expression dantesque
forma louctionis qui ne semble pas attestée avant Dante35. Je ne
veux pas m'étendre ici sur les implications d'une similitude si
frappante. Je me contenterai d'observer qu'Abulafîa et Dante
qui vécurent tous deux en Italie à la fin du XIIF siècle ont
recouru à des formules très similaires. Les deux passages que
nous venons de citer ont été composés à une époque où Abula-
fïa ne se trouvait pas en Italie, mais en Espagne semble-t-il;
pourtant ils datent de l'époque consécutive au premier séjour
d'étude que le kabbaliste effectua en Italie. Le passage que
nous allons citer à présent provient d'une de ses œuvres les plus
connues, le Sefer Or ha-Sekhel, qu'Abulafîa composa en Sicile
aux alentours de 1285. Voici ce qu'on y lit:
« L'intellect humain est le mobile de toutes les langues36, bien qu'il
soit immobile, que ce soit par essence ou par accident. Ce qui est
entendu par là, c'est l'intellect humain agissant au sein de l'espèce
humaine en acte de son côté, mais en puissance de leur côté [celui des
hommes]. C'est lui qui a modifié les langues après qu'elles eurent été une
seule chose compréhensible à tout locuteur et aujourd'hui encore ils
sont une seule chose, mais elle n'est pas compréhensible à tout locuteur.
Et la raison de cela fut la dispersion des nations, comme cela est ment
ionné dans lesecret de [la péricope] de la dispersion et à partir [du vers
et]37 "alors l'Éternel les dispersa" et à partir de38. "l'Éternel les confond
it". Car lorsque tu trouves telle nation en Inde et telle autre en Nubie
et qu'elles sont au summum de l'éloignement l'une de l'autre et que la
langue de cette nation est en accord avec son environnement et la
langue de l'autre en accord39 avec son environnement40 et que celle-ci ne
ressemble pas à celle-là et qu'il n'y a pas de communication entre les
deux, cet éloignement géographique entre les deux [pays] sera cause que
chacune des deux nations ne comprendra pas la langue de l'autre. Et il
a été déjà expliqué que les langues sont conventionnelles mais que la
parole est naturelle et non conventionnelle. Et la nature de l'homme ne
4L Ms Berlin Or. 538, fol. 156- 16a; ms Vatican 233, fol. Uab.
42. Sefer Hayyei ha-Nefesh, ms Munich 408, fol. 9\ab.
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43. Sur les diverses versions du concept aristotélicien dans les philoso
phies arabe et juive, voir les études d'Herbert Davidson publiées dans plu
sieurs volumes de Viator 3 (1972), 17 (1986), 18 (1987) et dans la Revue des
études juives, 131 (1972), p. 351-396.
44. Voir Idel, Language, Torah and Hermeneutics (n. 15 ci-dessus),
p. 187, n. 240.
45. Ha-kol.
46. Ms Berlin, Or. 538, fol. 146; Ms Vatican 233, fol. 106.
47. Ms Berlin, Or. 538, fol. \5b.
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teté], [les consonnes de Qoclesh étant] quf, vav, dalet, shin. Cela corre
spond à "theo" en grec56 T(h)w vyv [tav vav] et s(h)NT(h)Y ou
s(h)NTV en italien - s(h)YN nvn T(h)YV vyv [shin nun tav vav]51 ou
TYT(h) vyv [tet vav]. Et de la même façon, si vous récitez chacune
des soixante-dix langues, leurs lettres ne sont autres que celles d'hé
breu et tout cela est une seule et même chose; si ce n'est que cette
langue est disponible pour celui qui la connaît et ne l'est pas pour
celui qui ne la connaît pas. Et prête attention à cette chose sublime
car elle contient un très grand secret connu d'après le verset58 :
"Toute la terre était une seule langue et une seule parole." Et il est
connu d'après le verset qui concerne l'ère messianique59 : "Car alors
je déverserai pour les peuples une langue pure." Et il est connu de
tous que les soixante-dix langues sont contenues dans la langue de
sainteté, я60
La « langue de sainteté » qui inclut toutes les autres ne corre
spondpas exactement à l'hébreu dans sa dimension sémantique,
mais bien plutôt aux éléments fondamentaux de l'hébreu :
consonnes, voyelles et principe de la combinaison des lettres qui
est une des sources principales de la diversification des langues.
Cette combinaison constitue en outre une technique permettant
d'accéder à la révélation divine dont elle est le vecteur: «...la
véritable essence et la cause de la prophétie est la "parole" qui
atteint le prophète à partir de Dieu au moyen de la "langue par
faite", laquelle comprend en elle les soixante-dix langues. »61
Si Abulafia insiste sur la dimension naturelle du langage
humain, ce n'est pas tant pour faire ressortir qu'il est révélé par
Dieu que pour souligner qu'il fait partie intégrante de la cons-
73. Cf. M. Idel, Deus sivé nátura. Les métamorphoses d'une formule de
Maïmonide à Spinoza, Maïmonide et la mystique juive, Paris, Cerf, 1991,
p. 105-135.
74. Allison Coudert, Some Theories of a Natural Language from the
Renaissance to the Seventeenth Century, Magia Naturalis und die Entstehung
der modernen Naturwissenschaft ; Studia Leibnitiana, Sonderheft 7, Wiesba
den, 1978, p. 56-118.
75. Ma'avar Yaboq, fol. 1236.
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76. Pr 3:6.
77. Ha-osher ha-amitti.
78. Ha-pe'ulot.
79. Ruhaniyyut. Voir n. 68 ci-dessus.
80. La dixième et dernière sefira dans le système de la Kabbala.
81. Ma'avar Yaboq, fol. \02b. Ce texte est très influencé par le comment
aire de Rabbi Moshe Cordovero sur le livre de prières, Tefilla le-Moshe (Pre-
myslany, 1 892), fol. Aa ; sur le contenu de ce livre, voir Idel, Hasidism, (n. 24
ci-dessus), p. 71. Cf. aussi la conception de la Berakha telle qu'elle est exposée
dans la 'Avodat ha-Qodesh de Rabbi Méïr Ibn Gabbaï, Jérusalem, 1983,
fol. 39c et, plus tard, ha-Shela, Jérusalem, 1969, 1, fol. 22b.
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83. Probablement le roi biblique qui régna sur Aram. Voir par exemple
I Rois 20:1. Je n'ai pu trouver aucun autre rapprochement entre ce roi et la
question du langage.
84. Rosh. Voir aussi ci-dessus, n. 6.
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85. Publié dans Hayyim Libermann, Ohel Rahel, New York, 1980,
vol. I, p. 319-320 (hébreu).
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CONCLUSION