La Joute Chez Homère

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LA JOUTE CHEZ HOMÈRE

Préface
(1872)

Lorsqu’on parle d’humanité, on se fonde sur l’idée qu’elle pourrait bien être ce qui sépare
l’homme de la nature et l’en distingue ; mais, en réalité, cette séparation n’existe pas : les
propriétés « naturelles » et celles qu’on dit être proprement « humaines » se sont entremêlées
de façon indissociable. Dans ses facultés les plus nobles et les plus élevées, l’homme est tout
entier nature et porte en lui l’étrangeté de ce double caractère naturel. Ses aptitudes
redoutables et qu’on tient pour inhumaines sont peut-être même le sol fécond d’où seul peut
surgir une quelconque humanité sous la forme tant d’émotions que d’actions et d’œuvres.
C’est ainsi que les Grecs, les hommes les plus humains de l’Antiquité, possèdent un caractère
cruel et portent en eux la marque d’un désir sauvage de destruction : trait de caractère que
révèle également fort bien l’image grotesquement agrandie de l’Hellène que renvoie
Alexandre le Grand, mais qui, dans toute son histoire comme dans sa mythologie, ne peut que
nous effrayer nous qui n’avons pour l’observer que le concept pusillanime d’humanité au sens
moderne. Lorsque Alexandre fait percer les pieds du valeureux défenseur de Gaza, Batis, et
l’attache vivant à son char pour le traîner derrière lui sous les huées de ses soldats, c’est là une
répugnante caricature d’Achille, qui, de nuit, moleste le cadavre d‘Hector en le traînant de la
même façon : mais même ce dernier trait a pour nous quelque chose d’outrageant et qui
inspire l’effroi. Ici, notre regard plonge dans l’abîme de la haine. C’est à peu de chose près le
même sentiment que nous éprouvons en assistant l’inapaisable et sanglant déchirement de
deux coalitions grecques tel, par exemple, le soulèvement de Corcyre. Lorsque le vainqueur
d’une bataille entre cités fait exécuter, selon le droit de la guerre, l’ensemble des citoyens
mâles et vend comme esclaves toutes les femmes et tous les enfants, nous voyons dans le
verdict d’une telle justice que les Grecs considéraient comme une stricte nécessité de laisser
libre cours à leur haine. En de pareils moments, leurs sentiments réprimés et tendus se
libéraient : le fauve bondissait, une cruelle volupté brillait dans son œil terrifiant. Pour quelle
raison les sculpteurs grecs ne pouvaient-ils jamais que représenter des scènes de guerre et de
combat multipliées à l’infini, des corps tendus dont la haine ou l’exubérance du triomphe
contractent les muscles, des blessés qui se tordent de douleur et des mourants exhalant leur
dernier souffle ? Pourquoi le monde grec tout entier exultait-il aux scènes de combat de
l’Iliade ? Je crains que tout cela nous ne le comprenions pas suffisamment « à la grecque
<grieschich> » et surtout que nous ne frémissions <schaudern> lorsque nous l’aurons, une
bonne fois, saisi à la grecque.
Mais qu’y a-t-il derrière le monde homérique et qui soit la matrice de tout ce qui est grec ?
Nous sommes déjà transportés dans ce monde grâce à l’extraordinaire précision esthétique,
grâce à l’harmonie et à la pureté des lignes, par-delà le chaos purement matériel : une illusion
artistique rend ses couleurs lus lumineuses, plus douces, plus chaudes, ses hommes meilleurs
et plus affables sous cet éclairage chaleureux et coloré ; mais où plonge notre regard lorsque,
cessant d’être guidés et protégés par la main d’Homère, nous pénétrons derrière ce monde lui-
même, dans l’univers pré-homérique ? Nos yeux ne plongent que dans la nuit et l’horreur et
se tournent vers les produits d’une imagination coutumière de l’atroce. Quelle image de la vie
sur terre nous renvoient ces épouvantables et rebutantes légendes des théogonies ? Une vie
que dominent seuls les Enfants de la Nuit, La Discorde, le Besoin sexuel, la Tromperie, la
Vieillesse et la Mort. Imaginons l’atmosphère lourde et irrespirable du poème d’Hésiode, plus
oppressante, plus épaisse encore sans tous les adoucissements et toutes les purifications qui,
de Delphes et d’innombrables lieux sacrés, se répandirent sur la Grèce ; ajoutons à cet air
lourd et béotien la sombre lubricité des Etrusques : vivre une telle réalité nous forcerait à
produire un monde mythique dans lequel Ouranos, Chronos et Zeus ainsi que les combats des
Titans feraient nécessairement figure de soulagement. Dans cette atmosphère torride le
combat est le salut, la délivrance ; pour cette existence, la cruauté propre à la victoire est le
comble de la jubilation. De même qu’en vérité l’idée grecque du droit s’est développée à
partir du crime et du châtiment, de même la civilisation plus noble tient sa première couronne
de victoire de l’autel expiatoire. Après ces premiers âges sanglants, il se trace un Sillon qui
creuse profondément l’histoire grecque. Les noms d’Orphée, de Musée et leur culte révèlent à
quelles conséquences entraîne la situation immuable d’un monde de combat et de cruauté : au
dégoût de l’existence, à la compréhension de cette existence comme peine à expier, à la
croyance en l’identité de l’existence et de la culpabilité. Mais à strictement parler, ces
conséquences ne sont pas spécifiquement grecques : en elles, la Grèce entre en contact avec
l’Inde et avec l’Orient en général. Le génie grec tenait pourtant prête une autre réponse à la
question : « Quelle volonté anime une vie de combats et de victoires ? » ; et cette réponse,
c’est sur toute l’étendue de l’histoire grecque qu’il la donne.
Pour la comprendre, il nous faut partir du fait que le génie grec a valorisé cet instinct autrefois
si terriblement présent et l’a considéré comme légitime, alors que dans la doctrine orphique
reposait l’idée qu’une vie qui se fondait sur un tel instinct ne vaudrait pas d’être vécue. Le
combat et la joie de vaincre ont été légitimés : rien ne sépare davantage le monde grec du
nôtre que la coloration, qui dérive de cette légitimation, de certaines catégories morales
comme par exemple la discorde (Eris) et l’envie.
Lorsque, parcourant la Grèce, Pausanias le voyageur se rendit sur l’Hélicon, on lui montra un
exemplaire très ancien du premier poème didactique grec, Les Travaux et les Jours d’Hésiode,
gravé sur des tablettes de plomb et sévèrement endommagé par les années et les intempéries.
Or il le reconnut à ceci près qu’il ne comportait pas, en épigraphe, contrairement aux
exemplaires habituels, le bref hymne à Zeus, mais s’ouvrait d’emblée sur l’affirmation : « Il y
a sur terre deux déesses Eris. » C’est l’une des pensées grecques les plus remarquables et
digne déjà d’être inscrite, à l’intention du visiteur, au fronton de l’éthique grecque. « La
première Eris, l’homme sensé devrait la louer, autant qu’il devrait blâmer la seconde, car ces
deux déesses ont des tournures d’âme tout à fait opposées. L’une fomente mauvaise Guerre et
Dissension, la cruelle ! Nul mortel n’aime à la subir, mais c’est sous le joug de la nécessité
qu’on honore l’Eris au lourd fardeau, suivant le décret des Immortels. C’est elle la plus
ancienne qui mit au monde la noire Nuit. Mais l’autre, Zeus, le tout-puissant, l’a placée aux
racines de la terre et parmi les hommes car elle est bien meilleure. C’est elle qui pousse au
travail même l’homme malhabile ; ainsi, celui qui ne possède rien fixe-t-il ses regards sur
celui qui est riche et se hâte-t-il, en l’imitant, de semer, de planter et de bien tenir sa maison ;
le voisin rivalise avec le voisin qui aspire au bien-être. Cette Eris est bonne pour les hommes.
Aussi le potier jalouse-t-il le potier, le charpentier, le charpentier ; le mendiant envie le
mendiant et l’aède, l’aède. »
Les deux derniers vers, qui traitent de l’odium figulinum, paraissent, à cet endroit,
incompréhensibles à nos érudits. D’après eux, les prédicats « jalousie » et « envie » ne
conviennent qu’à l’essence de la mauvaise Eris, aussi ne se gênent-ils pas pour qualifier ces
vers d’inauthentiques ou les considérer comme des interpolations glissées là par hasard. C’est
une éthique nécessairement différente de l’éthique grecque qui, à leur insu, les a inspirés ici,
car, pour Aristote, le fait que ces deux vers se rapportent à la bonne Eris ne présente aucune
difficulté. Et ce n’est pas seulement Aristote, mais toute l’Antiquité grecque qui diffère de
nous dans sa conception de la jalousie et de l’envie, et partage la pensée d’Hésiode. Il avait
jugé mauvaise la première Eris, c’est-à-dire celle qui conduit les hommes à s’entretuer
haineusement, mais, tout aussitôt, avait vanté comme étant bonne une autre Eris qui, sous les
espèces de la convoitise, de la jalousie et de l’envie, incite les hommes à agir ; elle ne les
entraîne pas au combat à mort, mais à la joute <Wettkampf>. Le Grec est envieux et ressent
ce trait non comme un défaut, mais comme l’influence d’une divinité bienfaisante : quel
abîme entre son jugement moral et le nôtre ! Parce qu’il est envieux, il sent également à
chaque excès d’honneur, de richesse, d’éclat et de bonheur, l’œil envieux d'un dieu se poser
sur lui et il craint cette envie. Elle lui rappelle alors la vanité de toute destinée humaine, son
bonheur l’épouvante, il en offre la meilleure part en sacrifice et s’incline devant l’envie du
dieu ! Mais cette conception ne le détourne nullement de ses dieux : sa portée en est au
contraire limitée de sorte que l’homme ne puisse jamais avoir l’audace de risquer une joute
avec les dieux, lui dont l’âme brûle d’envie à l’égard de tout autre être vivant. Les combats
qui opposèrent Thamyris aux Muses, Marsyas et Apollon, le destin saisissant de Niobé ont
révélé le terrible affrontement des deux puissances qui jamais ne peuvent se combattre :
l’homme et le dieu.
Plus un Grec est grand et noble, plus est lumineux le feu de l’ambition qui jaillit de lui et qui
dévore quiconque suit la même voie. Il est arrivé à Aristote de dresser une liste de ce genre de
joutes agressives de grand style ; on y trouve l’exemple le plus frappant : celui d’un mort qui
va jusqu’à exciter la jalousie dévorante d’un vivant. C’est ainsi en effet qu’Aristote décrit le
rapport qui liait Xénophane de Colophon à Homère. On ne comprend pas la force de cette
attaque contre le héros national de la poésie si l’on n’imagine pas — comme ce sera aussi le
cas plus tard chez Platon — l’outrance du désir, qui est à la racine de cette agression, celui de
prendre la place du poète déchu et d’hériter de sa gloire. Tous les grands hommes de la Grèce
se sont passé le flambeau de la joute ; au contact de chaque grande vertu, une grande figure à
nouveau s’est enflammée. Lorsque à la pensée des lauriers de Miltiade, le jeune Thémistocle
perdait le sommeil, c’est son instinct précoce qui se déchaînait, et d’abord dans la longue
compétition, que Thucydide nous décrit, qui l’opposa à Aristide, pour le génie purement
instinctif et tout à fait exceptionnel de son action politique. Combien caractéristique la
réponse que fit un adversaire connu de Périclès à la question — combien significative —
qu’on lui posait afin de savoir qui, de lui ou de Périclès, était le meilleur lutteur de la cité :
« Même lorsque je lui fais toucher terre, il niera qu’il soit tombé, et parviendra à ses fins en
persuadant du contraire ceux qui l’ont vu choir ».
Si l’on veut saisir sans déguisement aucun ce sentiment dans son expression naïve, ce
sentiment de la nécessité de la joute, s’il doit toutefois continuer d’être le salut de l’État, que
l’on songe au sens originel de l’ostracisme, comme l’ont exprimé par exemple les Éphésiens
en bannissant Hermodore : « Chez nous, personne ne doit être le meilleur ; mais si quelqu’un
le devient, que ce soit ailleurs et chez d’autres. » Pourquoi personne n’aurait-il donc le droit
d’être le meilleur ? Parce qu’ainsi la joute finirait par disparaître et que le fondement éternel
qui est au principe de la vie de l’État grec serait mis en péril. Plus tard, l’ostracisme occupe,
vis-à-vis de la joute, une position différente : il est pratiqué lorsque le danger est flagrant,
lorsqu’un des grands politiciens ou chefs de parti, rivalisant d’ardeur dans la lutte, se sent
poussé, dans la fièvre du combat, à employer des moyens nocifs et destructeurs ou dangereux
comme le coup d’État. Le sens originel de cette mesure exceptionnelle n’a pas la signification
d’une soupape de sûreté, mais d’un moyen d’émulation : on écarte l’individu qui surpasse les
autres afin que le jeu des forces rivales retrouve sa vigueur. C’est une conception qui s’oppose
à l’idée d’ « exclusivité » du génie au sens moderne, mais qui suppose que, dans l’ordre
naturel des choses, les génies sont toujours en surnombre et s’excitent mutuellement à l’action
tout en se maintenant réciproquement dans les limites de la juste mesure. Tel est le cœur de
l’idée grecque de la joute : elle exècre la suprématie d’un seul et redoute ses dangers ; comme
moyen de protection contre le génie, elle exige... un second génie.
Tout don doit nécessairement s’épanouir dans la lutte, ainsi le veut la pédagogie populaire
grecque ; les éducateurs modernes, au contraire, ne craignent rien tant que le déchaînement de
ce qu’ils appellent l’ambition. On redoute aujourd’hui l’égoïsme en tant qu’il est le « mal en
soi », à l’exception des Jésuites qui, comme les Anciens, y sont disposés : c’est pourquoi ils
pourraient bien être en passe de devenir les éducateurs les plus influents de notre temps. Ils
semblent croire que seul l’égoïsme, c’est-à-dire l’individualisme, soit le moteur le plus
puissant, mais que c’est essentiellement les buts vers quoi il tend qui décident de ce que sera
— « bonne » ou « mauvaise » — sa nature. Mais pour les Anciens, le but de l’éducation dans
la joute était le bien-être de tous, de la cité en général. Chaque Athénien, par exemple, devait
développer sa personnalité dans la joute pour autant que cela contribuât à l’intérêt supérieur
d’Athènes et ne lui causât que le moindre préjudice. Il n’y avait pas d’ambition dans la
démesure et l’immensurable, comme c’est le plus souvent le cas aujourd’hui : le jeune
homme, lorsqu’il entrait en compétition, pour la course, le lancer ou le chant, pensait au bien
de sa cité natale et voulait ajouter sa propre gloire à la sienne. C’est aux dieux de sa cité qu’il
dédiait les couronnes que les arbitres en l’honorant déposaient sur sa tête. Dès l’enfance,
chaque Grec formait le vœu ardent d’être, dans la joute entre cités, l’instrument de la réussite
de sa ville : son égoïsme trouvait là à s’enflammer ; et par là, il était refréné et restreint. C’est
pourquoi, dans l’Antiquité, les individus étaient plus libres : leurs buts étaient plus proches et
plus tangibles. L’homme moderne, au contraire, est sans cesse cloué sur place par l’infini,
comme Achille aux pieds agiles dans le paradoxe de l’Éléate Zénon : l’infini le paralyse,
jamais il ne rattrape la tortue.
De même que la joute avec d’autres adolescents formait les jeunes gens en âge d’être
éduqués, de même leurs éducateurs étaient-ils à leur tour en compétition. C’est avec méfiance
et jalousie que les grands virtuoses du chant poétique, Pindare et Simonide, se produisaient
simultanément. Les sophistes, les plus grands maîtres de l’Antiquité, ne s’affrontaient qu’en
lice ; et même le mode le plus général d’éducation, le drame, n’était dispense au peuple que
sous la forme d’une lutte grandiose des grands artistes, musiciens et dramaturges. Quelle
merveille ! « L’artiste aussi jalouse l’artiste ! » Et l’homme moderne ne redoute rien tant,
chez un artiste, que l’élan au combat où se risque sa personnalité ; alors que le Grec reconnaît
l’artiste seulement dans ce combat où sa personnalité est en jeu. Là où l’homme moderne
flaire une faiblesse de l’œuvre d’art, le Grec cherche la source de sa force la plus haute ! Ce
qui chez Platon, par exemple, est, dans ses dialogues, d’une importance esthétique
remarquable, résulte bien davantage d’une compétition avec l’art des rhéteurs, celui des
sophistes, des dramaturges de son époque et ce, dans le but de pouvoir dire enfin : « Voyez, je
peux aussi faire ce dont mes rivaux les plus grands sont capables ; oui, je puis faire mieux
qu’ils ne font. Aucun Protagoras n’a imaginé de mythes plus beaux que les miens, aucun
dramaturge n’a composé une somme aussi animée, aussi captivante que le Banquet, aucun
rhéteur n’a rédigé des discours comme ceux que j’ai mis dans le Gorgias... Or je renie tout
cela en bloc et je condamne tout art d’imitation ! C’est la joute seule qui a fait de moi un
poète, un sophiste, un rhéteur ! » Lorsque nous nous interrogeons sur le rapport de la joute à
la naissance de l’œuvre d’art, quel problème ne se révèle-t-il pas à nous !
Ôtons au contraire la joute de la vie grecque, notre regard plonge aussitôt dans cet abîme pré-
homérique de sauvage cruauté faite de haine et de plaisir destructeur. C’est malheureusement
ce qui se produisait bien souvent lorsqu’une grande figure était subitement exclue de la joute
par une action grandiose et brillante et mise hors concours par son propre verdict et celui de
ses concitoyens. L’effet en est, presque sans exception, horrible ; et si l’on en déduit que les
Grecs étaient incapables de supporter la gloire et le succès, on devrait dire plus précisément
qu’ils ne pouvaient supporter la gloire sans que continue la joute, ni le succès comme
dénouement de celle-ci. Il n’y a pas d’exemple plus clair que ce que fut finalement le destin
de Miltiade. Placé par la victoire incomparable de Marathon à un sommet de gloire où il se
trouvait isolé et élevé bien au-dessus de tous ses compagnons de combat, il sentit naître en lui
un désir mesquin de vengeance contre un citoyen de Paros à l’égard de qui il nourrissait une
vieille inimitié. Pour satisfaire cette rancune, il abusa de son renom, de son pouvoir dans
l’État, de sa dignité de citoyen et finit par se déshonorer. Le sentiment de l’échec le fit
s’abaisser à d’ignobles manœuvres. Secrètement et de façon sacrilège, il s’entendit avec Timo
la prêtresse de Déméter et, de nuit, pénétra dans l’enceinte sacrée du temple d’où tout homme
est exclu. Lorsqu’il en eut franchi le mur et qu’il s’approcha encore davantage du sanctuaire
de la déesse, une terreur épouvantable et une peur panique s’emparèrent soudain de lui : à
demi effondré et sans connaissance, il se sentit tiré en arrière et, jeté par-dessus le mur
d’enceinte, il tomba, paralysé et sévèrement blessé. Le siège dut être levé, le tribunal du
peuple l’attendait. Sa carrière héroïque et brillante fut marquée au sceau d’une mort honteuse
qui la ternit aux yeux de la postérité. Après la bataille de Marathon, l’envie des Immortels
s’était fixée sur lui. Et cette envie divine s’enflamme lorsqu’elle aperçoit un homme sans
rival, incontesté et solitaire au sommet de sa gloire. Lorsqu’un homme parvient à être l’égal
des dieux, il devient aussitôt leur adversaire. Mais les dieux le poussent alors à un acte de
démesure (Hybris) qui l’accable et le brise.
Remarquons bien que les cités grecques les plus prestigieuses sombrèrent comme Miltiade
lorsque, quittant l’arène de la joute, elles parvinrent, grâce à leur mérite et leur prospérité, au
temple de la Victoire. Athènes, qui a aboli l’indépendance de ses alliés et qui a réprimé
sévèrement les soulèvements des populations soumises ; Sparte, qui, après la bataille d’Aigos
Potamos, a fait peser bien plus lourdement et plus cruellement encore tout le poids de sa
prépondérance sur la Grèce : toutes deux, en suivant l’exemple de Miltiade, ont provoqué leur
propre chute par leurs actes de démesure. Ce qui prouve que, sans l’envie, la jalousie et
l’ambition de la joute, la cité grecque comme l’homme grec dégénèrent. Il devient méchant et
cruel, vindicatif et impie, bref, « pré-homérique » — et ce n’est bientôt plus qu’une peur
panique, qui le conduit à la chute et à l'écrasement. Sparte et Athènes se livrèrent aux Perses
comme l’avaient fait Thémistocle et Alcibiade ; elles trahirent l’esprit grec après avoir
abandonné la plus noble et la plus fondamentale des idées grecques : la joute. Alexandre,
parodie et raccourci grossier de l’histoire grecque, n’a créé dès lors que le type du Grec
ordinaire et ce qu’on a appelé l’ « hellénisme ».

Achevé le 29 décembre 1872.

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