Le Mariage de Figaro Pistes Danalyse Complémentaires
Le Mariage de Figaro Pistes Danalyse Complémentaires
Le Mariage de Figaro Pistes Danalyse Complémentaires
I dans la carrière
de Beaumarchais
32 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
Pâris-Duverney, mort trois ans plus tôt, accuse Beaumarchais de
faux dans la liquidation de la succession de ce dernier.
Beaumarchais est alors condamné par le juge Goëzman, dont il se
vengera en le représentant sous les traits du ridicule juge Gusman
Brid’oison dans Le Mariage de Figaro. Ce procès perdu sera pour
beaucoup dans l’inspiration de la pièce, car Beaumarchais a pu faire
l’expérience directe d ’une justice corrompue. Il va jusqu’à rédiger
quatre mémoires pour se défendre des accusations portées contre
lui, ce qui lui vaut un blâme. Cette sanction est très grave, car elle
entraîne le retrait des droits civils les plus vitaux, comme le droit de
faire un testament, de se marier, etc. C’est donc une véritable « mort
civile». Cette expérience douloureuse explique peut-être pourquoi,
dans notre pièce, Figaro est un enfant trouvé. En effet, les enfants
sans parents, à cette époque, étaient également privés de leurs
droits civils.
Malgré sa condamnation, le roi lui confie cependant plusieurs mis
sions secrètes à l’étranger.
LE S U C C È S ________________________________________
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 33
LE RE TE N TIS S E M E N T DE LA PIÈCE
34 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
Les maîtres et les valets
3 dans Le Mariage
de Figaro
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 49
constitue le centre d ’intérêt. Dans ce monde inégalitaire où chaque
individu est soumis à un autre, les rapports oscillent entre l’expres
sion brute du pouvoir et la duperie, en passant par la jalousie.
| L’ In é g a lité
1. «Avoir ses vapeurs» pour une femme, c ’était se sentir incommodée, voire perdre
momentanément connaissance, à cause d'une émotion forte, ou de la chaleur. On leur
faisait respirer de l’éther, dont l’odeur âcre les réveillait.
50 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
voie, au début, non par respect, mais parce qu'il est en colère contre
elle, et veut ainsi marquer la distance. En revanche, lorsque Suzanne
feint de céder à ses avances, le Comte la tutoie, pour signifier l’inti
mité qu’il croit déjà avoir avec elle (« Ah ! Charmante ! Et tu me le pro
mets ? »).
Il est intéressant, en revanche, de voir que la Comtesse vouvoie
toujours Figaro. On pourrait l’expliquer par le fait que cette grande
dame se doit, par pudeur, de marquer la distance vis-à-vis d ’un
homme. Mais il est plus vrai encore que la Comtesse révèle par là
qu’il existe une distance moindre entre elle et le valet de son mari,
car étant une femme, elle se sent elle-même, toute comtesse qu'el
le soit, dans un rapport de dépendance et de sujétion.
| R iv a lité e t s o u p ç o n
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 51
fait, tout au long de la pièce, le Comte se fera duper par Figaro,
Suzanne, et finalement la Comtesse: c ’est la revanche des dominés
contre ce tyran domestique.
| L’ o b é is s a n c e
C’est sur le même ton qu’il donne ses ordres à son «piqueur»
(écuyer) Pédrille (III, 1-3) ou au berger Gripe-Soleil (II, 22).
Le Comte assoit son autorité, auprès de ses valets, non seulement
sur son rang nobiliaire, mais aussi sur son pouvoir économique. À
plusieurs reprises, il menace des valets récalcitrants, ou lents à obéir,
de les renvoyer de son service. C’est le cas pour le jardinier Antonio.
Celui-ci lui répond d’ailleurs qu’il n’est pas «assez bête» pour renon
cer à «un si bon maître» (II, 21). Ironie? Peut-être pas: le paradoxe
du Comte est que ses «vassaux» — du moins ceux d ’entre eux qui
ne vivent pas directement à son contact — semblent plutôt satisfaits
de vivre sur ses terres.
| La c o m p lic ité
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 53
mutuelle, existait entre le Comte et Figaro dans Le Barbier de Séville.
Le Comte, dans un rare moment d'émotion, regrette que cette com
plicité n’existe plus: «... autrefois tu me disais tout», lance-t-il à
Figaro (III, 5). Évidemment, il n’admet pas que cela soit entièrement
de sa faute: il est devenu trop tyrannique pour attendre amitié et
confiance de son valet.
Cette relation existe, en revanche, entre la Comtesse et Suzanne.
Leurs rapports sont francs, directs, totalement dénués de rivalité ou
d ’hostilité. Cela tient au caractère foncièrement bon des deux
femmes, mais pas seulement: ce qui les rapproche, c ’est aussi leur
commune dépendance à l’égard d ’un même despotisme, à savoir
celui du Comte. Toutes deux voient la nécessité d ’être solidaires
pour préserver leur honneur et leur intérêt. Au-delà de cette alliance
et de cette convergence d ’intérêt, elles paraissent unies par une
authentique affection, dont elles échangent des témoignages à plu
sieurs reprises: Suzanne «baise la main de sa maîtresse» (II, 26) et
la Comtesse « la baise au front» (IV, 3).
Cela ne veut pas dire, pour autant, que leur différence de classe
soit effacée. Au contraire, l’harmonie qui existe entre elles vient aussi
du fait que Suzanne est une parfaite «camériste», qui sait très bien
rester à sa place. Lorsqu’il lui arrive, exceptionnellement, de se mon
trer trop familière, sa maîtresse la tient à distance, en s’adressant à
elle avec une politesse glacée: «Qu’est-ce que vous dites donc,
mademoiselle?» (Il, 3).
En conclusion, on ne peut qu’être admiratif devant ce large éven
tail de nuances que Beaumarchais parvient à déployer dans Le
Mariage de Figaro, en ce qui concerne l’épineux problème des rap
ports entre maîtres et valets. Tout en s’inscrivant dans la grande tra
dition de la comédie classique, il s’éloigne des «types», et sait
conférer à ces rapports une grande finesse psychologique. Derrière
leurs «rôles» sociaux respectifs, maîtres et valets restent chez
Beaumarchais des individus, et leurs rapports sont teintés de toute
la complexité des relations humaines.
Le comique
5 du Mariage de Figaro
68 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
on le voit, par exemple, dans la scène 8, à l’acte I, où le Comte et
Chérubin tournent autour du fauteuil sans se voir. Dans les registres
les plus élevés, on trouve l’« esprit » de Beaumarchais, condensé
dans des répliques qui sont restées célèbres.
Trois dimensions du comique sont étudiées dans ce chapitre: le
comique de situation, le comique de caractère, qui joue sur les ridi
cules et les contradictions psychologiques des personnages, et enfin
le comique de langage. Présentés dans cet ordre, ces trois aspects
du comique reflètent approximativement un ordre ascendant de
sophistication dans les procédés du rire.
LE COMIQUE DE SITUATION
| Le s c a c h e tte s
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 69
| Les coups
| L e s q u ip ro q u o s
Autre procédé dont les auteurs comiques ont usé et abusé : le qui
proquo. Ce procédé consiste à prendre quelqu’un pour quelqu’un
d ’autre, ou bien quelque chose pour autre chose. L’acte V en est lit
téralement «truffé», au point que l’on pourrait donner comme sous-
titre à cet acte « l’acte des quiproquos ». On se souvient, en effet (voir
résumé de la pièce), que le Comte, lors du rendez-vous nocturne,
prend sa femme pour Suzanne, alors que Figaro, pendant un court
moment, est lui aussi dupe du travestissement, et prend Suzanne
pour la Comtesse.
LE COMIQUE DE C A R A C T È R E _____________
1. Aristote a vécu au IVe siècle av. J.-C. Élève de Platon, puis précepteur d’Alexandre le
Grand, il a écrit un nombre considérable d ’ouvrages parmi lesquels La Poétique, qui est
un traité d ’esthétique théâtrale. À part quelques mentions sur le comique, cet ouvrage
capital est consacré à la tragédie, et il a exercé une influence immense sur l’esthétique
du théâtre classique au XVIIe siècle.
70 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
été créés exclusivement pour le comique de caractère: il s’agit
d'Antonio, de Bazile, de Brid'oison et de ses assistants, ou com
plices, judiciaires. Chez ces personnages, le comique est involontai
re: ils font rire malgré eux, par leur sottise, au contraire de Figaro, qui
le plus souvent fait rire par ses bons mots.
| A n to n io
| B a z ile Il
Il est vrai que Bazile, au palmarès de la sottise, peut lui aussi faire
bonne figure. Si l’on part de l’idée que le comique de caractère se
base généralement sur un écart, un contraste, on peut voir aisément
que le ridicule de Bazile provient du contraste entre ses talents fort
médiocres de musicien et la haute idée qu’il a de son art. Figaro le
rappelle à la modestie en des termes peu amènes: «Musicien de
guinguette», «Cuistre d ’oratorio» (IV, 10). Dans la même scène, le
paysan Gripe-Soleil, avec une franchise naïve et populaire, confirme
le jugement de Figaro, en déclarant qu’il est fatigué d ’entendre Bazile
et ses «guenilles d ’ariettes».
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 71
| B rid ’o iso n e t s e s a s s is ta n ts
LE COMIQUE DE L A N G A G E _________________
| Les je u x d e m o ts
72 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
proverbes! Hé bien ! pédant, que dit la sagesse des nations? Tant va
la cruche à l ’eau qu ’à la fin...» À ce moment, la fin traditionnelle de
ce proverbe bien connu est attendu: «... elle se casse.» Mais Bazile,
par un subtil jeu de mots plein de sous-entendus, donne une autre
version: «Elle s’emplit» (I, 11). Autrement dit: à force de fréquenter
le précoce Chérubin, Fanchette pourrait bien se retrouver enceinte.
| L e s s o u s -e n te n d u s g riv o is
| Les m o ts d ’e s p r it
Ils sont encore plus nombreux que les jeux de mots. La frontière
entre jeux de mots et mots d ’esprit n’est pas toujours très nette. On
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 73
peut dire que l’objectif n’est pas le même. Le jeu de mots vise à faire
rire, le mot d ’esprit à faire sourire: c ’est une formule bien trouvée,
bien tournée, une «pointe», comme on disait à l'époque, qui procu
re un plaisir raffiné à l'intelligence du spectateur, en exprimant une
pensée au moyen d ’un élégant paradoxe.
C’est encore une fois Figaro qui en est la source principale,
comme pour les jeux de mots. C’est à travers ce personnage, en
effet, que Beaumarchais exprime toutes les idées qui furent jugées à
l’époque si subversives. Le mot d ’esprit, dans Le Mariage de Figaro,
sert donc de véhicule, le plus souvent, à la critique sociale. Certaines
de ces «pointes» sont restées célèbres: «Si le Ciel l’eût voulu, je
serais le fils d ’un prince», répond Figaro à Double-Main, qui lui
demande ses «qualités» (III, 15). Figaro, à plusieurs reprises, se
révolte à l’idée que les meilleures places dans la société sont réser
vées à ces «princes» et nobles dont le seul effort a été de «se don
ner la peine de naître», comme il dit plaisamment au cours de son
long monologue (V, 3). L'esprit de Figaro attaque inlassablement, au
cours de la pièce, l’orgueil des grands de ce monde. C’est ainsi qu’il
dit à Bazile: «Es-tu un prince, pour qu’on te flagorne?» (IV, 10).
Mais le mot d ’esprit peut aussi être gratuit, et transmettre la gaie
té dont Beaumarchais a voulu imprégner sa pièce. Il n’a pas pour
but, malgré toutes les critiques qu’il a à formuler contre la société de
son temps, d ’attrister le spectateur; au contraire. C'est bien ce que
nous comprenons lorsque Figaro raconte, pendant son monologue
de l’acte V, comment il a cessé son activité de vétérinaire pour deve
nir auteur dramatique : « Las d ’attrister des bêtes malades, et pour
faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre»
(V, 3). Quel est le contraire d ’«attrister des bêtes malades»? C’est de
«réjouir des gens en bonne santé», ce qui indique assez clairement
l’idée que Beaumarchais se fait du théâtre, et de la comédie en par
ticulier. Si la comédie est bien un moyen privilégié de «corriger les
mœurs», elle doit le faire «au moyen du rire».
74 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
L’amour, le désir,
6 la jalousie
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 75
L’ A M O U R
| L’a m o u r p o p u la ire
76 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
intrigues, lui assène une grêle de gifles à l’acte V, Figaroo y voit autant
de preuves d ’amour: «Santa Barbara! oui, c ’est de l’anmour. Ô bon
heur! [...] Frappe, ma bien-aimée, sans te lassser» (V, 8).
Beaumarchais met en valeur la franchise d’un sentim»ent simple et
populaire, qui contraste avec la corruption du cœur q u je l’on trouve
chez le Comte, et avec l’hypocrisie générale de la s o c ié té :
... et les serments passionnés, les menaces des mère :s, les protesta
tions des buveurs, les promesses des gens en place, i le dernier mot
de nos marchands ; cela ne finit pas. Il n’y a que m con amour pour
Suzon qui soit une vérité de bon aloi. (IV, 1)
| L’a m o u r c o u rto is
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 77
à-dire jeune homme de petite noblesse placé en apprentissage chez
un noble de haut rang, Chérubin voit dans la Comtesse sa «suzerai
ne ». En outre, elle est sa marraine, ce qui ajoute à l’inégalité de leurs
conditions respectives. La Comtesse le domine donc en fonction de
ses trois identités de suzeraine, de marraine et de femme aimée.
La vénération qu’il lui voue est presque religieuse: il arrache le
ruban de la Comtesse des mains de Suzanne. Ce ruban, du simple
fait qu’il a touché le corps de la Comtesse, devient à ses yeux une
sorte de relique ou de talisman. Certes, ce côté presque «mystique»
n’exclut pas la sensualité, et Chérubin envie Suzanne de pouvoir,
chaque soir, déshabiller sa «belle maîtresse» (I, 7).
Enfin, pour compléter la peinture médiévale de cet amour courtois,
Chérubin va se conformer à un autre modèle culturel du Moyen Âge:
celui du troubadour. C’est bien une sorte de troubadour, en effet, que
devient le jeune page, lorsqu’il chante à la Comtesse la «romance»
qu’il a composée en son honneur, à la scène 4 de l’acte II.
LE D É S I R *Il
78 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
mûr, qui a déjà connu le plaisir à profusion. Pour exciter son désir, il
lui faut un «piment» supplémentaire. Il trouve dans l’attitude réser
vée de Suzanne un stimulant qui l’attire d’autant plus: elle lui appa
raît comme «la plus agaçante maîtresse» en perspective (V, 7). Il
avoue même que les femmes l’attirent davantage si elles ont « un
grain de caprice» (ibid.). Autrement dit, il aime à retrouver dans ses
maîtresses un reflet de son propre caprice, trait essentiel de son
caractère. Pour lui, le besoin d ’érotisme ne peut pas trouver sa satis
faction à l'intérieur du mariage. Il en explique ainsi les raisons à sa
femme, croyant parler à Suzanne, lors du rendez-vous de l’acte final :
| L’e n th o u s ia s m e ju v é n ile
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 79
Il ne laisse pas les femmes indifférentes, surtout la Comtesse et
Fanchette. Suzanne, dont le cœur appartient à Figaro, ne semble pas
être autant sous l’empire de son charme.
LA JALOUSIE
| La Jalousie e t l’o rg u e il
80 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
qu’une confirmation, qu’elle obtient par la ruse des lèvres mêmes de
son mari. Dès lors, on peut à bon droit se demander si elle n’a pas
utilisé la jalousie de son mari comme un moyen de ranimer chez
celui-ci une passion éteinte. Cette stratégie aura été efficace: elle a
fait la reconquête de son mari à l’acte V.
Même chez le pacifique Figaro, la jalousie, qu’il avait pourtant défi
nie comme «un sot enfant de l’orgueil, ou [...] la maladie d ’un fou»
(IV, 13), engendre une réaction brutale. Dans l’acte V, pensant être
trompé par Suzanne, il se laisse emporter et brutalise le paysan
Gripe-Soleil, qui le traite en retour de «damné brutal!» (V, 2).
Beaumarchais a calculé ici un effet comique, puisque nous trouvons
un contraste absolu entre les paroles et les actes de Figaro.
Sa jalousie le domine entièrement, et ni le raisonnement ni les
bons principes ne peuvent rien contre ces éruptions volcaniques du
cœur. Ayant vu ensemble, dans le parc aux marronniers, le Comte et
la Comtesse (qu’il prend lui aussi pour Suzanne), Figaro résume ainsi
les tourments qu’inflige la jalousie obsessionnelle: «Vous autres,
époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois
entiers autour d ’un soupçon, sans l’asseoir1, que ne m’imitez-vous?
Dès le premier jour je suis ma femme, et je l’écoute; en un tour de
main on est au fait: c ’est charmant; plus de doutes; on sait à quoi
s’en tenir» (V, 8). À la différence du Comte, la jalousie chez Figaro
provient de l’amour blessé, non d ’un orgueil possessif.
| Les to u rm e n ts d e la ja lo u s ie
1. C’est-à-dire sans pouvoir vérifier si oui ou non ce soupçon d ’adultère est fondé.
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 81
m
82 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
7 Une pièce féministe ?
1. Le mot «féminisme» n’existait pas au xvm8 siècle, il ne fut créé et incorporé dans la
langue française qu’au siècle suivant.
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 83
paroles très au sérieux, et même à l’approuver. N’est-ce pas là une
indication, de la part de Beaumarchais, qui veut que son public et
ses lecteurs, également, y prêtent attention ?
Le premier abus que dénonce Marceline concerne particulière
ment le cas des infortunées qui, comme elle, ont eu un enfant en
dehors du mariage. Selon Marceline, la triste condition des filles
mères, sur qui la société tout entière jette l’opprobre, est moins due
à la faiblesse des victimes qu’à la dureté de la vie et à la perversité
des hommes: «Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et
des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la
misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d ’enne
mis rassemblés?» (III, 16).
Le deuxième abus qu’elle dénonce est d ’ordre économique: les
femmes non mariées, et qui pour vivre ont besoin d ’un «état», c ’est-
à-dire d ’une situation professionnelle, se voient même refuser l’accès
à des métiers qui normalement reviendraient aux femmes: «Elles
avaient un droit naturel à toute la parure des femmes ; on y laisse for
mer mille ouvriers de l’autre sexe» (III, 16). En effet, à l’époque de
Beaumarchais, les métiers de la couture et de l’habillement, même
pour la toilette féminine, étaient en grande partie exercés par des
hommes, privant donc les femmes d ’un débouché professionnel
« naturel ».
Enfin, et c'est le grief le plus grave, Marceline accuse les hommes
d ’avoir créé un système politique et social qui fonctionne exclusive
ment en leur faveur, et qui leur permet d ’opprimer les femmes. C’est
particulièrement vrai, d ’après Marceline, dans le domaine juridique,
où les lois sont faites par les hommes pour les hommes: «Vous [les
hommes] et vos magistrats, si vains du droit de nous [les femmes]
juger», lance-t-elle aux hommes présents sur scène, et en particulier
au Comte. C’est bien lui, en effet, qui est visé, lorsque Marceline
déclare: «Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtien
nent de vous [les hommes] qu’une considération dérisoire; leurrées
de respects apparents, dans une servitude réelle» (III, 16). Après les
humiliations que le Comte a fait subir à sa femme pendant le deuxiè
me acte, cette accusation prend tout son poids de vérité (voir acte II,
84 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
scène 13). Cette tirade de Marceline signifie donc que les abus dont
souffrent les femmes ne sont pas limités aux seules classes popu
laires ou à la petite bourgeoisie.
La femme, en effet, est traitée en mineure dans une société
patriarcale: «traitées en mineures pour nos biens, punies en
majeures pour nos fautes!» ajoute Marceline (III, 16). La Révolution
de 1789 n’apportera pas tous les changements que l’on aurait pu
attendre à cet état de choses. En fait, le Code civil napoléonien, en
1802, confirmera la situation de «mineure juridique» de la femme
dans la société française. Les femmes font donc constamment l’ex
périence de «la loi du plus fort», idée que vient rappeler, à la fin de
la pièce, le couplet que chante Suzanne:
LA SOCIÉTÉ DU X V I I I e________________________
ET LES F E M M E S ________________________________
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 85
social devenait un objet de mépris total si elle perdait son unique
richesse: une bonne réputation. Cela explique l’importance que revêt
le mariage dans la pièce: le mariage, puis la maternité, constituaient
pour la femme des havres de respectabilité, sinon de bonheur.
Marceline ne manque pas de souligner l’importance vitale de la res
pectabilité pour une femme : « Mon sexe est ardent, mais timide, dit-
elle à Bartholo; un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir,
la femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit: Sois belle
si tu peux, sage si tu veux; mais soit considérée, il le faut» (1,4). De
même, lorsque Figaro explique à la Comtesse qu’il a, pour exciter la
jalousie du Comte, fait croire à celui-ci qu’un inconnu allait chercher
à voir la Comtesse pendant le bal, cette dernière se récrie, par crain
te pour sa bonne réputation : « Et vous vous jouez ainsi de la vérité
sur le compte d ’une femme d’honneur! » (II, 2).
86 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
simplement admettre que Beaumarchais se borne à dénoncer les
divers abus de son temps, entre autres ceux qui touchent les
femmes. Mais il se trouve néanmoins une idée qui pourrait illustrer
une certaine orientation «féministe» dans la pièce: il s’agit de l’idée
de la solidarité féminine face aux abus masculins. Ainsi, à l’acte IV,
alors que Marceline n’a plus que des sentiments maternels envers
Figaro, elle change complètement d ’attitude vis-à-vis de Suzanne.
Celle-ci n’est plus à ses yeux une rivale, mais la future épouse de son
fils, et plus encore, une autre femme, dont elle se sent solidaire : «Ah !
quand l’intérêt personnel ne nous arme pas les unes contre les
autres, nous [les femmes] sommes toutes portées à soutenir notre
pauvre sexe opprimé contre ce fier, ce terrible [...] et pourtant un peu
nigaud de sexe masculin» (IV, 16). Certes, l’auteur précise que
Marceline prononce ces derniers mots «en riant», ce qui donne une
certaine légèreté à cette déclaration. Toutefois, l’idée générale d ’un
«front commun » des femmes pour résister à l’« oppression » mascu
line s'y trouve clairement exprimée. La solidarité féminine transparaît
également dans les rapports entre Suzanne et la Comtesse. Même
s’il est traditionnel, dans la comédie, qu’une certaine complicité exis
te entre maîtres et valets, les rapports entre la Comtesse et sa
«camériste3» sont marqués par une solidarité entre femmes, qui
transcende la différence de condition sociale. Lorsque Suzanne
demande à sa maîtresse pourquoi le Comte, si mauvais mari, se per
met d ’être jaloux et soupçonneux vis-à-vis de sa femme, la
Comtesse lui répond: «Comme tous les maris, ma chère! unique
ment par orgueil» (II, 1). Le ton qu’utilise la Comtesse Almaviva est
davantage le ton que l’on emploie pour parler à une amie, traitée en
égale, que celui d ’une supérieure qui garderait ses distances vis-à-
vis d ’une servante. Le fait de partager les mêmes soucis rapproche
donc les femmes de condition sociale différente.
Faut-il conclure au féminisme de Beaumarchais? Avec des
réserves. S'il condamne à plusieurs reprises les injustices juridiques
3. C’est-à-dire femme de chambre (du latin caméra, chambre). C'est le terme utilisé dans
la pièce.
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 87
et économiques que doivent subir les femmes, il ne semble pas qu’il
rejette explicitement certaines idées reçues qui servent souvent de
justification pour des attitudes misogynes.
LES F E M M E S , ___________________________________
CRÉATURES P A S S I O N N E L L E S _____________
Parmi ces idées toutes faites, se trouve la théorie selon laquelle les
femmes, contrairement aux hommes, sont incapables de raisonner
logiquement et froidement ; elles sont passionnelles, sentimentales,
livrées à la violence de leurs impulsions. Ainsi, Bartholo se moque
des éclats que la rivalité amoureuse suscite entre Suzanne et
Marceline. Lorsque cette dernière déclare qu’elle projette d'épouser
Figaro, Suzanne se moque d’elle, feignant l’incrédulité: «L’épouser!
l’épouser! Qui donc? Mon Figaro?» Ce à quoi Marceline rétorque,
avec un curieux sens de la logique: «Pourquoi non? Vous l’épousez
bien ! » Bartholo, dès lors, a beau jeu de railler cette émotivité fémini
ne : « Le bon argument de femme en colère !» (1,5). De même, lorsque
Marceline met en garde Figaro contre les emportements de la jalou
sie, ce dernier répond avec une certaine condescendance: «Vous
connaissez mal votre fils, de le croire ébranlé par ces impulsions
féminines» (IV, 13).
88 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
accord tacite, Suzanne et la Comtesse lui font croire que c ’était une
comédie, qu'elles jouaient ensemble pour punir le Comte de sa
tyrannie. Alors, le Comte se répand en excuses, et pour faire bonne
figure, s’émerveille devant les talents de comédienne de son épou
se : « C’est vous, c ’est vous, Madame, que le roi devrait envoyer en
ambassade à Londres! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien
réfléchie de l’art de se composer pour réussir à ce point!» (Il, 19).
Certes, rien ne prouve que de tels propos traduisent la pensée de
Beaumarchais lui-même. Néanmoins, il est frappant de retrouver
cette idée de la perversité féminine dans la bouche de Figaro, qui
d ’habitude sert de porte-parole à son auteur: « ô femme! femme!
femme! s’exclame Figaro dans le monologue de l’acte V, scène 3,
créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à
son instinct; le tien est-il donc de tromper?»
Peut-être Beaumarchais, dans cette tirade, sacrifie-t-il à une cer
taine tradition littéraire, où l’invective contre les femmes était un lieu
commun, un cliché. À moins qu’il n’insiste sur les défauts qu’il impu
te aux femmes que pour mieux faire ressortir, par contraste, leurs
qualités, méprisées ou ignorées. Après tout, ne fait-il pas dire à
Figaro, dans le même monologue, que «sans la liberté de blâmer, il
n’est point d ’éloge flatteur4»? Quoi qu’il en soit, on voit qu’une cer
taine prudence s’impose, et l’on comprendra que le titre de ce cha
pitre comporte un point d ’interrogation.
4. C’est cette réplique que le quotidien national Le Figaro a prise pour devise, laquelle
est censée expliquer le choix du nom de Figaro pour le journal.
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 89