Les Ailes Brisées by Khalil Gibran
Les Ailes Brisées by Khalil Gibran
Les Ailes Brisées by Khalil Gibran
Marie-Rose Boulad-Absy
Au nord du Liban, en l’année 1883, sous les pics neigeux des Cèdres
millénaires naissait, dans la petite ville de Bécharré, un enfant doué des
dieux, un enfant illuminé ! Il demeurera pourtant exceptionnellement naturel
et humain et, du nom de son grand-père, Gibran Khalil Gibran, on le
nommera, selon la coutume du pays.
Enveloppé dès sa plus tendre enfance, par un amour filial qui lui fera
dire plus tard : « Je dois tout à la femme, tout entier je me dédie à la mère, à
la sœur, à l’amie », l’embrasement de l’amour commandera sa vie et
dominera toutes ses œuvres !
À l’école du village, il reçoit sa première instruction en langue arabe et
en langue syriaque ; mais souvent il s’enfuit, car c’est encore l’amour, celui
de la nature qui l’emporte, et il faudra chercher longtemps, à la nuit, pour le
trouver sur les hauteurs, dans les grottes qui surplombent la vallée de la
Kadisha. Là, il peut rêver sans crainte, sentir cette nature dont il est épris
depuis son jeune âge, l’observer dans toutes ses saisons, enrobée de brume
qui, pour lui, suggérera toujours le Sacré ! D’ailleurs le souvenir de ces
paysages hantera à jamais son imagination, constituant l’atmosphère
générale de toutes ses œuvres dans l’écrit, le dessin comme la peinture.
Selon sa volonté, il sera enterré en 1933, dans l’une de ces grottes où il
aimait s’évader.
En 1895 toute la famille décidait de partir pour l’Amérique, et lui, si
près des siens, s’en allait avec eux et prenait racine dans la ville de Boston.
À l’âge de 15 ans il ressent néanmoins le besoin de perfectionner sa langue
maternelle. Il retourne donc au Liban et obtient avec succès ses diplômes au
Collège de la Sagesse de Beyrouth. Ayant atteint sa majorité, libre de lui-
même, il éprouve avec acuité, parce qu’éloigné de ceux qu’il aime, la
sensation de l’exil. Alors, il décide de partir dans les pays avoisinants. Ému
par tous les sites historiques qu’il visite, il s’enrichit de leurs différentes
cultures, et sa pensée se développe surtout aux sources des civilisations
anciennes.
À cette époque la magie étrange du destin le porte vers un chemin
merveilleux…, il en est ébloui ! La rencontre d’une jeune fille le captive, et
c’est elle, celle qu’il aimera tout au long de sa vie, celle qu’il ne pourra
jamais oublier, Salma, l’héroïne des Ailes brisées. Déçu de ne pouvoir
l’épouser et révolté devant la stagnance des préjugés, il rentre en Amérique
pour ne jamais plus revenir en Orient. Malheureusement à son retour, en
l’espace de six mois, brusquement il perd sa sœur bien-aimée Sultanah, son
frère Pierre et sa mère adorée. Meurtri et désemparé, il se réfugie dans un
monde de solitude et de méditation – travaillant sans arrêt – continuant à
dessiner pour pouvoir survivre et ménager sa santé habituellement fragile.
Mais son monde de souffrance est préservé d’aigreur. Il reste merveilleux,
exemplaire de mansuétude et encore d’amour.
« En reposant ma tête sur l’oreiller, dit-il, et en fermant les yeux, je vole
comme un oiseau au-dessus des vallées sereines et des forêts, tout
enveloppé d’un voile léger. J’aime ma maladie qui me laisse loin des
obligations et servitudes du monde. Bien plus près des choses abstraites,
bien plus près de ceux qui me sont chers – en union avec eux – je sens et je
pense leurs mêmes pensées et leurs mêmes sentiments, oui j’aime ma
maladie… » C’est donc dans ce climat de détachement, et dans un envol
continu, qu’il compose paraboles et poèmes, planant au-dessus des joies
comme des tristesses humaines. Il dit encore : « Mon amour de la
bienveillance spirituelle est sacré, il devrait être la source de toute loi sur la
terre, car la bienveillance est l’ombre de Dieu dans l’Homme. »
À travers ce prisme personnel de philosophie, de symboles poétiques et
de croyance en Dieu propres à lui, il chante tout vibrant de sensibilité sa Foi
invincible dans l’amour. Ceci n’empêche nullement ses réactions violentes
parfois scandaleuses. Il réclame pour tous sur la terre, l’indépendance
spirituelle, clé du bonheur dans la vie.
À tous ceux donc qui s’intéresseraient un jour à Gibran Khalil Gibran
comme à cette terre du Liban, carrefour de tant de Cultures, ils trouveront
dans ce délicat récit des Ailes brisées une vue d’ensemble de l’âme poétique
libanaise à travers toutes les traditions, les coutumes et les tabous de notre
pays. À certains moments, l’intransigeance de l’auteur dans ses conceptions
cléricales peut lui être reprochée ; et dans le déroulement du sujet, peut-être
qu’aussi les habitudes et les mœurs semblent dépassées pour nos citadins –
elles n’en sont pas moins existantes jusqu’à ce jour chez nos hommes de la
montagne. Les lecteurs verront aussi cette caractéristique de la littérature
arabe, la répétition sous des formes variées pour exprimer une même
pensée ; et ce rappel continu se trouve remarquablement présent chez
Gibran. Les images se succèdent, débordantes d’universalité, abolissant les
frontières entre l’Orient et l’Occident. D’ailleurs le monde anglo-saxon
semble puiser dans Gibran l’expression profonde des impulsions les plus
intimes de son cœur comme de son esprit.
Personnellement, longtemps impressionnée par l’influence génératrice
de ses œuvres tant en langue anglaise qu’en langue arabe, je déplorai
toujours de voir Gibran Khalil Gibran si peu connu par les lecteurs français.
C’est pourquoi avec un intérêt constant, et une émotion intense, j’ai essayé
de traduire l’analyse profonde de l’auteur sur les sentiments impérissables
de la naissance, l’amour maternel, la mort et l’amour. Si d’aucuns
estimeront révolu le comportement exagérément noble et ardent de Salma
(héroïne du roman), il n’en reste pas moins valable par sa pureté dans
l’abnégation.
N’avons-nous pas, nous, femmes, trouvé dans le sacrifice tant de
possibilités pour combler nos aspirations infinies à la pérennité de l’amour ?
Cette douleur qui transcende jaillit tout au long des Ailes brisées ; et
comme toutes les amours tramées à cette même école ont défié le temps et
l’espace – Dante et Béatrice, Tristant et Yseult, Roméo et Juliette –
symbolisant le don de l’amour en Occident, pourquoi Gibran et Salma
n’immortaliseraient-ils pas le don du cœur en Orient ?
Marie-Rose Boulad-Absy
« À celle qui fixement regarde le soleil et empoigne le feu de ses
doigts décidés… À celle qui au-delà des cris et du vacarme des
aveugles sait écouter la mélodie de l’être en la plénitude de
l’Universel. »
À M.E.H. je dédie ce livre.
GIBRAN
INTRODUCTION
L’amour un jour, de ses doigts de feu, touchait mon âme et, de ses
rayons magiques, m’ouvrait les yeux pour la première fois.
J’avais dix-huit ans !
C’était Salma Karamé, la première femme qui éveillait mon esprit par sa
grande beauté. Elle me devançait dans cet Éden de sentiments sublimes, où
les jours comme les rêves s’évaporent et les nuits comme les noces
s’évanouissent.
Par sa beauté, elle m’enseignait le culte du beau. Par sa tendresse
enveloppante, elle me faisait entrevoir les secrets de l’amour, chantant ainsi
pour moi le premier vers du poème éthique de la vie.
Quel homme ne se souvient pas de la jeune aimée qui, par sa douceur et
son attrait, transforma la torpeur de sa jeunesse en un éveil redoutable,
irrésistible et poignant.
Quel est celui qui ne se consume pas de nostalgie au souvenir de cette
heure étrange ?… S’il y prête attention, d’un coup il verra toute son identité
et renversée et modifiée. Comme il verra le plus profond de son être
s’espacer, s’étendre et devenir perméable aux réactions délicieuses, en dépit
de l’amertume qu’engendre la discrétion, et agréables, malgré tant de
larmes, de désirs et d’insomnies.
Dans le souvenir de chaque homme il y a une Salma qui apparaît
soudainement au printemps de sa vie, donnant à sa solitude un sens
poétique, remplissant le vide de ses jours par une présence et le calme de
ses nuits par d’incessantes mélodies.
À cette époque, j’errais entre les influences de la nature et
l’interprétation inspirée des Livres et des Écritures lorsque, par les lèvres de
Salma, l’amour se fit entendre…
Ma vie était jusqu’alors froide et déserte comme celle d’Adam
sommeillant au paradis, lorsque Salma s’éleva en face de moi comme une
colonne de lumière ! Car Salma c’était l’Ève de ce cœur rempli de mystères
et de merveilles. C’est elle qui devait me faire comprendre le sens de
l’existence et me dresser devant ce miroir de fantasmes.
La première Ève volontaire entraînait Adam acquiesçant, hors du
paradis, alors que Salma par sa douceur et la disponibilité de mon être me
faisait pénétrer dans l’Éden de l’amour et de la pureté.
Ce qui advint à Adam m’arriva, et comme l’épée de feu chassa le
premier homme du paradis, un glaive pareil m’effrayait par l’éclat de son
tranchant. Il me forçait à m’éloigner du paradis de l’amour avant
d’enfreindre tout commandement et d’éprouver le goût du bien et du mal.
Aujourd’hui, après toutes ces années sombres qui ont effacé toute trace
du passé, il ne me reste de ce beau rêve que de pénibles souvenirs, battant
des ailes invisibles autour de moi, provoquant les soupirs angoissés du plus
profond de mon être, emplissant mon cœur de désespoir et de regret.
Ma bien-aimée, ma belle Salma a disparu à travers l’azur, ne laissant
pour souvenance qu’un cœur brisé et une tombe de marbre à l’ombre de
grands cyprès.
Cette tombe et ce cœur sont le seul témoignage de ma Salma.
Ce silence qui les entoure ne trahit point le secret caché par les dieux
dans l’obscurité de la tombe. Ce bruissement des arbres dont les racines
dévorent les éléments des corps, ne dévoilent pas les mystères des
sépultures. Mais les serrements de mon cœur, que j’exprime à travers ces
lignes, mettent à jour les fantômes de cette tragédie dont les héros ont été
l’amour, la beauté et la mort.
Ô amis de mon enfance, dispersés dans la ville de Beyrouth, quand vous
passerez devant ce cimetière près de la forêt des pins, entrez-y
silencieusement et marchez lentement afin que le bruit de vos pas ne trouble
la paix des morts et arrêtez-vous respectueusement devant la tombe de ma
Salma. Saluez la terre qui entoure son corps. Mentionnez mon nom avec un
soupir et dites : « Ici sont enterrés les espoirs de ce jeune homme que les
circonstances ont exilé au-delà des mers. Ici, il a perdu ses aspirations et ses
joies et oublié son sourire. À travers cette tombe, sa douleur croît en même
temps que les cyprès et les saules pleureurs. Mais son âme plane chaque
nuit tout autour, pour réciter avec les fantômes de la solitude et les branches
mélancoliques, des stances funèbres déplorant celle qui, hier encore, était
une splendide mélodie sur les lèvres de la vie et qui aujourd’hui n’est plus
qu’un secret silencieux au sein de la terre. Ô camarades de ma jeunesse, au
nom des vierges que vous avez chéries, je vous supplie de déposer une
couronne de fleurs sur la tombe de ma Salma. Peut-être qu’une fleur jetée
sur cette tombe oubliée sera comme la rosée glissant des yeux de l’aurore
sur les pétales d’une rose foudroyée… »
SILENCIEUX CHAGRIN
Entre les collines et les jardins qui relient la banlieue de Beyrouth aux
environs du Mont-Liban se trouve un petit temple antique creusé à même
un rocher blanc entouré d’oliviers, d’amandiers et de saules pleureurs. Il
était peu éloigné de la route principale et peu connu des amateurs de
vestiges antiques. Certaines choses importantes sont parfois délaissées et
c’est cette négligence qui garda le temple voilé aux yeux des archéologues
et en fit un havre pour les êtres malheureux et un sanctuaire pour les
amoureux solitaires…
Celui qui pénètre dans ce temple aperçoit sur le versant oriental une
image, avec des inscriptions phéniciennes gravées sur le roc, colorée par les
saisons et effacée par l’érosion des siècles. Elle représente Astarté, déesse
de l’amour, et de la beauté assise sur un trône somptueux et entourée de sept
vierges, debout, dans des poses différentes. La première porte, un flambeau,
la deuxième, une cythare, la troisième, un encensoir, la quatrième, une
cruche de vin, la cinquième, une branche de roses, la sixième, une couronne
de lauriers et la septième, un arc et des flèches. Toutes regardaient Astarté
avec une expression de respect et de soumission.
Face à la déesse Astarté, sur le versant occidental, une image plus
récente et plus apparente représente Jésus de Nazareth crucifié et, à ses
côtés, sa mère, la pécheresse Marie-Madeleine ainsi que deux autres
femmes éplorées. Cette image, de style byzantin, a dû être sculptée aux
environs du cinquième ou sixième siècle.
Sur le côté ouest, deux ouvertures par lesquelles les rayons du soleil
couchant projettent, sur les deux images, des reflets lumineux, les teintant
d’or.
Au milieu du temple se trouve une pierre de marbre sur les côtés de
laquelle apparaissent des dessins antiques et des inscriptions, certaines
effacées par des masses de sang pétrifié, indiquant que les anciens y
célébraient leurs holocaustes en y versant des offrandes de vin, de parfum et
d’huile.
Le silence de ce temple saisit l’âme. Il remplit l’atmosphère d’un
profond respect et d’une mystérieuse crainte en révélant les secrets de la vie
magique de ces dieux. Il révèle aussi les origines successives des
événements à travers les siècles, l’évolution des diverses générations et
l’apport des diverses civilisations et religions. Ainsi, il porte le poète vers
un autre monde et convainc le philosophe que l’homme est né religieux,
qu’il sent sans voir, imagine sans percevoir et, pour traduire ses sentiments,
dessine des symboles pour donner corps à ses paroles, à ses chants, à ses
peintures et à ses statues et ainsi, exprimer ses rêves avec ce qu’ils
comportent d’aspirations sacrées durant la vie et après la mort.
Dans ce temple inconnu, je rencontrai Salma une fois par mois. Et là,
nous passâmes de longues heures à contempler ces deux images étranges,
remontant le cours des siècles, considérant le jeune homme crucifié sur le
Golgotha et ramenant à notre imagination les spectres de la jeunesse
phénicienne, laquelle avait vécu, aimé et adoré la beauté dans la personne
d’Astarté, et avait brûlé l’encens devant sa statue et répandu les parfums sur
ses autels.
Combien il m’est dur à présent de rappeler le souvenir de Salma et de ne
pouvoir exprimer que par de simples paroles, les heures exaltantes de plaisir
et de souffrance, de joie et de tristesse, d’espoir et de désespérance,
débordantes de la substance qui caractérise l’homme et confère à la vie son
aspect énigmatique éternel. Je le ferai quand même pour servir de modèle à
ceux qui aiment et qui souffrent…
C’est dans ce vieux temple que nous nous isolions, assis à sa porte, le
dos appuyé contre le mur, écoutant l’écho de notre passé, considérant les
vicissitudes de notre présent, appréhendant notre avenir. Puis nous
descendions dans le plus profond de nous-mêmes, pour nous consoler dans
les replis de cette enveloppe qui est l’espoir avec d’heureuses et imaginaires
prévisions, trouvant quand même dans ces tristes rêves, un peu de calme à
notre douleur.
Et alors, apaisés et souriants, l’amour nous faisait tout oublier en nous
dégageant de toute obligation, sauf celle de nos mutuels penchants. Dans
notre amour passionné, nous nous enlacions jusqu’à devenir transcendants
et Salma posait ses lèvres sur mes cheveux avec douceur et tendresse
remplissant mon cœur de bonheur. Je baisai le bout de ses doigts si blancs.
Elle fermait les yeux, penchait son cou d’ivoire et ses joues prenaient une
teinte de rose délicate comme les premiers rayons que l’on aperçoit à
l’aurore sur les pentes et les collines. Et ensemble, silencieusement, notre
regard se portait vers l’horizon lointain jusqu’au moment où les nuages
descendaient teintés des couleurs du soleil couchant.
Mais ces rencontres ne se limitaient pas à l’échange de nos sentiments
amoureux et de nos plaintes. Nous nous projetions au dehors, échangeant
nos opinions sur différents sujets et nos pensées sur les conditions de ce
monde étrange, discutant des figures et des images vues dans notre jeunesse
à travers nos lectures, ainsi que des principes sociaux. Salma parlait souvent
de la place qu’avait la femme dans la société orientale, de l’influence des
siècles sur son caractère, des relations conjugales à notre époque, des causes
de ses maladies spirituelles et de la corruption qui règne dans la vie
matrimoniale…
Je me souviens alors de ce qu’elle me dit une fois :
« Les poètes comme les écrivains essayent de comprendre la réalité de
la femme mais jusqu’à ce jour ils n’ont pas pu saisir les secrets de son cœur.
Car ils ne la regardent qu’à travers le voile de leur désir, ne la jugent que sur
l’apparence de son corps ou alors à travers une loupe déformante, ne
trouvant en elle que faiblesse et soumission. »
À une autre occasion, elle me dit en me montrant l’image sculptée sur le
mur du temple :
« Au cœur de ce rocher, entre Astarté assise sur un trône et Marie debout
devant la croix, se trouvent les deux symboles qui dépeignent l’essence des
désirs de la femme et les secrets de son âme, se mouvant entre l’amour et la
tristesse, l’affliction et le sacrifice. L’homme achète la gloire et la réputation
au prix du sacrifice de la femme. »
Ainsi, nul ne se doutait de ces secrètes rencontres sauf Dieu et l’essaim
d’oiseaux qui voletaient à travers ces jardins. Salma venait dans sa voiture
jusqu’à l’endroit appelé « Jardin du Pacha » et, de là, s’acheminait à travers
les différents sentiers qui amenaient au petit temple. Elle entrait, appuyée
sur son parasol, son visage respirait l’espoir et la confiance. Là, elle me
trouvait, impatient et inquiet, le cœur assoiffé d’amour…
Nous ne craignions pas les regards scrutateurs car nous n’éprouvions
aucun remords de conscience. L’Esprit purifié par le feu et lavé par les
larmes s’élève au-dessus de ce que le monde appelle faute et honte. Il se
libère de l’esclavage des principes et des lois établis par les coutumes
contre les affections du cœur humain. Il dresse sa tête fièrement devant les
trônes de Dieu. La société humaine, depuis soixante-dix siècles s’est livrée
à des lois corrompues jusqu’à ne plus comprendre le sens des lois
supérieures et éternelles. L’intelligence humaine, accoutumée à ne voir que
la lueur des bougies, ne peut fixer la lumière du soleil et les générations ont
hérité les unes des autres les maladies et les tares morales, au point de les
rendre acceptables et coutumières. Les gens ne les considèrent pas comme
des infirmités mais comme des qualités inhérentes à la nature d’homme
donnée par Dieu à Adam. Si un être apparaît indemne de ces tares il est
considéré comme incomplet et dépourvu de perfection spirituelle.
Ceux qui veulent accuser Salma Karamé en entachant son nom parce
qu’elle quittait le domicile légal de son mari pour s’isoler avec un autre
homme ne sont que des êtres malsains et faibles. Ils considèrent ceux qui
sont sains comme des criminels et les âmes nobles comme des rebelles. Ces
diffamateurs sont comme ces insectes qui rampent dans l’obscurité et
craignent de sortir à la lumière, de peur d’être écrasés par les passants.
L’inculpé qui peut abattre les murs de sa prison et ne le fait point est un
lâche. Salma Karamé était une prisonnière opprimée qui ne pouvait obtenir
son affranchissement. Sera-t-elle l’objet d’un blâme parce qu’elle regardait,
à travers les barreaux de sa prison, les champs verdoyants et l’espace
universel ? Peut-elle être traitée d’infidèle parce qu’elle venait de la maison
de Mansour bey Ghaleb s’asseoir à mes côtés, entre Astarté la déesse et le
Tout-Puissant crucifié ? Que les gens disent ce qu’ils veulent, car Salma
avait surmonté les marécages qui embourbent les esprits et avait atteint un
monde que ni les hurlements de loups ni les sifflements des vipères ne
peuvent atteindre…
Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent de moi, car l’esprit qui a pu
affronter la mort ne craint pas les attaques des détrousseurs. Le soldat qui a
vu les tranchants des épées s’entrecroiser au-dessus de sa tête et les flots de
sang couler sous ses pieds, ne fait plus cas des pierres que lui jettent des
gamins.
LE SACRIFICE
Cinq ans de mariage passèrent pour Salma sans avoir connu la joie
d’enfanter. Un sourire d’enfant aurait créé des liens spirituels entre elle et
son mari et rapproché, comme la fin de la nuit s’unit à l’aube, leurs deux
âmes exacerbées…
La femme stérile est répudiée dans le monde par l’orgueil de l’homme.
Il croit que la vie qui se perpétue dans le corps de son enfant l’immortalise
sur la terre. L’homme matérialiste se représente la femme stérile comme son
lent suicide… Il devrait même l’abandonner, s’éloigner d’elle ou même
désirer sa mort. Mansour bey était de ces hommes dominés par la matière,
dur comme l’acier et avide comme la mort. Son intention était d’avoir un
fils pour hériter de son nom et de sa fortune. Son désir n’était pas réalisé, il
se vengeait de sa pleine autorité sur la pauvre Salma en transformant sa
vertu et sa beauté en tares infernales.
Or, l’arbre qui croit dans une cave ne donne pas de fruits et Salma
Karamé qui vivait à l’ombre de la vie, n’avait pas d’enfant. L’oiseau en
cage ne construit pas de nid, afin que ses petits n’héritent pas son
esclavage… Salma Karamé était l’esclave de cette misère et le Ciel ne
voulait pas la voir partager son existence avec un autre être captif. Les
fleurs des vallons ne naissent que par l’amour et la passion de la nature. Les
enfants des hommes naissent aussi grâce à l’amour et à la tendresse et
Salma Karamé, dans cette maison grandiose située au bord de la mer, ne
jouissait d’aucune affection et ne recevait aucun don d’amour.
Durant les nuits silencieuses elle priait, conjurant les cieux d’exaucer
ses prières et ses supplications. Elle demandait la naissance d’un enfant qui,
de ses doigts roses, sécherait ses larmes et, avec la douceur de son regard,
dissiperait de son cœur le spectre de la mort.
Or l’écho de toutes ses supplications résonna enfin dans le ciel qui lui
donna la fertilité tant attendue. Cinq ans après son mariage, elle devenait
mère, effaçant ainsi son indignité et sa honte.
Ainsi l’arbre qui poussait dans la grotte vit enfin éclore ses fleurs ! Ainsi
le rossignol prisonnier de sa cage parvint à tisser son nid avec les plumes de
ses ailes ! et le luth affreusement piétiné laissa entendre, avec ce qui lui
restait de cordes, une mélodie merveilleuse.
Les bras enchaînés de Salma Karamé se tendaient enfin pour recevoir ce
don du ciel !
Rien de toutes les joies de la vie n’égale celle de la femme stérile qui se
voit décerner le titre de mère par la bonté divine.
Toute la beauté qui jaillit du printemps et toute la joie d’un lever de
soleil s’accumulent dans les flancs de celle qui a été gratifiée d’un enfant
après avoir été stérile. Il n’y a pas de lumière plus resplendissante que celle
qui émane d’un petit être dans le sein de la mère.
Avril arriva voltigeant à travers les collines et les vallées lorsque
s’annonça pour Salma le moment d’accueillir son premier né. La nature
semblait l’avoir accompagné et donnait naissance à ses fleurs emmaillotant
les herbes et les bourgeons de ses chaudes langes. Les mois de l’attente
passèrent, et comme le voyageur guettant l’apparition de l’astre du jour,
Salma était à l’affût du jour de sa délivrance.
Elle pensait à l’avenir après toutes ses larmes et le trouvait radieux et
toutes les choses qui lui auraient paru si sombres, lui paraissaient à présent
lumineuses…
Un soir, à la tombée de la nuit, Salma, prise de douleurs, s’étendit sur
son lit. La vie et la mort, à son chevet, se mirent alors à se disputer. Le
médecin et la sage-femme s’empressèrent auprès d’elle attendant le moment
de présenter au monde un nouvel enfant.
Les passants se firent rares et pendant que la mer calme ramenait ses
ondes sur le rivage, on entendit, dans le quartier, des cris qui s’élevaient de
la maison de Mansour bey Ghaleb… Le cri du déchirement d’une vie qui se
sépare d’une autre vie… Le cri de la continuité de vie entre le néant et la
mort et la plainte de la faible Salma oppressée par deux géants : la mort et la
vie !
Quand arriva l’aurore, Salma donnait naissance à un garçon. En
entendant son premier cri, elle ouvrit les yeux engourdis par la souffrance et
vit autour d’elle les visages pleins d’allégresse. Regardant une seconde fois,
elle entrevit la mort et la vie se battre à ses côtés… Refermant les yeux, elle
murmura pour la première fois : « Mon fils ! »
La sage-femme emmaillota l’enfant de langes soyeuses et le plaça
auprès de sa mère, tandis que le médecin continuait à regarder tristement
Salma.
Les cris de joie réveillèrent des voisins qui se dépêchèrent, en habits de
nuit, de venir féliciter le père.
En ce même instant, le médecin auscultait de nouveau avec inquiétude
Salma et son enfant.
Les serviteurs accouraient pour annoncer la bonne nouvelle à Mansour
bey tandis que le médecin surveillait avec des yeux désespérés la mère et le
nouveau-né.
Quand le soleil se leva, Salma prit son fils dans ses bras. Il ouvrit les
yeux et la regarda pour la première fois, puis se convulsionna et les ferma
pour la dernière fois !
Le médecin retira l’enfant d’entre les bras de Salma et deux grosses
larmes coulèrent sur ses joues ! L’enfant était un visiteur qui s’en allait.
L’enfant était mort… Pourtant tout le monde continuait à se réjouir avec
le père dans le grand salon de la maison. Ils buvaient à la santé du petit et à
sa longue vie…
Entendant les cris de joie, la malheureuse Salma fixait le médecin et le
suppliait de lui rendre l’enfant pour l’étreindre à nouveau dans ses bras,
tandis que la vie et la mort continuaient à les cerner…
L’enfant était mort alors que les coupes s’entrechoquaient encore entre
les mains de ceux qui se réjouissaient de sa venue.
Il naissait avec l’aube et mourait au lever du soleil… Quel humain
pourrait dire si l’heure qui passe entre l’aurore et le lever du soleil est plus
courte que le temps qui passe entre la réputation glorieuse d’une nation et
son déclin ? L’enfant naissait comme une pensée et mourait comme un
soupir ! Laissant à Salma Karamé le goût de l’amour maternel, il n’est pas
resté pour la rendre heureuse, ni l’aider à empêcher la mort qui planait sur
son cœur !
Une vie brève qui commençait à la fin de la nuit et finissait au
commencement du jour, telle une goutte de rosée née dans la nuit et séchée
à la première lueur du jour.
Regrettant son ordre de vie, la loi immuable retirait dans l’éternité ce
qu’elle avait donné à Salma.
Une perle jetée par le flux de la marée sur le rivage et entraînée par le
reflux de l’abîme !
Un lys à peine éclos sur les flancs de la colline et qui devait périr piétiné
par la mort !
Un invité cher tant attendu par Salma mais, à peine arrivé, les battants
de la porte s’ouvraient pour le voir disparaître.
L’embryon qui avait formé l’enfant devenait poussière. Ainsi il en va de
la vie des hommes, de celle des nations, des soleils, des astres et des
étoiles…
Salma porta son regard vers le médecin, haletante du désir maternel en
disant :
« Donnez-moi mon fils que je le serre dans mes bras… donnez-moi mon
enfant que je lui donne cette nourriture de moi-même… »
Le docteur inclina la tête avec un étouffement dans la voix et lui dit :
« De grâce, Madame, ayez du courage et de la patience afin de survivre
à votre fils qui n’est plus. »
Un hurlement poignant s’échappe de la poitrine de Salma, suivi d’un
profond silence puis un sourire illumina son visage. Une vérité semblait
tout à coup lui être révélée et elle dit avec tranquillité :
« Donnez-moi mon enfant mort… approchez-le de moi… »
Le docteur porta le cadavre et le plaça dans ses bras. Salma le serra
contre elle et, se tournant vers le mur, elle lui parla :
« Tu es venu pour me prendre mon enfant… Tu es venu pour me
montrer le chemin du rivage. Me voici, mon enfant, précède-moi pour
quitter cette sombre caverne… »
Un moment après, les rayons du soleil pénétrèrent à travers les rideaux
et baignèrent deux corps inanimés, gisant sur la même couche, veillés par
l’amour maternel sous les ailes de la mort !
Le médecin sortit de la chambre en larmoyant et, après avoir passé dans
la grande salle, les acclamations de joie se transformèrent en cris, en pleurs
et en lamentations. Mansour bey Ghaleb resta impassible, sans un mot, sans
un soupir. Il se figea comme une statue serrant dans sa main la coupe de
vin.
*
Le lendemain Salma fut revêtue de sa robe blanche de mariée et son
corps couché dans un cercueil tapissé de velours. Les layettes servirent de
linceul pour l’enfant et sa tombe fut le paisible sein de sa mère…
L’on mit les deux corps dans le même cercueil, et l’on suivit le cortège à
pas lents, au rythme du battement de cœur des agonisants.
Je me trouvais dans le convoi. Nul ne me reconnaissait et nul ne se
doutait de ce que je ressentais.
Ils atteignirent le cimetière et l’évêque Boutros Ghaleb commença à
psalmodier, entouré de son clergé qui priait avec lui et sur leurs visages se
reflétaient le vide et l’ignorance.
Quand on descendit le cercueil dans les profondeurs de la fosse, l’un des
présents murmura :
« C’est la première fois que je vois enterrer deux corps dans le même
cercueil… »
Un second dit :
« Comme si l’enfant était venu pour la prendre et la délivrer de la
tyrannie et de la cruauté de son mari… »
Un troisième dit alors :
« Voyez le visage de Mansour bey qui regarde dans le vide, avec des
yeux vitreux… comme inconscient de cette double tragédie. »
Un quatrième dit encore :
« Bientôt son oncle, l’évêque, le remariera à une autre femme, plus riche
et plus robuste… »