Les Ailes Brisées by Khalil Gibran

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Gibran Khalil Gibran

Les ailes brisées


Traduit par

Marie-Rose Boulad-Absy

Nouvelles éditions Latines


1, rue Palatine – 75006 Paris
BEYROUTH 1972
LIMINAIRE

Au nord du Liban, en l’année 1883, sous les pics neigeux des Cèdres
millénaires naissait, dans la petite ville de Bécharré, un enfant doué des
dieux, un enfant illuminé ! Il demeurera pourtant exceptionnellement naturel
et humain et, du nom de son grand-père, Gibran Khalil Gibran, on le
nommera, selon la coutume du pays.
Enveloppé dès sa plus tendre enfance, par un amour filial qui lui fera
dire plus tard : « Je dois tout à la femme, tout entier je me dédie à la mère, à
la sœur, à l’amie », l’embrasement de l’amour commandera sa vie et
dominera toutes ses œuvres !
À l’école du village, il reçoit sa première instruction en langue arabe et
en langue syriaque ; mais souvent il s’enfuit, car c’est encore l’amour, celui
de la nature qui l’emporte, et il faudra chercher longtemps, à la nuit, pour le
trouver sur les hauteurs, dans les grottes qui surplombent la vallée de la
Kadisha. Là, il peut rêver sans crainte, sentir cette nature dont il est épris
depuis son jeune âge, l’observer dans toutes ses saisons, enrobée de brume
qui, pour lui, suggérera toujours le Sacré ! D’ailleurs le souvenir de ces
paysages hantera à jamais son imagination, constituant l’atmosphère
générale de toutes ses œuvres dans l’écrit, le dessin comme la peinture.
Selon sa volonté, il sera enterré en 1933, dans l’une de ces grottes où il
aimait s’évader.
En 1895 toute la famille décidait de partir pour l’Amérique, et lui, si
près des siens, s’en allait avec eux et prenait racine dans la ville de Boston.
À l’âge de 15 ans il ressent néanmoins le besoin de perfectionner sa langue
maternelle. Il retourne donc au Liban et obtient avec succès ses diplômes au
Collège de la Sagesse de Beyrouth. Ayant atteint sa majorité, libre de lui-
même, il éprouve avec acuité, parce qu’éloigné de ceux qu’il aime, la
sensation de l’exil. Alors, il décide de partir dans les pays avoisinants. Ému
par tous les sites historiques qu’il visite, il s’enrichit de leurs différentes
cultures, et sa pensée se développe surtout aux sources des civilisations
anciennes.
À cette époque la magie étrange du destin le porte vers un chemin
merveilleux…, il en est ébloui ! La rencontre d’une jeune fille le captive, et
c’est elle, celle qu’il aimera tout au long de sa vie, celle qu’il ne pourra
jamais oublier, Salma, l’héroïne des Ailes brisées. Déçu de ne pouvoir
l’épouser et révolté devant la stagnance des préjugés, il rentre en Amérique
pour ne jamais plus revenir en Orient. Malheureusement à son retour, en
l’espace de six mois, brusquement il perd sa sœur bien-aimée Sultanah, son
frère Pierre et sa mère adorée. Meurtri et désemparé, il se réfugie dans un
monde de solitude et de méditation – travaillant sans arrêt – continuant à
dessiner pour pouvoir survivre et ménager sa santé habituellement fragile.
Mais son monde de souffrance est préservé d’aigreur. Il reste merveilleux,
exemplaire de mansuétude et encore d’amour.
« En reposant ma tête sur l’oreiller, dit-il, et en fermant les yeux, je vole
comme un oiseau au-dessus des vallées sereines et des forêts, tout
enveloppé d’un voile léger. J’aime ma maladie qui me laisse loin des
obligations et servitudes du monde. Bien plus près des choses abstraites,
bien plus près de ceux qui me sont chers – en union avec eux – je sens et je
pense leurs mêmes pensées et leurs mêmes sentiments, oui j’aime ma
maladie… » C’est donc dans ce climat de détachement, et dans un envol
continu, qu’il compose paraboles et poèmes, planant au-dessus des joies
comme des tristesses humaines. Il dit encore : « Mon amour de la
bienveillance spirituelle est sacré, il devrait être la source de toute loi sur la
terre, car la bienveillance est l’ombre de Dieu dans l’Homme. »
À travers ce prisme personnel de philosophie, de symboles poétiques et
de croyance en Dieu propres à lui, il chante tout vibrant de sensibilité sa Foi
invincible dans l’amour. Ceci n’empêche nullement ses réactions violentes
parfois scandaleuses. Il réclame pour tous sur la terre, l’indépendance
spirituelle, clé du bonheur dans la vie.
À tous ceux donc qui s’intéresseraient un jour à Gibran Khalil Gibran
comme à cette terre du Liban, carrefour de tant de Cultures, ils trouveront
dans ce délicat récit des Ailes brisées une vue d’ensemble de l’âme poétique
libanaise à travers toutes les traditions, les coutumes et les tabous de notre
pays. À certains moments, l’intransigeance de l’auteur dans ses conceptions
cléricales peut lui être reprochée ; et dans le déroulement du sujet, peut-être
qu’aussi les habitudes et les mœurs semblent dépassées pour nos citadins –
elles n’en sont pas moins existantes jusqu’à ce jour chez nos hommes de la
montagne. Les lecteurs verront aussi cette caractéristique de la littérature
arabe, la répétition sous des formes variées pour exprimer une même
pensée ; et ce rappel continu se trouve remarquablement présent chez
Gibran. Les images se succèdent, débordantes d’universalité, abolissant les
frontières entre l’Orient et l’Occident. D’ailleurs le monde anglo-saxon
semble puiser dans Gibran l’expression profonde des impulsions les plus
intimes de son cœur comme de son esprit.
Personnellement, longtemps impressionnée par l’influence génératrice
de ses œuvres tant en langue anglaise qu’en langue arabe, je déplorai
toujours de voir Gibran Khalil Gibran si peu connu par les lecteurs français.
C’est pourquoi avec un intérêt constant, et une émotion intense, j’ai essayé
de traduire l’analyse profonde de l’auteur sur les sentiments impérissables
de la naissance, l’amour maternel, la mort et l’amour. Si d’aucuns
estimeront révolu le comportement exagérément noble et ardent de Salma
(héroïne du roman), il n’en reste pas moins valable par sa pureté dans
l’abnégation.
N’avons-nous pas, nous, femmes, trouvé dans le sacrifice tant de
possibilités pour combler nos aspirations infinies à la pérennité de l’amour ?
Cette douleur qui transcende jaillit tout au long des Ailes brisées ; et
comme toutes les amours tramées à cette même école ont défié le temps et
l’espace – Dante et Béatrice, Tristant et Yseult, Roméo et Juliette –
symbolisant le don de l’amour en Occident, pourquoi Gibran et Salma
n’immortaliseraient-ils pas le don du cœur en Orient ?

Marie-Rose Boulad-Absy
« À celle qui fixement regarde le soleil et empoigne le feu de ses
doigts décidés… À celle qui au-delà des cris et du vacarme des
aveugles sait écouter la mélodie de l’être en la plénitude de
l’Universel. »
À M.E.H. je dédie ce livre.

GIBRAN
INTRODUCTION

L’amour un jour, de ses doigts de feu, touchait mon âme et, de ses
rayons magiques, m’ouvrait les yeux pour la première fois.
J’avais dix-huit ans !
C’était Salma Karamé, la première femme qui éveillait mon esprit par sa
grande beauté. Elle me devançait dans cet Éden de sentiments sublimes, où
les jours comme les rêves s’évaporent et les nuits comme les noces
s’évanouissent.
Par sa beauté, elle m’enseignait le culte du beau. Par sa tendresse
enveloppante, elle me faisait entrevoir les secrets de l’amour, chantant ainsi
pour moi le premier vers du poème éthique de la vie.
Quel homme ne se souvient pas de la jeune aimée qui, par sa douceur et
son attrait, transforma la torpeur de sa jeunesse en un éveil redoutable,
irrésistible et poignant.
Quel est celui qui ne se consume pas de nostalgie au souvenir de cette
heure étrange ?… S’il y prête attention, d’un coup il verra toute son identité
et renversée et modifiée. Comme il verra le plus profond de son être
s’espacer, s’étendre et devenir perméable aux réactions délicieuses, en dépit
de l’amertume qu’engendre la discrétion, et agréables, malgré tant de
larmes, de désirs et d’insomnies.
Dans le souvenir de chaque homme il y a une Salma qui apparaît
soudainement au printemps de sa vie, donnant à sa solitude un sens
poétique, remplissant le vide de ses jours par une présence et le calme de
ses nuits par d’incessantes mélodies.
À cette époque, j’errais entre les influences de la nature et
l’interprétation inspirée des Livres et des Écritures lorsque, par les lèvres de
Salma, l’amour se fit entendre…
Ma vie était jusqu’alors froide et déserte comme celle d’Adam
sommeillant au paradis, lorsque Salma s’éleva en face de moi comme une
colonne de lumière ! Car Salma c’était l’Ève de ce cœur rempli de mystères
et de merveilles. C’est elle qui devait me faire comprendre le sens de
l’existence et me dresser devant ce miroir de fantasmes.
La première Ève volontaire entraînait Adam acquiesçant, hors du
paradis, alors que Salma par sa douceur et la disponibilité de mon être me
faisait pénétrer dans l’Éden de l’amour et de la pureté.
Ce qui advint à Adam m’arriva, et comme l’épée de feu chassa le
premier homme du paradis, un glaive pareil m’effrayait par l’éclat de son
tranchant. Il me forçait à m’éloigner du paradis de l’amour avant
d’enfreindre tout commandement et d’éprouver le goût du bien et du mal.
Aujourd’hui, après toutes ces années sombres qui ont effacé toute trace
du passé, il ne me reste de ce beau rêve que de pénibles souvenirs, battant
des ailes invisibles autour de moi, provoquant les soupirs angoissés du plus
profond de mon être, emplissant mon cœur de désespoir et de regret.
Ma bien-aimée, ma belle Salma a disparu à travers l’azur, ne laissant
pour souvenance qu’un cœur brisé et une tombe de marbre à l’ombre de
grands cyprès.
Cette tombe et ce cœur sont le seul témoignage de ma Salma.
Ce silence qui les entoure ne trahit point le secret caché par les dieux
dans l’obscurité de la tombe. Ce bruissement des arbres dont les racines
dévorent les éléments des corps, ne dévoilent pas les mystères des
sépultures. Mais les serrements de mon cœur, que j’exprime à travers ces
lignes, mettent à jour les fantômes de cette tragédie dont les héros ont été
l’amour, la beauté et la mort.
Ô amis de mon enfance, dispersés dans la ville de Beyrouth, quand vous
passerez devant ce cimetière près de la forêt des pins, entrez-y
silencieusement et marchez lentement afin que le bruit de vos pas ne trouble
la paix des morts et arrêtez-vous respectueusement devant la tombe de ma
Salma. Saluez la terre qui entoure son corps. Mentionnez mon nom avec un
soupir et dites : « Ici sont enterrés les espoirs de ce jeune homme que les
circonstances ont exilé au-delà des mers. Ici, il a perdu ses aspirations et ses
joies et oublié son sourire. À travers cette tombe, sa douleur croît en même
temps que les cyprès et les saules pleureurs. Mais son âme plane chaque
nuit tout autour, pour réciter avec les fantômes de la solitude et les branches
mélancoliques, des stances funèbres déplorant celle qui, hier encore, était
une splendide mélodie sur les lèvres de la vie et qui aujourd’hui n’est plus
qu’un secret silencieux au sein de la terre. Ô camarades de ma jeunesse, au
nom des vierges que vous avez chéries, je vous supplie de déposer une
couronne de fleurs sur la tombe de ma Salma. Peut-être qu’une fleur jetée
sur cette tombe oubliée sera comme la rosée glissant des yeux de l’aurore
sur les pétales d’une rose foudroyée… »
SILENCIEUX CHAGRIN

Ô vous tous qui, heureux de vous souvenir de l’aube de votre jeunesse,


regrettant même sa fuite, pensez que moi je m’en souviens cependant,
comme d’un esclave affranchi, encore lourd du poids de ses chaînes.
Vous parlez de ces années situées entre l’enfance et la jeunesse comme
d’un âge d’or, un âge qui se moque des vicissitudes de la vie et des
préoccupations de l’esprit.
Un âge qui survole avec insouciance les labeurs et les soucis, telle
l’abeille qui traverse les marécages stagnants pour s’envoler vers les jardins
en fleurs.
Seuls, la peur et le silence emplissaient mon cœur à cette époque. La
révolte y grondait comme une tempête, elle éclatait en se répandant, ne
trouvant pas d’issue au monde de la Connaissance, jusqu’au jour où
l’amour ouvrit ses portes et m’illumina.
Il délia ma langue et je parlai…
Il dessilla mes paupières et je pleurai,
Il me saisit à la gorge et j’étouffai…
Ô amis, vous vous souvenez des champs, des jardins et des places
publiques, des coins de rues, témoins de vos jeux et de vos chuchotements
innocents ; moi aussi, je me souviens d’un coin merveilleux au Nord du
Liban. Dès que je ferme les yeux sur ce qui m’entoure, là où je me trouve,
je revois ces vallées fleuries, pleines de secrets et de dignité ; ces hautes
montagnes dont la majesté semble atteindre le ciel !
En fermant l’ouïe aux bruits de la cité, j’entends le murmure des
ruisseaux et le frémissement des branches ; toutes ces beautés dont je vous
parle, j’aspire à les revoir, tel un nouveau-né désire le sein de sa mère !
Je souffrais comme souffre un faucon à travers les barreaux de sa cage,
lorsqu’il aperçoit d’autres faucons planer gaiement dans le vaste horizon.
Cette même nostalgie empoignait douloureusement mon être dans ces
moments de méditation et de réflexion, tendant autour de mon cœur un
voile de désespérance.
Je n’allais pas à la campagne sans en revenir attristé mais sans connaître
les causes de cette tristesse.
Je ne regardais les nuages du soleil couchant sans, en mon cœur, sentir
une brisure pernicieuse.
Même le chant des oiseaux me faisait souffrir et je ne pouvais
comprendre la raison de ce mal.
Il est dit que l’ignorance est la mère du vide et ce vide libère l’homme
de tout souci.
Cela n’est vrai que pour ceux qui, sur terre, existent tels des corps sans
vie.
Si cette ignorance est doublée d’une jeune sensibilité en éveil, elle
devient atroce et plus amère que la mort, car le jeune émotif qui sent
intensément mais connaît peu, est la plus malheureuse créature sur terre.
Il se trouve tiraillé entre deux forces : l’une l’élève et lui montre la
beauté de l’existence à travers un nuage de rêves et l’autre le lie sur cette
terre, remplit ses yeux de poussière, le soumet à la peur et à l’obscurité
totale.
La tristesse a la main soyeuse, mais son emprise est puissante.
Elle s’agrippe au cœur et l’afflige dans la solitude ;
Cette solitude, alliée à la tristesse est aussi la compagne de toute
exaltation spirituelle.
Sous cette emprise, l’âme d’un jeune homme ressemble au lys à peine
éclos.
Il tremble au vent, ouvre sa corolle à l’aube et la replie à la tombée de la
nuit.
Mais, si ce jeune homme n’a pas de distractions pour occuper son esprit,
ou de compagnons pour partager ses jeux, la vie se présente à lui comme
une prison étroite où il ne verrait que des trames d’araignée et n’entendrait
que l’avance sourde des insectes.
Or, à cette époque, les amusements, je pouvais les avoir, et les amis, les
trouver.
Cependant, seule la tristesse obsédait ma vie.
Elle tuait en moi l’envie des jeux.
Elle m’arrachait les ailes de la jeunesse, et pareille à une cascade à
travers les montagnes, elle me transformait.
Sous le calme de ses eaux pouvaient se refléter l’ombre des fontaines, la
couleur des nuages et le profil des branches. Mais pas un seul de ses
ruisseaux ne trouvait d’issue pour courir en chantant vers la mer.
Ainsi était ma vie jusqu’à dix-huit ans.
Cette année-là, pourtant, me trouvait debout sur une cime de montagne,
plein d’espoir en ce monde, interrogeant l’humanité sur ses aspirations, ses
efforts, ses luttes, et essayant de comprendre ses lois et ses traditions.
Cette année-là je naissais à nouveau, car celui qui ne porte pas la
tristesse et n’est pas tourmenté par le désespoir, mais placé par l’amour dans
le berceau des rêves, figurera toute sa vie comme une page blanche dans le
livre de l’existence.
Cette année-là je renaissais à la vie à travers les paupières d’une aimée à
la beauté accomplie.
Les anges me regardaient à travers les paupières de cette femme si jolie,
et moi, je voyais en même temps les anges de l’enfer grouillant et
vociférant dans le cœur d’un homme criminel.
Celui qui ne voit pas ces anges et ces démons à travers les joies et les
vicissitudes de cette vie, laisse son esprit sombrer loin de la connaissance et
son cœur vide de tout sentiment.
LA MAIN DU DESTIN

Au printemps de cette année étrange, je me trouvais à Beyrouth. Le


mois d’avril avait fait bourgeonner tous les arbres. Dans les jardins de la
ville, les fleurs paraissaient comme autant de secrets révélés au ciel par la
terre. Les pommiers comme les amandiers émergeaient à travers les
maisons tels des nymphes et des épousées, en robe blanche et parfumée,
envoyées par la Nature pour inspirer les poètes.
Le printemps est beau partout. Au Liban il est superbe. C’est l’esprit
d’un dieu inconnu qui se promène allègrement. Dès qu’il arrive au Liban, il
ralentit sa course, se retourne, se familiarise avec les âmes des rois et des
prophètes qui volent dans l’espace.
C’est un souffle heureux qui chante avec les rivières de la Judée, les
chants éternels de Salomon, répétant avec les Cèdres les souvenirs de la
gloire ancienne.
Débarrassée des fanges de l’hiver et des poussières de l’été, irradiée par
ce printemps, la ville de Beyrouth, telle une sirène, émerge des eaux
limpides de ses sources pour se prélasser aux doux rayons de son soleil.
Un jour donc, de ces jours imprégnés du souffle enivrant d’avril, je
m’en allais visiter un ami qui habitait une maison éloignée des bruits de la
foule.
Pendant que nous causions, devisant sur nos projets et nos espoirs, un
homme distingué, d’une soixantaine d’années, entra. Respectueusement, je
me levai et mon ami me le présenta : Monsieur Farès Karamé. Il dit aussi
mon nom avec des mots flatteurs, à mon adresse. Le Cheikh aux cheveux
blancs fixa alors son regard sur moi et de ses deux mains serrant sa tête
avec effort – comme pour se souvenir d’une image perdue – il sourit d’un
sourire chaleureux et affectueux en disant : « Tu es le fils d’un vieil ami de
ma jeunesse. Comme je suis heureux de te voir et comme je souhaite
retrouver ton père à travers toi ! »
Ces paroles m’impressionnèrent et je sentis une attraction secrète me
porter avec confiance vers lui, comme l’oiseau, qui, par instinct devant la
tempête, se dirige vers son nid !
Tout en s’asseyant, il nous parla de son amitié avec mon père, rappelant
les temps passés, ensevelis aujourd’hui dans son cœur…
Les hommes âgés aiment à revenir par la pensée aux jours de leur
jeunesse – comme l’exilé aime à revenir dans sa patrie.
Ils se délectent à raconter les histoires de leur passé tel un poète prend
plaisir à chanter son plus beau poème. Ils revivent en esprit ce passé, car
devant eux, le présent s’écoule et ne s’arrête pas, et l’avenir paraît à leurs
yeux enveloppé d’une brume d’anéantissement.
Après une heure de conversation et de réminiscences, qui passa pareille
à l’ombre des arbres sur le gazon, Farès Karamé se leva pour nous quitter.
Je m’inclinai vers lui, il posa alors une main sur mon épaule et, me
prenant la main droite, il me dit : « Je n’ai pas vu ton père depuis vingt ans.
J’espère que tu combleras cette longue absence en venant souvent nous
voir. »
Je promis, reconnaissant, de faire mon devoir envers un ami si cher à
mon père.
Quand le vieil homme quitta la maison, je demandai à mon ami de me
parler encore de lui.
Il me dit alors, avec une expression empreinte de réticence : « Je n’ai pas
rencontré d’homme à Beyrouth auquel la richesse ait pu conserver tant de
bienveillance.
« Il est l’un de ces rares élus qui passent en ce monde et le quittent avant
de porter préjudice autour d’eux. Mais ces êtres sont presque toujours
malheureux et piétinés, car ils sont la proie de l’hypocrisie et de la
perversité des autres.
« Ainsi, Farès Karamé est père d’une fille unique qui habite avec lui une
somptueuse résidence dans la banlieue de la ville. Elle lui ressemble
étrangement en caractère et n’a presque pas d’égale parmi les femmes, en
délicatesse et en beauté.
« Elle aussi sera malheureuse, car la fortune immense de son père la
pousse à présent au bord de l’abîme. »
À peine avait-il prononcé ces mots que son visage se rembrunit de
chagrin, il ajouta : « Farès Karamé est un Cheikh au cœur noble et généreux,
mais il est faible de volonté. Il se laisse mener aveuglément par des
personnes avides et malfaisantes.
« Sa fille se soumet à sa volonté débile, malgré sa dignité et la force de
son intelligence. Tel est le secret caché entre le père et la fille et ce secret a
été découvert par un homme démoniaque – un évêque qui cache sa
perversité à l’ombre de l’évangile.
« Il fait croire à ses fidèles qu’il est noble et vertueux. Il est chef de
religion sur cette terre des religions, et les fidèles se prosternent devant lui
telles des brebis devant le boucher. Or, cet évêque a un neveu en qui la
corruption et la malice s’entremêlent comme les vipères et les scorpions
grouillant dans la pestilence des cavernes et des marécages. Il n’est pas loin
le jour où cet évêque, en habits pontificaux, placera son neveu à sa droite et
Salma Karamé à sa gauche, élevant de ses mains coupables sur leurs deux
têtes, la couronne de mariage et unissant, par le lien sacerdotal, un corps pur
à un cadavre odieux, une âme céleste à un être de terre, plaçant la lueur du
jour au sein des ténèbres de la nuit !
« C’est tout ce que je peux te dire à propos de Farès Karamé et de sa
fille. Et surtout, ne me pose plus d’autres questions, car évoquer un malheur
c’est précipiter son arrivée. »
Il tourna alors son regard pensif vers la fenêtre, se concentrant sur les
beautés de l’univers, comme s’il décelait dans l’espace éthéré le mythe de la
vie.
En le quittant, je lui dis que je rendrai bientôt visite à Farès Karamé par
égard pour l’amitié qui l’unissait à mon père et pour tenir ma promesse.
À ces mots, l’expression de son visage se transforma d’une façon
étrange, comme si je lui avais suggéré une nouvelle pensée. Mais son
regard exprimait beaucoup d’amour mêlé à de la compassion et à la peur, tel
le regard du prophète qui saisit l’insaisissable dans les profondeurs de
l’être.
Ses lèvres tremblèrent en silence en me conduisant à la porte, et je
remarquai son regard étrange qui me poursuivait.
Je ne devais le comprendre que plus tard lorsque mon âme transcendait
le monde dimensionnel vers l’univers suprême où les cœurs s’entendent par
simple regard et les esprits se développent par une secrète entente.
À LA PORTE DU SANCTUAIRE

Quelques jours plus tard, la solitude m’accablant, las et triste de la


monotonie de mes livres, je louais une voiture pour me rendre à la demeure
de Farès Karamé.
En atteignant la forêt des pins, où tant de gens allaient se promener, l’on
s’engageait dans un chemin privé bordé de saules pleureurs. À travers les
branches, on pouvait admirer le gazon vert, les vignes et les multiples
bosquets remplis des fleurs du mois de Nissan.
Un enchantement de couleurs ravissait le regard, passant du rouge rubis
au bleu vert de l’émeraude, du gris de l’hiver au jaune d’or du printemps !
La voiture s’arrêta devant une maison solitaire entourée d’un spacieux
jardin dont l’air embaumait des parfums capiteux du « fol » et du jasmin.
En mettant pied à terre, je vis Farès Karamé venir à ma rencontre,
comme si le crissement des roues dans ce lieu solitaire lui avait annoncé
mon arrivée. Il était cordial et accueillant, tout heureux de m’introduire
dans sa maison.
Avec une chaleureuse expression de bienvenue, il me fit asseoir près de
lui, me pressant de mille questions sur mon passé et mes projets d’avenir. Je
répondis avec cette ardeur pleine d’espoir et de rêves propre aux jeunes !
Cette jeunesse qui a les ailes et le tempérament qu’il faut pour s’élever
au-dessus des nuages !
Cette jeunesse qui a aussi la vision des êtres à travers une lumière irisée
et qui entend la vie chanter son hymne de gloire et de majesté !
Cette jeunesse qui bien vite sera rejetée par les vagues de l’illusion sur
le rivage de la vie où se mêlent tant d’efforts et tant de combats.
Les ailes de cette jeunesse seront bientôt déchirées par la tempête des
épreuves et rejetées dans ce monde de réalités.
Ce monde de réalités qui est un miroir étrange dans lequel l’être se voit
diminué et enlaidi…
Durant cette conversation, une ravissante jeune fille, habillée d’une
soyeuse robe blanche, apparut à travers les rideaux de velours. Elle avançait
lentement vers nous. Le Cheikh Farès se leva en disant : « Voici ma fille,
Salma », et après m’avoir présenté il ajouta : « Le destin me fait revoir un
ami disparu en la personne de son fils que voici, et je le revois maintenant
sans le voir. »
Salma s’avança et fixa longuement le regard sur moi essayant de
comprendre la raison de ma venue.
Elle me tendit la main, une main douce et blanche tel un lys des champs.
À son contact, j’éprouvai une sensation étrange et nouvelle comme celle
qu’éprouve le poète au moment où jaillit en lui la lumière d’une inspiration.
En silence, nous nous assîmes tous les trois. Salma avait imprégné
l’atmosphère du souffle céleste du respect et du mystère.
Elle sentit cela, et me dit en souriant : « Souvent mon père me racontait
les histoires heureuses de sa jeunesse en la compagnie de votre père. S’il en
était de même pour vous, cette rencontre ne serait pas la première entre
nous. »
Le brave homme était heureux d’entendre sa fille parler ainsi et me dit
en la regardant : « Salma, dans ses tendances comme dans ses croyances,
voit toute chose à travers le monde de l’esprit. »
Et, comme s’il avait retrouvé en moi le charme magique de sa prime
jeunesse, il conversait avec une touchante attention.
Sa mémoire semblait voguer à pleines voiles sur les ailes du temps
passé, et moi, j’espérais et rêvais à mon avenir.
Cet homme m’apparut tel un vieil arbre solide, dont les branches
ombrageaient les racines à la recherche de leurs pousses. Enraciné
fermement, son vieux tronc était habitué à la résistance des saisons, des étés
comme des hivers.
Je lui semblais, devant son expérience de la tourmente des siècles, telle
une branche faible et fragile, capable seulement de voir le printemps et de
frissonner au passage de la bise d’hiver !
Salma, devant moi, gardait le silence. Elle observait, tour à tour, nos
visages comme si elle y lisait la première et la dernière partie du drame de
la vie…
Face à nous, le soleil couchant quittait son auréole dorée.
À travers les champs et les vergers, la fin du jour exhalait son ultime
soupir sur les hautes cimes du Liban. Farès Karamé continuait à me conter
avec enthousiasme ses expériences et moi, tout réjoui, j’y mêlais le récit des
miennes.
À côté de nous, Salma immobile écoutait nos propos et, avec des yeux
pleins de tristesse, par la fenêtre regardait au loin.
Pourquoi gardait-elle le silence ?
Pourquoi ne se mêlait-elle pas à notre conversation ? Elle savait peut-
être que la beauté a un langage céleste qui s’élève au-dessus des voix de
l’homme !
Un langage éternel qui contient en lui seul tous les chants humains et les
transforme en un sentiment silencieux, tel un lac calme qui attire à lui tous
les ruisselets chantants, les entraînant à l’infini dans la paix de sa
profondeur !
La beauté est un secret que seule l’âme peut comprendre et s’en réjouir
et devant lequel notre raisonnement s’arrête, embarrassé, limité, essayant de
lui donner corps avec les mots, sans y réussir.
C’est un fluide caché qui vogue entre celui qui regarde et celui sur
lequel est posé le regard.
La vraie beauté est un rayon qui émane du fin fond de l’âme, qui
illumine le corps comme la vie qui surgit des profondeurs de son germe et
donne à la fleur et sa couleur et son parfum.
La vraie beauté, c’est aussi l’entente subite et totale d’un homme et
d’une femme, c’est celle qui crée ce penchant intellectuel, spirituel, qui
l’élève au-dessus de tous les autres attraits, c’est cette affection spirituelle
que l’on appelle amour.
Est-ce que ce soir-là, mon âme a pu comprendre l’âme de Salma pour la
considérer d’un coup la plus belle entre toutes les femmes ?
Ou bien l’enivrement de ma jeunesse provoquait en mon âme ce rêve,
sans réalité aucune ?
Ma jeunesse aveugla-t-elle tant mes yeux pour que j’imagine tout l’éclat
de son regard, toute la grâce de son allure et toute la douceur de sa bouche ?
Ou bien cette beauté et cette grâce m’ont fait entrevoir le bonheur
comme les peines de l’amour ?
Il est difficile de répondre à ces questions, mais je dis sincèrement qu’à
cette heure-là, je sentis une émotion jamais éprouvée encore.
Un sentiment nouveau entraînait, avec douceur et calme, mon cœur vers
elle.
Il ressemblait à l’Esprit, avant le commencement des mondes, planant
au-dessus des eaux…
Ainsi prenait fin ma première rencontre avec Salma. Par la volonté du
Ciel, je me dégageais de l’inquiétude, de l’esclavage, de la jeunesse et de la
solitude.
Libre, j’allais vers l’amour. Car l’amour est la seule liberté dans ce
monde. Il élève tellement l’âme qu’aucune tradition ne peut jamais
l’atteindre, pas plus qu’aucune loi de la nature ne peut le limiter.
En me levant pour partir, Farès Karamé vint près de moi et me dit d’un
accent sincère : « Mon enfant, maintenant que tu connais le chemin de cette
maison, il est de ton devoir d’y revenir, comme si tu allais dans la maison
de ton père. Tu me considéreras comme ton père, et Salma comme ta sœur,
n’est-ce pas, Salma ? »
Elle inclina la tête en signe d’acquiescement et, attendrie, me considéra
du regard d’un étranger perdu qui retrouve un vieil ami.
Ces quelques mots prononcés par Farès Karamé furent les premières
mélodies qui me placèrent à côté de sa fille, devant l’autel de l’amour.
La force qui encouragea nos âmes à nous rapprocher du feu et de la
lumière,
L’exaltation de ce chant céleste qui devait se terminer dans la désolation
et le désespoir,
La coupe dans laquelle nous bûmes et le bonheur et l’amertume…
Je quittai la maison et le brave homme m’accompagna jusqu’au bout du
jardin, tandis que mon cœur palpitait et que mes lèvres tremblaient comme
celles d’un homme assoiffé devant un mirage !
LA BLANCHE TORCHE

Le mois de Nissan tirait à sa fin. Dans leur beau jardin je continuais à


visiter Farès Karamé et à revoir Salma.
Assis devant elle, plein d’admiration pour sa grâce, émerveillé devant
son intelligence, intrigué surtout par une mystérieuse tristesse qui émanait
de tout son être, une main invisible semblait me projeter vers elle.
Pour moi, chacune de ces visites revêtait un sens nouveau dans la
découverte de sa beauté et la révélation des secrets de son âme. Il me
semblait me trouver devant un livre ouvert que je lisais, avec tant de
compréhension, enchanté, émerveillé !
Arriverais-je jamais à pouvoir le lire jusqu’au bout ?
Car la femme, gratifiée par les dieux de la noblesse d’âme et de la
beauté du corps, est une vérité constante et confuse tout à la fois. Et lorsque
nous essayons de la cerner dans des mots, elle nous échappe à travers le
voile du doute et de la complexité. C’est uniquement par l’amour et son
approche dans la pureté, que l’on peut en comprendre le sens, et Salma
Karamé était cette beauté.
Comment présenter Salma Karamé ? Est-il possible à un homme mort de
se souvenir du chant du rossignol ? – du chuchotement de la rose ? – ou du
murmure d’un ruisseau ?
Est-il possible au prisonnier, lourd de ses chaînes, de courir après la
brise de l’aurore ?
Mais mon silence ne serait-il pas, alors, plus pesant que la parole ?
Je ne peux pas la décrire réellement.
Serais-je assez ingrat pour ne pas essayer au moins de tracer quelques
touches de son portrait, avec des lignes d’or, comme je l’aurais souhaité ?
Un homme affamé dans le désert peut-il refuser le pain sec lorsque le
ciel ne lui accorde ni la manne ni la caille ?
Or, Salma, dans sa robe de soie blanche marchait avec souplesse et
grâce, apparaissant comme un rayon de lune à travers la croisée.
Sa voix, à travers ses lèvres de carmin, douce et discrète, entrecoupée de
soupirs, disait des mots tels qu’en les entendant l’on pensait aux gouttes de
rosée déposées par le vent sur les pétales de fleurs.
Et son visage ? Ce continu mouvement, cette paisible souffrance cachée
mais transparente à travers la pâleur de son voile diaphane. Quel langage
employer pour en donner l’expression ? Sa beauté, peu classique mais
étrange comme un rêve, une vision qu’une palette de peintre ne pourrait
reproduire.
Comment peut-on décrire des aspects qui révèlent à chaque instant un
nouveau secret de l’âme et évoquent tout un autre monde que le nôtre ?
Que le burin d’un sculpteur ne pourrait graver dans le marbre…
La beauté de Salma ne résidait pas dans ses cheveux d’or, mais dans la
vertu et la pureté qui l’entouraient ; non dans ses grands yeux, mais dans la
lumière qui en émanait ; non pas dans ses lèvres vermeilles mais dans la
douceur de sa parole ; non pas dans son cou d’ivoire, mais dans la courbure
légère de son front.
On ne remarquait point la perfection de son corps, mais la noblesse qui
l’illuminait, comme une torche blanche planant entre la terre et l’infini.
Sa beauté était comparable à ce grand génie que reflètent les chefs-
d’œuvre des poètes, des peintres et des musiciens.
Tous ces artistes sont malheureux car, aussi loin que peut les porter leur
génie, leur âme est toujours enfermée dans un monde de larmes.
Salma était réfléchie et parlait peu, et ce silence me transportait dans un
monde de rêve lointain, me faisant entendre les battements de mon cœur,
fixant devant mes yeux les images de mes pensées et de mes sentiments.
Elle portait un masque de grande tristesse qui auréolait son étrange et
majestueuse beauté.
Qu’il était beau à regarder cet arbre en fleurs à travers la brume de
l’aurore !
La tristesse emplissait son âme comme la mienne et nous écoutions nos
cœurs, l’un à l’autre liés par une voie secrète. Dieu avait certainement créé
ces deux corps comme un seul pour les rendre parfaits et les séparer ne
pouvait être qu’agonie pour nos âmes.
L’esprit inquiet ne trouve de paix qu’en s’unissant à un autre semblable.
Tous deux se joignent affectueusement comme l’étranger qui rencontre l’un
des siens en terre étrangère.
Les cœurs sont plus unis par la puissance de la tristesse que par l’ivresse
des joies et des plaisirs.
L’amour, purifié par les larmes, demeure pur et beau éternellement !
LA TEMPÊTE

Un jour Farès Karamé m’invita à dîner. Je m’empressai d’accepter,


ayant le cœur affamé de ce pain divin que le Ciel avait mis entre les mains
de Salma.
De ce même pain magique dont le poète arabe Kaïs, Dante l’Italien et
Sapho la Grecque s’étaient nourris, et qui avait transformé leur âme et leurs
cœurs en un brasier ardent.
Ce pain que les déesses préparaient avec la douceur des caresses et le
tourment des pleurs pour nourrir les êtres sensibles, les réjouir et les faire
souffrir. J’allais y goûter.
J’arrivai donc chez Farès Karamé et, du perron de la maison, j’entrevis
Salma assise sur un banc de pierre au jardin, reposant sa tête contre un
arbre.
Elle ressemblait dans sa robe blanche à la nymphe protectrice des lieux.
Silencieusement je m’approchai et respectueusement m’asseyai auprès
d’elle.
Nous gardâmes le silence, seul langage du cœur ! Je sentais que Salma
écoutait nettement mon appel, et observait, dans mes yeux, tout le reflet de
ma pensée.
Quelques instants après, son vénérable père arrivait, nous accueillant de
ses chaleureux souhaits.
Tandis qu’il tendait ses mains vers nous, je sentis que secrètement il
bénissait les liens qui m’unissaient à sa fille.
« Allez mes enfants, dit-il, le dîner est prêt. » À cette interpellation
paternelle, les yeux de Salma brillèrent d’un nouvel éclat.
Nous nous assîmes à table, nos yeux attirés par le plaisant coloris des
mets raffinés, buvant à petits coups le vieux vin, conversant aimablement de
tout et de rien mais, à notre insu, nos esprits voguaient dans un monde
lointain.
L’image de l’avenir, avec toutes ses tribulations et ses luttes, nous faisait
peur.
Nous étions trois personnes différentes dans la vie par la diversité de
leurs buts mais semblables par les affinités de leur cœur. Trois innocentes
personnes, pleines d’espérance mais non de certitude.
Un drame allait se jouer, entre l’amour noble d’un vieillard pour sa fille,
doublé du désir de son bonheur – une jeune fille de vingt ans, en proie déjà
à l’anxiété d’un avenir prédestiné – et un jeune homme rêveur et tourmenté
qui n’avait encore connu de l’existence ni son vin, ni sa lie ; il voulait battre
des ailes et atteindre l’espace immense de l’amour et de la connaissance
mais se sentait trop faible pour prendre cet envol.
Trois personnes assises ensemble autour d’une table accueillante, dans
une maison isolée, perdue, n’ayant que le ciel pour horizon mais trois
personnes devant leurs couverts dans lesquels le destin avait empli leurs
coupes d’amertume et de malheur.
Tout à coup, la femme de chambre annonça la présence d’un homme à
la porte, désirant parler à Farès Karamé. « Un messager de la part de
l’évêque », dit-elle.
Un lourd et inquiet silence emplit l’atmosphère. Farès Karamé regarda
sa fille, comme un prophète peut contempler le ciel pour deviner un secret.
Puis il dit : « Faites-le entrer. »
Un homme habillé d’un costume chamarré, avec une énorme moustache
bouclée aux deux bouts, s’avança. Saluant Farès Karamé il dit :
« Son Excellence l’évêque m’a envoyé vers vous, dans sa voiture
privée ; il désire s’entretenir avec vous d’un sujet important. »
Le visage du noble vieillard se rembrunit. Après un moment de
profonde réflexion, il vint près de moi et me dit d’un ton amical :
« J’espère vous trouver encore ici à mon retour, car Salma, dans cet
endroit solitaire, se plaira en votre compagnie. » Ce disant, il se tourna vers
sa fille pour lui demander son assentiment. Elle inclina joyeusement la tête
et ses joues s’empourprèrent. Elle dit d’une voix aussi suave que le son
d’une lyre : « Je ferai de mon mieux, père, pour rendre heureux notre
invité. »
Puis elle suivit du regard, jusqu’à sa totale disparition, la voiture qui
emportait son père avec le messager de l’évêque.
Sur un divan de soie verte, elle revint s’asseoir.
Elle ressemblait à un lys courbé par les vents de l’aurore sur son tapis de
verdure !
C’était certainement par la volonté du Ciel que je me trouvais ainsi seul
avec elle.
Les arbres majestueux qui entouraient cette ravissante demeure,
augmentaient la quiétude profonde de la nuit, favorisaient tout à la fois les
valeurs qui devaient nous rapprocher dans la beauté de l’amour.
Nous aussi nous gardions le silence, sentant ensemble que les discours
ou les mots qui s’échappent des lèvres ne sont pas les seuls moyens pour
unir les cœurs.
Ce silence qui nous sépare de nous-mêmes nous fait voguer au
firmament de l’esprit et nous rapprocher des cieux…
Ce silence par-dessus tout nous fait sentir que nos corps ne sont plus des
prisons et que ce monde n’est pour nous qu’une terre d’exil !
Salma me regarda et ses yeux révélèrent le secret de son cœur ;
tranquillement elle me dit :
« Allons nous asseoir sous les arbres pour contempler le lever de lune à
l’ombre des montagnes. »
Soumis mais hésitant, je lui dis :
« Ne penses-tu pas qu’il vaudrait mieux attendre que la lune éclaire le
jardin ! car l’obscurité nous empêcherait d’admirer les arbres et les fleurs. »
Elle répondit :
« Si l’obscurité voile la vue des arbres et des fleurs, elle ne peut cacher
l’amour qui est dans les cœurs. »
Prononçant ces mots d’une voix étrange, elle détourna son regard vers
l’horizon…
Je me tus, pesant la valeur de cette phrase, méditant sur le vrai sens de
chacun de ces mots…
Regrettant peut-être ce qu’elle avait dit, elle me regarda longuement
comme pour essayer par la magie de ses yeux de me faire oublier la
résonance de sa phrase. C’était trop tard : mes yeux répétaient ces mêmes
mots, à travers les profondeurs de mon âme et pour l’éternité les gravaient
dans ma mémoire.
La beauté ou la grandeur dans ce monde est créée par la seule pensée,
ou par l’émotion de l’homme.
Toute chose perçue aujourd’hui – œuvre des générations passées – était,
avant d’apparaître, vague pensée dans l’esprit de l’homme ou simple
sentiment dans le cœur de la femme.
Les révolutions qui ont fait couler tant de sang pour transformer les
conceptions humaines et idéaliser la liberté, sont le fruit de l’idée d’un
homme, vivant parmi des milliers d’hommes !
Les guerres désastreuses qui ont détruit tant de royaumes, ont été
déchaînées par une seule idée hantant l’esprit d’un individu.
Les enseignements sublimes qui ont transformé le cours de l’humanité
sont nés de l’esprit d’un homme que son génie sépare de son entourage.
Une simple pensée bâtit les pyramides – fonda la gloire de l’Islam. Une
seule passion détruisit Troie – causa l’incendie de la bibliothèque
d’Alexandrie…
Une pensée que vous impose le calme de la nuit peut vous mener d’un
coup vers la gloire, ou vous conduire à la folie !
Un homme peut se sentir le plus heureux du monde, le plus riche, le plus
pauvre, par un seul regard filtré à travers les paupières de l’aimée. Un seul
mot provenant des lèvres d’un être peut vous rendre fortuné ou malheureux.
Ainsi, le seul mot que Salma avait prononcé cette nuit-là m’arrêta net
entre mon passé et mon futur, tel un navire qui s’arrête soudainement au
milieu de l’océan. Un seul mot réveilla en moi le sommeil de ma jeunesse,
la dureté de ma solitude, me plaçant d’emblée sur cette scène de l’amour où
la vie et la mort devaient enfin jouer leur rôle.
Nous sortîmes au jardin. Avançant entre les arbres nous sentions les
doigts de la brise caressant nos visages tandis que les fleurs des champs se
balançaient sous nos pas. Nous parvînmes au bosquet de jasmin et en
silence nous nous assîmes sur le banc. Nous écoutions la respiration de la
nature endormie en y joignant nos propres soupirs sous les yeux du ciel qui
nous regardait à travers son azur…
La lune sur le Mont Sannine s’élevait, éclairant les montagnes, la côte et
les collines.
Nous contemplions les villages au loin illuminés, frôlant le ciel, telles
des apparitions en prière.
Les poètes de l’Occident se figuraient le Liban comme une terre étrange,
oubliée depuis le passage de David, de Salomon et des prophètes, tel le
jardin de l’Éden, perdu depuis la chute d’Adam.
Aux poètes de l’Orient, ce pays évoquait l’expression magique d’une
montagne submergée par le parfum des Cèdres sacrés. Ce pays leur rappelle
les temples de cuivre et de marbre, austères et immuables, entourés des
familles vivant en commun tel un troupeau de cerfs paissant dans la vallée.
Ce soir-là, comme en rêve, j’eus aussi cette poétique vision du Liban.
Ainsi l’apparence des choses se transforme selon nos émotions et la magie
comme la beauté contenues en elle ne sont que la magie et la beauté
renfermées en nous.
Tout à coup, la lune brilla sur le visage, le cou et les bras de Salma, la
faisant apparaître telle une statue d’ivoire sculptée par les doigts d’un
adorateur d’Astarté.
Muet, je la contemplai.
« Pourquoi êtes-vous silencieux ? me dit-elle. Pourquoi ne me parlez-
vous pas de votre passé ? »
Je répondis :
« N’avez-vous pas entendu ce que je vous disais, à peine entrés dans ce
verger ? L’esprit qui entend le murmure des fleurs et le chant du silence ne
peut-il pas aussi entendre le trouble de mon cœur et l’appel déchirant de
mon âme ? »
De ses mains Salma couvrit son visage et me dit en tremblant :
« Oui, je vous entends, j’entends cette voix venant du fond de la nuit
comme un cri perçant au cœur du jour ! »
Oubliant mon existence, en regardant ces yeux lumineux et comme un
mort qui retrouve la parole je répondis :
« Moi aussi je vous entends, Salma, j’entends les mélodies d’un chant
réjouissant l’atmosphère mais forçant l’univers à trembler. » J’oubliai en ce
moment-là tout mon passé, toute mon existence pour ne penser qu’à elle et
ne sentir que sa présence.
À ces mots, elle ferma les yeux et je vis son sourire ridé par la peine.
Elle murmura faiblement : « Maintenant je sais qu’il existe quelque chose
de plus haut que le ciel, de plus profond que l’océan et de plus fort que la
vie, la mort et le temps. Je sais maintenant ce que j’ignorais jusqu’à ce
jour. »
Depuis ce moment, Salma me devint plus chère que l’ami, plus proche
qu’une sœur et plus aimée qu’une amante. Elle devint la pensée suprême, le
rêve merveilleux ! Une toute puissante émotion habitait mon esprit…
Il est bien erroné de croire que l’amour provient d’une longue
camaraderie ou d’une cour assidue.
L’amour est le surgissement d’affinités intellectuelles et spirituelles. Si
cette affinité n’est pas créée spontanément, elle ne le sera ni en une année,
ni en une génération…
Alors, Salma releva la tête et son regard se porta à l’horizon lointain où
le Mont Sannine se détache du ciel, et me dit :
« Hier encore vous étiez comme un frère dont je m’approchais avec
tranquillité à l’ombre de mon père. Maintenant je sens la présence de
quelque chose de plus fort et de plus doux que cette relation fraternelle. Une
approche d’amour et de peur qui remplit mon Cœur de tristesse et de
bonheur ! »
Je répondis :
« Cette sensation de peur qui nous secoue quand elle passe à travers nos
cœurs fait partie de la loi universelle qui dirige la lune autour de la terre, la
terre autour du soleil, et le soleil autour de Dieu ! »
Elle mit sa main sur ma tête, caressant de ses doigts délicats mes
cheveux ; malgré le rayonnement du visage, des larmes coulèrent de ses
yeux comme des gouttes de rosée sur les feuilles des narcisses, et elle dit :
« Qui pourrait croire à notre histoire ?
« Qui pourrait croire qu’à cette heure, entre un coucher de soleil et un
lever de lune, nous avons surmonté les obstacles du doute. Qui pourrait
croire que le mois de Nissan nous fit nous rencontrer pour la première fois
et que cette heure-ci nous déposa dans le Saint des Saints de la vie ?… »
Pendant qu’elle parlait, elle gardait sa main sur ma tête penchée – une
couronne royale, une guirlande de lauriers n’auraient pas été mieux aimées
que cette douce main dont les doigts s’entrelaçaient dans mes cheveux.
Aussi je répondis :
« Les gens ne croiront pas à notre histoire parce qu’ils ne savent pas que
l’amour est la seule fleur qui, pour croître et s’épanouir, n’a pas besoin de
saisons. Est-ce vraiment avril qui nous réunit pour la première fois ? C’est
plutôt la main de Dieu qui rapprocha nos âmes avant que la naissance nous
fasse prisonniers des jours et des nuits.
« La vie de l’homme, ma Salma, ne commence pas dans les entrailles et
ne se termine pas dans la tombe ! Et ce vaste firmament, illuminé par la lune
et les étoiles, n’est jamais abandonné, ni déserté par les âmes aimantes et les
esprits unis par la compréhension. »
Comme elle retirait sa main de sur mon front, je sentis des vibrations
enflammées, mêlées à la brise de la nuit.
Moi, tel un homme consacré, qui reçoit la bénédiction et baise le
reliquaire d’un sanctuaire, je pris la main de Salma, pour y poser mes
lèvres. En un long baiser, je fixais la chaleur de mon cœur et, devant tant de
douceur, l’éveil de toute ma vertu spirituelle.
Une heure passa, dont chaque minute fut comme une année d’amour. Ce
silence de la nuit, le clair de lune, les fleurs et les arbres nous firent oublier
toute réalité, sauf celle de l’amour.
Plongés dans le monde des rêves et défaillants dans le songe, nous
fûmes brusquement jetés dans le monde de la misère et de la perplexité par
le galop des chevaux et le raclement des roues d’une voiture. Le vieux père
rentrait de sa mission. Nous nous levâmes et, à travers le verger, allâmes à
sa rencontre.
Quand la voiture s’arrêta sous le porche, Farès Karamé mit pied à terre
et lentement vint vers nous, penchant légèrement la tête comme si elle
supportait un lourd fardeau. S’approchant de Salma, il mit ses deux mains
sur ses épaules, en la fixant tendrement… Les pleurs coulaient le long de
ses joues ridées et ses lèvres tremblaient à travers un sourire plein de
tristesse. Avec un étouffement dans la voix, il dit :
« Ma Salma bien-aimée, bientôt tu devras quitter les bras de ton père
pour ceux d’un autre homme. Bientôt la loi de Dieu, loin de cette maison
solitaire, t’emportera dans le vaste monde. La marque de tes pas manquera
à ce jardin – et pour toi, ton père deviendra l’étranger ! Tout est accompli !
Que Dieu vous bénisse ! »
En entendant ces mots, le visage de Salma s’assombrit et ses yeux se
glacèrent comme à l’approche de la mort. Puis comme un oiseau blessé,
souffrant et tremblant, elle s’écria d’une voix suppliante : « Qu’est-ce que
vous voulez dire ? Où voulez-vous m’envoyer, mon père ? » Elle le
regardait, scrutant son visage pour essayer de découvrir son secret… et elle
dit : « Je comprends… Je comprends tout ! L’évêque a fini d’entrelacer les
barreaux de la cage pour cet oiseau aux ailes brisées… Est-ce là votre
volonté, père ? »
La réponse fut un grand soupir. Tendrement il conduisit Salma dans la
maison pendant que je restai là… La perplexité m’empoignait comme une
feuille d’automne dans la tempête ! Je les suivis au salon et, pour dissimuler
mon embarras, je serrai la main de cet homme vénérable et regardai Salma,
du regard du naufragé cherchant l’étoile qui devrait l’aider à sortir de sa
détresse.
En atteignant le fond du jardin, j’entendis le vieil homme m’appeler et,
de suite, m’en retournai vers lui. Il prit ma main, en disant tristement :
« Pardonne-moi, mon fils, j’ai gâché ta soirée en faisant couler tes
pleurs… Mais je t’en prie, reviens me voir lorsque ma maison sera déserte,
car je serai seul et désespéré.
Il est vrai que la tendre jeunesse ne s’accorde pas avec la vieillesse ridée
tout comme le jour s’oppose à la nuit… mais promets-moi de revenir me
voir. Tu me rappelleras les beaux jours passés en la compagnie de ton père
et tu me feras entendre les histoires de ce monde dont je ne fais plus partie.
Viendras-tu me revoir lorsque ma Salma me quittera et que je serai seul
dans ma solitude ? »
En entendant ces paroles, je serrai silencieusement sa main, sentant sur
la mienne de chaudes larmes couler de ses yeux. Tremblant de peine et de
filiale affection, je sentis mon cœur étouffer de chagrin.
Quand je relevai la tête, il se pencha sur mon front, y posa ses lèvres
tremblantes et, regardant la porte, me dit : « Adieu, mon fils, adieu ! »
Une seule larme qui brille sur la joue flétrie d’un vieillard, affecte
davantage l’âme que celles versées par n’importe quelles paupières d’un
jeune homme. Car elle est le résidu d’un cœur affaibli – une feuille morte
qui tombe dans le vent, à l’approche de l’hiver.
Tandis que celles de la jeunesse sont des gouttes de rosée tombant sur
une fleur… Elles coulent du trop-plein de leur cœur.
En quittant cette maison de Farés Karamé, la voix de Salma retentissait
à mes oreilles et sa beauté me suivait comme une ombre. Comme Adam
sortant du paradis, je quittai cet endroit, mais sans l’Ève de mon cœur pour
transformer ce monde en un Paradis.
J’eus l’impression que cette nuit-là qui me faisait renaître, me faisait
connaître la vision de la mort pour la première fois.
Ainsi le soleil vivifie par sa chaleur les champs et par cette même
chaleur les fait aussi mourir.
LE LAC DE FEU

Toute action faite par l’homme secrètement, à l’ombre de la nuit, est


vouée à la révélation de l’homme, à la lumière du jour. Les mots que l’on
murmure parfois dans la solitude font partie tout à coup et, à notre insu,
d’une conversation générale et les actes que l’on essaie d’accomplir
discrètement à l’intérieur de sa maison peuvent être amplifiés et rapportés le
lendemain à tous les coins de rue.
Ainsi les fantômes obscurs révélèrent le but de la rencontre de l’évêque
Boutros Ghaleb avec Farès Karamé et leur conversation propagée à travers
tout le voisinage parvint naturellement à mes oreilles.
La discussion qui avait eu lieu hier entre l’évêque Boutros Ghaleb et
Farès Karamé n’avaient aucun rapport avec les problèmes des pauvres, des
veuves ou des orphelins. En faisant venir Farès Karamé dans sa voiture
privée, l’évêque voulait demander en mariage Salma, pour son neveu
Mansour bey Ghaleb.
Salma était la fille unique du très riche Farès Karamé et le choix de
l’évêque tombait sur Salma car elle en était l’unique héritière. Il l’avait
choisie non pour sa beauté ni pour la distinction de son esprit mais
uniquement à cause de la fortune de son père, qui garantissait à Mansour
bey une bonne et prospère aisance et, du même coup, lui donnerait une
place marquante dans la société.
Les chefs religieux en Orient ne se contentaient pas de leur
magnificence personnelle mais s’efforçaient de rendre tous les membres de
leur famille importants et tyranniques.
La gloire d’un Prince va toujours au fils aîné par héritage, mais
l’exaltation du religieux, par les biens de ce monde, est contagieuse pour
ses frères et ses neveux !
Ainsi l’évêque chrétien, comme l’Imam musulman, comme le prêtre
brahmane, pourraient se transformer à l’occasion en pieuvres, saisissant leur
proie de leurs nombreuses tentacules et suçant leur sang de plusieurs
bouches à la fois !
Quand l’évêque demanda la main de Salma pour son neveu, la seule
réponse qu’il reçut de son père fut un long et triste silence.
En effet, quel est le père qui ne s’émeut à la séparation de sa fille, même
si elle devait s’en aller à la maison voisine ou au château d’un roi ?
Combien plus pénible était cette séparation pour Farès Karamé, lui qui avait
partagé les jeux d’enfance de sa fille, qui avait été le témoin de son
adolescence et du développement de sa maturité de femme. Mais autant
l’angoisse des parents est grande lors du mariage de leur fille, autant leur
joie est immense lorsque le fils se marie car à la famille il apporte un
nouveau membre.
Pour cette demande en mariage Farès Karamé remercia bien à
contrecœur l’évêque, connaissant la nature dangereuse, cupide et
corrompue du neveu.
En Orient, nul ne pouvait alors s’opposer aux autorités ecclésiastiques
sans perdre sa réputation. Nul homme ne pouvait désobéir à l’autorité
religieuse et continuer à compter parmi les croyants sans être rejeté par ses
frères, car « l’œil ne peut résister à la flèche sans être percé, ni la main à
l’épée sans être coupée ».
Si Farès Karamé avait résisté à l’évêque et refusé d’accéder à son désir,
la réputation de Salma aurait été ruinée et la destinée se serait emparée de
Salma, la conduisant comme une esclave humiliée, dans le cortège des
femmes misérables de l’Orient. Les raisins inaccessibles au renard ne sont-
ils pas toujours trop verts ?
Dans un ciel rempli de lune, mêlé à la senteur des fleurs et, après avoir
flotté librement sur les ailes blanches de l’amour, le noble esprit de Salma
tombait dans les filets du piège.
La fortune des parents est souvent une source de misère pour les
enfants. Le large et solide dépôt que les père et mère ont constitué ensemble
pour la sauvegarde de cette fortune devient une étroite et sombre prison
pour leurs héritiers. Le tout puissant « dinar »(1) que le peuple vénère se
transforme en un démon qui punit l’esprit et fait mourir les cœurs.
Salma Karamé, comme la plupart des femmes de son temps, fut une
victime de la richesse de son père et des visées néfastes du fiancé. Car si
Farès Karamé n’avait pas été un homme fortuné, Salma en ce jour aurait
vécu radieuse jouissant comme nous de la lumière du soleil !
Une semaine passa et l’amour de Salma, mon unique plaisir,
m’entretenait la nuit de ses chants mélodieux et m’éveillait à l’aube pour
me révéler le sens de la vie et les secrets de la nature.
L’amour de Salma était de ceux qui ne connaissent pas la jalousie, parce
qu’il était céleste. Il n’atteint pas le corps car il existe à l’intérieur de l’âme.
C’est une profonde affinité qui baigne l’âme dans le contentement ; c’est
un sentiment qui engendre une soif ardente d’affection ; c’est une tendresse
qui crée l’espoir sans agiter l’âme, transformant la terre en un paradis…
À l’aube, au réveil de la nature, en marchant dans les champs, je voyais
ou sentais l’empreinte de l’immortalité. Et quand je m’asseyai sur la plage,
les vagues mêmes chantaient cette éternité !
À travers les rues de la ville, je voyais la beauté et, dans le mouvement
des foules, la splendeur de l’humanité en marche !
Ces jours passèrent comme des fantômes et furtivement dans les
nuages !
Maintenant, il ne m’en reste plus que de tristes souvenirs. Les yeux avec
lesquels je regardais la beauté du printemps et le réveil de la nature ne
pouvaient plus voir, tout à coup, que la tempête et les misères de l’hiver.
Les oreilles avec lesquelles j’entendais auparavant les modulations du chant
des vagues n’écoutaient plus que le courroux de la mer et des hurlements
venant du fond des précipices…
L’âme qui avait observé gaiment la vigueur infatigable du genre humain
et la gloire de l’univers, était alors désappointée par le spectacle du malheur
et de la misère…
Oh ! combien étaient beaux les jours de l’amour et combien horribles
ces nuits d’angoisse…
Vers la fin de la semaine, enivré jusqu’à la moelle par mes sentiments,
j’eus l’impulsion d’aller jusqu’à la maison de Salma Karamé, ce temple
érigé dans la beauté et consacré par l’amour, dans lequel l’esprit pouvait
adorer et, humblement avec le cœur, prier…
En arrivant, j’entrai dans ce jardin paisible et là je sentis une force qui
me transportait loin de ce monde et me projetai dans une sphère surnaturelle
loin de toute lutte et de toute injustice !
Comme un mystique découvrant les « révélations » de sa vision, je me
vis, au milieu d’arbres touffus et de parterres fleuris, avancer vers la porte
d’entrée. En regardant à l’intérieur, j’entrevis Salma assise à l’ombre des
jasmins où nous nous étions rencontrés, une semaine auparavant. Ah ! cette
soirée choisie entre mille par la Providence pour le commencement
simultané de mon bonheur et de mon malheur !
J’allai vers elle silencieusement, mais elle ne broncha pas, comme si elle
attendait ma visite. Quand je m’assis près d’elle, elle me regarda
profondément et, avec un long soupir, détourna ses yeux vers l’horizon
lointain. C’était l’heure où le crépuscule cédait à la nuit. Alors, dans une
minute éternelle, nos âmes se confondirent.
Après un silence magique, Salma se tourna vers moi et prit ma main
dans la sienne, froide et tremblante, en me disant d’une voix pitoyable :
« Regarde-moi mon ami, regarde-moi bien en face et scrute mon visage, tu
y trouveras tout ce que tu aurais voulu que je te dise. Regarde-moi encore,
mon amour, regarde-moi, mon frère ! »
Je regardai ses yeux qui, souriant quelques jours auparavant, étaient
hagards et remuaient comme les ailes du rossignol ; ces yeux s’étaient
assombris et lentement durcis par la souffrance et la douleur. Je regardai sa
petite main froide et tremblante entrelacer la mienne, ce visage où je ne
pouvais voir que deux grands yeux étincelants fixés sur les miens.
Ce teint qui, hier encore, éclatait de la blancheur d’un lys s’était flétri.
Ces lèvres qui étaient comme deux roses resplendissantes de beauté
n’étaient plus que deux roses d’automne délaissées sur leur tige. Son cou
qui ressemblait à une colonne d’ivoire penchait en avant comme s’il ne
supportait plus le poids de la peine contenue dans la tête…
Je vis ces transformations poignantes sur le visage de Salma mais pour
moi, elles ne furent qu’un nuage qui passait sur la face de la lune et la
rendait encore plus belle, plus majestueuse.
Les traits qui révèlent les mystères de l’âme, même douloureux, ne font
qu’embellir le visage.
Tout en étant réguliers et proportionnels, les visages qui n’évoquent pas
dans leur silence les secrets intérieurs, manqueront toujours de charme.
Telle une coupe à transparence de cristal qui n’attire les lèvres que par la
nuance colorée de son vin.
Salma, ce soir-là, était comme une coupe pleine de vin céleste auquel se
mêlaient l’amertume et la douceur de la vie…
Sans s’en rendre compte, elle symbolisait la femme orientale qui quitte
la maison de ses parents pour mettre à son cou le rude joug d’un mari, qui
ne quitte les bras de sa tendre mère que pour subir la tyrannie de sa belle-
mère.
Je continuai à regarder Salma et d’écouter son souffle de détresse,
souffrant avec elle et pour elle, jusqu’à ce que je sentis le temps s’arrêter et
l’univers perdre même son existence…
Je fus tout à coup saisi : j’entendis Salma me dire tranquillement :
« Viens mon ami. Viens, essayons de parler un peu de cet avenir avant
qu’il ne nous engloutisse avec ses appréhensions et ses horreurs. Mon père
vient de quitter la maison pour voir l’homme qui sera mon compagnon
jusqu’à la mort ! Mon père que Dieu a choisi pour être l’auteur de mon
existence va rencontrer l’homme que l’enfer terrestre a choisi pour être mon
maître pour le restant de mes jours. Dans cette ville, se réunit en ce moment
le vieillard qui accompagna ma jeunesse avec le jeune homme qui
accompagnera ce qui me reste d’années à vivre et en cette nuit s’entendront
mon père et le jeune homme sur la date du mariage qui sera toujours trop
proche… La semaine dernière, à cette même heure, à l’ombre du même
jasmin, l’amour s’emparait de mon âme pour la première fois, pendant que
la destinée écrivait les premiers mots de mon avenir dans la maison de
l’évêque Boulos Ghaleb.
« Maintenant, mon père et son gendre font des plans pour le mariage et
je te vois à mes côtés et je sens ton souffle autour de moi, tel un oiseau
assoiffé voltigeant au-dessus d’une source d’eau gardée par un serpent
effrayant et affamé…
« Ah ! quelle est grande cette nuit et qu’il est profond son mystère ! »
En entendant ces mots, je sentis l’obscur fantôme de la désespérance
totale s’emparer de notre amour pour l’étouffer à sa naissance !
Je lui répondis alors :
« Cet oiseau continuera à battre des ailes et à frémir sur la source
jusqu’à ce que la soif le détruise et le jette dans la prise du serpent qui en
fera sa proie… »
Elle me répondit avec beaucoup de peine et d’une voix vibrante comme
l’airain :
« Non, mon bien-aimé, que cet oiseau reste vivant jusqu’à ce que tombe
la nuit… Jusqu’à ce que passe le printemps… Jusqu’à la fin des temps !
« Ne le fais pas taire car sa voix me donne la vie. N’arrête pas ses ailes
car leur mouvement dissipe les nuages de mon cœur ! »
Je lui murmurai :
« Salma, ma chérie, la soif va l’épuiser et la peur le tuer ! »
Elle répondit, les mots rapides sortant de ses lèvres, tel le murmure d’un
ruisseau :
« La soif de l’âme est plus douce que la satiété matérielle, et la crainte
de l’esprit plus chère que la sécurité du corps… Écoute-moi mon ami,
écoute-moi bien : je suis aujourd’hui au début d’une nouvelle vie de laquelle
j’ignore tout. Je suis comme un aveugle qui tâte de ses mains le chemin afin
de ne pas tomber… Je suis l’esclave que la fortune de mon père a placée sur
le marché et un homme d’entre les hommes m’a acquise. Je n’aime pas cet
homme que je ne connais pas et toi, tu sais bien que l’amour et l’ignorance
ne peuvent se rencontrer. Mais j’essayerai quand même de l’aimer. Je lui
obéirai, le servirai et tâcherai de le rendre heureux ! Je lui donnerai tout ce
qu’une faible femme peut donner à un homme fort… Mais toi, mon ami, tu
es encore au début de la vie, tu peux marcher librement sur les routes
remplies de fleurs et de parfums !
« Tu peux traverser le monde en formant avec ton cœur une torche
brûlante qui illuminera ton chemin. Tu peux penser, parler et agir
indépendamment car tu es un homme… Tu peux vivre en maître, car la
fortune de ton père ne t’a point placé sur le marché des esclaves pour être
vendu ou acheté. Tu peux choisir parmi les jeunes filles celle qui te plaît, la
faire habiter ton cœur avant de la voir habiter ta maison et lui faire partager
tes jours et tes nuits… »
Après une pause de silence pour reprendre haleine, Salma continua :
« Est-ce que maintenant la vie se charge de nous séparer afin que tu
atteignes la célébrité et que moi je m’attache à mon devoir de femme ?
« Est-ce ainsi que va se terminer ce rêve merveilleux et que va
apparaître la triste vérité ?
« Est-ce pour cela que le gouffre engloutit le chant du rossignol, que les
vents dispersent les pétales des roses et que les pieds foulent les coupes de
vin ?
« Est-ce en vain que nous aurons passé tant de nuits au clair de lune,
sous ce jasmin, unis dans l’âme ?
« Est-ce à tort que nos âmes sont unies ?
« Nous avons atteint trop rapidement les étoiles et celles-ci se sont-elles
brisées pour nous entraîner aussi dans l’abîme ?
« L’amour était-il endormi lorsque nous l’avons brusquement réveillé et,
dans sa colère, décida-t-il de nous punir ?
« Ou bien est-ce le souffle de nos esprits qui transforma la brise de la
nuit en un orage dévastateur pour nous réduire en poussière perdue au fond
de la vallée ?
« Nous n’avons désobéi à aucun commandement et n’avons goûté à
aucun fruit défendu, pourquoi donc devrions-nous quitter le paradis ?
« Nous n’avons jamais conspiré et nous ne nous sommes jamais
mutinés, pourquoi donc nous jeter dans les enfers ?
« Non, non ! mille fois non ! car les minutes qui nous ont réuni sont plus
immenses que des siècles et la lumière qui illumina nos âmes est plus forte
que l’obscurité !
« Si la tempête nous sépare sur l’océan agité, les vagues nous
ramèneront sur la plage tranquille.
« Et si même la vie nous tue – la mort nous unira !
« Le cœur d’une femme ne change ni avec le temps ni avec les
saisons…
« Le cœur d’une femme agonise longtemps, mais ne périt jamais.
« Le cœur d’une femme est comme un champ que l’homme choisit pour
sa guerre et ses massacres. Il en arrache les arbres, brûle les herbes, marque
ses rochers de son sang et enfonce dans sa terre des crânes et des ossements,
mais ce champ demeure calme et paisible et sur lui passent les printemps
puis les automnes jusqu’à la fin des siècles !
« Or maintenant tout est consommé ! Dis-moi que faire ? Comment nous
séparer et où nous revoir ?
« Allons-nous regarder l’amour comme un visiteur étranger qui serait
venu une nuit et parti le lendemain ? Ou bien devons-nous considérer ce
sentiment affectueux comme un rêve enfanté dans le sommeil et perdu avec
le réveil ?
« Cette semaine, a-t-elle été une heure d’ivresse passagère qui fera place
à l’immuable réalité ?
« Relève la tête et laisse-moi voir tes yeux, mon bien-aimé. Ouvre tes
lèvres afin que j’entende ta voix. Parle-moi… dis-moi… te souviendras-tu
de moi ? Entendras-tu toujours le frôlement de mes ailes dans le calme de la
nuit après que l’orage aura noyé la barque de nos jours ?
« Sentiras-tu mon souffle palpiter autour de toi ?
« Est-ce que tu verras mon ombre s’approcher des ombres du crépuscule
et disparaître avec la brume du matin ?
« Dis-moi, mon amour, que deviendras-tu après avoir été la lumière de
mes yeux, une douce chanson à mes oreilles et les ailes de mon âme ? Que
deviendras-tu… »
Je lui répondis, la chaleur de mon cœur se projetant dans mes yeux :
« Je serai pour toi, Salma, ce que tu voudras que je sois ! »
Elle me dit alors :
« Je veux que tu m’aimes, je veux que tu m’aimes jusqu’à la fin de mes
jours.
« Je voudrais que tu m’aimes comme le poète aime ses tristes pensées,
que tu te souviennes de moi comme un voyageur se souvient d’une rivière
d’eau pure où il vit se refléter son visage avant de goûter son eau…, comme
une mère se souvient de son enfant mort dans son flanc avant qu’il n’ait vu
le jour !
« Je voudrais que tu penses à moi comme penserait un roi clément à un
condamné à mort avant de recevoir le pardon.
« Je veux que tu sois pour moi un frère, un ami, un compagnon…
« Je voudrais que tu ailles visiter mon père dans sa solitude et le
consoler de notre séparation car bientôt je le quitterai et deviendrai une
étrangère pour lui… »
Je lui répondis :
« Je ferai tout cela, Salma… et de mon âme j’envelopperai la tienne et,
de mon cœur, je ferai une demeure pour ta beauté et, de ma poitrine, un
tombeau pour tes tristesses.
« Je t’aimerai, Salma comme les graines aiment le printemps. Je vivrai
en toi comme les fleurs vivent aux rayons du soleil.
« Je chanterai ton nom comme la vallée chante l’écho des cloches au
haut du village.
« J’entendrai tes conversations comme les rivages entendent l’histoire
des vagues.
« Je me souviendrai de toi, Salma, comme un étranger se souvient de sa
patrie tant aimée, comme un affamé se souvient d’un festin auquel il a été
convié, comme un roi détrôné se souvient des jours de sa gloire, comme le
prisonnier, de ses heures de liberté et de quiétude.
« Je me souviendrai de toi, Salma, tel le semeur se souvient de ses bottes
de blé et de sa récolte.
« Comme le berger fidèle se souvient de ses vertes prairies et des
sources limpides… »
Je parlai et Salma écoutait, en regardant à travers la profondeur de la
nuit, tandis que les battements de son cœur se précipitaient comme le flux et
le reflux de la marée. Puis elle dit :
« Demain le réel sera l’imaginaire et le réveil, le rêve.
« Est-ce qu’un assoiffé peut se satisfaire d’étancher sa soif dans un rêve
ou un amoureux se contenter d’une étreinte fictive ?… »
Je la consolai, disant :
« Demain, la destinée te mettra au sein d’une famille paisible et me
jettera dans le monde de la lutte et des efforts. Tu seras dans la maison d’un
homme dont le bonheur sera ta beauté et ta pureté d’âme et moi, je m’en
irai à travers une vie de tristesses et de pénible hantise ; tu entreras dans la
vie et moi dans l’agonie ; tu seras dans la société et ses divertissements et
moi dans la solitude et l’isolement… Mais j’érigerai dans la vallée de la
mort une statue d’amour et je l’adorerai ; je prendrai l’amour pour
confident, je l’entendrai tel un hymne, je m’en enivrerai et le porterai tel un
habit…
« À l’aurore, l’amour m’éveillera de mon sommeil et me conduira vers
le champ lointain.
« Aux midis, il me dirigera vers l’ombre des arbres où je trouverai abri
avec les oiseaux, contre les rayons du soleil.
« Les soirs, il m’arrêtera devant le crépuscule et me fera entendre le
chant de l’adieu à la lumière et me fera voir les fantômes voguant à travers
l’espace.
« Durant les nuits, il m’enlacera et je m’endormirai, rêvant aux mondes
supérieurs habités par les âmes des amoureux et des poètes.
« Au printemps, je marcherai, côte à côte avec l’amour, chantant à
travers les monts et les vallées, cherchant les souvenirs passés, tracés par les
violettes et les narcisses, buvant les dernières gouttes de l’hiver dans les
coupes des lys.
« En été, les bottes de foin seront nos coussins, le gazon, notre lit et, le
soir, avec la lune et les étoiles, nous veillerons…
« En automne, je m’en irai avec l’amour vers les vignes, je m’arrêterai
devant les pressoirs pour regarder les grappes de raisin se démunir de leurs
grains dorés et pour méditer sur la migration des oiseaux vers la côte…
« En hiver, nous resterons près de la cheminée, lisant l’histoire des
siècles et les chroniques des nations et des peuples…
« Durant ma jeunesse, l’amour sera mon maître ; à l’âge mûr, mon
soutien ; dans la vieillesse, mon enchantement.
« Notre amour, ma Salma bien-aimée, restera avec moi jusqu’à la fin de
mes jours et jusqu’à la mort, quand la main de Dieu nous réunira à
nouveau. »
Tous ces mots venaient du plus profond de mon cœur et se précipitaient
comme des flammes brûlantes sortant de l’âtre pour disparaître dans la
cendre et me jeter dans la réalité. Salma m’écoutait, les larmes coulant de
ses paupières, semblant répondre ainsi à mes paroles par des pleurs.
Ceux auxquels l’amour n’a point donné d’ailes ne peuvent voler au-delà
des nuages ! Ni voir ce monde de sortilège dans lequel est ensorcelée mon
âme ainsi que celle de Salma, en cette heure triste et pourtant si heureuse
dans sa souffrance…
Ceux que l’amour n’a point entraînés ne peuvent entendre ce langage et
cette histoire n’est point écrite pour eux. Car même s’ils avaient compris le
sens réel de ces modestes pages, ils ne pourraient saisir ce qui se meut entre
ces lignes : mes fantasmes auxquels l’encre ne peut servir d’habit et le
papier, de demeure.
Mais quel est l’homme qui n’a pas goûté à la coupe de ce vin ? Quelle
est l’âme qui ne s’arrête avec respect dans ce temple des cœurs, remplis de
sentiments, de secrets et de rêves ?
Quelle est la fleur sur laquelle le matin ne versa pas quelques gouttes de
rosée sur ses pétales et quel est le ruisseau qui, ayant perdu son cours, ne se
jette pas dans la mer ?
Salma releva la tête vers le ciel étoilé, les mains tendues vers le
firmament, les yeux grands ouverts, les lèvres tremblantes avec, sur le
visage pâle, tous les signes de la femme injustement opprimée, désespérée
et malheureuse ; elle s’écria :
« Ô mon Dieu ! Que t’a-t-elle fait la femme pour subir ton courroux ?
« Quel péché a-t-elle commis pour mériter un tel châtiment jusqu’à la
fin des temps ?
« A-t-elle perpétré un crime si grave pour que ta sanction à son encontre
soit aussi lourde ?
« Ô mon Dieu, tu es fort et elle est faible, pourquoi l’accables-tu ?
« Tu es grand et tout-puissant et elle rampe devant ton trône, pourquoi
l’écrases-tu de tes pieds ?
« Tu es la tempête en furie et elle, un peu de poussière devant ton image.
Pourquoi la jeter ainsi sur cette terre glacée ?
« Tu es un géant et elle, sans défense. Pourquoi donc la combattre ?
« Tu es l’intelligence même et elle, perdue et aveugle. Pourquoi la
tortures-tu ?
« Tu as créé la femme avec l’amour, et par l’amour tu la détruis ! Avec ta
main droite tu l’élèves à toi, et de la gauche tu la jettes dans l’abîme, sans
qu’elle sache comment tu l’as élevée ni comment tu l’as engloutie…
« Dans sa bouche tu insuffles la vie et, dans son cœur, tu plantes les
racines la mort !
« Tu lui montres le chemin du bonheur, et sur sa route tu laisses le
malheur la terrasser…
« Dans sa gorge tu mets un chant de joie puis tu étreins ses lèvres avec
la tristesse et lies sa langue par le chagrin.
« Avec tes doigts mystérieux tu soulages ses blessures et, avec tes
mains, tu dessines l’effroi autour de ses plaisirs.
« Dans son lit tu caches le repos et la paix et, autour de ce même lit, tu
sèmes la peur et les misères.
« De ta volonté, tu fais surgir ses penchants et, de ces mêmes penchants,
tu engendres ses défauts et son avilissement.
« Par ta toute-puissance, tu lui montres la beauté de la création et, par
cette même puissance, tu transformes cet amour de la beauté en un
impossible assouvissement.
« Par ta loi tu unis son âme à un corps superbe et, par ta sentence, tu fais
de ce corps un être faible et misérable.
« C’est toi qui lui fais boire la vie dans la coupe de la mort et la mort,
dans la coupe de la vie.
« Toi tu la purifies avec ses larmes et, avec ses larmes, tu l’anéantis.
« Tu la rassasies du pain de l’homme et, de sa tendresse, tu combles
l’homme.
« C’est toi, c’est toi, mon Dieu, qui avais ouvert mes yeux à l’amour et,
avec cet amour, tu m’as aveuglée.
« Toi, tu as daigné caresser mon front et, de tes puissantes mains, tu
m’as souffletée…
« Toi, tu as planté en mon cœur une rose blanche et tu as entouré cette
rose d’une barrière d’épines.
« Toi, tu as lié mon présent avec l’esprit d’un homme jeune et que
j’aime et, avec le cœur d’un inconnu, tu as assujetti mes jours…
« Fortifie-moi, mon Dieu, afin que je triomphe dans cette lutte mortelle
et que je demeure fidèle et pure jusqu’à la mort.
« Que ta volonté soit faite, ô mon Dieu.
« Que ton nom soit béni jusqu’à la fin des temps ! »
Salma se tut. Mais ses traits continuaient à rayonner. Elle laissa tomber
sa tête, abaissant ses bras, inclinant son front altier comme si la force de la
vie la quittait. Elle m’apparut comme un arbre brisé par la tempête et
terrassé pour se dessécher et périr.
Prenant ses mains glacées dans les miennes brûlantes, je portai ces
doigts à mes paupières et à mes lèvres et, quand j’essayai de la consoler
avec des paroles, je me suis trouvé encore plus inconsolable qu’elle-même
et plus misérable.
Je restai muet, tourmenté, souffrant, sentant les minutes du temps se
jouer de nos sentiments et écoutant les battements de mon cœur, craignant
moi-même de tout moi-même…
Dès ce moment, nous restâmes silencieux, car l’extrême torture est
muette. Nous étions pétrifiés comme deux colonnes de marbre ensevelis par
un tremblement de terre et les fibres de nos cœurs étreints étaient
entrecoupés par nos soupirs…
Minuit sonna au milieu de la majesté de ce silence. Derrière le mont
Sannine, la lune se leva et parut à travers les nuages, telle une face blême
d’un cadavre dans son cercueil, entouré de coussins noirs et de cierges
livides…
Le Mont-Liban apparut tel un vieillard sur lequel pesaient les ennuis,
courbé par les tristesses, les yeux rougis par les insomnies, attendant l’aube,
tel un roi détrôné assis sur la poussière de sa magnificence, dans les
décombres de son palais…
Les montagnes, les arbres, les rivières changent d’aspect avec le
changement du temps. Ainsi se modifient les traits d’un homme selon la
réaction de ses pensées et de ses sentiments.
Le peuplier, qui s’élève le jour, telle une mariée superbe avec sa robe
argentée, ressemble le soir à une colonne de fumée qui s’évanouit et
disparaît…
Le grand rocher, qui paraît vers midi un colosse imprenable et
indifférent aux morsures du temps, se transforme la nuit en un pauvre être
qui n’a que la terre pour couche et le ciel pour couverture.
Le ruisseau dont les eaux brillent à nos yeux le matin, et qui nous berce
de son chant éternel, nous le voyons le soir comme une source de larmes, se
lamentant tout au long de la vallée.
Le Mont-Liban qui apparaissait, il y a une semaine, dans toute sa dignité
et sa splendeur lorsque la lune brillait dans sa plénitude, lorsque les âmes
étaient heureuses, apparut, cette nuit-là, crispé et solitaire, triste et brisé
sous une lune terne et incomplète, au milieu de l’espace, devant les cœurs
las et malades…
Nous nous levâmes pour l’adieu, et entre nous s’interposaient deux
fantômes : l’amour et le désespoir… l’un déployant ses ailes sur nos têtes,
l’autre serrant nos gorges de ses griffes, l’un pleurant amèrement et l’autre,
riant de notre désarroi.
Quand je portai la main de Salma à mes lèvres, elle s’approcha de moi
et caressa les mèches de mes cheveux, puis, se détournant, elle tomba sur le
banc de bois, ferma les yeux et murmura tout bas :
« Aie pitié de moi, mon Dieu, et renforce toute aile brisée… »
Je me séparai de Salma et sortit du jardin, sentant qu’un voile épais
enveloppait mon esprit, comme le brouillard couvre la surface d’un lac.
Je marchai et les ombres des arbres, tout au long du chemin,
apparaissaient comme des spectres sortant de terre pour m’effrayer.
Les faibles rayons de la lune tremblaient entre les branches, tels de
petites flèches néfastes lancées par l’esprit du mal vers ma poitrine. Le
silence triste et accablant de la nuit m’étouffait comme si de lourdes mains
noires s’abattaient sur mon corps…
Tout ce qui était présent, tout le sens de la vie et tout le secret de
l’éternité me semblaient laids et horribles… La lumière étincelante qui
m’avait appris la beauté dans l’émerveillement du monde s’était
transformée en un feu qui brûlait ma poitrine de ses flammes et entourait de
fumée mon âme…
Le chant divin, qui m’unissait aux hymnes de toutes les créatures, s’était
transformé, à cette heure-là, en bruits effrayants, plus terribles que le
rugissement du lion et plus profonds que le hurlement des gouffres.
J’arrivai à ma chambre et je me jetai sur mon lit, tel un oiseau blessé qui
tombe, le cœur transpercé d’une flèche…
Je restai, entre un éveil accablant et un sommeil tourmenté, tandis que,
dans mon for intérieur, je répétai les paroles de Salma : « Aie pitié, mon
Dieu et renforce toute aile brisée. »
DEVANT LE TRÔNE DE LA MORT

Le mariage de nos jours est un commerce ridicule et affligeant ! Ses


rênes sont tenues par les fiancés et les beaux-pères. Les jeunes gens y
gagnent quelquefois mais les parents sont toujours perdants.
Les filles, telles des denrées, sont transplantées d’une maison à l’autre.
Elles perdent leur gaité au fil des jours et finissent leur vie dans un coin
obscur de leur demeure, comme un vieux meuble délaissé…
Il est vrai que la civilisation d’aujourd’hui a développé les
connaissances de la femme mais elle a, par contre, augmenté ses
souffrances, à cause de la convoitise de l’homme. Dans le passé, la femme
était une servante heureuse. Aujourd’hui, c’est une Dame malheureuse !
Elle marchait, aveugle, dans la lumière du jour. Clairvoyante, à présent
elle marche dans les ténèbres !
Elle était belle dans sa simplicité, vertueuse dans son ignorance et forte
de sa faiblesse même.
Elle est devenue laide par ses artifices, superficielle dans sa
compréhension des choses et, loin du cœur, par sa préciosité…
Viendra-t-il le jour où seront réunies dans la même femme la beauté et
la connaissance, l’artifice et la vertu, la faiblesse du corps avec la force de
l’âme ?
Je suis de ceux qui croient que le progrès spirituel est une loi humaine et
que l’approche de la perfection est une voie lente mais efficace. Si donc la
femme s’est élevée dans un sens et se trouve en retard dans l’autre, c’est
que la rude piste qui mène aux cimes des montagnes est exposée aux
embûches des voleurs et aux repaires des loups !
Sur cette montagne libanaise qui ressemble à l’engourdissement qui
précède le réveil, cette montagne qui renferme en ses flancs la poussière des
générations passées et les germes de celles de demain, cette montagne
étrange par ses inclinaisons et ses aspérités, il n’existe point une seule
femme symbolisant la femme de l’avenir. Or, Salma Karamé était à
Beyrouth le symbole de la femme orientale nouvelle, mais, comme la
plupart de celles qui précèdent leur temps, elle était victime de son époque.
Telle une fleur emportée par le courant de la rivière, elle était entraînée
de force par le courant de la vie, vers sa misère.
Le mariage de Mansour bey Ghaleb avec Salma eut donc lieu et ils
vécurent dans une maison somptueuse au bord de la mer, à Ras Beyrouth,
où vivent les notables et les riches citoyens.
Les soirs de fête se terminèrent avec la période des noces durant ce mois
que l’on qualifie de miel mais auquel succèdent les mois de fiel et
d’amertume.
Rappelant des champs de bataille où les vainqueurs laissent derrière eux
les os et les crânes…
La magnificence des noces orientales exalte les jeunes gens, tel l’envol
de l’aigle au-delà des nuages. Par la suite, souvent, au fond de l’eau, ils
tombent d’un coup, telle une meule précipitée dans la mer…
Leurs réjouissances, comme les traces des pas sur le sable, sont vite
effacées par les vagues balayant le rivage.
Le printemps s’en alla, suivi de l’été puis vint l’automne, tandis que
mon amour pour Salma s’accroissait de jour en jour en une adoration
muette, telle l’attitude d’un jeune homme devant son premier amour, tel
aussi le sentiment de l’orphelin envers la pensée d’une mère qui habite les
cieux.
Mon désir ardent se transforma en une tristesse aveugle repliée sur elle-
même et la passion qui m’arrachait des larmes forma une plaie saignante
dans mon cœur. La tendresse qui remplissait mon âme s’est métamorphosée
en une profonde et constante prière pour le bonheur de Salma, de son mari
et pour la paix du cœur de son père si cher.
Mes espoirs et mes prières étaient vains car le tourment de Salma était
dû à un mal incurable de l’âme ; seule la mort pouvait le guérir !
Quant à Mansour bey, il était de ceux vers lequel allait aisément le luxe
de la vie et malgré tout, il était toujours insatisfait et rapace. Après avoir
épousé Salma et négligé son père dans sa solitude, il priait pour sa mort afin
de pouvoir hériter tout ce qui restait de la richesse du vieillard.
Le caractère de Mansour bey était pareil à celui de son oncle. La seule
différence entre eux est que l’évêque avait tout ce qu’il voulait en secret,
sous le couvert de son habit violet et la croix d’or qu’il arborait sur sa
poitrine tandis que son neveu l’affichait publiquement. L’évêque allait le
matin à l’église et le reste de la journée exploitait les biens des veuves, des
orphelins et des simples d’esprit.
Tandis que Mansour bey passait ses journées entières en poursuivant ses
désirs dans les impasses douteuses où l’air pur lui-même est vicié par la
corruption.
L’évêque se tenait debout à l’autel les dimanches, prêchant aux fidèles
ce qu’il ne pratiquait pas et le reste de la semaine, s’occupait de politique.
De plus, le neveu trafiquant de l’influence de l’oncle pour faire agréer
des demandes d’emploi et accorder des services louches… l’évêque était un
voleur se cachant derrière les rideaux de la nuit, et Mansour bey, un escroc
éhonté qui opérait courageusement en plein jour !
Ainsi s’anéantissent les peuples entre les voleurs et les profiteurs
comme les troupeaux disparaissent entre les crocs des loups et les couteaux
des bouchers. Ainsi se soumettent les nations orientales aux esprits avides
et aux mœurs pourris. Ainsi ils rétrogradent et, tortueux, sont foulés aux
pieds, tel l’argile sous les coups du marteau…
Mais pourquoi donc j’embarrasse ces pages en parlant de ces nations
misérables, condamnées, alors que je les ai réservées à l’histoire de cette
femme désespérée, au cœur brisé, à la description d’un cœur malade,
effleuré par l’amour et ses bonheurs et souffleté par ses douleurs.
Pourquoi donc je répands des larmes à la pensée des peuples opprimés
plutôt que d’en verser à la mémoire de cette faible femme dont la vie, à
peine commencée, a été déjà saisie par les griffes de la mort.
Mais cette faible femme n’est-elle pas le symbole des nations
subjuguées ? Est-ce que, tiraillée par la dignité de soi-même et les droits de
son corps, elle ne représente pas la nation accablée par ses gouvernants et
son clergé ? Ou bien, ces sentiments cachés qui amènent une jeune fille au
tombeau, ne sont-ils pas pareils aux violentes tempêtes et aux révolutions
qui couvrent de poussière la vie des peuples ? La femme est à la nation ce
que la lumière est à la lampe.
Celle-ci ne serait-elle pas terne si l’huile venait à manquer ?
Les jours d’automne passèrent, dénudant les branches des arbres. Les
feuilles, mêlées aux jasmins, jonchaient le sol, folâtrant comme la houle au
sein de l’écume de la mer. L’hiver approchait, gémissant, grinçant, et moi je
me trouvais à Beyrouth, sans un compagnon pour m’aider à poursuivre les
rêves qui m’élevaient jusqu’aux étoiles !… pour retomber sur mon cœur et
l’ensevelir au sein de la terre…
L’esprit affligé ne trouve de paix que dans la solitude. Il fuit le monde,
comme la gazelle, blessée, déserte le troupeau et se cache dans une grotte
jusqu’à sa guérison ou sa mort. C’est ainsi que je vivai.
Or, un jour j’appris que Farès Karamé était malade. Je quittai ma
solitude pour aller vers sa maison, empruntant un chemin à travers les
oliviers dont les feuilles d’un gris de plomb brillaient sous les gouttes de
pluie. J’évitai ainsi la route principale et marchait dans le calme, loin des
véhicules bruyants.
En arrivant dans la maison, je trouvai Farès Karamé couché sur son lit,
souffrant dans son corps décharné, la vue affaiblie, pâle et les yeux
enfoncés dans ses paupières creuses, tels les abîmes profonds et obscurs
hantés par les spectres de la douleur.
Le sourire qui jadis illuminait son visage avait disparu, faisant place à
un rictus hideux.
Ses mains qui étaient pleines de douceur apparaissaient décharnées
comme deux roseaux tremblants devant l’orage.
Je m’approchai de lui pour demander de ses nouvelles et j’aperçus sur
ses lèvres blêmes l’ombre d’un triste sourire.
D’une voix faible et angoissée, il me dit :
« Va, va, mon fils, dans la chambre à côté et essuie les larmes de
Salma… calme son désespoir et venez vous asseoir près de mon lit… »
J’entrai dans la chambre adjacente et trouvai Salma, étendue sur un
divan, couvrant sa tête de ses bras et cachant son visage avec des coussins
pour étouffer ses sanglots, de peur que son père ne les entende.
Lentement je m’approchai et prononçai son nom, plutôt en un soupir
qu’en un murmure !
Elle bougea craintivement comme devant la vision d’un cauchemar, se
mit sur son séant, me regarda avec des yeux fixes, comme si elle voyait un
fantôme dans le monde des rêves, ne pouvant croire à ma présence en ce
lieu…
Après un silence profond, qui ramena en nous le mystère de notre
envoûtement réciproque sur les ailes de l’amour, Salma essuya ses larmes
du bout de ses doigts et me dit, gémissante :
« Tu vois comme les jours ne se ressemblent pas et comme le destin
nous égare en nous jetant sur ses voies inextricables. En cet endroit même
où le printemps nous unit dans l’amour voici que l’hiver nous réunit
maintenant devant le trône de la mort !
« Qu’il était resplendissant ce jour-là et quelle est triste et obscure cette
nuit-ci… »
Elle parlait, suffoquée par le chagrin et, se levant, couvrait son visage de
ses mains comme pour protéger la vision de son passé…
Je passai ma main sur ses cheveux en disant :
« Viens Salma, dressons-nous l’un et l’autre comme deux tours solides
devant la tempête. Tenons-nous droits, comme les soldats devant l’ennemi,
offrons nos poitrines à leurs lances sans fuir ! Si la mort nous atteint, nous
mourrons comme des martyrs et si nous devons survivre, comme des héros
nous vivrons !
« Braver les obstacles et les tribulations est plus noble que de se
retrancher dans la tranquillité et la paix.
« Le papillon qui voltige autour du flambeau jusqu’à ce qu’il brûle est
plus admirable que la taupe qui vit en repos dans son trou obscur.
« Le noyau qui ne peut supporter la rigueur de l’hiver et la révolte des
éléments ne pourra fendre la terre et jouir du charme d’avril…
« Viens Salma, marchons fermement dans le dur chemin avec nos yeux
tournés vers le soleil, pour ne pas voir les crânes gisant entre les rochers, ni
les serpents cachés à travers les chardons.
« Si, en route, la peur nous arrête, elle nous fera entendre les cris
sarcastiques des fantômes de la nuit. Mais si nous atteignons le sommet de
la montagne avec courage, se mêleront à nous les esprits célestes avec des
hymnes de joie et de triomphe. Allège ta peine, Salma, essuie tes larmes et
quitte cette tristesse trop apparente pour aller auprès de ton père dont la vie
dépend de la tienne. Son remède est ton sourire. »
Le regard de Salma pour moi fut plein de tendresse et d’affection, puis
elle me dit :
« Tu exiges de moi la patience et la fermeté alors que tes yeux révèlent
la détresse et la souffrance ! Un pauvre affamé donne-t-il son pain à un autre
pauvre affamé ? Un malade prescrit-il son remède à un autre malade lorsque
lui-même en a grand besoin ?… »
Elle se leva et me devança dans la chambre de son père. Elle essayait de
sourire, simulant la quiétude, et le malade feignait d’être plus fort et reposé.
Cependant, chacun d’eux sentait l’angoisse de l’autre, cachant leur faiblesse
réciproque et écoutant les battements de leur cœur, comme deux forces
contraires égales qui se consument en silence !
Le père malheureux partageait l’état douloureux de sa fille et la fille
aimante, celui de son père. Deux âmes se trouvaient en présence, l’une sur
le départ devant la mort et l’autre désespérée devant l’amour. Et moi, entre
les deux, je souffrais pour elles et pour moi-même !
Trois êtres réunis par le destin : un vieillard représentant une vieille
demeure balayée par les flots, une jeune femme, symbole du lys décapité
par la faucille et un jeune homme, faible pousse courbée par les neiges ; et
tous les trois broyés comme un jouet entre les mains d’un même destin.
Farès Karamé remua lentement, serrant de sa faible main celle de Salma
et dit d’une voix touchante avec tout ce qu’elle pouvait renfermer d’amour
paternel :
« Mets ta main dans la mienne, Salma », puis la pressant de ses faibles
doigts : « Je me suis rassasié des années, mon enfant, je me suis réjoui de
toutes les saisons et j’ai savouré tout ce qui est bon dans la vie. Enfant, j’ai
aimé les jeux ; jeune, j’ai embrassé l’amour généreusement, et vieux j’ai
atteint la fortune. Tout au long de ces diverses phases j’étais heureux et
joyeux. Je perdis ta mère, ma Salma, avant que tu n’atteignes l’âge de trois
ans, te laissant à moi comme un trésor précieux. Tu grandissais aussi
rapidement qu’un croissant de lune. Et comme les étoiles se reflètent à la
surface d’une eau limpide, ton visage rappelait les traits de ta mère. Son
caractère et son intelligence se retrouvaient dans tes actes, dans tes paroles,
comme un ornement en fil d’or tissé dans un voile délicat. Je me consolai
en toi, mon enfant, car tu me la rappelles, belle et sage… Maintenant que je
suis vieux, le bien-être de la vieillesse réside sous les ailes de la douce mort.
Console-toi mon enfant car j’ai vécu assez longtemps pour te voir femme
accomplie ; sois heureuse car, par toi, je vivrai après ma mort ! Mon départ à
présent est pareil au départ de demain ou d’après-demain, car nos jours sont
pareils aux feuilles d’automne qui tombent et qui repoussent à la face du
soleil. Si je cours vers cette heure d’éternité, sans amertume c’est pour
retrouver ta mère… »
Ces mots dits avec tant de tendresse et de supplication marquèrent sur ce
visage contracté un rayonnement pareil à la lumière qui se dégage des
paupières d’un enfant. Puis il tendit sa main sous le traversin et saisit une
petite image ancienne, encadrée d’or et usée par le toucher des mains et
l’effleurement des lèvres. Sans lever son regard de l’image, il dit :
« Approche Salma, approche-toi de moi, mon enfant, pour que je te
montre le visage de ta mère. Viens tout près et regarde son ombre sur cette
feuille de papier ! » Salma essuya ses larmes et, regardant profondément la
photographie de sa mère comme dans un miroir, y vit réfléchie sa propre
image ; l’approchant de ses lèvres, elle la baisa à plusieurs reprises,
longuement, et s’écria : « Ma mère ! Maman ! Ma mère ! », sans un mot de
plus, collant l’image à ses lèvres comme si elle eut voulu lui insuffler la
vie ! Pour tout être sur terre, le mot le plus beau à prononcer est
certainement le mot « maman » et à entendre, celui de « mère ».
Appellations faites d’espoir et d’amour et de tout ce qui est beau et noble
dans le cœur de l’homme.
La mère est tout dans la vie. Elle est la consolation dans la tristesse, le
secours dans la difficulté, la force dans la faiblesse ! La source de toute
tendresse, de l’amitié et du pardon. Celui qui est privé de sa mère perd un
cœur pour le soutenir, une main pour le bénir et des yeux pour le protéger.
Tout dans la nature parle de la mère : le soleil, mère de la terre,
l’embrasse, la nourrit de sa chaleur, l’illumine de sa lumière jusqu’au
crépuscule, la berce pour l’endormir au rythme des vagues de la mer, des
chants des oiseaux et des ruisseaux. La terre, mère des arbres et des fleurs,
elle les fait naître, les nourrit et les sèvre et, à leur tour, ils deviennent des
mères tendres envers leurs fruits succulents et leur graines vivantes ! La
mère de toutes choses c’est l’âme universelle, éternelle, remplie de beauté
et d’amour…
Hélas ! Salma ne connut point sa mère, et c’est pourquoi elle fut si
tristement saisie en voyant son image qu’elle s’écria spontanément :
« Maman, maman ! » Le mot « mère » se cache dans nos cœurs comme se
cache le noyau au fond de la terre et monte aux lèvres au moment de la
douleur comme de la joie, tel le parfum qu’exhale la rose dans l’atmosphère
pure ou pluvieuse.
Salma fixait du regard l’image de sa mère, l’embrassait en gémissant, la
pressant sur son cœur palpitant, perdant avec chaque sanglot une partie de
ses forces, jusqu’à l’épuisement de ce corps frêle, puis tomba évanouie au
pied du lit de son père.
Celui-ci mit ses deux mains sur la tête de son enfant en disant :
« Je t’ai montré l’image de ta mère tracée sur une feuille, mais écoute-
moi, Salma, je vais te faire entendre ses propres paroles. »
Salma releva la tête comme ferait l’oiseau dans son nid en attendant le
battement d’ailes de sa mère et, fixant son regard sur lui, l’écouta
attentivement dire :
« Tu étais encore nourrisson quand ta mère perdit son père. Elle en eut
une peine immense et versa de brûlantes larmes et ne voulut plus quitter sa
tombe.
« Or, un jour, elle s’assit près de moi, dans cette même chambre et me
dit :
« Mon père est mort, mon Farès, et tu es le seul être qui me reste pour
ma consolation. Le cœur dans ses sentiments divers représente le cèdre avec
ses différentes branches. S’il vient à perdre une forte branche, il souffre
mais n’en meurt pas. Il dirige toutes ses forces vives sur la branche voisine
pour lui permettre de pousser, de s’élever et de remplir de ses nouvelles
pousses la place de la branche coupée. » C’est ce que m’a dit ta mère,
Salma, quand elle perdit son père et c’est ce que tu dois dire lorsque la mort
emportera mon corps au repos du tombeau et mon âme à l’ombre de
Dieu… »
Salma répondit alors, effondrée :
« Ma mère en perdant son père t’avait à ses côtés mais moi, qui me
restera-t-il en te perdant, mon père ? Son père mourut, mais elle avait près
d’elle un mari aimant, bon et fidèle. Son père mourut, mais elle avait un
enfant qui mettait sa petite tête sur son sein et entourait son cou de ses bras.
Mais qu’est-ce qui me resterait si je te perdais, mon père ? Tu es mon père,
ma mère, le compagnon de mon adolescence, l’éducateur de ma jeunesse.
Par qui te remplacerai-je si tu me quittais ? »
Puis tournant ses yeux en larmes vers moi, elle ajouta :
« Je n’ai que cet ami, mon père, et il ne me restera que lui si tu me
quittes. Comment puis-je être heureuse quand je le vois souffrir autant que
moi-même ? Un cœur brisé se console-t-il devant un autre cœur brisé ? Un
être en peine ne peut se consoler de la peine d’un voisin, comme le pigeon
ne peut voler avec des ailes brisées.
« C’est l’ami de mon âme et j’ai chargé son épaule généreuse du poids
de mon chagrin jusqu’à courber son dos ! J’ai rempli ses yeux de larmes
jusqu’à l’aveuglement !
« C’est un frère que j’aime et qui m’aime mais comme tous les frères il
partage le malheur mais ne le soulage pas.
« En pleurant avec moi, il rend mes larmes encore plus amères, et mon
cœur plus affligé… »
J’écoutai Salma parler et mes sentiments croissaient en ferveur et ma
poitrine étouffait, et je sentais que mes os allaient se briser. Tandis que
Farès Karamé la regardait, son corps affaissé, glissant lentement entre les
coussins et son esprit déprimé tremblant telle une flamme au vent, il croisa
les bras et dit tranquillement :
« Laissez-moi m’en aller en paix, mon enfant. Mes yeux ont entrevu ce
qu’il y a au-delà des nuages et ne se baisseront plus vers les cavernes de
cette terre.
« Laissez-moi m’envoler, car j’ai brisé de mes ailes les barreaux de cette
cage. Ta mère m’appelle, Salma. Ne me retiens pas… Voici que le vent se
calme et les nuages disparaissent de sur la mer. Les voiles de mon vaisseau
sont levées et tout est prêt pour le voyage… Ne le retarde pas et ne détourne
pas son gouvernail. Laisse mon corps reposer avec ceux qui sont déjà en
repos et laisse mon âme se lever avec l’aurore, car le rêve est terminé.
Embrasse mon âme avec la tienne… Donne-moi le long baiser de
l’espérance et ne verse pas les tristes larmes du chagrin sur mon corps afin
que l’herbe et les fleurs qui y pousseraient ne rejettent pas ses éléments. Ne
répands pas des larmes de désespoir sur mes mains, car elles pousseront
comme des épines sur ma tombe. Ne dessine pas des termes d’agonie sur
mon front, de peur que la brise de l’aurore, en passant, ne les lise et refuse
d’emporter mes cendres vers les vertes prairies !
« Je t’ai aimée durant ma vie, ma chère enfant, et t’aimerai dans la mort
et mon âme restera près de toi pour te protéger… »
Se tournant vers moi, Farès Karamé, dont les paupières se fermaient sur
deux traits gris à la place des yeux, murmura doucement :
« Toi, mon fils, sois un frère pour Salma comme fut ton père pour moi.
Sois auprès d’elle aux heures difficiles et sois l’ami de tous les jours. Ne la
laisse pas s’attrister sur les morts et commettre ainsi une faute grossière qui
remonte aux âges obscurs mais raconte-lui les chants de la vie et de la joie
pour la divertir et lui faire oublier ses peines…
« Rappelle-moi au bon souvenir de ton père, demande-lui et il te contera
un peu de notre jeunesse qui nous soulevait aux nues… Dis-lui que je l’ai
aimé de nouveau à travers toi, en cette dernière heure de ma vie… »
Il se tut un instant, laissant résonner en moi ses paroles qui
s’amplifiaient aux murs de la chambre. Puis ses regards se portèrent sur
Salma et sur moi simultanément et il murmura :
« N’appelez aucun médecin à mon chevet pour prolonger avec ses
prescriptions ma prison car les jours d’esclavage sont passés et mon âme
aspire à sa liberté. N’appelez point de prêtre à mes côtés car ses prières ne
rachèteront pas mes fautes si je suis pécheur et ne précipiteront pas mes pas
vers le paradis si je suis innocent.
« La volonté humaine ne peut changer la volonté divine, comme les
astrologues ne peuvent changer la course des étoiles. Mais, après ma mort,
laissez le docteur et les prêtres faire ce qu’ils voudront de mon corps, car
mon vaisseau continuera à voguer vers sa destination… »
Vers minuit, le moribond ouvrit ses yeux perdus dans l’ombre de
l’agonie et pour la dernière fois les dirigea vers Salma agenouillée près de
son lit. Il essaya de parler encore mais déjà la mort absorbait sa voix. Il put
à peine, des profondeurs de son être, dire du bout des lèvres :
« La nuit est passée… Voici poindre le jour… Oh ! Salma… Oh ! oh !
Salma… »
Puis il pencha la tête, le visage blême, dans un léger sourire il rendit
l’âme…
Salma toucha la main de son père et la sentit froide. Elle regarda son
visage et le trouva couvert du voile de la mort. La vie se raidit en elle et les
larmes s’arrêtèrent de couler. Sans bouger, sans crier, mais, tout près de lui,
avec des yeux figés comme ceux d’une statue, elle se laissa tomber le front
contre terre comme un linge humide et dit avec calme :
« Aie pitié, mon Dieu, et fortifie toute aile brisée… »
Ainsi mourut Farès Karamé, l’éternité entourant son âme et la terre
reprenant son corps.
Mansour bey Ghaleb prenait possession de la fortune et Salma
demeurait prisonnière d’une vie de douleurs et de misères.
Quant à moi, j’étais perdu entre ma tristesse et ma rêverie. Les journées
et les nuits m’écrasaient tels les aigles broyant leur proie… Combien de fois
ai-je essayé de m’oublier en compagnie des livres et vivre avec les ombres
des générations passées mais en vain.
C’était comme vouloir étouffer le feu avec de l’huile car je ne trouvais
dans la marche des siècles que malheur et misère. Le livre de Job était pour
moi plus beau que les psaumes de David, les élégies de Jérémie plus
humaines que le cantique de Salomon, les calamités des Barmécides avaient
plus d’écho dans mon âme que la gloire des Abbassides. Le poème d’Ibn
Zreick me touchait plus que les quatrains d’al-Khayyam et la tragédie de
Hamlet était plus près de mon cœur que tous les écrits de l’Occident…
Ainsi le désespoir affaiblit notre perception et nous ne voyons plus que
nos propres images et nous n’entendons plus que les battements de nos
cœurs agités…
ENTRE LE CHRIST ET ASTARTÉ

Entre les collines et les jardins qui relient la banlieue de Beyrouth aux
environs du Mont-Liban se trouve un petit temple antique creusé à même
un rocher blanc entouré d’oliviers, d’amandiers et de saules pleureurs. Il
était peu éloigné de la route principale et peu connu des amateurs de
vestiges antiques. Certaines choses importantes sont parfois délaissées et
c’est cette négligence qui garda le temple voilé aux yeux des archéologues
et en fit un havre pour les êtres malheureux et un sanctuaire pour les
amoureux solitaires…
Celui qui pénètre dans ce temple aperçoit sur le versant oriental une
image, avec des inscriptions phéniciennes gravées sur le roc, colorée par les
saisons et effacée par l’érosion des siècles. Elle représente Astarté, déesse
de l’amour, et de la beauté assise sur un trône somptueux et entourée de sept
vierges, debout, dans des poses différentes. La première porte, un flambeau,
la deuxième, une cythare, la troisième, un encensoir, la quatrième, une
cruche de vin, la cinquième, une branche de roses, la sixième, une couronne
de lauriers et la septième, un arc et des flèches. Toutes regardaient Astarté
avec une expression de respect et de soumission.
Face à la déesse Astarté, sur le versant occidental, une image plus
récente et plus apparente représente Jésus de Nazareth crucifié et, à ses
côtés, sa mère, la pécheresse Marie-Madeleine ainsi que deux autres
femmes éplorées. Cette image, de style byzantin, a dû être sculptée aux
environs du cinquième ou sixième siècle.
Sur le côté ouest, deux ouvertures par lesquelles les rayons du soleil
couchant projettent, sur les deux images, des reflets lumineux, les teintant
d’or.
Au milieu du temple se trouve une pierre de marbre sur les côtés de
laquelle apparaissent des dessins antiques et des inscriptions, certaines
effacées par des masses de sang pétrifié, indiquant que les anciens y
célébraient leurs holocaustes en y versant des offrandes de vin, de parfum et
d’huile.
Le silence de ce temple saisit l’âme. Il remplit l’atmosphère d’un
profond respect et d’une mystérieuse crainte en révélant les secrets de la vie
magique de ces dieux. Il révèle aussi les origines successives des
événements à travers les siècles, l’évolution des diverses générations et
l’apport des diverses civilisations et religions. Ainsi, il porte le poète vers
un autre monde et convainc le philosophe que l’homme est né religieux,
qu’il sent sans voir, imagine sans percevoir et, pour traduire ses sentiments,
dessine des symboles pour donner corps à ses paroles, à ses chants, à ses
peintures et à ses statues et ainsi, exprimer ses rêves avec ce qu’ils
comportent d’aspirations sacrées durant la vie et après la mort.
Dans ce temple inconnu, je rencontrai Salma une fois par mois. Et là,
nous passâmes de longues heures à contempler ces deux images étranges,
remontant le cours des siècles, considérant le jeune homme crucifié sur le
Golgotha et ramenant à notre imagination les spectres de la jeunesse
phénicienne, laquelle avait vécu, aimé et adoré la beauté dans la personne
d’Astarté, et avait brûlé l’encens devant sa statue et répandu les parfums sur
ses autels.
Combien il m’est dur à présent de rappeler le souvenir de Salma et de ne
pouvoir exprimer que par de simples paroles, les heures exaltantes de plaisir
et de souffrance, de joie et de tristesse, d’espoir et de désespérance,
débordantes de la substance qui caractérise l’homme et confère à la vie son
aspect énigmatique éternel. Je le ferai quand même pour servir de modèle à
ceux qui aiment et qui souffrent…
C’est dans ce vieux temple que nous nous isolions, assis à sa porte, le
dos appuyé contre le mur, écoutant l’écho de notre passé, considérant les
vicissitudes de notre présent, appréhendant notre avenir. Puis nous
descendions dans le plus profond de nous-mêmes, pour nous consoler dans
les replis de cette enveloppe qui est l’espoir avec d’heureuses et imaginaires
prévisions, trouvant quand même dans ces tristes rêves, un peu de calme à
notre douleur.
Et alors, apaisés et souriants, l’amour nous faisait tout oublier en nous
dégageant de toute obligation, sauf celle de nos mutuels penchants. Dans
notre amour passionné, nous nous enlacions jusqu’à devenir transcendants
et Salma posait ses lèvres sur mes cheveux avec douceur et tendresse
remplissant mon cœur de bonheur. Je baisai le bout de ses doigts si blancs.
Elle fermait les yeux, penchait son cou d’ivoire et ses joues prenaient une
teinte de rose délicate comme les premiers rayons que l’on aperçoit à
l’aurore sur les pentes et les collines. Et ensemble, silencieusement, notre
regard se portait vers l’horizon lointain jusqu’au moment où les nuages
descendaient teintés des couleurs du soleil couchant.
Mais ces rencontres ne se limitaient pas à l’échange de nos sentiments
amoureux et de nos plaintes. Nous nous projetions au dehors, échangeant
nos opinions sur différents sujets et nos pensées sur les conditions de ce
monde étrange, discutant des figures et des images vues dans notre jeunesse
à travers nos lectures, ainsi que des principes sociaux. Salma parlait souvent
de la place qu’avait la femme dans la société orientale, de l’influence des
siècles sur son caractère, des relations conjugales à notre époque, des causes
de ses maladies spirituelles et de la corruption qui règne dans la vie
matrimoniale…
Je me souviens alors de ce qu’elle me dit une fois :
« Les poètes comme les écrivains essayent de comprendre la réalité de
la femme mais jusqu’à ce jour ils n’ont pas pu saisir les secrets de son cœur.
Car ils ne la regardent qu’à travers le voile de leur désir, ne la jugent que sur
l’apparence de son corps ou alors à travers une loupe déformante, ne
trouvant en elle que faiblesse et soumission. »
À une autre occasion, elle me dit en me montrant l’image sculptée sur le
mur du temple :
« Au cœur de ce rocher, entre Astarté assise sur un trône et Marie debout
devant la croix, se trouvent les deux symboles qui dépeignent l’essence des
désirs de la femme et les secrets de son âme, se mouvant entre l’amour et la
tristesse, l’affliction et le sacrifice. L’homme achète la gloire et la réputation
au prix du sacrifice de la femme. »
Ainsi, nul ne se doutait de ces secrètes rencontres sauf Dieu et l’essaim
d’oiseaux qui voletaient à travers ces jardins. Salma venait dans sa voiture
jusqu’à l’endroit appelé « Jardin du Pacha » et, de là, s’acheminait à travers
les différents sentiers qui amenaient au petit temple. Elle entrait, appuyée
sur son parasol, son visage respirait l’espoir et la confiance. Là, elle me
trouvait, impatient et inquiet, le cœur assoiffé d’amour…
Nous ne craignions pas les regards scrutateurs car nous n’éprouvions
aucun remords de conscience. L’Esprit purifié par le feu et lavé par les
larmes s’élève au-dessus de ce que le monde appelle faute et honte. Il se
libère de l’esclavage des principes et des lois établis par les coutumes
contre les affections du cœur humain. Il dresse sa tête fièrement devant les
trônes de Dieu. La société humaine, depuis soixante-dix siècles s’est livrée
à des lois corrompues jusqu’à ne plus comprendre le sens des lois
supérieures et éternelles. L’intelligence humaine, accoutumée à ne voir que
la lueur des bougies, ne peut fixer la lumière du soleil et les générations ont
hérité les unes des autres les maladies et les tares morales, au point de les
rendre acceptables et coutumières. Les gens ne les considèrent pas comme
des infirmités mais comme des qualités inhérentes à la nature d’homme
donnée par Dieu à Adam. Si un être apparaît indemne de ces tares il est
considéré comme incomplet et dépourvu de perfection spirituelle.
Ceux qui veulent accuser Salma Karamé en entachant son nom parce
qu’elle quittait le domicile légal de son mari pour s’isoler avec un autre
homme ne sont que des êtres malsains et faibles. Ils considèrent ceux qui
sont sains comme des criminels et les âmes nobles comme des rebelles. Ces
diffamateurs sont comme ces insectes qui rampent dans l’obscurité et
craignent de sortir à la lumière, de peur d’être écrasés par les passants.
L’inculpé qui peut abattre les murs de sa prison et ne le fait point est un
lâche. Salma Karamé était une prisonnière opprimée qui ne pouvait obtenir
son affranchissement. Sera-t-elle l’objet d’un blâme parce qu’elle regardait,
à travers les barreaux de sa prison, les champs verdoyants et l’espace
universel ? Peut-elle être traitée d’infidèle parce qu’elle venait de la maison
de Mansour bey Ghaleb s’asseoir à mes côtés, entre Astarté la déesse et le
Tout-Puissant crucifié ? Que les gens disent ce qu’ils veulent, car Salma
avait surmonté les marécages qui embourbent les esprits et avait atteint un
monde que ni les hurlements de loups ni les sifflements des vipères ne
peuvent atteindre…
Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent de moi, car l’esprit qui a pu
affronter la mort ne craint pas les attaques des détrousseurs. Le soldat qui a
vu les tranchants des épées s’entrecroiser au-dessus de sa tête et les flots de
sang couler sous ses pieds, ne fait plus cas des pierres que lui jettent des
gamins.
LE SACRIFICE

La chaleur alourdissait les rivages vers la fin du mois de juin et les


habitants s’en allaient au haut des montagnes, et, comme d’habitude, je me
dirigeai vers le temple pour rencontrer Salma. J’emportai avec moi un petit
livre de poèmes andalous pour lequel j’ai toujours eu du penchant.
J’arrivai au temple au coucher du soleil et m’asseyai dans un sentier
bordé d’orangers et de saules pleureurs, tout en surveillant la route. De
temps en temps, je jetai un regard sur le livre, récitant tout bas les vers qui
captivaient mon cœur par l’élégance de leur construction et la sonorité de
leur rime. Ils faisaient revivre à la mémoire la gloire des rois, des poètes et
des chevaliers qui avaient quitté Grenade, Cordoue et Séville, laissant
derrière eux leurs palais, leurs écoles et leurs jardins, tout ce qui emplissait
leur âme d’espérance et d’attraits et qui disparurent dans les remous des
siècles, les larmes aux yeux et la déception au cœur…
Après une heure d’attente, Salma arriva gracieuse à travers
l’enchevêtrement des arbres, s’appuyant péniblement sur son parasol,
comme écrasée par toutes les peines et les soucis du monde. Dès son arrivée
au temple, je remarquai dans ses grands yeux lumineux un changement.
Elle s’assit tout près de moi et je lus dans son regard un secret nouveau qui
inspirait autant la méfiance que la curiosité de le découvrir.
Elle comprit vite mon anxiété et mit la main sur mes cheveux en me
disant :
« Viens près de moi… Viens tout près, mon bien-aimé, afin que je
puisse te faire mes adieux car l’heure de la séparation a sonné pour
l’éternité ! »
Tout ébranlé, je lui criai :
« Que veux-tu dire, Salma ? et quelle force pourrait nous séparer pour
toute l’éternité ? » Elle répondit : « La force aveugle qui nous a séparé hier,
nous sépare aujourd’hui. La force muette qui s’exprime dans toutes les lois
humaines et qui est mise entre les mains des esclaves de la vie, pour
construire une barrière infranchissable entre toi et moi. La force, qui a
institué les démons comme maîtres de la vie des autres, a décidé de
m’empêcher de sortir de cette maison, bâtie sur des ossements et des
crânes… »
Je lui demandai alors :
« Est-ce que ton époux aurait eu vent de nos rencontres et tu aurais peur
de sa colère et de sa vengeance ? »
Elle répondit :
« Mon mari n’a cure de moi et ne sait même pas de quelle façon
j’emploie mon temps. Il est occupé par les jeunes filles que la pauvreté
conduit au marché des esclaves où les corps se vendent pour le pain de tous
les jours, ce pain pétri dans le sang et les pleurs… »
Je l’interrogeai :
« Alors qu’est-ce qui t’empêcherait de venir dans ce temple et t’asseoir à
mes côtés devant la majesté de Dieu et les images du passé ? Serais-tu lasse
de scruter mon âme au point de préférer l’abandon et la séparation ?… »
Elle répondit, les larmes coulant le long de ses joues :
« Non, mon amour… mon âme ne peut demander de se séparer de la
tienne car nos âmes se complètent. Je ne peux me lasser de te regarder car
tu es la lumière de mes yeux. Mais si le destin m’a condamné à porter des
chaînes et à parcourir un chemin long et lourd d’entraves, faut-il que ton
sort soit pareil au mien ? »
Je m’écriai :
« Explique-toi, ma Salma, et dis-moi tout… Ne me laisse pas perdu dans
mon aveuglement… »
Elle répondit :
« Je ne puis tout te dire car la douleur est muette et mes lèvres mutilées
par la souffrance ne peuvent remuer. Tout ce que je peux te dire c’est que
j’ai bien peur pour toi, à cause de ceux qui se sont conjurés pour te tendre le
même filet avec lequel j’ai été prise ! »
« Mais qui sont-ils, Salma, ceux-là dont tu as peur pour moi ? »
Elle couvrit son visage de ses mains et, hésitante, me dit en soupirant :
« L’évêque Boutros Ghaleb a appris que je sortais une fois par mois du
tombeau dans lequel il m’avait enterrée… »
« Est-ce que l’évêque a su que tu me retrouvais à cet endroit ? »
« S’il le savait, tu ne m’aurais pas trouvé en ce moment à tes côtés. Mais
les soupçons le rongent et le doute trouble son esprit. Il a demandé en secret
qu’on me surveille et a ordonné à ses serviteurs de contrôler tous mes
mouvements, de sorte que je sens dans la maison que j’habite et les chemins
que je traverse des regards se fixer sur moi, des doigts se pointer vers moi et
des oreilles qui écoutent jusqu’au fond de mes pensées… »
Elle s’arrêta un moment pour essuyer les larmes qui coulaient à
profusion :
« Je ne crains pas l’évêque pour moi-même car le noyé n’a pas peur de
se mouiller… mais j’ai peur pour toi… et toi, tu es libre comme la lumière
du soleil et tu pourrais tomber, comme moi, dans les pièges de cet évêque.
Alors il se saisira de toi avec ses griffes et te déchiquettera avec ses canines.
Je ne crains pas pour ma vie car la fatalité a vidé toutes ses flèches dans ma
poitrine mais j’ai peur pour toi qui est au printemps de la vie. Une morsure
de vipère pourrait paralyser tes pieds et arrêter ton ascension vers la cime de
la montagne où l’avenir t’attend avec ses joies et ses gloires… »
Je répondis :
« Celui qui n’est point piqué par la vipère des jours et mordu par les
loups des nuits sera toujours déçu par les jours et les nuits…
« Écoute-moi bien, Salma, écoute-moi bien : n’y a-t-il devant nous que
la séparation pour nous protéger contre la bassesse des gens et leur
méchanceté ? Est-ce que tous les chemins de l’amour, de la vie et de la
liberté sont barrés devant nous pour nous soumettre pieds et poings liés à la
volonté des esclaves de la mort ?… »
D’un accent désespéré elle dit :
« Il ne nous reste plus que l’adieu et la séparation. »
Je pris sa main et, la révolte dans l’âme et la fumée de la torche ardente
de ma jeunesse se dissipant, je lui répondis en m’exaltant :
« Longtemps nous nous sommes soumis aux caprices des gens, ma
Salma. Depuis cette heure qui nous a réunis jusqu’à ce jour, nous nous
sommes laissés conduire comme des aveugles qui se prosterneraient devant
leur idoles. Depuis que je te connais, nous sommes entre les mains de cet
évêque, Boutros Ghaleb, comme deux balles qu’il jette selon son bon
plaisir. Allons-nous continuer à lui obéir, emmurés par la bassesse de son
être jusqu’à l’appel de la mort ? Dieu nous a-t-il donné la vie pour nous
condamner à mourir ? Dieu nous a-t-il donné la liberté pour la laisser dans
l’ombre de la servitude ? Celui qui éteint de ses mains la flamme de l’amour
que le ciel lui accorda, n’est-il pas un renégat ? Celui qui patiente devant
l’oppression et l’injustice, sans se révolter, n’est-il pas le complice des
sanguinaires dans le meurtre des innocents ? Je t’ai aimée, Salma, et tu m’as
aimé et l’amour est un trésor précieux que Dieu met dans les cœurs nobles
et sensibles. Allons-nous jeter notre trésor aux pourceaux ? Le monde
devant nous est vaste et plein de beautés et de mystères. Pourquoi vivre
dans ce labyrinthe étroit creusé par l’évêque et ses disciples ? Devant nous
est la vie avec tout ce qu’elle contient de liberté, de félicité et de joie.
Pourquoi n’arracherions-nous pas ce joug pesant sur nos épaules ? Pourquoi
ne pas briser les chaînes qui paralysent nos pieds pour nous en aller vers la
paix et le repos ? Lève-toi, Salma, partons de ce petit sanctuaire vers le
grand temple du Dieu Tout-Puissant. Quittons ce pays et tout ce qui s’y
trouve de stupidité et d’esclavage et partons vers des pays lointains que ne
peuvent atteindre les mains des criminels ni le souffle des démons. Allons
vers la côte à l’ombre de la nuit et prenons un navire qui nous transportera
au-delà des mers et là-bas nous revivrons une vie nouvelle pleine de pureté
et de compréhension. Là les serpents ne nous empoisonneront pas, et nous
ne serons pas la proie des fauves. N’hésite pas, Salma, car ces instants sont
plus précieux que les couronnes des rois et placés bien plus haut que les
demeures des anges.
« Lève-toi pour suivre la colonne de lumière qui nous conduira loin de
ce désert aride, vers les prairies où croissent les fleurs odoriférantes. »
Elle hocha lentement la tête et fixa d’un regard vague un point invisible
du temple. Sur ses lèvres un sourire triste et poignant révélait la violence de
sa douleur, elle me dit avec calme :
« Non, non, mon amour, le ciel a mis entre mes mains un calice rempli
de vinaigre et de fiel et je l’ai bu tel quel. Il en reste quelques gouttes que je
boirai de sang-froid pour atteindre les mystères cachés au fond du calice.
Quant à la vie nouvelle, supérieure, entourée d’amour, de repos et de paix,
je ne la mérite pas et n’ai pas la force d’en supporter la félicité et la
jouissance. L’oiseau aux ailes brisées se meut difficilement parmi les
rochers et ne peut s’envoler dans l’espace vers les cieux. Les yeux malades
ne voient que les petites choses et fixent à peine les lumières éclatantes…
Ne me parle pas de bonheur car ce mot à lui seul m’afflige… Ne me décris
pas la félicité car rien que son ombre me fait autant peur que le malheur…
Mais regarde-moi pour que je te montre la flamme sainte placée par les
cieux dans les cendres de mon cœur. Tu sais que je t’aime comme seule une
mère peut aimer. C’est cet amour qui m’a appris à te protéger de mon
amour même ! C’est cet amour purifié par le feu, qui m’empêche en ce
moment de te suivre jusqu’au bout de la terre et m’oblige à tuer mes
sentiments et mes penchants pour toi, pour que tu vives toi, libre et sans
faiblesse, que tu demeures loin de la vile calomnie. L’amour limité exige la
possession de l’aimé mais l’amour infini ne demande que son bien même.
L’amour provoqué par l’appel naïf de la jeunesse suffit aux rencontres, se
contente de l’union et croît par les baisers et les enlacements mais l’amour
qui naît au sein de l’infini et qui grandit avec les secrets de la nuit ne se
contente que de l’éternité ! Il ne peut être parfait qu’en s’élevant vers le
divin… Lorsque j’ai appris que l’évêque Boutros Ghaleb voulait
m’empêcher de sortir de la maison de son neveu et me priver de la seule
jouissance que j’avais depuis mon mariage, je m’arrêtai devant la fenêtre de
ma chambre et regardai vers la mer, pensant aux pays vastes et libres qui se
trouvent au-delà. Révoltée contre ces traditions odieuses, j’ai imaginé ma
vie auprès de toi, à l’ombre du droit et de la liberté, entourée des rêves de
ton âme, submergée par ton amour… Mais ces rêves qui illuminent l’âme
des femmes opprimées, à peine avaient-ils effleuré mon esprit qu’ils mirent
en évidence ma faiblesse et la politesse d’un amour limité et incapable de
faire face à la lumière du soleil…
« J’ai pleuré comme un roi qui vient de perdre son trône ou un riche, ses
trésors… Entrevoyant alors ton visage à travers mes larmes et ton regard
fixé sur moi, je me suis souvenue des paroles que tu m’avais dites un jour :
« Allons, Salma, tenons-nous debout devant nos ennemis et bravons les
pointes des épées dirigées sur nos poitrines. Luttons et mourons comme des
martyrs… et si nous sommes victorieux nous vivrons comme des héros. La
persévérance dans la lutte est plus noble que la retraite dans la sécurité… »
Ces paroles, mon amour, tu les as dites quand les ailes de la mort planaient
sur la couche de mon père et je m’en suis souvenue hier quand les ailes de
la souffrance s’agitaient sur ma tête. Elles m’ont donné la force et le
courage. Je me suis ressaisie et j’ai senti une sorte de liberté de l’esprit dans
ma prison obscure, qui aplanissait mes difficultés et allégeait mes peines.
J’ai alors réalisé que notre amour était profond comme les mers, haut
comme les étoiles et vaste comme l’univers !
« Je viens aujourd’hui vers toi et, dans mon âme en détresse, une force
nouvelle me permet d’immoler cette réalité merveilleuse pour en atteindre
une autre encore plus belle ! Je sacrifie mon bonheur auprès de toi afin que
tu restes, toi, noble aux yeux du monde, loin de la tyrannie. Auparavant je
venais en cet endroit avec de lourdes chaînes qui entravaient mes faibles
pas. Aujourd’hui, je viens avec la force qui brise les chaînes et raccourcit le
chemin. Je venais craintive tel un fantôme de la nuit. Aujourd’hui, comme
une femme vivante qui sent la nécessité du sacrifice, qui apprécie la valeur
de la douleur et qui désire défendre son amour contre un monde stupide et
hostile.
« Je m’asseyais à tes côtés comme une ombre tremblante mais
aujourd’hui je viens te montrer la vérité de mon être devant Astarté la
déesse et le Christ crucifié. Je suis une plante qui a poussé dans l’ombre et
aujourd’hui mes branches se sont étendues pour frémir, encore un instant, à
la lumière du jour… Je suis venue te dire adieu, mon amour : que cet adieu
soit sublime et transcendant ! Qu’il soit comme le feu qui purifie l’or pour le
rendre plus brillant. »
Salma ne me laissa pas le temps de parler ni de protester, mais fixa son
regard sur moi. Ses yeux brillaient et son visage était empreint de dignité et
de majesté. Elle m’apparut telle une reine inspirant le silence et le respect.
Puis elle se jeta dans mes bras avec une passion que je ne lui connaissais
pas jusqu’à cette heure. Elle m’enlaça tendrement et posa sur mes lèvres un
baiser ardent faisant vibrer la vie dans tout mon être. Je compris alors que je
devais me soumettre à la loi suprême qui choisissait le cœur de Salma pour
autel et son âme pour holocauste.
Le soleil se couchait, illuminant de ses derniers rayons dorés les jardins
et les vergers. Salma secouée et tremblante se leva, regarda longuement les
symboles et les mystères et, avançant, elle s’agenouilla respectueusement
devant l’image de Jésus Crucifié, lui baisa les pieds plusieurs fois en
murmurant :
« Ainsi, j’ai choisi ta croix, ô Jésus de Nazareth, et j’ai quitté les plaisirs
d’Astarté et ses joies. J’ai couronné ma tête avec des épines et non avec des
lauriers. J’ai lavé mon corps avec mon sang et mes larmes et non avec des
parfums et des aromates. J’ai bu l’amertume du calice destiné au nectar et
au vin… Accepte-moi parmi tes dignes et fidèles disciples, dirige-moi vers
le Golgotha en compagnie de tes élus, récompensés par leurs sacrifices et
béatifiés par leurs souffrances. »
Puis debout, elle se tourna vers moi et dit :
« Maintenant, je retourne joyeuse dans mon obscure prison habitée par
des spectres dévorants. Ne t’apitoie pas sur moi, mon amour, et ne t’attriste
pas à cause de moi, car l’être protégé par Dieu ne peut craindre l’esprit
malin et les yeux enrichis de la lumière céleste ne peuvent être aveuglés par
les peines de ce monde ! »
Elle sortit du temple, drapée dans ses habits de soie.
Je demeurai perdu et dans le plus tragique désarroi devant la scène des
visions où les dieux tiennent les assises, où les anges inscrivent à jamais les
actes des hommes, où les âmes psalmodient la tragédie de la vie et les
muses fredonnaient les hymnes de l’amour, de la tristesse et de
l’immortalité…
Quand je sortis de ce rêve, la nature était plongée dans les ténèbres.
J’errais dans le jardin et en moi résonnait l’écho de chaque parole
prononcée par Salma ; j’évoquai chacun de ses gestes, de ses silences, les
traits de son visage, le contact de ses mains. Lorsque j’ai réalisé la vérité de
cet adieu avec tout ce qu’il entraînera pour moi de solitude et d’amertume,
je me suis senti consterné et j’ai appris pour la première fois de ma vie que
l’homme né libre n’en reste pas moins esclave des dures lois établies par les
générations antérieures. Et ce que nous croyons être un secret divin n’est
que la soumission durant le jour de ce qui a été conçu la veille.
Depuis cette nuit j’ai pensé maintes fois aux phénomènes psychiques
qui ont poussé Salma à préférer la mort à la vie… Combien de fois j’ai
essayé de comparer la noblesse de l’abnégation avec la joie de la révolte
pour savoir lequel des deux était le plus beau et le plus digne. Jusqu’à ce
jour je ne comprends qu’une seule vérité : c’est que la sincérité rend toutes
les actions belles et nobles et Salma Karamé était cette sincérité même.
LA LIBÉRATION

Cinq ans de mariage passèrent pour Salma sans avoir connu la joie
d’enfanter. Un sourire d’enfant aurait créé des liens spirituels entre elle et
son mari et rapproché, comme la fin de la nuit s’unit à l’aube, leurs deux
âmes exacerbées…
La femme stérile est répudiée dans le monde par l’orgueil de l’homme.
Il croit que la vie qui se perpétue dans le corps de son enfant l’immortalise
sur la terre. L’homme matérialiste se représente la femme stérile comme son
lent suicide… Il devrait même l’abandonner, s’éloigner d’elle ou même
désirer sa mort. Mansour bey était de ces hommes dominés par la matière,
dur comme l’acier et avide comme la mort. Son intention était d’avoir un
fils pour hériter de son nom et de sa fortune. Son désir n’était pas réalisé, il
se vengeait de sa pleine autorité sur la pauvre Salma en transformant sa
vertu et sa beauté en tares infernales.
Or, l’arbre qui croit dans une cave ne donne pas de fruits et Salma
Karamé qui vivait à l’ombre de la vie, n’avait pas d’enfant. L’oiseau en
cage ne construit pas de nid, afin que ses petits n’héritent pas son
esclavage… Salma Karamé était l’esclave de cette misère et le Ciel ne
voulait pas la voir partager son existence avec un autre être captif. Les
fleurs des vallons ne naissent que par l’amour et la passion de la nature. Les
enfants des hommes naissent aussi grâce à l’amour et à la tendresse et
Salma Karamé, dans cette maison grandiose située au bord de la mer, ne
jouissait d’aucune affection et ne recevait aucun don d’amour.
Durant les nuits silencieuses elle priait, conjurant les cieux d’exaucer
ses prières et ses supplications. Elle demandait la naissance d’un enfant qui,
de ses doigts roses, sécherait ses larmes et, avec la douceur de son regard,
dissiperait de son cœur le spectre de la mort.
Or l’écho de toutes ses supplications résonna enfin dans le ciel qui lui
donna la fertilité tant attendue. Cinq ans après son mariage, elle devenait
mère, effaçant ainsi son indignité et sa honte.
Ainsi l’arbre qui poussait dans la grotte vit enfin éclore ses fleurs ! Ainsi
le rossignol prisonnier de sa cage parvint à tisser son nid avec les plumes de
ses ailes ! et le luth affreusement piétiné laissa entendre, avec ce qui lui
restait de cordes, une mélodie merveilleuse.
Les bras enchaînés de Salma Karamé se tendaient enfin pour recevoir ce
don du ciel !
Rien de toutes les joies de la vie n’égale celle de la femme stérile qui se
voit décerner le titre de mère par la bonté divine.
Toute la beauté qui jaillit du printemps et toute la joie d’un lever de
soleil s’accumulent dans les flancs de celle qui a été gratifiée d’un enfant
après avoir été stérile. Il n’y a pas de lumière plus resplendissante que celle
qui émane d’un petit être dans le sein de la mère.
Avril arriva voltigeant à travers les collines et les vallées lorsque
s’annonça pour Salma le moment d’accueillir son premier né. La nature
semblait l’avoir accompagné et donnait naissance à ses fleurs emmaillotant
les herbes et les bourgeons de ses chaudes langes. Les mois de l’attente
passèrent, et comme le voyageur guettant l’apparition de l’astre du jour,
Salma était à l’affût du jour de sa délivrance.
Elle pensait à l’avenir après toutes ses larmes et le trouvait radieux et
toutes les choses qui lui auraient paru si sombres, lui paraissaient à présent
lumineuses…
Un soir, à la tombée de la nuit, Salma, prise de douleurs, s’étendit sur
son lit. La vie et la mort, à son chevet, se mirent alors à se disputer. Le
médecin et la sage-femme s’empressèrent auprès d’elle attendant le moment
de présenter au monde un nouvel enfant.
Les passants se firent rares et pendant que la mer calme ramenait ses
ondes sur le rivage, on entendit, dans le quartier, des cris qui s’élevaient de
la maison de Mansour bey Ghaleb… Le cri du déchirement d’une vie qui se
sépare d’une autre vie… Le cri de la continuité de vie entre le néant et la
mort et la plainte de la faible Salma oppressée par deux géants : la mort et la
vie !
Quand arriva l’aurore, Salma donnait naissance à un garçon. En
entendant son premier cri, elle ouvrit les yeux engourdis par la souffrance et
vit autour d’elle les visages pleins d’allégresse. Regardant une seconde fois,
elle entrevit la mort et la vie se battre à ses côtés… Refermant les yeux, elle
murmura pour la première fois : « Mon fils ! »
La sage-femme emmaillota l’enfant de langes soyeuses et le plaça
auprès de sa mère, tandis que le médecin continuait à regarder tristement
Salma.
Les cris de joie réveillèrent des voisins qui se dépêchèrent, en habits de
nuit, de venir féliciter le père.
En ce même instant, le médecin auscultait de nouveau avec inquiétude
Salma et son enfant.
Les serviteurs accouraient pour annoncer la bonne nouvelle à Mansour
bey tandis que le médecin surveillait avec des yeux désespérés la mère et le
nouveau-né.
Quand le soleil se leva, Salma prit son fils dans ses bras. Il ouvrit les
yeux et la regarda pour la première fois, puis se convulsionna et les ferma
pour la dernière fois !
Le médecin retira l’enfant d’entre les bras de Salma et deux grosses
larmes coulèrent sur ses joues ! L’enfant était un visiteur qui s’en allait.
L’enfant était mort… Pourtant tout le monde continuait à se réjouir avec
le père dans le grand salon de la maison. Ils buvaient à la santé du petit et à
sa longue vie…
Entendant les cris de joie, la malheureuse Salma fixait le médecin et le
suppliait de lui rendre l’enfant pour l’étreindre à nouveau dans ses bras,
tandis que la vie et la mort continuaient à les cerner…
L’enfant était mort alors que les coupes s’entrechoquaient encore entre
les mains de ceux qui se réjouissaient de sa venue.
Il naissait avec l’aube et mourait au lever du soleil… Quel humain
pourrait dire si l’heure qui passe entre l’aurore et le lever du soleil est plus
courte que le temps qui passe entre la réputation glorieuse d’une nation et
son déclin ? L’enfant naissait comme une pensée et mourait comme un
soupir ! Laissant à Salma Karamé le goût de l’amour maternel, il n’est pas
resté pour la rendre heureuse, ni l’aider à empêcher la mort qui planait sur
son cœur !
Une vie brève qui commençait à la fin de la nuit et finissait au
commencement du jour, telle une goutte de rosée née dans la nuit et séchée
à la première lueur du jour.
Regrettant son ordre de vie, la loi immuable retirait dans l’éternité ce
qu’elle avait donné à Salma.
Une perle jetée par le flux de la marée sur le rivage et entraînée par le
reflux de l’abîme !
Un lys à peine éclos sur les flancs de la colline et qui devait périr piétiné
par la mort !
Un invité cher tant attendu par Salma mais, à peine arrivé, les battants
de la porte s’ouvraient pour le voir disparaître.
L’embryon qui avait formé l’enfant devenait poussière. Ainsi il en va de
la vie des hommes, de celle des nations, des soleils, des astres et des
étoiles…
Salma porta son regard vers le médecin, haletante du désir maternel en
disant :
« Donnez-moi mon fils que je le serre dans mes bras… donnez-moi mon
enfant que je lui donne cette nourriture de moi-même… »
Le docteur inclina la tête avec un étouffement dans la voix et lui dit :
« De grâce, Madame, ayez du courage et de la patience afin de survivre
à votre fils qui n’est plus. »
Un hurlement poignant s’échappe de la poitrine de Salma, suivi d’un
profond silence puis un sourire illumina son visage. Une vérité semblait
tout à coup lui être révélée et elle dit avec tranquillité :
« Donnez-moi mon enfant mort… approchez-le de moi… »
Le docteur porta le cadavre et le plaça dans ses bras. Salma le serra
contre elle et, se tournant vers le mur, elle lui parla :
« Tu es venu pour me prendre mon enfant… Tu es venu pour me
montrer le chemin du rivage. Me voici, mon enfant, précède-moi pour
quitter cette sombre caverne… »
Un moment après, les rayons du soleil pénétrèrent à travers les rideaux
et baignèrent deux corps inanimés, gisant sur la même couche, veillés par
l’amour maternel sous les ailes de la mort !
Le médecin sortit de la chambre en larmoyant et, après avoir passé dans
la grande salle, les acclamations de joie se transformèrent en cris, en pleurs
et en lamentations. Mansour bey Ghaleb resta impassible, sans un mot, sans
un soupir. Il se figea comme une statue serrant dans sa main la coupe de
vin.

*
Le lendemain Salma fut revêtue de sa robe blanche de mariée et son
corps couché dans un cercueil tapissé de velours. Les layettes servirent de
linceul pour l’enfant et sa tombe fut le paisible sein de sa mère…
L’on mit les deux corps dans le même cercueil, et l’on suivit le cortège à
pas lents, au rythme du battement de cœur des agonisants.
Je me trouvais dans le convoi. Nul ne me reconnaissait et nul ne se
doutait de ce que je ressentais.
Ils atteignirent le cimetière et l’évêque Boutros Ghaleb commença à
psalmodier, entouré de son clergé qui priait avec lui et sur leurs visages se
reflétaient le vide et l’ignorance.
Quand on descendit le cercueil dans les profondeurs de la fosse, l’un des
présents murmura :
« C’est la première fois que je vois enterrer deux corps dans le même
cercueil… »
Un second dit :
« Comme si l’enfant était venu pour la prendre et la délivrer de la
tyrannie et de la cruauté de son mari… »
Un troisième dit alors :
« Voyez le visage de Mansour bey qui regarde dans le vide, avec des
yeux vitreux… comme inconscient de cette double tragédie. »
Un quatrième dit encore :
« Bientôt son oncle, l’évêque, le remariera à une autre femme, plus riche
et plus robuste… »

Les prêtres continuèrent leurs prières jusqu’à ce que le fossoyeur eut


achevé de combler la fosse. Les assistants, un à un, s’approchèrent de
l’évêque et de son neveu pour présenter leurs condoléances et leur marque
de sympathie, tandis que moi je restai seul, à distance, sans consolation
dans ma détresse, car tous ignoraient combien Salma et son enfant étaient
chers à mon cœur.
Le cortège funèbre disparut tandis que le fossoyeur avec sa bêche se
tenait encore près de la tombe. Je m’approchai de lui et lui demandai :
« Te souviens-tu de l’endroit où se trouve le tombeau de Farès
Karamé ? »
Il me regarda longuement, puis m’indiqua la tombe de Salma en disant :
« Là-même fut étendu Farès Karamé. Sur sa poitrine j’ai couché sa fille
et l’enfant. Avec cette bêche, j’ai recouvert le tout de terre… »
Je lui ai répondu :
« Et dans cette même fosse, toi l’inconnu, tu as aussi enterré mon
cœur… Que tes bras sont robustes ! »

Lorsque le fossoyeur disparut derrière les cyprès, ma résistance se brisa


et je me jetai en sanglots sur la tombe de Salma…
1 Unité monétaire de l’époque.

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