La Triple Enceinte

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LA TRIPLE ENCEINTE

par Paul LE COUR

Vers l'an 1800 on découvrit, près de l'église Saint-Lubin, à Suèvres


(Loir-et-Cher), localité située au bord de la Loire et aux confins de
l'ancienne forêt d'Orléans, un bloc de pierre de 1 mètre 50 sur 0,95
M, grossièrement équarri et dont une face aplanie portait une
curieuse gravure et un certain nombre de cavités ou cupules.

Cette pierre recouvrait l'orifice d'un puits. Elle a


été transportée à Blois et on peut la voir
actuellement dans la cour de l'ancien évêché
devenu musée d'archéologie.

M. Florance, président de la Société d'Histoire


naturelle et d'Anthropologie du Loir-et-Cher,
auteur de nombreux travaux sur la préhistoire de
ce département, la considère comme une pierre
à sacrifices d'époque gauloise 2, elle serait un
vestige d'un antique sanctuaire gaulois
remplacé par un temple consacré à Apollon,
puis par une église chrétienne et ce sanctuaire
La pierre de Suèvres gaulois, pense-t-il, pourrait être celui dont parle
César, lieu de réunion annuelle des druides aux
confins du pays des Carnutes.

Les cupules sont au nombre de cinq, aucune explication ne semble


en avoir été fournie jusqu'ici. Je signale, sans y insister, qu'elles sont
disposées de telle sorte que l'on pourrait y voir les trous produits par
une main droite géante dont les doigts s'y seraient enfoncés comme
dans la glaise. Il est à remarquer, en effet, que le trou correspondant
au pouce est le plus grand, et celui correspondant au petit doigt, le
plus étroit. Or, on sait quelle importance joue la main dans le
symbolisme archaïque.

Quant à la gravure, qui a 0,20m environ de cÔté, elle représente trois


carrés concentriques reliés entre eux par quatre lignes à angle droit.

L'attention de M. Florance fut attirée sur la valeur de ce dessin par la


description d'un cachet d'oculiste romain trouvé vers 1870 à
Villefranchesur-Cher (Loir-et-Cher) portant le même signe. Il est décrit
dans les Etudes sur la Sologne du Docteur Bourgoin. Un moulage
figure au musée d'archéologie de Blois.

Les oculistes romains se servaient de ces cachets, portant des


caractères en creux, pour marquer les collyres qu'ils vendaient à leurs
clients, collyres constitués par une pâte qui durcissait à l'air et que l'on
faisait dissoudre dans divers liquides selon le cas.

Le cachet de Villefranche-sur-Cher est en stéatite, il mesure 0,4 m de


longueur et de largeur, sur 0,12 d'épaisseur. Ses tranches portent les
inscriptions suivantes :

Cromstephan Adrescentescic Cromstephani Addiatesistol

qui voudraient dire (collyre) de Caïus Romanus Stéphanus pour les


cicatrices récentes et (collyre) pour enlever les maladies des yeux
(diathésis tol lendas) .

A quels sentiments a obéi l'oculiste romain en mettant le signe en


question sur son cachet ? N'a-t-il pas voulu lui conférer quelque
mystérieuse puissance ou par une association d'idées facile à
concevoir, a-t-il voulu rapprocher le pouvoir de guérir les maladies des
yeux, de celui d'ouvrir à la compréhension de certains mystères. Dans
toutes les initiations, en effet, le futur initié a d'abord les yeux bandés
et l'on va, en lui enlevant son bandeau, lui conférer symboliquement la
lumière.

Cherchant ce que pouvait signifier


cette gravure venue ainsi deux fois à
sa connaissance. M. Florance émit
l'idée qu'elle représentait peut-être
une triple enceinte sacrée.

Le cachet d'oculiste gallo-romain

Il semble, en effet, qu'il ait raison d'attacher une signification à cette


gravure. Je l'ai trouvée, en effet, en d'autres lieux : à Rome et à Chinon.
A Rome, on peut la voir, ainsi que d'autres graffites à caractère
symbolique, sur le petit mur supportant les colonnes du cloître de Sao
Paulo (XIII siècle). A Chinon, les Templiers enfermés dans le donjon
l'ont tracée également, ainsi que bien d'autres signes.

Mais que représente ce dessin dont la persistance à travers les siècles


est si curieuse ?

Il s'agit à notre avis d'un emblème en rapport avec la grande doctrine


coulant comme un fleuve souterrain à travers le monde depuis des
temps lointains.
Dans son symbolisme, les trois cercles sont parfois enlacés de telle
manière que si on les suppose constitués par des disques, leur
entrecoupement reproduit les sept couleurs du prisme.

L'idée trinitaire est la grande richesse de la pensée métaphysique


occidentale, on la trouve figurée de bien des façons depuis de longs
siècles, en elle se résume et se concrétise l'ensemble des
phénomènes du monde physique et du monde moral. Dante, entre
autres, l'a bien compris.
Les trois cercles de l'existence appartiennent d'ailleurs à la tradition
gauloise et celtique. On les retrouve sous une autre forme dans le
Paradis, l'Enfer et le Purgatoire chrétiens et dantesques.

On pe saurait donc être surpris de voir figurer sur un monument


druidique le symbole des trois enceintes, des trois cercles de
l'existence Keugant, Abred, Gwynfyd.

En Angleterre, un monument druidique situé à Abury paraît avoir


représenté, au moyen de pierres levées, ces trois cercles. Toutefois,
la reconstitution qui en fut publiée en 1853 dans le Magasin
Pittoresque montre deux cercles placés côte à côte renfermés dans un
troisième et ayant au centre un dolmen.

La présence d'un puits sous la pierre de Suèvres ne nous étonne pas.


Bien des lieux de pèlerinage remontant au passé sont édifiés sur ou
près de puits sacrés. N'est-ce pas du puits que sort la vérité ? Et ne
devons-nous pas voir dans cette phrase que nous répétons sans y
réfléchir, le sens profond qu'elle contient ?

carte dessin de l'Atlantide par Paul Schliemann, (petit fils de Henrich Schliemann
qui découvrit la ville de Troie) paru le 17 novembre 1912 dans le "London
Budget"
Et maintenant signalons que dans le Critias, Platon parlant de la
métropole des Atlantes décrit le palais de Poséidon comme édifié au
centre de trois enceintes concentriques séparées par des canaux.
L'île intérieure avait un diamètre de 5 stades, l'enceinte extérieure de
26 stades. Nous empruntons à une brochure parue en Angleterre le
dessin ci-après. Les trois enceintes et les quatre lignes ou canaux les
reliant à angle droit s'y retrouvent exactement.

La forme ronde ou carrée n'a d'ailleurs aucune importance, une croix


dans un carré a la même signification qu'une croix dans un cercle (la
croix dans un carré se trouve sur l'omphalos de Kermaria, la croix
dans un rond figure dans toutes nos églises chrétiennes où on la
trace sur les murs au moment de leur consécration au culte).

Dans le récit de Platon, les trois enceintes du temple de Poséidon,


reliées par des canaux, sont construites en pierres noires, jaunes et
rouges.

Tout cet ensemble symbolique est en rapport avec l'idée trinitaire et


avec le Grand-CEuvre alchimique où se retrouvent Poséidon et les
trois couleurs, par lesquelles doit passer sucessivement la matière
au cours de ses transformations. La couleur noire (ou bleu foncé)
correspondant à la première enceinte est en rapport avec le Père ou le
Soufre; la seconde qui est jaune (ou blanche) avec le Fils ou le
Mercure; la troisième qui est rouge avec le Saint-Esprit ou le Sel.

Les vieux alchimistes cachaient sous ces symboles une


connaissance toute particulière des phénomènes de la vie
universelle, une science toute intuitive mais synthétique et cohérente
que nous ne faisons que retrouver par l'expérience et par la précision
des procédés modernes.

N'est-il pas émouvant en tous cas de découvrir un peu partout, gravés


sur la pierre en une langue universelle s'adressant directement à
l'entendement, ces signes par lesquels des hommes ont communié
depuis des siècles et des siècles en une même foi dans la grandeur
des lois de l'univers et dans la confiance en l'évolution éternelle de la
vie ?

Par une coïncidence assez curieuse, au moment même où paraissait


notre article sur l'emblème des trois enceintes. M. le curé de Conan
(Loiret-Cher), qui ignorait cet article, découvrait et signalait à M.
Florance le même symbole gravé sur une grosse pierre du
soubassement du contrefort droit de l'entrée de l'église de Sainte-
Gemme (monument historique) près d'Oucques (Loir-et-Cher).

Comme le graffite est à demi engagé dans la maçonnerie (voir


croquis), M. le curé de Conan pense, avec juste raison, que cette
pierre a une provenance antérieure à la construction de l'église et se
demande si elle ne remonterait pas au druidisme.

Ce graffite mesure 25 centimètre de diamètre extérieur.

D'autre part, lors de mon récent passage à l'Acropole d'Athènes, j'ai


relevé sur les dalles du Parthénon côté est, et sur celles de
l'Erecthéion, un certain nombre de fois le même emblème qui m'avait
échappé deux ans auparavant. A l'Acropole, la plupart portent un point
central.

En Colombie, nous apprend le Journal des Américanistes, 1925, on a


découvert les vestiges du Temple du soleil de Sogamozo brûlé en
153. Il comportait des colonnes cylindriques en bois de 0,80 à 0,90
mètre de diamètre, disposées en 3 cercles concentriques, le cercle
extérieur mesurait environ 36 mètres de diamètre.

Sous les poteaux, on découvrit des ossements humains, la tradition


rapporte en effet que, lors de la construction, des esclaves furent
enterrés vivants sous chaque colonne de l'édifice sacré.

Dans la Revue numismatique, 1862, M. Hucher signale qu'un jour il lui


arriva une charmante rouelle d'or à 8 rayons de provenance gauloise,
la jante était composée de trois cercles concentriques, le moyeu n'était
pas percé à ce jour.

Nous avons donc là, non pas une arme, mais l'emblème des trois
enceintes en Gaule, de forme circulaire cette fois, reliées par 8 et non
plus par 4 lignes droites rayonnantes. Cette modification qui donne
naissance àun autre symbole très fréquent: celui de l'étoile à 8
branches trouvée en maints endroits: Grèce, Crète, forum romain, etc.,
dont j'aurai l'occasion de reparler.

Le graffite de Sainte-Gemme

Enfin, j'ai reçu de M. Héring, maître de conférences à l'Université de


Strasbourg, deux documents imprimés concernant l'un des signes
rupestres relevés par M. Georges Courty sur les roches du bois de la
Grande Beauce, commune de Lardy (Seine-et-Oise), l'autre des
signes gravés dans la grotte de Vatersthal (Moselle). Ici et là, on trouve
un graffite composé non de trois, mais de deux carrés concentriques
seulement traversés par deux lignes en croix.

Il apparaît bien qu'il ne s'agit ni du hasard, ni d'un jeu comme celui de


marelle, car il en est qui se trouvent tracés sur des parois verticales ou
sur des objets trop petits (cachet d'oculiste) et il ne semble pas
douteux que ce symbole se rapporte aux concepts antiques
concernant les trois principes (les trois carrés) et les quatre éléments
(les deux lignes en croix). La croix a souvent représenté en effet les
quatre éléments.

Il reste également acquis que le temple de Poseidon est conçu sur


les mêmes bases dans le récit de Platon et que Poséïdon est en
rapports étroits avec l'antique alchimie, synthèse explicative des
mystères de la vie et de la création.

Par deux fois déjà nous avons parlé de ce curieux emblème d'une
triple enceinte formée de carrés ou de ronds concentriques reliés par
des lignes en croix qui semblent appartenir au symbolisme le plus
lointain et s'être transmis de siècle en siècle. Notre érudit
correspondant, M. Charbonneau Lassay nous faisant part de ses
réflexions à ce sujet nous écrit: «Avant le christianisme, ce dessin des
trois enceintes devait avoir un sens symbolique précis; il est possible
que les deux premières lignes soient des enceintes, les lignes droites
en croix qui y aboutissent, des avenues et le pluspetit carré un autel ou
un "saint des saints", un hiéron plus sacré que les autres. Je ne serais
pas surpris que les chrétiens en aient fait une image de la Jérusalem
céleste... »

Aujourd'hui, nous donnons une autre image de la triple enceinte avec


cette fois l' « arus », le foyer du centre. Il s'agit d'un document
concernant le druidisme et cette gravure qui figure dans un curieux
ouvrage sur la cathédrale d'Autun par le chanoine Edme Thomas
(1846) est donnée comme représentant la cité gauloise des Eduens.
Dans cet ouvrage, l'auteur s'occupe longuement de cette partie de la
Kabale qui s'appelle la Gématrie, c'est-à-dire de la valeur numérale
des mots. C'est ainsi qu'il rappelle que le nom du soleil Belenus (dont
nous avons parlé à propos de saint Babolein) vaut 365, nombre des
jours de l'année solaire.

Les mots inscrits sur ce dessin se rapportent à la hiérarchie


druidique. Edme Thomas ne donne malheureusement aucun
renseignement pouvant permettre de savoir ce que représente cette
gravure et quelle est sa provenance. Néanmoins, elle s'associe
singulièrement à l'idée de faire de la pierre de Suèvres une pierre
druidique comme le pense M. Florance.

M. Charbonneau-Lassay nous fait observer que des menhirs ont été


décorés au temps chrétien, mais cette observation ne peut s'appliquer
qu'à des sculptures en creux et non à des sculptures en relief, or la
triple enceinte figure en relief sur les dolmens d'Aveny (Eure) et de
Boury (Oise).
Tout ceci semble donner à l'idée de la triple enceinte une origine
druidique. Nous pensons cependant que cette origine est antérieure
au druidisme et, pour tout dire, qu'elle est atlantéenne. On en
trouverait peut-être une confirmation dans la façon dont était construite
la ville de Mexico. Elle était en effet entourée de trois canaux
concentriques rappelant la description de la capitale des Atlantes
dans Platon. Ce symbole semble donc appartenir à cette
métaphysique lointaine à laquelle le druidisme emprunta et l'idée
trinitaire et celle de la dualité du médiateur représenté tantôt par des
emblèmes masculins, tantôt par des emblèmes féminins, tantôt sous
la forme androgyne, qui était surtout utilisée dans les centres
initiatiques.

Cette idée de la triple enceinte, nous la retrouverons chez Dante et


nous verrons en divers pays les trois cercles disposés de manière
différente entramant tout un symbolisme particulier.

Paul LE COUR

(voir aussi "La Triple enceinte dans l'emblématique chrétienne") de


Louis Chardonneau-Lassay.

La triple enceinte, graffite des


Templiers au donjon
du château de Chinon, 1308
E-C Florance "les cachets de médecins oculistes gallo-romains, L'homme
préhistorique, 1909, et l'archéologie préhistorique, protohistorique et gallo-
romaine en Loir-et-Cher, 1926
Louis Charbonneau-Lassay est l'auteur du "Bestiaire du Christ" paru chez Desclée
de Brouwer.

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