De Nouvelles Villes Les Camps de Réfugiés
De Nouvelles Villes Les Camps de Réfugiés
De Nouvelles Villes Les Camps de Réfugiés
Michel Agier
DE NOUVELLES VILLES :
LES CAMPS DE RÉFUGIÉS
ÉLÉMENTS D’ETHNOLOGIE URBAINE
matrices de l’urbain »4. C’est grâce à son « extraordi- mentaires du PAM7 sont distribuées tous les quinze
naire complication », notait-il encore, que la ville a pu jours dans les dépôts gérés par l’ONG Care (Canada),
devenir un sujet de l’histoire. qui prend également en charge une partie de la scolari-
C’est donc à partir de leur ambivalence que nous sation8 et apporte un soutien à quelques activités
nous interrogerons sur les camps, en cherchant à iden- sociales et artisanales. Médecins sans frontières (MSF-
tifier les tensions qu’elle peut générer. Édifié d’abord Belgique) gère plusieurs postes de santé, trois hôpitaux
comme un authentique désert5 ou comme un non-lieu6, de brousse et des équipes volantes de soins. Enfin, la
le camp de réfugiés peut-il devenir une ville au sens sécurité des réfugiés et des intervenants humanitaires
d’un espace de sociabilité urbaine, une urbi, voire au est à la charge de 250 agents de la police kenyane, dont
sens d’un espace politique, une polis ? Ou pourquoi ne l’action est coordonnée par l’administration du HCR
le peut-il pas ? Peut-il ou non s’émanciper de sa qui fournit également leurs tenues et véhicules.
contrainte initiale d’enfermement et d’oppression, Le HCR a construit des clôtures faites d’épineux et
comme ont pu le faire, dans d’autres contextes histo- de barbelés pour la fermeture, sur plusieurs kilomètres,
riques, les townships de l’apartheid ou les campements du pourtour des camps et, à l’intérieur, pour la clôture
africains des villes coloniales ? des « blocs ». Les blocs sont des terrains de deux à trois
Une première enquête menée dans les camps de hectares où sont regroupés de cent à cent-cinquante
Dadaab, au nord-est du Kenya, m’a permis de voir se abris et de 300 à 600 réfugiés en moyenne. Les réfugiés
former trois ébauches d’une forme probable de vie ont été rapprochés par bloc selon leurs provenance,
urbaine : ébauches d’une symbolique des espaces, ethnie et éventuellement clan d’origine et sont généra-
d’une différenciation sociale et d’un changement iden- lement désignés en termes ethniques globaux (Soo-
titaire. Je les évoquerai à grands traits, en m’attachant maalis) ou de nationalités (Ethiopians, Sudanes). À
surtout aux dimensions socio-économique et ethnique leur arrivée, tous ont reçu la même toile de plastique
de la vie des camps. bleue et blanche du HCR, un matelas, quelques usten-
siles de cuisine. Ils sont allés chercher du bois autour
Des ébauches de ville du camp pour fabriquer leur abri. Au fil des ans, l’ha-
bitat s’est densifié et un peu solidifié : des maisons en
Bien qu’ils soient aussi peuplés que tout le reste du terre alternent avec les huttes soomaalis en branchage,
district de Garissa dans lequel ils se trouvent, les trois toutes étant recouvertes des toiles du HCR ; des maté-
sites du HCR de Dadaab n’apparaissent pas sur la carte riaux servant à transporter l’aide internationale ont été
du Kenya. Le camp d’Ifo (45 000 habitants et 10 000 récupérés, en particulier la tôle des boîtes de conserve
abris) a été ouvert en septembre 1991 ; celui de Daga- et des bidons qui, déroulée, permet de fabriquer des
tuiles, des portes, des fenêtres, des tables ou poulaillers.
Les estampilles « USA », «CEE», «Japan », «WFP »,
«UNHCR » et les drapeaux respectifs des pays ou orga-
nismes donateurs parsèment ainsi le paysage habité.
L’environnement immédiat des abris se compose des
« blocs » et des sections (ensembles de dix ou quinze
blocs contigus) dont les limites ont été tracées au cor-
juin 1992. Ils sont situés dans un rayon d’une quin- 6. Soit un espace d’où sont absents la mémoire, les relations et l’identité
attachées aux « lieux anthropologiques » (M. Augé (1992), Non-lieux, Paris,
zaine de kilomètres de part et d’autre du village de Seuil).
Dadaab, où se trouve le campement des organisations 6. Programme alimentaire mondial de l’ONU.
onusiennes et humanitaires qui gèrent les camps. La 7. L’enseignement coranique est assuré par une ONG musulmane, Al Hara-
population est à plus de 90 % d’origine somalienne ; mein.
on trouve également quelques réfugiés sud-soudanais, 8. Voir Michel de Certeau (1990 [1980]), L’invention du quotidien, 1. Manières
éthiopiens, érythréens et ougandais. Des rations ali- de faire, Paris, Gallimard.
HCR. Des affaires plus ou moins reconnues ou tolé- contexte du camp (castes et clans soomaalis considérés
rées existent pourtant et sont visibles en parcourant les inférieurs ou serviles, par exemple). Moyennant des
camps : revente de parts de rations alimentaires et prêts de 5 000 shillings kenyans (environ 75 Euros) ou
achat-revente de légumes ou de produits de première parfois plus, environ 250 groupes de quatre ou cinq
nécessité (venant de Garissa, le chef-lieu de district) personnes développaient, en juin 2000, des projets dits
sur les étals du marché ; élevage de chèvres aux alen- d’« activités génératrices de revenus ». En fait, leur ren-
tours des camps ; petit artisanat (vannerie, couture, tabilité strictement économique est aléatoire et ne
menuiserie, tôlerie, cordonnerie, maçonnerie) dans et semble pas être la principale motivation des organismes
autour des huttes et cabanes ; boutiques de services, de de financement. Ainsi, les produits de la vannerie des
café, thé, coiffure, etc. groupes de femmes sont vendus à un prix dérisoire (50
Pour que cette économie embryonnaire tourne, à 100 shillings le panier selon la taille, soit le prix d’un
quelques capitaux, réseaux et institutions sont détermi- trajet de bus d’un camp à l’autre), pourtant les paniers
nants. D’une part, des commerçants et éleveurs soo- d’osier invendus s’entassent dans les cases des femmes
maalis jouent un rôle important. Pour les membres du artisanes. Seules des initiatives de bienfaisance permet-
clan soomaali des Ogaadeen, qui est le groupe le plus tent d’en vendre quelques uns, en vrac, à l’occasion
nombreux, le camp se trouve dans une aire écologique par exemple des visites officielles d’ambassadeurs ou
et culturelle en continuité avec la leur, située juste de représentants de l’ONU dans les camps. Tout se passe
l’autre côté de la frontière somalienne. Ils circulent faci- comme s’il s’agissait, du point de vue des financeurs
lement dans la région et bénéficient parfois d’une aide comme des bénéficiaires, de maintenir une apparence
de leurs hôtes, villageois ou urbains, pour acquérir leur d’économie dans laquelle les activités régulières de tra-
autonomie financière (emploi, prêt d’argent, etc.) 10. vail seraient la preuve tangible d’une utilité sociale.
Une carte d’identité ou un permis de conduire kenyans, Enfin, une part de travail est demandée par les
ou une carte temporaire de travail régulièrement renou- diverses ONG qui interviennent dans les camps et
velée, obtenus avec la complicité achetée de fonction- rémunèrent, sur l’ensemble des trois camps, plus de
naires chargés d’émettre ou de contrôler ces documents mille réfugiés comme « travailleurs communautaires
à l’extérieur des camps, leur permettent de mener à volontaires » (400 pour MSF, plus de 600 pour Care,
bien quelques négoces. Ils les conduisent éventuelle- etc.). Ces derniers reçoivent des salaires officieux13 qui
ment à s’installer clandestinement dans le chef-lieu de vont de 2 500 à 4 000 shillings kenyans par mois (soit
district, Garissa, ou dans la banlieue de Nairobi, ou 38 à 60 euros). Ce revenu leur permet de compléter la
encore à faire des aller-retour vers la Somalie. De même, ration alimentaire, mais aussi éventuellement de payer
certains réfugiés vivant dans les camps reçoivent régu- des personnes pour construire des habitations de
lièrement l’aide de frères ou fils qui circulent dans le meilleure facture que la seule tente du HCR, en
pays et travaillent sans être déclarés ni comme étrangers employer d’autres pour travailler chez eux (cuisine,
ni comme réfugiés. Les uns et les autres reçoivent éga- entretien), investir dans de petites affaires (ventes de
lement des aides financières envoyées de l’étranger par légumes sur des éventaires du marché) ou aider au
des parents réfugiés dans les pays tiers (Europe, Canada, fonctionnement des quelques services lucratifs (« studio
États-Unis, etc.), mais aussi par des parents vivant en photos » ou « vidéo shop ») tenus par des amis14.
Somalie ou en d’autres places du Kenya. Les opérations
financières sont réalisées dans des banques parallèles et
grâce à des relais de confiance dans les lieux d’origine 10. N. Gomes, op. cit.
des fonds. Deux banques de ce type existent à Dadaab 11. Des viols ont lieu dans et autour des camps (ce sont ces derniers qui sont
près des camps, onze autres à Garissa, le chef-lieu de généralement déclarés, soit plus ou moins dix par mois au premier semestre
district, et quatre autres dans le quartier soomaali de la 2000), dont sont victimes des femmes qui vont chercher du bois. Il s’agit
d’un thème récurrent de discussions entre les services de sécurité du HCR, la
capitale kenyane Nairobi11. Ces fonds permettent aux police kenyanne et les représentants des réfugiés, soomaalis principalement.
réfugiés de compléter la ration du Programme alimen- Par ailleurs, certaines ONG (Care, Ted Turner Foundation, National Council of
taire mondial, mais aussi de se lancer dans quelques Church of Kenya) mènent des programmes d’information et prévention sur les
petits commerces sur le marché des camps. relations de genre, la santé reproductive et la violence sexuelle.
Des activités commerciales et artisanales sont égale- 12. Puisque les réfugiés n’ont pas le droit de travailler selon la législation
kenyane.
ment soutenues par des ONG internationales parce
13. Par exemple en copiant sur des cassettes vidéo les événements sportifs
qu’elles permettent de combattre l’inactivité des réfu- transmis en direct, via satellite, sur les téléviseurs du compound des organisa-
giés, et surtout pour leur intérêt pédagogique ou social. tions humanitaires pour les rediffuser dans les vidéo shops des camps le len-
En effet, ces aides sont conçues pour revaloriser socia- demain.
lement certaines catégories considérées « vulnérables » : 14. C’est ce niveau de revenus qu’une étude sur l’économie de la santé et
jeunes orphelins, handicapés physiques, et surtout l’alimentation à Dadaab retenait en 1999 pour le groupe considéré le plus
« riche » des camps (Philippa Couts et alii, Kenya Refugee Study Food Eco-
femmes veuves, divorcées ou violées12. Elles s’adressent nomy. Updates of Ifo, Dagahaley and Hagadera Refugee Camps, Dadaab,
également à des groupes minoritaires dépréciés dans le Final Report, Save the Children Fund, Nairobi, septembre 1999, 21 p. ms).
rwandais hutus, chez qui la mémoire et les mythes des L’expérience des camps de Dadaab au Kenya permet
origines sont entretenus. Dans le contexte du camp, d’apporter quelques compléments à cette discussion.
note-t-elle, l’identité hutue est renforcée. Au contraire, Elle permet de reprendre différemment la description
les réfugiés qui s’insèrent de manière isolée en ville pro- et l’interprétation des camps. Pour le dire d’emblée et
duisent des formes plus « cosmopolites » d’identité et d’une manière générale, elle montre que le camp crée
leur identité ethnique perd sa référence mythico-histo- de l’identité, ethnique et non ethnique, plus encore
rique, elle est au mieux manipulable dans tel ou tel qu’il ne reproduit, maintient ou renforce l’ethnicité. Il
contexte. À l’ethnonationalisme des premiers, s’oppose est de ce point de vue une expérience tout aussi rela-
donc le cosmopolitisme des seconds. Ceux-ci trouvent tionnelle et dynamique de l’identité que celle qui
marque le sort des réfugiés non pris en charge, auto-
installés dans les périphéries urbaines. Cette proposi-
tion peut se décliner et nuancer de plusieurs façons : le
bricolage d’identités nouvelles, le renforcement des
particularismes, les comportements anti-ethniques et
les échanges inter-ethniques.
Une première déclinaison est celle du « bricolage » de
nouvelles identités avec des anciennes. Ainsi, dans le
bloc des réfugiés soudanais, « Equatoria Gate », que j’ai
décrit plus haut, on découvre à quelques mètres de
l’église catholique et du temple des Témoins de Jehova,
un autre lieu de culte également construit comme une
grande maison en terre. Il s’agit d’une toute nouvelle
« United Church of Christ », inventée par les réfugiés il
y a quelques années. Elle regroupe les adeptes des
églises anglicane, pentecôtiste, orthodoxe et une église
dite « african inla church », qui n’étaient pas assez nom-
breux séparément, expliquent-ils, pour constituer une
Réfugiés Oromo, Somalie, 1986. église. Simple accommodation aux contraintes de l’es-
pace et du nombre, le pragmatisme engendre des ren-
alors leur place, comme l’a suggéré plus précisément contres et la formation, pour le moins, d’une nouvelle
encore Arjun Appadurai, parmi les acteurs et concep- appellation religieuse.
teurs d’un « ordre post-national »19. Une autre innovation se trouve dans le fait que les
Pour sa part, et en s’appuyant sur des recherches nationalités deviennent des ethnies au sens relation-
menées sur les réfugiés érythréens au Soudan, Gaim nel. S’il y a par exemple dans le camp d’Ifo des réfugiés
Kibreab critique l’idée d’une déterritorialisation des venus d’Éthiopie et appartenant à une dizaine de tribus
identités. Il souligne en particulier que si les réfugiés différentes, et même des Érythréens, tous ne sont plus
auto-installés (self-settled) dans les périphéries urbaines identifiés localement que comme Ethiopians. Alors que
semblent plus « cosmopolites » que ceux des camps, les récits de guerre et de fuite sont marqués par des
comme le note Liisa Malkki, c’est parce qu’ils doivent se oppositions et violences « tribales » et alors que la réfé-
cacher derrière des «identités fictives»20. Se trouvant sans rence à la nation a été profondément malmenée dans
protection, ils ont la mauvaise catégorie ethnique au les conflits ethniques, c’est à une nation locale, pour
mauvais endroit, et ils se font donc passer pour d’autres. ainsi dire, que fait référence le terme Ethiopian, comme
Au Soudan, poursuit-il, certains réfugiés érythréens ont, celui de Sudanes. Ces ethnonymes n’éliminent pas les
dans le seul but de passer inaperçus, changé leur nom, appartenances antérieures mais deviennent des termes
leur langue, leur apparence vestimentaire et même leur identitaires bien réels, opératoires, pour autant que
adhésion religieuse, des hommes et femmes chrétiens se dure le camp. Ainsi, dans la disposition d’un « échi-
mettant à se déclarer musulmans et à pratiquer l’islam. quier » ethnique propre au camp, chaque appartenance
Certains hommes, tout en restant chrétiens « dans leur prend sens et position en relation avec les autres
monde privé », firent même le pèlerinage à La Mecque « pièces » en place – concurrentes, adversaires ou alliées.
pour devenir de «fictifs El Haj». Mais tout cela, conclut-
il, ne les empêche pas d’être actifs parmi les milieux
politiques érythréens et, en circulant plus librement, de 19. Gaim Kibreab (1999), « Revisiting the Debate on People, Place, Identity
and Displacement », Journal of Refugees Studies, volume 12, n° 4, p. 398.
savoir mieux que d’autres contourner les interdictions
20. Voir M. Mohamed-Abdi (2000), « Les bouleversements induits de la guerre
légales du Soudan pour organiser la résistance politique civile en Somalie : castes marginales et minorités », Autrepart, n° 15, p. 131-
des réfugiés dispersés. Il ne s’agit donc pas d’une perte 147 ; Ch. Bader (1999), Le sang et le lait. Brève histoire des clans somali,
d’identité, mais d’une « stratégie d’invisibilité ». Paris, Maisonneuve et Larose.
Une quatrième figure de l’identité, embryonnaire puisque des gens montrent qu’ils sont disposés à tra-
certes mais bien urbaine dans ses principes, doit finale- vailler (et, pour beaucoup, à rester où ils sont), une divi-
ment être mentionnée. Elle tend à défaire le dessin des sion sociale qui s’adapte à la pluralité des contraintes,
cases identitaires de l’échiquier et à modifier l’appa- une occupation de l’espace qui, toute précaire qu’elle
rence et le rôle des « pièces » elles-mêmes. Elle se com- soit, donne sens à un lieu à l’origine désertique. Tout est
pose d’un ensemble de situations de contact qui, tout à potentiel mais rien ne se développe, à la différence des
la fois, peuvent être marquées par l’agressivité et même townships de l’apartheid sud-africain ou des campe-
par des violences physiques graves, mais dénotent des ments africains des villes coloniales, autres modèles avec
échanges et des passages qui remettent en cause les fron- lesquels le camp de réfugiés partage une forme incom-
tières ethniques les plus rigides. Par exemple, si la poli- plète et inachevée d’urbanité. Le camp, même stabilisé,
tique du HCR est de séparer les personnes selon l’ap- reste une ville nue. À la souffrance de l’exode, s’ajoute
partenance ethnique, cela ne s’applique réellement que alors celle de la frustration d’une resocialisation impos-
pour la distribution des abris, et beaucoup moins pour sible, puisque le basculement d’une gestion des camps
le quotidien des réfugiés. Impensables avant le camp au nom de l’urgence vers la reconnaissance politique de
en tant que rencontres inter-ethniques, des interactions la durée ne s’opère pas. De la même façon, une tension
ont lieu sur le marché, autour du puits d’eau, au centre oppose les organisations internationales. Les unes veu-
de distribution de l’aide alimentaire, au centre de santé. lent favoriser le dialogue, l’intégration, les rencontres
Les elders soomaalis veulent faire fermer les « vidéos inter-ethniques, alors que les autres cherchent à éviter les
shops » et les « coffee shops » des camps, mais ils n’y contacts, perçus comme des conflits potentiels. Ceux-ci,
arrivent pas, et les jeunes de leur groupe ethnique s’y lorsqu’ils adviennent, sont stoppés par des retours forcés
rendent nombreux. Les réfugiés éthiopiens, dans leur ou des déplacements vers d’autres camps. Les activités
grande majorité des hommes jeunes arrivés seuls, trou- de travail restent illégales même si certaines sont tolérées,
vent quelques épouses parmi les Somaliennes. Celles-ci les quelques produits artisanaux n’ont pas ou très peu de
sont alors reniées par leurs pairs. Des bandes soomaalies marché de consommateurs. La police de l’urgence fait
peuvent même venir dans le « quartier » éthiopien pour des camps un espace de pure attente et sans sujet, auquel
reprendre par la force les femmes de leur ethnie, en s’opposent les esquisses de subjectivation qui apparais-
abandonnant au mari les enfants du couple considérés sent dans les initiatives visant à recréer du travail, dans
par eux illégitimes (puisque non-soomaalis en filiation les circulations, les réunions, les conflits eux-mêmes.
patrilinéaire). Mais les mariages continuent de se faire. Être humain, reconquérir ce minimum d’identité,
d’être-au-monde, que la guerre et l’exode mettent en
Le camp comme ville nue danger, consiste donc pour chaque réfugié(e) à redéfinir
sa place en tirant profit de cette ambivalence de la vie
Les situations que nous venons d’examiner font plus des camps, entre l’urgence et la durée, le sentiment de
que nuancer l’opposition24 entre des espaces fermés mort, physique ou sociale, et la reprise de la vie.
ethnicisants (les lieux d’origine pour l’un, les camps C’est la liminarité de toutes ces situations qui donne
de réfugiés pour l’autre) et des espaces ouverts aux un caractère frustré, inachevé à ce type d’« urbanisa-
identités « cosmopolites » ou « fictives » (les villes). Le tion », bien plus que ses aspects matériels. Cette limi-
cas de Dadaab montre qu’en ce domaine, le camp est narité est commune aux déplacés et réfugiés, aux réfu-
un cadre nouveau et, jusqu’à un certain point, inno- giés des camps et à ceux des faubourgs, même s’il y a
vant, même si les changements sociaux et identitaires des nuances entre toutes ces conditions. La liminarité
s’appuient sur la souffrance et les conflits personnels, ce est à la fois le fondement même du camp en tant que
qui n’est pas absolument spécifique à ce contexte. Il mise en attente à l’écart de la société, et le lieu même
engendre des expériences de socialisation hybride, non des déplacés et réfugiés auto-installés au sens où ils
seulement pluri-ethnique, mais aussi pluri-échelles, demeurent dans des zones périphériques d’occupation
c’est-à-dire faisant se croiser des stratégies claniques provisoire ou illégale. Rien ne peut jamais s’accomplir
avec des stratégies ethniques, et celles-ci avec celles des totalement dans ces contextes, l’inachèvement des pro-
organisations humanitaires de la sphère « globale ». cessus d’intégration leur est consubstantiel.
Le camp est alors comparable à la ville, et pourtant il
ne l’« atteint » pas. Une économie qui pourrait exister Michel Agier
Michel Agier est directeur de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) et membre du Centre
d’études africaines de l’EHESS. Il a notamment publié L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et
favelas, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1999, et Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion
(sortie : février 2002). Les enquêtes de terrain présentées dans ce texte ont été menées dans le cadre d’une collaboration
avec Médecins sans frontières (MSF-B au Kenya).
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