De Nouvelles Villes Les Camps de Réfugiés

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 9

Réfugiés kosovars en Macédoine, 1999.

Michel Agier

DE NOUVELLES VILLES :
LES CAMPS DE RÉFUGIÉS
ÉLÉMENTS D’ETHNOLOGIE URBAINE

L’ exacte simultanéité entre une offensive guerrière


qui se prétend la plus rapide, « ciblée » et efficace
possible, et une intervention humanitaire (préparation
tème de pouvoir inexistants ailleurs. Ce sont des dis-
positifs paradoxaux. En effet, les individus rassemblés
dans ces espaces le sont uniquement au titre d’un statut
de camps pour accueillir les réfugiés, largage aérien de reconnu de victimes. Cette justification de leur pré-
vivres et médicaments) pour venir en aide aux popula- sence et de l’existence des camps les rend, du point de
tions civiles directement ou indirectement atteintes par vue humanitaire, sans nom, au sens où aucune réfé-
cette offensive, n’illustre pas seulement une des nou- rence identitaire ne devrait altérer le fait que la prise en
velles formes de la guerre, ni seulement la volonté de la charge de la vie physique des victimes (sécurité, santé,
première puissance militaire du monde d’afficher sa alimentation) s’adresse à des personnes relevant de fac-
compassion humaniste sur tous les médias. Elle montre tions, de régions ou d’États tout autant ennemis
aussi, de la manière la plus claire qui soit, les deux qu’amis. Le système humanitaire induit donc la non-
composantes de la constitution actuelle d’une catégorie existence sociale et politique des bénéficiaires de son
nouvelle de la population mondiale, celle des déplacés aide. Pourtant, ce système de survie, son organisation
et réfugiés : les guerres dites « sales » ou de « faible et surtout le fait qu’il représente un « établissement
intensité » (avec les exodes sans fin, les souffrances et relativement important, dense et permanent d’indivi-
pertes multiples qu’elles provoquent), et la réponse dus socialement hétérogènes »3 créent des opportunités
humanitaire qui les accompagne au plus près. Une cer- de rencontres, d’échanges, et de réélaborations identi-
taine pérennité caractérise cette nouvelle composante taires parmi tous ceux qui y vivent. Dans ce sens, le
de la condition humaine, malgré l’aspect en principe dispositif humanitaire des camps produit de la ville, si
provisoire de chaque situation observée. l’on considère la ville du point de vue de sa complexité
Les camps de réfugiés sont à la fois l’emblème de essentielle. « L’être même de la ville », soulignait Ber-
cette condition sociale formée par le tandem nard Lepetit, est un ensemble hétérogène de ressources
guerre/humanitaire, et le lieu où elle se construit de la identitaires dont la confrontation définit « l’espace d’ac-
manière la plus élaborée, comme une vie maintenue à tion des citadins » et détermine les « capacités transfor-
distance du monde social et politique ordinaire1. Créés
dans l’urgence comme un dispositif de protection
visant à assurer la sécurité physique, alimentaire et
sanitaire de toutes sortes de rescapés des guerres, les 1. Voir M. Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion (sortie
février 2002).
camps de réfugiés agglomèrent des dizaines de milliers
2. Outre la poursuite des guerres qui empêche le retour des réfugiés chez eux,
d’habitants pour des périodes en général beaucoup plus le dispositif de l’aide humanitaire lui-même a ses propres effets, notamment
longues que celle de l’urgence. La durée précise de en terme de marché de l’emploi, qui sont aussi des motifs de sa pérennisation.
« l’urgence » est d’ailleurs difficile à déterminer du point Plus de 500 ONG travaillent dans le monde sous contrat avec le HCR et, dans
de vue même des agents des organisations humani- chaque camp, les ONG sont à leur tour des employeurs pour la population
locale et, officieusement, pour de nombreux réfugiés.
taires. Tout le monde constate qu’une certaine durée
3. Il s’agit là de la définition sociologique minimale que Louis Wirth donna de
s’installe vite, pour des raisons externes et parfois la ville dans les années 1930. L. Wirth, « Le phénomène urbain comme mode
internes2, et qu’elle transforme l’espace originel des de vie » (1938) in Y. Grafmeyer et I. Joseph (1979), L’École de Chicago, Nais-
camps. sance de l’écologie urbaine, Paris, Éditions du Champ urbain, p. 258.
Progressivement, ceux-ci deviennent les lieux d’une
organisation de l’espace, d’une vie sociale et d’un sys- Les Annales de la recherche urbaine n° 91, 0180-930-XII-01/91/p. 128-136 © METL.

VILLES ET GUERRES 129


De nouvelles villes : les camps de réfugiés/Agier

matrices de l’urbain »4. C’est grâce à son « extraordi- mentaires du PAM7 sont distribuées tous les quinze
naire complication », notait-il encore, que la ville a pu jours dans les dépôts gérés par l’ONG Care (Canada),
devenir un sujet de l’histoire. qui prend également en charge une partie de la scolari-
C’est donc à partir de leur ambivalence que nous sation8 et apporte un soutien à quelques activités
nous interrogerons sur les camps, en cherchant à iden- sociales et artisanales. Médecins sans frontières (MSF-
tifier les tensions qu’elle peut générer. Édifié d’abord Belgique) gère plusieurs postes de santé, trois hôpitaux
comme un authentique désert5 ou comme un non-lieu6, de brousse et des équipes volantes de soins. Enfin, la
le camp de réfugiés peut-il devenir une ville au sens sécurité des réfugiés et des intervenants humanitaires
d’un espace de sociabilité urbaine, une urbi, voire au est à la charge de 250 agents de la police kenyane, dont
sens d’un espace politique, une polis ? Ou pourquoi ne l’action est coordonnée par l’administration du HCR
le peut-il pas ? Peut-il ou non s’émanciper de sa qui fournit également leurs tenues et véhicules.
contrainte initiale d’enfermement et d’oppression, Le HCR a construit des clôtures faites d’épineux et
comme ont pu le faire, dans d’autres contextes histo- de barbelés pour la fermeture, sur plusieurs kilomètres,
riques, les townships de l’apartheid ou les campements du pourtour des camps et, à l’intérieur, pour la clôture
africains des villes coloniales ? des « blocs ». Les blocs sont des terrains de deux à trois
Une première enquête menée dans les camps de hectares où sont regroupés de cent à cent-cinquante
Dadaab, au nord-est du Kenya, m’a permis de voir se abris et de 300 à 600 réfugiés en moyenne. Les réfugiés
former trois ébauches d’une forme probable de vie ont été rapprochés par bloc selon leurs provenance,
urbaine : ébauches d’une symbolique des espaces, ethnie et éventuellement clan d’origine et sont généra-
d’une différenciation sociale et d’un changement iden- lement désignés en termes ethniques globaux (Soo-
titaire. Je les évoquerai à grands traits, en m’attachant maalis) ou de nationalités (Ethiopians, Sudanes). À
surtout aux dimensions socio-économique et ethnique leur arrivée, tous ont reçu la même toile de plastique
de la vie des camps. bleue et blanche du HCR, un matelas, quelques usten-
siles de cuisine. Ils sont allés chercher du bois autour
Des ébauches de ville du camp pour fabriquer leur abri. Au fil des ans, l’ha-
bitat s’est densifié et un peu solidifié : des maisons en
Bien qu’ils soient aussi peuplés que tout le reste du terre alternent avec les huttes soomaalis en branchage,
district de Garissa dans lequel ils se trouvent, les trois toutes étant recouvertes des toiles du HCR ; des maté-
sites du HCR de Dadaab n’apparaissent pas sur la carte riaux servant à transporter l’aide internationale ont été
du Kenya. Le camp d’Ifo (45 000 habitants et 10 000 récupérés, en particulier la tôle des boîtes de conserve
abris) a été ouvert en septembre 1991 ; celui de Daga- et des bidons qui, déroulée, permet de fabriquer des
tuiles, des portes, des fenêtres, des tables ou poulaillers.
Les estampilles « USA », «CEE», «Japan », «WFP »,
«UNHCR » et les drapeaux respectifs des pays ou orga-
nismes donateurs parsèment ainsi le paysage habité.
L’environnement immédiat des abris se compose des
« blocs » et des sections (ensembles de dix ou quinze
blocs contigus) dont les limites ont été tracées au cor-

4. B. Lepetit, « La ville : cadre, objet, sujet. Vingt ans de recherches françaises


en histoire urbaines », Enquête, n° 4 (La ville des sciences sociales), second
semestre 1996, Marseille, Éd. Parenthèses.
5. Hanna Arendt a pris la formule nietzschéenne « le désert croît », pour s’in-
quiéter de « l’extension du désert » là où disparaît l’espace intermédiaire entre
les hommes, lequel constitue à ses yeux le « monde », c’est-à-dire l’ensemble
Enfants de Somalie réfugiés au Kenya. des relations sociales où naît la politique. Le désert est donc l’antinomie de
l’échange social et politique qui relie tous les humains, qui les rassemble et les
haley (34 000 habitants et environ 7 000 abris) en distingue en même temps (H. Arendt (1995), Qu’est-ce que la politique ?,
mars 1992 ; et Hagadera (45 000 habitants) en Paris, Seuil).

juin 1992. Ils sont situés dans un rayon d’une quin- 6. Soit un espace d’où sont absents la mémoire, les relations et l’identité
attachées aux « lieux anthropologiques » (M. Augé (1992), Non-lieux, Paris,
zaine de kilomètres de part et d’autre du village de Seuil).
Dadaab, où se trouve le campement des organisations 6. Programme alimentaire mondial de l’ONU.
onusiennes et humanitaires qui gèrent les camps. La 7. L’enseignement coranique est assuré par une ONG musulmane, Al Hara-
population est à plus de 90 % d’origine somalienne ; mein.
on trouve également quelques réfugiés sud-soudanais, 8. Voir Michel de Certeau (1990 [1980]), L’invention du quotidien, 1. Manières
éthiopiens, érythréens et ougandais. Des rations ali- de faire, Paris, Gallimard.

130 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 91


deau pour permettre le passage des véhicules de cas, à Ifo, des « coffee shops » tenus par les Éthiopiens
contrôle de police, santé et infrastructures. Cet envi- ou, dans les trois camps, des « vidéo shops » tenus par
ronnement se différencie assez nettement selon les des jeunes, aussi bien éthiopiens que soudanais ou
groupes d’appartenance : habitat parsemé aux enclos même soomaalis, ces derniers étant en butte aux
familiaux approximativement délimités par quelques reproches moralistes de leurs aînés musulmans.
épineux bas et fréquents débordements du quadrillage Moyennant dix shillings kenyans (0,15 euro), on peut
des blocs dans le cas des Soomaalis ; au contraire dans assister à l’une des deux séances de vidéo quotidiennes
le « quartier » des Éthiopiens du camp d’Ifo (deux blocs dans une baraque en planches et branchages, au cours
contigus), on observe une forte densité d’habitat, des desquelles sont diffusés des films indiens et, à l’occa-
ruelles étroites, de hautes palissades et la présence de sion, des matches de football.
nombreuses boutiques – « coffee shops », «vidéo Toutes ces activités supposent des usages de l’espace
shops », «salons de coiffure », «studios photo » – som- qui transforment la vision quotidienne qu’en ont les
mairement dressées sous des toiles, des baraques en réfugiés dans leur quotidien. Elles se sont accompa-
planches, cartons ou tôles. gnées d’une forme esquissée de symbolique des lieux,
Pour certains, et particulièrement ceux qui forment que l’on perçoit par exemple dans le fait que certains
des minorités internes aux camps (Éthiopiens, Souda- espaces anonymes ont été nommés par les habitants.
nais, « Soomaalis Bantuus Refugees », Ougandais), les Dans le camp de Hagadera, en particulier, l’espace du
fermetures des espaces traduisent des comportements marché placé à l’entrée du camp est devenu « the
de crainte, rejet, repli et auto-défense. Ainsi, à Daga- town », ou magalo en soomaali. : là des réfugiés et
haley, se trouve un bloc d’abris comprenant environ quelques habitants de la région vendent, le long de
600 Soudanais, originaires pour la plupart des villes deux petites rues de sable bordées d’éventaires, des parts
du Sud-Soudan et dont plus des deux tiers sont des de rations alimentaires, des produits de première néces-
hommes jeunes. Un peu plus de deux ans après son sité, servent du café ou proposent des séances de vidéo.
arrivée dans le camps d’Ifo, ce groupe a été replacé À ces « inventions du quotidien » comparables à
dans celui de Dagahaley où il a construit un espace celles qui marquent, selon Michel de Certeau, la résis-
singulier, différents de celui des réfugiés somaliens mais tance des citadins face à la l’individualisation et à l’ano-
différents aussi de celui des Soudanais des deux autres nymat des espaces urbains9, s’ajoute une deuxième
camps. L’habitat y est organisé en rangées de petites ébauche de ville, celle qui relève de la différenciation
maisons en terre, bien alignées de part et d’autre d’une sociale. Pourtant, le problème de l’inactivité domine la
rue principale toute droite, d’une cinquantaine de vie des camps. Corollaire du sentiment d’abandon, ce
mètres de long, au bout de laquelle une église en terre problème touche tout le monde, mais plus directement
a été construite, avec un sens certain de la perspective. ceux qui avaient avant l’exode un emploi reconnu, plus
Une garderie, un alignement de coins toilette-douche, ou moins formel, donc plutôt des hommes et des
un petit terrain de volley, finissent de former ce qui urbains. Les souffrances morales, voire les troubles psy-
semble être un village moderne sud-soudanais ou, plus chologiques liés à l’inactivité professionnelle, occupent
sûrement, le quartier d’une ville miniature. Le tout est une place importante dans le quotidien individuel.
entouré d’une haie d’épineux et barbelés le long de Somaliens qui étaient auparavant employés du com-
laquelle toutes les nuits douze hommes se relaient, trois merce, des services ou de l’administration à Mogadis-
par trois, pour faire la garde du périmètre du bloc. cio et qui ne savent plus quoi faire, jeunes Soudanais
Comme dans d’autres blocs, le portail est fermé à désœuvrés qui passent leur temps, dans leur bloc, à
18 heures pour toute la nuit. Là, l’ennemi nocturne est « étirer le temps » (« pushing time »), anciens fonction-
le voisin immédiat : « ce sont des Soomaalis bantuus, naires éthiopiens qui se considèrent, après neuf ans
expliquent les jeunes leaders du quartier soudanais, qui d’exil et de camp, « physiquement et mentalement en
veulent faire payer le sang par de l’argent » (ils veulent prison, sans maison et sans espoir » (« homeless, hope-
dire par là que, dès que le moindre problème apparaît, less » répètent-ils) et parlent de suicide : de manière
par exemple une bagarre entre enfants de chaque répétitive, les réfugiés expriment avant tout des senti-
groupe, les voisins viennent immédiatement et agressi- ments d’impuissance et d’inutilité.
vement leur réclamer une compensation en argent). Il n’y a pas de marché officiel de l’emploi dans les
Sur le portail d’entrée en tôle récupérée, ont été gravés camps et, à l’extérieur, considérés comme étrangers et
à la main les mots « Equatoria Gate », en rappel du sans carte de travail, « ceux qui travaillent hors des
nom du département d’origine des habitants, situé au camps sont illégaux » souligne un responsable du
Sud-Soudan et qu’ils ont fui en 1994-1995.
D’autres espaces sont plus ouverts et peuvent être
fréquentés par ceux-là mêmes qui, Soomaalis, Éthio-
9. Voir N. Gomes, «Solidarité et réseaux dans l’exil. Les réfugiés somaliens clan-
piens ou sud-Soudanais, ont un habitat apparemment destins au Kenya et en Éthiopie», in L. Cambrezy et V. Lassailly-Jacob (dir.), (2001),
replié sur leur groupe ethnique ou clanique. C’est le Populations réfugiées. De l’exil au retour, Paris, Éditions de l’IRD, p. 301-319.

VILLES ET GUERRES 131


De nouvelles villes : les camps de réfugiés/Agier

HCR. Des affaires plus ou moins reconnues ou tolé- contexte du camp (castes et clans soomaalis considérés
rées existent pourtant et sont visibles en parcourant les inférieurs ou serviles, par exemple). Moyennant des
camps : revente de parts de rations alimentaires et prêts de 5 000 shillings kenyans (environ 75 Euros) ou
achat-revente de légumes ou de produits de première parfois plus, environ 250 groupes de quatre ou cinq
nécessité (venant de Garissa, le chef-lieu de district) personnes développaient, en juin 2000, des projets dits
sur les étals du marché ; élevage de chèvres aux alen- d’« activités génératrices de revenus ». En fait, leur ren-
tours des camps ; petit artisanat (vannerie, couture, tabilité strictement économique est aléatoire et ne
menuiserie, tôlerie, cordonnerie, maçonnerie) dans et semble pas être la principale motivation des organismes
autour des huttes et cabanes ; boutiques de services, de de financement. Ainsi, les produits de la vannerie des
café, thé, coiffure, etc. groupes de femmes sont vendus à un prix dérisoire (50
Pour que cette économie embryonnaire tourne, à 100 shillings le panier selon la taille, soit le prix d’un
quelques capitaux, réseaux et institutions sont détermi- trajet de bus d’un camp à l’autre), pourtant les paniers
nants. D’une part, des commerçants et éleveurs soo- d’osier invendus s’entassent dans les cases des femmes
maalis jouent un rôle important. Pour les membres du artisanes. Seules des initiatives de bienfaisance permet-
clan soomaali des Ogaadeen, qui est le groupe le plus tent d’en vendre quelques uns, en vrac, à l’occasion
nombreux, le camp se trouve dans une aire écologique par exemple des visites officielles d’ambassadeurs ou
et culturelle en continuité avec la leur, située juste de représentants de l’ONU dans les camps. Tout se passe
l’autre côté de la frontière somalienne. Ils circulent faci- comme s’il s’agissait, du point de vue des financeurs
lement dans la région et bénéficient parfois d’une aide comme des bénéficiaires, de maintenir une apparence
de leurs hôtes, villageois ou urbains, pour acquérir leur d’économie dans laquelle les activités régulières de tra-
autonomie financière (emploi, prêt d’argent, etc.) 10. vail seraient la preuve tangible d’une utilité sociale.
Une carte d’identité ou un permis de conduire kenyans, Enfin, une part de travail est demandée par les
ou une carte temporaire de travail régulièrement renou- diverses ONG qui interviennent dans les camps et
velée, obtenus avec la complicité achetée de fonction- rémunèrent, sur l’ensemble des trois camps, plus de
naires chargés d’émettre ou de contrôler ces documents mille réfugiés comme « travailleurs communautaires
à l’extérieur des camps, leur permettent de mener à volontaires » (400 pour MSF, plus de 600 pour Care,
bien quelques négoces. Ils les conduisent éventuelle- etc.). Ces derniers reçoivent des salaires officieux13 qui
ment à s’installer clandestinement dans le chef-lieu de vont de 2 500 à 4 000 shillings kenyans par mois (soit
district, Garissa, ou dans la banlieue de Nairobi, ou 38 à 60 euros). Ce revenu leur permet de compléter la
encore à faire des aller-retour vers la Somalie. De même, ration alimentaire, mais aussi éventuellement de payer
certains réfugiés vivant dans les camps reçoivent régu- des personnes pour construire des habitations de
lièrement l’aide de frères ou fils qui circulent dans le meilleure facture que la seule tente du HCR, en
pays et travaillent sans être déclarés ni comme étrangers employer d’autres pour travailler chez eux (cuisine,
ni comme réfugiés. Les uns et les autres reçoivent éga- entretien), investir dans de petites affaires (ventes de
lement des aides financières envoyées de l’étranger par légumes sur des éventaires du marché) ou aider au
des parents réfugiés dans les pays tiers (Europe, Canada, fonctionnement des quelques services lucratifs (« studio
États-Unis, etc.), mais aussi par des parents vivant en photos » ou « vidéo shop ») tenus par des amis14.
Somalie ou en d’autres places du Kenya. Les opérations
financières sont réalisées dans des banques parallèles et
grâce à des relais de confiance dans les lieux d’origine 10. N. Gomes, op. cit.
des fonds. Deux banques de ce type existent à Dadaab 11. Des viols ont lieu dans et autour des camps (ce sont ces derniers qui sont
près des camps, onze autres à Garissa, le chef-lieu de généralement déclarés, soit plus ou moins dix par mois au premier semestre
district, et quatre autres dans le quartier soomaali de la 2000), dont sont victimes des femmes qui vont chercher du bois. Il s’agit
d’un thème récurrent de discussions entre les services de sécurité du HCR, la
capitale kenyane Nairobi11. Ces fonds permettent aux police kenyanne et les représentants des réfugiés, soomaalis principalement.
réfugiés de compléter la ration du Programme alimen- Par ailleurs, certaines ONG (Care, Ted Turner Foundation, National Council of
taire mondial, mais aussi de se lancer dans quelques Church of Kenya) mènent des programmes d’information et prévention sur les
petits commerces sur le marché des camps. relations de genre, la santé reproductive et la violence sexuelle.

Des activités commerciales et artisanales sont égale- 12. Puisque les réfugiés n’ont pas le droit de travailler selon la législation
kenyane.
ment soutenues par des ONG internationales parce
13. Par exemple en copiant sur des cassettes vidéo les événements sportifs
qu’elles permettent de combattre l’inactivité des réfu- transmis en direct, via satellite, sur les téléviseurs du compound des organisa-
giés, et surtout pour leur intérêt pédagogique ou social. tions humanitaires pour les rediffuser dans les vidéo shops des camps le len-
En effet, ces aides sont conçues pour revaloriser socia- demain.
lement certaines catégories considérées « vulnérables » : 14. C’est ce niveau de revenus qu’une étude sur l’économie de la santé et
jeunes orphelins, handicapés physiques, et surtout l’alimentation à Dadaab retenait en 1999 pour le groupe considéré le plus
« riche » des camps (Philippa Couts et alii, Kenya Refugee Study Food Eco-
femmes veuves, divorcées ou violées12. Elles s’adressent nomy. Updates of Ifo, Dagahaley and Hagadera Refugee Camps, Dadaab,
également à des groupes minoritaires dépréciés dans le Final Report, Save the Children Fund, Nairobi, septembre 1999, 21 p. ms).

132 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 91


Ces quelques activités et ressources mettent en évi-
dence une différenciation sociale dans les camps, Un nouvel échiquier ethnique
même si elle n’apparaît qu’en filigrane sur un fond Du point de vue des changements identitaires, il
commun principalement marqué par le dénuement et peut être tentant d’opposer la ville et le camp. C’est ce
l’inactivité. Quatre niveaux de hiérarchie sociale peu- qu’a fait, de la manière la plus explicite, l’anthropo-
vent être distingués. Au sommet se trouve une petite logue Liisa Malkki qui a enquêté dans la deuxième
minorité de notables soomaalis – commerçants, éle- moitié des années 1980 auprès des réfugiés rwandais
veurs et chefs des clans statutairement supérieurs. Leurs hutus en Tanzanie, en comparant les uns vivant en
revenus sont difficiles à évaluer (peut-être 5 000 shil- camps (à Mishamo) et les autres, « auto-installés » (self-
lings kenyans, soit 75 euros mensuels, ou plus15) mais
leur position se mesure aussi à leur appartenance aux
clans supérieurs de la confédération clanique Darood16,
appartenance de laquelle ils tirent une préséance légi-
time pour occuper des fonctions de représentation,
comme elders (aînés) dans les blocs et sections des
camps. Les « travailleurs communautaires volontaires »
représentent une deuxième catégorie sociale localement
dominante. C’est une minorité alternative, voire
concurrente de la précédente tant sur le plan numé-
rique qu’idéologique. Leur position à proximité des
représentants des organisations onusiennes et humani-
taires donne aux « travailleurs communautaires » pres-
tige et pouvoir dans les relations internes du camp.
D’ailleurs, certains d’entre eux sont ou ont été les « lea-
ders » de blocs concurrents des anciens (elders) 17.
L’ensemble formé par les petits commerçants, arti-
sans occasionnels et employés informels forme une
troisième catégorie dépendant des deux premiers Camp de réfugiés Somalis au Kenya.
groupes ci-dessus, mais dépendant aussi des aides et
du « suivi » des ONG. Ainsi, des épouses ou filles des settled) en ville (à Kigoma). Selon cette chercheuse, les
travailleurs volontaires des ONG sont parmi les reven- attachements des exilés à leurs lieux de départ sont
deuses du marché des camps ; mais on trouve aussi, plus ou moins forts selon les cas, et les effets du déta-
parmi les artisans soutenus par les organisations huma- chement dépendent aussi de leurs lieux d’installation.
nitaires, des groupes marginalisés dans les rapports eth- Dans ce cadre, Liisa Malkki estime que le camp est
niques internes aux camps (minorités non-soomaalies devenu un référent à la fois spatial et politico-symbo-
ou Soomaalis de castes inférieures). Un quatrième lique : en son sein, une communauté morale et poli-
niveau hiérarchique, enfin, est formé par les bénéfi- tique spécifique s’est reconstituée parmi les réfugiés
ciaires de l’aide minimale (alimentation, santé, eau,
bois de chauffe, abri) complétée éventuellement par
des aides ponctuelles des catégories ci-dessus et de 15. Dominante dans le régime de Siad Barre jusqu’en 1991, la confédération
clanique Darood a été victime de persécutions et violences après sa chute, et
parents vivant hors des camps. Ce groupe démuni, sans ses membres ont fui massivement Mogadiscio et la Somalie. Les Darood, et en
ressources propres, est de loin le plus nombreux18. particulier les clans Ogaadeen, représentent la majorité des Somaaliis dans les
On le voit dans cet essai de classement social, les camps de Dadaab.
tensions relatives aux appartenances ethniques croisent 16. Nous reviendrons plus loin sur cette opposition.
en permanence les positionnements sociaux qui nais- 17. Il représenterait au moins la moitié de la population des camps selon les don-
nées du rapport de l’ONG Save the Children Foundation mentionné ci-dessus.
sent dans le contexte des camps. Mais de la même
façon que la hiérarchie sociale présente une configura- 18. Voir L. Malkki (1995), Purity and Exile : Violence, Memory and National
Cosmology Among Hutu Refugees in Tanzania, Chicago, Chicago University
tion originale dans ses éléments comme dans sa struc- Press, et « Refugees and exile : From “Refugee Studies” to the National Order
ture, de même un échiquier ethnique spécifique se met of Things », Annual Reviews of Anthropology, n° 24, 1995, p. 495-523. Sur
en place dans les camps et permet de relativiser ce l’émergence d’un ordre postnational, voir A. Appadurai (1996), Modernity at
Large. Cultural Dimension of Globalization, Minneapolis, University of Mine-
domaine d’appartenances, alors même qu’il se présente sota Press. Pour une critique de cette approche transnationale et « diaspo-
sous les traits de la vérité première des identités collec- rique », voir J. Friedman (2000), « Des racines et (dé)routes. Tropes pour trek-
tives et individuelles. Au contraire, les contacts et kers », L’Homme, n° 156, p. 187-206. À propos des changements identitaires
conflits qui sont vécus dans les camps remettent brus- dans des camps et des quartiers spontanés, voir l’étude de Marc Lavergne sur
les déplacés sud-soudanais à Khartoum (« De la cuvette du Nil aux faubourgs
quement en cause quelques évidences ou certitudes de Khartoum. Les déplacés du Sud-Soudan », in Déplacés et réfugiés. La
identitaires chez les réfugiés. mobilité sous contrainte, op. cit., p. 109-135).

VILLES ET GUERRES 133


De nouvelles villes : les camps de réfugiés/Agier

rwandais hutus, chez qui la mémoire et les mythes des L’expérience des camps de Dadaab au Kenya permet
origines sont entretenus. Dans le contexte du camp, d’apporter quelques compléments à cette discussion.
note-t-elle, l’identité hutue est renforcée. Au contraire, Elle permet de reprendre différemment la description
les réfugiés qui s’insèrent de manière isolée en ville pro- et l’interprétation des camps. Pour le dire d’emblée et
duisent des formes plus « cosmopolites » d’identité et d’une manière générale, elle montre que le camp crée
leur identité ethnique perd sa référence mythico-histo- de l’identité, ethnique et non ethnique, plus encore
rique, elle est au mieux manipulable dans tel ou tel qu’il ne reproduit, maintient ou renforce l’ethnicité. Il
contexte. À l’ethnonationalisme des premiers, s’oppose est de ce point de vue une expérience tout aussi rela-
donc le cosmopolitisme des seconds. Ceux-ci trouvent tionnelle et dynamique de l’identité que celle qui
marque le sort des réfugiés non pris en charge, auto-
installés dans les périphéries urbaines. Cette proposi-
tion peut se décliner et nuancer de plusieurs façons : le
bricolage d’identités nouvelles, le renforcement des
particularismes, les comportements anti-ethniques et
les échanges inter-ethniques.
Une première déclinaison est celle du « bricolage » de
nouvelles identités avec des anciennes. Ainsi, dans le
bloc des réfugiés soudanais, « Equatoria Gate », que j’ai
décrit plus haut, on découvre à quelques mètres de
l’église catholique et du temple des Témoins de Jehova,
un autre lieu de culte également construit comme une
grande maison en terre. Il s’agit d’une toute nouvelle
« United Church of Christ », inventée par les réfugiés il
y a quelques années. Elle regroupe les adeptes des
églises anglicane, pentecôtiste, orthodoxe et une église
dite « african inla church », qui n’étaient pas assez nom-
breux séparément, expliquent-ils, pour constituer une
Réfugiés Oromo, Somalie, 1986. église. Simple accommodation aux contraintes de l’es-
pace et du nombre, le pragmatisme engendre des ren-
alors leur place, comme l’a suggéré plus précisément contres et la formation, pour le moins, d’une nouvelle
encore Arjun Appadurai, parmi les acteurs et concep- appellation religieuse.
teurs d’un « ordre post-national »19. Une autre innovation se trouve dans le fait que les
Pour sa part, et en s’appuyant sur des recherches nationalités deviennent des ethnies au sens relation-
menées sur les réfugiés érythréens au Soudan, Gaim nel. S’il y a par exemple dans le camp d’Ifo des réfugiés
Kibreab critique l’idée d’une déterritorialisation des venus d’Éthiopie et appartenant à une dizaine de tribus
identités. Il souligne en particulier que si les réfugiés différentes, et même des Érythréens, tous ne sont plus
auto-installés (self-settled) dans les périphéries urbaines identifiés localement que comme Ethiopians. Alors que
semblent plus « cosmopolites » que ceux des camps, les récits de guerre et de fuite sont marqués par des
comme le note Liisa Malkki, c’est parce qu’ils doivent se oppositions et violences « tribales » et alors que la réfé-
cacher derrière des «identités fictives»20. Se trouvant sans rence à la nation a été profondément malmenée dans
protection, ils ont la mauvaise catégorie ethnique au les conflits ethniques, c’est à une nation locale, pour
mauvais endroit, et ils se font donc passer pour d’autres. ainsi dire, que fait référence le terme Ethiopian, comme
Au Soudan, poursuit-il, certains réfugiés érythréens ont, celui de Sudanes. Ces ethnonymes n’éliminent pas les
dans le seul but de passer inaperçus, changé leur nom, appartenances antérieures mais deviennent des termes
leur langue, leur apparence vestimentaire et même leur identitaires bien réels, opératoires, pour autant que
adhésion religieuse, des hommes et femmes chrétiens se dure le camp. Ainsi, dans la disposition d’un « échi-
mettant à se déclarer musulmans et à pratiquer l’islam. quier » ethnique propre au camp, chaque appartenance
Certains hommes, tout en restant chrétiens « dans leur prend sens et position en relation avec les autres
monde privé », firent même le pèlerinage à La Mecque « pièces » en place – concurrentes, adversaires ou alliées.
pour devenir de «fictifs El Haj». Mais tout cela, conclut-
il, ne les empêche pas d’être actifs parmi les milieux
politiques érythréens et, en circulant plus librement, de 19. Gaim Kibreab (1999), « Revisiting the Debate on People, Place, Identity
and Displacement », Journal of Refugees Studies, volume 12, n° 4, p. 398.
savoir mieux que d’autres contourner les interdictions
20. Voir M. Mohamed-Abdi (2000), « Les bouleversements induits de la guerre
légales du Soudan pour organiser la résistance politique civile en Somalie : castes marginales et minorités », Autrepart, n° 15, p. 131-
des réfugiés dispersés. Il ne s’agit donc pas d’une perte 147 ; Ch. Bader (1999), Le sang et le lait. Brève histoire des clans somali,
d’identité, mais d’une « stratégie d’invisibilité ». Paris, Maisonneuve et Larose.

134 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 91


Une deuxième figure de l’identité dans les camps est et obtenu un niveau de reconnaissance qu’ils n’avaient
celle des particularismes renforcés. C’est ce que montre jamais atteint au Rwanda. Le HCR et certaines ONG
le conflit suivant. Ceux que l’on nomme, dans les camps ont réalisé un effort particulier en leur faveur »23.
de Dadaab, les Soomaalis Bantuus, sont des hors-castes, On le voit avec ces deux exemples, la stratégie du
c’est-à-dire des minorités d’origine non-soomaalie, agri- renforcement des particularismes ethniques est poten-
culteurs immigrés considérés comme les serfs ou esclaves tiellement une contestation des dominations ethniques
des groupes supérieurs, parmi lesquels se trouvent les existantes. Cette ambivalence rend possible le dépasse-
Darood Ogaadeen, nombreux dans la région et dans ment ou la critique de l’ethnicité, que l’on peut déceler
les camps, dont certains représentants ont à leur égard au cœur même des relations intra-ethniques, dans un
des attitudes arrogantes et dominatrices, parfois vio- troisième type de processus identitaire. En effet, parmi
lentes. Pendant des siècles, les groupes inférieurs s’iden- les groupes soomaalis considérés de statut inférieur et
tifièrent en référence aux clans dits «nobles» auxquels ils composés d’un ensemble de clans minoritaires dits « à
étaient liés21. Or, dans l’échiquier ethnique du camp outils » (Waable), la dynamique n’est pas tant ethnici-
dans son ensemble, ils sont progressivement reconnus sante comme dans le cas précédent, mais socio-écono-
de manière autonome, apparemment détachés de l’en- mique. Comme membres des castes de métiers, un
semble soomaali. Leur désignation officielle se fait par ensemble d’artisans (forgerons, cordonniers, tailleurs,
les seules initiales SBR (« Soomaalis Bantuus Refugees ») menuisiers) rencontrent les intérêts des ONG humani-
et ils s’adressent à l’administration du camp en tant que taires soucieuses de maintenir un semblant d’occupa-
« minorité » ayant droit tout autant que les autres (Soo- tion dans la vie des camps et, pour ce faire, de soutenir
maalis, Soudanais, Éthiopiens, etc.) aux prêts pour l’ar- des projets d’« activités génératrices de revenus ». Tout
tisanat ou à l’emploi comme volontaires dans les ONG. cela ne se fait pas sans violence. Des artisans recevant
Le camp leur permet donc de se défaire d’une position l’appui des ONG sont rappelés à leur statut d’inférieurs
intra-ethnique dévalorisante. Plus encore, ce contexte et systématiquement « taxés » par les elders (chefs) des
favorise une recherche d’ancestralité qui les sépare plus clans soomaalis de statut supérieur; d’autres voient leurs
radicalement des Soomaalis et les rapproche des terres ateliers mis à sac, voire sont eux-mêmes physiquement
de Tanzanie et Mozambique d’où ils disent être partis il agressés par des bandes commanditées par les elders.
y a plusieurs siècles. Les représentants des SBR ont Dans ce cas, le camp ne renforce pas l’ethnicité mais
demandé à l’administration des camps leur réinstalla- au contraire l’affronte, la replace dans une alternative
tion collective dans ces deux pays. Ceux-ci n’ont pas relativisante. L’échiquier, dont nous recomposons en
donné suite à la demande, mais une réponse est venue même temps les pièces et le cadre, n’est plus stricte-
des USA. Engagée auprès de l’ONU à accueillir sa part ment ethnique dans ses règles, mais plus largement
de réfugiés, l’administration états-unienne s’est intéres- relationnel. Ainsi, nous avons observé plus haut, en
sée à ces Africains attachés à leurs terres d’origine et fai- décrivant les niveaux de hiérarchie sociale interne aux
sant preuve d’une grande unité ethnique, sans doute camps, que ce qui distingue les deux « classes » supé-
compatible avec la représentation identitaire interne des rieures des camps de Dadaab – les traders et les tra-
États-Unis. Au milieu de l’année 2000, des procédures vailleurs volontaires des ONG –, c’est le poids différent
de screaning22 étaient annoncées pour préparer l’accueil qu’elles donnent à la légitimité ethnique de leur statut :
de 10 000 SBR aux USA. imposante et décisive chez les notables et commerçants
Une telle stratégie d’émancipation des pouvoirs anté- soomaali, elle est secondaire voire critiquée chez les
rieurs et de séparatisme ethnique dans le contexte nou- employés des ONG. L’étude des tenants et aboutis-
veau du camp n’est pas un cas isolé. Elle est compa- sants de la relation entre leaders, elders et ONG mérite
rable, par exemple, au sort du groupe pygmée des Twa d’être approfondie. Les compétitions qu’elle met en
dans les camps de réfugiés rwandais hutus à Goma (ex- jeu, quels qu’en soient les résultats ponctuels, vont
Zaïre) en 1994-1996. Minorité méprisée par le reste dans le sens d’une ouverture identitaire et, là aussi,
de la population au Rwanda, c’est dans les camps que le d’un certain cosmopolitisme de la situation.
groupe des Twa a obtenu pour la première fois une
reconnaissance, distincte de celle des Hutus et Tutsis.
Voici ce qu’en dit Jean-Pierre Godding en introduction
21. Le screaning (filtrage) est un examen individuel que doivent passer les can-
de plusieurs documents et témoignages de réfugiés didats à une réinstallation dans un pays tiers. Il consiste à vérifier l’état de
rwandais : les 5 000 Twa présents dans les camps (sur santé du ou de la réfugié(e), et la recherche inclut aussi, parfois, le niveau sco-
un total de 700 000 réfugiés) « se retrouvaient, comme laire, les compétences professionnelles ou linguistiques. Le sexe et l’âge peu-
vent également interférer dans la sélection des candidats à la réinstallation.
au Rwanda, les plus pauvres et les plus marginalisés,
22. Réfugiés rwandais au Zaïre (introduit et présenté par Jean-Pierre Godding),
méprisés par les autres et souvent exclus des aides. Ils Paris, L’Harmattan, 1997, p. 36.
ont pu développer leurs propres associations et être
23. Opposition sur laquelle semblent s’accorder, malgré leurs autres diver-
reconnus comme tels pour les distributions ; leurs res- gences, Gaim Kibreab et Liisa Malkki, dont nous avons présenté les points de
ponsables ont siégé dans les comités de certains camps vue plus haut.

VILLES ET GUERRES 135


De nouvelles villes : les camps de réfugiés/Agier

Une quatrième figure de l’identité, embryonnaire puisque des gens montrent qu’ils sont disposés à tra-
certes mais bien urbaine dans ses principes, doit finale- vailler (et, pour beaucoup, à rester où ils sont), une divi-
ment être mentionnée. Elle tend à défaire le dessin des sion sociale qui s’adapte à la pluralité des contraintes,
cases identitaires de l’échiquier et à modifier l’appa- une occupation de l’espace qui, toute précaire qu’elle
rence et le rôle des « pièces » elles-mêmes. Elle se com- soit, donne sens à un lieu à l’origine désertique. Tout est
pose d’un ensemble de situations de contact qui, tout à potentiel mais rien ne se développe, à la différence des
la fois, peuvent être marquées par l’agressivité et même townships de l’apartheid sud-africain ou des campe-
par des violences physiques graves, mais dénotent des ments africains des villes coloniales, autres modèles avec
échanges et des passages qui remettent en cause les fron- lesquels le camp de réfugiés partage une forme incom-
tières ethniques les plus rigides. Par exemple, si la poli- plète et inachevée d’urbanité. Le camp, même stabilisé,
tique du HCR est de séparer les personnes selon l’ap- reste une ville nue. À la souffrance de l’exode, s’ajoute
partenance ethnique, cela ne s’applique réellement que alors celle de la frustration d’une resocialisation impos-
pour la distribution des abris, et beaucoup moins pour sible, puisque le basculement d’une gestion des camps
le quotidien des réfugiés. Impensables avant le camp au nom de l’urgence vers la reconnaissance politique de
en tant que rencontres inter-ethniques, des interactions la durée ne s’opère pas. De la même façon, une tension
ont lieu sur le marché, autour du puits d’eau, au centre oppose les organisations internationales. Les unes veu-
de distribution de l’aide alimentaire, au centre de santé. lent favoriser le dialogue, l’intégration, les rencontres
Les elders soomaalis veulent faire fermer les « vidéos inter-ethniques, alors que les autres cherchent à éviter les
shops » et les « coffee shops » des camps, mais ils n’y contacts, perçus comme des conflits potentiels. Ceux-ci,
arrivent pas, et les jeunes de leur groupe ethnique s’y lorsqu’ils adviennent, sont stoppés par des retours forcés
rendent nombreux. Les réfugiés éthiopiens, dans leur ou des déplacements vers d’autres camps. Les activités
grande majorité des hommes jeunes arrivés seuls, trou- de travail restent illégales même si certaines sont tolérées,
vent quelques épouses parmi les Somaliennes. Celles-ci les quelques produits artisanaux n’ont pas ou très peu de
sont alors reniées par leurs pairs. Des bandes soomaalies marché de consommateurs. La police de l’urgence fait
peuvent même venir dans le « quartier » éthiopien pour des camps un espace de pure attente et sans sujet, auquel
reprendre par la force les femmes de leur ethnie, en s’opposent les esquisses de subjectivation qui apparais-
abandonnant au mari les enfants du couple considérés sent dans les initiatives visant à recréer du travail, dans
par eux illégitimes (puisque non-soomaalis en filiation les circulations, les réunions, les conflits eux-mêmes.
patrilinéaire). Mais les mariages continuent de se faire. Être humain, reconquérir ce minimum d’identité,
d’être-au-monde, que la guerre et l’exode mettent en
Le camp comme ville nue danger, consiste donc pour chaque réfugié(e) à redéfinir
sa place en tirant profit de cette ambivalence de la vie
Les situations que nous venons d’examiner font plus des camps, entre l’urgence et la durée, le sentiment de
que nuancer l’opposition24 entre des espaces fermés mort, physique ou sociale, et la reprise de la vie.
ethnicisants (les lieux d’origine pour l’un, les camps C’est la liminarité de toutes ces situations qui donne
de réfugiés pour l’autre) et des espaces ouverts aux un caractère frustré, inachevé à ce type d’« urbanisa-
identités « cosmopolites » ou « fictives » (les villes). Le tion », bien plus que ses aspects matériels. Cette limi-
cas de Dadaab montre qu’en ce domaine, le camp est narité est commune aux déplacés et réfugiés, aux réfu-
un cadre nouveau et, jusqu’à un certain point, inno- giés des camps et à ceux des faubourgs, même s’il y a
vant, même si les changements sociaux et identitaires des nuances entre toutes ces conditions. La liminarité
s’appuient sur la souffrance et les conflits personnels, ce est à la fois le fondement même du camp en tant que
qui n’est pas absolument spécifique à ce contexte. Il mise en attente à l’écart de la société, et le lieu même
engendre des expériences de socialisation hybride, non des déplacés et réfugiés auto-installés au sens où ils
seulement pluri-ethnique, mais aussi pluri-échelles, demeurent dans des zones périphériques d’occupation
c’est-à-dire faisant se croiser des stratégies claniques provisoire ou illégale. Rien ne peut jamais s’accomplir
avec des stratégies ethniques, et celles-ci avec celles des totalement dans ces contextes, l’inachèvement des pro-
organisations humanitaires de la sphère « globale ». cessus d’intégration leur est consubstantiel.
Le camp est alors comparable à la ville, et pourtant il
ne l’« atteint » pas. Une économie qui pourrait exister Michel Agier

Michel Agier est directeur de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) et membre du Centre
d’études africaines de l’EHESS. Il a notamment publié L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et
favelas, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1999, et Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion
(sortie : février 2002). Les enquêtes de terrain présentées dans ce texte ont été menées dans le cadre d’une collaboration
avec Médecins sans frontières (MSF-B au Kenya).
<[email protected]>

136 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 91

Vous aimerez peut-être aussi