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Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile : maintenir, renforcer et enrichir

les fonctions de la responsabilité civile

Mustapha Mekki
Agrégé des Facultés de droit
Professeur à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité
Directeur de l’IRDA

De l’ordonnance du 10 février 2016 à l’avant-projet du 29 avril 2016 – Beaucoup ont souligné


la curiosité d’une réforme du droit des obligations qui n’incluait pas le droit de la responsabilité
civile en général et celui de la responsabilité contractuelle en particulier1. Si la responsabilité
contractuelle est un « vrai concept » 2, il devenait urgent de compléter l’ordonnance du 10 février
2016 relative au droit des obligations. Le processus est apparemment enclenché par cet avant-
projet de loi rendu public le 29 avril 2016 et ouvrant une période de consultation qui se clôturera
le 31 juillet prochain3.
Miroir de la société civile qui n’a cessé d’évoluer4, le droit de la responsabilité civile doit être
repensé. Les raisons sont tant exogènes qu’endogènes. Raisons exogènes, tout d’abord, car le
droit de la responsabilité civile doit s’adapter à son environnement. Certes, ce droit encadré en
1804 par quelques articles du Code civil (art. 1382 à 1386 et 1146 à 1155 C. civ.) a pu être
revitalisé et revivifié par des juges qui ont su, selon l’expression doctrinale attitrée5, se livrer à une
« interprétation évolutive ». Cependant, cette œuvre créatrice a ses limites et seul le législateur peut
construire une véritable politique juridique en tenant de compte, notamment, des valeurs sociales
dominantes : idéologie du marché, effort d’harmonisation européenne, compétition entre les
systèmes juridiques et recherche d’une plus grande attractivité, fondamentalisation du droit…
Cette réforme s’impose également pour des raisons endogènes, propres à la matière concernée.
La responsabilité civile est devenue avec le temps un « droit en miettes »6. Dispersé, il est de plus en
plus inaccessible au citoyen lambda et difficilement compréhensible par un juriste étranger. Ce
droit se caractérise en effet, comme de nombreuses disciplines, par une forte propension au
pluralisme juridique 7 . Se côtoient droit dur et droit souple, droits interne, européen et
international, droit imposé et droit négocié, droit étatique et droit spontané8, droit doctrinal et
droit jurisprudentiel9… Parmi les sources du droit, la place centrale revient à la jurisprudence.

1 V. not. G. Viney, Après la réforme du contrat, la nécessaire réforme des textes du Code civil relatifs à la
responsabilité, JCP (G), n° 4, 25 janvier 2016, doctr. 99. Rappr. M.-A. Frison-Roche, Le contrat et la responsabilité :
consentements, pouvoirs et régulation économique », RTD civ. 1998, p. 43 s., spéc. p. 52 : « la responsabilité est le bastion
avancé de la théorie des obligations. Elle est cette part d’intuition qui saisit par frémissement les évolutions ».
2 Contra, v. not. Ph. Rémy, La “responsabilité contractuelle” : histoire d’un faux concept, RTD civ. 1997, p. 323 s.
3 Sur cette consultation v. not., M. Mekki (dir.), La réforme du droit de la responsabilité civile : l’art et la technique du

compromis, Petites affiches, juillet 2016, à paraître (avec N. Blanc, B. Haftel, R. Boffa, Fr. Bicheron, Ph. Chauviré,
St. Vernières, A. Guégan-Lécuyer, M. Jaouen, M. Mekki).
4 M. Lehot, Le renouvellement des sources internes du droit et le renouveau du droit de la responsabilité civile,

Thèse dactyl., Université du Maine, 2 t., dir. D. Mazeaud, 2001, n° 3, p. 15 : le droit de la responsabilité « constitue,
pour l’observateur attentif, une sorte de creuset dans lequel se fondent toutes les évolutions des sources du droit français et le renouveau de
ses sources peut apparaître comme une illustration ‘’en miniature’’ de celui des sources du droit en général ».
5 R. Saleilles, R. Saleilles, Le Code civil et la méthode historique, in Société d’études législatives, Le Code civil, 1804-

1904, Livre du centenaire , A. Rousseau, 1904, p. 95 s.


6 A. Tunc, Le droit en miettes, in La responsabilité, APD, t. 22, 1977, p. 31 s.
7 M. Mekki, Retour aux sources du droit de la responsabilité civile, in La mutation des sources en droit privé, Revue

de droit d’Assas, n° 5, février 2012, p. 48 et s.


8 Sur le rôle des forces sociales créatrices, P. Deumier, Introduction générale au droit , LGDJ, 2011, n° 66, p. 72 et

73 : « Comment comprendre l’évolution du droit de la responsabilité au début du XXe siècle sans connaître les révolutions industrielles de
l’époque ? ».
9 Sur cette question, Ph. le Tourneau, La responsabilité civile, droit prétorien ou droit doctrinal, Revue de droit

d’Assas, n° 3, févr.. 2011, p. 41 s.


Cette dernière est devenue avec le temps plus casuistique, jurisprudence dont la « cohérence
sociologique » tranche avec l’incohérence juridique10. Droit en miettes encore, car les régimes
spéciaux ne cessent de se multiplier alors que certains, hors du Code civil, mériteraient d’y être
réintégrés. Que l’on songe en particulier au droit des accidents de la circulation. Pour que le
Code civil redevienne le vecteur du droit commun, pour que la réforme du droit des obligations
ne soit pas une demi-mesure, pour que le droit soit en conformité avec son environnement, la
réforme du droit de la responsabilité civile s’imposait. C’est dans cet esprit que l’avant-projet de
réforme de la responsabilité civile a été présenté par le ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas,
déclarant lors de son discours qu’il était temps que « le droit de la responsabilité civile, qui s’est développé
hors du code civil, rentre dans son foyer naturel ».

Le fruit d’un dialogue entre les forces créatrices du droit – Bien entendu, l’avant-projet est le
fruit d’une évolution et est naturellement le résultat d’un dialogue entre les sources (législateur,
juges, doctrine)11 qui a historiquement marqué la matière. Les sources d’inspiration, que confirme
la lecture attentive de l’avant-projet, sont trop connues pour s’y attarder : l’avant-projet de la
commission présidée par Pierre Catala et les travaux de la commission présidée par François
Terré structurent tant la forme que le fond de l’avant-projet. Cette influence était déjà présente
lors du rapport rédigé par MM. Béteille et Anziani et enregistré par le Sénat le 15 juillet 2009. La
même influence est visible au sein de la proposition de loi « Béteille » du 9 juillet 201012. Une
conciliation, a priori impossible, entre deux conceptions radicalement opposées de la
responsabilité défendues par le groupe Catala et le groupe Terré13, a été maladroitement tentée au
sein d’un projet de la Chancellerie, resté très discret, du 26 juillet 201214. L’avant-projet « Urvoas »
est de bien meilleure facture en réalisant un compromis plus satisfaisant entre les avant-projets
Catala et Terré, avec une nette préférence pour le premier. Enfin, la réforme proposée par le
nouveau garde des sceaux n’est pas franco-française car un regard a été également porté sur les
systèmes de nos voisins européens, en particulier le système juridique allemand, et sur le droit
savant, à savoir le cadre commun de référence et les principes du droit européen de la
responsabilité15.

L’esprit de l’avant-projet de loi : la forme – Dans son esprit, l’avant-projet poursuit les
objectifs propres à toute codification ou recodification : un droit plus accessible, plus intelligible,
renforçant la sécurité juridique et la prévisibilité du droit, confortant notamment le lien entre
responsabilité et assurance. Cette amélioration de l’accessibilité et de l’intelligibilité réside en
premier lieu dans la forme du nouveau sous-titre II du Code civil, forme qui comportait de
nombreuses faiblesses dans la proposition Béteille. La forme est un gage d’efficacité. Comme
l’affirme notre ami Philippe Brun, « s’il n’est évidemment pas indifférent que des parlementaires, après
audition d'acteurs très divers de la discipline, prennent des partis sur telle ou telle solution à faire prévaloir, il me
semble que plus encore, c'est sur le terrain de la « légistique », de la méthodologie et de l'architecture d'une
recodification que l'on devrait pouvoir attendre une réflexion, un travail préparatoire »16. Dans le même esprit,
le rapport de la Cour de cassation à propos de l’avant-projet Pierre Catala faisait observer que « a
priori la question du plan pourrait être considérée comme n’ayant qu’un intérêt relatif, mais la qualité d’un plan

10 Sur cette question, v. not. M. Mekki, La cohérence sociologique du droit de la responsabilité civile, in Etudes
offertes à G. Viney , LGDJ, 2008, p. 739 s.
11 Sur ce dialogue, M. Lehot, th. préc., spéc. n° 13, p. 29.
12 Proposition de loi Béteille du 9 juillet 2010 portant réforme de la responsabilité civile.
13 F. Terré (dir.), Pour une réforme du droit de la responsabilité, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2011, qui propose

notamment la suppression du concept de « responsabilité contractuelle ».


14 Sur le contenu de ce projet, Ph. Malinvaud, D. Fenouillet et M. Mekki, Droit des obligations, 13ème éd., Lexisnexis,

2014, passim (analyse tout au long de l’ouvrage des différents apports de ce projet non publié).
15 Les principes du droit européen de la responsabilité civile, Vol. 11, Société de législation comparée, 2011.
16 Ph. Brun, Responsabilité civile : des évolutions nécessaires… tant attendues, Entretien ? Gaz. Pal., 21 janvier 2010,

n° 21, p. 8 et s.
participe aussi de l’intelligibilité et de l’accessibilité de la loi »17. Malgré quelques intitulés qui pourraient
être remaniés18, la construction du sous-titre II est globalement satisfaisante et très inspirée des
travaux de la commission présidée par Pierre Catala19.

L’esprit de l’avant-projet : le fond – La codification ou recodification reste pour l’essentiel à


droit constant20, ce qui n’est pas une mince affaire au regard du travail jurisprudentiel accompli
depuis 180421. Parmi les principaux exemples de consolidation, on peut citer la confirmation des
deux ordres de responsabilité et du principe de non-option (art. 1233), l’entrée dans le Code de la
théorie des troubles normaux du voisinage (art. 1244) et du régime des accidents de la circulation
(art. 1285 et s.), le rafraîchissement de la responsabilité du fait des choses (art. 1243) et de « la
responsabilité du fait d’autrui » (art. 1245 et s.). L’avant-projet ne manque pas d’ambition et
contient également d’importantes innovations au service d’un droit de la responsabilité civile plus
juste et plus efficace : le « dommage environnemental » sera intégré au sein d’une sous-section 3,
pour l’instant vide, dont le contenu sera alimenté par des textes actuellement en discussion dans
le projet de loi biodiversité22 ; un régime propre aux préjudices résultant d’un dommage corporel
(art. 1267 et s.) ; l’introduction d’une amende civile (art. 1266) ; la consécration de la cessation de
l’illicite (art. 1232) ; la réparation en nature, principe et régime juridique, fait son entrée (art. 1260
et s.) ; la validité de principe des clauses exonératoires est consacrée, y compris en matière
extracontractuelle (art. 1282) ; la consécration en matière contractuelle de l’obligation de
minimiser le dommage (art. 1263), la disparition de la distinction entre obligations de moyens et
de résultat (art. 1250, rappr. Art. 1231-1 ord. 10 février 2016) ; la remise en cause du principe
d’identité des fautes contractuelle et délictuelle (art. 1234). L’avant-projet est ainsi riche et
suscitera de nombreuses discussions car il est cependant loin d’être parfait.
En prenant un peu de distance avec les dispositions techniques de la réforme, l’avant-projet
contribue surtout à conforter, renforcer ou enrichir ce qui constitue l’ADN du droit de la
responsabilité civile : ses fonctions. La fonction indemnitaire reprend toute sa place au sein du
Code civil et se traduit notamment par la construction d’un régime propre à la réparation des
dommages corporels. La fonction morale de la responsabilité civile est conservée avec le
fondement de la faute qui constitue l’épine dorsale de l’avant-projet. La fonction punitive
s’enrichit de plusieurs instruments parmi lesquels l’amende civile. La fonction préventive est aussi
à l’honneur comme l’illustre la consécration de la cessation de l’illicite (art. 1232) et la prise en
charge des dépenses préventives (art. 1237).

L’avant-projet de réforme, un acte de raison ? – Dignité humaine, responsabilité individuelle,


efficacité juridique et économique des sanctions, l’avant-projet se veut une œuvre de compromis,
acte de raison, prudence qui pourrait lui être reprochée dans certains cas où il paraît être resté au


17 https://www.courdecassation.fr/institution_1/autres_publications_discours_2039/discours_2202/travail_cour_10

699.html
18 Le Chapitre V sur les « principaux régimes spéciaux de responsabilité » comprend le droit des accidents de la
circulation qui se présente plus comme un régime d’indemnisation que comme un régime spécial de responsabilité.
19 Cinq chapitres composent ce sous-titre II : Chapitre I (dispositions préliminaires), chapitre II (les conditions de la

responsabilité civile), chapitre III (causes d’exonération et d’exclusion), chapitre IV (les effets de la responsabilité),
chapitre V (les principaux régimes spéciaux de responsabilité).
20 Conformément aux conclusions du rapport du Sénat : « Favorables à une réforme du droit de la responsabilité civile,

vos rapporteurs estiment que celle-ci ne doit pas conduire à remettre en cause les règles fondatrices de ce droit mais qu'elle doit être
l'occasion d'une consolidation des acquis jurisprudentiels, de clarifications et d'innovations destinées à améliorer les mécanismes de
réparation actuels », Rapport remis 15 juillet 2009, https://www.senat.fr/rap/r08-558/r08-5581.pdf.
21 Nombreuses sont les clarifications : disparition de la responsabilité du fait des bâtiments en ruine, disparition de la

responsabilité pour faute présumé en cas d’incendie, absorption de la responsabilité du fait des animaux par la
responsabilité du fait des choses, les conducteurs sont traités comme les autres victimes, les accidents de chemins de
fer et de tramway intègrent le droit des accidents de la circulation…
22 V. not. M. Mekki, La valse parlementaire du préjudice écologique, R.D.I., n° 5, mai 2016, p. 244.
milieu du gué. L’avant-projet ne cède pas à l’idéologie de la réparation23 pas plus qu’il ne cède à
l’idéologie de la culpabilisation. Comme le souligne le communiqué de presse qui accompagne le
discours du ministre de la justice, le droit de la responsabilité civile est « un sujet sensible qui touche
aux intérêts fondamentaux des citoyens mais aussi a de nombreuses incidences sur la compétitivité de nos
entreprises ». Réformer la responsabilité civile, c’est rechercher un fragile équilibre entre l’utilité
économique et la justice sociale. L’objectif est de concilier une réparation efficace des dommages
les plus graves et une responsabilisation des acteurs, notamment économiques. Au-delà, l’objectif
poursuivi par la Chancellerie est des plus ambitieux : construire un modèle français de droit de la
responsabilité civile, modèle qui se caractérise par la diversité et la complémentarité de ses
fonctions.
Bien évidemment, l’avant-projet n’est pas parfait. Le principe même de certaines dispositions
peut être discuté : a-t-on réellement besoin de définir le préjudice et la faute ? Les dispositions
préliminaires n’auraient-elles pas pu être enrichies ? L’avant-projet ne peut-il pas aller plus loin
sur la fonction préventive de la responsabilité civile ? Si on entre dans le détail des dispositions,
de nombreuses corrections seraient opportunes et la consultation publique ne manquera pas de
les mettre en lumière : l’exonération partielle en cas de faute lourde en matière de dommage
corporel (art. 1254 in fine) ; la consécration d’une « causalité collective » lorsque le dommage est
causé par un groupe, dangereuse pour l’exercice des libertés fondamentales (art. 1240) ; la
disparition malheureuse de la distinction entre obligations de moyens et de résultat ; le manque de
cohérence des textes de l’avant-projet avec ceux de l’ordonnance du 10 février 2016 (notamment
la référence au « coût manifestement déraisonnable », art. 1261) ; la confusion maladroite entre
amende civile, dommages et intérêts restitutoires et dommages et intérêts punitifs (art. 1266)…
L’avant-projet laisse également sous silence des questions fondamentales qui mériteraient d’être
intégrées au sein du Code civil : la responsabilité du fait des personnes en état de dépendance
économique, la responsabilité des entreprises exerçant une activité dangereuse, la responsabilité
professionnelle, la référence au principe de précaution, un ensemble de précisions sur le rôle du
juge (faculté, obligation, règles de procédure civile…). Enfin, en ouvrant la consultation publique,
les professionnels ne manqueront pas d’attirer l’attention du législateur sur les obstacles
économiques de la réforme, notamment la prise en charge économique de toutes les victimes
d’accidents de la circulation y compris les conducteurs.

Quoi qu’il en soit, l’avant-projet de réforme est sur la bonne voie. La construction d’un modèle
français suggéré par l’avant-projet suppose de revenir à ce qui constitue la carte génétique de la
responsabilité civile : ses fonctions. Ces dernières sont multiples mais peuvent être ramenées à
deux principaux axes. Il s’agit, en premier lieu, de la fonction indemnitaire de la responsabilité
civile qui fait l’objet d’une forte rationalisation (I) et, en second lieu, de la fonction normative qui
fait l’objet d’une importante densification (II).

I. Rationaliser la fonction indemnitaire

Pondération des intérêts en présence – Par la rationalisation de la fonction indemnitaire,


l’avant-projet tente de pondérer les intérêts en présence : ceux des victimes des dommages les
plus graves et ceux des potentiels responsables, eux mêmes titulaires de libertés fondamentales.
L’essentiel des mesures figurant au sein de l’avant-projet est, il est vrai, destiné à améliorer le
traitement des victimes. Cette faveur n’empêche pas l’avant-projet d’opérer des choix qui ne
profitent pas toujours aux potentielles victimes. En ce sens, le législateur a opté pour une
conception restrictive de la perte d’une chance qu’il définit à l’article 1238 comme la « disparition


23L. Cadiet, Sur les faits et les méfaits de l'idéologie de la réparation, in Le juge entre deux millénaires, Mélanges P. Drai, Dalloz,
2000, p. 495-510, spéc., p. 502.
actuelle et certaine d’une éventualité favorable »24. Cette définition, qui exclut a priori la prise en charge de
la perte de chance d’éviter un dommage ou d’un simple risque de dommage 25 , remettrait
notamment en question toute la jurisprudence construite autour du manquement à l’obligation
d’information. A moins de considérer que l’évitement d’un mal est une « éventualité favorable » ?
Cette position jure avec celle de l’avant-projet Catala qui a refusé pour sa part de prendre position
et s’est focalisé sur l’évaluation : l’article 1346 prévoit que « la perte d’une chance constitue un préjudice
réparable distinct de l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée »26.
Au-delà de la consolidation des acquis jurisprudentiels27, l’avant-projet rationalise la fonction
indemnitaire tant en ce qui concerne la créance d’indemnisation, en améliorant le sort des
victimes, qu’en ce qui concerne la dette de réparation, en étendant le champ des responsables.

A. Rationalisation de la créance d’indemnisation

Rationalisation de la créance d’indemnisation – L’avant-projet opère à la fois une


clarification des principes qui gouvernent le droit de la réparation et une précision des règles
applicables aux différentes catégories de dommages.

Clarification des principes qui gouvernent le droit à réparation – Source de débats, la


distinction entre le dommage et le préjudice est consacrée et n’a pas qu’un intérêt théorique. Ainsi
l’article 1235 définit le préjudice comme la conséquence du dommage : « Est réparable tout préjudice
certain résultant d’un dommage et consistant en la lésion d'un intérêt licite, patrimonial ou extrapatrimonial,
individuel ou collectif ». En ne se référant pas à la personne, à la différence de l’article 8 du projet
Terré, l’avant-projet ouvre le champ des possibles, notamment à la notion de préjudice
écologique pur. On peut cependant se demander si une telle définition est vraiment nécessaire au
sein du Code civil. Parmi les principes consacrés par l’avant-projet, il faut noter le principe de
réparation intégrale, dont la pertinence est sujet à controverses28, qui est conforté29 par une
formule qui insiste néanmoins sur sa relativité : « Sous réserve de dispositions ou de clauses contraires, la
réparation doit avoir pour objet de replacer la victime autant qu'il est possible dans la situation où elle se serait
trouvée si le fait dommageable n'avait pas eu lieu. Il ne doit en résulter pour elle ni perte ni profit » (art. 1258).
En commençant par ces « réserves », que reste-t-il vraiment de ce principe dont on a pu un temps
considérer qu’il avait une valeur constitutionnelle ?
Fait également son entrée au sein d’un futur Code civil, la réparation en nature, grand oubliée de
la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 (art. 1260 et s.).
La réparation en nature est fondée sur une séquence assez proche de celle du droit de
l’environnement (éviter, réduire, compenser) : supprimer, réduire ou compenser le dommage (art.
1260). Le régime juridique de la réparation en nature est précisé. Le juge ne peut l’imposer à la
victime comme le dit clairement l’article 1261, à la différence de l’article 1368 du projet Catala et
de l’article 50 du projet Terré qui consacrent la liberté de choix du juge. Le choix opéré par
l’avant-projet doit être approuvé. Le respect par le juge des prétentions des parties est une

24 Définition qui était déjà celle de la première Chambre civile de la Cour de cassation en matière contractuelle (Cass.
1re civ., 21 nov. 2006, Bull. civ. I, n° 498) et extracontractuelle (Cass. 1re civ., 4 juin 2007, Bull. civ. I, n° 217).
25 En ce sens, Cass. 1re civ., 14 janvier 2010, JCP (G), 2010, 413, note L. Rachel.
26 Comp. art. 9 projet Terré qui adopte une définition plus stricte encore en se référant « aux chances réelles et sérieuses ».
27 V. not. la conservation des deux ordres de responsabilité et du principe de non-option, l’évaluation du préjudice au

jour du jugement, la prise en compte de l’évolution du préjudice, la distinction de chaque chef de préjudice qui sera
évalué distinctement, l’absence de consécration d’une théorie de la causalité, l’absence de prise en considération des
prédispositions de la victime, liberté de la victime de disposer des sommes allouées comme elle l’entend, sauf
circonstances exceptionnelles, etc.
28 Sur ce débat, v. not. Ph. Malinvaud, D. Fenouillet et M. Mekki, Droit des obligations, op. cit., n° 757 et s., p. 593 et

s.
29 V. par ex. Cass. civ. 2e, 20 décembre 1966, D. 1967, p. 169 : « Le propre de la responsabilité est de rétablir, aussi

exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait
trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ».
condition qui relève des règles de procédure civile. En ce sens, On pourrait admettre l’éviction
conventionnelle d’une telle réparation en nature. En outre, cette réparation en nature, par
analogie avec l’exécution en nature, est exclue en cas d’impossibilité30 ou lorsqu’elle « porterait
atteinte à une liberté fondamentale ou entrainerait pour le responsable un coût manifestement déraisonnable au
regard de son intérêt pour la victime ». (rappr. art. 1221 nouv. Code civil). Il serait opportun de mettre
ce texte en cohérence avec l’article 1221 nouveau du Code civil. Cela supposerait d’intégrer
l’hypothèse de la liberté fondamentale dans la catégorie des « impossibilités » et de reprendre
exactement la même formule pour la disproportion, à savoir une « disproportion manifeste entre
le coût pour » le responsable (débiteur) et l’intérêt pour la victime (le créancier). Cette référence à
la disproportion d’une réparation en nature est déjà au fondement de récentes décisions de la
Cour de cassation31. Enfin, la victime peut prendre elle-même les mesures de réparation en nature
avec l’autorisation préalable du juge (art. 1261 al. 3) : « (…) le juge peut également autoriser la victime à
prendre elle-même les mesures de réparation en nature aux frais du responsable ». On pourrait ici à l’instar de
l’article 1222 du nouveau Code civil envisager une réparation en nature aux frais du responsable
hors le juge, conditionnée à une mise en demeure préalable et dans le respect des limites
évoquées à l’alinéa 2 de l’article 1261.

La rationalisation de la créance d’indemnisation réside, ensuite et surtout, dans la mise en place de


règles propres aux différents types de dommages.

Rationalisation des types de dommages – L’avant-projet prévoit de clarifier les règles


applicables aux préjudices résultant d’un dommage matériel32 dont la réparation est limitée33,
malheureusement34, aux seuls biens corporels (art. 1278 et 1279)35 et ceux résultant d’un retard
dans le paiement d’une somme d’argent (art. 1280). Cependant, les mesures phares restent la
construction d’un régime propre aux préjudices résultant d’un dommage corporel (rappr. Art.
1379 et s. projet Catala et art. 56 et s. Projet Terré).

L’avant-projet établit, sans le dire formellement, une forme de hiérarchie entre les préjudices,
attribuant à ceux résultant d’un dommage corporel un régime plus favorable aux victimes.
Faciliter l’indemnisation du dommage corporel, c’est aussi contribuer à réduire la torsion des
notions fondamentales de la responsabilité civile pour indemniser les préjudices les plus graves et
restaurer dans le même temps la fonction normative de la responsabilité. Les règles dérogatoires
applicables au dommage corporel sont légion.
Tout d’abord, le préjudice résultant d’un dommage corporel quitte la sphère du contrat
conformément aux vœux du Doyen Jean Carbonnier : « c’est artifice que de faire entrer (au sein du
contrat) des bras cassés et des morts d'hommes »36. En effet, et à l’instar du projet Terré, l’avant-projet
dispose que le dommage corporel relève de la responsabilité extracontractuelle (art. 1233) : « le
dommage corporel est réparé sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même qu’il


30 Hypothèse que ne prévoit pas l’article 51 du projet Terré.
31 v. not. Cass. 3ème civ., 15 oct. 2015, 16 sept. 2015, 21 janv. 2016, Gaz. Pal. 17 mai 2016, n° 18, p. 23 et s., obs. M.
Mekki.
32 Très inspiré des projets Catala (art. 1380 et s.) et Terré (art. 65 et s.).
33 Rien cependant sur le préjudice d’affection résultant d’une atteinte au bien, article 67 du projet Terré.
34 Pourquoi ne pas avoir saisi cette occasion d’intégrer cette catégorie tellement vaste aujourd’hui des biens

incorporels : valeurs mobilières, droits sociaux, fonds de commerce, etc.


35 Qui posent une hiérarchie : indemnité égale à la plus faible des deux sommes entre remise en état ou

remplacement sans tenir compte de la vétusté du bien. En cas d’impossibilité, l’indemnité est égale à la valeur du bien
au jour de la décision du juge dans son état antérieur au dommage, déduction faite de la valeur résiduelle du bien
endommagé s’il n’est pas restitué. Enfin, l’indemnité comprend « la privation de jouissance du bien endommagé, les pertes
d’exploitation ou tout autre préjudice ».
36 J. Carbonnier, Droit civil, les Obligations, Tome IV, n° 114.
serait causé à l’occasion de l’exécution du contrat » 37 . Sortir le dommage corporel de la sphère
contractuelle, ce que n’envisage pas le projet Catala, garantit un traitement égalitaire des victimes
et évite une mise en œuvre variable de ce qui relève tout de même de la dignité humaine ! Le
dommage corporel bénéficie au sein de la responsabilité extracontractuelle d’un régime propre et
extrêmement favorable aux victimes (art. 1267 et s.)38, régime applicable aux deux ordres de
juridiction et à toute transaction. Parmi les principales dispositions favorables aux victimes, on
peut citer l’éviction du caractère partiellement exonératoire de la faute de la victime, sauf faute
lourde en cas de dommage corporel (art. 1254). On peut regretter cette réserve faite en cas de
faute lourde. La faute ne devrait jamais être une cause d’exonération partielle en cas de dommage
corporel, quelle que soit la gravité de la faute, dès lors qu’elle ne répond pas aux caractères de la
force majeure. Parmi les nombreuses dispositions, une place centrale est accordée à l’évaluation
des préjudices. Cette rationalisation devrait renforcer l’efficacité et la légitimité du droit à
réparation. A vrai dire, ce travail de rationalisation a débuté principalement avec le rapport remis
en 2003 par Yvonne Lambert-Faivre 39 , s’est poursuivi avec la nomenclature des chefs de
préjudice susceptibles de résulter d’un dommage corporel élaborée par la Commission présidée
par J.-P. Dintilhac (rapport juillet 2005)40, pour aboutir notamment à la loi du 21 décembre 2006
qui modifie les modalités du recours des tiers payeurs en s’inspirant des conclusions du rapport
Lambert-Faivre et en imposant en particulier l’imputation de ces recours « poste par poste sur les
seules indemnités qui réparent les préjudices que les tiers payeurs ont pris en charge, à l'exclusion des préjudices à
caractère personnel ». L’objectif, depuis 2003, est de mettre en place un système d’indemnisation des
dommages corporels plus prévisible, plus efficace et plus juste. L’avant-projet de la Chancellerie
se situe dans ce même mouvement en proposant la mise en place de directives, gages d’un
traitement égalitaire : nomenclature, barème médical, référentiel d’indemnisation sont au service
de cette finalité. Pour les préjudices résultant d’un dommage corporel, l’avant-projet propose de
généraliser l’utilisation d’une nomenclature non limitative : « Les préjudices patrimoniaux et
extrapatrimoniaux résultant d’un dommage corporel sont déterminés, poste par poste, suivant une nomenclature
non limitative des postes de préjudices fixée par décret en Conseil d’Etat » (art. 1269). Il y a de grandes
chances que la « nomenclature Dintilhac » soit prise comme référent car elle est déjà utilisée
comme telle par les juridictions judiciaires 41 et, depuis récemment, par les juridictions
administratives42. Cette nomencalture, dans le respect du principe de réparation intégrale, ne
fournirait pas une liste limitative. Il sera toujours possible d’obtenir réparation de nouveaux
préjudices hors nomenclature. Sur ce point, le projet est assez proche de la proposition de loi
Béteille (art. 1386-28). Un barème médical unique indicatif permettra également de mesurer le
déficit fonctionnel (art. 1270 inspirée de l’art. 1379-1 projet Catala), disposition moins ambitieuse
que le projet Terré qui souhaitait étendre ce barème médical à tous les préjudices physiques ou
psychiques (art. 56 Projet Terré). Dans le même esprit d’égalité de traitement, l’avant-projet
envisage, avec hésitation (alinéa entre crochets), la mise en place d’un référentiel indicatif
d’indemnisation pour les préjudices extrapatrimoniaux fixé par décret en Conseil d’Etat, inspiré
de l’article 58 du projet Terré, référentiel réévalué en fonction de l’évolution de la moyenne des
indemnités accordées par les juridictions. A cette fin, l’article 1271 alinéa 2, qui lui n’est pas entre
crochets, prévoit de manière pertinente l’établissement d’une base de données des décisions

37 A l’occasion de l’exécution du contrat manque de précision. On pourrait proposer : « « est réparé sur le fondement des
règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même que la victime serait liée au responsable par un contrat ».
38 Ph. Brun, Le dommage corporel en droit français, in Le préjudice : entre tradition et modernité, Journées franco-

japonaises, Bruylant, 2015, p. 75 et s.


39 La commission présidée par Yvonne Lambert-Faivre a proposé une liste détaillée des chefs de préjudice et

prévoyait une imputation poste par poste avec élaboration d’un « référentiel indicatif national, statistique et évolutif »
pour évaluer le préjudice fonctionnel ou biologique correspondant à la perte des capacités physiques.
40 Nomenclature qui est formellement citée par de nombreuses décisions judiciaires et administratives.
41 Cass. 2ème civ., 12 mai 2011, Bull. civ. II, n° 106. V. égal., H. Adida-Canac, Le contrôle de la nomenclature

Dintilhac par la Cour de cassation, D. 2011, Chr., p. 1497.


42 CE 16 décembre 2013, n°346575.
rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un
accident de la circulation. Ce référentiel était préconisé par le projet Terré et avait été repris dans
la proposition Béteille (art. 58). La mise en place d’un référentiel indicatif doit être approuvé et
semble politiquement soutenu comme le confirment le rapport du Sénat du 30 octobre 201343 et
le rapport de M. Pierre Delmas-Goyon de décembre 201344. En revanche, l’avant-projet a fait le
choix de ne pas trop entrer dans le détail et notamment de ne porter atteinte ni à l’étendue du
droit à réparation des victimes par ricochet (contra, art. 63 et 64 projet Terré) ni à la réparation
des préjudices extrapatrimoniaux en les réduisant à un montant symbolique (v. not. art. 69 al. 1
projet Terré). Le principe de réparation intégrale s’y oppose. Plus précisément, la réparation du
préjudice moral n’est qu’une simple satisfaction de remplacement pour la victime et une peine
privée pour le responsable. La référence à un référentiel indicatif reste la meilleure des solutions.
Enfin, le système de la rente est privilégié, à l’instar du projet Catala et du projet Terré, pour la
perte de gains professionnels, la perte de revenus des proches ou l’assistance d’une tierce
personne (art. 1272), modalité cohérente car il s’agit d’une créance à caractère « alimentaire ».
En outre, même si le projet ne prévoit pour l’instant aucune disposition, il anticipe en prévoyant
d’intégrer le préjudice écologique dans une sous-section 3, préjudice qui, dans la dernière version
du projet biodiversité encore en débat du 12 mai 2016, ferait son entrée au sein du Code civil.
Gageons que les débats incessants autour de ce préjudice ne le vident pas encore une fois de
toute consistance45.
On se félicitera enfin d’une rationalisation opérée aux articles 1274 et suivants des recours des
tiers payeurs très inspirée du projet Terré (art. 61 et s.).

La rationalisation de la créance d’indemnisation peut s’appuyer sur une rationalisation de la dette


de réparation.

B. Rationalisation de la dette de réparation

La dette de réparation renvoie à ceux qui devront prendre en charge l’indemnisation des victimes.
L’avant-projet non seulement étend la catégorie des potentiels responsables mais il facilite
également la preuve des conditions de leur responsabilité. Pour ce faire, l’avant-projet décide
d’intégrer au futur Code civil les interprétations créatrices de la jurisprudence et de corriger
certaines imperfections.

Rationalisation de la catégorie des responsables potentiels – Cette rationalisation ne réside


pas dans la consécration de nouveaux cas de responsabilité mais essentiellement dans la
consolidation des acquis jurisprudentiels. Le législateur entend consacrer les différents cas de
responsabilité de plein droit qu’il qualifie expressément de responsabilité sans faute. Il en est ainsi
de la responsabilité du fait des choses pesant sur le propriétaire présumé gardien (art. 1243).
Malgré la contestation de certains auteurs, usant de l’argument du droit comparé, la responsabilité
du fait des choses « à la française » est maintenue, sans être limitée aux seuls préjudices résultant
d’un dommage corporel comme le préconisait le projet Terré. Ce choix est conforme à une
logique indemnitaire sans excès et évite que certains dommages ne puissent pas être réparés. Il est
en outre en adéquation avec l’ambition affichée par le ministre de la justice de construire un
modèle français46 ! On peut regretter cependant une définition de la garde qui accorde encore une

43 Chr. Béchu et Ph. Kaltenbach, 31 propositions pour une meilleure indemnisation des victimes d’infractions
pénales.
44 P. Delmas-Goyon, Le juge du XXIe siècle. Un citoyen, un acteur, une équipe de justice, décembre 2013,

proposition 39.
45 La version antérieure au 12 mai 2016 était plus riche car les titulaires de l’action étaient plus nombreux, sur cette

version antérieure, M. Mekki, La valse parlementaire du préjudice écologique, R.D.I., n° 5, mai 2016, p. 244.
46 En ce sens les observations du groupe de travail de la Cour de cassation à propos du projet Catala : « Le groupe en

souhaite donc le maintien, estimant que sa logique indemnitaire, en l’absence de dérive flagrante, est toujours
importance excessive au simple usage ou du moins n’insiste pas sur son caractère secondaire par
rapport aux autres éléments constitutifs que sont le contrôle et la direction. Les troubles
anormaux du voisinage sont consacrés au sein du futur Code civil (art. 1244). Dans la même
logique indemnitaire, il est regrettable que le cas des voisins occasionnels ne soit pas clairement
maintenu. Au lieu de cela, l’article 1244 évoque le cas de celui « qui exerce les pouvoirs du maître
d’ouvrage » ! Cette formule inclut-elle le cas des entrepreneurs ? La jurisprudence est parvenue à
un équilibre en exigeant que l’entrepreneur ou son sous-traitant, effectivement à l’origine des
troubles47, en répondent. Si ce cas est maintenu, le texte devrait être plus clair en ce sens. A cet
ensemble, s’ajoutent les différents cas de dommages imputés à autrui (art. 1245 et s.) : les
dommages causés par des mineurs sont imputés aux parents sans condition de cohabitation, au
tuteur qui en a la charge et à ceux chargés par décision judiciaire ou administrative d’organiser et
de contrôler à titre permanent leur mode de vie (art. 1246) ; les dommages causés par des majeurs
sont imputés à ceux chargés par décision de justice ou administrative d’organiser et de contrôler
son mode de vie à titre permanent (art. 1247). Pour les enfants placés par décision judiciaire ou
administrative, il conviendrait de réserver les hypothèses où la compétence revient aux
juridictions administratives48. Un doute persiste enfin sur « Les autres personnes qui par contrat
assument, à titre professionnel, une mission de surveillance d’autrui, répondent du fait de la personne physique
surveillée à moins qu’elles ne démontrent qu’elles n’ont pas commis de faute » (art. 1248). Cette présomption
de faute vise-t-elle uniquement les associations à qui des personnes difficiles peuvent être
confiées par contrat ou doit-on y intégrer la garde professionnelle d’enfants par des personnes
physiques ? Que fait-on des baby-sitter régulières et officiellement rémunérés ? A partir de quand,
lorsque la personne est confiée à une association, par exemple, la mission de surveillance prend-
elle fin ?
Si globalement le sort de la victime est amélioré, la conclusion est plus mitigée s’agissant de la
responsabilité du commettant du fait du préposé. L’article 1249 consacre la responsabilité du
commettant du fait du préposé et consolide la jurisprudence en se référant à l’apparence de
préposition et à l’abus de fonction composé des trois conditions cumulatives. La jurisprudence
« Costedoat » est cependant considérablement tempérée, l’article 1249 al. 4 disposant que « le
préposé n’engage sa responsabilité personnelle qu’en cas de faute intentionnelle, ou lorsque, sans autorisation, il a
agi à des fins étrangères à ses attributions ». On peut regretter que la responsabilité subsidiaire du
préposé n’ait pas été prévue en cas d’insolvabilité du commettant. On ferait certes du salarié le
garant de l’employeur mais l’intérêt de la victime ne devrait-il pas l’emporter, du moins en cas de
dommage corporel 49 ? Enfin, et de manière plus générale, toujours dans cette logique
indemnitaire, on peut regretter que l’article 1245 laisse entendre que le juge ne peut créer d’autres
cas d’imputation du dommage causé pour autrui que ceux prévus par la loi50.
La rationalisation consiste également à rendre l’identification des responsables plus prévisible. Un
nouvel article 1603 al. 2 du Code civil, consacrant la jurisprudence, devrait disposer en ce sens
que « les obligations du vendeur peuvent être invoquées par les acquéreurs successifs du bien, fut-il incorporé à un
autre, et ce quel que soit le contrat à l’origine de l’acquisition, dans la double limite des obligations du vendeur et
des droits de l’acquéreur ». L’article appartenant au droit de la vente signifie-t-il qu’il condamne le cas
des chaînes hétérogènes non translatives ? Une précision s’impose. Enfin, la prévisibilité est


d’actualité et que sa suppression serait de nature à créer un vide juridique dans certaines situations et se heurterait à
une vive opposition de la part des consommateurs notamment ».
47 Cass Civ 3ème 30 juin 1998 Bull n° 144 ; 11 mai 2000 Bull n° 106 ; 24 septembre 2003 Bull n°160 ; 13 avril 2005

Bull n° 89 et 22 juin 2005 Bull n° 136.


48 V. par ex. CE 11 février 2005 AJDA 2005 663 (mineur confié au fondement de l’art. 375 C. civ. à un service placé

sous l’autorité de l’Etat).


49 Sur cette critique d’une responsabilité subsidiaire, v. observations sur le projet Catala du groupe de travail de la

Cour de cassation.
50 Art. 1245 : « On est responsable du dommage causé par autrui dans les cas et aux conditions posées par les articles

1246 à 1249 ».
encore renforcée par la consécration légale des règles jurisprudentielles relatives à la contribution
à la dette au sein de l’article 1265.

Assouplissement des conditions de responsabilité – Sans évoquer l’ensemble des


dispositions, deux d’entre elles se rapportent au lien de causalité. La première disposition, qu’il
faut approuver, évoque la question du lien de causalité sans consacrer une théorie officielle51, à la
différence du projet Terré qui a opté pour la théorie de la causalité adéquate (art. 10). En effet, les
juges du fond font depuis de nombreuses années du lien de causalité un instrument d’équité
permettant de tenir compte des circonstances de fait. La Cour de cassation refuse en
conséquence de consacrer une théorie officielle de la causalité. Cette marge de manœuvre laissée
aux juges du fond doit être approuvée. En revanche, l’avant-projet se montre également très
généreux sur la notion de « causalité collective ». Aux termes de l’article 1240, « Lorsqu’un dommage
[corporel] est causé par un membre indéterminé d’un groupe de personnes identifiées agissant de concert ou pour des
motifs similaires, chacune en répond pour le tout, sauf à démontrer qu’elle ne peut l’avoir causé ». Cette
présomption de causalité, inspirée du projet Catala, va bien au-delà de la jurisprudence actuelle
qui retient le plus souvent une telle présomption lorsqu’il est question d’accidents causés par
certaines activités sportives ou de loisirs pratiquées collectivement, dans une action commune et
sources de dangers52. Il est vrai cependant que l’affaire du Distilbène avait ouvert le champ
d’application d’une telle présomption au moyen d’une « causalité alternative »53. Il ne s’agit plus à
proprement parler d’une activité commune, l’unité de temps faisant défaut. Agir « de concert ou pour
des motifs similaires », termes choisis par l’avant-projet, ouvre considérablement le champ des
possibles et ne se réduit plus à une action commune dans une unité de temps. Or, un champ
d’application trop large de cette causalité collective présumée pourrait être une menace pour la
fonction normative de la responsabilité civile et surtout pour l’exercice des libertés collectives
fondamentales telles que le droit de grève. Si une dérogation se justifie c’est en raison de la gravité
du préjudice causé. Il faudrait ainsi plutôt réduire cette présomption aux cas de préjudices
résultant d’un dommage corporel. Les crochets utilisés par l’avant-projet confirment les doutes
qui existent également dans l’esprit du législateur quant au champ d’application.

Si le projet entend rationaliser la fonction indemnitaire, il l’accompagne d’une densification de la


fonction normative.

II. Densifier la fonction normative

La fonction normative de la responsabilité civile complète la fonction indemnitaire. La


responsabilité civile doit en principe remplir une fonction morale de rétribution et une fonction
sociale de régulation des comportements en imputant le dommage au débiteur de la réparation,
que ce soit sur le fondement de la faute ou sur celui du risque54. Moralement, cette responsabilité


51 Conformément aux vœux du groupe de travail constitué par la Cour de cassation à propos du projet Terré,
https://www.courdecassation.fr/IMG/reforme-droit-RC.pdf
52 Cass 2ème civ., 19 mai 1976, Bull. civ. II, n° 165 et 166 (activités de chasse) ; Cass. 2ème civ., 22 mai 1995, Bull. civ.

II, n°155 (sport collectif).


53 C. Quézel-Ambrunaz, La fiction de la causalité alternative, fondement et perspectives de la jurisprudence

Distilbène, D. 2010, p. 1162.


54 La prévention réside à la fois dans les effets de la sanction infligée et surtout, aujourd'hui, dans la mise en oeuvre

d'une véritable «responsabilité préventive» fondée notamment sur le principe de précaution, sur cette question, v. D.
Mazeaud, Responsabilité civile et précaution, in La responsabilité civile à l'aube du XXIe siècle, Bilan prospectif,
colloque organisé par la faculté de droit et d'économie de l'Université de Savoie et le Barreau de l'Ordre des avocats
de Chambéry, 7 et 8 décembre 2000, Resp. civ. et assur., no 6 bis, juin 2001, hors-série, no 14, p. 72-76. La fonction
normative de la responsabilité civile revêt également un aspect positif en assurant l'affirmation de certains droits
subjectifs, sur cette idée, v. G. Viney, Traité de droit civil sous la direction de Jacques Ghestin, Introduction à la
responsabilité, 2e éd., LGDJ, 1995, spéc., no 43, p. 67 et s.
individuelle assure le châtiment du responsable55. Socialement, elle est un guide pour le bon
citoyen en maintenant un équilibre entre liberté et devoir56. Le projet entend densifier cette
fonction normative maltraitée par l’idéologie de la réparation57 et, ce, de trois manières : en
préservant la fonction morale de la responsabilité civile (A) et, s’agissant de la fonction
normative, en enrichissant la fonction préventive (B) et la fonction punitive (C).

A. Préserver la fonction morale

La faute comme fait générateur de responsabilité – La fonction morale de la responsabilité


civile est entièrement ancrée dans la notion de faute : « Tout individu est garant de son fait ; c'est une des
premières maximes de la société »58. La faute a une fonction régulatrice des comportements tant pour
les victimes que pour les auteurs du dommage59. Cette « verdeur » de la faute est confirmée par le
projet qui entend lui accorder une place centrale au sein du sous-titre II60. La sous-section 1 sur le
« fait générateur de responsabilité extracontractuelle » débute ainsi par la faute et l’article 1282, interprété
a contrario, en fait un fondement d’ordre public excluant toute exonération conventionnelle.
L’article 1241 dispose ainsi que « toute faute oblige son auteur à réparer le préjudice qu’elle a causé ». Le
projet opte pour une conception objective de la faute à l’instar du projet Catala et du projet
Terré. L’article 1242 énonce en effet que la faute est « la violation d’une règle de conduite imposée par la
loi ou le manquement au devoir général de prudence ou de diligence ». L’imputabilité subjective n’est donc
pas une condition de la faute et une personne privée de discernement n’en est pas moins tenue à
réparation. En revanche, cette faute est sans effet lorsqu’il s’agit d’une personne privée de
discernement victime (art. 1255 : « La faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet
exonératoire »).

La faute au sein des autres faits générateurs de responsabilité – Cette fonction morale de la
faute irradie l’ensemble des faits générateurs. De manière directe, l’imputation du dommage causé
par autrui est conditionnée pour tous les cas à l’établissement d’un fait générateur de
responsabilité, notamment une faute : « Cette responsabilité suppose la preuve d’un fait de nature à engager
la responsabilité de l’auteur direct du dommage » (art. 1245 al. 2 ; dans le même sens, Proposition
Béteille art. 1386-11). Cette harmonisation des « responsabilités du fait d’autrui » est opportune et
mettrait fin à la différence de traitement très critiquable qui existe actuellement entre la
responsabilité des parents, un simple fait causal de l’enfant mineur suffit, et les autres cas de
responsabilité du fait d’autrui61.
La faute est également sous-jacente à la notion d’anormalité au sein de la responsabilité du fait
des choses : anormalité de la « position, de l’état ou du comportement de la chose ». La fonction morale de
la faute persiste au sein des causes d’exonération, la faute de la victime étant toujours
partiellement exonératoire en matière contractuelle et extracontractuelle. Dans le même esprit, la
faute prive les clauses exonératoires de toute efficacité : « En matière extracontractuelle, on ne peut
exclure ou limiter la réparation du préjudice qu’on a causé par sa faute » (art. 1282). Surtout la fonction
morale de la faute s’enrichit d’une nouvelle déclinaison : l’obligation de minimiser le dommage


55 Sur ce point, v. G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 4e éd., LGDJ, 1949, réimpression 1996, nos
112 et s., p. 198 et s.
56 A. Tunc, La responsabilité civile, op. cit., no 124, p. 99.
57 Sur cette problématique, v. M. Mekki, Les fonctions de la responsabilité civile à l’épreuve des fonds

d’indemnisation des dommages corporels, Petites Affiches, 12 janvier 2005, n° 8, p. 3.


58 Formule de B. de Greuille à propos de l'article 1382 du Code civil, in P.-A. Fenet, Recueil complet des travaux

préparatoires du Code civil, T. XIII, Paris, 1827, p. 474.


59 Sur cette fonction régulatrice, v. L. Engel, Réguler les comportements, in De quoi sommes-nous responsables ?, Textes réunis

et présentés par T. Ferenczi, éd. Le Monde, 1997, p. 80-99.


60 Ph. le Tourneau, La verdeur de la faute dans la responsabilité civile (ou de la relativité de son déclin), RTD civ., 1988, p. 505-

518. Adde, Y. Flour, Faute et responsabilité civile : déclin ou renaissance ?, Droits, t. 5, 1987, p. 29-43
61 Cass. 2ème civ., 10 mai 2001, Bull. civ. II, n° 96 ; D. 2002, somm. comm., p. 1315, obs. D. Mazeaud.
limitée à la seule responsabilité contractuelle62. L’article 1263 énonce qu’« en matière contractuelle, le
juge peut réduire les dommages et intérêts lorsque la victime n’a pas pris les mesures sûres et raisonnables,
notamment au regard de ses facultés contributives, propres à éviter l'aggravation de son préjudice ». Cette
disposition est la traduction d’un devoir général de prudence et de diligence appliqué à la
victime63. Seules les mesures destinées à éviter l’aggravation du préjudice sont visées et non les
mesures qui permettraient d’en réduire l’étendue. Cette restriction est conforme au principe de
réparation intégrale. Le projet Catala avait en revanche proposé une obligation s’étendant à la
responsabilité extracontractuelle et portant également sur la réduction du dommage (art. 1373).
Certains pourraient, au soutien de cette conception extensive en matière contractuelle, défendre
l’idée que la bonne foi, devenue un principe directeur au sein du futur article 1104 du nouveau
Code civil, pourrait fonder une obligation de minimiser le dommage comprenant les mesures
destinées à réduire le dommage causé.64 Cependant, cette application généreuse de la bonne foi
est excessive car elle est surtout une prime à la mauvaise foi. En d’autres termes, cela reviendrait à
excuser la mauvaise foi de l’un par l’absence de bonne foi de l’autre. La position de l’avant-projet
peut donc être approuvée. En revanche, on peut regretter que le projet ne généralise pas cette
obligation à tous les préjudices matériels et limite cette obligation à la seule responsabilité
contractuelle.

Quel est avenir pour la faute en matière contractuelle ? – En matière contractuelle, l’article
1250 est moins claire sur la place qu’il convient d’accorder au fondement de la faute. Il est prévu
que « Toute inexécution d'une obligation contractuelle ayant causé un dommage au créancier oblige le débiteur à en
répondre ». Faut-il comprendre que la faute n’est plus une condition de la responsabilité
contractuelle ? L’inexécution suffirait alors et toutes les obligations contractuelles deviendraient
des obligations de résultat. Cette distinction avait pourtant été conservée et définie par le projet
Catala et reprise par la proposition Béteille (art. 1386-14). Cette reprise n’était que la consécration
d’une jurisprudence qui s’appuie sur les articles 1137 et 1147 du Code civil actuel. Cette
disparition de l’obligation de moyens n’est pas réellement une surprise à la lecture de l’article
1231-1 nouveau issu de l’ordonnance du 10 février 2016 qui reprend les termes de l’article 1147
du Code civil actuel mais ne fait pas mention des dispositions de l’article 1137. Le doute persiste.
La disparition de cette summa divisio qui structure depuis des décennies la responsabilité
contractuelle mérite d’être plus clairement affirmée.
Quant à la prévisibilité des parties au contrat, elle est mieux respectée en remettant en cause le
principe d’identité entre manquement contractuel et faute délictuelle, remise en cause d’autant
plus pertinente que la faute contractuelle distincte de l’inexécution semble avoir disparu. L’article
1234 dispose que « Lorsque l'inexécution d'une obligation contractuelle est la cause directe d'un dommage subi
par un tiers, celui-ci ne peut en demander réparation au débiteur que sur le fondement de la responsabilité
extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l'un des faits générateurs visés à la section II du
chapitre II ». L’article exige du tiers qui agit contre une partie au contrat qu’il apporte la preuve
d’une faute extracontractuelle distincte. Cette disposition remettrait opportunément en cause le
principe posé par l’arrêt rendu en Assemblée plénière du 6 octobre 2006, peu respectueux du
principe de l’effet relatif des conventions et de la prévisibilité des parties au contrat65. A la
différence du projet Catala et de la proposition Béteille66, aucune option n’est accordée au tiers.

62 F. Leduc, L’obligation de minimiser le dommage, in Le préjudice : entre tradition et modernité, Regards croisés franco-japonais, sous
la dir. D. Mazeaud et M. Mekki, Bruylant, 2015, p. 127 et s.
63 V. déjà, art. 77 CVIM et art. 9.505 Principes d’Unidroit.
64 En ce sens, M. Bacache, Lobligation de minimiser son dommage, Rapport français, Séminiaire Paris I,/Louvain, n°

9 et s.
65 Ass. plén. 6 oct. 2006, RDC 2007, p. 379 s., obs. J.-B. Seube ; D. 2007, p. 2897 s., obs. Ph. Brun et P. Jourdain ; D.

2007, p. 2966 s., obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson.


66 Art. 1342 (Catala) et Art. 1386-18 (Béteille) : sur ce dernier « Lorsque l'inexécution d'une obligation contractuelle est la cause

directe d'un dommage subi par un tiers, celui-ci peut en demander réparation au débiteur sur le fondement des dispositions de la présente
section. Il est alors soumis à toutes les limites et conditions qui s'imposent au créancier pour obtenir réparation de son propre dommage.
B. Renforcer la fonction préventive

Nouveaux instruments au service d’une plus grande prévention – La responsabilité pour


faute joue également un rôle préventif en ce qu’elle veille à prévenir la naissance ou l’aggravation
d’un dommage67. Alors que l’idée de réparation est tournée vers le passé, la prévention prend en
considération l’avenir68. L’avant-projet enrichit le droit de la responsabilité civile de nouveaux
instruments au service d’une plus grande prévention, des outils permettant aux victimes d’éviter
une aggravation de leur préjudice. Deux séries de dispositions figurent en ce sens au sein du
projet. Le premier est l’article 1237 qui dispose que « Les dépenses exposées par le demandeur pour
prévenir la réalisation imminente d’un dommage ou pour éviter son aggravation, ainsi que pour en réduire les
conséquences, constituent un préjudice réparable dès lors qu’elles ont été raisonnablement engagées »69. Cette
disposition renforce par voie de conséquence l’obligation de minimiser le dommage en matière
contractuelle (art. 1263).
L’outil le plus novateur de ce projet reste la cessation de l’illicite. Non pas que la cessation de
l’illicite n’existe pas en droit positif, comme l’a démontré et systématisé notre collègue Cyril
Bloch70 dans sa thèse de doctorat, mais elle pourrait être sacralisée et faire son entrée au sein
même du Code civil. Le projet opère des choix qui partagent actuellement la doctrine française.
D’une part, la cessation de l’illicite est rattachée à la responsabilité civile car elle figure dans les
dispositions préliminaires et n’est pas une action spéciale hors du champ de la responsabilité
civile71. Surtout, la cessation de l’illicite est nettement distinguée de la réparation en nature72 en
faisant l’objet d’une disposition isolée, article 1232, figurant au sein des dispositions
préliminaires : « Indépendamment de la réparation du préjudice éventuellement subi, le juge peut prescrire les
mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le trouble illicite auquel est exposé le demandeur. [Seuls les
faits contrevenant à une règle de conduite imposée par la loi ou par le devoir général de prudence ou de diligence
peuvent donner lieu à de telles mesures.] ». Cette cessation de l’illicite est ainsi envisageable tant en
matière contractuelle qu’en matière extracontractuelle. Le projet consacre une institution déjà
proposée par l’avant-projet Catala (art. 1369-1), qui la rattache cependant à la réparation en
nature73, par la proposition de loi Béteille (art. 1386-23) et par le projet Terré (art. 2)74. Cette


Il peut également obtenir réparation sur le fondement des règles de la responsabilité délictuelle, en rapportant la preuve de l'un des faits
générateurs mentionnés à la section II du présent chapitre ».
67 La mise en place d’actions préventives est répandue en Europe (Allemagne, Suisse, Autriche, Portugal….).
68 C. Sintez, La sanction préventive en droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2010.
69 V. déjà, art. 1385 proposition de loi Béteille et Catala art. 1344 : « Indépendamment de la réparation du dommage

éventuellement subi, le juge prescrit les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le trouble illicite
auquel est exposé le demandeur. », sur les critiques formulées par le groupe de travail constitué par la Cour de
cassation, https://www.courdecassation.fr/IMG/reforme-droit-RC.pdf
70 C. Bloch, La cessation de l'illicite. Recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile, Dalloz, coll. Nouvelle bibl. de

thèses, 2008, vol. 71, préface R. Bout.


71 En faveur de cette intégration, C. Bloch, th. préc., n° 131 et s. Contra, S. Grayot, Essai sur le rôle des juges civils et

administratifs dans la prévention des dommages, Préf. G. Viney, LGDJ, 2009, n° 456 et s.
72 C. Bloch, th. préc., n° 10-1, p. 22 et 23 : « une distinction s’impose naturellement entre les sanctions qui agissent directement sur le

fait illicite actuel pour le supprimer, et les sanctions indirectes, qui ne s’attaquent pas au fait illicite mais à ses conséquences – réparation
– ou à son auteur – peine (…) Il n’est pas pour autant dans nos intentions de nier que la cessation de l’illicite participe aussi,
indirectement, à la fonction réparatrice de la responsabilité civile : d’évidence, il n’est pas meilleur moyen de prévenir les conséquences que
de faire cesser l’activité dommageable dans laquelle elles prennent leur source. Mais ce constat n’enlève rien au fait qu’en prenant pour cible
le fait illicite plutôt que ses effets, cette sanction ne fait pas que prévenir la réalisation du dommage. Elle met le fait éventuellement
dommageable en conformité avec la règle de droit. Ce faisant, elle joue une fonction de rétablissement de licéité qui est étrangère à la
réparation du dommage »
73 Art. 1369-1 projet Catala : « Lorsque le dommage est susceptible de s'aggraver, de se renouveler ou de se perpétuer, le juge peut

ordonner, à la demande de la victime, toute mesure propre à éviter ces conséquences, y compris au besoin la cessation de l'activité
dommageable ».
74 Article 2 projet Terré : « Indépendamment de la réparation du dommage éventuellement subi, le juge prescrit les mesures

raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le trouble illicite auquel est exposé le demandeur ».
disposition risque probablement de poser des problèmes lors de sa mise en œuvre en raison des
standards auxquels elle fait appel : les « mesures raisonnables » supposent-elles un contrôle de
proportionnalité ? Devra-t-on prendre en compte le coût manifestement disproportionné pour le
défendeur ? Que faut-il entendre par trouble illicite ? Quant au juge, la cessation de l’illicite est
pour lui une simple faculté, à la différence de ce que propose le projet Terré (art. 2). Cette
correction est inspirée probablement des observations formulées par le rapport de la Cour de
cassation sur le projet Terré75. On peut le regretter car il devrait appartenir au juge de rétablir la
légalité en supprimant la cause d’un trouble illicite, si les conditions sont réunies. Ce devrait donc
être une obligation et non une simple faculté76. En effet, lorsqu’elle était rattachée à la réparation
en nature le juge avait un pouvoir d’appréciation et pouvait y substituer l’attribution de
dommages et intérêts. Cependant, dès lors qu’elle devient une action autonome ce pouvoir
d’appréciation ne se justifie plus. Reste à interpréter la partie de l’article laissée entre crochets par
les rédacteurs de la Chancellerie : « seuls les faits contrevenant à une règle de conduite imposée par la loi ou
par le devoir général de prudence ou de diligence peuvent donner lieu à de telles mesures ». Si cette partie devait
être conservée, elle réduirait le champ d’application de la cessation de l’illicite. En ajoutant cette
formule entre crochets, on limiterait la cessation de l’illicite à l’établissement d’une faute.
Pourtant, la cessation de l’illicite pourrait être utile au-delà du seul champ des actes fautifs.
Prenons l’exemple des troubles normaux du voisinage qui ne se réduisent pas à l’existence d’une
faute. Que l’on songe encore à la possibilité d’exercer une telle action en cessation de l’illicite
contre un tiers non fautif tel qu’un hébergeur internet.

C. Enrichir la fonction punitive

Amende civile, dommages et intérêts restitutoires ou dommages et intérêts punitifs ? – La


fonction punitive n’est pas absente du droit positif. De manière formelle, elle s’exerce au moyen
des clauses pénales. Elle existe implicitement dans la réparation des préjudices extrapatrimoniaux
ou en cas d’atteinte à certains droits subjectifs. Elle se manifeste encore derrière l’institution de
l’amende civile que l’on connaît en cas d’exercice abusif du droit d’agir en justice (art. 32-1 CPC)
ou en cas de clauses abusives à l’aune de l’article L. 442-6 I du Code de commerce.
Le projet innove en enrichissant le futur droit de la responsabilité civile d’une fonction punitive
officielle. Cette mise en place de dommages et intérêts non compensatoires est indispensable
dans des hypothèses de plus en plus nombreuses où la réparation n’est pas suffisamment
dissuasive et donne lieu à des calculs malveillants des potentiels responsables. L’article 1266
alinéa 1 en instaurant une « amende civile » poursuit donc un objectif légitime : dissuader ce type
de comportements. Il dispose ainsi que « Lorsque l’auteur du dommage a délibérément commis une faute
lourde, notamment lorsque celle-ci a généré un gain ou une économie pour son auteur, le juge peut le condamner, par
une décision spécialement motivée, au paiement d’une amende civile ». La faute grave (« faute lourde ») est
rattachée à la faute lucrative (faute générant « un gain ou une économie »), le tout étant intégré à
l’institution de l’amende civile77. Le projet choisit à bon escient de généraliser ce mécanisme et de
ne pas le limiter à certains contentieux comme le préconisait le rapport du Sénat en juillet 2009.
Cependant, si la volonté de renforcer la fonction punitive de la responsabilité civile est
appréciable, les moyens mis en œuvre doivent être corrigés. L’article 1266 est composé de 5
alinéas qui détaillent le régime juridique de ce qui est qualifié d’« amende civile ». Cet article opère
à vrai dire une confusion permanente entre l’amende civile en principe plafonnée, les véritables
dommages et intérêts punitifs, sanctionnant une faute grave, et la faute lucrative, qui devrait
entraîner la restitution du profit réalisé.
La confusion règne dans les avant-projets également. Le projet Terré combine ainsi sans rigueur

75 https://www.courdecassation.fr/IMG/reforme-droit-RC.pdf
76 En ce sens, C. Bloch, th. préc., n° 435 et s.
77 M. Behar-Touchais, L’amende civile est-elle un substitut satisfaisant à l’absence de dommages et intérêts punitifs ?,

Les Petites Affiches, 20 nov. 2002, p. 36.


faute intentionnelle et faute lucrative78. Le projet Catala opère une confusion identique au sein de
son article 137179. Cette confusion entre faute grave et faute lucrative est malvenue80.
Le texte devrait se détacher de la seule amende civile. Une fois ce détachement opéré, il faudrait
traiter distinctement de la faute lucrative qui est fondée sur la restitution d’un profit illicite. La
restitution ne devrait donc pas être limitée à une partie de l’avantage procuré comme le propose
le projet Terré (art. 120 projet de réforme du droit des contrats). La faute lucrative n’accorde
aucun pouvoir au juge qui doit ordonner la restitution. Les dommages et intérêts restitutoires en
cas de faute lucrative doivent pouvoir être assurés. Si le profit à restituer est le détournement d’un
droit de propriété intellectuelle, il faut restituer la totalité des profits. En revanche, lorsqu’il s’agit
d’un cas de concurrence déloyale, cela est moins net et un partage des profits est plus adapté. En
revanche, en présence d’une faute grave que l’on souhaite punir, la peine doit respecter les
principes posés par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment le droit à un
procès équitable (art. 6 § 1). En cas de dommages et intérêts punitifs sanctionnant une faute
grave, le juge a un pouvoir d’appréciation et les dommages et intérêts doivent être proportionnés
à la gravité de la faute et aux facultés contributives sans aucun plafond. Ces dommages et intérêts
punitifs ne sont pas assurables.
La lecture des alinéas 2 à 4 de l’article 1266 permet d’observer une confusion des genres. Selon
l’alinéa 2 « l’amende est proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de l'auteur ou
aux profits qu'il en aura retirés ». Quant à l’alinéa 3, il prévoit que « L’amende ne peut être supérieure à 2
millions d’euros. Toutefois, elle peut atteindre le décuple du montant du profit ou de l’économie réalisés ». Et
l’alinéa 4 ajoute que, s’il s’agit d’une personne morale, « l’amende peut être portée à 10 % du montant du
chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant
celui au cours duquel la faute a été commise ». Manifestement l’intention est bonne mais la méthode ne
l’est pas. Enfin, pour rester en conformité avec le principe de réparation intégrale et éviter tout
enrichissement sans cause, l’alinéa 5 énonce pertinemment que « cette amende est affectée au
financement d’un fonds d’indemnisation en lien avec la nature du dommage subi ou, à défaut, au Trésor public ».

En définitive, certes le projet n’est pas parfait et la consultation publique est l’occasion de
débattre des principes et des règles qui dérangent. Par exemple, pourquoi ne pas avoir consacré
des dispositions spécifiques sur la responsabilité des entreprises, sur les cas de dépendance
économique en améliorant et en perfectionnant les propositions du projet Catala81 ? Même le
projet Terré comprend une disposition sur ce type de responsabilité (art. 7 al. 2). La réforme de
la responsabilité civile pourrait aussi être l’occasion de mettre en place sinon une véritable
responsabilité civile professionnelle (notaire, avocat, commissaire-priseur…) du moins des règles

78 Art. 54 : « Lorsque l’auteur du dommage aura commis intentionnellement une faute lucrative, le juge aura la faculté d’accorder, par
une décision spécialement motivée, le montant du profit retiré par le défendeur plutôt que la réparation du préjudice subi par le demandeur.
La part excédant la somme qu’aurait reçue le demandeur au titre des dommages-intérêts compensatoires ne peut être couverte par une
assurance de responsabilité ».
79 Art. 1371 : « L’auteur d'une faute manifestement délibérée, et notamment d'une faute lucrative, peut être condamné, outre les

dommages-intérêts compensatoires, à des dommages-intérêts punitifs dont le juge a la faculté de faire bénéficier pour une part le Trésor
public. La décision du juge d'octroyer de tels dommages-intérêts doit être spécialement motivée et leur montant distingué de celui des autres
dommages-intérêts accordés à la victime. Les dommages-intérêts punitifs ne sont pas assurables ». Rappr. Proposition Béteille, art.
1386-25.
80 Sur cette démonstration, G. Viney, Quelques propositions de réforme du droit de la responsabilité civile, D. 2009,

p. 2944. Du même auteur, Après la réforme du contrat, la nécessaire réforme des textes du Code civil relatifs à la
responsabilité, JCP (G), n° 4, 25 janvier 2016, doctr. 99.
81 Art. 1360 : « en l'absence de lien de proposition, celui qui encadre ou organise l'activité professionnelle d'une autre personne et en tire

un avantage économique est responsable des dommages causés par celle-ci dans l'exercice de cette activité. Il en est ainsi notamment des
établissements de soins pour les dommages causés par les médecins qu'ils emploient. Il appartient au demandeur d'établir que le fait
dommageable résulte de l'activité considérée ». (al. 1) ; « De même, est responsable celui qui contrôle l'activité économique ou patrimoniale
d'un professionnel en situation de dépendance, bien qu'agissant pour son propre compte, lorsque la victime établit que le fait dommageable
est en relation avec l'exercice du contrôle. Il en est ainsi notamment des sociétés mères pour les dommages causés par leurs filiales ou des
concédants pour les dommages causés par leurs concessionnaires ». » (al. 2). V. les critiques du rapport remis par la Cour de
cassation qui juge les conditions trop lâches et partant trop dangereuses.
propres à certains professionnels tels que les rédacteurs d’actes (expert-comptable, agents
immobiliers, avocats, notaires…). La jurisprudence est effectivement hésitante en la matière.
Quoi qu’il en soit, le projet a l’ambition de consolider, au nom d’une plus grande accessibilité et
intelligibilité, et d’innover, pour un droit de la responsabilité plus juste et plus efficace, en
renforçant les deux piliers de la responsabilité civile que sont la fonction indemnitaire et la
fonction normative. Cette démarche pour la construction d’un modèle français de la
responsabilité civile doit être approuvée même si c’est au prix de certains ajustements qui ne
manqueront pas d’être suggérés lors de la consultation qui est aujourd’hui ouverte.

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