Albert Camus Et Sa Pensee PDF

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Marcel J.

Mélançon

Albert Camus.
Analyse de sa pensée

Suisse: Les Éditions Universitaires de Fribourg, 1976


Introduction 1

Il existe une abondante publication sur Albert Camus. Plus de 1300


titres de volumes, d'articles de revues, de comptes rendus, ont été recensés.
Et cela, pour les écrits de langue française seulement2. La plupart traitent
de Camus comme homme de lettres, comme homme de théâtre ou comme
philosophe.
Il nous a semblé qu'une analyse de sa pensée philosophique
s'imposait, et qu'elle devait se faire du point de vue de sa position
métaphysique par rapport à Dieu. En effet, nous croyons que cette position
explique en grande partie la philosophie d'Albert Camus. L'absurde, par
exemple, ne définit-il pas l'état d'un monde sans Auteur? La condition
humaine, telle qu'elle est décrite par Camus, ne présente-t-elle pas la
situation de l'homme sans Dieu? L'éthique de la révolte ne propose-t-elle
pas une conduite aux hommes privés de Dieu? Sans vouloir réduire la
pensée de Camus à un système (Camus s'est toujours refusé à ce qu'elle soit
réduite à un système), nous tenterons de l'analyser dans l'optique de cette
position métaphysique à l'égard de Dieu.
Notre perspective dans cette étude ne sera pas celle de l'homme de
lettres, du chrétien ou du théologien, mais celle du philosophe. Cependant,
vu l'influence de la pensée chrétienne chez Camus, nous devrons tenir
compte de certaines données théologiques véhiculées par un vocabulaire
religieux de péché, de grâce, de salut et de sainteté.
Une autre observation s'impose, celle de l'évolution de la pensée de
Camus. Certains thèmes sont demeurés constants depuis ses oeuvres de

1 Marcel J. Melançon est professeur chercheur en bioéthique à l'Université du


Québec à Chicoutimi. Il est détenteur d’un PhD. en philosophie (Université de
Fribourg, Suisse) et d'une maîtrise en sciences (médecine expérimentale, volet
génétique) de la Faculté de médecine de l'Université Laval.
2 Bibliographie, p. 234.

2
jeunesse jusqu'à celles de la maturité; tel, par exemple, celui de
l'immortalité qui sera toujours niée. D'autres, par contre, ont subi une
évolution allant dans le sens d'une rupture ou d'un approfondissement; ainsi
l'éthique de la quantité du Mythe de Sisyphe a été remplacée par l'éthique de
la qualité dans L'Homme révolté; l'absurde, sans être renié, a fait place à la
révolte. Dans le cas de Dieu, certaines questions ne peuvent pas ne pas se
poser: la position prise dans L'Étranger est-elle la même que celle adoptée
dans La Chute? S'agit-il, dans l'ensemble de l'œuvre de Camus, d'une
négation catégorique de l'existence de Dieu? D'une affirmation de son
impuissance dans le monde? A-t-il fait une distinction entre le Dieu des
philosophes et le Dieu des chrétiens? A-t-il vraiment conclu? Ce sont là les
questions auxquelles nous tenterons de répondre.
Une difficulté se présente: l'absence de synthèse et la pluralité des
genres littéraires. Camus n'a pas charpenté sa pensée à la manière d'un
traité de philosophie, où la signification des termes est toujours la même,
où le langage est toujours technique. Les mots «absurde» et «monde», entre
autres, varient suivant les contextes. Les genres littéraires diffèrent: roman,
théâtre, journalisme, essai. L'analyste doit en tenir compte: un roman peut
modifier la pensée exprimée dans un essai antérieur. Cependant une même
pensée circule sous ces divers modes d'expression. C'est elle qu'il faut
dégager et analyser.
De plus, il est impossible de traiter d'un thème en un seul endroit.
Celui de la mort, par exemple, se rencontre dans l'absurde, se retrouve dans
la condition métaphysique (Dieu est l'auteur de la mort), dans la condition
historique (les hommes tuent) et dans l'éthique (l’attitude face à la mort).
Les perspectives sont différentes.
En dernier lieu, nous avons choisi de multiplier les citations
textuelles. Si la lecture de cette étude en est alourdie, la précision en est
certainement favorisée. En outre, cet ouvrage ne se prétend ni définitif ni

3
exhaustif; il pourrait cependant constituer un instrument de travail pour des
recherches ultérieures (une bibliographie et un index analytique ont été
longuement élaborés à cet effet).
Le plan suivant a été adopté: Une première partie expose l'absurde,
qui pourrait être considéré comme étant l'état du monde sans Dieu; face à
cet absurde, une triple solution est possible: le suicide physique ou
philosophique, et le maintien de l'absurde. Une seconde partie présente la
condition humaine, situation de l'homme sans Dieu: elle est à la fois
métaphysique et historique. Une troisième section expose la révolte contre
la condition métaphysique et historique. Finalement, la dernière partie traite
de l'éthique de la révolte, où l'homme se propose de sauver les autres grâce
à des principes basés sur la nature humaine.

Index des sigles


Les sigles suivants ont été adoptés pour la citation des titres d'ouvrages de
Camus. Sauf pour La Mort heureuse et les Carnets, toutes les citations sont
tirées de la Bibliothèque de la Pléiade:

I = Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles. Paris, Gallimard, 1952.


Textes établis et annotés par Roger Quilliot.

II = Albert Camus, Essais. Paris, Gallimard, 1965. Textes établis et


annotés par R. Quilliot et L. Faucon.

A I = Actuelles I, II.

A II = Actuelles II, II.

A III = Actuelles III (Chroniques Algériennes), II.

AR = Article du journal Alger Républicain, II.


C I = Carnets (mai 1935-février 1942). Paris, Gallimard, 1962.

C II = Carnets (janvier 1942-mars 1951). Paris, Gallimard, 1964.

4
Cal = Caligula, I.

Ch = La Chute, I.

Ci = Un cas intéressant, I.

Co = Article du journal Combat, II.


Dc = La Dévotion à la croix, I.

DHR = La Défense de l'Homme révolté, II.


DS = Discours de Suède, II.

E = L'Eté, II.

EE = L'Envers et l'endroit, II.


ER = L'Exil et le royaume, I.
ES = L'État de siège, I.

Esp = Les Esprits, I.

Etr = L'Étranger, I.

HR = L'Homme révolté, II.


Int. = Interview, I ou II.

J = Les justes, I.
LAA = Lettres à un ami allemand, II.
Mal = Le Malentendu, I.

MH = La Mort heureuse, Cahiers Albert Camus I. Paris, Gallimard, 1971.


MS = Le Mythe de Sisyphe, II.

N = Noces, II.

01 = Le Chevalier d'Olmedo, I.

P = La Peste, I.

PA = Entre Plotin et saint Augustin (Diplôme d'Études supérieures), II.

Pos = Les Possédés, I.

5
RA = Révolte dans les Asturies, I.

RG = Réflexions sur la guillotine, II.

RN = Requiem pour une nonne, I.

RR = Remarque sur la révolte, II.

Chapitre 1 - L'absurde état du monde


sans Dieu

Introduction
Deux notions fondamentales sous-tendent la pensée d'Albert
Camus: l'absurde et la révolte. Il est capital de noter que l'idée de l'absurde
cédera de plus en plus la place à celle de la révolte. Cependant, comme elle
est au point de départ de sa pensée, il nous faut l'analyser dans le cycle des
œuvres s'achevant avec Le Mythe de Sisyphe3. Il y affirme: «Je juge que la
notion d'absurde est essentielle et qu'elle peut figurer la première de mes
vérités... L'unique donnée est pour moi l'absurde»4. Dix ans plus tard, il
aurait pu dire la même chose à propos de la révolte.
L'absurde joue le rôle de position métaphysique initiale chez
Camus. Qu'est-ce donc que cet absurde? C'est l'état de contradiction qui
existe entre l'homme et le monde: il y a une disproportion, un divorce entre
les deux, qui constitue une sorte de «péché», mais sans Dieu. «L'absurde,
qui est l'état métaphysique de l'homme conscient, ne mène pas à Dieu.

3 Camus dira de ce volume qu'il est «le seul livre d'idées que j'aie jamais écrit»
(Lettre au Directeur de La Nef, janvier 1946, I, 1746. Idem: Interview aux
Nouvelles littéraires, novembre 1945, II, 1425).
4 MS 121.

6
Peut-être cette notion s'éclaircira-t-elle si je hasarde cette énormité:
l'absurde c'est le péché sans Dieu»5.
Avant de le définir, il faut suivre la démarche de Camus. Or celui-ci
distingue entre le sentiment de l'absurde et la notion de l'absurde6. En
réalité, il n'y a pas de différence fondamentale entre les deux. S'il en existe
une, il faut la chercher au niveau de la prise de conscience. Dans le premier
cas, c'est la sensibilité qui perçoit un malaise diffus face au monde. Dans le
second cas, c'est la raison qui conclut à l'absurdité du monde. C'est donc
l'intelligence qui cherche à approfondir et à analyser un sentiment initial7.

I. Le sentiment de l'absurde
L'homme n'est pas qu'intelligence, il est aussi sensibilité. Celle-ci
est la première à s'éveiller au monde. Or elle expérimente un état de
contradiction entre elle et le monde. Elle a l'impression qu'il est absurde.

1. L'éveil à l'absurdité
«Le sentiment de l'absurdité au détour de n'importe quelle rue peut
frapper à la face de n'importe quel homme»8. En général, la vie est

5 MS 128.
6 Cette distinction est relevée par Jean-Paul Sartre aussi: «M. Camus distingue,
nous l'avons dit, entre le sentiment et la notion de l'absurde... On pourrait dire que
Le Mythe de Sisyphe vise à nous donner cette notion et que L'Étranger veut nous
inspirer ce sentiment» (Explication de l'Etranger, Situations I, Paris, Gallimard,
1947, p. 102).
7 «Le monde absurde d'abord ne s'analyse pas en rigueur. Il s'évoque et il
s'imagine. Ainsi ce monde est le produit de la pensée en général, c'est-à-dire de
l'imagination précise... Mais une fois ce monde tracé à grands traits, la première
pierre (il n'y en a qu'une) posée, philosopher devient possible - ou plus
exactement, si on a bien compris - devient nécessaire. L'analyse et la rigueur sont
exigées et réintroduites» (C II, 81).
8 MS 105.

7
endormie par les habitudes quotidiennes; mais un jour un fait, en apparence
banal, vient tirer la conscience de la torpeur où la maintenait jusqu'alors le
décor habituel. Cela peut être un voyage9, un paysage10, une personne11,
un fait quelconque12. Ces événements secouent soudain les vies les mieux
préparées au sommeil de la conscience13. Ce sont peut-être là des
commencements humbles, voire dérisoires, mais leur conséquence est
immense: ils amorcent une nouvelle vision du monde14. Citons le texte
célèbre du Mythe de Sisyphe: «Il arrive que les décors s'écroulent. Lever,
tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi
jeudi vendredi et samedi sur le même rythme. Cette route se suit la plupart
du temps. Un jour seulement, le 'pourquoi' s'élève et tout recommence dans
cette lassitude teintée d'étonnement. 'Commence', ceci est important. La
lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en
même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque
la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil
définitif»15.

9 «Il brise en nous une sorte de décor intérieur. Il n'est plus possible de tricher - de
se masquer derrière des heures de bureau et de chantier» (EE 42).
10 «C'est moi-même que je trouve au fond de l'univers. Moi-même, c'est-à-dire
cette extrême émotion qui me délivre du décor» (EE 48).
11 Quelqu'un, par exemple, qui gesticule dans une cabine téléphonique et dont on
ne perçoit pas le sens des gestes (MS 108. Id. C 1, 156, 208).
12 Un miroir qui nous renvoie un jour une figure d'étranger (MS 108).
13 «Dans les vies les mieux préparées, il arrive toujours un moment où les décors
s'écroulent. Pourquoi ceci et cela, cette femme, ce métier et cet appétit d'avenir? Et
pour tout dire, pourquoi cette agitation à vivre dans ces jambes qui vont pourrir?
Ce sentiment nous est commun. Et d'ailleurs, pour la plupart des hommes,
l'approche du dîner, une lettre reçue, ou un sourire de passante, suffisent à leur
faire passer le cap» (Sur La Nausée de Sartre, AR, II, 1418).
14 «Toutes les grandes actions et toutes les grandes pensées ont un
commencement dérisoire. Les grandes œuvres naissent souvent au détour d'une
rue ou dans le tambour d'un restaurant. Ainsi de l'absurdité. Le monde absurde
plus qu'un autre tire sa noblesse de cette naissance misérable» (MS 106).
15 Ib. Nous trouvons ici le thème existentialiste du réveil philosophique.

8
2. Description du sentiment de l'absurdité
La conscience vient d'être éveillée. Elle est envahie par un étrange
malaise qui ne peut d'abord qu'être décrit16: il appartient à l'ordre du
sentiment plus qu'à celui de la raison. Camus parle d'un sentiment
irrationnel; irrationnel non pas au sens où il serait contraire à la raison
(celle-ci ne fera que le confirmer et l'analyser), mais au sens où il échappe
provisoirement à la raison17. Irrationnel encore au sens où il place
confusément l'esprit devant l'irrationnel du monde. C'est la première
approche qui laisse entendre l'absurdité du monde: «Le climat de l'absurdité
est au commencement. La fin, c'est l'univers absurde et cette attitude
d'esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre»18.

3. Nature de ce sentiment
Plus précisément, «cet incalculable sentiment qui prive l'esprit du
sommeil nécessaire à sa vie»19, c'est l'impression d'être un étranger dans un
monde où rien n'est clair ni expliqué: «Un monde qu'on peut expliquer
même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire,
dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, l'homme se sent un
étranger. Cet exil est sans recours puisqu'il est privé des souvenirs d'une
patrie perdue ou de l'espoir d'une terre promise»20. Nous y voilà donc: ce

16 «Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans raisonnement, il est
indéfinissable» (MS 105).
17 «Tous ces sentiments irrationnels sur lesquels l'analyse ne saurait avoir de prise,
je puis pratiquement les définir, pratiquement les apprécier, à réunir la somme de
leurs conséquences dans l'ordre de l'intelligence, à saisir et à noter tous leurs
visages, à retracer leur univers... Un univers, c'est-à-dire une métaphysique et une
attitude d'esprit» (MS 105).
18 MS 106.
19 MS 101.
20 Ib.

9
sentiment qui envahit l'homme conscient, c'est un sentiment d'étrangeté.
«Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement
le sentiment de l'absurdité»21.

4. Les découvertes de l'absurde


L'homme devenu lucide découvre, tant au niveau de sa sensibilité
qu'au niveau de son intelligence, certaines réalités qui expliquent ce
sentiment initial d'absurdité.

a) Au niveau de la sensibilité

- C'est d'abord le temps. Dans L'Été, Camus pose en principe que


«Tout ce qui est périssable désire durer»22. Mais seul l'homme, «tout
homme dévoré par le désir éperdu de durer»23, en prend conscience. Là est
la contradiction absurde: «cet insatiable besoin de durer»24 se trouve
confronté à «ce monde mortel et limité»25, où nous sommes «rivés au
temps»26, où tout est donné pour être retiré27, où les ruines nient l'idéal des
hommes28. L'amour même ne dure pas29, les œuvres non plus30, la vie elle-

21 Ib.
22 E 826.
23 HR 665.
24 HR 664.
25 HR 662.
26 MS 170. «Nous sommes du monde qui ne dure pas. Et tout ce qui ne dure pas -
et rien que ce qui ne dure pas - est nôtre» (C II, 75).
27 N 72.
28 IV 65.
29 «Nous désirons que l'amour dure et nous savons qu'il ne dure pas; si même, par
miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé» (HR 664).
30 Les conquérants, les artistes, les comédiens le savent: MS 147ss.

10
même a une fin31. D'habitude le temps nous porte; mais un jour vient où
l'homme de trente ans se situe par rapport à lui et «reconnaît qu'il est à un
certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient
au temps et, à cette horreur qui le saisit, il reconnaît son pire ennemi...
Cette révolte de la chair, c'est l'absurde»32. De plus, c'est là un thème grec
chez Camus, le temps est répétition33. Ainsi «l'absurdité a sa formule dans
l'opposition entre ce qui dure et ce qui ne dure pas»34.
- Une autre découverte de l'absurde, c'est l'hostilité de la nature.
«Entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec
quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier... Cette épaisseur et
cette étrangeté du monde, c'est l'absurde»35. Camus est le chantre de la
nature, mais il la découvre ambivalente, à la fois amie et hostile; en tant
qu'hostile, elle participe à l'absurdité. Ainsi, à certaines heures, «le monde
n'est plus qu'un paysage inconnu où mon cœur ne trouve plus d'apaisement.
Etranger, savoir ce que cela veut dire»36.
- L'inhumanité des hommes participe encore à l'absurdité. L'aspect
mécanique de leurs actes ou de leurs gestes, leur pantomime privée de sens
rend stupide tout ce qui les entoure: «ce malaise devant l'inhumanité de
l'homme même, cette incalculable chute devant l'image de ce que nous
sommes, cette 'nausée' comme l'appelle un auteur de nos jours, c'est aussi

31 «Un matin, après tant de désespoirs, une imprévisible envie de vivre nous
annonce que tout est fini et que la souffrance n'a pas plus de sens que le bonheur»
(HR 665).
32 MS 107.
33 «Demain tout changera, demain. Soudain il découvre ceci que demain sera
semblable, et après-demain, tous les autres jours. Et cette irrémédiable découverte
l'écrase» (EE 19).
34 C 11, 75.
35 MS 107.
36 C 1, 201. Ib, P 1967. Mal 170. L'homme est proscrit de certains paysages (E
819), c'est «l'intimité de deux adversaires et non l'abandon de deux amis» (CI, 61).
«Ce monde m'annihile. Il me porte jusqu'au bout. Il me nie sans colère» (N 87).
«La créature, partout où elle est belle, est une amère patrie» (E 820).

11
l'absurde»37. Avec L'Homme révolté, Camus ajoutera tout le cortège de la
méchanceté volontaire (meurtres, guerres, violences) qui accroît
l'inhumanité involontaire décrite dans les oeuvres antérieures à ce
volume38. Non seulement les hommes mais aussi nous-mêmes sécrétons
l'absurde: cet «étranger qui, à certaines secondes vient à notre rencontre
dans une glace, le frère familier et pourtant inquiétant que nous retrouvons
dans nos propres photographies, c'est encore l'absurde»39.
- La mort est l'une des premières découvertes de l'absurde. Du fait
même que l'homme est vivant, il est déjà condamné à la mort40: «de ce
corps inerte où une gifle ne marque plus, l'âme a disparu. Sous l'éclairage
mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale ni aucun effort
ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui
ordonnent notre condition»41. La mort n'a rien de sacré, elle ne fait que
susciter la peur42.
Analysant la condition métaphysique de l'homme selon Camus,
nous reviendrons sur ces trois derniers points. L'homme sera vu comme un
exilé dans son univers, comme un étranger parmi ses semblables et comme
un condamné à mort43.

37 MS 108.
38 Inhumanité involontaire, car elle relève d'une situation indépendante de la
volonté humaine. Est ainsi involontairement inhumaine une communication
téléphonique où il y a parole sans présence (C 1, 208); ou encore présence sans
communication (C 1, 156). «Un homme contemple et l'autre creuse son tombeau:
comment les séparer? Les hommes et leur absurdité?» (EE 49).
39 MS 108.
40 «Du moment qu'on meurt, comment et quand, cela n'importe pas» (Etr 1206.
Ib., CI, 142).
41 MS 109.
42 N 74.
43 P. 63.

12
b) Au niveau de l'intelligence

«L'intelligence aussi me dit... à sa manière que ce monde est


absurde»44. Plus que la sensibilité encore, elle découvre «la non-
intelligibilité du monde»45.
- Elle saisit d'abord qu'elle est étrangère à la vérité: «en psychologie
comme en logique, il y a des vérités mais point de vérité»46. Elle est faite,
d'une part, pour tout comprendre, mais en réalité elle ne saisit que quelques
vérités fuyantes. C'est là une contradiction qui participe à l'absurde:
«L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites»47. Sa démarche
même est placée sous le signe de cette contradiction48, et l'homme est ainsi
armé pour tout secours d'une pensée qui se nie en même temps qu'elle
s'affirme49. C'est pourquoi Camus s'écrie, dans ses Carnets: «Misère et
grandeur de ce monde: il n'offre point de vérités mais des amours.
L'absurdité règne et l'amour en sauve»50.
- Une autre découverte de l'intelligence, c'est que l'homme est
étranger à l'unité. «Le désir profond de l'esprit même dans ses démarches
les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de l'homme devant son
univers: il est exigence de familiarité, appétit de clarté... Cette nostalgie
d'unité, cet appétit d'absolu illustre le mouvement essentiel du drame

44 MS 112.
45 C II, 113.
46 MS 111.
47 MS 134.
48 «La première démarche de l'esprit est de distinguer ce qui est vrai de ce qui est
faux. Pourtant dès que la pensée réfléchit sur elle-même, ce qu'elle découvre
d'abord, c'est une contradiction» (MS 109). Et Camus tente de le prouver à l'aide
d'Aristote (Mét. IV, VIII, 6, cité à travers Chestov, Le Pouvoir des clés, II, 1434).
49 MS 112.
50 C I, 116.

13
humain»51. Drame de l'esprit qui est déchiré par la disproportion entre ses
connaissances théoriques et ses réalisations pratiques. Le monde est en
apparence unifié, mais dès que l'intelligence se met en mouvement pour le
saisir, «ce monde se fêle et s'écroule: une infinité d'éclats miroitants
s'offrent à la connaissance. Il faut désespérer d'en reconstruire jamais la
surface familière et tranquille qui nous donnerait la paix du cœur»52.
L'exigence naturelle de l'esprit demeure insatisfaite: «exception faite pour
les rationnalistes de profession, on désespère aujourd'hui de la vraie
connaissance»53.
Jusqu'ici, c'était le sentiment de l'absurdité qui envahissait l'homme.
Avec «la notion de l'absurde», Camus approfondit son analyse et tente de
définir l'absurde lui-même.

II. La notion de l'absurde


Quel est le rapport entre le sentiment de l'absurde révélé par les
spectacles du monde54, et la notion de l'absurde? Le premier sert de
fondement à la seconde55.

51 MS 110. Ce drame est profondément ressenti par Camus lui-même: «J'ai soif
d'unité. Cela est irréparable» (C II, 74). L'exigence d'unité sera l'une des
principales revendications du révolté (p. 117).
52 MS 111.
53 Ib.
54 MS 113.
55 «Le sentiment de l'absurde n'est pas pour autant la notion de l'absurde. Il la
fonde, un point c'est tout. Il ne s'y résume pas, sinon dans le court instant où il
porte son jugement sur l'univers» (MS 119). Le problème était circonscrit de
l'extérieur, et «on peut se demander cependant ce que cette notion contient de clair
et tenter de retrouver par l'analyse directe sa signification» (Ib.).

14
1. Les trois termes dans l'absurde
Trois termes sont présents dans l'absurde. Ils constituent, dans le
langage de Camus, «les trois personnages du drame»56, «la singulière
trinité»57. En premier lieu, il y a l'homme lui-même, qui tire sa grandeur de
son intelligence éprise de clarté et d'unité. En second lieu, il y a le monde
fermé, divisé, «déraisonnable»58 «peuplé de ces irrationnels»59. Il est un
«univers indicible où règnent la contradiction, l'antinomie, l'angoisse ou
l'impuissance»60. En troisième lieu se trouve la confrontation elle-même de
l'homme et du monde, confrontation qui est «déchirement»61, «divorce»62,
«fracture»63, «lutte sans repos»64. Elle crée «la passion essentielle de
l'homme déchiré entre son appel vers l'unité et la vision claire qu'il peut
avoir des murs qui l'enserrent»65.
Mais où se situe l'absurde? Dans le monde, dans l'homme? Non,
dans leur confrontation.

2. La confrontation dans l'absurde


«L'homme se trouve devant l'irrationnel. Il sent en lui son désir de
bonheur et de raison. L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel
humain et le silence déraisonnable du monde»66. Ce n'est donc, à

56 MS 118.
57 MS 120.
58 MS 134.
59 MS 117.
60 MS 114.
61 MS 124.
62 MS 120, 124.
63 MS 136.
64 MS 121.
65 MS 114.
66 MS 117.

15
proprement parler, ni dans le monde ni dans l'esprit humain que se situe
l'absurde, mais dans leur présence commune67. «Je disais que le monde est
absurde, et j'allais trop vite. Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable,
c'est tout ce qu'on peut dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation
de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus
profond de l'homme»68.

3. Exemples d'absurde
Pour illustrer l'écart existant entre deux réalités, Camus présente
quatre exemples dans Le Mythe69: sont dits absurdes l'accusation
monstrueuse d'un innocent, l'attaque qui oppose une arme blanche à un nid
de mitrailleuses, le verdict qui ne correspond pas au délit effectif; une
démonstration peut aussi être dite «par l'absurde» si on prétend prouver un
énoncé par son contraire. Et Camus conclut: «pour chacun d'entre eux,
l'absurdité naît d'une comparaison. Je suis donc fondé à dire que le
sentiment de l'absurdité ne naît pas du simple examen d'un fait ou d'une
impression, mais qui jaillit de la comparaison entre un état de fait et une
certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse. L'absurde est
essentiellement un divorce. Il n'est ni dans l'un ni dans l'autre des éléments
comparés. Il naît de leur confrontation»70.

67 «Sur le plan de l'intelligence, je puis donc dire que l'absurde n'est pas dans
l'homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens) ni dans le monde, mais
dans leur présence commune. Il est pour le moment le seul lien qui les unisse. Si
j'en veux rester aux évidences, je sais ce que veut l'homme, je sais ce que lui offre
le monde, et maintenant je puis dire que je sais encore ce qui les unit» (l'absurde)
(MS 120).
68 MS 113.
69 MS 119-120.
70 MS 120.

16
4. Définition de l'absurde
D'après ce qui précède, nous pouvons définir l'absurde comme la
relation d'inadéquation métaphysique entre l'homme et le monde. Relation:
l'absurde est un rapport établi entre deux choses comparées; il est
confrontation, comparaison. Relation d'inadéquation: en effet il ne s'agit
pas d'une égalité entre deux termes, mais d'une disproportion, d'un
désaccord, d'une contradiction, d'un «divorce». Cette inadéquation est
métaphysique et non logique: ce n'est pas l'esprit qui la projette sur le réel,
mais elle se situe au niveau de l'être même des éléments comparés. Entre
l'homme et le monde: ce sont les deux termes mis en confrontation dans
l'absurde; d'une part l'homme en tant qu'esprit, d'autre part le monde au
sens universel de «l'ordre des choses» qui peut avoir une multitude
d'applications concrètes.
Cependant, en parcourant les diverses acceptions du mot «absurde»
dans l'œuvre de Camus, on se rend vite compte de sa diversité
d'applications, Dans une première série d'expressions, il parle d' «homme
absurde»71, de «personnages absurdes»72, d'«une logique absurde»73, de
«démarches absurdes»74, d'«esprit absurde»75, d'une «vie... absurde»76,
d'une «parole absurde»77, d'un «thème absurde»78 ou d'un «romancier
absurde»79, etc., pour désigner ce qui se rapporte à l'absurde comme
application ou illustration. On n'y rencontre pas directement l'élément

71 C'est le titre d'une section du Mythe (pp. 147-170) désignant celui qui incarne la
philosophie de l'absurde.
72 C I, 184. Tel Caligula, qui suit la logique de l'absurde.
73 MS 121, pour indiquer celle qui suit les règles de l'absurde.
74 MS 130, telle celle de la pensée qui se limite à décrire le monde.
75 C II, 62, i.e. pénétré de l'idée de l'absurdité.
76 C I, 142, rendue contradictoire par la perspective de la mort.
77 MS 149, celle qui prend conscience du temps (une découverte de l'absurde).
78 MS 185, qui traite de l'absurde.
79 MS 187, celui qui est fidèle, dans ses personnages, à la logique de l'absurde.

17
d'irrationnel ou de contradiction. - Par contre, d'autres expressions
désignent expressément le contenu de contradiction: «la justice et son
fonctionnement absurde»80, «l'absurdité de notre société internationale»81,
«l'absurde consentement» à la pauvreté82, «l'absurde événement» de la
guerre83, des gestes absurdes84.
D'une façon générale, ces applications du mot «absurde» dérivent
de près ou de loin de la définition première. Le commun dénominateur de
ces diverses applications serait: ce qui est disproportionné ou contraire à la
raison et à ses exigences, ce qui est incompréhensible, irrationnel. Il
s'agirait donc d'une définition analogique. Est analogique en effet un
concept qui s'applique à des réalités de façon en partie semblable et en
partie diverse, mais toujours par rapport à un premier analogué. En
l'occurence, ce premier analogué serait la disproportion irrationnelle
existant entre l'homme et le monde.
Jean-Paul Sartre remarque avec justesse que «l'absurde» peut être
pris objectivement ou subjectivement85, d'une façon relative et d'une façon
absolue86.

80 C II, 14.
81 Réponse à l'incrédule, Co, décembre 1948, II, 1593.
82 MH 69.
83 C I, 165, pour désigner son caractère antihumain.
84 C I, 156, Gestes dont on ne perçoit pas la signification.
85 «Ce mot prend, sous la plume de M. Camus, deux significations très différentes:
l'absurde est à la fois un état de fait et la conscience lucide que certaines personnes
prennent de cet état... Qu'est-ce donc que l'absurde comme état de fait, comme
donnée originelle? Rien de moins que le rapport de l'homme au monde. L'absurdité
première manifeste avant tout un divorce: le divorce entre les aspirations de
l'homme vers l'unité et le dualisme insurmontable de l'esprit et de la nature, entre
l'élan de l'homme vers l'éternel et le caractère fini de son existence, entre le 'souci'
qui est son essence même et la vanité de ses efforts. La mort, le pluralisme
irréductible des vérités et des êtres, l'inintelligibilité du réel, le hasard, voilà les
pôles de l'absurde» (Situations I, op., cit., p. 93)
86 «Le geste de l'homme qui téléphone et que vous n'entendez pas n'est que
relativement absurde: c'est qu'il appartient à un circuit tronqué. Ouvrez la porte,
mettez l'oreille à l'écouteur: le circuit est rétabli, l'activité humaine a repris son
sens. Il faudrait donc, si l'on était de bonne foi, dire qu'il n'y a que des absurdes
relatifs et seulement par référence à des 'rationnels absolus'» (Ib., p. 106).

18
5. Les propriétés de l'absurde
a) L'absurde a une propriété objective: les trois termes (homme,
monde, confrontation) sont indivisibles. L'absurde n'existe que dans la
mesure où ils sont présents: «Nous savons qu'il ne vaut que dans un
équilibre, qu'il est avant tout dans la comparaison et non point dans les
termes de cette comparaison»87. Quand les existentiels sautent en Dieu, ils
détruisent l'absurde, parce qu'ils enlèvent l'irréductibilité de l'homme et du
monde88. Il faut donc préserver ces trois termes pour demeurer fidèle à
l'absurde89. C'est pourquoi Camus parle d'une «singulière trinité» de
l'absurde et affirme que «le premier de ses caractères à cet égard est qu'elle
ne peut se diviser. Détruire un de ses termes c'est la détruire tout entière. Il
ne peut y avoir d'absurde hors de l'esprit humain. Ainsi l'absurde finit
comme toutes choses avec la mort. Mais il ne peut non plus y avoir
d'absurde hors de ce monde»90.
b) L'absurde possède aussi une propriété subjective. C'est
l'indissolubilité du lien créé entre l'absurde et l'intelligence qui en a pris
conscience. «Il existe un fait d'évidence, qui semble tout à fait moral, c'est
qu'un homme est toujours la proie de ses vérités. Une fois reconnues, il ne
saurait s'en détacher. Il faut bien payer un peu. Un homme, devenu
conscient de l'absurde lui est lié pour jamais»91.
Il faudrait souligner le rôle de la raison dans l'absurde. Sans elle, il
n'existe pas. C'est elle qui réveille l'homme endormi dans le quotidien, qui
constate le divorce entre l'homme et le monde, qui réclame que tout soit

87 MS 124.
88 «Nier l'un des termes de l'opposition dont il vit, c'est lui échapper» (MS 138).
89 «Si je me mêle d'apporter à un problème sa solution, il ne faut pas du moins que
j'escamote par cette solution même un des termes du problème» (MS 121).
90 MS 120.
91 MS 121.

19
expliqué mais qui ne rencontre que des contradictions et des irrationnels
dans le monde92.
L'absurde est la passion déchirante entre toutes; l'homme qui en a
pris conscience lui est lié pour toujours, selon Camus. Mais il faut lui
trouver une solution: l'esquiver par le suicide physique ou philosophique?
Le maintenir plutôt en toute lucidité? C'est le problème que Camus aborde
maintenant.

III. Les solutions à l'absurde


Après avoir constaté l'absurdité du monde, il y a une triple attitude
possible. On peut se suicider physiquement ou philosophiquement, ou
maintenir l'absurde. Camus rejette les deux premières solutions et propose
la dernière: «Ce qui m'intéresse, je veux encore le répéter, ce ne sont pas
tant les découvertes absurdes. Ce sont leurs conséquences. Si l'on est assuré
de ces faits, que faut-il conclure, jusqu'où aller pour ne rien éluder? Faudra-
t-il mourir volontairement ou espérer malgré tout?»93. Car il faut trouver
une solution: «Accepter l'absurdité de tout ce qui nous entoure est une
étape, une expérience nécessaire: ce ne doit pas devenir une impasse»94.

92 «Je veux que tout me soit expliqué ou rien. Et la raison est impuissante devant
ce cri du cœur. L’esprit éveillé par cette exigence cherche et ne trouve que
contradictions et déraisonnements. Ce que je ne comprends pas est sans raison. Le
monde est peuplé de ces irrationnels. A lui seul dont je ne comprends pas la
signification unique, il n'est qu'un immense irrationnel. Pouvoir dire une seule fois:
'cela est clair' et tout serait sauvé. Mais ces hommes à l'envi proclament que rien
n'est clair, tout est chaos, que l'homme garde seulement sa clairvoyance et la
connaissance précise des murs qui l'entourent» (MS 117).
93 MS 109. En général, dans Le Mythe, quand Camus parle d'espoir, il s'agit de
l'espoir en Dieu. Dans L'Homme révolté, il s'agira de l'espoir en l'homme.
94 Interview aux Nouvelles littéraires, nov. 1945, II, 1425. Nous reviendrons sur ce
sujet dans la conclusion générale sur l'absurde: l'absurde n'est, dans la pensée de
Camus, qu'un point de départ (pp. 49-51).

20
1. Le suicide physique
Le suicide occupe, selon Camus, une place centrale dans la
perspective de l'absurde: «Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment
sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être
vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le
reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories,
vient ensuite. Ce sont des jeux; il faut d'abord répondre»95.

a) La relation suicide - absurde

Il est capital de le souligner: le type de suicide envisagé par Camus


n'est pas celui qui est consécutif à une déception sentimentale ou à une
adversité quelconque. Il n'est pas d'ordre affectif ou sociologique, mais
d'ordre philosophique: «Le sujet de cet essai (Le Mythe de Sisyphe) est
précisément ce rapport entre l'absurde et le suicide, la mesure exacte dans
laquelle le suicide est une solution à l'absurde»96.
En effet, pour qui se veut cohérent, il doit y avoir un lien logique
entre sa pensée et son action97. Une fois éveillé au non-sens de l'existence
et à l'absurdité du monde, «ce chaos, ce hasard roi»98, va-t-on mourir pour
se soustraire aux déchirements qu'ils impliquent?99 «Tous les hommes
sains ayant songé à leur propre suicide, on pourra reconnaître, sans plus

95 MS 99.
96 MS 101.
97 «La croyance dans l'absurdité de l'existence doit donc commander sa conduite.
C'est une curiosité légitime de se demander, clairement et sans faux pathétique, si
une conclusion de cet ordre exige que l'on quitte au plus vite une condition
incompréhensible. Je parle ici, bien entendu, des hommes disposés à se mettre
d'accord avec eux-mêmes» (MS 101).
98 MS 136.
99 «Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu même instinctivement, le
caractère dérisoire de cette habitude (i.e. une vie machinale), l'absence de toute
raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et
l'inutilité de la souffrance» (MS 101).

21
d'explications, qu'il y a un lien direct entre ce sentiment (de l'absurde) et
l'aspiration vers le néant»100.

b) Les causes du suicide

- Immédiates. Camus fait remarquer que les causes apparentes ne


sont pas nécessairement les plus déterminantes chez les suicidés. La plupart
du temps, elles sont d'ordre affectif. «On se suicide rarement (l'hypothèse
cependant n'est pas exclue) par réflexion. Ce qui déclenche la crise est
presque toujours incontrôlable»101. Toute une histoire précède le moment
où quelqu'un tire ou plonge102, et un détail insignifiant suffit à faire
déborder le vase103.
- Médiate. La cause lointaine du suicide, c'est la lucidité face à
l'existence et au monde: «Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la
conséquence: suicide ou rétablissement... Tout commence par la conscience
et rien ne vaut que par elle»104. Et Camus remarque ailleurs: «Commencer
à penser, c'est commencer d'être miné. La société n'a pas grand-chose à voir
dans ces débuts. Le ver se trouve au cœur de l'homme. C'est là qu'il faut le
chercher. Ce jeu mortel qui mène de la lucidité en face de l'existence à
l'évasion hors de la lumière, il faut le suivre et le comprendre»105. C'est
donc la réflexion qui prépare de loin un geste comme le suicide.

100 MS 101. Il semble que Camus ait connu semblable tentation: «Avoir ou n'avoir
pas de valeur. Créer ou ne pas créer. Dans le premier cas, tout est justifié... Dans
le second cas c'est l'Absurdité complète. Il reste à choisir le suicide le plus
esthétique: mariage + 40 heures ou revolver» (10 oct. 1937) (CI, 89).
101 Ms 100.
102 Ib.
103 «Il faudrait savoir si le jour même un ami du désespéré ne lui a pas parlé sur
un ton indifférent... Cela peut suffire à précipiter toutes les rancœurs et toutes les
lassitudes encore en suspension» (MS 100).
104 MS 107.
105 MS 100.

22
L'inexistence de Dieu peut aussi être une cause de suicide logique.
Tel est le cas de Kirilov, rapporté par Camus. Persuadé que l'existence est
une parfaite absurdité pour qui ne croit pas en l'immortalité, il condamne la
nature à être anéantie avec lui106. Ce suicidé se tue, parce que, sur le plan
métaphysique, il est vexé: «Il sent que Dieu est nécessaire et qu'il faut bien
qu'il existe. Mais il sait qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas exister.
'Comment ne comprends-tu pas, s'écrie-t-il, que c'est là une raison
suffisante pour se tuer?'»107. Dans L'Homme révolté, Camus reprend qu'on
peut «se nier par le suicide. Dieu triche, tout le monde avec lui, et moi-
même, donc je meurs»108.

c) Les options complexes

Si la question de l'absurdité de la vie se pose en termes clairs, la


réponse est ambiguë: «Il semble qu'il n'y ait que deux solutions
philosophiques, celle du oui et celle du non. Ce serait trop beau»109. Il y a
cette majorité qui, sans conclure dans l'un ou l'autre sens, s'interroge
toujours. Il y a aussi ceux qui répondent non, agissant comme s'ils
pensaient oui110, tel Schopenhauer qui faisait l'éloge du suicide devant une
table bien garnie. Contradiction? Oui, du point de vue logique111. Non, si
l'on tient compte de la complexité humaine: «Dans l'attachement d'un
homme à sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misères du

106 «En ma qualité indiscutable de plaignant et de répondant, de juge et d'accusé,


je condamne cette nature qui, avec un si impudent sans-gêne, m'a fait naître pour
souffrir - je la condamne à être anéantie avec moi» (MS 182).
107 MS 183.
108 HR 414.
109 MS 101.
110 «Ceux qui se suicident, il arrive souvent qu'ils étaient assurés du sens de la vie.
Ces contradictions sont constantes» (MS 102).
111 «Il est toujours aisé d'être logique. Il est presque impossible d'être logique
jusqu'au bout» (MS 103).

23
monde. Le jugement du corps vaut bien celui de l'esprit et le corps recule
devant l'anéantissement. Nous prenons l'habitude de vivre avant d'acquérir
celle de penser»112.

d) Refus du suicide

Quoi qu'il en soit des mobiles qui peuvent amener au suicide,


Camus refuse ce suicide comme solution à l'absurde. Voyons les
qualificatifs qu'il apporte ainsi que les raisons qu'il présente pour justifier
sa position.
- Les qualificatifs. Pour Camus, le suicide est «fuite»113, «insulte à
l'existence»114, «évasion»115, «saut... acceptation»116,
«méconnaissance»117, négation de soi-même118, «noire exaltation»119.
Kirilov a raison: se suicider, c'est faire preuve de sa liberté. Mais il s'agit
d'une liberté qui n'est pas la bonne120. Il faut au contraire se maintenir en
vie pour faire face à l'absurde.
- Les raisons. Dans plusieurs philosophies ou religions, même non
chrétiennes, Dieu étant l'Auteur de la vie, l'homme ne peut s'arroger le droit
de se retirer volontairement de l'existence. Chez Camus, on ne rend pas de
compte à Dieu et l'homme peut disposer de sa vie. Mais il ne le doit pas.
La première raison ne manque pas de grandeur. Il faut se tenir
vivant pour maintenir l'absurde qui nous écrase: «si l'on se tue, l'absurde est

112 MS 102.
113 HR 416.
114 MS 103. «Evasion hors de la lumière» (MS 100).
115 MS 100.
116 MS 138.
117 MS 139.
118 HR 414.
119 HR 417.
120 C I, 141.

24
nié»121, car l'un des trois termes, la conscience, disparaît. C'est dans
L'Homme révolté que se trouve le texte le plus éloquent: «La conclusion
dernière du raisonnement absurde est, en effet, le rejet du suicide et le
maintien de cette confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et
le silence du monde. Le suicide signifierait la fin de cette confrontation et
le raisonnement absurde considère qu'il ne pourrait y souscrire qu'en niant
ses propres prémisses. Une telle conclusion, selon lui, serait fuite ou
délivrance»122. A sa manière donc, le suicide résout l'absurde en
l'entraînant dans la mort123. Au contraire, vivre dans la révolte contre
l'absurdité donnera tout son prix à la vie124. Vivre dans la lucidité restituera
sa grandeur à l'existence: «Par le seul jeu de la conscience, je transforme en
règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide»125.
Une seconde raison fait refuser le suicide chez Camus. C'est la vie
elle-même, qui justifie qu'on se maintienne dans l'existence126. On connaît
l'amour de la vie et la passion de vivre qui animaient Camus127. Il est donc
normal qu'il considère la vie comme valeur à opposer au suicide: «Si la
décision finale est de rejeter le suicide pour soutenir la confrontation, c'est
reconnaître implicitement la vie comme valeur de fait, celle qui permet la

121 C II, 109.


122 HR 415-416.
123 «Mais je sais que, pour se maintenir, l'absurde ne peut se résoudre. Il échappe
au suicide, dans la mesure où il est en même temps conscience et refus de la mort»
(MS 138).
124 «Etendue sur toute la longueur d'une existence, elle (la révolte) lui restitue sa
grandeur. Pour un homme sans œillères, il n'est pas de plus beau spectacle que
celui d'une intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse... Il s'agit de
mourir irréconcilié et non pas de plein gré. Le suicide est une méconnaissance» (MS
139).
125 MS 145-146.
126 Ou plutôt, comme le remarque Roger Quilliot, il s'agit là d'une justification a
posteriori d'une passion tenace à vivre (Présentation de L'Homme révolté, II,
1610).
127 «J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne
l'orgueil de ma condition d'homme» (N 58).

25
confrontation»128. Non seulement elle est une valeur de fait, mais elle est
aussi une valeur absolue qui permettra de rejeter le meurtre: «Pour obéir à
cette valeur absolue, qui rejette le suicide rejette également le meurtre»129,
car «suicide et meurtre sont ici deux faces d'un même ordre, celui d'une
intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d'une condition
limitée, la noire exaltation où terre et ciel s'anéantissent. De la même
manière, si l'on refuse ses raisons au suicide, il n'est pas possible d'en
donner au meurtre. On n'est pas nihiliste à demi. Le raisonnement absurde
ne peut à la fois préserver la vie de celui qui parle et accepter le sacrifice
des autres»130.
Une troisième raison, toute stoïcienne, n'est pas apportée
explicitement par Camus, mais elle se retrouve implicitement dans son
oeuvre. C'est le courage face à la vie et à son contenu d'adversités. Nous le
verrons dans l'éthique de la révolte, traitant des «vertus» camusiennes131.
- Une exception: le suicide supérieur. Au niveau des œuvres traitant
de l'absurde, niveau où nous nous situons présentement, le problème des
valeurs n'occupe pas la place qu'il tiendra à partir des œuvres traitant de la
révolte. Avec celles-ci se posera la question du «suicide supérieur»132. Le
suicide supérieur consiste à sacrifier volontairement sa vie pour témoigner
des valeurs: c'est le cas des suicides de protestation de bagnards russes dont
on fouettait les camarades133, mais surtout celui des «meurtriers

128 C II, 190.


129 Ib.
130 HR 417. Au sujet du suicide et du meurtre: «Les deux raisonnements se
tiennent. Ils nous tiennent plutôt, et de façon si serrée que nous ne pouvons plus
choisir nos problèmes... Cet essai (L'Homme révolté) se propose de poursuivre,
devant le meurtre et la révolte, une réflexion commencée autour du suicide et de la
notion d'absurde» (HR 414).
131 Pp. 177-192.
132 Cal, Préf. à l'Ed. Amér., I, 1730.
133 HR 426.

26
délicats»134 présentés dans L'Homme révolté et dans Les Justes, où celui
qui tue l'oppresseur donne sa vie en échange. «Incapables de justifier ce
qu'ils trouvaient pourtant nécessaire, ils ont imaginé de se donner eux-
mêmes en justification et de répondre par le sacrifice personnel à la
question qu'ils se posaient. Pour eux, comme pour tous les révoltés jusqu'à
eux, le meurtre s'est identifié avec le suicide. Une vie est alors payée par
une vie et, de ces deux holocaustes, surgit la promesse d'une valeur»135.
Cependant Camus rectifie: leur raisonnement est respectable, mais faux136.
Pour tous ces hommes, «la limite du raisonnement révolté: accepter de tuer
soi-même pour refuser la complicité avec le meurtre en général»137.
Il existe encore un autre type de suicide, outre le suicide physique,
pour Camus. C'est celui de l'esprit qui, face à l'absurdité, conclut à
l'existence de Dieu. Il s'agit là d'un saut irrationnel. Camus prendra plus de
temps pour réfuter ce «suicide philosophique»138 qu'il n'en avait pris pour
le précédent.

2. Le suicide philosophique
Qu'est-ce donc que le suicide philosophique? «Je prends la liberté
d'appeler ici suicide philosophique l'attitude existentielle. Mais ceci
n'implique pas un jugement. C'est une façon commode de désigner le

134 HR 571ss.
135 HR 575.
136 «La grande pureté du terrorisme style Kaliayev, c'est que pour lui le meurtre
coïncide avec le suicide... Une vie est payée d'une vie. Le raisonnement est faux,
mais respectable. (Une vie ravie ne vaut pas une vie donnée)» (J, 1822, extrait des
Carnets).
137 C II, 260. HR 537. Semblable à cette attitude se trouve celle d'autres hommes
qui acceptent la mort pour le témoignage des valeurs: celle de Saint-Just (HR 537),
de Brutus (Ib.), de Caligula dont Camus dit qu'«infidèle à l'homme, par fidélité à
lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu'aucun être ne peut se
sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes» (Cal, Préf. à
l'Ed. Amér., I, 1730).
138 MS 119-128.

27
mouvement par quoi une pensée se nie elle-même et tend à se surpasser
dans ce qui fait sa négation. Pour les existentiels, la négation, c'est leur
Dieu. Exactement, ce Dieu ne se soutient que par la négation de la raison
humaine. Mais comme les suicides, les dieux changent avec les hommes. Il
y a plusieurs façons de sauter, l'essentiel étant de sauter. Ces négations
rédemptrices, ces contradictions finales qui nient l'obstacle que l'on n'a pas
encore sauté, peuvent naître aussi bien (c'est le paradoxe que vise ce
raisonnement) d'une certaine inspiration religieuse que de l'ordre rationnel.
Elles prétendent toujours à l'éternel, c'est en cela seulement qu'elles font le
saut»139.
Contrairement au suicide physique qui revient à divers endroits
dans l'œuvre de Camus, le suicide philosophique n'est traité que dans Le
Mythe. Il est qualifié de «dérobade»140, d'«évasion»141, d'«acte
aveugle»142. Qu'il soit d'inspiration religieuse ou rationnelle, il s'agit
toujours d'un saut en Dieu. Voyons ces deux points.

a) Le saut en Dieu

Le reproche s'adresse aux philosophes existentiels et indirectement


aux chrétiens. «Pour m'en tenir aux philosophies existentielles, je vois que
toutes, sans exception, me proposent l'évasion. Par un raisonnement
singulier, partis de l'absurde sur les décombres de la raison, dans un univers
fermé et limité à l'humain, ils divinisent ce qui les écrase et trouvent une
raison d'espérer dans ce qui les démunit. Cet espoir forcé est chez tous

139 MS 128.
140 MS 124.
141 MS 122.
142 lb.

28
d'essence religieuse»143. Camus accepte leur point de départ qu'il partage,
l'absurde, mais il refuse leur conclusion.
a) Jaspers est frappé par l'univers bouleversé par l'échec. Il voit
l'intelligence impuissante à l'expliquer. Pourtant, sans justification, «il
affirme d'un seul jet à la fois le transcendant, l'être de l'expérience et le sens
supra-humain de la vie en écrivant: 'L'échec ne montre-t-il pas, au-delà de
toute explication et de toute interprétation possible, non le néant, mais l'être
de la transcendance'. Cet être qui, soudain et par un acte aveugle de la
confiance humaine, explique tout, il le définit comme 'l'unité inconcevable
du général et du particulier'. Ainsi l'absurde devient dieu (dans le sens le
plus large de ce mot) et cette impuissance à comprendre, l'être qui illumine
tout. Rien n'amène en logique ce raisonnement. Je puis l'appeler un
saut»144.
b) Chestov, également, ne démontre l'absurde que pour le dissiper.
«La seule vraie issue, dit-il, est précisément là où il n'y a pas d'issue au
jugement humain. Sinon, qu'aurions-nous besoin de Dieu? On ne se tourne
vers Dieu que pour obtenir l'impossible. Quant au possible, les hommes y
suffisent»145. A la fin de ses analyses, Chestov ne dit point 'voici l'absurde',
mais 'voici Dieu'. C'est à lui qu'il convient de s'en remettre, même s'il ne
correspond à aucune de nos catégories rationnelles.
c) Kafka fait aussi le saut. Camus a consacré à cet écrivain un
chapitre entier du Mythe146. Il découvre en lui le même saut, après être
parti du monde clos: «Dans cet univers sans progrès, Kafka va introduire
l'espoir sous une forme singulière»147. Il cherche l'éternel dans ce qui ne le
permet pas. «L'ultime tentative de l'arpenteur, c'est de retrouver Dieu à

143 Ib.
144 Ib.
145 MS 123.
146 «L'espoir et l'absurde dans l'œuvre de Kafka» (MS 199-211).
147 MS 205.

29
travers ce qui le nie, de le reconnaître, non selon nos catégories de bonté et
de beauté, mais derrière les visages vides et hideux de son indifférence, de
son injustice et de sa haine»148.
d) Kierkegaard représente pour Camus l'exemple le plus frappant de
ce saut religieux. Le christianisme effrayant de son enfance revient sous sa
figure la plus dure. Kierkegaard part, lui aussi, de l'irrationnalité du monde;
mais l'antinomie et le paradoxe deviennent des critères du religieux. Il
sacrifie son intelligence à Dieu149. Il divinise l'irrationnel et remplace son
cri de révolte par une adhésion forcenée: «par un subterfuge torturé, il
donne à l'irrationnel le visage, et à son Dieu les attributs de l'absurde
injuste, inconséquent et incompréhensible»150. Pour lui, la mort débouche
sur l'espoir, et il se réconcilie avec elle; mais pour Camus, «la
réconciliation par le scandale, c'est encore de la réconciliation»151.

b) Le saut dans l'abstraction

Selon Camus, Husserl et les phénoménologues rejoignent la pensée


absurde dans son point de départ152. Ils visent à dénombrer ce qui ne peut
se transcender. Mais, poursuit Camus, quand Husserl parle d'essences
extratemporelles que l'intention met à jour, on croit entendre Platon, «on
n'explique pas toutes les choses par une seule, mais par toutes. Je n'y vois
pas de différence... Kierkegaard s'abîmait dans son Dieu, Parménide

148 MS 207.
149 «Entre l'irrationnel du monde et la nostalgie révoltée de l'absurde, il ne
maintient pas l'équilibre. Il n'en respecte pas le rapport qui fait à proprement parler
le sentiment de l'absurdité. Certain de ne pouvoir échapper à l'irrationnel, il veut du
moins se sauver de cette nostalgie désespérée qui lui paraît stérile et sans portée»
(MS 126).
150 MS 127.
151 Ib.
152 «La phénoménologie se refuse à expliquer le monde, elle veut être seulement
une description du vécu» (MS 129).

30
précipitait la pensée dans l'Un. Mais ici la pensée se jette dans un
polythéisme abstrait»153. A un brusque tournant, la pensée réintroduit dans
le monde une sorte d'immanence fragmentaire qui restitue toute sa
profondeur à l'univers. Et Camus conclut: «Ce lieu géométrique où la
raison divine ratifie la mienne m'est pour toujours incompréhensible. Là
encore, je décèle un saut»154. Car, après avoir nié le pouvoir de la raison
humaine, Husserl saute dans la Raison éternelle.
Dans quelle mesure Camus a-t-il compris ces penseurs, Husserl
surtout? C'est là une question qui n'entre pas dans la perspective du présent
travail155. Camus donne seulement sa propre position: le monde est
absurde et il doit être maintenu comme tel.

3. Le maintien de l'absurde
Il ne faut pas chercher à échapper à l'absurde par le suicide
physique ou philosophique, il faut y vivre: «Le faire vivre, c'est avant tout
le regarder»156. Même si cela ne va pas sans déchirements157. Et comment
maintenir l'absurde? En y installant sa révolte, la liberté et la passion158.
Révolte et liberté seront traitées plus profondément dans les oeuvres de la
révolte159. La pensée de Camus a évolué à leur sujet et leur a notamment

153 MS 131.
154 MS 132.
155 Camus les critique plutôt de l'extérieur, sans entrer dans la logique interne de
leur pensée. Il semble qu'il veuille justifier sa propre position à leur contact.
156 MS 138.
157 Pour l'homme absurde, «l'absurde est sa tension la plus extrême, celle qu'il
maintient constamment d'un effort solitaire, car il sait que, dans cette conscience et
dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi» (MS
139.)
158 «Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et
ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui
était invitation à la mort - et je refuse le suicide» (MS 145-146).
159 Pp. 107ss; 159ss.

31
imposé des limites. Pour le moment, nous mentionnons la place logique
qu'elles occupent dans l'absurde.

a) La révolte

- Sa nature. Elle est «protestation»160, «défi»161, obstination162,


«refus»163, «confrontement»164. Face à l'absurde, «l'une des seules
positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un
confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle est
exigence d'une impossible transparence. Elle remet le monde en question à
chacune de ses secondes... Elle est cette présence constante de l'homme à
lui-même. Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est
que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait
l'accompagner»165. C'est elle qui donne tout son prix à la vie et qui lui
assure sa grandeur166.
- Ses exigences. La révolte exige d'abord la lucidité. Il faut garder la
clairvoyance et la connaissance des murs qui entourent167; il n'y a peut-être
pas de bonheur sans compréhension168, mais «la ténacité et la clairvoyance
sont des spectateurs privilégiés pour ce jeu inhumain où l'absurde, l'espoir
et la mort échangent leurs répliques»169. - Il faut aussi une ascèse constante

160 HR 419.
161 MS 139.
162 MS 137.
163 HR 420.
164 MS 138.
165 Ib.
166 «Pour un homme sans œillères, il n'est pas de plus beau spectacle que celui
d'une intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse. Le spectacle de
l'orgueil humain est inégalable» (MS 139).
167 MS 117, 114.
168 MS 113.
169 MS 104.

32
pour se maintenir dans l'absurde, une fois que cet absurde est reconnu: «on
aura ainsi le penseur absurde et son perpétuel malaise»170, ainsi que son
effort solitaire171. - Il manque, dans l'absurde, une exigence capitale que
L'Homme révolté mettra en évidence: les valeurs.

b) La liberté

Dans l'absurde, «cette vie ingénieuse et libre, c'est tout ce que


j'attends et espère»172. Qu'est-ce qui la caractérise? Elle ne connaît pas de
Maître, elle s'étend à toute la vie en deçà de la mort, et elle reconnaît
certaines limites.
- Sa naissance. La liberté véritable commence avec la découverte de
l'absurde. Auparavant, l'homme quotidien vivait avec ses buts, comptait sur
le futur; il agissait comme s'il était libre. Mais après la découverte de
l'absurde, tout est changé: «l'homme absurde comprend que, jusqu'ici, il
était lié à ce postulat de liberté sur l'illusion de quoi il vivait. Dans un
certain sens, cela l'entravait. Dans la mesure où il imaginait un but à sa vie,
il se conformait aux exigences d'un but à atteindre et devenait esclave de sa
liberté»173.
- Hors de Dieu. «Je ne puis comprendre ce que peut être une liberté
qui me serait donnée par un être supérieur. J'ai perdu le sens de la
hiérarchie»174. La liberté par rapport à Dieu signifierait l'asservissement
pour l'homme absurde: «Devenir dieu, c'est seulement être libre sur cette
terre, ne pas servir un être immortel. C'est surtout, bien entendu, tirer toutes
les conséquences de cette douloureuse indépendance. Si Dieu existe, tout

170 C II, 82.


171 MS 139.
172 C I 201.
173 MS 141.
174 MS 140.

33
dépend de lui et nous ne pouvons rien contre sa volonté. S'il n'existe pas,
tout dépend de nous»175. Caligula l'a compris176. Camus ne s'intéresse pas
au problème de la liberté métaphysique, car il est lié de près ou de loin au
problème de Dieu177. Par contre, dit-il, «la seule que je connaisse, c'est la
liberté d'esprit et d'action»178. Avec L'Homme révolté, Camus apportera
une autre dimension à la liberté, inconnue dans Le Mythe, la liberté dans la
société179.
- Dans le temps. La liberté ne s'exerçant pas en fonction de la vie
éternelle, il lui reste comme champ d'exercice tout le temps de la vie
présente, en deçà de la mort. L'homme jouira de la divine disponibilité du
condamné à mort: «Cet incroyable désintéressement à l'égard de tout, sauf
de la flamme pure de la vie, la mort et l'absurde sont ici, on le sent bien, les
principes de la seule liberté raisonnable: celle qu'un cœur humain peut
éprouver et vivre»180. «Ma liberté n'a de sens que par rapport à son destin
limité»181.
- Des limites. Dans Le Mythe, Camus ne donne que quelques
phrases sur les limites de la liberté. Dans L'Homme révolté, l'Histoire lui
apprendra qu'une liberté illimitée aboutit au meurtre; il fera de la morale de
la révolte une morale des limites182. En attendant, nous retrouvons dans Le
Mythe la pierre d'attente suivante: «L'absurde ne délivre pas, il lie. Il

175 MS 184. C'est le raisonnement du Kirilov de Dostoïevski.


176 Cal 46. Délivré de sa dépendance face aux dieux, il exercera une liberté
illimitée et, partant, destructrice.
177 «Le problème de 'la liberté en soi' n'a pas de sens. Car il est lié d'une tout autre
façon à celui de Dieu. Savoir si l'homme est libre commande qu'on sache s'il peut
avoir un maître. L'absurdité particulière à ce problème vient de ce que la notion
même qui rend possible le problème de la liberté lui retire en même temps tout son
sens» (MS 139).
178 MS 140.
179 Pp. 160-162.
180 MS 142.
181 MS 143.
182 Pp. 151-155.

34
n'autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n'est
défendu. L'absurde rend seulement leur équivalence aux conséquences de
ces actes. Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au
remords son inutilité»183.

c) La passion

Vivre passionnément dans un monde absurde, c'est la troisième


conséquence que Camus tire de sa philosophie de l'absurde. Quand il parle
de «passion», il ne s'agit pas des «passions» morales, mais de l'ardeur à
vivre: «Que signifie la vie dans un tel univers? Rien d'autre pour le moment
que l'indifférence à l'avenir et la passion d'épuiser tout ce qui est donné»184.
Et encore: «Déchiré entre le monde qui ne suffit pas et Dieu qu'il n'a pas,
l'esprit absurde choisit avec passion le monde... Partagé entre le relatif et
l'absolu, il saute avec ardeur dans le relatif»185. Mais vivre dans le relatif
implique deux choses: vivre sans appel, et vivre le plus au lieu du mieux.
- Vivre sans appel à Dieu. «Vivre sans appel» est une expression
fréquente dans Le Mythe186. Elle vise d'abord l'attitude existentielle qui,
elle, en appelait à Dieu par le saut en lui. L'homme absurde, au contraire,
devra vivre de ce qui est vérifiable, sans faire intervenir ce qui est aussi
incertain que l'éternel187. Détourné de cet éternel, l'homme absurde se
plongera dans le temps: «Qu'est-ce en effet que l'homme absurde? Celui

183 MS 149. «Le 'Tout est permis' d'Yvan Karamazov est la seule expression d'une
liberté cohérente. Mais il faut aller au fond de la formule» (C I, 118).
184 MS 142.
185 C II, 62. «Un des thèmes possibles: lutte de la médecine et de la religion: les
puissances du relatif (et quel relatif) contre celles de l'absolu. C'est le relatif qui
triomphe ou plus exactement qui ne perd pas» (C II, 69). Thème de La Peste.
186 MS 137, 143, 149, 179.
187 «On lui répond que rien ne l'est. Mais ceci du moins est une certitude. C'est
avec elle qu'il a affaire: il veut savoir s'il est possible de vivre sans appel» (MS
137). Et Camus répond par l'affirmative.

35
qui, sans le nier, ne fait rien pour l'éternel. Non que la nostalgie lui soit
étrangère. Mais il préfère son courage et son raisonnement. Le premier lui
apprend à vivre sans appel et se suffire de ce qu'il a, le second l'instruit de
ses limites»188. Et ainsi, «le présent et la succession des présents devant
une âme sans cesse consciente, c'est l'idéal de l'homme absurde»189. Qu'y
découvrira-t-il? Les visages chaleureux du monde, chantés dans Noces. Les
hommes, «rivés au temps et à l'exil... savent aussi vivre à la mesure d'un
univers sans avenir et sans faiblesse. Ce monde absurde et sans dieu se
peuple alors d'hommes qui pensent clair et n'espèrent plus»190, car «être
privé d'espoir, ce n'est pas désespérer. Les flammes de la terre valent bien
les parfums célestes»191. La vie sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura
plus de sens transcendant192.
- Vivre quantitativement. L'éthique de l'absurde, c'est une éthique
de la quantité et non de la qualité: «La croyance à l'absurde revient à
remplacer la qualité des expériences par la quantité. Si je me persuade que
cette vie n'a d'autre face que celle de l'absurde, si j'éprouve que tout son
équilibre tient à cette perpétuelle opposition entre ma révolte consciente et
l'obscurité où elle se débat, si j'admets que ma liberté n'a de sens que par
rapport à son destin limité, alors je dois dire que ce qui compte n'est pas de
vivre le mieux mais de vivre le plus»193. Camus reviendra sur cette
position dans l'éthique de la révolte194.
Les jugements de valeur sont écartés au profit des jugements de fait.
«La morale d'un homme, son échelle de valeurs n'ont de sens que par la

188 MS 149.
189 MS 145.
190 MS 170.
191 MS 169.
192 MS 138.
193 MS 143.
194 Pp. 146-147.

36
quantité et la variété d'expériences qu'il lui a été donné d'accumuler... Le
caractère propre d'une morale commune réside moins dans l'importance
idéale des principes qui l'animent que dans la norme d'une expérience qu'il
est possible de calibrer»195.
Jusqu'ici, les principes de l'absurde ont été posés. Comment
pourraient-ils être vécus en réalité? Des exemples d'hommes vont l'illustrer
dans Le Mythe. Ces hommes sont les «sains» sans Dieu de l'absurde, bien
différents des «saints sans Dieu» de la révolte196 dont Rieux ou Kaliayev
pourraient être les meilleurs exemples.

IV. Des hommes absurdes


Camus ne définit pas la nature de l'homme selon l'absurde, comme
on pourrait s'y attendre en lisant le titre du chapitre du Mythe de Sisyphe,
intitulé «L'homme absurde»197. Il présente seulement trois portraits
illustrant les conséquences de la découverte de l'absurde198. Le but n'est
pas pédagogique: «Ce ne sont pas des morales que ces images proposent et
elles n'engagent pas de jugements: ce sont des dessins. Ils figurent
seulement un style de vie. L'amant, le comédien ou l'aventurier jouent
l'absurde»199. À ceux-ci il faut joindre les autres personnages du cycle des

195 MS 143. Il faut ainsi imaginer «cet aventurier du quotidien qui par la simple
quantité des expériences battrait tous les records (j'emploie à dessein ce terme
sportif) et gagnerait ainsi sa propre morale» (MS 144).
196 Pp. 200ss.
197 MS 147.
198 «Ce ne sont donc point des règles éthiques que l'esprit absurde peut chercher
au bout de son raisonnement, mais des illustrations et le souffle des vies humaines.
Les quelques images qui suivent sont de celles-là. Elles poursuivent le
raisonnement absurde en lui donnant son attitude et leur chaleur» (MS 150).
199 MS 169. «Ces illustrations ne sont pas pour autant des modèles» à suivre (MS
150).

37
oeuvres de l'absurde: le Meursault de La Mort heureuse, le Meursault de
L'Etranger, Caligula, Sisyphe.
Ils ont comme caractéristiques de vivre sans Dieu, dans le temps,
dans la quantité et dans la lucidité.

1. Sans Dieu
Tous ces hommes se refusent à l'éternel200 sous toutes ses formes:
Dieu, l'immortalité, l'espoir. Don Juan a «ce rire insensé de l'homme sain
provoquant un dieu qui n'existe pas»201; sa tristesse fut d'espérer202; il
défie l'enfer203 et finalement s'ensevelit dans un couvent «face à face avec
ce dieu qu'il n'adore pas»204. Le comédien préfère «prendre contre Dieu le
parti de sa passion profonde»205 condamnée par l'Église; pour celle-ci,
entrer dans la profession, c'était choisir l'enfer206. Quant au conquérant, il
dit: «Entre l'histoire et l'éternel, j'ai choisi l'histoire parce que j'aime les
certitudes»207; il opte pour l'épée contre la croix, sachant que la mort
termine tout et que si l'homme veut être quelque chose, c'est en cette vie208.
Meursault, dans La Mort heureuse209, ne se préoccupe pas de
l'existence de Dieu, c'est une affaire classée; lors de ses voyages, il s'ennuie

200 MS 149.
201 MS 156.
202 MS 152.
203 «L'enfer pour lui est une chose qu'on provoque. A la colère divine, il n'a qu'une
réponse et c'est l'honneur humain» (MS 153).
204 MS 157.
205 MS 162.
206 Ib.
207 MS 165. Il se révolte contre les dieux comme Prométhée, le premier des
conquérants modernes (MS 166).
208 MS 166.
209 La Mort heureuse a servi d'ébauche pour L'Etranger.

38
dans les églises qu'il visite210, et constate que «le dieu qu'on adorait ici était
celui qu'on craint et qu'on honore, non celui qui rit avec l'homme devant les
jeux chaleureux de la mer et du soleil»211. Pour le Meursault de
L'Etranger, la position est similaire; à l'aumônier qui s'est présenté: «j'ai
répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j'en étais bien sûr
et j'ai dit que je n'avais pas à me le demander: cela me paraissait une
question sans importance»212. Il sait qu'il mourra tout entier213; le temps
qui lui reste avant son exécution, il ne veut pas le perdre avec Dieu214.
Caligula tente de s'égaler aux dieux qu'il nie: «Pour un homme qui
aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d'agaçant. J'ai
supprimé cela. J'ai prouvé à ces dieux illusoires qu'un homme, s'il en a la
volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule»215. Sisyphe,
condamné par les dieux, préféra la bénédiction de l'eau aux foudres
célestes216, c'est pourquoi «Sisyphe est le héros de l'absurde... Son mépris
des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce
supplice indicible»217. Il chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec
l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles218.

210 «La cathédrale de Saint-Étienne, trop grande, l'ennuyait. Il lui préféra les cafés
qui lui faisaient face» (MH 117).
211 MH 105.
212 Etr 1207.
213 Etr 1208.
214 Etr 1210.
215 Cal 67. I1 s'étonne même que des hommes intelligents croient aux dieux (Cal
66).
216 MS 195.
217 MS 196.
218 MS 197. «Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les
rochers... Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile» (MS
198).

39
2. Dans le temps et l'éphémère
Pour l'homme absurde, détourné de Dieu et de l'éternel, il ne reste
plus que le champ du temps et de l'éphémère. Don Juan vit en deçà de la
mort seulement: «Le temps marche avec lui. L'homme absurde est celui qui
ne se sépare pas du temps»219. Le comédien aussi, «c'est dans le temps qu'il
compose et énumère ses personnages. C'est dans le temps qu'il apprend à
les dominer»220; c'est dans le périssable qu'il instaure son royaume221. Le
conquérant s'écrie comme les autres: «Privé de l'éternel, je veux m'allier au
temps»222, pour y déployer une action en soi inutile du fait de la mort223.
Sisyphe lutte dans un travail inutile, «supplice indicible où tout
l'être s'emploie à ne rien achever»224. La terre et ses joies passagères
constituent son domaine225. Caligula limite son pouvoir à ce monde-ci où il
détruit les hommes, faute de détruire les dieux bêtes226. Meursault se
plonge dans l'aujourd'hui: «Chaque minute retrouvait sa valeur de miracle...
A ses heures de lucidité, il sentait que le temps était à lui et que dans ce
court instant qui va de la mer rouge à la mer verte, quelque chose d'éternel
se figurait pour lui en chaque seconde. Pas plus que le bonheur surhumain,
il n'entrevoyait d'éternité hors de la courbe des journées. Le bonheur était
humain et l'éternité quotidienne»227. L'autre Meursault vit au présent

219 MS 154. «Quelle longue suite de jours pour qui sait être vivant» (MS 153).
220 MS 162.
221 MS 158.
222 MS 165.
223 MS 168. «Les conquérants savent que l'action est en elle-même inutile. Il n'y a
qu'une action utile, celle qui referait l'homme et la terre. Je ne referai jamais les
hommes» (MS 166).
224 MS 196. «Il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans
espoir» (MS 195).
225 «Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées
de la terre s'élèvent» (MS 197).
226 «J'ai pris, dit-il, le visage bête et incompréhensible des dieux» (Cal 69).
227 MH 168-169.

40
comme le précédent, tout livré aux joies de la mer et du soleil jusqu'au
moment où il commet l'assassinat.

3. Dans la quantité et l'innocence


Un autre trait est commun aux hommes absurdes: la vie dans la
quantité des expériences. Tel Don Juan: «Ce que Don Juan met en acte,
c'est une éthique de la quantité, au contraire du saint qui tend vers la
qualité»228. Il épuise le nombre des femmes et, avec lui, ses chances de
vie229. Il en est de même pour le comédien: «si jamais la morale de la
quantité pouvait trouver un aliment, c'est bien sur cette scène
singulière»230, où il peut parcourir les siècles pour épuiser un nombre
incalculable de vies. Le conquérant parcourt ses victoires et ses échecs.
Caligula a aussi cette préoccupation de la quantité dans le crime.
Tous partent du principe de l'innocence de l'homme: comme Don
Juan, ils ne peuvent être coupables, ils ne font que vivre leur destin231.
Meursault commet un crime qui est dû au soleil aveuglant232, c'est
pourquoi il s'étonne qu'on parle de péché233. Caligula se déclare pur dans le
mal: «Tu es pur dans le bien, dit-il à Scipion, comme je suis pur dans le
mal»234. Et Camus conclut: «Toutes les morales sont fondées sur l'idée
qu'un acte a des conséquences qui le légitiment ou l'oblitèrent. Un esprit
pénétré d'absurde juge seulement que ces suites doivent être considérées
avec sérénité. Il est prêt à payer. Autrement dit, si, pour lui, il peut y avoir

228 MS 154.
229 Ib.
230 MS 159.
231 MS 155.
232 Etr 1198. D'ailleurs, il est condamné non pas tellement pour son crime que
pour ne pas avoir pleuré à l'enterrement de sa mère (Etr 1194).
233 Etr 1208: «je ne savais pas ce qu'était un péché».
234 Cal 58.

41
des responsables, il n'y a pas de coupables. Tout au plus, consentira-t-il à
utiliser l'expérience passée pour fonder ses actes futurs»235.

4. Dans la lucidité
Ces hommes absurdes se rejoignent encore dans la lucidité236. Pour
l'amant, il s'agit de voir clair237: «il est un séducteur ordinaire. A cette
différence près qu'il est conscient et c'est par là qu'il est absurde»238.
Sisyphe n'est jamais si grand qu'au moment de lucidité de sa redescente:
«Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient»239; c'est par
cette conscience qu'il surpasse son destin et obtient sa victoire240.
Meursault met toute sa lucidité dans la recherche du bonheur241, il veut
veiller pour ne pas s'endormir dans le confort242. Caligula lui aussi voit
clair sur l'état du monde déraisonnable243 et Scipion avoue: «je souffre
aussi de ce qu'il souffre. Mon malheur est de tout comprendre»244.
Pour ces hommes qui vivent de l'absurde, l'intelligence leur confère
toute leur grandeur245, et «ce monde absurde et sans dieu se peuple alors

235 MS 150.
236 Camus fera de la lucidité une «vertu» majeure (p. 174).
237 MS 155.
238 MS 154.
239 MS 196.
240 «Il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe,
prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable
condition: c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait
faire son tourment consomme du même coup sa victoire» (MS 196).
241 «Seules veillaient sa lucidité et son inquiétude» (MH 115). Il admet cependant
qu'«il faut un minimum d'inintelligence pour parfaire une vie dans le bonheur» (MH
170).
242 MH 122.
243 Cal 15.
244 Cal 83.
245 «Ils savent, voilà toute leur grandeur» (MS 169).

42
d'hommes qui pensent clair et n'espèrent plus»246. Ce sont les sages de
l'absurde: «Si le mot sage s'applique à l'homme qui vit de ce qu'il a, sans
spéculer sur ce qu'il n'a pas, alors ceux-là sont des sages»247.
Avant d'en arriver à la conclusion générale sur l'absurde, il faut
examiner l'oeuvre absurde. Camus est un artiste. Cet examen est donc un
complément obligatoire à sa pensée.

V. La création absurde
Par «création absurde», Camus n'entend pas l'univers physique,
mais l'oeuvre artistique, et plus précisément l'oeuvre romanesque248 qui est
selon lui le lieu d'expression par excellence de l'absurde. Elle se situe au
terme de la découverte de l'absurde249 et est la joie par excellence250. Cette
oeuvre absurde est possible, mais pour cela, «le plus absurde des
personnages qui est le créateur»251 doit respecter certains
«commandements de l'absurde»252, sans quoi il y aura trahison. Le Parti
pris de Francis Ponge serait l'exemple de cette oeuvre absurde253.

246 MS 170.
247 MS 169.
248 MS 179. «La création romanesque» (MS 177).
249 «Dans le temps du raisonnement absurde, la création suit l'indifférence et la
découverte. Elle marque le point d'où les passions absurdes s'élancent, et où le
raisonnement s'arrête» (MS 175).
250 «Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l'absurdité du monde... La
joie absurde par excellence, c'est la création» (MS 173). «Créer, c'est vivre deux
fois» (Ib.).
251 MS 170.
252 MS 179.
253 «Je pense que le Parti pris est une oeuvre absurde à l'état pur - je veux dire
celle qui naît, conclusion autant qu'illustration, à l'extrémité d'une philosophie de la
non-signification du monde» (Lettre au sujet du Parti pris de Francis Ponge, II,
1663).

43
Voyons ces lois camusiennes d'une création absurde et un exemple
de créateur absurde, Dostoïevski254.

1. Ses commandements
- Incarner l'absurde. Tout ce qui a été découvert dans l'absurde doit
figurer dans l'oeuvre, et rien de plus; elle doit en être un simple miroir: «je
demande à la création absurde ce que j'exigeais de la pensée, la révolte, la
liberté et la diversité. Elle manifestera ensuite sa profonde inutilité»255.
Le contenu de l'absurde doit s'y retrouver et, entre autres éléments,
l'absence d'espoir éternel: «Si les commandements de l'absurde n'y sont pas
respectés, si elle n'illustre pas le divorce et la révolte, si elle sacrifie aux
illusions et suscite l'espoir, elle n'est plus gratuite... Ma vie peut y trouver
un sens: cela est dérisoire. Elle n'est plus cet exercice de détachement et de
passion qui consomme la splendeur et l'inutilité d'une vie d'homme»256. La
véritable oeuvre se trouve donc là où «le créateur a su répéter l'image de sa
propre condition, faire retentir le secret stérile dont il est le détenteur»257.
- Décrire sans expliquer. La raison doit être présente dans l'oeuvre
absurde, non pas pour trouver des explications profondes aux choses, mais
pour décrire le réel, à l'inverse de l'écrivain à thèse qui cherche à
prouver258.

254 Il faut remarquer que la section sur les commandements de l'œuvre absurde,
ainsi que celle sur le créateur absurde qui suit, n'apportent rien de strictement
nouveau au contenu de la philosophie de l'absurde de Camus. Elles ne sont que
deux applications particulières de l'absurde.
255 MS 192.
256 MS 179. «Admettre que l'œuvre même, qu'elle soit conquête, amour ou
création peut ne pas être; consommer ainsi l'inutilité profonde de toute vie
individuelle» (MS 192).
257 MS 190.
258 «Les grands romanciers sont des romanciers philosophes, c'est-à-dire le
contraire d'écrivains à thèse» (MS 178). «Le roman à thèse, l'œuvre qui prouve, la
plus haïssable de toutes, est celle qui le plus souvent s'inspire d'une pensée

44
Ce serait une tentation pour l'esprit que de vouloir chercher des
raisons à l'univers: «la tentation d'expliquer demeure la plus grande»259,
mais il faut y résister. La pensée, partie de la non-signification du monde,
doit y demeurer, et, échouant à trouver des raisons supérieures, elle doit se
borner à décrire simplement260. Le texte le plus éloquent sur la création
absurde est le suivant: «Il faut que la pensée sous sa forme la plus lucide y
soit mêlée. Mais il faut en même temps qu'elle n'y paraisse point sinon
comme l'intelligence qui ordonne. Ce paradoxe s'explique selon l'absurde.
L'oeuvre d'art naît du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret.
Elle marque le triomphe du charnel. C'est la pensée lucide qui la provoque,
mais dans cet acte même elle se renonce. Elle ne cédera pas à la tentation
de surajouter au décrit un sens profond qu'elle sait illégitime. L'oeuvre d'art
incarne un drame de l'intelligence, mais elle n'en fait la preuve
qu'indirectement. L'oeuvre absurde exige un artiste conscient de ces limites
et un art où le concret ne signifie rien de plus que lui-même»261. Ce n'est
donc qu'un morceau taillé dans l'expérience où l'intelligence ne met en
œuvre que les apparences, et couvre d'images ce qui est sans raison262.
- Créer dans la diversité. Le créateur ne cherchera pas à lier a priori
par une pensée uniforme l'ensemble de ses oeuvres successives. L'unité du
monde n'existant pas, la pensée devra s'en faire le reflet: «Toute pensée qui
renonce à l'unité exalte la diversité. Et la diversité est le lieu de l'art»263. La
pensée épousera donc la multiplicité des expériences de la vie de

satisfaite. La vérité qu'on croit détenir, on la démontre. Mais ce sont là des idées
qu'on met en marche, et les idées sont le contraire de la pensée. Ces créateurs
sont des philosophes honteux» (MS 191).
259 MS 177.
260 Lettre, cit., II, 1663.
261 MS 176.
262 Ib.
263 MS 191.

45
l'auteur264. Les œuvres se juxtaposeront, tirant leur unité de l'ensemble.
Pour une telle création, il faut de l'ascèse: «Cela ne saurait aller sans
discipline. De toutes les écoles de la patience et de la lucidité, la création
est la plus efficace... Elle demande un effort quotidien... la mesure et la
force. Elle constitue une ascèse. Tout cela 'pour rien', pour répéter et
piétiner»265.

2. Un créateur absurde: Dostoïevski


Camus s'est reconnu une étroite parenté avec Dostoïevski.
«Personne sans doute comme Dostoïevski n'a su donner au monde absurde
des prestiges si proches et si torturants»266. Tous ses héros s'interrogent sur
le sens de la vie267. Il pose la question avec une intensité telle, qu'on ne
peut envisager que des solutions extrêmes: «L'existence est mensongère ou
elle est éternelle»268. Il confronte l'homme avec le monde, pose la question
de Dieu et du mal. Mais il est cependant infidèle à ses personnages et à
l'absurde, car lui aussi, comme les existentiels, fait le saut269. Il affirme par
Aliocha la résurrection; ainsi «la réponse de Dostoïevski est l'humiliation...
Une oeuvre absurde au contraire ne fournit pas de réponse, voilà toute la
différence... Ce qui contredit l'absurde dans cette oeuvre, ce n'est pas son

264 «La création unique d'un homme se fortifie dans ses visages successifs et
multiples que sont les œuvres. Les unes complètent les autres, les corrigent ou les
rattrapent, les contredisent aussi» (MS 190).
265 Ib.
266 MS 186.
267 MS 182. «C'est en cela qu'ils sont modernes» (Ib.).
268 Ib.
269 «Le raisonnement du suicidé logique ayant provoqué quelques protestations
des critiques, Dostoïevski dans les livraisons suivantes du journal développe sa
position et conclut ainsi: 'Si la foi en l'immortalité est si nécessaire à l'être humain
(que sans elle il en vienne à se tuer) c'est donc qu'elle est l'état normal de
l'humanité. Puisqu'il en est ainsi, l'immortalité de l'âme humaine existe sans aucun
doute'» (MS 186).

46
caractère chrétien, c'est l'annonce qu'elle fait de la vie future. On peut être
chrétien et absurde. Il y a des exemples de chrétiens qui ne croient pas à la
vie future»270. La question que Dostoïevski se posait au sujet de l'existence
se voit ainsi donner la réponse suivante: «l'existence est mensongère et elle
est éternelle»271.
Il faut maintenant conclure sur l'absurde, avant d'entreprendre
l'analyse de la condition humaine.

Conclusion
Au terme de cette analyse de l'absurde, certaines questions se
posent. Une première concerne l'absurde lui-même: quelle est sa place dans
l'ensemble de la pensée de Camus? Camus pouvait-il en demeurer à cette
philosophie exprimée dans le cycle des œuvres absurdes culminant dans Le
Mythe? Une seconde question porte sur Dieu: l'absurde nie-t-il
catégoriquement l'existence de Dieu? Et finalement, à propos du monde et
de l'existence humaine, l'absurde leur enlève-t-il tout sens? Telles sont les
principales questions auxquelles nous voudrions tenter de répondre.

1. L'absurde: un point de départ


- Camus est formel sur ce point: il ne parvient pas à l'absurde au
terme de sa pensée, mais il en part pour établir sa philosophie de la révolte.
Il le faisait déjà remarquer dans l'introduction du Mythe: «L'absurde, pris
jusqu'ici comme conclusion, est considéré dans cet essai comme un point

270 MS 187.
271 MS 188.

47
de départ»272. Il y reviendra encore dans l'introduction de L’Homme
révolté: «L'absurde... son vrai caractère qui est d'être un passage vécu, un
point de départ, l'équivalent, en existence, du doute méthodique de
Descartes»273. Et, dans une interview postérieure de quelque dix ans au
Mythe, il se dira agacé par ce mot d'absurde274. Ce n'est donc qu'un «point
zéro»275. Il affirmait déjà dans Le Mythe: «L'unique donnée est pour moi
l'absurde. Le problème est de savoir comment en sortir»276, car «constater
l'absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un
commencement. C'est une vérité dont sont partis presque tous les grands
esprits. Ce n'est pas cette découverte qui intéresse, mais les conséquences et
les règles d'action qu'on en tire»277. Cet absurde pourra accompagner les
démarches ultérieures de la pensée, mais à titre de souvenir et d'émotion278.
Poussé par les événements et les leçons de la vie, il fallait revenir sur une
position antérieure279.
- Quelles sont les raisons qui obligent à dépasser la philosophie de
l'absurde? Nous pouvons en découvrir trois. L'une, au point de vue logique,
l'autre au point de vue de l'action en général, et la troisième au point de vue
proprement éthique.

272 MS 97.
273 HR 417.
274 «Ce mot d’ 'Absurde' a eu une malheureuse fortune, et j'avoue qu'il en est venu
à m'agacer... Quand j'analysais le sentiment de l'Absurde dans Le Mythe de
Sisyphe, j'étais à la recherche d'une méthode et non d'une doctrine. Je pratiquais le
doute méthodique. Je cherchais à faire cette 'table rase' à partir de laquelle on peut
commencer à construire» (Int., Les Nouvelles littéraires, mai 1951, II, 1342).
275 «Mon essai (Le Mythe de Sisyphe)... n'est qu'une préface, la description, si
vous voulez, du point zéro» (Lettre à Pierre Bonnel, mars 1943, II, 1422).
276 MS 121.
277 «La Nausée» de Jean-Paul Sartre, AR, octobre 1938, II, 1419. Camus, dans cet
article, reproche à Sartre d'en demeurer à l'absurde, sans pouvoir en sortir.
278 «L'absurde ne peut être considéré que comme une position de départ, même si
son souvenir et son Int., Les Nouvelles littéraires, mai 1951, II, 1343.émotion
accompagnent les démarches ultérieures» (E 864).
279

48
Du point de vue logique, l'absurde est contradictoire: «Toute
philosophie de la non-signification vit sur une contradiction du fait même
qu'elle s'exprime. Elle donne par là un minimum de cohérence à
l'incohérence, elle introduit de la conséquence dans ce qui, à l'en croire, n'a
pas de suite... La seule attitude cohérente fondée sur la non-signification
serait le silence, si le silence à son tour ne signifiait. L'absurdité parfaite
essaie d'être muette»280.
On doit aussi quitter l'absurde, parce qu'il ne pousse pas à l'action
comme le fera la révolte. Il laisse dans la complaisance: «Cette
complaisance, cette considération de soi, marque bien l'équivoque profonde
de la position absurde. D'une certaine manière, l'absurde qui prétend
exprimer l'homme dans sa solitude le fait vivre devant un miroir. Le
déchirement initial risque alors de devenir confortable. La plaie qu'on gratte
avec tant de sollicitude finit par donner du plaisir»281. L'absurde laisse dans
l'impuissance, comme le démontrent les personnages de Sartre282, l'homme
est enfermé dans une liberté stérile283 et livré à l'angoisse284. La révolte, et
l'action qu'elle commande, en fera sortir; l'homme pourra se mettre en
marche dans le cercle étroit de sa condition285.

280 HR 418.
281 Ib. Camus reproche cette complaisance à Sartre («Le Mur» de Jean-Paul Sartre,
AR, mars 1939, II, 1421).
282 «Il y a chez M. Sartre un certain goût de l'impuissance, au sens plein et au sens
physiologique, qui le pousse à prendre des personnages arrivés aux confins d'eux-
mêmes et trébuchant contre une absurdité qu'ils ne peuvent dépasser» (Ib. 1420).
283 Autre reproche adressé à Sartre qui laisse l'homme «seul, ... enfermé dans
cette liberté ...» (Ib., 1421).
284 «Vivre en jugeant que cela est vain, voilà qui crée l'angoisse» («La Nausée» de
Jean-Paul Sartre, AR, octobre 1938, H, 1418).
285 «Dans la mesure où elle fait entrer la part individuelle de l'homme dans la
communauté en lutte, dans la mesure où elle l'assure d'une condition où l'action
demeure possible, la révolte dépasse l'angoisse... Il y a un au-delà de l'angoisse
hors de l'éternité et c'est la révolte. Au lieu de se replier sur lui-même, l'esprit se
met en marche grâce à elle, mais à l'intérieur du cercle étroit de la condition» (RR
1696).

49
Mais c'est surtout au point de vue spécifiquement éthique que
l'absurde doit être dépassé. Il exclut les choix286, implique un certain
nihilisme287, n'offre pas de raisons pour refuser le meurtre288 ni de règle
d'action289. Et surtout, il exclut les jugements de valeur: «L'effort de la
pensée absurde (et gratuite), c'est l'expulsion de tous les jugements de
valeur au profit des jugements de fait. Or, nous savons, vous et moi, qu'il y
a des jugements de valeur inévitables. Même par-delà le bien et le mal, il y
a des actes qui paraissent bons ou mauvais et surtout il y a des spectacles
qui nous paraissent beaux ou laids... L'absurde, apparemment, pousse à
vivre sans jugements de valeur et vivre, c'est toujours, de façon plus ou
moins élémentaire, juger»290.
La conclusion de Camus est la suivante: «L'absurde est réellement
sans logique. C'est pourquoi on ne peut réellement pas en vivre»291.

2. L'absurde et Dieu
Faisons maintenant le point au sujet de l'existence de Dieu dans
l'absurde, tout comme nous le ferons à propos de la nature de Dieu dans la
révolte. S'agit-il d'une négation catégorique de son existence? d'une

286 «L'absurde suppose l'absence de choix» (C II, 280).


287 «Ce nihilisme moderne dont Le Mythe est très exactement un essai de
définition passionnée» (Lettre à Francis Ponge, janvier 1943, II, 1666). «Il est
impossible de voir dans cette sensibilité, et dans le nihilisme qu'elle suppose, rien
d'autre qu'un point de départ» (HR 419).
288 «L'objection à l'absurde, c'est le meurtre» (C II, 280).
289 Il faudra que la révolte dépasse l'absurde: «Dans ses œuvres se trouvent peut-
être la règle d'action que l'absurde n'a pu nous donner, une indication au moins sur
le droit ou le devoir de tuer, l'espoir enfin d'une création» (HR 420).
290 Lettre à Pierre Bonnel, mars 1943, II, 1423. Texte parallèle, HR 417.
«L'absurde est contradictoire en existence. Il exclut en fait les jugements de valeur
et les jugements de valeur sont. Ils sont parce qu'ils sont liés au fait même
d'exister. Il faut donc déplacer le raisonnement de l'absurde dans son équivalent en
existence qui est la révolte» (RR 1696-1697).
291 C II, 109.

50
incertitude de cette existence, vu l'état du monde? ou d'une nostalgie d'un
Auteur manquant?

a) Une triple série d'affirmations explicites

- D'abord il s'agit d'une négation nette de son existence. Nous


l'avons constaté, le monde est en état de divorce par rapport à ce qu'il
devrait être, il est en état de péché, mais sans Dieu292, puisque «tout est
chaos»293, «hasard roi»294, livré à l'inintelligibilité295 et à la division. Ce
monde absurde ne peut donc mener à Dieu296. L'homme absurde aussi est
sans Dieu297. La position explicite est donc claire: sur un tel monde,
comme sur la nature elle-même, «aucune divinité trompeuse n'a tracé les
signes de l'espoir ou de la rédemption»298, «dans ces évangiles de pierre, de
ciel et d'eau, il est dit que rien ne ressuscite»299, «l'absurde m'éclaire sur ce
point: il n'y a pas de lendemain»300. En langage philosophique, Dieu n'est
ni Cause efficiente, ni Cause finale, ni, à l'intérieur du monde, Providence,
au sens stoïcien par exemple.
- Ensuite se trouvent d'autres affirmations explicites, mais
ambivalentes, impliquant une négation de Dieu et le besoin de son
existence. Ainsi, avec les peintres italiens, Camus constate «la protestation
lucide de l'homme jeté sur une terre dont la splendeur et la lumière lui

292 MS 128. L'état du monde tel que décrit par l'absurde n'est pas sans analogie
avec celui que décrit la théologie chrétienne avec sa théorie du 'péché originel'.
Influence inconsciente ou coïncidence? Tout un vocabulaire théologique, déjà
présent dans l'absurde, culminera dans La Chute.
293 MS 117.
294 MS 136.
295 C II, 113.
296 MS 128.
297 Ib.
298 N 74.
299 N 85.
300 MS 141.

51
parlent sans relâche d'un Dieu qui n'existe pas»301; et, avec Kirilov de
Dostoïevski: «il sent que Dieu est nécessaire et qu'il faut bien qu'il existe.
Mais il sait qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas exister»302. L'homme
absurde choisit avec passion le monde, tout partagé qu'il est entre l'absolu
et le relatif303, mais il conserve son goût d'absolu. Il se refuse cependant à
sauter en Dieu comme les existentiels, car cela signifierait sacrifier son
intelligence304. Dieu peut-il sortir de l'obscurité du monde? Meursault le
nie305.
- Enfin d'autres affirmations vont vers la possibilité de l'existence
de Dieu. Avant la publication du Mythe: «Secret de mon univers: Imaginer
Dieu sans l'immortalité humaine»306. Et, au moment de l'élaboration de La
Peste, livre qui fait la transition entre les oeuvres de l'absurde et celles de la
révolte: «Je ne refuse pas d'aller vers l'Etre, mais je ne veux pas d'un
chemin qui s'écarte des êtres. Savoir si l'on peut trouver Dieu au bout de ses
passions»307. A l'intervieweur le questionnant sur son agnosticisme, Camus
répond: «Je ne crois pas en Dieu, c'est vrai. Mais je ne suis pas athée pour
autant. je serais même d'accord avec Benjamin Constant pour trouver à
l'irréligion quelque chose de vulgaire et de... oui d'usé»308.

301 N 80.
302 MS 183. Sisyphe demeure persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est
humain, mais il est «un aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin»
(MS 198).
303 C II 62.
304 MS 126. «S'il y a un saut chez Kierkegaard, c'est donc dans l'ordre de
l'intelligence. C'est le saut à l'état pur» (C II, 55).
305 «Peut-être, il y a bien longtemps, y avais-je cherché un visage. Mais ce visage
avait la couleur du soleil et la flamme du désir: c'était celui de Marie... Et dans tous
les cas, je n'avais rien vu surgir de cette sueur de pierre» (Etr 1209).
306 C II, 21.
307 A propos d'un certain M. (C II, 97).
308 Int., Le Monde, août 1956, I, 1881.

52
b) La nostalgie implicite de Dieu?

La nostalgie comme telle309 est partout présente chez Camus. Elle


l'est surtout dans l'absurde. Elle désigne l'état de l'homme «séparé de»
quelque chose: l'unité, la vérité, etc. Elle est synonyme de «besoin de»,
«appétit de». Elle est de plus métaphysique: là où il y a de l'homme, là il y
a de la nostalgie. - Elle est inscrite au cœur même de l'absurde: «L'absurde
n'aurait pas de sens hors de la nostalgie»310. Elle est l'un des trois
personnages essentiels du drame de l'absurde311; nostalgie d'unité312,
nostalgie de clarté intellectuelle313 nostalgie de durée et d'éternité314,

309 Au sens étymologique (nostos, retour, et algos, regret) elle désigne d'abord la
tristesse due à l'éloignement de son pays; au sens large elle s'applique au regret
d'un état passé meilleur: au sens philosophique, elle définit l'état de l'homme qui
aspire à un ordre de choses autre que celui qui est expérimenté présentement; il y
a insistance sur une situation de fait comparée à une situation de droit. Tous ces
sens se retrouvent chez Camus: C II, 119; René Char, II, 1164; EE 23.
310 Il faut citer tout le passage: «Vous avez raison, écrit-il à Pierre Bonnel, lorsque
vous décelez dans ce livre (Le Mythe de Sisyphe) le goût des paradis perdus. Mais il
faut bien suivre son chemin. Simplement, cela ne me paraît pas incompatible avec
une pensée lucide et d'ailleurs, selon mon point de vue, l'absurde n'aurait pas de
sens hors de la nostalgie. Mais je me refuse seulement à croire que dans l'ordre
métaphysique le besoin d'un principe nécessite l'existence de ce principe» (Lettre à
Pierre Bonnel, mars 1943, II, 1423-1424).
311 Cette nostalgie d'unité, cet appétit d'absolu illustre le mouvement essentiel du
drame humain» (MS 110). «L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui
surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame» (MS 118).
312 «Je peux tout nier de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf
ce désir d'unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion»
(MS 136). «... l'absurde. C'est ce divorce entre l'esprit qui désire et le monde qui
déçoit, ma nostalgie d'unité, cet univers dispersé et la contradiction qui les
enchaîne» (MS 135). «Tant que l'esprit se tait dans le monde immobile de ses
espoirs, tout se reflète et s'ordonne dans l'unité de sa nostalgie» (MS 111).
Nostalgie de la vie unifiée des autres (C II, 39). Nostalgie de l'unité psychologique
et morale (MS 111).
313 «Ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme»
(MS 113). Ib., MS 117, 134, 135, 203. «Ce divorce entre l'esprit qui désire et le
monde qui déçoit» (MS 135). «Le désir profond de l'esprit même dans ses
démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de l'homme devant
son univers: il est exigence de familiarité, appétit de clarté» (MS 110). La révolte
est «un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle est
exigence d'une impossible transparence» (MS 138).
314 Une des découvertes de l'intelligence lucide dans l'absurde était ce besoin de
durée (p. 22). Ajoutons quelques compléments. Il y a pour tout homme «son désir
de durée et son destin de mort» (N 85); il désire «durer par tous les moyens, y
compris le bronze» (E 826); «l'homme absurde... ne fait rien pour l'éternel. Non

53
nostalgie d'absolu315 qui iront s'accentuant dans les œuvres de la révolte316.
Cette «nostalgie révoltée de l'absurde»317, Camus la généralise: «la pensée
d'un homme est avant tout, sa nostalgie»318, elle cherche un terrain
d'entente à toutes ces nostalgies319, et les œuvres d'un auteur n'en sont que
l'histoire320. Bref, «la nostalgie est la marque de l'humain»321.
Il y a donc un besoin métaphysique exprimé par la nostalgie. Besoin
d'une Cause première de toute chose? Sans nul doute. Mais, comme nous
l'avons vu dans une citation antérieure, Camus se refuse à croire que dans
l'ordre métaphysique le besoin d'un principe nécessite l'existence de ce
principe322. Il reconnaît cependant la métaphysique: «Tout, dès qu'on
creuse, aboutit à un problème métaphysique... Il est donc ridicule de dire:

que la nostalgie lui soit étrangère» (MS 149). Meursault ressent la nostalgie d'une
autre vie, mais elle lui paraît indifférente (Etr 1209). Caligula a besoin d'éternité
(Cal 15). Clamence également (Ch 1527).
315 En philosophie, le mot «absolu» désigne ce qui est opposé au relatif. Il signifie
ce qui ne dépend pas d'autre chose, ce qui serait hors de toute relation de finitude,
ce qui serait quelque chose d'achevé, de parfait. Chez Camus, ce sens se retrouve:
l'intelligence a soif d'absolu, c'est-à-dire de quelque chose au-delà des contingences
de temps, d'imperfection, de limitation, expérimentées dans l'état actuel des
choses. - Parfois «absolu» désigne aussi ce qui se rapporte à Dieu et à l'éternel:
ainsi, l'homme absurde, partagé entre l'absolu et le relatif choisit avec passion le
relatif. - «Absolu» se dit parfois par opposition à l'Histoire: il faut quitter ses rêves
d'absolu qui coupent de l'action, pour s'engager dans l'Histoire. - En tant que
qualificatif (une justice absolue, une liberté absolue, par exemple), «absolu»
signifie tout ce qui n'admet pas de nuances, de limites, et qui, comme tel, aboutit
au nihilisme. - Cette nostalgie d'absolu recouvre toutes les autres nostalgies
(d'unité, de durée, etc.) chez Camus. Le drame humain est un drame de recherche
d'absolu (MS 110). Mais cet appétit d'absolu est cependant incompatible avec les
données du monde (MS 136, Cal 15). Nous avons alors le déchirement, «le
balancement perpétuel qui écartèle l'homme entre son désir d'absolu et sa faim de
nourritures terrestres» (AR, juillet 1949, II, 1336).
316 De même que dans Le Mythe Camus avait consacré un chapitre à la relation
art-absurde, de même dans L'Homme révolté il fait le rapport entre la révolte et
l'art (Ch. IV, pp. 657-680). Il y souligne que le roman est d'abord un exercice de
l'intelligence au service d'une sensibilité nostalgique ou révoltée (HR 668).
317 MS 126.
318 MS 134.
319 MS 177.
320 E 864.
321 MS 210, à propos de Kafka.
322 P. 53, n. 9.

54
'La métaphysique est-elle possible?' La métaphysique est»323. Il ressent le
besoin d'une parole unificatrice de l'univers: «Il y a... dans tout être qui
s'exprime, la nostalgie de l'unité profonde de l'univers, la nostalgie de la
parole qui résumerait tout (quelque chose comme 'Aum', la syllabe sacrée
des Hindous), du verbe enfin qui illumine. Je crois ainsi qu'en réalité le
problème du langage est d'abord un problème métaphysique, et que c'est
comme tel qu'il est voué à l'échec»324.
Echec de la métaphysique en soi? Non. Il est plutôt dû à la méthode
même de Camus qui ne veut qu'en demeurer à l'expérience concrète:
«L'œuvre absurde, affirmait-il, illustre le renoncement de la pensée à ses
prestiges et sa résignation à n'être plus que l'intelligence qui met en oeuvre
les apparences et couvre d'images ce qui n'a pas de raison»325. Or
l'existence de Dieu, en plus d'être une question d'éthique, est d'abord une
question de métaphysique en philosophie. Aussi est-il relativement logique,
si l'on n'en reste qu'au concret, de ne pouvoir atteindre l'Etre qui serait au
principe des autres êtres. Ainsi, partagé entre la nostalgie d'une explication
ultime d'une part, et l'impossibilité d'obtenir cette explication d'autre part,
l'homme demeure déchiré326, inapaisé327. Il cherchera parfois dans le
nihilisme ce qu'il ne trouve pas en Dieu: «Une intelligence sans dieu qui
l'achève cherche un dieu dans ce qui la nie»328. Mais demeurer face à sa
nostalgie, est-ce une contradiction? Pour l'homme absurde, il s'agit de vivre

323 C II, 96. La métaphysique semble une préoccupation personnelle de Camus:


«Mon goût de l'ontologie... Il est vrai que je reste l'homme 'énervé' et que je ne
puis me laver du souci métaphysique» (Lettre à Francis Ponge, janvier 1943, II,
1666).
324 Ib.
325 MS 177.
326 Il peut hurler de nostalgie et d'impuissance devant l'impossibilité de retrouver
la virginité de l'univers (C II, 334).
327 «Que cette nostalgie soit un fait n'implique pas qu'elle doive être
immédiatement apaisée» (MS 110). «Je ne veux faire tenir dans mon compte ni
nostalgie ni amertume et je veux seulement y voir clair» (MS 165).
328 N 85.

55
avec ses contradictions329: «je crois que cela m'est égal d'être dans la
contradiction. Je n'ai pas envie d'être un génie philosophique. Je n'ai même
pas envie d'être un génie du tout»330. Ce qui pose le problème des
arguments de Camus.

c) Les arguments camusiens

Au niveau de l'absurde, compte tenu des nuances faites plus haut,


Dieu n'existe pas, ni comme origine ni comme fin ni comme providence du
monde. Camus ne présente pas de 'preuves' systématiques, ni ne rejette les
habituelles 'preuves de l'existence de Dieu'. Il ne cherche pas non plus à
prouver que le hasard dirigerait le monde (exception faite pour quelques
allusions au monde en tant que chaos). Les arguments apportés contre
l'existence de Dieu sont contenus dans les découvertes qu'a faites l'homme
absurde: l'absence d'unité, de clarté, l'inhumanité des hommes, le divorce
entre l'homme et l'univers. En d'autres termes, c'est le problème du mal
sous toutes ses formes, que Camus abordera plus explicitement avec la
révolte, qu'il faudrait attribuer à Dieu s'il existait.
Cependant, à l'observateur attentif, il apparaît que Camus ne
cherche pas à prouver l'inexistence de Dieu. Il l'affirme plus qu'il ne la
démontre. Il semble que cette inexistence de Dieu soit un postulat que
Camus cherche à justifier par la suite. De même, il existe un minimum
d'intelligibilité dans le monde, comment l'expliquer en définitive? Il y a le
mal, mais comment rendre compte du bien? A ces questions Camus ne
répond pas. Un philosophe demeure insatisfait devant sa pensée. Mais il
faut se rappeler que Camus pense en artiste plus qu'en philosophe; on ne
peut exiger d'un artiste ce qu'on attendrait d'un philosophe. Quoi qu'il en

329 MS 139, C II, 82.


330 C II, 172.

56
soit, l'absurde ne conclut pas catégoriquement à propos de Dieu, que ce soit
dans le sens d'un OUI ou d'un NON. Qu'en sera-t-il au terme de l'analyse de
la révolte? C'est ce que nous aborderons en conclusion générale.

3. Le sens du monde et de l'existence


Le mot «sens» chez Camus oscille entre «signification» et
«orientation». Dans le premier cas, il s'agit de l'ordre logique, où le monde
aurait une intelligibilité en lui-même ou par rapport à autre chose; dans le
second cas, il s'agit d'une finalité du monde ou de l'existence, comme un
vol d'oiseau qui s'oriente vers une destination331. En général, le premier est
en fonction du second. De plus, les deux sens peuvent être pris
objectivement (indépendamment de l'intention humaine) ou subjectivement
(le sens que l'on donne soi-même au monde ou à l'existence). Tout comme
pour le problème de Dieu dans l'absurde, le problème du sens est ambigu
chez Camus et a subi une évolution dans le sens d'un approfondissement, et
parfois d'une rupture.

a) Le sens du monde

Les textes distinguent un sens transcendant, celui qui serait donné


par Dieu et que Camus appelle le «sens supérieur» du monde332, et un sens
immanent, celui que l'homme lui donnerait.
- Sens transcendant. Ce sens est d'abord nié: «Il y a Dieu ou le
temps, cette croix ou cette épée. Ce monde a un sens plus haut qui surpasse

331 C II, 98: «Alors que dans la journée le vol des oiseaux paraît toujours sans but,
le soir ils semblent toujours retrouver une destination. Ils volent vers quelque
chose. Ainsi peut-être au soir de la vie... Y a-t-il un soir de la vie?»
332 LAA 241.

57
ses agitations ou rien n'est vrai que ces agitations»333. Le Mythe de Sisyphe
en général optait pour la seconde alternative, il rejetait le saut en Dieu des
existentiels partis d'une philosophie de la non-signification du monde334.
L'oeuvre absurde ne devait pas céder à la tentation de surajouter à ce qui est
décrit un sens plus profond qu'elle sait illégitime335. Dans la Lettre à un
Ami allemand, même affirmation: «Je continue à croire que ce monde n'a
pas de sens supérieur»336. Mais déjà dans Le Mythe, il s'agissait moins
d'une négation catégorique de ce sens transcendant que d'une impossibilité
à le saisir. Il en était de même pour la liberté: «Je ne puis comprendre ce
que peut être une liberté qui me serait donnée par un être supérieur»337. Et
le motif: «ce que je ne comprends pas est sans raison»338, «je ne puis pas
me perdre dans l'exaltation ou la simple définition d'une notion qui
m'échappe et perd son sens à partir du moment où elle déborde le cadre de
mon expérience individuelle»339, «je ne comprends pas la signification
unique»340 de ce monde. Le dernier mot sur l'absurde comme tel, se trouve
dans L'Eté. Il n'y est plus question d'une absence catégorique de sens
supérieur, mais il s'agit d'une énigme du monde. L'univers camusien
devient comme celui d'Eschyle dont Camus dit: «Au centre de son univers,
ce n'est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l'énigme, c'est-à-
dire un sens qu'on déchiffre mal parce qu'il éblouit»341. Cette énigme était

333 MS 165.
334 MS 133.
335 MS 176. p. 47.
336 LAA 241.
337 MS 140.
338 MS 117.
339 MS 140.
340 MS 117.
341 E 865. «Le sens du monde est comme l'eau (‘elle m'échappe, échappe à toute
définition’». (Lettre, janvier 1943, II, 1664).

58
déjà en attente dans Le Mythe, où il était question du «silence déraisonnable
du monde»342, de «cet univers indéchiffrable»343.
- Sens immanent. La rupture est plus nette en ce qui concerne le
sens immanent du monde. «Où est l'absurdité du monde? Est-ce ce
resplendissement ou le souvenir de son absence? Avec tant de soleil dans la
mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens? On s'en étonne, autour
de moi; je m'en étonne aussi parfois»344. «Si on pose que rien n'a de sens,
alors il faut conclure à l'absurdité du monde. Mais rien n'a-t-il de sens? Je
n'ai jamais pensé qu'on puisse rester sur cette position»345. Si Dieu n'existe
pas, «si ce monde n'a pas de sens supérieur, si l'homme n'a que l'homme
pour répondant»346, il reste au moins deux choses signifiantes dans un
monde sans maître: la nature et l'homme.
L'homme d'abord. Prolongeons une citation antérieure, tirée de la
Lettre à un Ami allemand: «Je continue à croire que ce monde n'a pas de
sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c'est
l'homme, parce qu'il est le seul être à exiger d'en avoir»347. Et Camus
ajoute qu'enlever tout sens au monde, c'est conclure à l'équivalence du bien
et du mal348, ainsi qu'à un héroïsme sans direction349. Les totalitaristes
peuvent niveler l'homme: «si ce monde n'a pas de sens, ils ont raison. Je
n'accepte pas qu'ils aient raison»350. - Le monde tire encore un sens de la
nature, même s'il n'a pas de sens transcendant: les visages brûlants de la

342 MS 117-118. Même expression, HR 415.


343 MS 113.
344 E 861.
345 Int., Les Nouvelles littéraires, mai 1951, II, 1343.
346 HR 685.
347 LAA 241 LAA 240..
348
349 LAA 242.
350 C II, 127. Et Camus continue: «C'est à nous de créer Dieu. Ce n'est pas lui le
créateur. Voilà toute l'histoire du Christianisme. Car nous n'avons qu'une façon de
créer Dieu, qui est de le devenir».

59
terre351, ses splendeurs352 donnent une raison d'être à l'univers. Aussi ne
faut-il désespérer ni de l'homme353, ni de la terre354, car sans eux alors tout
sens disparaîtrait.

b) Le sens de l'existence

L'existence humaine n'a pas de sens supérieur ou transcendant, tout


comme le monde. «Il n'y a point de destinée supérieure ou du moins il n'en
est qu'une qu'il (Sisyphe) juge qu'elle est fatale et méprisable», mais il y a
un destin personnel355. Camus est parti dans L'Étranger avec le «Tout le
monde sait que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue»356; il s'interroge et
rétablit les choses dans Le Mythe: «Il s'agissait précédemment de savoir si
la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire
qu'elle sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura pas de sens»357. Il s'agit ici
d'un sens supérieur, donné par Dieu. Camus va plus loin en posant la
nécessité de justifier sa vie358; d'ailleurs reconnaître que tout est vain
donnerait déjà un sens359. Dans la Lettre à un désespéré: «On peut
désespérer du sens de la vie en général, mais non de ses formes
particulières, de l'existence, puisqu'on n'a pas de pouvoir sur elle, mais non

351 MS 167.
352 «Misère et grandeur de ce monde: il n'offre point de vérités mais des amours.
L'Absurdité règne et l'amour en sauve» (C I, 116).
353 «La pensée profonde de ce livre (Le Mythe), c'est que le pessimisme
métaphysique n'entraîne nullement qu'il faille désespérer de l'homme - au
contraire» (Lettre à Pierre Bonnel, II, 1423).
354 C I, 116. MS 198.
355
356 Etr 1206.
357 MS 138. Camus reconnaît la valeur d'un écrivain à ce qu'il s'interroge sur le
sens de la vie, tel Dostoïevski (MS 182).
358 «Je n'aime pas parler sérieusement, dit Zagreus. Parce qu'alors, il n'y a qu'une
chose dont on puisse parler: la justification qu'on apporte à sa vie» (MH 69).
359 Au sujet de La Nausée de Jean-Paul Sartre, AR, octobre 1938, II, 1418. Cela
créerait peut-être de l'angoisse, mais à l'exemple de Prométhée, cette longue
obstination aurait encore du sens (E 844).

60
de l'histoire où l'individu peut tout»360. La vie en elle-même passe
d'ailleurs avant son sens: «Le sens de la vie supprimé, il reste encore la
vie»361. Les œuvres d'un auteur peuvent donner un sens à sa vie362. La
révolte surtout donnera à l'existence ce sens relatif, quoique toujours
menacé363, elle trouvera une conduite adaptée à la non-signification du
monde364. La nature finalement assurera un sens: l'«attachement à ces
quelques biens périssables et essentiels qui donnent un sens à notre vie:
mer, soleil et femmes dans la lumière»365.
Dans un monde absurde, il est donc possible de vivre, même si tout
est restreint à l'humain et au contingent. Mais l'existence de Dieu, si elle est
affirmée, est mal assurée. La révolte parlera plutôt du silence, de
l'inefficacité de l'action de Dieu, de son injustice.
Mais quelle est la conception camusienne de la condition humaine?

Chapitre II - La condition humaine


Situation de l'homme sans dieu

Introduction
En général, une condition est l'antécédent d'une réalité, ce sans quoi
celle-ci n'existe pas. Sous l'expression «condition humaine», la philosophie
contemporaine désigne le contenu de «la nature humaine» de la philosophie

360 C I, 181.
361 HR 467. «Il faut aimer la vie avant d'en aimer le sens, dit Dostoïevski. Oui, et
quand l'amour de vivre disparaît, aucun sens ne nous en console» (C II, 276).
362 MS 208.
363 Int., Les Nouvelles littéraires, II, 1427.
364 HR, Comm., II, 1616.
365 Présentation de la revue Rivages, décembre 1938, II, 1330.

61
grecque, mais l'accent est déplacé. Ce n'est plus 'l'homme animal
raisonnable' (sans que cela soit nié pour autant), mais l'homme en situation
existentielle, situation vue comme tragique. Ce qui caractérise l'homme,
c'est «la condition qui lui est faite en tant qu'homme»366.
Camus nous présente sa définition de la condition humaine en
relation avec sa conception de l'absurde; «On pourrait entrevoir un absolu
d'évidence qui ne serait ni dans l'irréductibilité de l'homme ni dans la
situation contre laquelle il est en lutte, mais dans le rapport que l'un et
l'autre soutiennent entre eux, et qui est à proprement parler la condition
humaine»367. 'Situation humaine' et 'condition humaine' seront synonymes:
«La révolte métaphysique n'affirme rien de plus que ce contre quoi
l'homme se révolte et, dans sa racine, c'est la situation humaine»368.
Il est essentiel de souligner que, pour Camus, la condition humaine
est double. Elle comprend la condition métaphysique (l'état de l'homme
dans le monde tel que reçu par la nature des choses) et la condition
historique (celle qui est faite à l'homme par l'homme).
Abordons la première.

A. La condition métaphysique
Ce qui définit l'homme dans le monde tel que reçu par la nature des
choses, c'est sa condition d'exilé, sa condition de condamné à mort, sa
condition d'homme aux prises avec le mal multiforme. Cette condition
métaphysique se caractérise par son absurdité, sa dualité, son pessimisme et
son injustice.

366 HR 435.
367 RR, L'Existence, 1945, II, 1696.
368 Ib., 1695.

62
I. Caractéristiques générales

1. Dualité de la condition humaine

«Il y a dans la condition humaine, c'est le lieu commun de toutes les


littératures, une absurdité fondamentale en même temps qu'une implacable
grandeur. Les deux coïncident, comme il est naturel. Toutes deux se
figurent... dans le divorce ridicule qui sépare nos intempérances d'âme et
les joies périssables du corps»369. Dualité qui fait la splendeur et l'inutilité
d'une vie d'homme370 dans une «condition humaine insupportable»371.
a) L'implacable grandeur réside d'abord dans l'homme lui-même,
dont la dignité exige qu'il soit traité autrement qu'en «instrument»372,
«chose»373, «objet»374. Dignité qu'il tire non seulement de son esprit375,
mais aussi de «sa chair»376, de son «corps»377 qu'il faut sauvegarder au
prix de la lutte378. La révolte s'élèvera pour sauver cette dignité: «L'éternel
alibi de l'insurgé: l'amour des hommes»379. Tous partagent le même destin
dans une commune solidarité380.
b) Cette implacable grandeur réside encore dans le monde, mais
dans le monde considéré comme nature physique: soleil, mer, paysage. «Le

369 MS 203.
370 MS 179.
371 Discussion à La Maison des Lettres, juin 1945, II, 1612, note.
372 HR 569.
373 HR 651.
374 MS 203.HR 454.
375 Allocution Défense de l'intelligence, mars 1945, II, 313.
376 Allocution Le témoin de la liberté, novembre 1948, II, 406.
377 Sauver les corps, NvNb, II, 335.
378 Allocution Le témoin de la liberté, cit., II, 406.
379 HR 492.
380 HR 708.

63
monde est beau, et hors de lui, point de salut»381, «cette splendeur du
monde est comme la justification de ces hommes»382. Camus a toujours été
épris pour le monde naturel: «Cet accord de la main et des fleurs, cette
entente amoureuse de la terre et de l'homme délivré de l'humain, ah, je m'y
convertirais bien si elle n'était déjà ma religion»383. A la fin de L'Homme
révolté, il optera pour «Ithaque, la terre fidèle... Dans la lumière, le monde
reste notre premier et notre dernier amour»384.

2. Absurdité de la condition humaine

La condition humaine est absurde: il y a divorce entre l'homme et le


monde, et divorce entre les hommes eux-mêmes (c'est ce que montrera
l'analyse de la révolte). Si le monde a son Endroit, il possède aussi son
Envers: il est à la fois un Exil et un Royaume, comme le symbolisent ces
deux titres d'ouvrages de Camus. Le déchirement qui s'en suit était déjà
inscrit dans la nature de l'homme lui-même385. Il se poursuit dans les
relations avec le monde, dans les rapports des hommes entre eux dans
l'Histoire. - Compte tenu de cela, Camus a ces qualificatifs pour la
condition humaine: «condition absurde»386, «condition cruelle et
limitée»387, «condition sans avenir»388, «vaine condition»389. L'homme se
trouve sur une «terre démesurée»390, une «terre douloureuse»391, dans

381 N 87. «Le monde est beau et tout est là» (C I, 74).
382 C I, 75.
383 Ib.
384 HR 708.
385 «L'absurde, c'est que ce soit l'âme de ce corps qui le dépasse si
démesurément» (MS 203).
386 RR 1694.
387 HR 562.
388 C II, 75.
389 RR 1694.
390 C II, 280.

64
«l'univers du malheur»392 et dans «la douleur du monde»393. Tant au point
de vue métaphysique qu'historique, «la condition qui nous est ainsi faite est
dure, humiliante, parfois insupportable»394. On comprend alors le cri de
Caligula395 ou celui de Martha396. L'homme se trouve en désaccord avec
son univers, et, «comme c'est le caractère essentiel de l'homme que d’ ‘être-
dans-le-monde’, l'absurde, pour finir, ne fait qu'un avec la condition
humaine»397. Cependant, malgré cela, «l'homme s'est pris de passion,
espérante ou destructrice, pour sa condition»398.

3. Pessimisme face à la condition humaine

Camus est pessimiste face à la condition humaine; il l'a lui-même


reconnu399. Cependant il conserve un optimisme foncier pour l'homme et
pour son action: «J'ai toujours pensé que si l'homme qui espérait dans la
condition humaine était un fou, celui qui désespérait des événements était
un lâche»400, «je n'ai jamais eu de pessimisme quant à l'homme. J'en ai
quant à sa condition»401. Face au marxisme et au christianisme, Camus
donne sa position: «Si le christianisme est pessimiste quant à l'homme, il
est optimiste quant à la destinée humaine. Le marxisme, pessimiste quant à

391 HR 708.
392 LAA 240.
393 Avant-propos à La Maison du Peuple, II, 1114.
394 Franc-Tireur, décembre 1948, II, 1586. Camus parlera même de «l'absurdité de
notre société internationale», où se trouvent les machines à tuer et où règne le
mensonge (Co, décembre 1948, II, 1593).
395 «Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune,
ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être,
mais qui ne soit pas de ce monde» (Cal 15).
396 «Ce monde n'est pas raisonnable» (Mal 168).
397 J.-P. Sartre, Situations I, op. cit., p. 95.
398 C II, 144.
399 A propos du Mythe (Lettre à Pierre Bonnel, cit., II, 1423).
400 NvNb 352. Idem C II, 106.
401 Note manuscrite pour une interview, II, 1613.

65
la destinée, pessimiste quant à la nature humaine, est optimiste quant à la
marche de l'histoire (sa contradiction!). Je dirai moi que, pessimiste quant à
la condition humaine, je suis optimiste quant à l'homme»402. Mais il s'agit
d'un «optimisme relatif», comme le fait remarquer la Préface à l'édition
américaine du Malentendu403. Et Camus reconnaît partager ce pessimisme
avec tout l'héritage chrétien depuis saint Augustin404.
Les causes de ce pessimisme? C'est l'impossibilité pour l'homme de
refaire l'ordre du monde et, du point de vue éthique, c'est l'impuissance
radicale de l'homme à faire toujours le bien. Quant à l'optimisme, il trouve
ses raisons dans l'action de l'homme qui peut quand même, dans une
certaine mesure, limiter le mal métaphysique ou moral. Nous reviendrons
sur ce point dans l'analyse de l'éthique de la révolte.

4. Injustice de la condition humaine

Le mot «injustice», quand il est employé par Camus pour qualifier


la condition humaine, recouvre deux sens. En un sens objectif, il désigne
l'absence d'accord métaphysique entre l'homme et le monde: l'homme
n'entre pas juste dans son univers, il y a une absence de justesse, le mal
recouvre presque tout. Cet état de chose est partant une absence de justice
proprement dite: les droits de l'homme à l'unité, à la clarté, ne sont pas

402 C II, 160. Texte parallèle, RR 1692.


403 «Sans doute, c'est une vue très pessimiste de la condition humaine. Mais cela
peut se concilier avec un optimisme relatif en ce qui concerne l'homme... Cela
revient à dire que dans un monde injuste ou indifférent, l'homme peut se sauver
lui-même, et sauver les autres, par l'usage de la sincérité la plus simple et du mot
le plus juste» (Préf. à l'éd. amér., Mal, 1731). De même à propos de la révolution
définitive qui stabiliserait tout sur terre (RR 1692).
404 «Ce n'est pas moi qui ai inventé la misère de la créature, ni les terribles
formules de la malédiction divine. Ce n'est pas moi qui ai crié ce Nemo bonus, ni la
damnation des enfants sans baptême. Ce n'est pas moi qui ai dit que l'homme était
incapable de se sauver tout seul et que du fond de son abaissement il n'avait
d'espérance que dans la grâce de Dieu» (L'incroyant et les chrétiens, II, 373-374.
Id., C II, 159).

66
respectés. Qui est l'auteur de cette injustice morale? Les révoltés
métaphysiques diront: Dieu, et ils partiront de là pour proclamer sa
déchéance. - Ainsi donc, «l'absurde injuste, inconséquent et
incompréhensible»405 se retrouve dans cette «condition injuste et
incompréhensible»406 de l'homme dans le monde.
Des forces illogiques et contradictoires s'entrecroisent: le vivant
doit mourir, le mal vient à l'encontre du bien, le malheur remplace souvent
le bonheur. «Devant ce mal, devant la mort, l'homme au plus profond de
lui-même crie justice... Une injustice demeure collée à toute souffrance,
même la plus méritée aux yeux des hommes»407. «Qu'ai-je donc à vaincre
en ce monde, s'écrie Diego, sinon l'injustice qui nous est faite»408;
Prométhée conteste: «Ah, voyez l'injustice que j'endure»409; «la vie est plus
cruelle que nous», répète Martha par deux fois410, et sa mère constate avant
de se suicider: «... cette souffrance non plus n'a pas de raison. Mais ce
monde lui-même n'est pas raisonnable et je puis bien le dire, moi qui en ai
tout goûté, depuis la création jusqu'à la destruction»411. Rieux décidera de
rédiger la chronique de La Peste «pour témoigner en faveur de ces
pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence
qui leur avaient été faites»412. Aussi le raisonnement des révoltés sera à
l'exemple de celui d'Ivan Kamarazov rapporté par Camus: «Si le mal est
nécessaire à la création divine, alors cette création est inacceptable. Ivan ne

405 MS 127.
406 HR 419.
407 HR 706.
408 ES 263.
409 HR 438.
410 Mal 119.
411 Mal 167.
412 P 1473. Pour saisir la portée de cette citation, il faut se rappeler que, pour
Camus, comme il l'affirme lui-même, «La Peste a un sens social et un sens
métaphysique» (C II, 50).

67
s'en remettra plus à ce Dieu mystérieux, mais à un principe plus haut qui est
la justice»413.
A cette injustice métaphysique les hommes ajouteront l'injustice de
la condition historique. «La logique du révolté est de vouloir servir la
justice pour ne pas ajouter à l'injustice de la condition, de s'efforcer au
langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à
la douleur des hommes, pour le bonheur»414. Camus, dans un article de
Combat, précise la tâche humaine dans la condition injuste: «Il s'agit
simplement de ne pas ajouter aux misères profondes de notre condition une
injustice qui soit purement humaine»415. Il le rappelle à son Ami allemand:
«Vous admettiez assez l'injustice de notre condition pour vous résoudre à y
ajouter... Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que
vous vous en êtes délivrés en l'érigeant en principe, vous avez accepté de
détruire les œuvres de l'homme et de lutter contre lui pour achever sa
misère essentielle»416. On tue dans l'Histoire, on y use de violence et de
mensonge: c'est contre cela que Kaliayev et tous les révoltés s'élèveront:
«Je considère ma mort, dit Kaliayev, comme la suprême protestation contre
un monde de larmes et de sang»417. «Dans l'univers du révolté, la mort
exalte l'injustice. Elle est le suprême abus»418. Aussi «nous avons à
recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si
évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés
par le malheur du siècle»419.

413 HR 465.
414 HR 688.
415 Co, octobre 1944, II, 1528.
416 LAA 240.
417 Les meurtriers délicats, La Table ronde, 1948, I, 1833.
418 MS 168.
419 E 836.

68
La cause de l'injustice de la condition humaine? Les révoltés
l'attribueront à Dieu; ils voudront «substituer au royaume de la grâce celui
de la justice»420, et ils se tourneront vers les seules forces humaines: «Dieu
ne peut rien, la justice est notre affaire»421. Il est indirectement responsable
de l'injustice de la condition historique, puisqu'il a fait l'homme capable de
mal, et puisqu'il est incapable de les empêcher dans leur oeuvre d'injustice.
Nous y reviendrons dans le chapitre sur Dieu.
Les caractéristiques générales de la condition humaine étant posées,
il nous faut maintenant analyser ce qui fait précisément la condition
métaphysique de l'homme.

II. Condition d'exilé


Au sens propre, les mots «étranger» et «exilé» désignent l'état de
celui qui est hors de son pays d'origine. Ce sens se retrouve chez Camus422.
Mais c'est surtout en un sens philosophique transposé que ces mots sont
employés par Camus: ils définissent l'état de l'homme dans un monde qui
n'est pas le sien, qui ne répond pas aux exigences de sa nature rationnelle.
«Dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, l'homme se sent
un étranger. Cet exil est sans recours puisqu'il est privé des souvenirs d'une
patrie perdue ou de l'espoir d'une terre promise»423.
Il semble qu'une expérience personnelle de Camus soit à l'origine
de cette conception des rapports de l'homme et du monde, rapports définis
en termes d'étrangeté et d'exil. Il a beaucoup voyagé, il s'est trouvé dans des
pays étrangers, et cette expérience lui a fait comprendre que «je ne suis pas

420 HR 465.
421 J 361.
422 Maria, dans Le Malentendu: «Je supporte dans ce pays étranger une attente qui
a épuisé toute ma patience» (Mal 172). P 1278.
423 MS 101.

69
d'ici - pas d'ailleurs non plus. Et le monde n'est plus qu'un paysage inconnu
où mon cœur ne trouve plus d'appui. Etranger, qui peut savoir ce que ce
mot veut dire»424. La guerre lui a fait rencontrer quantité de déportés,
d'étrangers, d'exilés425 hors de leur milieu naturel. Il a vu en eux l'image de
la condition humaine tout entière. Ainsi, parlant de la guerre de 1939-1945:
«... L'atmosphère de menace et d'exil dans laquelle nous avons vécu. Je
veux du même coup étendre cette interprétation à la notion d'existence en
général»426.
Pour Camus, l'exil de l'homme est métaphysique, psychologique et
social. Il entraîne comme conséquence la solitude et l'abandon.

1. Exil métaphysique

L'homme est essentiellement un être-dans-le-monde. Sa situation de


droit serait de pouvoir entretenir des rapports proportionnés avec ce monde,
en vertu des exigences de la nature humaine. Dans un univers qui lui serait
naturel, des relations de parenté et de familiarité devraient jouer. L'homme
serait alors dans sa patrie et y trouverait le bonheur. En termes camusiens,
l'acteur cadrerait avec son décor, il ne serait pas question de divorce entre
l'homme et le monde. Mais ce n'est pas le cas. L'état de fait contredit la
situation de droit. «Je demande ce qu'entraîne la condition que je reconnais
pour mienne, je sais qu'elle implique l'obscurité et l'ignorance»427. Les
hommes sont d'«étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre
patrie»428. Le monde est antinaturel: «la terre serait une cage splendide

424 C I, 201.
425 C II, 107.
426 C II, 72.
427 MS 128.
428 HR 664.

70
pour des animaux qui n'auraient rien d'humain»429. L'homme est «une
créature aveugle, errant dans les ténèbres d'une condition cruelle et
limitée»430. Il y a du malentendu partout431. L'homme est en quarantaine,
comme dans La Peste; il est aux prises avec le mal comme les habitants
d'Oran qui étouffent leurs gémissements dans le monde clos de la ville432.
L'exil est le thème du Malentendu433, de La Peste434, de L'Exil et le
Royaume435, et partiellement de L’Eté436. Des hommes nous y sont
présentés, étrangers au bonheur; on se déclare «frustré par la création»437
qui se révèle être un «monde brisé»438. L'homme paie par ses déchirements
une condition qui n'est pas la sienne. Camus se proposait de définir «une
philosophie inexistentielle, ce qui ne comporte pas une négation, mais
prétend seulement rendre compte de 'l'état de l'homme privé de...' La
philosophie inexistentielle sera la philosophie de l'exil»439. Les découvertes
de l'absurde montraient déjà l'homme exilé de la vérité, de la durée; la
nature elle-même sécrétait l'inhumain440.

429 C I, 134.
430 HR 562.
431 C'est le thème de la pièce Le Malentendu: «Il y a eu malentendu. Et pour peu
que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas» (Mal 175).
432 P 1304.
433 Camus pensait d'abord intituler la pièce ainsi: «Budejovice (ou l'Exilé)» (C II,
63, 59).
434 «Les exilés dans la peste», c'est le thème traité par Camus en 1943 dans Le
Domaine français, I, 1959.
435 «Un seul thème, pourtant, celui de l'exil, y est traité de six façons différentes,
depuis le monologue intérieur jusqu'au récit réaliste» (Prière d'insérer, 1957, I,
2039).
436 L'épigraphe du Retour à Tipasa est la suivante: «Tu habites une terre
étrangère. Médée» (E 867).
437 HR 435.
438 Ib.
439 C II, 106.
440 Il conviendrait d'ajouter quelques compléments à ce qui a été dit à propos de la
nature (p. 22).
A) La nature est ambivalente: «Cette permanence dans le monde a toujours eu
pour l'homme des prestiges opposés. Elle le désespère et l'exalte» (E 828). Même
si elle désespère l'homme, celui-ci ne peut s'en détacher; c'est le cas de Daru (ER

71
2. Exil psychologique

Non seulement l'homme est un exilé dans l'univers, mais il est aussi
un étranger pour lui-même. Il est corps et âme, mais le corps est étranger à
l'âme, et inversement; nous avons ainsi «le divorce ridicule qui sépare nos
intempérances d'âme et les joies périssables du corps. L'absurde, c'est que
ce soit l'âme de ce corps qui le dépasse si démesurément»441. Le malade
paralysé perçoit des parties de son corps étrangères aux autres442. Si on
gifle un cadavre, le corps ne fait plus réagir l'âme443.

1617); c'est aussi le cas de Camus: «J'avais besoin d'une grandeur. Je la trouvais
dans la confrontation de mon désespoir profond et de l'indifférence secrète d'un des
plus beaux paysages du monde. J'y puisais la force d'être courageux et conscient à
la fois» (EE 39). Il y a des jours où la nature ment, d'autres où elle dit vrai (N 65).
Elle est à la fois Exil et Royaume, Envers et Endroit.
B) La nature est un Endroit, un Royaume. C'est surtout sous cet aspect qu'elle est
chantée par Camus. «Les terrasses d'Italie, les cloîtres d'Europe ou le dessin des
collines provençales, autant de places où l'homme peut fuir son humanité et se
délivrer avec douceur de lui-même» (N 68). La tendresse d'un pays peut être
bouleversante (N 71).
C) La nature est aussi un Envers, un Exil. «Ce qui me frappait alors ce n'était pas
un monde fait à la mesure de l'homme - mais qui se refermait sur l'homme... Ce
n'était pas des actions de grâces qui pouvaient me monter aux lèvres, mais ce
Nada qui n'a pu naître que devant des paysages écrasés de soleil» (EE 44). Le goût
du néant qui se trouve en l'homme se retrouve aussi dans la nature; c'est «l'envers
du monde» (EE 48): «Je suivais tout le long de ce pays quelque chose qui n'était
pas à moi, mais de lui, comme un goût de la mort qui nous était commun» (N 63).
«Dans ces plaines tourbillonnantes au soleil et dans la poussière, dans ces collines
rasées et toutes croûteuses d'herbes brûlées, ce que je touchais du doigt, c'était
une forme dépouillée et sans attraits de ce goût du néant que je portais en moi»
(EE 38). Un pays comme l'Algérie a «les prestiges et le pouvoir sournois»
d'immobiliser l'homme et de le priver de questions (E 847). L'hostilité primitive de
la nature se cache toujours sous un paysage: «avec quelle intensité la nature, un
paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain»
(MS 107). «Ce monde m'annihile» (N 87). La nature à force d'être minérale,
proscrit l'homme de ses paysages (E 819). C'est le désespoir contenu dans la
beauté des Grecs: «Certains soirs, sur la mer, au pied des montagnes, la nuit
tombe sur la courbe parfaite d'une petite baie et, des eaux silencieuses, monte
alors une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs
ont touché au désespoir, c'est toujours à travers la beauté, en ce qu'elle a
d'oppressant. Dans ce malheur doré, la tragédie culmine» (E 853). Mais c'est
cependant «l'exil royal, l'exaltation désespérée qui attend le voyageur solitaire» (E
850).
441 MS 203.
442 «Une vieille femme... elle n'avait qu'une moitié d'elle en ce monde quand
l'autre lui était déjà étrangère» (EE 15).
443 MS 109.

72
Notre identité personnelle nous échappe, il y a toujours «ce quelque
chose de tendre et d'inhumain qui m'habite»444. Nous ne pouvons nous
définir totalement: «il est probablement vrai qu'un homme nous demeure à
jamais inconnu et qu'il a toujours en lui quelque chose d'irréductible qui
nous échappe»445. Le fossé s'agrandit quand il s'agit de nous-mêmes: «Si
j'essaie de saisir ce moi dont je m'assure, si j'essaie de le définir et de le
résumer, il n'est plus qu'une eau qui coule entre mes doigts. Je puis dessiner
un à un tous les visages qu'il sait prendre, tous ceux aussi qu'on lui a
donnés, cette éducation, cette origine, cette ardeur ou ces silences, cette
grandeur ou cette bassesse. Mais on n'additionne pas des visages. Ce cœur
même qui est le mien me restera à jamais indéfinissable. Entre la certitude
que j'ai de mon existence et le contenu que j'essaie de donner à cette
assurance, le fossé ne sera jamais comblé. Pour toujours je serai étranger à
moi-même»446. Nous croyons nous connaître, et pourtant nous découvrons
un jour combien nous avons été étrangers à notre vie447.
Le temps peut aussi nous aliéner, il nous fait découvrir «l'étranger
qui, à certaines secondes, vient à notre rencontre dans une glace, le frère
familier et pourtant inquiétant que nous retrouvons dans nos propres
photographies...»448. L'espace peut aussi concourir à nous rendre étrangers
à nous-mêmes, lors d'un voyage par exemple: «Une feuille imprimée dans
notre langue, un lieu où le soir nous tentons de coudoyer des hommes, nous
permet de mimer dans un geste familier l'homme que nous étions chez
nous, et qui, à distance, nous paraît si étranger»449.

444 EE 23.
445 MS 105.
446 MS 111.
447 «Un homme qui a cherché la vie là où on la met ordinairement (mariage,
situation, etc.) et qui s'aperçoit d'un coup, en lisant un catalogue de mode, combien
il a été étranger à sa vie» (C I, 61).
448 MS 108.
449 EE 42.

73
3. Exil social

En plus d'être exilés dans l'univers, étrangers à nous-mêmes, nous


sommes encore des étrangers et des exilés dans la société.
Nous ne pouvons pas saisir les autres en profondeur: «les êtres
s'échappent toujours et nous leur échappons aussi; ils sont sans contours
fermes»450. Ils nous confèrent souvent un autre caractère que le nôtre: «un
homme, si j'en crois un de mes amis, a toujours deux caractères, le sien et
celui que sa femme lui prête. Remplaçons femme par société et nous
comprendrons qu'une formule... puisse être isolée par le commentaire qu'on
en fait»451. Si nous coupons les liens affectifs qui nous familiarisent avec
certaines personnes, celles-ci redeviennent étrangères: «Il est des jours où...
on retrouve comme une étrangère celle qu'on avait aimée»452. Les séparés
de La Peste, comme Rambert, «se trouvaient éloignés à la fois de l'être
qu'ils ne pouvaient rejoindre et du pays qui était le leur. Dans l'exil général,
ils étaient les plus exilés»453. Le temps les exilait en eux-mêmes454.
Martha, rejetée par sa mère, connaît l'exil affectif455. Clamence, malgré ses
contacts avec les gens d'Amsterdam est un exilé dans une ville étrangère. Il
en est de même pour les personnages de L'Exil et le Royaume. Camus lui-
même a ressenti cet exil social456.
Mais c'est surtout l'Histoire qui exile les hommes: «nous qui
sommes ensemble exilés dans la haine et le désespoir...»457. La beauté est

450 HR 665.
451 E 861-862.
452 MS 108.
453 P 1278.
454 P 1276: «C'était bien le sentiment de l'exil que ce creux que nous portions
constamment en nous».
455 «Me voilà exilée dans mon propre pays; ma mère elle-même m'a rejetée» (Mal
170).
456 «Je souffre, les yeux secs, de l'exil» (E 880).
457 Lettre à un militant algérien, octobre 1955, II, 966.

74
notre patrie et l'Histoire l'expulse; alors nous souffrons d'exil458. Les
habitudes, les conventions, les morales des sociétés exilent encore l'homme
qui ne s'y conforme pas, tel Meursault: «L'Etranger qu'il (Camus) veut
peindre, explique Sartre, c'est justement un de ces terribles innocents qui
font le scandale d'une société parce qu'ils n'acceptent pas les règles de son
jeu. Il vit parmi les étrangers, mais pour eux aussi il est un étranger»459. Et
il sera condamné pour ne pas avoir joué la convention sociale: «accusé de
meurtre, il était exécuté pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa
mère»460.
Les grandes villes modernes sont aussi un lieu d'exil par excellence.
C'est ce qui a donné naissance aux nouvelles de L'Exil et le Royaume461. La
ville est dure à l'homme462, elle peut devenir un désert463 où rien n'est plus
familier en fait de contacts humains. C'est Djémila, la ville absurde qui ne
mène nulle part464, Prague avec ses odeurs de concombre et de vinaigre465,
New York surtout: «A New York, certains jours, perdu au fond de ces puits
de pierre et d'acier où errent des millions d'hommes, je courais de l'un à
l'autre, sans en voir la fin, épuisé, jusqu'à ce que je ne fusse plus soutenu
que par la masse humaine qui cherchait son issue. J'étouffais alors, ma
panique allait crier466.» C'est encore Amsterdam et Oran467. C'est aussi
Paris468.

458 Préface à l'édition allemande des Poésies de René Char, II, 1166.
459 Situations I, op. cit., 96.
460 E 1211.
461 «L'atmosphère de solitude, d'exil, dans laquelle il entreprend cette troisième
partie de son œuvre: exil parisien, solitude de l'écrivain ...» (Roger Quilliot,
Présentation de L'Exil et le Royaume, I, 2038).
462 C I, 212.
463 C I, 205.
464 N 61. «Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de
l'espoir» (N 64).
465 «Je reviens souvent à Prague et aux jours mortels que j'y vécus» (EE 39).
Prague, «ville étrangère... Ce sont des visages étrangers qui paraîtront» (EE 34).
466 E 879.

75
Les œuvres disproportionnées, les chantiers inhumains concourent à
augmenter le sentiment d'exil: «L'humanité, aujourd'hui, n'a besoin et ne se
soucie que de techniques. Elle se révolte dans ses machines, elle tient l'art
et ce qu'il suppose pour un obstacle et un signe de servitude469.» «Jour et
nuit, un peuple de fourmis s'activent sur la carcasse fumante de la
montagne. Pendus le long d'une même corde contre le flanc de la falaise,
des dizaines d'hommes ...»470. La servitude de la réputation exile l'écrivain
ou l'artiste, comme le Jonas de L'Exil et le Royaume, le double de
Camus471.
Cet exil multiforme, cette étrangeté poignante, sont le lot de la
condition humaine: «Le premier progrès d'un esprit saisi d'étrangeté est de
reconnaître qu'il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la
réalité humaine dans sa totalité souffre de cette distance par rapport à soi et
au monde. Le mal qu'éprouvait jusque-là un seul homme devient peste
collective472».

4. Conséquences de l'exil

Du fait de son exil métaphysique, l'homme est dans un état


d'abandon dans le monde; du fait de son exil psychologique et social, c'est
la solitude. Abandon et solitude innervent les œuvres de Camus où on
rencontre des expressions comme: «sentiment d'être abandonné et seul473»,

467 «Amsterdam, depuis trois siècles, s'est couverte de musées. Pour fuir la poésie
et retrouver la paix des pierres, il faut d'autres déserts, d'autres lieux sans âme et
sans recours. Oran est l'un de ceux-là» (E 814).
468 «E 841.Paris est souvent un désert pour le coeur» (E 813).
469
470 E 827.
471 ER 1625-1654.
472 RR 1685.
473 C I, 19.

76
«insupportable solitude - à quoi je ne puis croire ni me résigner474». C'est
l'angoisse d'un monde sans Auteur, l'anxiété dans une société sans
humanité.
- L'abandon et la solitude dans le monde. «Prisonnier de la caverne,
me voici seul en face de l'ombre du monde475.» Solitude et abandon sont
deux thèmes de la philosophie existentialiste partie de Kierkegaard et de
son concept d'angoisse476. L'angoisse n'est pas un thème dominant chez
Camus. Par contre celui de la solitude est important. La solitude qu'il
connaît est psychologique, mais surtout métaphysique, c'est-à-dire qu'elle
est l'état de l'homme en tant qu'homme dans un univers absurde où se
trouve «le silence déraisonnable du monde»477 et le silence non moins
déraisonnable de Dieu478. L'homme est abandonné à ses propres forces
devant l'inhumanité du monde et de l'Histoire, sans attendre de secours
d'une puissance supérieure, qu'elle soit inexistante ou tout simplement
inefficace. Il appartiendra aux hommes de se solidariser dans leur exil afin

474 C II, 189.


475 C I, 21.
476 Camus et l'existentialisme.
1. Camus reconnaît l'importance de ce mouvement de pensée (Lettre, I, 1746). Il
le respecte (Int., II, 1699). Il se propose même de l'étudier (Int., II, 1425). Mais il
refuse d'en faire partie, surtout dans l'interview «Non, je ne suis pas
existentialiste» (Int., II, 1424). Il établit une distinction à l'intérieur de ce
mouvement: il y a d'abord les pères de l'existentialisme qui en ont posé les
prémisses, il y a ensuite les existentialistes actuels qui en ont tiré des conclusions
qui ne concordent pas avec les prémisses (Int., II, 1427; Int., II, 1926). Camus dit
adhérer à ces prémisses (Int., II, 1926), mais il rompt avec les conclusions des
existentialistes actuels représentés surtout par Sartre (Lettre, I, 1745; Int., II,
1424); il affirme même avoir écrit Le Mythe contre eux (Lettre, I, 1746). Selon
Camus, un existentialisme à la Jean-Paul Sartre trahit ses origines, il n'offre pas de
règles de conduite (C II, 116), réduit l'homme à l'Histoire (C II, 180), et ne
dépasse pas l'angoisse (Lettre, II, 1670), tandis que lui au contraire la dépasse
dans la révolte (RR 1696).
2. Telle est la position explicitement tenue par Camus lui-même. Cependant on ne
peut dénier sa parenté de pensée avec les thèmes de base de l'existentialisme: la
contingence de l'être humain, l'impuissance de la raison, la mort, la solitude,
l'engagement, la conception dramatique de la vie.
477 MS 117-118.
478 Camus avait déjà pensé d'intituler Le Malentendu ainsi: «Budejovice (ou Dieu
ne répond pas)» (C II, 45). Dieu ne répond pas, c'est là tout le thème de cette
pièce.

77
d'y trouver un royaume relatif (nous y reviendrons analysant la conduite de
l'homme dans l'Histoire). Camus se demande même si «le langage
n'exprime pas, pour finir, la solitude définitive de l'homme dans un monde
muet»479. Cette solitude, il la ressent face à l'Envers de la nature; en
Méditerranée, par exemple, c'est une plénitude angoissée qui monte des
eaux silencieuses quand tombe la nuit480. Il la ressent face à la mort: «On
meurt seul. Tous vont mourir seuls.»481 Il l'expérimente encore au cours
d'un voyage482, lequel voyage n'est en fait qu'une occasion de prendre
conscience de l'autre solitude métaphysique, celle ressentie dans le monde.
La solitude est encore ressentie dans des villes étrangères483. Et l'homme
pourtant a «l'horreur de sa solitude»484, «ce goût amer de solitude»485.
- La solitude face aux hommes. Les hommes sécrétaient
l'inhumanité, avons-nous vu dans l'absurde. L'Histoire montre que le frère
devient un étranger et même un ennemi: «à peine s'élance-t-elle vers la
totalité, qu'elle reçoit en partage la solitude la plus désespérée»486. Si la
solitude dans le monde ne dépend pas de l'homme487, la solitude dans
l'Histoire est sous la responsabilité humaine; un examen des révolutions
permettrait d'affirmer que «la solitude de l'homme n'est jamais que l'œuvre

479 Sur une philosophie de l'expression, cit., II, 1673.


480 E 853. Les hommes partis, «c'est le silence et l'angoisse des eaux primitives»
(E 881).
481 C I, 168. EE 35. Camus pensait écrire une nouvelle: «Nouvelle. L'angoisse de la
mort. Et il se suicide» (C II, 343).
482 C I, 26. 93. L'angoisse, l'inquiétude semblent une note dominante dans les
voyages de Camus, si l'on en juge par EE, MH, E, N.
483 EE 33: «Eglises, palais et musées, je tentais d'adoucir mon angoisse dans
toutes les œuvres d'art. Mais en vain. Aussitôt sorti, j'étais un étranger». Cf. E 850,
813.
484 EE 17.
485 C I, 67.
486 HR 684.
487 ES 227.

78
des hommes»488, que «jamais l'individu n'a été plus seul devant la machine
à fabriquer le mensonge»489. Lorsqu'on se retire de la fraternité humaine,
alors on ajoute à l'abandon et à la solitude du monde: «Ce sentiment de
solitude qu'on éprouve authentiquement, il vient peut-être de ce qu'on
délaisse les hommes et qu'on s'adresse à ce qui ne peut pas répondre, c'est-
à-dire à soi-même ou à quelque puissance inconnue. On est toujours seul
quand on déserte l'homme»490.

5. L'exil et Dieu

Cette «puissance inconnue» dont il vient d'être question, ne peut pas


répondre. Est-ce parce qu'elle n'existe pas, ou parce qu'elle se tait? Il
semble qu'elle existe, mais qu'elle se taise, laissant l'homme condamné à
l'exil et au mal. C'est la position de Martha dans Le Malentendu qui devait
s'intituler d'abord: «Budejovice (ou Dieu ne répond pas)»491; Martha exilée
refuse ce Dieu muet: «Je ne lèverai pas les yeux pour implorer le ciel... Oh!
je hais ce monde où nous en sommes réduits à Dieu. Mais moi, qui souffre
d'injustice, on ne m'a pas fait droit; je ne m'agenouillerai pas. Et privée de
ma place sur cette terre, rejetée par ma mère, seule au milieu de mes
crimes, je quitterai ce monde sans être réconciliée»492. Le vocabulaire
religieux de La Peste, de L’Etat de Siège, de tous les exilés, parle de
«punition collective»493, de «malédiction divine»494. Le curé de Cadix

488 RR 1693.
489 C I, 168.
490 Lettre à Guy Dumur, cit., II, 1670.
491 C II, 45.
492 Mal 171.
493 P 1321.
494 L'incroyant et les chrétiens, cit., II, 373. Id., C II, 159.

79
affirme que c'est Dieu qui châtie pour le péché mortel495, et le P. Paneloux
dans La Peste a la même position496. Pour Camus ces explications sont
inacceptables. Il les réfute par la bouche du Chœur: «Nous sommes seuls,
la Peste et nous! ... Frères, cette détresse est plus grande que notre faute,
nous n'avons pas mérité cette prison! Notre cœur n'était pas innocent, mais
nous aimions le monde et ses étés: ceci aurait dû nous sauver! Les vents
sont en panne et le ciel est vide»497.
Mais si Camus rejette l'explication religieuse, il n'en demeure pas
moins que sa pensée philosophique en est influencée. Dieu serait-il l'auteur
injuste de notre condition d'exilé? Car il y a plus dans le concept d'exilé que
dans celui d'étranger. Un exilé est, au sens propre, celui qui est condamné à
vivre hors de son pays, pour une faute importante; en langage
philosophique transposé, l'exilé métaphysique est condamné à vivre dans
un monde qui n'est pas le sien originellement. Dans le cas de l'homme, qui
serait l'auteur de son exil dans le monde? Camus n'affirme pas
explicitement que ce soit Dieu, mais des textes vont dans ce sens; des
révoltés métaphysiques attribueront à Dieu l'injustice de la condamnation
au mal et à la mort.
Si l'homme camusien est un orphelin, un abandonné, et plus, un
condamné, il lui restera la solution de s'allier aux autres hommes pour
diminuer son destin dans l'univers: «Je ne suis pas un orphelin sur la terre
tant que cet homme existe»498. Dieu ne peut pas combler cette solitude:
«Dieu ne lui servait de rien, qu'à l'ôter aux hommes et à la rendre seule»499.

495 «A l'église, à l'église! Voici que la punition arrive, Le vieux mal est sur la ville!
C'est lui que le ciel envoie depuis toujours aux cités corrompues pour les châtier à
mort de leur péché mortel» (ES 207).
496 «Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité» (P
1296).
497 ES 227.
498
499 EE 17. C II, 288, citant Gorki.

80
L'homme camusien est un condamné à mort. C'est la seconde
caractéristique de la condition humaine métaphysique qu'il nous faut
maintenant aborder.

III. Condition de condamné à mort


De par sa nature, ou en vertu d'une condamnation inconnue,
l'homme est un condamné à mort. «Le monde du condamné à mort», tel
serait le titre possible d'un essai sur Camus500. La vie personnelle de
Camus a été dominée par la mort, à laquelle il a été éveillé très tôt par la
maladie: «la sensation de la mort qui désormais m'est familière... Pressentir
la mort à la simple vue d'un mouchoir rempli de sang»501. Son goût pour la
vie était stimulé par la mort: «Toute mon horreur de mourir tient dans ma
jalousie de vivre»502. Son oeuvre d'artiste en est imprégnée: «Dans le
monde de la condamnation à mort qui est le nôtre, les artistes témoignent
pour ce qui dans l'homme refuse de mourir»503. Et il affirme que l'œuvre
d'art vraiment tragique «sera tout entière soufflée par la mort»504. Ses écrits
tournent autour de cette mort sous toutes ses formes: suicide, meurtre,
peine de mort, et sur tout ce qui y mène: guerres, violences, dictatures,
injustices.

500 Rachel Bespaloff, Esprit, janvier 1970.


501 C II, 89.
502 N 64.
503 Allocution Le Témoin de la liberté, novembre 1948, II, 406.
504 C I, 120.

81
1. L'ordre du monde: la mort

«L'ordre du monde est réglé par la mort»505, c'est une vérité qui se
répercute dans La Peste et dans L'État de Siège, symboles l'une de la
condition métaphysique, l'autre de la condition historique de l'homme. Le
monde est le lieu où on assiste à «la mise à mort universelle»506, y est-il
dit. L'Homme révolté définit ainsi la situation humaine: «La peine de mort
généralisée définit la condition des hommes»507; et encore: «cette
condition (est) régie par la peine de mort généralisée»508; et aussi: nous
sommes dans le «monde des condamnés à mort»509. Ca1igu1a n'a qu'un
long cri d'indignation contre cette misère congénitale à laquelle il a été
éveillé par la disparition de sa sœur510.

2. Angoisse de la mort

La «crainte de la mort»511 poursuit les humains. Camus ou ses


personnages ont les qualificatifs suivants à l'égard de la mort: elle est «le
suprême abus»512, «le désastre final»513, «la déchéance dernière»514, «un
accident»515, «un affreux arrachement»516, «une aventure horrible et

505 P 1323.
506 ES 196.
507 HR 436.
508 HR 508.
509 HR 509.
510 «Cette mort... est le signe d'une vérité...: les hommes meurent et ils ne sont
pas heureux» (Cal 16).
511 C II, 128.
512 MS 168.
513 C II, 293.
514 HR 425.
515 C II, 146.
516 Mal 160.

82
sale»517, «l'échec dernier»518. C'est pourquoi les hommes en ont peur.
Réfutant les arguments de la peine de mort légalisée, dans Réflexions sur la
guillotine, Camus présente l'instinct de vie comme étant le plus profond
dans l'homme: «La privation de la vie est certainement la peine suprême et
devrait susciter en eux (les criminels) un effroi décisif. La peur de la mort,
surgie du fond le plus obscur de l'être, le dévaste; l'instinct de vie, quand il
est menacé, s'affole et se débat dans les pires angoisses... (Il est) un des
ressorts les plus mystérieux et les plus puissants de la nature humaine»519.
Les textes sur l'angoisse de la mort sont nombreux chez Camus520.
L'Etranger développe l'idée qu'elle est inhérente à la vie humaine521. On ne
peut lui échapper, elle arrive irrémédiablement: «Il y a une fatalité unique
qui est la mort et en dehors de quoi il n'y a plus de fatalité»522. Et chacun
meurt seul, ce qui accroît le drame: «l’un des privilèges atroces de la
condition humaine était de mourir seul»523. On est «sans défense contre la
mort»524, elle termine la vie sans retour525.

3. Absurdité de la mort

La mort était une des découvertes de l'homme lucide faisant


conclure à l'absurdité générale du monde. Elle est en contradiction avec le

517 N 63.
518 C 11, 50.
519 RG 1032.
520 C I, 92, C I, 156; C II, 128, 259, 243. «Ce dur tête-à-tête avec la mort, cette
peur physique de l'animal qui aime le soleil» (N 64). C II, 128, 259.
521 «Il me faudrait quand même en venir là. Du moment qu'on meurt, comment et
quand, cela n'importe pas, c'était évident» (Etr 1206).
522 C 1, 171.
523 P, Extrait des Carnets, I, 1956. La solitude dans la mort est un autre thème: On
«meurt seul, après avoir vécu en foule» (N 73). EE 35.
524 N 74. L'homme a «un destin dont seule l'issue est fatale. En dehors de cette
unique fatalité de la mort, tout, joie ou bonheur, est liberté» (MS 192).
525 RG 1035.

83
désir naturel de vivre: «Cette idée que 'je suis', ma façon d'agir comme si
tout a un sens, ... tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par
l'absurdité d'une mort possible»526. Elle retire de la vie qui est la seule
valeur, et «plus la vie est exaltante et plus absurde est l'idée de la
perdre»527. L'amour de Don Juan ne trouve de fin que dans l'ultime
contradiction qui est la mort528. On court vers la mort, l'amour aussi529; les
œuvres mêmes de l'homme lui sont destinées: «Rien ne dure du conquérant
et pas même ses doctrines. Au bout de tout cela, malgré tout, est la
mort»530; elle est aussi irréparable pour le comédien531, pour tout créateur
en général: «La mort du créateur... ferme son expérience et le livre de son
génie»532.
Absurde aussi, car elle ne distingue ni bien ni mal, elle est la fatalité
par excellence533. Absurde encore, car elle n'ouvre sur rien. Sur ce point,
Camus sera toujours constant: pas d'immortalité; même quand il imagine
Dieu, c'est sans l'immortalité humaine534. C'est la certitude d'une «mort
sans espérance»535. «L'absurde m'éclaire sur ce point: il n'y a pas de
lendemain»536, «plus rien... n'est vanité sinon l'espoir d'une autre vie»537.
L'Etranger a parfois souhaité cette autre vie, mais il avoue que cela lui est

526 MS 140.
527 MS 210. Il faut que tout doive mourir un jour (MS 158), on n'y échappe pas: «il
n'est rien de vrai que la mort» (ES 214). Meursault en est conscient: «J’étais sûr de
moi, ... sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir» (Etr 1210).
528 MS 154.
529 C II, 325.
530 MS 167.
531 MS 162.
532 MS 190.
533 HR 458.
534 C II, 21.
535 C II, 50.
536 MS 141.
537 MS 153.

84
aussi indifférent que de souhaiter avoir une bouche mieux faite538. La mort
est inutile et sans avenir539, elle est un «sommeil sans rêves... un long
dormir»540. Camus affirme surtout cette certitude de la non existence de
l'immortalité, et il s'y maintiendra toujours: «Il ne me plaît pas de croire
que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je
ne dis pas que c'est un pas qu'il faut franchir: mais que c'est une aventure
horrible et sale»541. Devant elle, même des croyants peuvent perdre la
foi542, ou se dire chrétiens sans croire à la survie543. D'ailleurs, espérer une
autre vie serait un péché: «S'il y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être
pas tant d'en désespérer que d'espérer une autre vie, et se dérober à
l'implacable grandeur de celle-ci»544.
Absurde encore la mort de Camus lui-même, comme le remarque
Sartre545. «La fin dernière, attendue mais jamais souhaitée, la fin dernière
est méprisable»546.

4. La mort et Dieu

Les textes des révoltés qu'apporte Camus, et les affirmations de


Camus lui-même, sont explicites: Dieu est l'auteur de la mort. Il y a un

538 Etr 1209.


539 C II, 68.
540 Mal 160.
541 N 63.
542 C I, 53, 213. Dans La Peste le Père Paneloux finissait en «cas douteux» (P
1410).
543 MS 188.
544 N 76.
545 «Le scandale particulier de cette mort, c'est l'abolition de l'ordre des hommes
par l'inhumain... L'accident qui a tué Camus, je l'appelle scandale, parce qu'il fait
paraître au cœur du monde humain l'absurdité de nos exigences les plus
profondes... Pour tous ceux qui l'ont aimé, il y a dans cette mort une absurdité
insupportable» (J.-P. Sartre, dans Les critiques de notre temps et Camus, Garnier,
1970, pp. 171-172).
546 MS 157.

85
virage: Dieu n'est plus inexistant, mais il existe et est Cause de cette
injustice et il se tait face à elle. Ce n'est plus l'inexistence, mais le silence et
l'injustice de Dieu: «Puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-
être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de
toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers le ciel où il se
tait»547. Caligula avait constaté que tous étaient des condamnés à mort; il
s'essaiera à créer un ordre contraire, mais n'y réussissant pas, il voudra alors
imiter les auteurs de cette condition de mort: «il n'y a qu'une façon de
s'égaler aux dieux: il suffit d'être aussi cruel qu'eux»548, et il se mettra à
tuer à son tour: «j'ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux»549.
Dieu est comme Zeus: si une colombe tombe sur le rocher, il en crée une
autre pour que le nombre soit complet550. C'est cette méchanceté ou
indifférence de Dieu que tous les révoltés rapportés par Camus accuseront,
et, à ce titre, ils concluront à son injustice ou à son inexistence. Peut-on
parler alors de la 'grâce' de Dieu? Camus donne sa position dans ses
Carnets: «La grâce? Nous devons servir la justice parce que notre
condition est injuste, ajouter au bonheur et à la joie parce que cet univers
est malheureux. De même, nous ne devons pas condamner à mort puisqu'on
a fait de nous des condamnés à mort. Le médecin, ennemi de Dieu: il lutte
contre la mort»551. Il n'est pas nécessaire de citer tous les révoltés de
l'Histoire avec lesquels Camus s'insurge. Nous les reverrons dans la révolte
contre Dieu552. Retenons l'argument des Romantiques face à la mort: «La
mort est (avec le péché) l'enfant de Satan... La fatalité exclut les jugements
de valeur. Elle les remplace par un 'C'est ainsi' qui excuse tout, sauf le

547 P 1323.
548 Cal 67.
549 Cal 69.
550 C II, 22.
551 C II, 129. Sur le thème médecine-religion: C II, 69, 121; P 1398, 1406.
552 Pp. 118ss.

86
Créateur, responsable unique de ce scandaleux état de fait»553. Dieu n'étant
d'aucune utilité, il faudra que les hommes prennent sa relève. Mais
réussiront-ils mieux avec leur nihilisme? Ils tenteront de «commettre le
mal, par nostalgie d'un bien impossible»554, comme Caligula; «ce noir
esprit du mal qu'irrite l'innocence suscitera ainsi une injustice humaine
parallèle à l'injustice divine. Puisque la violence est à la racine de la
création, une violence délibérée lui répondra»555.
Nous avons traité en section spéciale le problème de la mort, vu son
importance chez Camus. Il fait cependant partie du problème du mal en
général, que nous abordons comme dernière caractéristique de la condition
métaphysique de l'homme selon Camus.

IV. Condition d'homme livré au mal


Le mal est le problème central chez Camus, et pose le problème de
l'existence de Dieu. Il n'était pas traité directement dans les oeuvres de
l'absurde556, mais l'est dans les œuvres de la révolte. Moins préoccupé d'y
trouver une explication métaphysique, Camus cherche davantage une
conduite face à lui. Nous suivrons la distinction établie dans son Diplôme
d'études supérieures557 qui se retrouve dans le contenu de ses œuvres de
maturité: «Encore faut-il distinguer... le mal naturel (misère de notre

553 HR 458.
554 HR 459.
555 Ib.
556 Sauf allusion dans une page du Mythe (MS 140).
557 PA, II, 1224-1313. Des études de M. Viggiani (Commentaires, II, 1223),
concluent que le titre exact était: Métaphysique chrétienne et Néoplatonisme,
adopté par la Pléiade. Mais le contenu du travail serait davantage en accord avec le
titre d'une dactylographie possédée par Mme Camus: Hellénisme et Christianisme,
Plotin et saint Augustin. Dans ce travail d'étudiant, nous retrouvons déjà ce qui sera
le déchirement de Camus, partagé entre l'hellénisme et le christianisme: «La vérité,
c'est que c'est un destin bien lourd que de naître sur une terre païenne en des
temps chrétiens. C'est mon cas. Je me sens plus près des valeurs du monde
antique que des chrétiennes» (Int., cit., II, 1343).

87
condition, tragique des destinées humaines) et le mal moral, c'est-à-dire le
Péché»558. Distinction présente aussi chez Augustin, pour lequel Camus a
eu admiration559. Distinction donc entre mal métaphysique, indépendant de
notre volonté, et mal moral, mais en tant que présent involontairement à la
racine même de la volonté humaine.

1. Le mal métaphysique

Il est généralisé dans le monde et dans l'homme. Pour Camus, il est


avant tout absence d'unité et d'explication, avant même de s'incarner dans le
mal physique ou psychologique.

a) Absence d'unité

Bien et mal se définissent en termes d'unité et de division560: Nous


avons «appris à dire qu'il y a un bien et un mal, que le bien est unité, le mal
déchirement, que nous sommes seulement en marche vers ce bien sans être
sûrs de l'atteindre, qu'en attendant sur toutes les limites de l'homme la
compassion doit venir témoigner de notre ignorance»561.
- La vie personnelle de Camus souffre de cette absence d'unité: «Je
suis loin du bien et j'ai soif d'unité. Cela est irréparable»562; «Il y a en moi
une anarchie, un désordre affreux»563; «Je peux tout nier de cette partie de

558 PA 1297.
559 «Le seul grand esprit chrétien qui ait regardé en face le problème du mal, c'est
saint Augustin. Il en a tiré le terrible 'Nemo Bonus'. Depuis, le Christianisme s'est
appliqué à donner au problème des solutions provisoires» (C II, 179).
560 C'est là une influence de Plotin, un des philosophes que Camus a étudié.
561 HR, manuscrit, Notes et variantes, II, 1660.
562 C II, 74.
563 C II, 303.

88
moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir d'unité»564. On
comprend que cela puisse inviter à la mort: «Il y a des heures où je ne crois
pas pouvoir supporter plus longtemps la contradiction. Quand le ciel est
froid et que rien ne nous soutient dans la nature... Ah! mieux vaut mourir
peut-être»565.
- Le monde est sous le signe de la division. «En lui, et hors de lui,
l'homme ne peut rencontrer au départ que le désordre et l'absence
d'unité»566, «le souci fondamental est le besoin d'unité»567, et
«l'insurrection contre le mal demeure, avant tout, une revendication
d'unité»568. Nous sommes dans «un monde où la dispersion est la
règle»569; nous pouvons tout y réfuter, sauf le chaos et l'anarchie570. La
nostalgie d'unité était le drame de l'absurde571, et la raison est impuissante
à refaire l'unité entre elle et ce monde572. Quand les hommes voudront
refaire le monde, ce sera sous le signe de l'unité: «Il est... juste de dire que
l'homme a l'idée d'un monde meilleur que celui-ci. Mais meilleur ne veut
pas dire alors différent, meilleur veut dire unifié. Cette fièvre qui soulève le
cœur au-dessus d'un monde éparpillé, dont il ne peut cependant pas se
déprendre, est la fièvre de l'unité. Elle ne débouche pas dans une médiocre
évasion, mais dans la revendication la plus obstinée»573. C'est au nom de ce

564 MS 136.
565 C II, 183.
566 Int., Revue du Caire, 1948, II, 381.
567 C II, 57.
568 HR 509.
569 C II, 19.
570 MS 136.
571 MS 110.
572 «Ces deux certitudes, mon appétit d'absolu et d'unité et l'irréductibilité de ce
monde à un principe rationnel et raisonnable, je sais encore que je ne puis les
concilier» (MS 136).
573 HR 666.

89
besoin d'unité que les hommes voudront «l'unification finale du monde»574,
comme le communisme par exemple, même si c'est au prix de la
destruction des libertés et des vies, nous le verrons dans la condition
historique de l'homme: «L'exigence d'unité, déçue par la Création, se
satisfait à toute force dans un microcosme. La loi de la puissance n'a jamais
la patience d'atteindre l'empire du monde. Il lui faut délimiter sans tarder le
terrain où elle s'exerce, même s'il faut l'entourer de barbelés et de
miradors»575. L'art lui-même voudra créer un monde unifié576.
- L'homme aussi est divisé psychologiquement, moralement,
ontologiquement. Nous avons vu que c'était là une découverte que faisait
l'homme lucide, découverte qui le faisait conclure à l'absurde577. L'homme
est impuissant à unifier ses connaissances, le monde et lui-même. La vie
psychologique est divisée, les actes se suivent sans qu'une synthèse puisse
se faire. «Nul homme ne peut dire ce qu'il est»578, ni faire le décompte de
ce qu'il vaut: «à trente ans, un homme devrait se tenir en main, savoir le
compte exact de ses défauts et de ses qualités, connaître sa limite, prévoir
sa défaillance - être ce qu'il est»579. Il n'est personne qui ne s'épuise à
«chercher les formules ou les attitudes qui donneraient à son existence
l'unité qui lui manque»580. Et puis il y a encore ce «dégoût nauséeux -de
cet éparpillement dans les autres»581. Ceux-ci sont aussi divisés:
«apercevant ces existences du dehors, on leur prête une cohérence et une
unité qu'elles ne peuvent avoir, en vérité, mais qui paraissent évidentes à
l'observateur. Il ne voit que la ligne de faîte de ces vies, sans prendre

574 HR 592.
575 HR 452-453.
576 HR 659. Ce sera la tentative de l'art révolté, ch. IV de HR, 655ss.
577 P. 24.
578 E 861.
579 C II, 139.
580 HR 665.
581 C II, 135.

90
conscience du détail qui les ronge. Nous faisons alors de l'art sur ces
existences»582. Parvenu à l'absurde, un homme s'aperçoit que «le vrai
problème, même sans Dieu, est le problème de l'unité psychologique... et la
paix intérieure. Il s'aperçoit aussi que celle-ci n'est pas possible sans une
discipline difficile à concilier avec le monde»583.

b) Absence d'explication

L'homme a un droit naturel aux explications, en vertu de son


intelligence. L'absence d'explication est donc le mal par excellence de
l'intelligence. «Aux yeux du révolté, ce qui manque à la douleur du monde,
comme aux instants de son bonheur, c'est un principe d'explication»584. La
souffrance des innocents est un scandale pour la raison: «s'il est juste que le
libertin soit foudroyé, on ne comprend pas la souffrance de l'enfant»585;
«ce n'est pas la souffrance de l'enfant qui est révoltante en elle-même, mais
le fait que cette souffrance ne soit pas justifiée. Après tout, la douleur,
l'exil, la claustration, sont quelquefois acceptés quand la médecine ou le
bon sens nous en persuadent»586. Camus reprend ce problème de la
souffrance des innocents, après Dostoïevski. Il donne des descriptions
poignantes de la mort du jeune Othon, dans La Peste587.
Une des découvertes de l'absurde était le fait que nous étions
étrangers à la vérité. D'une part, l'intelligence fait la dignité de l'homme et
le différencie des autres êtres: «c'est elle qui m'oppose à toute la

582 HR 664.
583 C II , 19.
584 HR 509.
585 P 1402.
586 HR 509.
587 P 1392ss. De même pour la souffrance de Tarrou, P 1457.

91
création»588. Mais dès qu'elle est face à la réalité, c'est le divorce: «Je veux
que tout me soit expliqué ou rien. Et la raison est impuissante devant ce cri
du cœur. L'esprit éveillé par cette exigence cherche et ne trouve que
contradictions et déraisonnements. Ce que je ne comprends pas est sans
raison. Le monde est peuplé de ces irrationnels. A lui seul dont je ne
comprends pas la signification unique, il n'est qu'un immense irrationnel.
Pouvoir dire une seule fois: 'cela est clair' et tout serait sauvé»589. Mais
non, il n'en est rien, et nous sommes aux prises avec cet «absurde chagrin
de vivre sans comprendre»590. Le sens de l'univers, comme il a été vu en
conclusion à l'absurde, n'est pas donné, pour Camus. Existe-t-il? N'existe-t-
il pas? Cela ne change rien, si on ne peut le connaître: «Je ne sais pas si ce
monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens
et qu'il m'est impossible pour le moment de le connaître. Que signifie pour
moi une signification hors de ma condition? Je ne puis comprendre qu'en
termes humains»591. Il en est de même pour le sens de l'existence, «la plus
pressante des questions»592. L'esprit souffre donc de ne pouvoir trouver la
cause ultime de tout, pour Camus: «l'esprit qui cherche à comprendre la
réalité ne peut s'estimer satisfait que s'il la réduit en termes de pensée... Si
la pensée découvrait dans les miroirs changeants des phénomènes, des
relations qui les puissent résumer et se résumer elles-mêmes en un principe
unique, on pourrait parler d'un bonheur de l'esprit»593. Mais il n'en est rien.

588 MS 136.
589 MS 117.
590 Dédicace à René Char, II, 1825.
591 MS 136.
592 MS 99.
593 Ms 110.

92
2. Le mal moral

L'expérience enseigne que tout homme est partagé entre le bien et le


mal, qu'il est incapable de toujours faire le bien. Cette présence du mal à la
racine de la volonté humaine, antérieurement à toute action libre, est
inexplicable. Camus reprend la formule paulinienne et l'applique au cas du
révolté: «Le révolté ne peut donc trouver le repos. Il sait le bien et fait
malgré lui le mal»594. Il se proposait un essai sur ce thème595. Tout homme
est double, à l'exemple de Clamence: «après de longues études sur moi-
même, j'ai mis au jour la duplicité profonde de la créature. J'ai compris
alors, à force de fouiller dans ma mémoire, que la modestie m'aidait à
briller, l'humilité à vaincre et la vertu à opprimer»596. La conduite pratique
ne suit pas nécessairement les connaissances éthiques: «J'ai vu des gens
mal agir avec beaucoup de morale»597.
De par sa nature, l'homme est aussi capable de bien, et c'est à lui
que Camus s'en remettra pour redresser le monde et l'Histoire puisque Dieu
est incapable de le faire. Camus recherchera même comment on peut être
«un saint sans Dieu»598. Mais cela ne l'empêche pas de constater que
«chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au
monde n'en est indemne... Ce qui est naturel, c'est le microbe»599. Ce qui
explique que «beaucoup de ces honnêtes gens sont des criminels qui
s'ignorent»600. Il s'agit seulement que les occasions se présentent pour que
la bête se réveille: «Si le pouvoir vous était donné, ... vous le verriez se

594 HR 689.
595 «Plus tard écrire essai, sans un égard ni une réserve, sur ce que je sais être
vrai (faire ce qu'on ne veut pas, vouloir ce qu'on ne fait pas)» (C II, 305).
596 Ch 1518.
597 MS 149.
598 P 1427. Nous le verrons dans l'éthique camusienne (pp. 200ss).
599 P 1425-1426.
600 RG 1029. «Le meurtre est dans la nature de l'homme» (Ib., 1038).

93
déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous»601. L'homme
peut faire le mal volontairement, nous n'avons qu'à regarder «tous les
hommes et leur sale méchanceté, leurs haines inlassables, leur folie du
sang»602. Le spectacle nous en sera donné dans la condition historique des
hommes. Mais, ce qui est plus douloureux, c'est de faire le mal
involontairement: «déchirement d'avoir accru l'injustice en croyant servir la
justice»603. Tel Tarrou: «J'ai appris que j'avais indirectement souscrit à la
mort de milliers d'hommes, que j'avais même provoqué cette mort en
trouvant bons les actions et les principes qui l'avaient fatalement
entraînée»604. Clamence dira même que le Christ avait inconsciemment fait
le mal en provoquant le massacre des Saints Innocents, il parlera de son
«crime innocent»605. Pour en arriver à la justice, au bien, il semble même
que le révolté doive passer par l'injustice comme moyen606. - Si donc on
porte en soi la racine du mal, si «tout homme est un criminel qui
s'ignore»607, où en trouver la cause?

3. Le mal et Dieu

Camus ne trouve pas de réponse: «Nous sommes devant le mal. Et


pour moi, il est vrai que je me sens un peu comme cet Augustin d'avant le
christianisme qui disait: 'Je cherchais d'où vient le mal et je n'en sortais
pas»608. «L'obstacle infranchissable me paraît être en effet le problème du

601 C I, 43.
602 ER 1615.
603 C II, 250.
604 P 1424.
605 Ch 1533.
606 Nous en verrons le problème, pp. 134-135.
607 HR 645.
608 Exposé aux Dominicains, L'incroyant et les chrétiens, 1948, II, 374. Ib. , PA
1295.

94
mal»609. C'est pourquoi Camus en demeure à la constatation déchirante: «Il
faut payer et se salir à l'abjecte souffrance humaine. Le sale, répugnant et
visqueux univers de la douleur»610.

a) Le mal métaphysique

Face au mal métaphysique (absence d'unité et d'explication,


présence de la souffrance et de la mort), Camus pose l'innocence humaine,
et avec les révoltés, en attribue la cause à Dieu, «Dieu le père de la mort et
le suprême scandale»611. Contradiction apparemment, puisqu'il hésite entre
l'affirmation et la négation de l'existence de Dieu.
- Innocence de l'homme. «Il y a un mal, sans doute, que les hommes
accumulent dans leur désir forcené d'unité. Mais un autre mal est à l'origine
de ce mouvement désordonné. Devant ce mal, devant la mort, l'homme au
plus profond de lui-même crie justice»612. Tous les personnages de Camus,
et Camus lui-même, affirment ne pas avoir mérité cette condition d'exilé
dans un monde soumis à la mort et à la souffrance. Et cela, même s'ils sont
traités en coupables: «Le mal que vous m'avez fait est trop grand, trop
grand le mal que je vous ai fait pour qu'il soit volontaire. Pour ne pas se
haïr soi-même, il faudrait se déclarer innocent, hardiesse toujours
impossible à l'homme seul; son empêchement est qu'il se connaît. On peut
au moins déclarer que tous sont innocents, quoique traités en coupables.
Dieu, alors, est le criminel»613, comme Caligula qui veut l'imiter et déclare
tous les citoyens coupables du seul fait qu'ils sont ses sujets614. Mais ils

609 Int., La Revue du Caire, 1948, II, 380.


610 C I, 233.
611 HR 436.
612 HR 706.
613 HR 492. (Position des poètes révoltés.)
614 Cal 46.

95
protestent avec Diego: «Nous sommes innocents»615, «il (Dieu) n'a jamais
eu le droit de son côté, car le droit... est du côté de ceux qui souffrent»616.
- Rejet de la «culpabilité collective». Camus a rencontré, comparant
l'hellénisme et le christianisme dans son Diplôme, la notion religieuse du
'péché originel' de la théologie chrétienne. Selon cette position, une faute
initiale aux origines de l'humanité aurait entraîné comme conséquence le
désaccord entre l'homme et l'univers, entre l'homme et ses semblables, et
aurait instauré le déséquilibre à l'intérieur même de l'homme. En termes
camusiens, ce désaccord se dit «divorce». Mais, dans ce Diplôme, Camus
rejetait cette conception de 'faute originelle' en même temps que la
nécessité de la grâce pour rétablir l'harmonie: «La grâce divine est ici
absolument arbitraire: l'homme doit seulement faire confiance à Dieu»617.
Cependant, il est indéniable que cette conception religieuse a
influencé sa pensée et qu'elle se retrouve sous-jacente à la philosophie de
l'absurde où le monde est en état de péché mais sans Dieu, selon
l'expression camusienne618. De même pour l'Histoire: «L'esprit
révolutionnaire refuse le péché originel. Ce faisant, il s'y enfonce. L'esprit
grec n'y pense pas. Ce faisant, il y échappe»619. «Le prêche (du P.
Paneloux) rendit plus sensible à certains l'idée, vague jusque-là, qu'ils
étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement
inimaginable»620. Mais Rieux proteste: «j'ai trop vécu dans les hôpitaux
pour aimer l'idée de punition collective»621.

615 ES 249.
616 ES 255-256.
617 PA 1298. On voit ici l'amorce de sa position face au 'saut' en Dieu des
existentiels.
618 MS 128; p. 19.
619 C II, 339.
620 P 1301.
621 P 1321.

96
Et la souffrance des innocents demeure un scandale, avec ou sans
Dieu: «L'injustice et la souffrance demeureront, et, si limitées soient-elles,
elles ne cesseront pas d'être le scandale»622 pour l'intelligence humaine.
Surtout la souffrance des enfants, comme celle du jeune Othon: «la douleur
infligée à ces innocents n'avait jamais cessé de leur paraître ce qu'elle était
en vérité, c'est-à-dire un scandale»623. La théologie elle-même n'enlève rien
au problème; le Christ a été broyé injustement: «Jésus frustré n'est qu'un
innocent de plus, que les représentants du Dieu d'Abraham ont supplicié
spectaculairement»624.

b) Le mal moral

Innocent quant au mal métaphysique, l'homme est à la fois innocent


et coupable en ce qui concerne le mal moral; innocent face à la présence du
mal à la racine de la volonté, coupable quant au mal déchaîné par la liberté.
- Innocence de l'homme. Elle est double. D'abord celle du
déséquilibre de la volonté. Pourquoi l'homme peut-il faire le mal? Déjà
dans son Diplôme, Camus s'était penché sur Augustin et le problème du
péché originel cause de ce mal: «Nous avons d'abord perdu la liberté du
'posse non peccare'. Nous dépendons de la grâce divine»625. Mais il rejette
cette position théologique, lui préférant celle des Pélagiens626 ou des
Grecs: «Dieu n'étant qu'une plus haute science, le surnaturel n'existe pas:
tout l'univers se centre autour de l'homme et de son effort. Si donc le mal

622 HR 706.
623 P 1394.
624 HR 446.
625 PA 1301.
626 Ils font davantage confiance à l'homme: «d'une façon générale elle (cette
doctrine) fait confiance à l'homme et répugne aux explications par l'arbitraire divin.
C'est aussi un acte de foi dans la nature et l'indépendance de l'homme... Surtout,
c'était déclarer l'indépendance de l'homme à l'égard de Dieu et nier ce besoin
constant du créateur qui est au fond de la religion chrétienne» (PA 1300).

97
moral est une ignorance ou une erreur, comment insérer dans cette attitude
les notions de Rédemption et de Péché?»627. Le Mythe soutient face au mal
libre cette position d'innocence, parlant plus d'ignorance que de faute. «On
voudrait lui (l’homme absurde) faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent
innocent. A vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. C'est
elle qui permet tout»628. Mais Camus y annonçait aussi les limites des
œuvres de la révolte: «Je pars ici du principe de son innocence. Cette
innocence est redoutable... Tout est permis ne signifie pas que rien n'est
défendu»629. Et il liait le problème de la liberté face au mal à celui de Dieu:
«Devant Dieu, il y a moins un problème de la liberté qu'un problème du
mal. On connaît l'alternative: ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-
puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables,
mais Dieu n'est pas tout-puissant. Toutes les subtilités d'écoles n'ont rien
ajouté ni soustrait au tranchant de ce paradoxe»630. C'est là la position du
Mythe. Mais L'Homme révolté fait progresser sur la position du Mythe:
l'homme est responsable du mal qu'il déchaîne volontairement et ses actes
ne sont pas seulement des erreurs, mais des fautes.
- Culpabilité de l'homme. «J'ai vécu toute ma jeunesse avec l'idée
de mon innocence, c'est-à-dire avec pas d'idée du tout. Aujourd'hui ...»631.
«Sans prétention à une impossible innocence, elle (la révolte) peut
découvrir le principe d'une culpabilité raisonnable»632. Personne n'est
coupable absolument633 ni innocent absolument634. C'est la leçon de

627 PA 1226.
628 MS 137.
629 MS 149.
630 MS 140.
631 C II, 154. HR 420.
632
633 «Personne n'est coupable absolument, on ne peut donc condamner personne
absolument. Personne n'est coupable absolument 1) aux yeux de la société 2) aux
yeux de l'individu. Quelque chose en lui participe de la douleur» (C II, 221).

98
l'Histoire: «L'homme... n'est pas entièrement coupable, il n'a pas commencé
l'histoire; ni tout à fait innocent puisqu'il la continue»635. L'homme est-il
foncièrement bon ou mauvais? Les textes de Camus vont dans les deux
sens. Mais il affirme davantage que «les hommes sont plutôt bons que
mauvais»636, même si «les hommes sont mauvais et ils ont besoin de
condamnation»637. Le Mythe et L'Etranger optaient pour la bonté
naturelle: Meursault, malgré son meurtre, est foncièrement bon, la faute est
due au soleil aveuglant638; l'homme absurde est innocent, et il consent à
utiliser les conséquences de ses actes mauvais à titre d'expérience
seulement639. Mais L'Homme révolté et La Chute opèrent une transition; le
premier quant au mal social, le second quant au mal personnel. «Les siècles
éclairés, comme on dit, voulaient supprimer la peine de mort sous prétexte
que l'homme était foncièrement bon. Naturellement, il ne l'est pas (il est
pire ou meilleur). Après vingt ans de notre superbe histoire, nous le savons
bien»640. Camus parle des «illusions sur la bonté naturelle de la
créature»641, et reconnaît qu'«en somme, l'Evangile est réaliste, alors qu'on
le croit impossible à pratiquer. Il sait que l'homme ne peut pas être pur»642.

634 «La seule vocation que je me sente, dit Camus, c'est de dire aux consciences
qu'elles ne sont pas sans tache» (C II, 275). Et Caligula ajoute: «Qui oserait me
condamner dans ce monde sans juge, où personne n'est innocent!» (Cal 107).
635 HR 700.
636 P 1326.
637 P 1991.
638 Etr 1168.
639 MS 150.
640 RG 1055.
641 RG 1062. «Juger que l'homme est perfectible est déjà sujet de discussion. Mais
juger, après avoir vécu, que l'homme est bon...» (C II, 337). Clamence dépistera
cette illusion, avec l'ironie, le scepticisme et le cynisme en plus, dans ses analyses
subtiles de la conscience. «Nous ne pouvons affirmer l'innocence de personne,
tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous» (Ch 1531-
1532); il découvre que «nous n'avons ni l'énergie du mal ni celle du bien» (Ch
1518); même Jésus n'était pas entièrement innocent, il se savait «confronté jour et
nuit à son crime innocent» (Ch 1533).
642 C II, 270.

99
Pour Camus, l'homme ne devient pas mauvais au contact de l'Histoire, il
l'est antérieurement à elle. Sur ce point, Camus n'est pas rousseauiste.
Cependant l'homme n'est pas radicalement mauvais non plus. Camus aura
une telle confiance en lui qu'il lui confiera le soin de prendre la relève du
Dieu injuste pour rétablir la justice dans le monde. La vérité, c'est que la
personne humaine est partagée: «Voilà l'honnêteté. Elle fait le mal, croyant
faire le bien»643. Il y a donc évolution chez Camus, mais pas au point d'être
foncièrement pessimiste quant à l'homme: «Je dirai moi que, pessimiste
quant à la condition humaine, je suis optimiste quant à l'homme»644.
«Le communisme spirituel de Dostoïevski c'est: la responsabilité
morale de tous» (C II, 227).
La condition métaphysique était placée sous le signe de l'injustice
de Dieu qui condamnait l'homme à l'exil, à la mort, au mal. La condition
historique de l'homme, dont nous allons entreprendre l'analyse, sera-t-elle
meilleure que la première? Non. Il faudra alors se révolter contre Dieu et
contre l'Histoire injustes, décréter avec les révoltés la mort ou l'impuissance
de Dieu, et affirmer des valeurs pour l'action humaine, valeurs basées sur la
nature humaine. Celle-ci jouera le rôle de transcendance dans une société
sans Dieu. Mais cela suffira-t-il?

B. La condition historique
La condition de l'homme au cours de l'Histoire est placée sous les
mêmes signes d'absurdité, de pessimisme et d'injustice que ceux de la
condition métaphysique. Le mal domine là aussi, sous sa figure généralisée
de violence et de meurtre injustes: «J'ai grandi, avec tous les hommes de

643 C II, 340. Dialogue d'une pièce de théâtre.


644 C II, 160.

100
mon âge, aux tambours de la première guerre et notre histoire, depuis, n'a
cessé d'être meurtre, injustice ou violence»645. Il est à remarquer que
Camus analyse la condition historique de l'homme à partir de l'histoire de
notre époque contemporaine qui n'a fait qu'ajouter au malheur
métaphysique. «L'événement aujourd'hui ne met... pas en question telle
existence nationale ou tel destin individuel, mais la condition humaine tout
entière»646. Epoque qui est «histoire démentielle»647, «convulsion»648.
Camus fait commencer son Homme révolté à partir surtout des révoltés
métaphysiques contre Dieu; Nietzsche avait décrété la mort de Dieu, mais
«Dieu mort, il ne reste que l'histoire et la puissance»649. Le siècle présent
en est l'illustration650. Il faudra plus que l'Histoire.
Voyons la nature de l'Histoire, le rôle que les idéologies y jouent,
ainsi que son contenu.

645 E 865.
646 Int., cit., II, 381.
647 DS, II, 1072.
648 Ib.
649 E 855.
650 «Savez-vous qu'en vingt-cinq ans, de 1922 à 1947, 70 millions d'Européens,
hommes, femmes et enfants, ont été déracinés, déportés ou tués?» (Int., Le
Progrès de Lyon, 1951, II, 726). En d'autres endroits, Camus fait le bilan de
l'Histoire depuis le début du siècle. Il est important de le souligner pour comprendre
ce que Camus entend par «Histoire». Première guerre mondiale (1914-18), le
nazisme en Allemagne (1933), guerre civile d'Espagne (1936), seconde guerre
mondiale (1939-45), épurations russes d'après-guerre, massacres de Sétif (1945),
de Madagascar (1947), guerre de Corée, d'Indochine, d'Algérie, avec tout leur
cortège de morts, de tortures. Au point de vue idéologique, une remise en question,
depuis Nietzsche, Marx, Hegel, des valeurs politiques, sociales, religieuses,
entraînant les souffrances de millions d'hommes, culminant dans l'hitlérisme.

101
I. «L'Histoire»
La condition faite à l'homme par l'homme prend le nom d'Histoire
chez Camus. Mis à part quelques sens mineurs651, ce mot est toujours
péjoratif pour lui: «toujours la même déception devant l'histoire»652, parce
qu'elle est associée au malheur des hommes. Les qualificatifs employés par
Camus la dénoncent: «le cirque de l'histoire»653, «la prison de
l'histoire»654, le «monde infernal»655, «un monde desséché par la
haine»656, «le monde du meurtre»657, «le poids de l'histoire»658, son
«nœud»659, son «épaisseur»660.
L'aspect tragique de la situation historique d'aujourd'hui n'est pas
nouveau, mais il a pris de l'ampleur661. L'Histoire est tragique, parce qu'elle
perturbe d'abord les rapports entre l'homme et la nature: «On ne peut pas
jouir du cri des oiseaux dans la fraîcheur du soir - du monde tel qu'il est.
Car il est recouvert maintenant d'une couche épaisse d'histoire que son
langage doit traverser pour nous atteindre. Il en est déformé. Rien de lui
n'est senti pour lui-même parce qu'à chaque moment du monde s'attache
toute une série d'images de mort ou de désespoir. Il n'y a plus de matin sans
agonies, plus de soir sans prisons et plus de midi sans carnages

651 «L'histoire privée d'un homme» (C II, 175), «L'histoire... du terrorisme russe»
(C II, 270), «une histoire racontée» (C II, 181).
652 C II, 305.
653 Conf., décembre 1957, II, 1079.
654 HR 489.
655 NvNb 334.
656 Allocution, novembre 1948, II, 400.
657 NvNb 351.
658 Allocution, cit., II, 401.
659 Réponses à D'Astier, II, 363.
660 Allocution, cit., II, 405.
661 Int., cit., II, 381.

102
épouvantables»662. Sans aller jusqu'aux guerres destructrices, «le sentiment
de l'histoire a recouvert peu à peu le sentiment de la nature dans le cœur des
hommes... On peut envisager le jour où la silencieuse création naturelle
sera tout entière remplacée par la création humaine, hideuse et fulgurante,
…bruissante d'usines et de trains»663. - Mais le plus douloureux de
l'Histoire, c'est qu'elle perturbe l'homme lui-même et son action: si
«l'Histoire n'est que l'effort désespéré des hommes pour donner corps aux
plus clairvoyants de leurs rêves»664, elle dégénère vers «les crimes de la
raison en marche vers l'empire des hommes»665. «L'histoire est faite par
des puissances de police et des puissances d'argent contre l'intérêt des
peuples et la vérité de l'homme»666. L'homme se trouve «en marche pour
l'empire du monde à travers des meurtres multipliés à l'infini»667, de sorte
que «nous sommes dans un monde où il faut choisir d'être victime ou
bourreau - et rien d'autre»668.

II. Les idéologies


Pour Camus, la racine du mal moderne se trouve dans la raison, qui
ambitionne la domination du monde et justifie tout ce qui y conduit: «Le
malheur est que nous sommes au temps des idéologies et des idéologies
totalitaires, c'est-à-dire assez sûres d'elles-mêmes, de leur raison imbécile
ou de leur courte vérité, pour ne voir le salut du monde que dans leur

662 C II, 118. Ib., E 854- 55.


663 C II, 193.
664 NvNb 346.
665 HR 511.
666 Int., II, 386.
667 HR 511.
668 C II, 141. Allocution, cit., II, 401.

103
propre domination»669. La conséquence en est que les hommes doivent
entrer dans leurs vues de force, en devenant des «silhouettes... traitées
comme des abstractions anonymes»670.

1. La raison faussée

Camus se méfie des philosophes et de leur influence sur


l'Histoire671, Marx et Hegel entre autres, ainsi que leurs successeurs qui
cherchent «l'unité à travers les violences du désespoir ou les fureurs d'une
raison abstraite»672. L'intelligence donne à l'homme sa dignité; mais elle lui
donne un pouvoir qui, dévié, aboutit à l'asservissement de l'homme à la
théorie. «L'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine
et de l'oppression»673. L'expérience démontre que «toute idée fausse finit
dans le sang, mais il s'agit toujours du sang des autres»674. En ce sens,
«Caligula ne prononce pas dans la pièce la seule phrase raisonnable qu'il
eût pu prononcer: un seul être qui pense et tout est dépeuplé»675. Cela se
vérifie dans le cas des guerres, par exemple: «la guerre est venue, puis la
défaite. Vichy nous a appris que la grande responsable était

669
670 Ib., 402.
671 «Sur des centaines de millions d'hommes règne aujourd'hui le gouvernement
des philosophes dont la tradition occidentale a tant rêvé. Mais voilà, les philosophes
n'ont pas la tête qu'on croyait. C'est que, pour régner, la philosophie a dû passer
par la police, et elle y a perdu un peu de son objectivité et de sa bienveillance. Les
deux formes du nihilisme contemporain, bourgeois et révolutionnaire, ont été
lancées par des intellectuels» (Entretien sur la révolte, février 1952, II, 739).
672 HR, Notes et variantes, II, 1660. «Démonstration. Que l'abstraction est le mal.
Elle fait les guerres, les tortures, la violence, etc. Problème: comment la vue
abstraite se maintient en face du mal charnel - l'idéologie face à la torture infligée
au nom de cette idéologie» (C II, 133).
673 DS 1073.
674 Réponses à D'Astier, II, 362. Id., HR, Notes et variantes, II, 1660.
675 C I, 130.

104
l'intelligence»676. Mais Camus précise: «je connais comme tout le monde
les excès de l'intelligence... Mais il s'agit d'une intelligence qui n'est pas la
bonne»677. Quand la raison n'est plus droite, c'est la nuit des dictatures678.

2. La logique historique

L'idéologie dans l'Histoire possède sa logique: «La logique de


l'histoire, à partir du moment où elle est acceptée totalement, la mène, peu à
peu, contre sa passion la plus haute, à mutiler l'homme de plus en plus, et à
se transformer elle-même en crime objectif»679. «Les grandes idées et les
vues sur l'histoire. Dans dix ans les charniers»680. Car, «quand on veut
unifier le monde entier au nom d'une théorie, il n'est pas d'autres voies que
de rendre ce monde aussi décharné, aveugle et sourd que la théorie elle-
même. Il n'est pas d'autres voies que de couper les racines mêmes qui
attachent l'homme à la vie et à la nature»681. Mais Camus le répète: «Ce
n'est pas la logique que je réfute, mais l'idéologie qui substitue à la réalité
vivante une succession logique de raisonnements»682. Un exemple de ce
genre de raisonnements est apporté par ces écrivains qui ont appliqué leur
intelligence à justifier les fusilleurs683. La logique de l'Histoire, c'est encore
de vouloir avoir raison à tout prix, même s'il faut passer sur des cadavres:
«ceux qui prétendent tout savoir et tout régler finissent par tout tuer. Un
jour vient où ils n'ont pas d'autre règle que le meurtre»684. Ils sont à

676 Défense de l'intelligence, cit., II, 315.


677 Ib., 316.
678 Ib.
679 HR 648.
680 C II, 195.
681 Le témoin de la liberté, cit., II, 402.
682 Entretien sur la révolte, février 1952, II, 741.
683 Réponses à D'Astier, cit., II, 352.
684 Réponses à D'Astier, II, 363.

105
l'opposé de ces artistes qui préfèrent se tromper sans assassiner personne,
que «d'avoir raison au milieu du silence et des charniers»685.

3. L'intelligence légitimatrice

Qu'il y ait de la violence, cela est inévitable. Mais qu'elle soit


légitimée rationnellement au nom d'une idéologie, c'est inconcevable.
Camus parlera en ce sens de «la vocation meurtrière de l'intelligence»686.
Elle finit par justifier les moyens employés par la fin visée: «dans les
perspectives du marxisme, cent mille morts ne sont rien, en effet, au prix
du bonheur de centaines de millions de gens»687. Mais, si haute que soit la
fin, elle ne peut permettre «les camps d'esclaves sous la bannière de la
liberté, les massacres justifiés par l'amour de l'homme ou le goût de la
surhumanité»688. L'histoire contemporaine nous offre ces justifications
illégitimes: «notre temps est celui des techniques privées et publiques
d'anéantissement»689, où «l'action n'est plus qu'un calcul en fonction des
résultats, non des principes»690, où «le vainqueur a toujours raison»691.

4. Une idéologie-type

Le racisme hitlérien est un cas exemplaire d'idéologie légitimée par


l'intelligence. Toute nation peut prétendre être supérieure aux autres mais
c'est «ce qu'il y a de plus abject et de plus insensé dans le cœur des

685 Allocution, cit., II, 406.


686 Réponses à D'Astier, II, 362.
687 NvNb 343.
688 HR 413.
689 HR 649.
690 LIR 542.
691 HR 544.

106
hommes»692. Le racisme hitlérien a dépassé les bornes, est devenu «cette
maladie stupide et criminelle»693. L'histoire ne rapporte aucun exemple
d'une doctrine de destruction aussi totale qui ait jamais pu s'emparer des
leviers de commande d'une nation civilisée694. Sa mystique hors de toute
morale instaurait le règne de l'efficacité et du succès à l'état pur. Son
principe, «un seul chef, un seul peuple, signifie un seul maître et des
millions d'esclaves»695. Il n'a rien laissé à son actif après le suicide collectif
qu'il a provoqué: «Pour lui-même, pour son peuple et pour le monde, il
(Hitler) n'a été que suicide et meurtre. Sept millions de juifs assassinés, sept
millions d'Européens déportés ou tués, dix millions de victimes de la
guerre»696 sont son bilan destructeur. Camus dit avoir été l'un des premiers
à répudier un tel régime, «où la dignité humaine était comptée pour rien et
où la liberté devenait une dérision»697. Bref, «Hitler était l'histoire à l'état
pur»698.

III. Le contenu de l'Histoire


«La servitude, l'injustice, le mensonge sont les fléaux... Ces fléaux
sont aujourd'hui la matière même de l'histoire»699. On violente et on tue les
hommes depuis Caïn, mais notre temps est celui où l'on voit davantage
l'instinct de mort à l’œuvre700.

692 Co, 10 mai 1947, II, 323. Camus reproche la même chose aux Français (Ib.,
322).
693 Co, ib., 321.
694 HR 590.
695 HR 587.
696 HR 591.
697 SR, nov. 1939, II, 1380.
698 HR 585.
699 NvNb 350.
700 DS 1073.

107
1. Le meurtre

Camus ouvre ainsi L'Homme révolté: «Il y a des crimes de passion


et des crimes de logique»701. Le meurtre de passion est condamnable, mais
excusable; l'amant qui tue peut invoquer l'excuse de l'amour: «cela suppose
la force de l'amour, et le caractère. La force d'amour étant rare, le meurtre
reste exceptionnel et garde alors son air d'effraction»702, parce que le
meurtrier a des excuses dans les passions de la nature703. Mais c'est contre
le meurtre rationnel que Camus s'élève: nous vivons dans «un monde où le
meurtre est légitimé et où la vie humaine est considérée comme futile»704,
dit-il dans Ni victimes ni bourreaux. Dans L'Homme révolté, il reprend:
«Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos
criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l'excuse de
l'amour. Ils sont adultes, au contraire, et leur alibi est irréfutable: c'est la
philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en
juges»705. On en arrive même à justifier le meurtre de l'enfant par le
sacrifice de l'homme706. Des évêques espagnols bénissent des exécutions
politiques707, des politiciens installés dans leur fauteuil les préparent708.
Dans tous les cas, il s'agit d'un meurtre légitimé par une idée.
Les révolutions pour la plupart prennent leur forme et leur
originalité dans un meurtre, et «quelques-unes ont, de surcroît, pratiqué le
régicide et le déicide»709; là où un opprimé se dresse contre son
oppresseur, le résultat en est le meurtre d'un homme. Mais c'est que la

701 HR 413.
702 Ib.
703 C II, 213.
704 NvNb 333.
705 HR 413.
706 Int., II, 387.
707 Exposé, cit., II, 373.
708 Allocution, novembre 1948, II, 401.
709 HR 518.

108
révolution trahit alors ses origines révoltées, où «l'homme qui haïssait la
mort et le dieu de la mort»710 la donne à son tour. Tant qu'un groupe ne
domine pas le monde, il faut tuer, ou, sinon pour dominer le monde, au
moins pour obtenir justice et liberté. Chaque révolution a été meurtrière.
Dans certains cas, comme Netchaïev, le meurtre a été élevé en principe711.
La révolte cause un problème déchirant. Le révolté s'insurge contre
l'injustice et contre la mort. Mais, pour les faire disparaître, il semble qu'il
doive à son tour tuer. Au niveau de l'absurde, le meurtre ne pouvait pas être
rejeté, mais au niveau de la révolte, il est déchirement. Car il s'agit de
décider s'il est possible de tuer celui, qui qu'il soit, dont nous venons enfin
de reconnaître la ressemblance et de consacrer l'identité712 dans la même
nature humaine. On voit donc que «le seul problème moral vraiment
sérieux, c'est le meurtre. Le reste vient après. Mais de savoir si je puis tuer
cet autre devant moi, ou consentir à ce qu'il soit tué, savoir que je ne sais
rien avant de savoir si je puis donner la mort, voilà ce qu'il faut
apprendre»713.

2. La peine de mort

Elle est une autre sorte de meurtre, même s'il est légalisé. Les
hommes étant déjà condamnés à mort de par leur nature, d'autres hommes
s'arrogent le droit de condamner à leur tour, ajoutant le mal historique au
mal métaphysique. Nous connaissons l'horreur de Camus pour la peine
capitale, qu'il a combattue surtout dans Réflexions sur la guillotine714. Sous
les couverts d'exemple à donner pour éviter la croissance du taux de

710 HR 649.
711 HR 568.
712 HR 685.
713 C II, 172. Camus voulait, semble-t-il, commencer ainsi L'Homme révolté.
714 RG 1018-1064.

109
criminalité, de la justice à satisfaire pour celui qui a été tué, se cache un
meurtre effectif. Camus qualifie la peine capitale de «cancer» dans notre
corps politique715; elle est une souillure sociale716, un «assassinat
administratif»717, un meurtre prémédité718, légalisé719, «une dégoûtante
boucherie»720. On n'hésite pas à présenter communément la peine de mort
comme une regrettable nécessité, qui légitime donc que l'on tue721. Mais,
«aujourd'hui, je partage absolument la conviction de Koestler: la peine de
mort souille notre société et ses partisans ne peuvent la justifier»722. Tuer
dans le paroxysme de la passion, cela se comprend, mais «faire tuer par un
autre dans le calme d'une méditation sérieuse, et sous prétexte d'un
ministère honorable, cela ne se comprend pas», comme l'admettait déjà
Sade723. Et pourtant, l'Histoire l'admet.

3. Le mensonge

«Notre société repose sur le mensonge. Mais la tragédie de notre


génération est d'avoir vu, sous les fausses couleurs de l'espoir, un nouveau
mensonge se superposer à l'ancien»724: on appelle sauveur le tyran, on dit
que la justice peut passer, pour s'établir, par la suppression de la liberté. Ce
qui caractérise notre temps, c'est que «le dialogue, relation des personnes, a

715 RG 1022.
716 RG 1024.
717 RG 1031.
718 RG 1039.
719 RG 1057.
720 RG 1063.
721 RG 1022.
722 RG 1024.
723 HR 451.
724 Int., cit., II, 386.

110
été remplacé par la propagande ou la polémique»725. On camoufle la nature
véritable des choses ou on les appelle autrement que ce qu'elles sont en
réalité; à ce point de vue, «la situation devant laquelle se trouvait Socrate
n'était pas, en effet, sans analogie avec la nôtre. Il y avait du mal dans les
âmes parce qu'il y avait contradiction dans le discours, parce que les mots
les plus courants étaient munis de plusieurs significations, contrefaits,
détournés du simple usage qu'on leur imaginait»726. C'est là le fléau de
l'histoire contemporaine, au niveau des individus727 comme au niveau
social728. La politique couvre de justifications ce qui est injustifiable, les
doctrines camouflent les conséquences pratiques de leur théorie: «moins ils
comprendront, mieux ils marcheront»729. «Des milliers de voix, jour et
nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent
sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses,
exaltations»730. La condition métaphysique donnait un monde obscur, et
voilà que les hommes y ajoutent la confusion. Les moyens de
communication sont imprégnés de propagande et de mystification, Camus
peut bien en parler, lui qui a été journaliste731; ils véhiculent le mensonge
et la haine, haine qui est elle-même un mensonge: «elle fait le silence,
instinctivement, sur toute une part de l'homme. Elle nie ce qui, chez

725 HR 642.
726 Sur une philosophie de l'expression, II, 1675-1676.
727 «Il y en a qui rentrent en mensonge comme on entre en religion» (C II, 203).
728 «Mentir, ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas, c'est aussi accepter de
dire plus qu'on ne sent, la plupart du temps pour se conformer à la société» (A
propos de L'Etranger, Commentaires, II, 1611).
729 ES 222.
730 NvNb 401.
731 «Les neuf dixièmes des journaux, dans le monde d'aujourd'hui, mentent plus
ou moins. C'est qu'ils sont à des degrés différents les porte-parole de la haine et de
l'aveuglement. Mieux ils haïssent et plus ils mentent. La presse mondiale, à
quelques exceptions près, ne connaît pas d'autre hiérarchie, aujourd'hui» (Int.,
Servitude de la haine, 1951, II, 725).

111
n'importe quel homme, mérite la compassion. Elle ment donc,
essentiellement, sur l'ordre des choses»732.

4. La violence

La matière de l'Histoire, c'est encore la violence sous toutes ses


formes: «Nous sommes au temps des hurlements»733, parce que la violence
est imposée par des Etats ou par des particuliers. Elle s'est institutionalisée,
c'est ce que Camus a découvert dans la Résistance où, dit-il, «je détestais
moins la violence que les institutions de la violence»734. Sous le titre de
'violence', nous traiterons de la violence légitimée et de ses deux
principales formes: la dictature et la guerre.

a) La violence légitimée

Tout comme pour le meurtre, que la violence existe, c'est inévitable.


Mais qu'elle soit justifiée, c'est encore inconcevable. Procès, délation,
emprisonnement, terreur, elle oppresse l'homme déjà suffisamment
opprimé par sa condition métaphysique. C'est encore l'idéologie qui la
justifie. Netchaïev a été le premier à l'ériger en principe735. Un type de
violence légitimée, ce sont «les camps de concentration et l'utilisation
comme main-d'œuvre des déportés politiques. Les camps faisaient partie de
l'appareil d'Etat, en Allemagne. Ils font partie de l'appareil d'Etat, en Russie
soviétique, vous ne pouvez l'ignorer. Dans ce dernier cas, ils sont justifiés,

732 Ib.
733 Réponses à D'Astier, II, 357.
734 Ib., 356.
735 «Désormais la violence sera tournée contre tous, au service d'une idée
abstraite... Netchaiev fait plus que de militariser la révolution, à partir du moment
où il admet que les chefs pour diriger les subordonnés ont le droit d'employer la
violence et le mensonge» (HR 568).

112
paraît-il, par la nécessité historique»736. Ils deviennent des moyens de
gouverner. Une autre application de la violence: la répression. Il y a prise
de pouvoir suivie par l'appareil répressif d'un gouvernement qui a toute la
force des tanks et des avions737. Répression d'Algérie, par exemple, où «on
a utilisé... il y a un an, les méthodes de la répression collective»738;
répression grecque, répression romaine contre Spartacus: «pour l'unique
citoyen crucifié, Crassus suppliciera des milliers d'esclaves»739. La
violence appelle la violence.

b) La dictature

La tyrannie contemporaine remonte à Nietzsche: «le nietzschéisme,


théorie de la volonté de puissance individuelle, était condamné à s'inscrire
dans une volonté de puissance totale. Il n'était rien sans l'empire du
monde»740. D'autres hommes, comme Hitler, s'inspireront de son idéologie,
«que ce soit par l'oppression économique ou l'oppression policière»741.
C'est aussi Saint-Just qui proclamait «le grand principe des tyrannies du
XXe siècle: 'Un patriote est celui qui soutient la république en masse;
quiconque la combat en détail est un traître'. Qui critique est un traître, qui
ne soutient pas ostensiblement la république est un suspect»742. L'Etat de
siège de Camus est une pièce sur la dictature; même située en Espagne, «la
condamnation qui y est portée vise toutes les sociétés totalitaires»743. La

736 Réponses à D'Astier, II, 365.


737 NvNb 339.
738 Co, mai 1947, II, 322.
739 HR 520.
740 HR 487.
741 Int., cit., II, 382.
742 HR 534.
743 Pourquoi l'Espagne, Co, décembre 1948, II, 395. Camus y explique à Gabriel
Marcel: «J'ai voulu attaquer de front un type de société politique qui s'est organisé,
ou s'organise, à droite et à gauche, sur le mode totalitaire. Aucun spectateur de

113
peur et la terreur sont les moyens employés pour maintenir les hommes
dans le système. Elles caractérisent notre époque plus que d'autres: «Notre
XXe siècle est le siècle de la peur»744. La technique en a été mise en
principe par Kravtchiski745.
Pourquoi vivons-nous dans la peur? Camus en expose les raisons
dans Ni victimes ni bourreaux: «Nous vivons dans la terreur parce que la
persuasion n'est plus possible, parce que l'homme a été livré tout entier à
l'histoire et qu'il ne peut plus se tourner vers cette part de lui-même, aussi
vraie que la part historique, et qu'il retrouve devant la beauté du monde et
des visages; parce que nous vivons dans le monde de l'abstraction, celui des
bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme sans
nuances. Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument
raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idées»746. Nous
vivons aussi dans la peur d'une guerre ou d'idéologies meurtrières747; les
relations humaines traditionnelles ont été transformées: «l'abstraction,
propre au monde des forces et du calcul, a remplacé les vraies passions qui
sont du domaine de la chair et de l'irrationnel. Le ticket substitué au pain,
l'amour et l'amitié soumis à la doctrine, le destin au plan, le châtiment
appelé norme, et la production substituée à la création vivante, décrivent
assez bien cette Europe décharnée, peuplée des fantômes, victorieux ou

bonne foi ne peut douter que cette pièce prenne le parti de l'individu, de la chair
dans ce qu'elle a de noble, de l'amour terrestre enfin, contre les abstractions et les
terreurs de l'Etat totalitaire, qu'il soit russe, allemand ou espagnol» (Ib., 391).
744 Le siècle de la peur, Co, novembre 1946, II, 331. Nous sommes dans «le
monde de la terreur» (HR, Commentaires, 1620). «Nous vivons dans la terreur»
(NvNb 332). «Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe siècle
celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le
siècle de la peur. On me dira que ce n'est pas là une science... Si la peur... ne peut
être considérée comme une science, il n'y a pas de doute qu'elle ne soit cependant
une technique» (NvNb 331).
745 HR 571.
746 NvNb 332.
747 Ib.

114
asservis, de la puissance»748. Notre histoire ne connaît plus que
l'intimidation749, qui maintient le climat de peur favorable à la dictature.

c) La guerre

Elle est la violence par excellence. Camus la qualifie d'«absurde


événement»750, «absurde malheur»751, «tuerie inexcusable»752, «affreuse
épreuve»753 qui inaugure «le règne des bêtes»754. Elle est une «universelle
sottise»755.
Son absurdité vient du fait qu'elle contredit les aspirations les plus
fondamentales de l'homme: «elle généralise l'absurdité un peu plus
essentielle de la vie. Elle la rend plus immédiate et plus pertinente»756. Elle
est peut-être un moyen de faire avancer l'Histoire, mais le prix en est trop
cher: «La guerre est une duperie et... le sang, s'il fait parfois avancer
l'histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et de misère encore»757. Des
tombereaux de sang ne justifient pas cet avancement, et c'est une «naïveté
criminelle qui croit encore que le sang peut résoudre des problèmes
humains»758. La guerre fait appel aux haines nationales759, ajoute à la

748 HR 642-643.
749 Allocution, cit., II, 402.
750 C I, 165.
751 C I, 172.
752 C I, 167.
753 C I, 168.
754 C I, 170.
755 C I, 178.
756 C I, 166.
757 Lettre à un militant algérien, octobre 1955, II, 964.
758 C I, 178.
759 C I, 172.

115
solitude humaine760 «apprend à tout perdre et à devenir ce qu'on n'était
pas»761.
Ses causes? Peut-être l'instinct de mort qui dort en l'homme762,
mais surtout les idéologies et les politiques de puissance; Camus dénonce
«la mystification qui veut nous faire croire que la politique de puissance,
quelle qu'elle soit, peut nous amener une société meilleure où la libération
sociale sera enfin réalisée. La politique de puissance signifie la préparation
à la guerre»763, puis conduit à la guerre elle-même.
Ses visages sont multiples. Il y a évidemment la guerre militaire.
Mais aussi la guerre économique et idéologique: «la notion de révolution
est remplacée aujourd'hui par la notion de guerre idéologique. Plus
précisément, la révolution internationale ne va pas aujourd'hui sans un
risque extrême de guerre»764. Guerres locales ou mondiales, elle n'en perd
pas moins sa réalité tragique. Surtout une troisième guerre mondiale
prévisible aurait des conséquences inimaginables: «la guerre de demain
laisserait l'humanité si mutilée et si appauvrie que l'idée même d'un ordre y
deviendrait définitivement anachronique»765. Camus poursuit ailleurs: «Il
arrivera que les survivants de cette expérience n'auront même plus la force
d'être les témoins de leur propre agonie»766. Dans ces perspectives, parler
d'émancipation humaine ressemble à une provocation767.

760 C I, 168.
761 Ib.
762 HR 645.
763 Réponses à D'Astier, II, 360.
764 NvNb 340.
765 NvNb 342-343.
766 NvNb 351.
767 «Aujourd'hui vous et moi savons que les lendemains d'une guerre atomique
sont inimaginables et que parler de l'émancipation humaine dans un monde
dévasté par une troisième guerre mondiale a quelque chose qui ressemble à une
provocation» (Réponses à D'Astier, II, 359).

116
La condition humaine historique n'est donc pas meilleure que la
condition métaphysique. Les hommes ne sont pas meilleurs que Dieu dans
l'Histoire. C'est pourquoi il faut se révolter contre Dieu et contre l'Histoire,
pour assurer un meilleur sort à l'homme. La révolte fournira des valeurs
qui, basées sur la nature humaine, assureront peut-être une condition
meilleure.

Chapitre III - La révolte contre la


condition métaphysique et historique

Introduction
Nous avons rencontré la révolte dans l'analyse de l'absurde. Elle
figurait, avec la liberté et la passion, comme seule solution valable face à
l'absurde. Elle était énoncée dans Le Mythe surtout. Mais il faut lui rendre
la place qu'elle occupe logiquement ici. Après avoir analysé la condition
métaphysique et historique de l'homme, condition caractérisée par
l'injustice et l'absurdité, la seule attitude qui puisse être prise face à elle,
c'est la révolte. Elle créera des valeurs capables d'assurer la justice. «La
révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et
incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l'ordre au milieu du
chaos et l'unité au cœur même de ce qui fuit et disparaît. Elle crie, elle
exige, elle veut que le scandale cesse»768. Elle seule peut assurer une action
effective, capable de dépasser la stérilité et l'angoisse créées par l'absurde:
«Dans la mesure où elle fait entrer la part individuelle de l'homme dans la
communauté en lutte, dans la mesure où elle l'assure d'une condition où

768 HR 419.

117
l'action demeure possible, la révolte dépasse l'angoisse... Il y a un au-delà
de l'angoisse hors de l'éternité et c'est la révolte. Au lieu de se replier sur
lui-même, l'esprit se met en marche grâce à elle, mais à l'intérieur du cercle
étroit de la condition»769.
Nous verrons d'abord la nature de la révolte camusienne, ainsi que
son application à la condition métaphysique (révolte contre Dieu) et à la
condition historique (révolte contre l'Histoire).

I. La révolte
Camus n'offre pas de traité systématique sur la révolte, comme pour
le reste d'ailleurs. Il faut grouper les textes et les synthétiser autour de trois
thèmes: nature de la révolte, contenu négatif et positif, révolte et
révolution.

1. Définition
Au sens étymologique, Camus la définit comme le mouvement de
volte-face d'un opprimé face à ce qui l'opprime, homme ou faits: «le
révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du
maître. Le voilà qui fait face»770. Ce qu'il exige, c'est la parité avec
l'oppresseur à qui il demande maintenant des comptes: «il dépasse même la
limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en
égal»771. La révolte de Spartacus illustre ce mouvement772. Au sens réel,
elle est non seulement refus d'un état de choses donné, mais aussi une

769 RR 1696.
770 HR 424.
771 Ib.
772 HR 519.

118
revendication d'un autre état, conforme aux exigences de la nature
humaine. «Qu'est-ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais
s'il refuse, il ne renonce pas: c'est aussi un homme qui dit oui, dès son
premier mouvement»773; «la révolte est, dans l'homme, le refus d'être traité
en chose et d'être réduit à la simple histoire. Elle est l'affirmation d'une
nature commune à tous les hommes»774. Nous avons ici le contenu réel de
la révolte qu'il faut expliciter. Mais auparavant, donnons des synonymes de
révolte: «protestation»775, «insurrection», «revendication»776,
«contestation»777, «insoumission»778, «résistance»779.

2. Contenu
Les composantes négative et positive de la révolte sont
complémentaires et ne valent que dans un équilibre, autrement c'est le
nihilisme dans les deux cas. Le contenu négatif s'adresse à ce qui nie
l'homme, le contenu positif exige une affirmation de l'être humain.

a) Négativement: le NON

Il y a un abus de l'autre face aux droits de l'opprimé: «Quel est le


contenu de ce 'non'? Il signifie, par exemple: 'les choses ont trop duré',
'jusque-là oui, au-delà non'... En somme, ce non affirme l'existence d'une

773 HR 423. RR 1682.


774 HR 651.
775 HR 508.
776 HR 431, 435.
777 RR 1694.
778 HR 519.
779 C II, 178.

119
frontière»780. L'autre étendait son droit au-delà de cette limite; il y avait
intrusion intolérable. «Il (le révolté) oppose à l'ordre qui l'opprime une
sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre»781.
Quels que soient les modes concrets qu'elle puisse prendre, la
révolte se dresse toujours contre le fait que l'homme soit traité en
instrument. L'homme n'est pas «un capital qu'on peut dépenser»782, une
chose dont on peut se servir pour une révolution. C'est ce que voulait
Netchaïev: «Aucune révolution n'avait jusqu'ici mis en tête de ses tables de
la loi que l'homme pouvait être un instrument... Netchaïev décide que l'on
peut faire chanter ou terroriser les hésitants et qu'on peut tromper les
confiants»783. Pour Sade aussi, les objets de jouissance ne devaient pas
apparaître comme des personnes: «Si l'homme est 'une espèce de plante
absolument matérielle', il ne peut être traité qu'en objet, et en objet
d'expérience. Dans la république barbelée de Sade, il n'y a que des
mécaniques et des mécaniciens»784. Il allait jusqu'à mettre la liberté
conquise en chiffres. Hitler offre un autre exemple de l'utilisation de
l'homme contre les droits de l'homme: «L'homme n'est plus, s'il est du parti,
qu'un outil au service du Führer, un rouage de l'appareil, ou, s'il est ennemi
du Führer, un produit de consommation de l'appareil. L'élan irrationnel, né
de la révolte, ne se propose plus que de réduire ce qui fait que l'homme
n'est pas un rouage, c'est-à-dire la révolte elle-même. L'individualisme
romantique de la révolution allemande s'assouvit enfin dans le monde des
choses»785. Il s'agit là d'exemples historiques, mais cela vaut aussi pour la
condition faite par Dieu aux hommes où les droits ne sont pas respectés: «le

780 HR 423.
781 Ib.
782 HR 568.
783 HR 569.
784 HR 453.
785 HR 589.

120
droit... est du côté de ceux qui souffrent»786, et Dieu ne respecte pas leur
droit à l'explication, à l'unité, au bonheur. La révolte métaphysique se
dresse contre lui, avec une «idée de résistance au sens métaphysique»787.
Le nihilisme cependant surgit, si ce NON protestataire est absolu; il
tourne alors à la destruction de l'homme et du monde. Les longues analyses
de L'Homme révolté le démontrent: «le nihiliste n'est pas celui qui ne croit
à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est»788; «le nihilisme n'est pas
seulement désespoir et négation, mais surtout volonté de désespérer et de
nier»789. Si le révolté dit non, il faut qu'il affirme aussi un oui. Sade s'en
tient au non et ne tire que ce non absolu de la révolte790. Son refus
généralisé, au nom de la liberté de l'instinct sexuel, de tout ce qui
contrecarre cette liberté, l'amène de fureur en fureur à nier l'homme et
même la nature. «Sade médite l'attentat contre la création»791 en voulant
déranger ses plans, la pulvériser; tout comme Caligula. Certains
romantiques sont acculés aussi au nihilisme: «En mettant l'accent sur sa
force de défi et de refus, la révolte, à ce stade, oublie son contenu positif…
La haine de la mort et de l'injustice conduira donc, sinon à l'exercice, du
moins à l'apologie du mal et du meurtre»792. Et Camus conclut ses analyses
en affirmant que «la révolte, lorsqu'elle est déréglée, oscille de
l'anéantissement des autres à la destruction de soi»793. C'est pourquoi il
pose en principe que la révolte doit aussi être un oui.

786 ES 256.
787 C II, 178.
788 HR 479.
789 HR 467.
790 HR 447.
791 HR 455.
792 HR 458.
793 HR 537.

121
b) Positivement: le OUI

Si la révolte refuse ce qui nie l'homme, elle veut aussi «affirmer


l'homme en face de ce qui le nie»794. Elle affirme une valeur: «En même
temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une
adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-
même»795. Cette part, il la met au-dessus de tout le reste et la proclame
supérieure à la vie elle-même, «elle devient... le bien suprême»796. Quelle
est donc cette valeur à laquelle un individu puisse sacrifier sa vie à
l'occasion, et dont il perçoit au moins confusément qu'elle est commune à
tous les hommes?797 C'est la nature humaine et ses droits. Nous le verrons
plus explicitement en éthique révoltée, car elle y joue le rôle de norme de
moralité. Ici, nous en mentionnons l'affirmation et la découverte à
l'occasion de la révolte. Découverte, car l'absurde ne s'en tenait qu'à
l'individu concret, sans référence à une communauté de nature des
hommes. «L'analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu'il y a
une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux
postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter, s'il n'y a, en soi,
rien de permanent à préserver? C'est pour toutes les existences en même
temps que l'esclave se dresse, lorsqu'il juge que, par tel ordre, quelque
chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu
commun où tous les hommes, même celui qui l'insulte et l'opprime, ont une
communauté prête»798. Si les hommes ne peuvent se référer à cette valeur

794 HR 515.
795 HR 423.
796 HR 424.
797 HR 425.
798 Ib.

122
commune reconnue par tous, alors l'homme sera toujours incompréhensible
à l'homme799, et ils pourront se traiter comme des chiens800.
D'une part, le mouvement de la révolte peut avoir des
déterminations égoïstes, mais il ne l'est pas dans son essence, puisqu'à
l'occasion le révolté donnera sa vie: «il exige sans doute pour lui-même le
respect, mais dans la mesure où il s'identifie avec une communauté
naturelle»801. Tel Bielinski: «Accepter le monde et ses souffrances lui avait
paru, un moment, le parti de la grandeur parce qu'il imaginait seulement de
supporter ses propres souffrances et ses contradictions. Mais s'il s'agit aussi
de dire oui aux souffrances des autres, tout d'un coup, le cœur lui
manque»802. Il y a dans ce cas identification à l'autre. La communauté
d'intérêts qui lie aux autres n'entre pas seulement en ligne de compte dans
la révolte: l'injustice imposée à des adversaires peut également révolter803.
Il s'agit donc d'une parenté de destinée qui unit les hommes dans le OUI de
leur révolte: «Dans la révolte, l'homme se dépasse en autrui, et de ce point
de vue, la solidarité humaine est métaphysique»804.
Le nihilisme peut aussi surgir d'un oui absolu à l'homme, comme il
pouvait d'ailleurs surgir du NON absolu de la révolte.
- Affirmer le moi personnel d'une façon inconditionnée revient à
nier les autres et leurs droits d'être traités eux aussi comme des personnes.

799 «Le rebelle exige que cette valeur soit clairement reconnue en lui-même parce
qu'il soupçonne ou sait que, sans ce principe, le désordre et le crime régneraient
sur le monde» (HR 435).
800 Camus attend des hommes «qui ne veulent pas être traités comme des chiens
et qui sont décidés à payer le prix qu'il faut pour que l'homme soit quelque chose
de plus que le chien» (Exposé, cit., II, 373).
801 HR 426.
802 HR 559.
803 HR 426.
804 Ib.

123
Stirner se dégage du Dieu qui l’aliénait, de la société qui le brimait805, mais
il en vient à réclamer tous les droits pour lui et nier tout ce qui s'y oppose.
Or ce qui sert un individu peut l'autoriser à tout, y compris le crime: «La
révolte débouche encore sur la justification du crime... Il faut accepter de
tuer, pour être unique»806.
- Affirmer une collectivité particulière revient à considérer les
autres groupements humains comme moyen d'édification de celle-là:
«S'asservir à l'humanité ne vaut pas mieux que servir Dieu»807; l'hitlérisme
et le communisme partent de ce principe: «Puisque le salut de l'homme ne
se fait pas en Dieu, il doit se faire sur la terre. Puisque le monde n'a pas de
direction, l'homme, à partir du moment où il l'accepte, doit lui en donner
une, qui aboutisse à une humanité supérieure»808, qu'il s'agisse de la race
ou d'une société sans classe. Dans leur perspective, le principe de Nietzsche
est valable: «Quand les fins sont grandes, ... l'humanité use d'une autre
mesure et ne juge plus le crime comme tel, usât-il des plus effroyables
moyens»809. Race hitlérienne ou mission prophétique marxiste s'y
rejoignent.
Ainsi, «dire oui à tout suppose qu'on dise oui au meurtre. Il est
d'ailleurs deux façons de consentir au meurtre. Si l'esclave dit oui à tout, il
dit oui à l'existence du maître et à sa propre douleur, Jésus enseigne la non-
résistance. Si le maître dit oui à tout, il dit oui à l'esclavage et à la douleur

805 «L'histoire universelle n'est qu'une longue offense au principe unique que je
suis, principe vivant, concret, principe de victoire qu'on a voulu plier sous le joug
d'abstractions successives: Dieu, l'Etat, la société, l'humanité» (HR 473).
806 HR 474.
807 HR 473.
808 HR 487.
809 HR 486.

124
des autres; voici le tyran et la glorification du meurtre»810. C'est pourquoi il
faut un équilibre, sinon c'est le meurtre dans les deux cas811.

c) Équilibre entre le OUI et le NON

Dès les premières pages de L'Homme révolté, Camus découvre


l'universalité du meurtre, de la violence, de l'injustice. Est-ce dû à la
révolte? «Ces conséquences ne sont point dues à la révolte elle-même, ou,
du moins, elles ne viennent au jour que dans la mesure où le révolté oublie
ses origines, se lasse de la dure tension entre oui et non et s'abandonne
enfin à la négation de toute chose ou à la soumission totale»812. A la fin de
L’Homme révolté, Camus fait la même observation: «Leurs conclusions
(aux révoltés) n'ont été néfastes ou liberticides qu'à partir du moment où ils
ont rejeté le fardeau de la révolte, fui la tension qu'elle suppose et choisi le
confort de la tyrannie ou de la servitude»813. Et, en conclusion générale à
L'Homme révolté: «L'art et la société, la création et la révolution doivent...
retrouver la source de la révolte où refus et consentement, singularité et
universel, individu et histoire s'équilibrent dans la tension la plus dure»814.

3. Dimension essentielle
Pour Camus, la révolte humaine n'est pas relative aux temps ou aux
civilisations, même si elles peuvent s'y incarner. Mais elle est une

810 Ib.
811 «Chaque fois qu'elle déifie le refus total de ce qui est, le non absolu, elle (la
révolte) tue. Chaque fois qu'elle accepte aveuglément ce qui est, et qu'elle crie le
oui absolu, elle tue... Dans les deux cas, elle débouche sur le meurtre et perd le
droit d'être appelée révolte» (HR 509).
812 HR 437.
813 HR 508.
814 HR 676.

125
dimension essentielle de l'homme. Là où il y a de l'homme, là il y a de la
révolte. Elle est donnée avec la nature humaine. «L'homme certes, ne se
résume pas à l'insurrection. Mais l'histoire d'aujourd'hui, par ses
contestations, nous force à dire que la révolte est l'une des dimensions
essentielles de l'homme»815. Les raisons pour lesquelles on se révolte dans
le temps et les pays peuvent varier816, que ce soit chez les premiers
chrétiens, l'intellectuel russe ou l'ouvrier contemporain. Mais, ceci est
capital pour Camus, «la révolte est le fait de l'homme informé, qui possède
la conscience de ses droits... conscience de plus en plus élargie que l'espèce
humaine prend d'elle-même au cours de son aventure»817. Dans l'univers
religieux, aucune problématique ou révolte n'est possible: toutes les
réponses sont données, le mythe remplace la métaphysique818. Mais dès
que l'homme sort du sacré, «il est interrogation et révolte»819. La révolte
est inséparable de la lucidité.
Avant d'appliquer cette révolte à la condition métaphysique (Dieu)
et historique (les hommes et leurs idéologies), il faut distinguer révolte et
révolution. La première est toujours saine pour Camus, tandis que la
seconde est susceptible de critique quand elle ne respecte pas les
commandements de la révolte qui lui donne naissance.

4. La révolution
La révolution n'est que l'incarnation historique de la révolte
métaphysique. Dès le début de L'Homme révolté, Camus affirme que «La

815 HR 431.
816 HR 429.
817 HR 430.
818 «Il n'y a plus d'interrogations, il n'y a que des réponses et des commentaires
éternels, qui peuvent alors être métaphysiques» (Ib).
819 HR 430. «Pour être, l'homme doit se révolter» (HR 431).

126
révolution n'est que la suite logique de la révolte métaphysique et nous
suivrons, dans l'analyse du mouvement révolutionnaire, le même effort
désespéré et sanglant pour affirmer l'homme en face de ce qui le nie»820.
Dans un article de Combat, il distingue révolte et révolution en ce que
l'esprit passe à l'action821. Voyons en quoi consiste la révolution et quelles
sont ses sortes.

a) Nature

Négativement, une révolution n'est pas une réforme: un changement


de régime de propriété sans changement de gouvernement n'est pas
révolution mais réforme822. Elle n'est pas non plus un simple mouvement
de révolte qui tourne court et demeure «un témoignage sans cohérence»823.
On y sursaute, on y est réprimé, et c'est tout. Il n'y a pas de suite.
Positivement, «la révolution... commence à partir de l'idée. Précisément,
elle est l'insertion de l'idée dans l'expérience historique quand la révolte est
seulement le mouvement qui mène de l'expérience individuelle à l'idée.
Alors que l'histoire, même collective, d'un mouvement de révolte, est
toujours celle d'un engagement sans issue dans les faits, d'une protestation
obscure qui n'engage ni systèmes ni raisons, une révolution est une
tentative pour modeler l'acte sur une idée, pour façonner le monde dans un
cadre théorique. C'est pourquoi la révolte tue des hommes alors que la

820 HR 515.
821 «La révolution n'est pas la révolte. Ce qui a porté la Résistance pendant quatre
ans, c'est la révolte. C'est-à-dire le refus entier, obstiné, presque aveugle au début,
d'un ordre qui voulait mettre les hommes à genoux. La révolte, c'est d'abord le
cœur. Mais il vient un temps où elle passe dans l'esprit, où le sentiment devient
idée, où l'élan spontané se termine en action concertée. C'est le moment de la
révolution» (Co, septembre 1944, II, 1526).
822 HR 515.
823 HR 516.

127
révolution détruit à la fois des hommes et des principes»824. Dans Ni
victimes ni bourreaux, Camus nous présente une définition plus précise:
«Idéalement, la révolution est un changement des institutions politiques et
économiques propre à faire régner plus de liberté et de justice dans le
monde. Pratiquement, c'est l'ensemble des événements historiques, souvent
malheureux, qui amène cet heureux changement»825.

b) Espèces

Les révolutions peuvent être nationales ou internationales,


temporaires ou définitives.
Dans une série d'articles groupés sous le titre d' Actuelles I826,
Camus parle de révolution internationale. De nos jours, pour instaurer un
nouvel ordre universel827, il faudrait la «prise du pouvoir mondial828: «La
révolution se fera à l'échelle internationale, ou elle ne se fera pas»829. Elle
se réaliserait par «la création d'un ordre international qui apporte(rait)
finalement les réformes de structures durables par lesquelles la révolution
se définit»830. Camus propose des suggestions pratiques comme une
démocratie internationale, des collectivisations, un code de justice
international.
Une révolution définitive ne peut se faire. Et pourtant, c'est elle
seule qui changerait enfin les institutions propres à faire régner la justice
dans le monde: «S'il y avait une seule fois révolution, en effet, il n'y aurait

824 Ib.
825 HR 338.
826 «Ni victimes ni bourreaux», II, 331-352.
827 NvNb 342.
828 NvNb 340.
829 NvNb 339.
830 NvNb 347.

128
plus d'histoire»831, parce que «la révolution définitive... stabiliserait tout au
ciel et sur la terre»832; mais «en attendant cet accomplissement, s'il doit
survenir, l'histoire des hommes, en un sens, est la somme de leurs révoltes
successives»833. Les gouvernements se remplacent à tour de rôle et
deviennent à leur tour sujets à révolution, à cause de l'imperfection innée de
l'homme et de ses institutions politiques. La révolution en tant que telle, qui
vise à l'unité et à la justice dans le monde, couronnerait l'histoire; en
attendant, elle demeure toujours inachevée. Le but de Camus dans
L'Homme révolté est précisément de «retrouver, dans quelques faits
révolutionnaires, la suite logique, les illustrations et les thèmes constants de
la révolte»834, et non de refaire la description historique du phénomène
révolutionnaire ou de ses incarnations concrètes. Son but est plus
philosophique qu'historique.
Voyons l'application de ces données sur la révolte à la condition
historique et métaphysique de l'homme.

II. Révolte contre la condition


métaphysique
Tous les révoltés ont contesté leur condition dans l'univers, du
moins les grands révoltés métaphysiques que Camus analyse dans
L'Homme révolté: «Cent cinquante ans de révolte métaphysique et de
nihilisme ont vu revenir avec obstination, sous des masques différents, le
même visage ravagé, celui de la protestation humaine. Tous, dressés contre

831 HR 517.
832 Ib.. C'était le désir de Caligula qui a été déçu.
833 HR 516.
834 HR 517-518.

129
la condition et son créateur, ont affirmé la solitude de la créature»835.
Quelle est la nature, les exigences et l'objet de cette révolte métaphysique?

1. Définition
«La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme
se dresse contre sa condition et la création tout entière. Elle est
métaphysique parce qu'elle conteste les fins de l'homme et de la création.
L'esclave proteste contre la condition qui lui est faite à l'intérieur de son
état; le révolté métaphysique contre la condition qui lui est faite en tant
qu'homme... Le révolté métaphysique se déclare frustré par la création»836.
Par opposition à la révolte historique, celle-là n'est pas le mouvement
individuel de tel homme souffrant dans telles conditions de telle époque,
mais elle relève de l'homme en tant qu'homme. «La révolte métaphysique
n'affirme rien de plus que ce contre quoi l'homme se révolte et, dans sa
racine, c'est la situation humaine»837. Le mot «métaphysique» chez Camus
désigne soit le sujet révolté (l'homme en tant qu'homme), soit l'objet de la
révolte (l’ordre du monde, Dieu). «Métaphysique» s'oppose à «historique».
Ce dernier terme s'applique à la révolte en tant qu'elle s'adresse à la
condition faite à l'homme au cours du temps.

2. Exigences
Que réclame la révolte métaphysique? Ce qu'elle ne trouve pas dans
la condition humaine: l'ordre, la justice, l'unité, la compréhension. Ce qui

835 HR 508.
836 HR 435.
837 RR 1695.

130
est noble, ce n'est pas la révolte en elle-même, mais ce qu'elle exige838.
Qu'exige-t-elle? «La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une
condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique
l'ordre au milieu du chaos et l'unité au cœur même de ce qui fuit et
disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse et que se fixe
enfin ce qui jusqu'ici s'écrivait sans trêve sur la mer. Son souci est de
transformer»839. Il y a donc une double dimension corrélative: «On
repousse en même temps la situation humaine et l'on aspire au bonheur»840.
- Exigence de justice. La condition métaphysique était injuste pour
l'homme, le soumettant à la mort et au mal sous toutes ses formes. Aussi le
révolté métaphysique «oppose le principe de justice qui est en lui au
principe d'injustice qu'il voit à l'œuvre dans le monde. Il ne veut donc rien
d'autre, primitivement, que résoudre cette contradiction, instaurer le règne
unitaire de la justice, s'il le peut, ou de l'injustice, si on le pousse à bout. En
attendant, il dénonce la contradiction»841; «La révolte métaphysique dans
son premier mouvement était seulement la protestation contre le mensonge
et le crime de l'existence»842. Désespérant de la justice divine, l'homme
choisit de servir la justice humaine: «Nous avons choisi d'assumer la justice
humaine avec ses terribles imperfections, soucieux seulement de la corriger
par une honnêteté désespérément maintenue... C'est le langage d'une
génération d'hommes élevés dans le spectacle de l'injustice, étrangère à
Dieu, amoureuse de l'homme et résolue à le servir contre un destin si
souvent déraisonnable»843. C'est au nom de cette justice que «l'homme peut

838 HR 509.
839 HR 419.
840 RR 1695.
841 HR 435.
842 HR 486.
843 Co, octobre 1944, II, 1536, 1537.

131
s'autoriser à dénoncer l'injustice totale du monde et revendiquer alors une
justice totale qu'il sera seul à créer»844.
- Exigence d'unité. Dans ses analyses, Camus s'aperçoit que la
revendication fondamentale du révolté métaphysique est l'unité: «Le
mouvement de révolte apparaît... comme une revendication de clarté et
d'unité. La rébellion la plus élémentaire exprime, paradoxalement,
l'aspiration à un ordre»845. Ce révolté métaphysique «se dresse sur un
monde brisé pour en réclamer l'unité... Protestant contre la condition dans
ce qu'elle a d'inachevé, par la mort, et de dispersé, par le mal, la révolte
métaphysique est la revendication motivée d'une unité heureuse, contre la
souffrance de vivre et de mourir»846. Dans la conclusion de sa recherche
sur la révolte métaphysique, Camus trouve que «dans tous les cas que nous
avons rencontrés, la protestation, chaque fois, s'adresse à tout ce qui, dans
la création, est dissonance, opacité, solution de continuité. Il s'agit donc,
pour l'essentiel, d'une interminable revendication d'unité. Le refus de la
mort, le désir de durée et de transparence, sont les ressorts de toutes ces
folies, sublimes ou puériles»847, qui ont pu animer les révoltés dans cette
recherche d'unité. Les révolutionnaires, par leur action ou par leurs idées,
sont à la poursuite de cette unité, même au prix du crime. Pour Sade,
l'exigence d'unité, déçue par la création, se satisfera dans le microcosme de
ses châteaux848. Pour les Dandys, «l'unité du monde qui ne s'est pas faite
avec Dieu tentera désormais de se faire contre Dieu»849. Pour Nietzsche,
«le monde marche à l'aventure, il n'a pas de finalité. Dieu est donc inutile,
puisqu'il ne veut rien... Privé de la volonté divine, le monde est privé

844 HR 661.
845 HR 435.
846 HR 435-436.
847 HR 509.
848 HR 452.
849 HR 471.

132
également d'unité et de finalité»850. On enlèvera même toute limite à
l'action humaine dans ce désir forcené d'unité851. Mais, sans aller jusqu'à
cet extrême, le point de départ est justifié: «Lutter contre la mort revient à
revendiquer le sens de la vie, à combattre pour la règle et pour l'unité...
L'insurrection contre le mal demeure, avant tout, une revendication
d'unité»852.
Les artistes et leur œuvre d'art sont aussi le bouleversant
témoignage de la seule dignité de l'homme, qui est la révolte contre la
condition humaine853. L'art révolté, auquel Camus consacre une trentaine
de pages dans L'Homme révolté854, n'a d'autre but que cette même exigence
d'unité: «Dans toute révolte se découvrent l'exigence métaphysique de
l'unité, l'impossibilité de s'en saisir, et la fabrication d'un univers de
remplacement. La révolte, de ce point de vue, est fabricatrice d'univers»855.
Le roman surtout vise à la correction du monde, et «cette correction vise
d'abord à l'unité et traduit par là un besoin métaphysique. Le roman, à ce
niveau, est d'abord un exercice de l'intelligence au service d'une sensibilité
nostalgique ou révoltée»856. Toute l'œuvre de Camus s'inscrit dans la ligne
de ce principe. La sculpture cherche à ramener le désordre des gestes à
l'unité du grand style857. Il en est de même pour la peinture.
Ainsi donc, «l'action politique et la création sont les deux faces
d'une même révolte contre les désordres du monde. Dans les deux cas, on

850 HR 476.
851 «L'unité de la création se fera, par tous les moyens, puisque tout est permis»
(HR 470).
852 HR 509.
853 MS 190.
854 HR 655-680.
855 HR 659.
856 Ib.
857 HR 660.

133
veut donner au monde son unité»858. C'est à l'homme qu'il revient de mettre
de l'ordre dans une condition qui n'en a pas859.

3. Son objet: Dieu


La révolte métaphysique vise d'abord la condition de l'homme livré
au mal et à la mort860, mais à travers elle, elle s'adresse directement à son
Auteur: «En même temps qu'il refuse sa condition mortelle, le révolté
refuse de reconnaître la puissance qui le fait vivre dans cette condition»861.
Il faut se poser certaines questions à propos du Dieu de la révolte,
tout comme à propos du Dieu de l'absurde. Existe-t-il pour le révolté?
Quelle est sa nature? Pourquoi est-il refusé? Si l'Auteur du mal est refusé,
quelle conduite l'homme, laissé seul face au mal, adoptera-t-il?

a) L'existence de Dieu

L'homme absurde niait Dieu au point de départ. Qu'en est-il de


l'homme révolté? Il faut distinguer deux niveaux, celui de l'histoire de la
révolte métaphysique, et celui de la révolte métaphysique elle-même.
- Camus analyse l'histoire de la révolte métaphysique dans
L'Homme révolté. On peut retenir trois points. L'homme révolté pose
d'abord explicitement l'existence de Dieu, ne contestant que son
impuissance d'action. Puis, réfléchissant sur son inefficacité, il en conclut à

858 Allocution, cit., II, 404.


859 Int., cit., II, 381.
860 «L'insurrection humaine, dans ses formes élevées et tragiques, n'est et ne peut
être qu'une longue protestation contre la mort, une accusation enragée de cette
condition régie par la peine de mort généralisée» (HR 508).
861 HR 436.

134
l'inexistence de Dieu. Il en garde cependant la nostalgie, le cherchant dans
la négation. Voyons les textes.
«Une révolution s'accomplit toujours contre les Dieux - à
commencer par celle de Prométhée. C'est une revendication de l'homme
contre son destin dont les tyrans et les guignols bourgeois ne sont que des
prétextes»862. Mais, «en même temps qu'il refuse sa condition mortelle, le
révolté refuse de reconnaître la puissance qui le fait vivre dans cette
condition. Le révolté métaphysique n'est donc pas sûrement athée, comme
on pourrait le croire, mais il est forcément blasphémateur. Simplement, il
blasphème d'abord au nom de l'ordre, dénonçant en Dieu le père de la mort
et le suprême scandale... L'histoire de la révolte métaphysique ne peut donc
se confondre avec celle de l'athéisme. Sous un certain angle, elle se
confond même avec l'histoire contemporaine du sentiment religieux. Le
révolté défie plus qu'il ne nie»863. Ce qu'il veut, c'est non pas supprimer
Dieu, mais lui parler d'égal à égal dans un dialogue qui n'a rien de courtois,
pour réclamer de la justice dans sa condition métaphysique864. - Mais il va
plus loin: «Le soulèvement contre la condition s'ordonne en une expédition
démesurée contre le ciel pour en ramener un roi prisonnier dont on
prononcera la déchéance d'abord, la condamnation à mort ensuite. La
rébellion humaine finit en révolution métaphysique»865. Alors les hommes
chercheront à établir la justice avec leurs propres forces866, l'unité sans
Dieu867, même si cela ne va pas parfois sans de terribles aberrations car,
comme il a été vu dans l'absurde, «une intelligence sans dieu qui l'achève

862 C I, 106.
863 HR 436.
864 HR 437.
865 Ib.
866 HR 465.
867 C II, 57. HR 471, 592.

135
cherche un dieu dans ce qui la nie»868. Ils se voudront les rivaux de
Dieu869 et ses imitateurs dans le meurtre870.
- Au niveau de la révolte métaphysique elle-même, la position est
différente. «La révolte affirme... qu'à son niveau toute existence supérieure
est au moins contradictoire»871. Dans Remarque sur la révolte, Camus
avait affirmé qu'elle l'était872. Pourquoi? Parce que poser une existence
supérieure en même temps qu'on la conteste serait entraîner cet être dans la
même aventure humiliée que l'homme, ce serait affirmer son vain pouvoir
comme équivalant à notre vaine condition, ce serait le tirer de «son refuge
intemporel pour l'engager dans l'histoire, très loin d'une stabilité éternelle
qu'il ne pourrait trouver que dans le consentement unanime des
hommes»873, ce à quoi ils se refusent. Dieu serait ainsi «intégré lui aussi
par rapport à nous dans une condition absurde. A travers la révolte,
considérée comme une première vérité, l'expérience de Dieu est
contradictoire»874. Ce qui met Dieu en doute dans la révolte métaphysique,
ce n'est pas que l'homme puisse le nier, c'est qu'il puisse affirmer autre
chose que Dieu, c'est-à-dire non seulement la limite que l'homme pourrait
lui imposer, mais ce qu'il y a à l'intérieur de cette limite: l'homme lui-
même875. - Quels sont les motifs qui amènent les révoltés métaphysiques à
affirmer soit l'inefficacité de l'action divine, soit l'inexistence de Dieu lui-
même?

868 N 85. Ce texte s'applique au monde, mais il vaut aussi pour l'Histoire.
869 HR 463: «créateurs solitaires, rivaux obstinés d'un Dieu qu'ils condamnent».
870 HR 468.
871
872 RR 1694 HR 436..
873 HR 436. RR 1694.
874 RR 1694.
875 Ib.

136
b) L'injustice de Dieu

Dieu est reconnu la cause responsable de l'injustice universelle de la


condition humaine, livrée au mal multiforme. L'argument qu'apportent les
révoltés, c'est l'argument métaphysique du mal, présenté sous la forme
éthique de l'injustice: «Dès l'instant où l'homme soumet Dieu au jugement
moral, il le tue en lui-même... On nie Dieu au nom de la justice»876. Camus
est très sensibilisé à cette notion de justice; il groupe autour d'elle les
revendications des révoltés qu'il analyse. Mais en observant ces analyses,
on remarque que leur démarche se résume à celle de Dostoïevski, cher à
Camus: «Même si Dieu existait, Ivan ne se rendrait pas à lui devant
l'injustice faite à l'homme. Mais une plus longue rumination de cette
injustice une flamme plus amère, ont transformé le 'même si tu existes' en
'tu ne mérites pas d'exister', puis 'tu n'existes pas'»877. Si le mal est
nécessaire à la création divine, alors la création et l'auteur de la création
sont inacceptables: «Ivan ne s'en remettra plus à ce Dieu mystérieux, mais à
un principe plus haut qui est la justice. Il inaugure l'entreprise essentielle de
la révolte qui est de substituer au royaume de la grâce celui de la justice.
Du même coup, il commence l'attaque contre le christianisme»878. Les
autres révoltés pourront être plus explicites, mais rejoindront cette
position879. Ils garderont cependant la même nostalgie que le Kirilov de

876 HR 472.
877 HR 510.
878 HR 465-466.
879 Tous les athées de Sade par exemple «posent en principe l'inexistence de Dieu
pour cette raison claire que son existence supposerait chez lui indifférence,
méchanceté ou cruauté» (HR 448). Nietzsche refuse Dieu au nom de cette même
injustice: «On reconnaît ici la formulation traditionnelle du problème du mal, il lui
faudrait assumer 'une somme de douleur et d'illogisme qui abaisserait la valeur
totale du devenir'» (HR 476). Don Juan se révolte contre «un Dieu meurtrier» (HR
468) que lui a révélé la réflexion sur notre condition de condamné à mort. Les
justes de tous les temps, comme «Kaliayev et ses frères du monde entier
refusent... la divinité puisqu'ils rejettent le pouvoir illimité de donner la mort» (HR
708). Les romantiques maintiennent l'indifférence divine et la solitude humaine qui

137
Dostoïevski: «Il sent que Dieu est nécessaire et qu'il faut bien qu'il existe.
Mais il sait qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas exister»880. Mais quelle est
la nature de Dieu pour les révoltés dont Camus adopte la conception?

c) La nature de Dieu

Il est capital de le souligner, le Dieu des révoltés métaphysiques


n'est pas d'abord, ni du tout, le dieu des philosophes, mais celui des
chrétiens; tous les révoltés analysés par Camus, et Camus lui-même, sont
des occidentaux à partir du XVIIIe siècle881, et des Européens, qui ont vécu
sous l'influence du christianisme.
- Ce n'est pas un dieu mythique comme chez les Grecs primitifs882,
ni le dieu métaphysique d'Aristote, Cause première ou Moteur immobile, ni
le dieu panthéiste Ame du monde883. Selon Camus, «l'idée de l'innocence
opposée à la culpabilité, la vision d'une histoire tout entière résumée à la
lutte du bien et du mal leur était étrangère. Dans leur univers, il y a plus de
fautes que de crimes, le seul crime définitif étant la démesure»884. Les
Anciens croyaient à la nature, et le destin grec était une puissance aveugle
qui se subissait, comme on subit une force naturelle: «se révolter contre la

s'en suit (HR 493), et attribuent le mal et la mort au «Créateur, responsable unique
de ce scandaleux état de fait» (HR 458).
880 MS 183. «Nietzsche enviait publiquement à Stendhal sa formule: 'La seule
excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas'» (HR 476). Les hommes «nourrissent en
eux les aveugles espoirs: 'L'homme n'a fait qu'inventer Dieu pour ne pas se tuer.
Voilà le résumé de l'histoire universelle jusqu'à ce moment'» (MS 185).
881 «La révolte métaphysique proprement dite n'apparaît dans l'histoire des idées,
de façon cohérente, qu'à la fin du XVIIIe siècle. Les temps modernes s'ouvrent
alors dans un grand bruit de murailles écroulées» (HR 438).
882 Les premières théogonies présentent Prométhée, l'image mythique du Rebelle;
mais selon Camus, «On ne peut... dire que les Anciens aient ignoré la révolte
métaphysique» (HR 438). Mais Prométhée était un demi-dieu, et c'était un
règlement de comptes entre dieux (HR 439).
883 Que Camus a rencontré dans son Diplôme (PA 1279).
884 HR 440.

138
nature revient à se révolter contre soi-même. C'est la tête contre les murs.
La seule révolte cohérente est alors le suicide»885.
- C'est à un dieu personnel que s'adressent les révoltés. «La révolte,
après tout, ne s'imagine que contre quelqu'un. La notion du dieu personnel,
créateur et donc responsable de toutes choses donne seule son sens à la
protestation humaine»886. Les Grecs tardifs, Epicure ou Lucrèce, arrivent à
cette notion887: «Un dieu sans récompense ni châtiment, un dieu sourd est
la seule imagination religieuse des révoltés»888. Lucrèce tremble devant
l'injustice faite à l'homme, il nie les dieux indignes et criminels et
commence les premières attaques contre la divinité au nom de la douleur
humaine: «c'est au dieu personnel que la révolte peut demander
personnellement des comptes. Dès qu'il règne, elle se dresse, dans sa
résolution la plus farouche et prononce le non définitif»889.
- Mais c'est surtout le Dieu de la Bible qui reçoit les attaques des
révoltés modernes, et plus précisément le Dieu du christianisme, qui se veut
Père et bon. «Le dieu de l'Ancien Testament a connu une fortune inespérée.
Les blasphémateurs, paradoxalement, font revivre le dieu jaloux que le
christianisme voulait chasser de la scène de l'histoire. L'une de leurs
audaces profondes a été justement d'annexer le Christ lui-même à leur
camp, en arrêtant son histoire au sommet de la croix et au cri amer qui
précéda son agonie. Ainsi se trouvait maintenue la figure implacable d'un
dieu de haine, telle que les révoltés la concevaient. Jusqu'à Dostoïevski et à
Nietzsche, la révolte ne s'adresse qu'à une divinité cruelle et capricieuse...
Dostoïevski, en imagination, et Nietzsche, en fait, étendront démesurément

885 HR 439.
886 HR 440.
887 HR 440-441.
888 HR 441.
889 HR 443.

139
le champ de la pensée révoltée et demanderont des comptes au dieu
d'amour lui-même»890.
Camus se situe dans la tradition qu'il vient de définir. Pour La
Peste, il rassemble une série de citations de L'Ancien Testament891,
décrivant le Dieu juge, vengeur, jaloux, qui envoie famine, guerres et
pestes pour punir les hommes892. L'Etat de Siège montre le même «grand
et terrible Dieu»893 dont la face est affreuse894, et la peste personnifiée
frappe sans discernement bons et méchants, met en avant «le Dieu décoré
destructeur de toutes choses et décidément dévoué à dissiper les anciens
délires d'un monde trop délicieux»895. Caligula représente la face bête et
criminelle des dieux896. Ce qui est reproché à Dieu, c'est son manque de
discernement: «un dieu sans récompense ni châtiment»897, «la mort des
enfants... signifie l'arbitraire divin»898, arbitraire qui préfère, sans motif
convaincant, le sacrifice d'Abel à celui de Caïn899. Dieu est indifférent aux
victoires allemandes900. C'est surtout le Dieu de la mort qui est accusé901
en même temps qu'un Dieu sourd aux appels de détresse des hommes.

890 HR 445.
891 «Peste. Deuxième version. Bible: Deutéronome, XXVIII, 21; XXXII, 24.
Lévitique, XXVI, 25. Amos, IV, 10. Exode, IX, 4; IX, 15; XII, 29. Jérémie, XXIV, 10;
XIV, 12; VI, 19; XXI, 7 et 9. Ezéchiel, V, 12; VI, 12; VII, 15» (C 11, 66).
892 Le représentant de ce Dieu sera le P. Paneloux, du moins dans sa première
phase.
893 ES 191, 192, 211, 225.
894 ES 300. Nada.
895 ES 247.
896 Cal 67.
897 HR 441. «Ce qui, en théologie, devrait rendre contradictoire la notion de Dieu,
c'est l'idée de l'enfer» (RR 1695).
898 Int., cit., II, 380.
899 HR 445. C I, 220.
900 «Je sais que le ciel qui fut indifférent à vos atroces victoires le sera encore à
votre juste défaite. Aujourd'hui encore, je n'attends rien de lui» (LAA 243).
901 «le dieu de la mort» (HR 649). C II, 129. Un dieu meurtrier pour Ivan
Kamarazov (HR 468), pour Sade (HR 448), un dieu criminel (HR 492).

140
L'homme est en exil et Dieu ne répond pas902, Dieu prend pour lui le
bonheur muet des pierres903, il se tait au temps de la peste904, l'homme
demeure seul face à une puissance inconnue qui ne peut pas répondre905.

d) Le Christ

Le Christ seul a la sympathie des révoltés et de Camus lui-même. Il


a tenté de résoudre les deux problèmes principaux des révoltés, le mal et la
mort, en les prenant sur lui: «le mal ni la mort ne lui sont plus absolument
imputables, puisqu'il est déchiré et meurt»906. Mais lorsqu'il sera soumis à
la critique de la raison, sa divinité sera niée. La douleur sera redevenue le
lot des hommes: «Jésus frustré n'est qu'un innocent de plus... L'abîme qui
sépare le maître des esclaves s'ouvre de nouveau et la révolte crie toujours
devant la face murée d'un Dieu jaloux»907. - Camus qui n'a pas la foi des
chrétiens face à leur chef, ne conserve de lui que l'aspect humain de sa vie
et de son enseignement. Le Christ a incarné au plus haut point le drame
humain dans sa condition absurde908. Son aventure a été inutile et il est
mort victime de Dieu. Camus en présentera des répliques contemporaines
dans ses œuvres909. Dans une interview, au lendemain du Prix Nobel: «Je

902 Mal, Comm., I, 1789.


903 Mal 179.
904 C'est à cause de son silence qu'il est refusé (P 1323, 1467).
905 Lettre à G. Dumur, mars 1944, II, 1670.
906 HR 444. «Seul le sacrifice d'un dieu innocent pouvait justifier la longue et
universelle torture de l'innocence. Seule la souffrance de Dieu, et la plus misérable,
pouvait alléger l'agonie des hommes» (HR 445).
907 HR 446.
908 Camus rapporte la position de Kirilov et y adhère: «Jésus incarne bien tout le
drame humain. Il est l'homme-parfait, étant celui qui a réalisé la condition la plus
absurde. Il n'est pas le Dieu-homme, mais l'homme-Dieu. Et comme lui, chacun de
nous peut être crucifié et dupé - l'est dans une certaine mesure. La divinité dont il
s'agit est donc toute terrestre» (AIS 184).
909 L'ingénieur qui porte le poids du marin, dans ER; l'instituteur qui sauve en vain
son prisonnier (ER); Meursault est le Christ moderne tué par la société

141
ne vois pas pourquoi je n'avouerais pas l'émotion que je ressens devant le
Christ et son enseignement»910. Il retient le contenu d'humanité de son
Evangile, en ce qui concerne sa vision de la nature humaine911, et y voit
une morale de grandeur912. «Ce dieu, s'il vous touche, c'est par son visage
d'homme. Singulière limitation de la condition humaine qui lui rend
impossible de sortir de l'humain»913. Mais Camus ne croit pas à sa
résurrection914, arrête sa vie au cri d'abandon915, et ne croit pas à son
annonce de la vie future916, ni à l'universalité de sa rédemption, puisqu'il
n'est mort que pour les croyants: «Nous sommes quelques-uns dans ce
monde persécuté à avoir le sentiment que si le Christ est mort pour certains,
il n'est pas mort pour nous»917. C'est là le seul reproche de Camus au
Christ, de ne pas s'être occupé des damnés918. L'entreprise de s'occuper des
sans grâce dans un monde qui n'est plus chrétien, reviendra aux hommes de

conventionnelle et mensongère; Clamence est le seul Christ que nous méritions,


avec le cynisme en plus; Rieux lutte contre le mal. Et Camus généralise la condition
du Christ aux hommes de bonne volonté: «Même les hommes sans évangile ont
leur Mont des Oliviers» (MS 174).
910 Le Figaro littéraire, décembre 1957, HR, Comm., 1615. De même, dans l'
Interview de Stockholm: «Je n'ai que respect et vénération devant la personne du
Christ et devant son histoire: je ne crois pas à sa résurrection» (HR, Comm., ib.).
911 «L'Evangile est réaliste, alors qu'on le croit impossible à pratiquer» (C II, 270).
912 «Arrachons les dernières pages de l'Evangile et voici qu'une religion humaine,
un culte de la solitude et de la grandeur nous est proposé. Son amertume la rend
bien insupportable. Mais là est sa vérité et le mensonge de tout le reste» (C I,
206).
913 Ib.
914 Interview de Stockholm, cit., II, 1615.
915 «S'il (le christianisme) nous a touchés si avant, c'est par son Dieu fait homme.
Mais sa vérité et sa grandeur s'arrêtent à la croix, et à ce moment où il crie son
abandon» (C I, 206). Camus lit sur les peintures du Christ de Piero della Francesca
«une grandeur farouche et sans âme que je ne puis m'empêcher de prendre pour
une résolution à vivre» (N 87).
916 Réponses à Jean-Claude Brisville, II, 1923. «Ce qui contredit l'absurde dans
cette oeuvre (de Dostoïevski), ce n'est pas son caractère chrétien, c'est l'annonce
qu'elle fait de la vie future» (MS 188).
917 Co, janvier 1947, II, 287. Camus répond à un article de Mauriac, article qu'il
trouve ni juste ni charitable (Ib., 285).
918 «Ce que le Christ a dédaigné de faire, sauver les damnés - en se damnant» (C
II, 110).

142
bonne volonté qui se trouvent partout, et dont le type par excellence sera
présenté par Camus dans le saint sans Dieu.
Après avoir vu la position de Camus face à Dieu et au Christ, nous
pouvons analyser celle qu'il tient face au christianisme et aux chrétiens.

e) Le christianisme et les chrétiens

Cette position est nuancée. Il distingue le christianisme comme


contenu originel, et le christianisme historique qui semble avoir rompu
avec ses origines dans une Eglise institutionalisée et politisée. Camus
s'arrête plutôt à cette dernière. Quant il parle de religion, c'est toujours en
termes péjoratifs; exceptions faites, sa conception sur le christianisme
historique, l'Eglise, la religion et les chrétiens, est en général pessimiste.
- D'une part, il a une admiration non déguisée pour ce qui fait la
supériorité du christianisme: le Christ et ses saints919. Le christianisme
offre un modèle d'homme grandiose dans le Christ et une morale de
grandeur non commune920; il nous apprend à devenir Dieu921; il n'est pas
une doctrine de facilité: «le paganisme pour soi, le christianisme pour les
autres, c'est le désir instinctif de chaque être»922. Aussi, «je ne partirai
jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire»923; et il reconnaît
qu'il faut faire le partage entre l'Evangile et les excès de l'Eglise924. - Pour
les chrétiens, Camus distingue aussi. Il y a d'abord des exemples comme

919 C II, 31.


920 C I, 206.
921 «C'est à nous de créer Dieu. Ce n'est pas lui le créateur. Voilà toute l'histoire du
Christianisme. Car nous n'avons qu'une façon de créer Dieu, qui est de le devenir»
(C II, 127).
922 C II, 318. Il y a un pharisaïsme laïc à croire que le christianisme est facile
(Exposé, cit., II, 371).
923 Exposé, ib.
924 «Le problème du christianisme. Le croyant s'embarrasse-t-il des contradictions
des évangiles et des excès de l'Eglise? Croire est-ce admettre l'Arche de Noé - est-
ce défendre l'Inquisition ou le tribunal qui condamna Galilée?» (C I, 29).

143
Leynaud925, le Dominicain Bruckberger926, Simone Weil927; mais il y a
aussi des cas comme le P. de Foucault928, l'aumônier de L'Etranger929,
l'aumônier meurtrier930, le Curé de L'Etat de Siège931, qui ne font
cependant pas oublier d'autres exemples de chrétiens torturés dans leur foi
par le problème du mal932. C'est pourquoi Camus a cette réflexion dans un
personnage de La Peste après le prêche de Paneloux: «Les chrétiens parlent
parfois ainsi, sans le penser jamais réellement. Ils sont meilleurs qu'ils ne
paraissent»933. Car après tout, il ne faut pas juger du christianisme par les
chrétiens: «si l'on devait juger de la démocratie par les démocrates et de la
liberté par ses défenseurs... Mais enfin il y avait les évêques de Franco»934.
Voilà l'obstacle, les chrétiens éloignent du christianisme. Camus comme
tant d'autres penseurs vise «le christianisme que tant de chrétiens nous
avaient découragés d'aimer»935.

925 Poète chrétien dont Camus fit l'Introduction aux Poésies posthumes, 1947, II,
1472. «Celui qui fut mon ami» (Ib., 1474).
926 Moine-soldat, aumônier de la Résistance: «Un dominicain énergique et
frondeur, dit Camus, qui disait détester les démocrates chrétiens et rêvait d'un
christianisme nietzschéen» (Ib., 1476), au sens décrit dans ses Carnets, II, 102:
«Son rêve, le grand clergé conquérant, mais magnifique de pauvreté et d'audace».
927 Tourmentée de justice sociale. Camus présenta son Enracinement, dont il dit:
«Ce livre austère, d'une audace parfois terrible, impitoyable et en même temps
admirablement mesuré, d'un christianisme authentique et très pur, est une leçon
souvent amère, mais d'une rare élévation de pensée» (juin 1949, II, 1700). C II,
246ss.
928 Il conciliait l'espionnage à son métier de témoin du Christ (C II, 246).
929 Il veut convaincre Meursault de culpabilité (Etr 1207ss.).
930 Il préféra être avec les bourreaux allemands en avertissant d'une évasion de
prisonniers conduits à l'exécution (LAA 230).
931 Il abandonne ses fidèles: «Chrétiens d'Espagne, vous êtes abandonnés» (ES
226).
932 Un prêtre peut perdre sa foi en assistant un condamné à mort (C I, 123), ou
devant le pus noir échappé des plaies (C I, 230). «Quand l'innocence a les yeux
crevés, un chrétien doit perdre la foi ou accepter d'avoir les yeux crevés» (P 1406).
Ou alors la peur de perdre cette foi peut rétrécir la sensibilité (C II, 102).
933 P 1321.
934 DHR, II, 1703.
935 Ib. «Mais s'ils croient, ces croyants que je vois, à quoi donc croient-ils?»
(Rencontres avec A. Gide, novembre 1951, II, 1120).

144
- Au sujet de la pratique religieuse chrétienne, Camus a toujours
conservé dans son œuvre littéraire l'exemple apporté par les chrétiens de sa
première jeunesse: religion de vieillards et d'infirmes, grevés d'habitudes
ridicules936. «L'homme est un animal religieux... Cette religion vieille
comme l'homme»937 détourne de la vie; Camus le répète à plusieurs
reprises: «l'homme y est délivré du poids de sa propre vie»938. On propose
l'immortalité, en fonction de laquelle on néglige la vie présente, mais une
éternité de joie ne compense pas la douleur humaine, même si la religion
est une prophétie rassurante939. Nulle part chez Camus on ne trouve la
présentation d'un jeune homme ou d'un homme sain adonné à la religion.
Elle ne cause que l'affaiblissement: «Je lui envoie le prêtre pour l'affaiblir
tous les jours»940.
- Quant au contenu du christianisme historique, Camus trouve qu'il
humilie l'homme: «On aide plus un être en lui donnant de lui-même une
image favorable qu'en le mettant sans cesse en face de ses défauts. Chaque
être normalement s'efforce de ressembler à sa meilleure image. Peut
s'étendre à la pédagogie, à l'histoire, à la philosophie, à la politique. Nous
sommes par exemple le résultat de vingt siècles d'imagerie chrétienne.
Depuis 2000 ans, l'homme s'est vu présenter une image humiliée de lui-
même. Le résultat est là. Qui peut dire en tout cas ce que nous serions si ces
vingt siècles avaient vu persévérer l'idéal antique avec sa belle figure

936 L'Envers et l'Endroit nous présente ce monde de religion naissant de l'angoisse,


de la vieillesse ou de la mort (EE 16), et finissant toujours dans un tête à tête
décevant avec Dieu (EE 17), plongeant dans la misère de l'homme en Dieu (EE 16).
C'est par nécessité qu'ils sont vertueux; une vieille dame par exemple montre une
croix entre des seins absents (C I, 197). La Peste expose des pratiques
superstitieuses peu raisonnables (P 1400), une philosophie de la religion basée sur
la vieillesse angoissée (P 1315, C II, 19). L'Exil et le Royaume dénonce la mère de
Jonas qui commettait un type d'adultère particulier: elle trompait son mari dans les
bonnes œuvres pour les pauvres, au lieu de s'occuper de lui (ER 1630).
937 C II, 254.
938 MS 210. N 63.
939 P 1402.
940 C I, 25 (Extrait de MH).

145
humaine»941. Pour Camus, le christianisme est foncièrement pessimiste
quant à l'homme, comme nous l'avons vu942. Il enseigne à mortifier les
désirs: «Le christianisme aussi veut suspendre le désir. Mais, plus naturel,
il y voit une mortification»943. C'est lui qui a calomnié la valeur grecque
depuis deux mille ans944, coupant l'homme du monde et de son propre
corps: «Origines de la folie moderne. C'est le christianisme qui a détourné
l'homme du monde. Il l'a réduit à lui-même et à son histoire... Au bout de
deux mille ans de christianisme, la révolte du corps. Il a fallu deux mille
ans pour qu'on puisse à nouveau l'exposer nu sur les plages»945. C'est
surtout l'introduction de la conception de l'histoire que Camus lui reproche;
il voit une étrange parenté entre le communisme et le christianisme: «Pour
les chrétiens, la Révélation est au début de l'histoire. Pour les marxistes,
elle est à la fin. Deux religions»946. Toutes les Eglises, divines ou
politiques, prétendent à l'éternel947 et souvent les révolutionnaires ne sont
que des dévots d'une théorie qui entrent dans un parti pour en faire une
Eglise948. - Quant aux chrétiens eux-mêmes, à commencer par le Pape qui
devrait parler le langage de tout le monde dans ses encycliques et dénoncer
les idéologies clairement949, les évêques espagnols qui bénissent des
exécutions politiques950, ils devraient se mettre d'accord avec les principes

941 C II, 16.


942 P. 66.
943 N 69. C I, 54.
944 «Depuis 2000 ans, on assiste à la calomnie constante et persévérante de la
valeur grecque. Le Marxisme sur ce point a pris la succession du Christianisme. Et
depuis 2000 ans, la valeur grecque résiste au point que le XXe siècle sous ses
idéologies est plus grec et païen que chrétien et russe» (C II, 336).
945 C II, 164. Et Camus propose de lui redonner sa place dans la philosophie.
946 C II, 240.
947 MS 167.
948 C II, 277. Citation de Speber.
949 Exposé aux Dominicains, cit., II, 372. A propos du nazisme.
950 Ib., 373.

146
du Christ951, pratiquer la charité952 et s'occuper des damnés qui ne
partagent pas leur foi953. Avec eux, le Christ agonise dans les palais et
trône aux guichets des banques954. «Ah! pleure, Jésus, ta 'banque d'amour a
fait faillite'»955. Celle-ci a fait du christianisme une cause de mal: «Ce que
je reproche au Christianisme, c'est qu'il est une doctrine de l'injustice»956.
«Le christianisme historique n'a répondu à cette protestation contre le mal
que par l'annonce du royaume, puis de la vie éternelle, qui demande la foi.
Mais la souffrance use l'espoir et la foi; elle reste solitaire alors, et sans
explication. Les foules du travail, lassées de souffrir et de mourir, sont des
foules sans dieu. Notre place est dès lors à leur côté, loin des anciens et des
nouveaux docteurs. Le christianisme historique reporte au-delà de l'histoire
la guérison du mal et du meurtre qui sont pourtant soufferts dans
l'histoire»957. «Si, pour dépasser le nihilisme, il faut revenir au
christianisme, on peut bien suivre alors le mouvement et dépasser le
christianisme dans l'hellénisme»958, pour y retrouver la dignité de l'homme.
Camus voudra des Justes pour recréer une communauté de justice et
d'amour dans une commune solidarité face au mal. Quelle sera donc la
conduite de l'homme de bonne volonté face au mal?

951 «Christianisme, Vous seriez bien punis si nous admettions vos postulats. Car
alors notre condamnation serait sans merci» (C II, 133).
952 «Chrétiens heureux. Ils ont gardé la grâce pour eux et nous ont laissé la
charité» (C II, 208). C II, 231.
953 «Comment vivre sans la grâce? Il faut bien s'y mettre et faire ce que le
Christianisme n'a jamais fait: s'occuper des damnés» (C II, 129-130).
954 C II, 294; DHR, II, 1703.
955 Jehan Rictus, mai 1932, II, 1198.
956 C II, 112. Injustice sociale, théologique (damnation des enfants sans baptême,
malédictions divines).
957 HR 706.
958 C II, 233.

147
4. La conduite révoltée face au mal
Puisque Dieu ne peut rien contre le mal métaphysique, il revient
aux hommes sans Dieu de se substituer à lui. Du fait que des sociétés
contemporaines aient pris leurs distances face au sacré, on est embarqué
dans «l'entreprise incroyable qui consiste en même temps à repenser le
monde et à recréer l'homme... L'homme révolté, c'est l'homme jeté hors du
sacré et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses
soient humaines»959. Face au mal, il faut faire comme Rieux devant la
maladie, lutter contre elle960. Voyons la conduite face au mal métaphysique
et au mal moral.

a) Face au mal métaphysique

L'homme est impuissant à changer l'ordre des choses: «Il n'y a


qu'une action utile, celle qui referait l'homme et la terre. Je ne referai jamais
les hommes»961. Mais il faut faire comme si962. «Nous ne pouvons pas
empêcher peut-être que cette création soit celle où des enfants sont
torturés»963; le mal est comme la peste, devant lui on est «vaincu
d'avance»964, il est toujours «une interminable défaite»965; Paneloux
constate aussi que «nulle puissance terrestre et pas même... la vaine science

959 RR 1688.
960 P 1327.
961 MS 166.
962 Comme ces Oranais qui changent les pierres de place, tout en sachant qu'il
faudra recommencer (E 827).
963 Exposé aux Dominicains, cit., II, 374.
964 P 1392.
965 P 1324.

148
des hommes ne peut faire que vous l'évitiez»966. Cependant une action
demeure possible au plan de la pensée et au plan de l'action.
- Au niveau de la pensée, la dignité de l'homme, «le seul animal qui
refuse d'être ce qu'il est»967, est de maintenir devant sa conscience l'état de
scandale, de «protester contre l'univers du malheur»968. Devant le mal, «le
seul mot d'ordre d'un homme est la révolte»969. Garder sa force de mépris
contre la mort et en tirer par là la grandeur humaine970, protester
farouchement jusqu'à la fin971, mourir irréconcilié972.
- Au niveau de l'action, le mal métaphysique est irréparable, mais
Camus propose de diminuer les effets du mal: «La révolte bute
inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu'à prendre un
nouvel élan. L'homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l'être. Il doit
réparer dans la création tout ce qui peut l'être. Après quoi, les enfants
mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son
plus grand effort, l'homme ne peut que se proposer de diminuer
arithmétiquement la douleur du monde. Mais l'injustice et la souffrance
demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d'être le
scandale»973. L'homme, en lui et hors de lui, rencontre désordre et absence
d'unité. «C'est à lui qu'il re-vient de mettre autant d'ordre qu'il le peut dans
une condition qui n'en a pas»974. La position de Rieux est exemplaire:
«soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de

966 P 1297.
967 C II, 259.
968 LAA 240.
969 C II, 69.
970 C I, 168.
971 C 1, 71: «Il n'y a pas à dire 'il faut'. C'est ma révolte qui a raison».
972 MS 139.
973 HR 705-706.
974 Int., cit., II, 381.

149
mal possible et même parfois un peu de bien»975. Camus reprend cette
position pour lui-même: «Je sais avec quelques autres, ce qu'il faut faire,
sinon pour diminuer le mal, du moins pour ne pas y ajouter... Nous
pouvons diminuer le nombre des enfants torturés»976, même si nous ne
pouvons pas faire que les enfants ne meurent pas. La solidarité humaine
doit se conjuguer dans cette lutte: «ce que je hais, c'est la mort et le mal,
vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommes ensemble
pour les souffrir et les combattre»977.

b) Face au mal moral

Face au mal moral, en tant que présent à la racine de la volonté,


nous avons la même impuissance que face au mal de l'univers. «Quoi que
nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de
l'homme»978, nous porterons toujours nos bagnes et nos crimes en nous979,
nous ferons le mal croyant faire le bien980. Mais nous avons pouvoir sur le
mal librement fait cependant. Négativement, «nous portons tous en nous
nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n'est pas de les
déchaîner à travers le monde; elle est de les combattre en nous-mêmes et
dans les autres. La révolte... est au principe de ce combat»981. D'une façon
générale il faut «ne pas ajouter aux misères profondes de notre condition
une injustice qui soit purement humaine»982. Positivement, la tâche de
l'homme est d'assurer «les conditions nécessaires et suffisantes pour que

975 P 1425.
976 Exposé aux Dominicains, cit., II, 374.
977 P 1398. «Tout le monde est dans le bain» (P 1377).
978 HR 704.
979 Ib.
980 HR 689. C II, 340.
981 HR 704.
982 Co, octobre 1944, II, 1528.

150
chaque homme puisse être le seul responsable de son bonheur et de son
destin»983. Elle est encore d'«ajouter à la somme de nos actions un peu de
bien qui compensera, en partie, le mal que nous avons jeté dans le
monde»984. L'homme est en proie à des passions, mais «sa seule vertu sera,
plongé dans les ténèbres, de ne pas céder à leur vertige obscur; enchaîné au
mal, de se traîner obstinément vers le bien»985. Endiguer ses possibilités de
mal986, «refuser d'être avec le fléau»987, et cela, dans le moment qui est le
nôtre, parmi les hommes qui nous entourent988. Tout homme de bonne
volonté devrait dire: «J'aurai plaidé, comme je le devais, au nom de mon
métier et au nom de tous les miens, pour que diminue dès maintenant
l'atroce douleur des hommes»989.
Nous venons de voir la révolte contre Dieu et la condition
métaphysique. Il faut voir encore la révolte contre la condition historique,
avant d'aborder l'éthique proprement dite, basée sur cette révolte.

III. Révolte contre la condition


historique
Le trône de Dieu renversé, les hommes veulent conquérir par leurs
propres forces l'unité et la justice qu'ils ne trouvaient pas en Dieu990.

983 Ib.
984 RG 1055.
985 HR 689.
986 Int., Le Progrès de Lyon, cit., II, 727.
987 P 1426.
988 HR 414.
989 Réponses à D'Astier, II, 363. Servir les valeurs qui feront respecter l'homme,
sinon transformer le monde ou l'homme, ce qui est impossible (Ib., 368). «On dit
encore à l'artiste: 'Voyez la misère du monde. Que faites-vous pour elle?' A ce
chantage cynique, l'artiste pourrait répondre: 'la misère du monde? Je n'y ajoute
pas. Qui parmi vous peut en dire autant?'» (Allocution, décembre 1948, II, 399).
990 HR 437.

151
«Puisque le salut de l'homme ne se fait pas en Dieu, il doit se faire sur la
terre»991. Tous les révoltés ont cherché à construire un royaume purement
terrestre où régnerait la règle de leur choix. «Rivaux du Créateur, ils ont été
conduits logiquement à refaire la création à leur compte. Ceux qui, pour le
monde qu'ils venaient de créer, ont refusé toute autre règle que celle du
désir et de la puissance, ont couru au suicide ou à la folie, et chanté
l'apocalypse»992. Le royaume de la grâce n'est pas remplacé par le royaume
de la justice993, mais c'est «le règne de l'histoire (qui) commence et,
s'identifiant à sa seule histoire, l'homme, infidèle à sa vraie révolte, se
vouera désormais aux révolutions nihilistes... qui, niant toute morale,
cherchent désespérément l'unité du genre humain à travers une épuisante
accumulation de crimes et de guerres... Tout ce qui était à Dieu sera
désormais rendu à César»994. Une nouvelle injustice est ajoutée à l'injustice
divine, «le crime de l'homme continuera de répondre au crime divin»995.
C'est pourquoi il faut à nouveau se révolter contre l'histoire et son contenu,
au nom de valeurs fidèles à la vraie révolte.

1. Révolte contre l'Histoire


Refuser l'Histoire, c'est poser certains principes au nom desquels on
la réfute. La révolte, l'histoire, la révolution ne peuvent être prises comme
valeurs absolues. Elles ne sont que des moyens de faire progresser
l'homme, non des instruments d'asservissement.

991 HR 487.
992 HR 508.
993 HR 510.
994 HR 540.
995 HR 448.

152
a) L'Histoire et les valeurs

«Mon livre (L'Homme révolté) ne nie pas l'histoire (négation qui


serait dénuée de sens), mais critique seulement l'attitude qui vise à faire de
l'histoire un absolu»996. Il faut des valeurs pour la diriger: «l'histoire, sans
valeur qui la transfigure, est régie par la loi de l'efficacité. Le matérialisme
historique, le déterminisme, la violence, la négation de toute liberté qui
n'aille pas dans le sens de l'efficacité, le monde du courage et du silence
sont les conséquences les plus légitimes d'une pure philosophie de
l'histoire»997. La logique de l'Histoire, quand elle est acceptée totalement,
conduit à «mutiler l'homme de plus en plus, et à se transformer elle-même
en crime objectif»998. Quel est le rôle de l'Histoire? «L'histoire, nécessaire,
non suffisante, n'est... qu'une cause occasionnelle. Elle n'est pas absence de
valeur, ni la valeur elle-même, ni même le matériau de la valeur. Elle est
l'occasion, parmi d'autres, où l'homme peut éprouver l'existence encore
confuse d'une valeur qui lui sert à juger l'histoire. La révolte elle-même
nous en fait la promesse»999. Il y a des valeurs supérieures à l'Histoire: «il
y a l'histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la
beauté naturelle. Ce sont là aussi des racines, que l'histoire ignore»1000,
ainsi que l'art: «L'art, du moins, nous apprend que l'homme ne se résume
pas seulement à l'histoire et qu'il trouve aussi une raison d'être dans l'ordre
de la nature... Les révoltés qui veulent ignorer la nature et la beauté se
condamnent à exiler de l'histoire qu'ils veulent faire la dignité du travail et

996 Lettre, juin 1952, II, 762.


997 HR 690. Idem 651. «Choisir l'histoire, et elle seule, c'est choisir le nihilisme
contre les enseignements de la révolte elle-même» (HR 648); qu'on la voie
rationnelle ou irrationnelle, dans les deux cas on débouche dans l'univers
concentrationnaire. Texte parallèle, HR 692.
998 HR 648.
999 HR 651.
1000 Réponses à D'Astier, II, 368.

153
de l'être»1001. Mais il y a surtout l'Homme, qui est la seule valeur
transcendante de l'Histoire. Nous le verrons dans l'éthique.

b) La révolution et les valeurs

Camus avait distingué révolte et révolution. Celle-ci a souvent un


sens péjoratif chez lui, parce qu'elle est portée historiquement à oublier les
valeurs et à conduire au nihilisme. Son but est d'insérer dans le temps et les
lieux des valeurs qui la dépassent et au nom desquelles elle se met en
mouvement. Elle ne peut pas, elle non plus, devenir un absolu: «si la
révolution est l'unique valeur, elle exige tout et même la délation»1002;
«quand la révolution est la seule valeur, il n'y a plus de droits, en effet, il
n'y a que des devoirs. Mais par un renversement immédiat, au nom de ces
devoirs, on prend tous les droits»1003. Livrée à elle-même, ses principes
sont le nihilisme et l'Histoire à l'état pur. «La révolution pour être créatrice
ne peut se passer d'une règle, morale ou métaphysique, qui équilibre le
délire historique. Elle n'a sans doute qu'un mépris justifié pour la morale
formelle et mystificatrice qu'elle trouve dans la société bourgeoise. Mais sa
folie a été d'étendre ce mépris à toute revendication morale. A ses origines
mêmes, et dans ses élans les plus profonds se trouve une règle qui n'est pas
formelle et qui, pourtant, peut lui servir de guide»1004. Cette règle sera la
nature humaine.

1001 HR 679.
1002 HR 568.
1003 HR 569.
1004 HR 653.

154
2. Refus du contenu de l'Histoire
Nous avions analysé ce contenu de l'Histoire: meurtre, peine de
mort, violence, mensonge, guerre. Il faut maintenant voir les raisons qui les
font refuser.

a) Refus du meurtre légitimé

D'une part, Camus ne s'illusionne pas. Il serait tout à fait utopique


de vouloir que personne ne tue plus personne; mais c'est une utopie à un
degré moindre que de vouloir que le meurtre ne soit plus légitimé par les
idéologies1005. Il faut dénoncer les philosophies de l'histoire qui
proclament que «la fin couvre les moyens, donc que le meurtre puisse être
légitimé»1006. Le meurtre crée un déchirement au niveau de la révolte
authentique, tournée vers la vie au nom de la vie: «en logique, on doit
répondre que meurtre et révolte sont contradictoires»1007. - Mais si le
révolté ne peut pas ne pas tuer les tyrans par exemple, Camus lui propose
deux principes éthiques. D'abord, «s'il ne peut pas toujours ne point tuer,
directement ou indirectement, il peut mettre sa fièvre et sa passion à
diminuer la chance du meurtre autour de lui»1008. Ensuite, garder au
meurtre son caractère d'effraction aux principes de la révolte. Pour cela, il

1005 NvNb 335. «Les gens comme moi voudraient un monde, non pas où l'on ne se
tue plus (nous ne sommes pas si fous!), mais où le meurtre ne soit pas légitimé»
(Ib., 334). Camus refuse personnellement de faire partie de ceux qui
s'accommodent du meurtre (Ib., 350).
1006 NvNb 338.
1007 Et Camus poursuit: «Qu'un seul maître soit, en effet, tué, et le révolté, d'une
certaine manière, n'est plus autorisé à dire la communauté des hommes dont il
tirait pourtant sa justification... Dès qu'il frappe, le révolté coupe le monde en deux.
Il se dressait au nom de l'identité de l'homme avec l'homme et il sacrifie l'identité
en consacrant, dans le sang, la différence. Son seul être, au cœur de la misère et
de l'oppression, était dans cette identité. Le même mouvement, qui visait à
l'affirmer, le fait donc cesser d'être» (HR 685).
1008 HR 689.

155
n'est d'autre moyen que de donner sa propre vie: «celui qui tue doit payer
de sa personne»1009, car «quand les principes défaillent, les hommes n'ont
qu'une manière de les sauver, et de sauver leur foi, qui est de mourir pour
eux»1010. «Au niveau de l'histoire, comme dans la vie individuelle, le
meurtre est ainsi une exception désespérée ou il n'est rien. L'effraction qu'il
effectue dans l'ordre des choses est sans lendemain. Il est insolite et ne peut
donc être utilisé, ni systématique, comme le veut l'attitude purement
historique. Il est la limite qu'on ne peut atteindre qu'une fois et après
laquelle il faut mourir. Le révolté n'a qu'une manière de se réconcilier avec
son acte meurtrier s'il s'y est laissé porter: accepter sa propre mort et le
sacrifice. Il tue et meurt pour qu'il soit clair que le meurtre est impossible.
Il montre alors qu'il préfère en réalité le Nous sommes au Nous serons»1011.
Camus en voit l'application chez les terroristes russes de 1905, avec
Kaliayev comme principal représentant1012. «La grande pureté du
terrorisme style Kaliayev, c'est que pour lui le meurtre coïncide avec le
suicide... Une vie est payée par une vie. Le raisonnement est faux, mais
respectable. (Une vie ravie ne vaut pas une vie donnée)»1013.

b) Refus de la peine de mort

Dans ses longues Réflexions sur la guillotine, Camus apporte deux


raisons majeures pour refuser la peine capitale qui est un meurtre légalisé
par la société. La première raison est en relation avec la seconde.

1009 HR 451.
1010 HR 537.
1011 HR 685-686.
1012 HR 518, 552, 556.
1013 C II , 199.

156
- Il faut d'abord dénoncer la peine de mort parce qu'«elle est l'image
de la condition humaine»1014; elle continue, en l'aggravant, la condition
métaphysique de condamné à mort. «Si le meurtre est dans la nature de
l'homme, la loi n'est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle
est faite pour la corriger»1015. Si l'ordre du monde est réglé par la mort,
notre rôle n'est pas de le continuer: «Nous ne devons pas condamner à
mort, puisqu'on a fait de nous des condamnés à mort»1016. La peine
capitale brise la solidarité: «le jugement capital rompt la seule solidarité
humaine indiscutable, la solidarité contre la mort»1017, «la société...
prononce en réalité une pure mesure d'élimination, brise la communauté
humaine unie contre la mort»1018.
- La peine capitale est surtout à refuser au nom de la personne
humaine: «la peine de mort, telle qu'elle est appliquée, et si rarement qu'elle
le soit, est... un outrage infligé à la personne et au corps de l'homme»1019.
C'est pourquoi, «dans les principes et les institutions.... la personne
humaine est au-dessus de l'Etat»1020. L'homme, moralement, n'est jamais
coupable absolument, c'est pourquoi on ne peut prétendre à «punir une
culpabilité toujours relative par un châtiment définitif et irréparable»1021.
On enlève alors au meurtrier toute possibilité de réparation du mal causé:
«prononcer le jugement définitif avant la mort, décréter la clôture des
comptes quand le créancier est encore vivant, n'appartient à aucun
homme»1022.

1014 HR 471.
1015 RG 1038.
1016 C II, 129.
1017 RG 1056.
1018 RG 1058.
1019 RG 1063.
1020 RG 1061.
1021 RG 1047.
1022 RG 1055.

157
- Camus réfute ensuite les raisons traditionnelles apportées en
faveur de la peine de mort. L’exemplarité du châtiment n'est pas effective:
«il n'y a pas de lien entre l'abolition de la peine de mort et la criminalité.
Cette dernière ne s'accroît ni ne décroît... On a puni le meurtre par la peine
capitale pendant des siècles et la race de Caïn n'a pas disparu pour
autant»1023. Les statistiques le démontrent. Quant à la justice à satisfaire, il
n'y a pas de proportion entre le crime fait et le meurtre imposé par la
société: «elle (la peine capitale) est un meurtre, sans doute, et qui paie
arithmétiquement le meurtre commis. Mais elle ajoute à la mort un
règlement, une préméditation publique et connue de la future victime, une
organisation, enfin, qui est par elle-même une source de souffrances
morales plus terribles que la mort. Il n'y a donc pas équivalence»1024. Les
erreurs judiciaires (mises à part les intrusions de la politique ou les
aversions personnelles qui condamneraient un innocent), sont toujours
possibles, l'histoire le démontre aussi. Mais ce qui fait l'absurdité de cette
possibilité, c'est qu'«une fois l'innocent mort, personne ne peut plus rien
pour lui»1025.

c) Refus du mensonge

Il faut refuser le mensonge pour ne pas prolonger la condition


d'obscurité où nous sommes plongés par nature, pour préserver la personne
humaine dans sa vérité, pour assurer des relations personnelles ou sociales
authentiques.

1023 RG 1034. Camus apporte des statistiques, Ib., 1031.


1024 RG 1039.
1025 RG 1049.

158
- «La logique du révolté est... de s'efforcer au langage clair pour ne
pas épaissir le mensonge universel»1026. Mal nommer un objet c'est ajouter
au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère
humaine, c'est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne
pas servir le mensonge1027. «Il est possible de vivre sans désespérer dans
un monde absurde, il n'est pas possible de le faire dans celui du
mensonge»1028. Il n'est pas possible de l'enlever du cœur de l'homme,
comme le meurtre ou toute autre forme de mal, mais du moins «la seule
consolation d'un cœur pur est d'en refuser les privilèges»1029.
- L'homme a besoin de vérité, même si elle est mystérieuse,
fuyante, toujours à conquérir1030. «Si notre langage n'a pas de sens, rien n'a
de sens. Si les sophistes ont raison, le monde est insensé»1031. Si le monde
est absurde, il n'y a qu'un moyen pour l'homme de le clarifier, c'est la
vérité: «Dans un monde d'une absurdité apparemment si épaisse, il faudra
bien arriver à une plus grande compréhension des hommes entre eux, à une
plus grande sincérité. Il faudra y arriver ou périr. Pour cela certaines
conditions sont nécessaires: il faut que les hommes soient francs (le
mensonge brouille les choses)»1032. Mentir est toujours une sottise1033, et
la liberté consiste d'abord à ne pas mentir, tant sur le plan moral que
social1034. La vérité doit être préférée à tout1035, elle est une sorte de

1026 HR 688.
1027 Sur une philosophie de l'expression, cit., II, 1979.
1028 RR 1691.
1029 Projet de préface à Simone Weil, II, 1701.
1030 DS 1074.
1031 C II, 35.
1032 Int., Les Nouvelles littéraires, 1945, II, 1425.
1033 ES 195.
1034 C II, 131. Int., cit., II, 726.
1035 C II, 312. C'est ce qu'a cherché Camus: «s'anéantir dans l'accomplissement et
la passion de la vérité» (C II, 310); son œuvre veut des êtres sans mensonge (C II,
325), surtout L'Homme révolté a voulu la vérité en même temps que la générosité
(C II, 342).

159
justice1036. Aucune grandeur ne peut se baser sur le mensonge, et celui qui
l'utilise trahit Dieu (s'il est chrétien), et les hommes1037.
- Les hommes entre eux ont besoin de vérité dans leur société. «Si
les mots justice, bonté, beauté, n'ont pas de sens, les hommes peuvent se
déchirer»1038. Camus, passionné de vérité autant que de justice, sait qu'«il
n'y a donc de dialogue possible qu'entre des gens qui restent ce qu'ils sont
et qui parlent vrai»1039. Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s'annonce
et se perpétue1040; il s'oppose à la communication des individus entre eux,
des nations entre elles1041, et «le mensonge, même bien intentionné, est ce
qui sépare les hommes, ce qui les rejette à la plus vaine des solitudes»1042.
«La servitude, l'injustice, le mensonge sont les fléaux qui brisent cette
communication et interdisent ce dialogue. C'est pourquoi nous devons les
refuser»1043.

d) Refus de la violence légitimée

Camus pose les mêmes principes que pour le meurtre: en soi, la


violence est inévitable, mais elle est inacceptable si elle devient légitimée.
Il faut la limiter à certains cas. La non-violence ne doit pas être absolue.

1036 «L'esprit de justice et l'esprit de vérité ne font qu'un» (S. Weil, C II, 339).
1037 «Aucune vertu ne peut s'allier à lui sans périr. Le privilège du mensonge est
de toujours vaincre celui qui prétend se servir de lui. C'est pourquoi les serviteurs
de Dieu et les amants de l'homme trahissent Dieu et l'homme dès l'instant qu'ils
consentent au mensonge pour des raisons qu'ils croient supérieures. Non, aucune
grandeur ne s'est jamais établie sur le mensonge. Le mensonge fait vivre parfois, il
n'élève jamais» (Int., cit., II, 726).
1038 Sur une philosophie de l'expression, cit., II, 1674.
1039 Exposé aux Dominicains, cit., II, 372.
1040 Int., cit., II, 726.
1041 Exposé aux Dominicains, cit., II, 372.
1042 Co, octobre 1944, II, 1529.
1043 NvNb 350.

160
- La violence est inévitable. Pour une raison métaphysique d'abord,
car elle est présente en l'homme, indépendamment de son intervention
libre1044, et pour une raison historique ensuite, car elle constitue une
nécessité en certains cas: «La violence ne peut être qu'une limite extrême
qui s'oppose à une autre violence, par exemple dans le cas de l'insurrection.
Si l'excès de l'injustice rend cette dernière impossible à éviter, le révolté
refuse d'avance la violence au service d'une doctrine ou d'une raison
d'Etat»1045. Elle constitue cependant un déchirement dans la conscience du
révolté qui s'insurge d'abord contre elle, tout en étant acculé ensuite à
l'utiliser1046. - Camus pose en principe la limite réciproque de la violence et
de la non-violence; s'il n'est pas en faveur de la non-violence
systématique1047, il n'est pas non plus pour la violence érigée en principe:
«La violence systématique détruit positivement la communauté vivante et
l'être que nous en recevons (de la révolte). Pour être fécondes, ces deux
notions doivent trouver leurs limites»1048. «Je crois que la violence est
inévitable... Je ne dirai donc point qu'il faut supprimer toute violence, ce
qui serait souhaitable, mais utopique, en effet»1049.

1044 Comme il a été vu dans la condition métaphysique de l'homme (p. 86).


1045 HR 695.
1046 «La valeur positive contenue dans le premier mouvement de révolte suppose
le renoncement à la violence de principe. Elle entraîne, par conséquent,
l'impossibilité de stabiliser une révolution. La révolte traîne sans cesse avec elle
cette contradiction. Au niveau de l'histoire, elle se durcit encore. Si je renonce à
faire respecter l'identité humaine, j'abdique devant celui qui opprime, je renonce à
la révolte et retourne à un consentement nihiliste... Si j'exige que cette identité soit
reconnue pour être, je m'engage dans une action qui, pour réussir, suppose un
cynisme de la violence, et nie cette identité et la révolte elle-même» (HR 690).
1047 «La non-violence. Je n'ai jamais plaidé pour elle. Et c'est une attitude qu'on
me prête pour la commodité d'une polémique. Je ne pense pas qu'il faille répondre
aux coups par la bénédiction» (Réponses à D'Astier, II, 355). «On me fait dire que
je suis opposé à toute violence, quelle qu'elle soit. Ce serait aussi intelligent que de
m'opposer à ce que le vent soit toujours du même côté» (C II, 221). Camus
reconnaît qu' «Il y a deux sortes d'efficacité, celle du typhon et celle de la sève»
(HR 696).
1048 HR 695.
1049 Réponses à D'Astier, 11, 355.

161
- Condamnable cependant est la violence légitimée par une
idéologie. «Je dis seulement qu'il faut refuser toute légitimation de la
violence, que cette légitimation lui vienne d'une raison d'Etat absolue, ou
d'une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et
injustifiable. Je crois qu'il faut lui garder son caractère exceptionnel et la
resserrer dans les limites qu'on peut»1050. Telle est sa position de principe
sur laquelle il revient constamment: lui garder «son caractère de rupture, de
crime»1051, «son caractère provisoire d'effraction»1052, et sur laquelle il
demande de s'interroger avant toute construction, aujourd'hui1053.
- Une action est possible face à la violence. Au niveau des idées, il
faut dénoncer «les excès de l'intelligence et les tares de l'intellectuel»1054
qui la légitiment. Reconnaître en principe que le sabre finit toujours par
vaincre l'épée1055. Au niveau personnel, «ne pas céder à la haine, ne rien
concéder à la violence, ne pas admettre que nos passions deviennent
aveugles, voilà ce que nous pouvons faire»1056. Au plan social, «faire
approuver, internationalement, un code qui préciserait ces limitations à la
violence: suppression de la peine de mort, dénonciation des condamnations
dont la durée n'est pas précisée, de la rétroactivité des lois et du système
concentrationnaire»1057, adhérer aux mouvements pour la paix, travailler à

1050 Ib.
1051 C II, 214. «Ne l'admettre que liée à une responsabilité personnelle. Autrement
elle est par ordre, elle est dans l'ordre - ou la loi ou la métaphysique. Elle n'est plus
rupture. Elle élude la contradiction» (Ib.).
1052 HR 695. C'est la position des terroristes russes admirés par Camus: «tout en
reconnaissant le caractère inévitable de la violence, (ils) avouaient cependant
qu'elle est injustifiée» (HR 575).
1053 «Préalablement à toute construction, il faut aujourd'hui poser deux questions:
'Oui ou non, directement ou indirectement, voulez-vous être tué ou violenté? Oui
ou non, ... voulez-vous tuer ou violenter?'» (NvNb 333).
1054 Allocution, 15 mars 1945, II, 315.
1055 E 835.
1056 Allocution, Ib., II, 315.
1057 Défense de l'Homme, juillet 1949, II, 385.

162
l'unification internationale1058. «L'action révoltée authentique ne consentira
à s'armer que pour des institutions qui limitent la violence, non pour celles
qui la codifient»1059.

e) Refus de la terreur et de la guerre

Terreur et guerre sont deux formes de violence. Les mêmes


principes valent donc. Mais, vu l'importance que Camus leur accorde, il
faut expliciter les raisons pour lesquelles il les refuse.
- La terreur transforme les hommes en choses, ce qui répugne à la
dignité de la personne humaine. «Elle se propose la destruction, non
seulement de la personne, mais des possibilités universelles de la personne,
la réflexion, la solidarité, l'appel vers l'amour absolu. La propagande, la
torture, sont des moyens directs de désintégration»1060. Camus a fait une
pièce de théâtre pour illustrer les méfaits de la terreur: L'Etat de Siège,
située en Espagne, où «la condamnation qui y est portée vise toutes les
sociétés totalitaires»1061. La terreur est le régime instauré par les dictatures
qui veulent l'unité en passant par la totalité qui n'est plus «harmonie des
contraires», mais «écrasement des différences»1062. Mais la révolte
enseigne qu'il s'agit d'un abus du principe d'unité qui était à l'origine une
revendication positive1063. Il faut régler la crise à l'échelle
internationale1064, réviser les principes d'un nouveau Contrat Social1065, et

1058 NvNb 348.


1059 HR 695.
1060 HR 589.
1061 Co, décembre 1948, II, 395.
1062 Allocutions, novembre 1948, II, 404.
1063 HR 653.
1064 NvNb 347.
1065 NvNb. 346.

163
«opposer des paroles claires aux confusions de la terreur,... définir en
même temps les valeurs indispensables à un monde pacifié»1066.
- La guerre, il faut aussi lui opposer sa révolte1067 et son mépris1068
car elle détruit les hommes1069. Il faut «trouver des raisons de survivre et
de lutter, en nous-mêmes et chez les autres, contre le meurtre»1070. Il faut
en tirer une occasion de se grandir1071, partager la mort des autres si besoin
en est1072. Surtout, il ne faut pas se désolidariser: «Il est toujours vain de
vouloir se désolidariser, serait-ce de la bêtise et de la cruauté des autres. On
ne peut dire 'je l'ignore'. On collabore ou on la combat. Rien n'est moins
excusable que la guerre et l'appel aux haines nationales. Mais une fois la
guerre survenue, il est vain et lâche de vouloir s'en écarter sous le prétexte
qu'on n'en est pas responsable»1073. La meilleure façon de la refuser n'est
pas dans le défaitisme ou l'obstination aveugle, mais dans la lutte pour
l'organisation internationale1074 qui éviterait des conflits entre les nations.
«On accepte trop facilement de croire qu'après tout le sang seul fait avancer
l'histoire et que le plus fort progresse alors sur la faiblesse de l'autre. Cette
fatalité existe peut-être. Mais la tâche des hommes n'est pas de l'accepter, ni
de se soumettre à ses lois»1075.
Avant de conclure sur la révolte en général, il faut mentionner un
dernier point, capital pour Camus: l'action dans l'Histoire.

1066 NvNb 348


1067 DHR 1703.
1068 C I, 172, 168.
1069 Co, décembre 1948, II, 1592.
1070 DHR 1705.
1071 C I, 175.
1072 C I, 170.
1073 C I, 172.
1074 Réponses à D'Astier, II, 366.
1075 Conférence à Alger, janvier 1956, II, 998-999.

164
3. Action dans l'Histoire
Même si l'Histoire nous offre le contenu qui vient d'être vu, il n'en
demeure pas moins qu'elle est l'une des dimensions de l'homme et qu'il doit
y insérer son action pour la transformer. Camus fait appel aux croyants en
Dieu et aux croyants en l'homme: «La tâche des hommes de culture et de
foi n'est, en tout cas, ni de déserter les luttes historiques, ni de servir ce
qu'elles ont de cruel et d'inhumain. Elle est de s'y maintenir, d'y aider
l'homme contre ce qui l'opprime, de favoriser sa liberté contre les fatalités
qui le cernent. C'est à cette condition que l'histoire avance véritablement,
qu'elle innove, qu'elle crée, en un mot»1076. De même qu'il s'agissait de se
maintenir face à l'absurdité du monde, de même face à l'absurdité de
l'Histoire. «Ignorer l'histoire revient à nier le réel»1077, et nous ne pouvons
pas lui échapper, puisque nous y sommes plongés jusqu'au cou1078. «Le
révolté ne nie pas l'histoire qui l'entoure, c'est en elle qu'il essaie de
s'affirmer. Mais il se trouve devant elle comme l'artiste devant le réel, il la
repousse sans s'y dérober»1079. Le révolté doit y lutter sans s'en
désolidariser, même s'il a «des illusions raisonnables sur l'issue de ce
combat»1080. Il y a toujours des raisons d'espérer et de lutter1081. Mais
Camus est concret et réaliste: cette lutte, chacun doit la faire à sa place et à
sa façon: «Le monde autour de nous est dans le malheur et on nous
demande de faire quelque chose pour le changer»1082. Que ce soit l'artiste

1076 Ib., 999.


1077 HR 692.
1078 NvNb 351.
1079 HR 693.
1080 Exposé aux Dominicains, cit., II, 374.
1081 Int., juillet 1949, II, 383. Camus a vécu la situation historique de la guerre de
1939-1945: «Au plus noir de notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de
dépasser ce nihilisme» (E 865). Il veut les faire partager à d'autres.
1082 Allocution, cit., II, 400.

165
ou l'homme d'action politique, chacun doit travailler à la création des
valeurs qui échappent à l'Histoire pour la soulever.

Conclusion
Au sortir de sa révolte contre Dieu et l'Histoire des hommes, ce
n'est pas le désespoir qui étreint Camus, mais l'espoir. Espoir non pas en
Dieu - il s'y refusera toujours - mais en l'homme qu'il croit bon malgré tout.
Cependant on ne peut s'empêcher de constater une certaine déception qu'il
rapporte dans ses Carnets: «Qui pourra dire la détresse de l'homme qui a
pris le parti de la créature contre le créateur et qui, perdant l'idée de sa
propre innocence, et de celle des autres, juge la créature, et lui-même, aussi
criminelle que le créateur»1083. Les hommes ne valent pas mieux que Dieu,
cependant ils sont le seul espoir sur lequel nous puissions compter.
Ainsi Camus demeure optimiste, mais d'un optimisme relatif: «Le
sort de l'homme est toujours entre les mains de l'homme. Il ne croit pas aux
doctrines absolues et infaillibles, mais à l'amélioration obstinée, chaotique
mais inlassable, de la condition humaine»1084. Ce texte date de 1944, ainsi
que le suivant: «Il s'agit de faire, en effet, le salut de l'homme. Non pas en
se plaçant hors du monde, mais à travers l'histoire elle-même. Il s'agit de
servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu
d'une histoire qui ne l'est pas. On mesure la difficulté et le paradoxe d'une
pareille entreprise. Nous savons, en effet, que le salut des hommes est peut-
être impossible, mais nous disons que ce n'est pas une raison pour cesser de
le tenter et nous disons surtout qu'il n'est pas permis de le dire impossible
avant d'avoir fait une bonne fois ce qu'il fallait pour démontrer qu'il ne

1083 C II, 281.


1084 Co, 14 novembre 1944, II, 282.

166
l'était pas... Il n'y a plus qu'une chose à tenter, qui est la voie moyenne et
simple d'une honnêteté sans illusions, de la sage loyauté, et l'obstination à
renforcer seulement la dignité humaine. Nous croyons que l'idéalisme est
vain. Mais notre idée, pour finir, est que le jour où des hommes voudront
mettre au service du bien le même entêtement et la même énergie
inlassable que d'autres mettent au service du mal, ce jour-là les forces du
bien pourront triompher - pour un temps très court peut-être, mais pour un
temps cependant, et cette conquête sera alors sans mesure»1085.
L'homme peut-il se sauver tout seul? Oui. Camus y voit une œuvre
de patience, mais la reconnaît sans cesse menacée. Puisque Dieu
n'intervient pas, il reste aux hommes à améliorer leur condition par leurs
seules forces. «La mort de Dieu n'achève rien et ne peut se vivre qu'à la
condition de préparer une résurrection»1086. Résurrection des valeurs que
Camus nous propose dans son Ethique.

Chapitre IV - L'éthique de la révolte


La conduite sans Dieu

Introduction
«Je ne suis pas un philosophe. Je ne crois pas assez à la raison pour
croire à un système. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment il faut se
conduire. Et plus précisément comment on peut se conduire quand on ne
croit ni en Dieu ni en la raison»1087.

1085 Co, 4 novembre 1944, II, 279-280.


1086 HR 481.
1087 Interview à Servir, décembre 1945, II, 1427.

167
Cette citation est capitale. D'abord Camus refuse de se dire
philosophe au sens d'un penseur spéculatif qui bâtirait un système; ensuite
il assigne à la raison la tâche qui lui revient: orienter la conduite par une
éthique; enfin il précise que cette éthique doit être hors des dictées de Dieu
et de la raison abstraite. (Exception faite pour ce qui est dit de Dieu, on
croirait lire Kierkegaard à propos du penseur subjectif, opposé au penseur
systématique). Rare, en effet, est celui qui peut «porter légitimement le titre
de philosophe. Malgré sa culture encyclopédique, il ne croit pas, comme
nos penseurs officiels, que la philosophie consiste à enseigner l'histoire de
la philosophie, mais il sait apparemment qu'elle consiste à exercer sa
pensée pour chercher en même temps que les secrets du monde les règles
d'une conduite, à essayer de vivre, en un mot, ce que l'on pense, en même
temps que l'on tâche à penser correctement sa vie et son temps»1088. Camus
insistait ailleurs: «L'important n'est pas... de remonter à la racine des
choses, mais, le monde étant ce qu'il est, de savoir comment s'y
conduire»1089. Or le monde est absurde et sans Dieu. Peut-on penser une
éthique sans Dieu? Oui: «Si l'on ne pouvait aujourd'hui ni vivre ni agir en
dehors de Dieu, un grand nombre peut-être des Occidentaux seraient
condamnés à la stérilité. La jeunesse le sait bien»1090.
C'est une éthique de la révolte que tente Camus. Il la fonde sur la
nature humaine et ses droits fondamentaux. Il offre des vertus de courage,
de lucidité et d'espoir qui culminent dans l'héroïsme du saint sans Dieu qui
consiste à bien faire son métier quotidien. Par opposition au divorce de

1088 Hommage à Salvador de Madariaga, Le Parti de la liberté, octobre 1956, II,


1803. Et dans les Carnets: «Pour qu'une pensée change le monde, il faut d'abord
qu'elle change la vie de celui qui la porte. Il faut qu'elle se change en exemple» (C
II, 162).
1089 HR 414.
1090 Int., Les Nouvelles littéraires, novembre 1945, II, 1426. Dans ses Carnets,
Camus se pose la question suivante: «A la limite, a-t-on le droit d'avoir des
enfants, d'assumer la condition humaine quand on ne croit pas à Dieu» (C II, 156).
Son œuvre répond par l'affirmative.

168
l'absurde, le bonheur sera considéré en termes d'accord avec le monde, avec
les autres et avec soi. L'éthique débouchera sur une sorte de sagesse sans
Dieu.

I. Nature de l'éthique camusienne

1. L'occasion: la révolte
Camus a vite découvert que l'absurde conduisait à l'impasse: il était
contradictoire au point de vue logique, mais surtout il n'offrait pas de règle
pour l'action. C'est ce qui amenait Camus à ne le considérer que comme un
point de départ1091. Ainsi, ce n'est pas l'absurde qui a été l'occasion de la
découverte de l'éthique chez Camus, mais la révolte. Il nous faut revenir sur
ce point, vu son importance.

a) L'absurde et l'éthique de la quantité

L'absurde présentait une éthique de la quantité et non de la qualité:


ce qui comptait, ce n'était pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus1092.
Tous les actes étaient posés équivalents1093, les jugements et l'échelle des
valeurs étaient abolis au profit des records d'expériences à réaliser1094. La
liberté était revendiquée, certes, mais la notion de limite à la liberté par
rapport aux autres hommes n'était pas posée1095. Elle était repliée sur elle-

1091 P. 49, conclusion sur l'absurde.


1092 MS 143.
1093 MS 131, 136, 143.
1094 MS 142, 143. C'est la position de Don Juan (MS 154), du comédien (MS 159).
1095 Cependant un principe était énoncé: «Tout est permis ne signifie pas que rien
n'est défendu» (MS 149). Mais l'accent portait plutôt sur la première partie de la
phrase.

169
même dans la jouissance du présent1096, livrée à la dispersion. La seule
préoccupation de l'absurde était le 'moi' individuel, et non le 'nous'
communautaire. La question fondamentale de l'absurde était le suicide1097
et non le meurtre. Pour l'homme absurde, il ne pouvait être question de
disserter sur la morale, sa simple honnêteté n'avait pas besoin de règles1098.
Les exemples d'hommes absurdes n'étaient pas des héros à imiter, mais des
illustrations à regarder. L'absurde ne pouvait diriger la vie d'un homme vers
les valeurs.

b) La révolte et l'éthique des valeurs

La révolte fait découvrir la nécessité d'un changement de position.


«L'absurde, considéré comme règle de vie, est donc contradictoire. Quoi
d'étonnant à ce qu'il ne nous fournisse pas les valeurs qui décideraient pour
nous de la légitimité du meurtre»1099. «L'absurde est contradictoire en
existence. Il exclut en fait les jugements de valeur et les jugements de
valeur sont. Ils sont parce qu'ils sont liés au fait même d'exister. Il faut donc
déplacer le raisonnement de l'absurde dans son équivalent en existence qui
est la révolte»1100. Même si le souvenir de l'absurde demeure dans les
démarches ultérieures1101, il n'est plus dominant. Avec la révolte, «au lieu
de se replier sur lui-même, l'esprit se met en marche grâce à elle, mais à
l'intérieur du cercle étroit de la condition»1102.

1096 P. 43, MS 145.


1097 MS 149; p. 29.
1098 MS 149.
1099 HR 418.
1100 RR 1696.
1101 E 864.
1102 RR 1696.

170
L'Histoire a besoin de valeurs sans lesquelles c'est le nihilisme:
«L'histoire, sans valeur qui la transfigure, est régie par la loi de l'efficacité.
Le matérialisme historique, le déterminisme, la violence, la négation de
toute liberté qui n'aille pas dans le sens de l'efficacité, le monde du courage
et du silence sont les conséquences les plus légitimes d'une pure
philosophie de l'histoire»1103; «si nous n'avons aucune valeur, nous
sommes, je me borne à constater un fait, dans le nihilisme»1104. - Les
révolutions ne peuvent pas non plus se passer des valeurs, car alors il n'y
aurait plus de droits mais seulement des devoirs1105. -La révolte elle-même
a besoin de règles: «la revendication de justice aboutit à l'injustice si elle
n'est pas fondée d'abord sur une justification éthique de la justice»1106. - La
politique ne peut se passer de morale: «Nous ne voulons pas d'une politique
sans morale, parce que nous savons que cette morale est seule à justifier la
politique»1107. - Finalement, dans son expérience personnelle, Camus a
senti le besoin d'une morale1108; il a été conscient des efforts qu'elle
exigeait1109. «Lorsque, vieux, on arrive à une sagesse ou à une morale,
trouble qu'on doit ressentir au regret de tout ce qu'on a fait de contraire à
cette morale et à cette sagesse»1110. Dans une discussion avec Koestler,
Sartre, Malraux et Sperber, Camus propose que «nous disions
publiquement que nous nous sommes trompés et qu'il y a des valeurs

1103 HR 690. De même à l'Ami allemand: «Vous avez supposé qu'en l'absence de
toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le
monde animal, c'est-à-dire la violence et la ruse» (LAA 240). Cf. Lettre, II, 762.
1104 HR, Comm., 1620.
1105 HR 569. «La révolution est dans une impasse si elle ne renonce pas à ses
principes faux» (HR 638).
1106 HR 614.
1107 Résistance ouvrière, décembre 1944, II, 1545.
1108 «J'ai besoin de me donner une morale» (C I, 4l).
1109 «Comme tout le monde, j'ai essayé... de corriger ma nature par la morale.
C'est hélas! ce qui m'a coûté le plus cher... Et rêver de morale quand on est un
homme de passion, c'est se vouer à l'injustice» (Préf. EE, 11).
1110 C II, 113.

171
morales et que désormais nous ferons tout ce qu'il faut pour les fonder et
les illustrer»1111. Car il est normal d'évoluer1112. «Au temps de l'innocence,
j'ignorais que la morale existât. Je le savais maintenant, et je n'étais pas
capable de vivre à sa hauteur»1113. La morale existe donc1114, et elle
s'étend à tous les secteurs de la vie: «Si on croit à la valeur morale, on croit
à toute la morale jusques et y compris la morale sexuelle. La réforme est
totale»1115. Cette morale, Camus la définit négativement et positivement.

2. Nature de la morale
Le révolté «est à la recherche, sans le savoir, d'une morale ou d'un
sacré. La révolte est une ascèse, quoique aveugle»1116. Camus ne se
propose pas, dans L'Homme révolté, une morale dogmatique mais la
possibilité et le prix de cette morale1117. Quelle est donc cette «morale dont
nous avons besoin» contre le nihilisme?1118 Ce n'est ni une morale
formelle, ni transcendante, puisque Dieu en est exclu, mais une morale
réelle, tout humaine, une morale des limites.

1111 C II, 186.


1112 «Il y a les événements nouveaux qui viennent enrichir ou corriger notre
bagage d'observation, les incessantes leçons de la vie qu'il s'agit de concilier avec
celles des expériences antérieures» (Int., cit., II, 1343).
1113 E 871.
1114 C II, 125.
1115 C II, 187. Sur morale et sexualité: C II, 44, 49, 51, 55, 62, 82, 94, 111, 122.
1116 HR 509.
1117 «L'Homme révolté ne propose ni une morale en forme ni une dogmatique. Il
affirme seulement qu'une morale est possible et qu'elle coûte cher. Il expose en
même temps, aussi franchement que possible, la suite des raisonnements qui
justifient cette affirmation» (DHR, 1713).
1118 Co, octobre 1945, II, 312.

172
a) Morale sans transcendance

Le «Peut-on vivre sans appel?» à Dieu de l'absurde1119 accompagne


encore le «Peut-on, loin du sacré, et de ses valeurs absolues, trouver la
règle d'une conduite? Telle est la question posée par la révolte»1120. Camus
pose fréquemment la question: «L'homme peut-il à lui seul créer ses
propres valeurs? C'est tout le problème»1121; «il s'agit de savoir pour nous
si l'homme, sans le secours de l'éternel ou de la pensée rationaliste, peut
créer à lui seul ses propres valeurs»1122. Avec L'Homme révolté, la réponse
est affirmative: «Peut-on sans recours aux principes absolus, échapper à
une logique de destruction, et retrouver une promesse de fécondité et de
fierté, au niveau de l'homme humilié? Dix ans après la découverte dont j'ai
parlé (la révolte), je me suis senti le droit de répondre oui»1123. Dans un
monde sans Dieu, la morale ne doit s'adresser qu'aux hommes: «Restituer la
morale par le Tu. Je ne crois pas qu'il y ait un autre monde où nous
devrions 'rendre compte'. Mais nous avons déjà nos comptes à rendre dans
ce monde-ci - à tous ceux que nous aimons»1124. Si le souci fondamental
de l'homme est l'unité, si Dieu ou le monde n'y peuvent suffire, c'est à
l'homme qu'il revient de se fabriquer lui-même une unité à l'intérieur du
monde: «ainsi se trouvent restituées une morale et une ascèse, qui restent à
préciser»1125, développait déjà Camus à la fin des œuvres absurdes. C'est
donc hors de Dieu qu'il cherche les règles et fondements de la conduite de
l'homme dans le monde et l'Histoire. Il reconnaît là le sens de son œuvre:
«Sens de mon œuvre: Tant d'hommes sont privés de la grâce. Comment

1119 MS 143.
1120 HR 431.
1121 C II, 123.
1122 Co, octobre 1945, II, 312.
1123 DHR 1705.
1124 C II, 95.
1125 C II, 57.

173
vivre sans la grâce?»1126 Les œuvres de la révolte y répondent: «L'homme
révolté, c'est l'homme jeté hors du sacré et appliqué à revendiquer un ordre
humain où toutes les réponses soient humaines»1127. Il peut se faire une
éthique sans faire appel à des règles dictées par un Etre supérieur. En effet,
«il n'est pas question de valeurs religieuses traditionnelles à opposer à ces
valeurs qui aujourd'hui pèsent sur le monde»1128, car nous pouvons
toujours «trouver en nous-mêmes, au cœur de notre expérience, c'est-à-dire
à l'intérieur de la pensée révoltée, les valeurs dont nous avons besoin»1129,
et chacun peut placer sa foi dans les valeurs humaines et individuelles1130.
Mais la morale de Camus n'est pas privée de toute transcendance.
Elle possède une transcendance relative, en ce sens qu'elle est valable pour
l'homme en tant qu'homme et qu'elle se situe au-dessus de l'Histoire: c'est
ce que Camus explique dans Remarque sur la révolte: «Il s'agit bien
entendu... d'une transcendance qu'on pourrait appeler horizontale par
opposition à la transcendance verticale qui est celle de Dieu ou des
Essences platoniciennes»1131. La nature humaine jouera ce rôle de
transcendance.

b) Morale non-formelle

Par là, Camus vise les morales rationalistes abstraites qui, comme la
morale divine, sont infidèles à l'homme; c'est là la conclusion de L'Homme
révolté qui nous propose la «définition d'une morale contre le rationalisme

1126 C II, 129.


1127 RR 1688.
1128 HR, Comm., 1620.
1129 Lettre, mai 1952, II, 751.
1130 Profession de foi, II, 1387.
1131

174
intellectuel et l'irrationalisme divin»1132. Qu'est-ce que cette morale
formelle? C'est une éthique qui est le fruit de principes établis abstraitement
par la raison ou par l’Histoire, et qui en vient à nier l'homme existant. La
morale de Saint-Just, par exemple, dévore1133, quand elle se fait religion de
la vertu1134. La rage de l'absolu ou de la pureté peut s'identifier à la folie de
la destruction au niveau personnel1135 comme au niveau collectif1136. La
morale marxiste établit abstraitement la fin de l'Histoire et offre en
attendant la puissance, la force et l'efficacité1137. Au contraire, la révolte
définit contre ce nihilisme «une règle de conduite qui n'a pas besoin
d'attendre la fin de l'histoire pour éclairer l'action et qui, pourtant, n'est pas
formelle. Elle faisait, au contraire de la morale jacobine, la part de ce qui
échappe à la règle et à la loi. Elle ouvrait les chemins d'une morale qui, loin
d'obéir à des principes abstraits, ne les découvre qu'à la chaleur de
l'insurrection, dans le mouvement incessant de la contestation. Rien
n'autorise à dire que ces principes ont été éternellement, rien ne sert de
déclarer qu'ils seront. Mais ils sont, dans le temps même où nous sommes.
Ils nient avec nous, et tout au long de l'histoire, la servitude, le mensonge et
la terreur»1138.

1132 C II, 125. RR 1683. «La révolte amène seulement à dire qu'on ne voit pas qui,
en dehors de l'être humain, est digne de l'amour - et de cet amour supérieur qui
naît d'une condition partagée. On n'élit pas dans ce cas un idéal abstrait par
pauvreté de cœur, dans une idée de revendication stérile, mais on choisit, au
contraire, la part la plus concrète de l'expérience pour la défendre contre ce qui
l'opprime» (Ib., 1686).
1133 HR 532. Camus semble l'avoir expérimenté personnellement (C II, 252, 254).
1134 HR 530 (titre de chapitre).
1135 C'est l'exemple que Camus voit en Chamfort. (Intr. à Chamfort, 1944, II,
1108).
1136 L'hitlérisme, le marxisme, ou toute idéologie.
1137 DHR 1703.
1138 HR 686.

175
c) Morale réelle: l'homme

La morale réelle décrit l'aspect positif de la morale non-formelle. Il


n'y a pas de distinction à proprement parler. Cette morale réelle propose le
respect de deux dimensions de l'homme: l'homme concret et l'homme
présent. Le premier se dit par opposition à la vertu abstraite de type Saint-
Just, le second par opposition à la vision historique du marxisme orientée
vers l'homme futur. Dans le premier cas: «La vertu ne peut se séparer du
réel sans devenir principe de mal. Elle ne peut non plus s'identifier
absolument au réel sans se nier elle-même. La valeur morale mise au jour
par la révolte, enfin, n'est pas plus au-dessus de la vie et de l'histoire que
l'histoire et la vie ne sont au-dessus d'elle. A la vérité, elle ne prend de
réalité dans l'histoire que lorsqu'un homme donne sa vie pour elle, ou la lui
voue. La civilisation jacobine et bourgeoise suppose que les valeurs sont
au-dessus de l'histoire, et sa vertu formelle fonde alors une répugnante
mystification... La mesure, face à ce dérèglement, nous apprend qu'il faut
une part de réalisme à toute morale: la vertu toute pure est meurtrière; et
qu'il faut une part de morale à tout réalisme: le cynisme est meurtrier»1139.
- Dans le second cas, «Une valeur à venir est... une contradiction dans les
termes, puisqu'elle ne peut éclairer une action ni fournir un principe de
choix aussi longtemps qu'elle ne prend pas forme»1140. Et Camus se tourne
vers les Grecs: «Les valeurs pour les Grecs étaient préexistantes à toute
action dont elles marquaient précisément les limites. La philosophie
moderne place ces valeurs à la fin de l'action. Elles ne sont pas, mais elles
deviennent, et nous ne les connaîtrons dans leur entier qu'à l'achèvement de

1139 HR 699.
1140 HR 572.

176
l'histoire»1141. C'est chez ces Grecs que Camus va chercher sa morale
réelle des limites, la seule valable pour notre temps.

d) Morale des limites

Camus a voulu montrer dans ses analyses de la révolte, que l'action


avait en elle-même des limites, et que toute action bonne et juste devait
reconnaître précisément ces limites1142. Ce thème de limite, proportion,
équilibre, mesure, règle, relatif, revient constamment chez Camus. «Si la
révolte pouvait fonder une philosophie... ce serait une philosophie des
limites, de l'ignorance calculée et du risque»1143. De multiples facteurs ont
conduit Camus à cette idée sous-jacente à son éthique: le sport1144,
l'art1145, sa réflexion sur lui-même1146 et sur l'Histoire1147. Mais surtout sa
proximité de pensée avec l'héritage grec: «Que cette notion de limite...
rejoigne une valeur traditionnelle de la pensée grecque et
méditerranéenne... cela ne me paraît guère, aujourd'hui encore,
contestable»1148.

1141 E 855.
1142 J, Prés., I, 1835.
1143 HR 693.
1144 «Le sport, où j'ai pris mes seules et vraies leçons de morale» (Int., octobre
1957, II, 1901). «Le corps, vrai chemin de la culture, il nous montre nos limites» (C
I, 90). A la question: «Quelles sont les leçons morales que vous a fournies le
sport?», Camus répond: «L'obéissance loyale à une règle de jeu définie en commun
et acceptée librement» (Dern. Int., décembre 1959, II, 1925).
1145 Comme l'artiste, «l'homme, ainsi déchiré, cherche en vain cette forme qui lui
donnerait les limites entre lesquelles il serait roi» (HR 665).
1146 «J'ai vieilli et traversé beaucoup de choses. J'ai appris sur moi-même,
connaissant mes limites, et presque toutes mes faiblesses» (Préf. EE, 10).
1147 L'Histoire est balancée entre les pôles d'un nihilisme extrême et d'un espoir
illimité, tout comme la tragédie (Conf., 1955, I, 1707).
1148 DHR 1710.

177
Trois points majeurs, à propos de la notion de limite, sont à noter
chez Camus: sa nature, sa découverte à l'occasion de la révolte, son aspect
universel, mais surtout son rôle en morale révoltée.

aa) Nature de la limite

Elle implique d'abord la raison: «Tandis que les Grecs donnaient à


la volonté les bornes de la raison, nous avons mis pour finir l'élan de la
volonté au cœur de la raison, qui en est devenue meurtrière»1149. Une
raison guidée par la prudence: «Le chœur des tragédies antiques donne
principalement des conseils de prudence. Car il sait que sur une certaine
limite tout le monde a raison et que celui qui, par aveuglement ou passion,
ignore cette limite, court à la catastrophe pour faire triompher un droit qu'il
croit être le seul à avoir. Le thème constant de la tragédie antique est ainsi
la limite qu'il ne faut pas dépasser»1150. La limite est un équilibre entre
deux extrêmes: «J'ai préféré le mot juste qui était celui de mesure dans le
sens pourtant classique où l'entendaient les Grecs... Pour un esprit aux
prises avec la réalité, la seule règle alors est de se tenir à l'endroit où les
contraires s'affrontent, afin de ne rien éluder et de reconnaître le chemin qui
mène plus loin. La mesure n'est donc pas la résolution désinvolte des
contraires. Elle n'est rien d'autre que l'affirmation de la contradiction, et la
décision ferme de s'y tenir pour y survivre. Ce que j'appelle la démesure est
ce mouvement de l'âme qui passe aveuglément la frontière où les contraires
s'équilibrent pour s'installer enfin dans une ivresse de consentement, dont
les lâches et cruels exemples abondent sous nos yeux»1151. - Négativement,
la limite n'est pas un juste milieu de médiocre: «La mesure, ... la vraie, ...

1149 E 855.
1150 Conf., cit., I, 1705.
1151 DHR 1710.

178
n'a rien à voir avec certaine 'mesure confortable'»1152. Limite et mesure,
«ces deux notions ne peuvent s'associer à l'idée de confort qu'à la condition
de jouer puérilement sur les mots, et surtout de retirer son autorité à
l'expérience vivante»1153. Au contraire, «la mesure... est un conflit
constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l'intelligence. Elle ne
triomphe ni de l'impossible ni de l'abîme. Elle s'équilibre à eux»1154.

bb) Limite et révolte

Camus a pris conscience de l'importance morale de la limite dans


L'Homme révolté: «Les thèses centrales qu'on peut trouver dans l'ouvrage:
la définition d'une limite mise au jour par le mouvement même de la
révolte»1155. De même dans la Défense de L'Homme révolté: «L'analyse de
la révolte m'a seulement conduit à découvrir l'affirmation d'une limite par
le révolté lui-même et, à l'intérieur du mouvement de rébellion, un passage
au-delà duquel la révolte se niait elle-même. Cette analyse... conclut que la
révolte, loin d'être une négation sans limites, se définit justement par
l'affirmation de cette limite»1156. La mesure, née de la révolte, ne peut se
vivre que par elle, car «c'est la révolte qui est la mesure, qui l'ordonne, la
défend et la recrée à travers l'histoire et ses désordres»1157. Etudiant la
révolte, nous avons vu qu'elle impliquait un oui et un non, et que la révolte
n'était fidèle à ses origines que dans l'équilibre entre ce oui et ce non, sans
quoi c'était le nihilisme dans les deux cas1158.

1152 Int., mai 1951, II, 1341. Il faut «trouver une démesure dans la mesure» (C I,
106).
1153 DHR 1709.
1154 HR 704.
1155 Lettre, juin 1952, II, 759.
1156 DHR 1709.
1157 HR 704.
1158 P. 112.

179
cc) Universalité de la limite

Il y a une mesure des choses et de l'homme1159 qui revêt un


caractère transcendant pour Camus. Il découvre cette limite en
métaphysique où l'être et le devenir s'équilibrent1160, en physique où les
forces matérielles font surgir leur propre mesure dans leur marche
aveugle1161, en science en général1162. Il la retrouve encore au niveau de la
pensée, où l'irrationnel limite le rationnel et lui donne sa mesure1163, au
niveau de l'art, où il ne faut pas outrepasser des frontières et évoluer à
l'intérieur d'elles1164. La limite existe encore en technique, où l'on peut voir
la nécessité d'établir une mesure sans laquelle on aboutira à la destruction
universelle1165. Mais c'est surtout en morale que Camus en voit la
nécessité.

dd) Morale et limite

Puisqu'il n'y a pas, pour Camus, de Raison divine dictant des limites
aux actions humaines, c'est à la raison humaine qu'il revient de se les
donner, soit au point de vue personnel, soit au point de vue collectif.

1159 HR 697.
1160 «On ne peut dire que l'être soit seulement au niveau de l'essence. Où saisir
l'essence sinon au niveau de l'existence et du devenir? Mais on ne peut dire que
l'être n'est qu'existence. Ce qui devient toujours ne saurait être, il faut un
commencement. L'être ne peut s'éprouver que dans le devenir, le devenir n'est rien
sans l'être. Le monde n'est pas dans une pure fixité; mais il n'est pas seulement
mouvement. Il est mouvement et fixité... Héraclite, inventeur du devenir, donnait
cependant une borne à cet écoulement perpétuel. Cette limite était symbolisée par
Némésis, déesse de la mesure, fatale aux démesurés» (HR 699). Dans ses Carnets,
Camus équilibre son oeuvre ainsi: «I. Le Mythe de Sisyphe (absurde). - Il. Le Mythe
de Prométhée (révolte). - III. Le Mythe de Némésis» (C II, 328).
1161 HR 698.
1162 HR 697.
1163 HR 698-699.
1164 MS 152. Roger Martin du Gard, II, 1138.
1165 HR 698.

180
«Toute révolte s'achève et se prolonge dans l'affirmation de la limite
humaine - et d'une communauté de tous les hommes, quels qu'ils soient, en
deçà de la limite»1166. Cette notion de limite s'appliquera à la justice et à la
liberté, les deux principales revendications de la révolte.
Les valeurs limitent l'action et la mesurent. Contrairement à la
philosophie existentialiste qui place les valeurs à la fin de l'action, Camus
se rattache aux Grecs qui les placent au début. Camus nie que «l'histoire
peut fournir à elle seule des valeurs qui ne sont pas celles de la seule force,
... qu'on peut se conduire dans l'histoire sans faire appel à aucune
valeur»1167. L'homme a besoin de valeurs, et «il n'est pas de lutte qui, sans
le frein de ces mêmes valeurs, ne s'étende indéfiniment, les messianismes
aujourd'hui s'affrontent et leurs clameurs se fondent dans le choc des
empires. La démesure est un incendie, selon Héraclite»1168.
Les valeurs à leur tour sont mesurées par la nature humaine. La
révolte revendique la réalisation des désirs de l'homme: unité, vie, liberté,
justice. Mais ces désirs doivent être réglés: au-delà se trouvent les désirs
d'autrui sur lesquels il ne faut pas empiéter. C'est là une reconnaissance de
la révolte: «elle n'a jamais affirmé dans son mouvement le plus pur que
l'existence d'une limite, justement, et l'être divisé que nous sommes»1169.
«En même temps qu'elle suggère une nature commune des hommes, la
révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont au principe de cette
nature... Cette limite qui semble inséparable de la nature humaine»1170.
La révolte doit être la limite de l'Histoire et de la révolution, en
posant la nature humaine et ses droits: «l'homme, dans sa révolte, pose à

1166 C II, 185.


1167 Lettre, juin 1952, II, 762.
1168 E 855.
1169 HR 652.
1170 HR 697.

181
son tour une limite à l'histoire»1171. Celle-ci ne peut être un absolu où le
progrès doive se payer au prix de vies humaines détruites ou lésées: «Ma
vraie thèse: celle qui veut que le service de l'histoire pour elle-même
aboutisse à un nihilisme»1172. La révolution, qui est l'engagement de la
révolte dans l'Histoire, doit se mesurer sur la révolte: «La seule question
qu'on puisse poser à la révolution, la révolte seule est fondée à la poser,
comme la révolution est seule fondée à interroger la révolte. L'une est la
limite de l'autre»1173.
Mais quelle est donc, pour Camus, cette nature humaine qui fonde
la révolte et toute l'éthique?

II. Fondement de l'éthique:


la nature humaine
Pour Camus, ce n'est pas la révolte qui fonde la morale; la révolte
n'est qu'une occasion d'affirmer la nature humaine qui, elle, en est le
fondement. En effet, c'est dans son mouvement de révolte que l'opprimé
découvre, devant les injustices métaphysiques ou historiques, qu'«il est une
part de l'homme supérieure à la condition qui lui est faite»1174. Cette part, il
la partage avec tous, oppresseurs et opprimés: «L'homme prend conscience
dans le mouvement de sa révolte d'une valeur où il croit pouvoir se
résumer... L'affirmation de la révolte s'étend à quelque chose qui
transcende l'individu»1175.

1171 HR 652.
1172 Lettre, cit., II, 762.
1173 HR 704.
1174 RR 1686.
1175 RR 1683.

182
1. «La nature humaine»
On ne trouve pas de définition explicite de la «nature humaine»
chez Camus. Il l'affirme et la décrit comme étant «ce qu'il y a de plus fier
en l'homme»1176, «cette part de l'homme qui ne veut pas s'incliner»1177, «la
part irréductible de l'homme»1178, «ce qu'il y a d'unique en l'homme»1179.
Mais l'ensemble de sa pensée se greffe sur la notion grecque, comme il
l'affirme, en précisant sa position par rapport à la pensée allemande et
existentialiste: «Tout l'effort de la pensée allemande a été de substituer à la
notion de nature humaine celle de la situation humaine et donc l'histoire à
Dieu et la tragédie moderne à l'équilibre ancien. L'existentialisme moderne
pousse cet effort encore plus loin et introduit dans l'idée de situation la
même incertitude que dans celle de nature. Il ne reste plus rien qu'un
mouvement. Mais comme les Grecs je crois à la nature»1180.
Il la définit par opposition au monde des choses, des objets et
instruments: «On peut asservir un homme vivant et le réduire à l'état
historique de chose. Mais s'il meurt en refusant, il réaffirme une nature
humaine qui rejette l'ordre des choses»1181. Si celle-ci n'est pas reconnue,
«l'homme n'est qu'un jeu de forces sur lequel on peut peser
rationnellement»1182. L'Histoire présente avec ses empires une négation et
une certitude: «la certitude de l'infinie plasticité de l'homme et la négation
de la nature humaine. Les techniques de propagande servent à mesurer
cette plasticité et tentent de faire coïncider réflexion et réflexe
conditionné... S'il n'y a pas de nature humaine, la plasticité de l'homme est,

1176 HR 498.
1177 HR 515.
1178 RR 1692.
1179 Allocution, cit., II, 405.
1180 C II, 174. E 855.
1181 HR 641.
1182 Ib.

183
en effet, infinie»1183. Plus précisément, qu'est-ce que la nature humaine
pour Camus? L'homme en tant que personne et en tant que corps.

2. L'homme en tant que personne


«Nous n'avons pas le goût du meurtre. Et la personne humaine
figure tout ce que nous respectons au monde»1184. Camus souhaite que tous
les hommes donnent enfin une forme à cette notion d'homme qui fait le
fondement de la morale1185. L'homme, c'est d'abord son aspect spirituel: «il
faut... proclamer, dans les principes et dans les institutions, que la personne
humaine est au-dessus de l'Etat»1186. Toute politique doit la respecter, et il
faut «soutenir, dans toutes les circonstances et sans aucune réserve, la cause
de la libération sociale considérée comme un moyen et celle de la personne
humaine considérée comme une fin»1187. Si l'homme a tant de valeur, c'est
à cause de ses possibilités spirituelles: «Quand on sait de quoi l'homme est
capable, dans le pire et le meilleur, on sait aussi bien que ce n'est pas la
personne humaine en elle-même qu'il faut protéger, mais les possibilités
qu'elle enferme, c'est-à-dire finalement sa liberté»1188. L'injustice sous
toutes ses formes, tout comme la terreur, se propose «la destruction, non
seulement de la personne, mais des possibilités universelles de la personne,
la réflexion, la solidarité, l'appel vers l'amour absolu»1189.

1183 HR 640.
1184 Co, octobre 1914, II, 1536.
1185 Résistance ouvrière, décembre 1944, II, 1546.
1186 RG 1061.
1187 Protestation de Camus au discours de Truman, septembre 1947, II, 1578.
1188 Allocution, décembre 1957, II, 1813.
1189 HR 589.

184
3. L'homme en tant que corps
Le corps a toujours eu une valeur en lui-même, pour Camus1190.
Aussi la nature humaine implique-t-elle pour lui non seulement le spirituel,
mais aussi le corporel. C'est ainsi que la peine capitale est contre nature,
parce qu'elle est «un outrage infligé à la personne et au corps de
l'homme»1191. Il faut défendre «la vérité charnelle de l'homme»1192,
«sauver les corps»1193, «sauver les enfants de cet homme dans leur
corps»1194. Même si l'âme dépasse démesurément le corps, c'était là une
application du divorce de l'absurde, sa puissance intellectuelle mourra
cependant avec lui1195. Les artistes comme les politiciens ne doivent pas
cesser de «lutter pour affirmer contre les abstractions de l'histoire ce qui
dépasse toute histoire, et qui est la chair, qu'elle soit souffrante ou qu'elle
soit heureuse»1196.
Camus partage un double héritage en ce qui concerne la nature de
l'homme: héritage grec, l'homme en tant que corps et âme, chrétien,
l'homme en tant que chair et esprit. Corps ou chair ont toujours un sens
positif pour Camus: «l'homme doit vivre dans le cercle de la chair»1197
autant que dans celui de l'esprit. Il reprochait au christianisme d'avoir
négligé le corps depuis le temps des Grecs.

1190 Il avait le culte du corps, hérité de la Méditerranée, qu'il célèbre dans ses
écrits. Il n'y a qu'à se référer, par exemple à N 68-69, 74, 80.
1191 RG 1063.
1192 RG 1082.
1193 Titre d'une section de NvNb, 333.
1194 E 843.
1195 MS 167.
1196 Allocution, novembre 1948, II, 406.
1197 C II, 135.

185
4. Transcendance de la nature humaine
La nature humaine est la norme ultime de la morale camusienne.
Est bon l'acte qui sert l'homme, est mauvais celui qui le mutile. Elle est
valeur de l'action, intrinsèque à l'action quand elle est conforme à sa norme,
et pour l'action, destinée à s'incarner dans l'agir qui sera valorisé ou non par
sa participation. A la fois au principe et au terme de l'agir humain. On ne
peut pas remonter plus loin, à Dieu par exemple. - Cette nature humaine se
situe au-dessus de l'Histoire, c'est là une affirmation fondamentale de
Camus: «La nature humaine jusqu'ici n'a jamais pu vivre de l'histoire seule
et lui a toujours échappé par quelque côté»1198. Tous les hommes
participent à cette nature, et en cela ils tirent une solidarité
métaphysique1199. «Les hommes ne se ressemblent pas, il est vrai, et je sais
bien quelle profondeur de traditions me sépare d'un Africain ou d'un
musulman. Mais je sais aussi bien ce qui m'unit à eux et qu'il est quelque
chose en chacun d'eux que je ne puis mépriser sans me ravaler moi-
même»1200. Même le tyran est parent de l'opprimé en cette nature; tout ce
qu'on peut se proposer, même face à des hitlériens, c'est, comme dit Camus
à son Ami allemand: «vous détruire dans votre puissance sans vous mutiler
dans votre âme»1201. De leur commune nature humaine tous tirent leur
droit au bonheur, à la justice et à la liberté. L'indignation révoltée se dresse
pour «la reconnaissance mutuelle d'une destinée commune et la
communication des hommes entre eux»1202. Quels sont les droits que peut
revendiquer tout homme ou tout révolté au nom de cette nature humaine?

1198 HR 640.
1199 «Dans la révolte, l'homme se dépasse en autrui et, de ce point de vue, la
solidarité humaine est métaphysique» (HR 426).
1200 Co, mai 1947, II, 323.
1201 LAA 243.
1202 HR 686.

186
III. Les droits de l'homme
Pour Camus, trois droits fondamentaux découlent de la nature
humaine. Il les défend non seulement dans ses œuvres de la révolte, mais
aussi dans celles de l'absurde: le droit à la vie, à la liberté et à la justice.

1. Le droit à la vie
Elle possède un caractère sacré: «Quand le détail est une vie
humaine, il est pour moi le monde entier et toute l'histoire»1203. Peu
importe la valeur morale d'un individu, «ce droit de vivre... est le droit
naturel de tout homme, même le pire»1204. C'est ce qui rend la peine
capitale anti-naturelle1205. Même si la vie est coupable, ou misérable1206,
elle demeure le seul bien naturel de l'homme1207. Camus veut le faire
respecter; il dénonçait déjà les idéologies conduisant au meurtre1208; il veut
que la révolte demeure une force de vie et non de mort1209; en cela se
trouve le vrai réalisme: «La révolte... prend le parti du vrai réalisme. Si elle
veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle»1210.
La tâche des hommes est de «ne s'attacher qu'à l'essentiel qui est le

1203 C II, 164.


1204 RG 1055.
1205 P. 135, refus de la peine de mort. «Peine de mort. On tue le criminel parce
que le crime épuise toute la faculté de vivre dans un homme. Il a tout vécu s'il a
tué. Il peut mourir. Le meurtre est exhaustif» (C II, 27-28).
1206 Camus présente de ces vies infirmes (MH, Zagreus), livrées à la vieillesse
(EE), la détresse des vies des villes industrielles (C II, 39). C I, 135.
1207 C'est elle qui retient l'homme face au suicide. I1 y a une passion de vivre (C I,
76, 77, 81), qui cherche l'amour pour combler les désespoirs accablants (C I, 96).
1208 P. 94.
1209 C II, 190. HR 707.
1210 HR 701.

187
sauvetage des vies»1211. La révolte créait un problème déchirant face à la
vie de l'oppresseur à tuer pour le salut du plus grand nombre des opprimés.
Camus accepta la position des terroristes russes de 1905 qui donnaient leur
propre vie en témoignage de l'infraction causée aux principes de la révolte:
«Ils ne mettront donc aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu'ils
tuent pour l'idée. Exactement, ils vivent à la hauteur de l'idée. Ils la
justifient, pour finir, en l'incarnant jusqu'à la mort»1212. Tout révolté plaide
pour la vie1213 qui fait l'orgueil de sa condition d'homme1214. Le refus du
suicide et du meurtre se faisait au nom de la vie comme «seule valeur de
fait... valeur absolue»1215, «la vie comme le seul bien nécessaire»1216.

2. Le droit à la liberté
Nous avons rencontré la liberté comme conséquence de
l'absurde1217. Nous la voyons ici comme exigence de la révolte historique;
l'exigence de la révolte métaphysique, contre Dieu, était la justice1218.
Dans l'absurde, l'homme ne s'occupait que de sa liberté individuelle à
l'égard des règles communes1219. Mais dans la révolte, il est reconnu une

1211 NvNb 349. De même pour l'artiste: «Il n'est pas un écrivain qui ne sache le
prix de la vie humaine et je suppose que c'est une des définitions honorables de cet
état» (Lettres françaises, mai 1944, II, 1468).
1212 HR 576.
1213 HR 707. Kaliayev: «Je suis entré dans la révolution parce que j'aime la vie» (J
320). «La révolution, bien sûr! Mais la révolution pour la vie, pour donner une
chance à la vie» (J 322).
1214 N 58.
1215 C II, 190.
1216 HR 416.
1217 P. 38.
1218 P. 116.
1219 La conscience de la mort ouvrait la liberté individuelle au champ du présent:
«L'homme absurde se sent dégagé de tout ce qui n'est pas cette attention
passionnée qui cristallise en lui. Il goûte une liberté à l'égard des règles
communes» (MS 142).

188
dimension collective: «La valeur la plus calomniée aujourd'hui est
certainement la valeur de liberté»1220. Elle se trouve au principe des grands
mouvements de révolution1221. Elle est le moteur des hommes: «... La
liberté, seule valeur impérissable de l'histoire. Les hommes ne sont jamais
bien morts que pour la liberté»1222. Camus, s'adressant à des étudiants
français, propose les jeunes combattants de Hongrie: «Ceux-là ne vous ont
pas menti en vous criant que l'esprit libre et le travail libre, dans une nation
libre, au sein d'une Europe libre, sont les seuls biens de cette terre et de
notre histoire qui vaillent qu'on lutte et qu'on meure pour eux»1223. Quelle
est la conception de la liberté dans la révolte historique?

a) Nature de la liberté

On distingue habituellement liberté intérieure et extérieure1224. La


question de la liberté intérieure est absente chez Camus; pas de discussion
sur 'le libre arbitre', sur la liberté comme telle; Le Mythe refusait d'en
aborder le problème1225. Mais toute l'attention de Camus est attirée vers la
liberté extérieure des hommes dans la collectivité: la liberté sociale. «Je ne
puis avoir de la liberté que la conception du prisonnier ou de l'individu
moderne au sein de l’Etat. La seule liberté que je connaisse, c'est la liberté

1220 Conf., décembre 1957, II, 1082.


1221 «La liberté... est au principe de toutes les révolutions. Sans elle, la justice
paraît aux rebelles inimaginable» (HR 515).
1222 HR 694.
1223 Message en faveur de la Hongrie, novembre 1956, II, 1782.
1224 La première est le pouvoir d'autodétermination du vouloir, sans coaction
interne, avec sa double possibilité: liberté d'exercice (agir ou ne pas agir) et liberté
dite de spécification (agir de telle ou telle façon). La seconde est la possibilité d'agir
externe sans contrainte du dehors. Selon les diverses sortes de violence dont le
sujet est affranchi, on aura liberté physique, civile, politique, morale.
1225 «Je n'ai rien à faire avec le problème de la liberté métaphysique» (MS 139).
«Je ne puis pas me perdre dans l'exaltation ou la simple définition d'une notion qui
m'échappe et perd son sens à partir du moment où elle déborde le cadre de mon
expérience individuelle» (MS 140).

189
d'esprit et d'action»1226. Ce qui intéresse Camus, c'est de redonner aux
hommes la liberté diminuée dans la société contemporaine: «Le grand
événement du XXe siècle a été l'abandon des valeurs de liberté par le
mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté
devant le socialisme césarien et militaire. Dès cet instant, un certain espoir
a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes
libres»1227. «Je veux, comme tout le monde, la liberté et la justice
sociale»1228. Les aspects de cette liberté: liberté d'expression au sein de la
société, liberté d'action dans la politique civile.

aa) Liberté politique

«Nous appellerons liberté un climat politique où la personne


humaine est respectée dans ce qu'elle est comme dans ce qu'elle
exprime»1229. C'est un sophisme que le maintien moral d'une nation puisse
nécessiter la disparition de ses libertés; il faut le réfuter1230. Le progrès, ou
tout autre idéologie ne peut justifier qu'on dicte une conduite aux hommes.
«Tout est bon qui justifie l'assassinat de la liberté, que ce soit la nation, le
peuple ou la grandeur de l'Etat»1231, mais il faut se dresser contre un tel
abus: «Ne jamais accepter, jamais, que quelqu'un, homme, si grand soit-il,
ou parti, si fort qu'il soit, pense pour vous et vous dicte votre conduite»1232.
Il y a eu progrès dans l'accroissement des connaissances humaines, mais la
liberté de fait ne s'est pas accrue proportionnellement à la conscience que
l'homme en a prise. - Mais l'économie est liée à la politique; on ne peut
1226 MS 140. Camus est demeuré constant sur ce point.
1227 Allocution à la Bourse du Travail, mai 1953, II, 794.
1228 Franc-Tireur, décembre 1948, II, 1586.
1229 Co, octobre 1944, II, 1527-1528.
1230 SR, novembre 1939, II, 1378.
1231 Allocution «Hommage à un exilé», décembre 1957, II, 1811.
1232 Message en faveur de la Hongrie, cit., II, 1782.

190
parler de liberté pour un peuple ou des individus tant qu'ils sont dépendants
de pouvoirs étrangers qui exercent des pressions: «Pendant cent ans la
société marchande a fait de la liberté un usage exclusif et unilatéral, l'a
considérée comme un droit plutôt que comme un devoir et n'a pas craint de
placer aussi souvent qu'elle l'a pu une liberté de principe au service d'une
oppression de fait»1233.

bb) Liberté d'expression

Camus est écrivain et journaliste. Cette liberté d'expression dans la


société est capitale: «J'ai un goût très vif pour la liberté. Et pour tout
intellectuel, la liberté finit par se confondre avec la liberté
d'expression»1234. Quand le peuple peut parler, il est sauvé: «Si vous
voulez le bonheur du peuple, donnez-lui la parole pour qu'il dise quel est le
bonheur qu'il veut et celui dont il ne veut pas»1235. La liberté d'expression
est nécessaire car avec elle, «les peuples ne sont pas sûrs d'aller vers la
justice et la paix. Mais, sans elle, ils sont sûrs de n'y pas aller. Car il n'est
fait justice aux peuples que lorsqu'on reconnaît leurs droits et il n'y a pas de
droit sans expression de ce droit... Il faut donc être intransigeant sur le
principe de cette liberté»1236. Dans une longue conférence, Camus traite de
la liberté de presse: «la liberté de la presse est peut-être celle qui a le plus
souffert de la lente dégradation de l'idée de liberté. La presse a ses
souteneurs comme elle a ses policiers. Le souteneur l'avilit, le policier
l'asservit et chacun prend prétexte de l'autre pour justifier ses

1233 Conférence, décembre 1957, II, 1082.


1234 C II, 141-142.
1235 Allocution, cit., II, 1812.
1236 Ib. 1813.

191
empiètements»1237. Les tyrans savent bien le pouvoir de cette liberté,
quand ils condamnent à mort ou à la prison1238.

b) Ascèse de la liberté

Une liberté ne se conçoit pas sans effort. «La liberté est dangereuse,
dure à vivre autant qu'exaltante»1239. La liberté politique surtout: «Un
peuple qui veut vivre n'attend pas qu'on lui apporte sa liberté. Il la
prend»1240. Elle se conquiert dans l'effort: «La liberté est un cri, suivi d'une
longue peine, non un confort, ni un alibi»1241. Les hommes sont plus
paresseux que lâches, et ils préfèrent souvent la paix et la servitude à cette
liberté; celle-ci au contraire est «un risque perpétuel, une aventure
exténuante et voilà pourquoi on fuit... l'exigeante liberté pour se ruer à
toutes sortes de servitudes, et obtenir au moins le confort de l'âme»1242. Le
meilleur exemple du prix de la liberté est donné par Camus avec ces
«travailleurs avançant au coude à coude devant les tanks, pour exiger le
pain et la liberté»1243. Il faut «payer» pour elle1244, et Camus parle souvent
du «sang de la liberté»1245. A un degré moindre se trouve l'ascèse pour la

1237 Ib. 1812.


1238 Co, août 1944, II, 264: «pour des hommes qui, pendant des années, écrivant
un article, savaient que cet article pouvait se payer de la prison et de la mort, il
était évident que les mots avaient leur valeur et qu'ils devaient être réfléchis».
1239 DS 1074.
1240 Co, août 1944, II, 1522. «Vivre dans l'illusion que la liberté due à l'individu lui
est sans effort ni douleur accordée. La liberté se mérite et se conquiert» (Co, août
1944, II, 1520).
1241 L'Express, octobre 1955, II, 1749.
1242 Conf., décembre 1957, II, 1093.
1243 Po.Znan, juillet 1956, II, 1776-1777.
1244 HR 637.
1245 Co, août 1944, II, 255.

192
liberté d'esprit qui «n'est pas un confort, mais une grandeur que l'on veut et
que l'on obtient, de loin en loin, par une lutte épuisante»1246.

c) Limites à la liberté

Une nette évolution s'est faite dans la pensée de Camus à propos de


la liberté. Ici encore, la révolte se sépare de l'absurde. Il faut des limites à la
liberté, et ces limites sont les droits des autres et les lois.

aa) Les droits d'autrui

«La liberté ne suffit pas à tout et elle a des frontières. La liberté de


chacun trouve ses limites dans celle des autres; personne n'a droit à la
liberté absolue»1247. On ne peut pas être libre contre les autres1248. La
liberté absolue ne connaît aucune limite; l'exemple typique en est le geste
du surréaliste qui tire au hasard dans la foule: «La théorie de l'acte gratuit
couronne la revendication de la liberté absolue»1249. Elle est le droit pour
le plus fort de dominer1250, d'opérer «la réduction de l'homme en objet
d'expérience»1251. C'est ce que proclamait Sade dont la théorie a abouti aux
camps de concentration et au terrorisme récents. Mais il s'agit de «la liberté
frénétique que la révolte en réalité ne réclame pas»1252. A l'extrême, la

1246 HR 480.
1247 Allocution, cit., II, 1812.
1248 Cal 108. Commentant sa pièce, Camus remarque: «Caligula, obsédé
d'impossible, tente d'exercer une certaine liberté dont il est dit simplement pour
finir 'qu'elle n'est pas la bonne'. C'est pourquoi l'univers se dépeuple autour de lui
et la scène se vide jusqu'à ce qu'il meure lui-même. On ne peut pas être libre
contre les autres hommes» (Prière d'insérer, 1944, I, 1745).
1249 HR 502.
1250 HR 691.
1251 HR 457.
1252 Ib.

193
liberté absolue permet le meurtre: «la liberté totale, celle du crime en
particulier, suppose la destruction des frontières humaines»1253.
L'éthique révoltée, au contraire, refuse la liberté absolue et pose des
frontières: «La liberté la plus extrême, celle de tuer, n'est pas compatible
avec les raisons de la révolte. La révolte n'est nullement une revendication
de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale.
Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer
la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le
révolté veut qu'il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se
trouve un être humain... Le révolté exige sans doute une certaine liberté
pour lui-même; mais en aucun cas, s'il est conséquent, le droit de détruire
l'être et la liberté de l'autre... La liberté qu'il réclame, il la revendique pour
tous; celle qu'il refuse, il l'interdit à tous... Chaque liberté humaine, à sa
racine la plus profonde, est ainsi relative»1254. La liberté de presse elle-
même ne peut être illimitée1255.

bb) La loi

La loi pose des limites à la liberté, quand elle est juste et mesurée
par la nature humaine. «Un monde sans loi est-il un monde libre, telle est la
question que pose toute révolte»1256. Et Camus répond négativement. «La
limite où commence et finit la liberté, où s'ajustent ses droits et ses devoirs
s'appelle la loi et l'Etat lui-même doit être soumis à la loi. S'il s'y dérobe,
s'il prive les citoyens des bénéfices de cette loi, il y a forfaiture»1257. La loi

1253 HR 493.
1254 HR 687-688.
1255 «La liberté n'est pas celle de dire n'importe quoi et de multiplier les journaux à
scandale, ni celle d'instaurer la dictature au nom d'une libération future. La liberté
consiste d'abord à ne pas mentir» (Int., cit., II, 726). C II, 131, 244.
1256 HR 565.
1257 Allocution, cit., II, 1812.

194
éternelle promulguée par Dieu, et d'où découlerait la loi naturelle, n'existe
pas pour Camus. Seule la loi naturelle, basée sur l'homme et sur la raison,
peut assurer l'ordre de la communauté humaine. La terre est la seule vérité
à laquelle il faut être fidèle; mais «vivre sur une terre sans loi est
impossible parce que vivre suppose précisément une loi»1258. Si l'homme
proclame l'abolition de Dieu et de ses lois, «si la loi éternelle n'est pas la
liberté, l'absence de loi l'est encore moins... Le chaos lui aussi est une
servitude. Il n'y a de liberté que dans un monde où ce qui est possible se
trouve défini en même temps que ce qui ne l'est pas. Sans loi, point de
liberté»1259. Nous sommes loin de la position du Mythe de Sisyphe.
Outre le droit à la vie et à la liberté, Camus trouve un autre droit
naturel de l'homme, le droit à la justice.

3. Le droit à la justice
La justice est la valeur fondamentale pour Camus. Il rejetait Dieu,
en même temps que les révoltés métaphysiques, au nom de la justice. Il
refusait l'Histoire au nom de cette même vertu. Et maintenant il la propose
dans son éthique: «La grandeur de l'homme... est dans sa décision d'être
plus fort que sa condition. Et si sa condition est injuste, il n'a qu'une façon
de la surmonter qui est d'être juste lui-même»1260. «La fièvre de la
justice»1261 recouvre la pensée camusienne. Qu'entend-il par justice?

1258 A propos de Nietzsche. HR 481.


1259 HR 480.
1260 Co, août 1944, II, 258.
1261 Co, novembre 1944, II, 281.

195
a) Justice sociale

La justice camusienne est la justice sociale. Chaque homme a des


droits en vertu de sa nature humaine et des lois civiles. Dieu ou l'Etat qui ne
les respectent pas sont injustes. «Il n'y a pas de justice, en société, sans
droit naturel ou civil qui la fonde. Il n'y a pas de droit sans expression de ce
droit. Que le droit s'exprime sans attendre et c'est la probabilité que, tôt ou
tard, la justice qu'il fonde viendra au monde... Faire taire le droit jusqu'à ce
que la justice soit établie, c'est le faire taire à jamais puisqu'il n'aura plus
lieu de parler si la justice règne à jamais. A nouveau, on confie donc la
justice à ceux qui, seuls, ont la parole, les puissants. Depuis des siècles, la
justice et l'être distribués par les puissants se sont appelés bon plaisir»1262.
Et, pour Dieu, «grâce». La justice ne consiste pas à fermer des prisons pour
en ouvrir d'autres; «elle consiste d'abord à ne pas appeler minimum vital ce
qui peut à peine faire vivre une famille de chiens, ni émancipation du
prolétariat la suppression radicale de tous les avantages conquis par la
classe ouvrière depuis cent ans»1263. Dans un article de Combat, Camus
précise: «Nous appellerons... justice un état social où chaque individu
reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d'un pays n'est pas
maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés»1264.
Les hommes ne doivent «pas ajouter aux misères profondes de notre
condition une injustice qui soit purement humaine»1265. Il faut qu'une
économie collective et une politique libérale accordent le bien de tous au
respect de chacun1266. La liberté, c'est la revendication de cette justice1267.

1262 HR 694.
1263 Int., Le Progrès de Lyon, cit., II, 726. L'injustice dernière des faubourgs (EE
7).
1264 Co, octobre 1944, II, 1527.
1265 Ib., 1528.
1266 Co, novembre 1944, II, 1538.

196
La justice de Camus considère, outre les rapports État-individus, les
rapports des individus entre eux, mais toujours à l'intérieur de la
communauté humaine, que ces individus soient isolés ou groupés, pour les
défendre contre les empiètements de l'économie, de la politique ou des
idéologies. Telles sont les revendications de Camus pour les ouvriers de
Poznan1268, pour les révoltés de Hongrie1269 ou pour des persécutés en
particulier1270. «Justice sociale» recouvre donc les droits de chacun à
l'intérieur de la société, en vertu de la nature humaine ou des lois qui en
découlent. Il ne faut pas se mettre à l'exemple des dieux en ce domaine. A
son Ami allemand: «Vous avez choisi l'injustice, vous vous êtes mis avec
les dieux... J'ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre...
Qu'est-ce sauver l'homme? Mais je vous le crie de tout moi-même, c'est ne
pas le mutiler et c'est donner ses chances à la justice qu'il est le seul à
concevoir»1271.

b) Justice relative

Camus parle de justice 'totale' ou 'absolue' en deux sens. En une


première signification, il s'agit d'une justice idéaliste qui se voudrait
parfaite; le vrai réalisme est de prendre conscience de ce déchirement causé
par la constatation d'une justice imparfaite et de «reconnaître que la justice
totale n'existe pas»1272. Il faut par contre choisir d'«assumer la justice
humaine avec ses terribles imperfections, soucieux seulement de la corriger

1267 L'Express, octobre 1955, II, 1749: «Non pas la licence, rageuse et vide, de
tout détruire, ou la dérisoire liberté d'avoir faim tout seul dans le taudis où l'on
végète à plusieurs, mais, quelle que soit la société dont on nous parle, la liberté
intransigeante de revendiquer toujours, pour l'obtenir quelquefois, la justice».
1268 Poznan, juillet 1956, II, 1775.
1269 Message en faveur de la Hongrie, cit., II, 1780.
1270 Hommage à un exilé, II, 1809.
1271 LAA 241.
1272 C II, 250.

197
par une honnêteté désespérément maintenue»1273. En ce sens, la justice
absolue est impossible comme la haine ou l'amour éternels le sont1274. Il
faut, pour être réaliste et efficace, l'appliquer promptement, et dans les
limites du temps1275, sans attendre, comme les marxistes, la fin de
l'histoire: «Pour une justice lointaine, elle légitime l'injustice pendant tout
le temps de l'histoire... Elle fait accepter l'injustice, le crime et le mensonge
par la promesse du miracle»1276. - En un second sens, il s'agit d'une justice
prise en soi, qui voudrait être instaurée sans tenir compte des hommes
concrets et des autres valeurs. La passion de justice peut alors devenir
injustice: «La justice est à la fois une idée et une chaleur de l'âme. Sachons
la prendre dans ce qu'elle a d'humain, sans la transformer en cette terrible
passion abstraite qui a mutilé tant d'hommes»1277. Elle doit reconnaître des
limites dans son application concrète, et, en ce sens, «il n'y a pas de justice,
il n'y a que des limites»1278. Elle doit tenir compte de la lucidité1279, de
l'amour1280. C'est l'équivalent camusien de l'équité grecque: «Les Grecs qui
se sont interrogés pendant des siècles sur ce qui est juste ne pourraient rien
comprendre à notre idée de la justice. L'équité, pour eux, supposait une
limite tandis que tout notre continent se convulse à la recherche d'une
justice qu'il veut totale»1281.

1273 Co, octobre 1944, II, 1536. Imperfection de la justice humaine: RG 1051.
1274 Co, mai 1947, II, 324. Sur l'action révolutionnaire et justice: HR 694.
1275 Co, octobre 1944, II, 1537.
1276 HR 636.
1277 Co, novembre 1944, II, 268. L'abstraction fait le mal, les guerres (C II, 133).
1278 C II, 236.
1279 E 843.
1280 E 873-874.
1281 E 853.

198
c) Justice et liberté

Un autre principe éthique que Camus tire de ses réflexions sur


l'Histoire: la revendication de justice ne peut se dispenser de la liberté et
inversement. Les deux sont inséparables1282. «La révolution du XXe siècle
a séparé arbitrairement, pour des fins démesurées de conquête, ces deux
notions inséparables. La liberté absolue raille la justice. La justice absolue
nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l'une
dans l'autre, leur limite. Aucun homme n'estime sa condition libre, si elle
n'est pas juste en même temps, ni juste si elle ne se trouve pas libre»1283.
On ne peut choisir l'une sans l'autre: «Si quelqu'un vous retire votre pain, il
supprime en même temps votre liberté. Mais si quelqu'un vous ravit votre
liberté, soyez tranquille, votre pain est menacé... La misère croît à mesure
que la liberté recule dans le monde, et inversement»1284. Justice et liberté
sont les deux exigences qui se trouvent au principe de la révolte et de l'élan
révolutionnaire; mais «l'histoire des révolutions montre cependant qu'elles
entrent presque toujours en conflit comme si leurs exigences mutuelles se
trouvaient inconciliables. La liberté absolue, c'est le droit pour le plus fort
de dominer. Elle maintient donc les conflits qui profitent à l'injustice. La
justice absolue passe par la suppression de toute contradiction: elle détruit
la liberté»1285. La conciliation des deux demeure le dernier espoir de
l'Occident1286. Mais si on devait choisir entre les deux, il faudrait prendre
la liberté: «Je choisis la liberté. Car même si la justice n'est pas réalisée, la

1282 RR 1690.
1283 HR 694.
1284 Le pain et la liberté, mai 1953, II, 797. Id. 795.
1285 HR 691.
1286 C II, 142. «Révolte. Si l'homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors
il échoue à tout - Et c'est la religion qui a raison? Non, s'il accepte l'approximation»
(C II, 153). Texte parallèle, HR 694.

199
liberté préserve le pouvoir de protestation contre l'injustice et sauve la
communication»1287.

d) Ascèse de la justice

La justice demande la lutte, tout comme la liberté: «la justice doit


s'acheter avec le sang des hommes»1288. «L'obstination dans l'injustice ne
peut être vaincue que par l'obstination dans la justice»1289. «La justice
meurt dès l'instant où elle devient un confort, où elle cesse d'être une
brûlure, et un effort sur soi-même»1290. Même si le résultat est incertain, la
lutte doit être entreprise: «Contre une condition si désespérante, la dure et
merveilleuse tâche de ce siècle est de construire la justice dans le plus
injuste des mondes... Si nous échouons, les hommes retourneront à la nuit.
Mais, du moins, cela aura été tenté. Cet effort, enfin, demande de la
clairvoyance et cette prompte vigilance»1291. Mille fusils braqués sur un
homme en quête de justice ne doivent pas l'empêcher de parler pour
elle1292. La justice est un devoir; cela n'est pas facile de le réaliser1293.

e) Justice des moyens

Si L’Homme révolté propose une morale des limites, il pourrait en


outre illustrer une morale de la justice des moyens à employer dans
l'Histoire. 'La fin justifie les moyens', tel est l'axiome de cette Histoire. «La

1287 C II, 136.


1288 Co, août 1944, II, 255. «Le peuple est en armes ce soir parce qu'il espère une
justice pour demain» (Ib.)
1289 SR, novembre 1939, II, 1379.
1290 Lettre, 1950, II, 721.
1291 Co, septembre 1944, II, 272.
1292 Co, août 1944, II, 259.
1293 C II, 109.

200
ruse, la violence, le sacrifice aveugle des hommes, il y a des siècles que ces
moyens ont fait leurs preuves. Ces preuves sont amères»1294. Face à ce
problème éthique de la fin et des moyens, Camus énonce les principes
suivants.
- La fin doit être relative. Les grandes idéologies de l'Histoire ont en
général une fin qui est bonne: «il s'agit de faire, en effet, le salut de
l'homme»1295; «nous apportons tous, n'en doutons pas, une passion
désintéressée au bonheur impossible des hommes»1296. Mais cette fin ne
doit pas être absolue, elle doit au contraire être relative aux hommes:
«Quand la fin est absolue, c'est-à-dire, historiquement parlant, quand on la
croit certaine, on peut aller jusqu'à sacrifier les autres»1297.
- Les moyens doivent être justes. Tous les moyens ne sont pas
justifiés, même quand la fin est bonne. «Quand les fins sont grandes, a écrit
Nietzsche pour son malheur, l'humanité use d'une autre mesure et ne juge
plus le crime comme tel, usât-il des plus effroyables moyens»1298. On ne
peut pas tout employer pour le salut des hommes, «nous savons avec quelle
rapidité les moyens sont pris pour les fins, nous ne voulons pas de
n'importe quelle justice»1299. Le marxisme, par exemple, admet que cent
mille morts ne sont rien à comparer au bonheur de millions d'hommes à
venir: «le moyen, ici, ferait éclater la fin. Quelle que soit la fin désirée, si
haute et si nécessaire soit-elle, qu'elle veuille ou non consacrer le bonheur
des hommes, qu'elle veuille consacrer la justice ou la liberté, le moyen
employé pour y parvenir représente un risque si définitif ... que nous

1294 Co, novembre 1944, II, 280.


1295 Co, novembre 1944, II, 279.
1296 Ib.
1297 HR 695.
1298 HR 486.
1299 Co, novembre 1944, II, 279.

201
refusons objectivement de le courir»1300, surtout s'il fallait encourir une
troisième guerre mondiale. - Ce sont les moyens justes qui rendent la fin
juste: «La fin justifie les moyens?... Mais qui justifiera la fin? A cette
question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond: les
moyens»1301. Si on doit passer par l'injustice pour donner le salut à
l'homme, cette fin devient injuste, non en elle-même, mais relativement aux
moyens.
- Les moyens doivent être proportionnés à la fin. «On ne guérit pas
la peste avec les moyens qui s'appliquent aux rhumes de cerveau»1302. «La
fin ne justifie les moyens que si l'ordre de grandeur réciproque est
raisonnable. Ex: je puis envoyer Saint-Exupéry en mission mortelle pour
sauver un régiment. Mais je ne puis déporter des millions de personnes et
supprimer toute liberté pour un résultat quantitatif équivalent et supputer
pour trois ou quatre générations préalablement sacrifiées»1303.
- Les moyens d'effraction. Les moyens d'effraction doivent
demeurer, en principe, exceptionnels et limités, même s'ils sont utilisés en
fait. «Il faut apporter une limitation à la violence, la cantonner dans certains
secteurs quand elle est inévitable, amortir ses effets terrifiants en
l'empêchant d'aller jusqu'au bout de sa fureur»1304. Elle doit toujours
conserver, pour le révolté, «son caractère provisoire d'effraction, être
toujours liée, si elle ne peut être évitée, à une responsabilité personnelle, à
un risque immédiat»1305. Le provisoire ne doit pas couvrir la vie d'un
homme1306. Si l'excès d'injustice rend la violence impossible à éviter pour

1300 NvNb 343.


1301 HR 696.
1302 NvNb 347.
1303 C II, 183.
1304 NvNb 355-356.
1305 HR 695.
1306 Int., II, 387.

202
la contrecarrer, «le révolté refuse d'avance la violence au service d'une
doctrine ou d'une raison d'Etat»1307. Il en est de même du meurtre
inévitable du tyran, comme il a été vu: «L'exemple de Kaliayev et de ses
camarades m'a amené à conclure qu'on ne pouvait tuer qu'à la condition de
mourir soi-même, que nul n'avait le droit d'attenter à l'existence d'un être
sans accepter immédiatement sa propre disparition»1308. Dans le cas d'une
guerre défensive, il faut s'attacher à limiter ses effets quand on ne peut pas
supprimer la guerre en elle-même1309.
C'est la révolte qui a amené Camus à poser l'existence de la nature
humaine et des droits naturels de l'homme qui en découlent. S'ils sont
respectés par les hommes, la vie est possible. L'homme peut vivre sans
Dieu s'il agit à l'intérieur des limites que lui dicte sa raison. Camus retrouve
rationnellement les principes éthiques des chrétiens. Influence
inconsciente? Possible. Mais peut-être davantage parce que tous deux se
basent sur la raison humaine, et arrivent aux mêmes données universelles.
L'homme n'a pas besoin de la Révélation pour découvrir la fraternité
humaine, c'est ce qui apparaît avec la suite de l'éthique camusienne.
Jusqu'ici, il était question de positions éthiques générales. Avec les
«passions» et les «vertus», nous entrons dans la vie individuelle, mais
toujours en relation avec la vie sociale. L'homme que va présenter Camus
avec 'le saint sans Dieu' n'est pas replié sur lui-même dans une jouissance
égocentrique de sa vertu. Il s'ouvre sur les autres, et se perfectionne en
cherchant le salut d'autrui.

1307 HR 695.
1308 Lettre, juin 1952, II, 747. «On peut tuer le gardien, exceptionnellement, au
nom de la justice; mais il faut accepter de mourir soi-même» (Lettre, 1950, II,
720). Camus répondait à la question si on pouvait tuer le gardien pour libérer les
détenus. Mais il ajoute qu'il faut respecter les enfants du gardien.
1309 Conférence, janvier 1956, II, 993.

203
IV. Les «passions» camusiennes
Camus n'offre pas de traité systématique des passions et des vertus.
Il insiste cependant sur certaines d'entre elles. Pour lui, il faut des passions,
tant au niveau personnel qu'au niveau collectif. Sans elles, rien de valable
ne peut se faire. Mais si elles dépassent des limites dictées par la raison,
(nous retrouvons ici une autre application de la morale des limites), elles
apportent tous les dérèglements que nous pouvons constater dans l'Histoire
des individus et des collectivités.

1. Nature
La passion camusienne est une énergie conséquente à un désir
profond de l'homme. Elle implique l'ardeur: «vieillir, c'est passer de la
passion à la compassion»1310; «aimez-vous les idées avec passion, avec le
sang? Faites vous une insomnie de cette idée?»1311; il faut que l'homme
choisisse le monde avec passion1312, que l'artiste éprouve un désir tel qu'il
ne puisse pas ne pas créer1313. - Les passions sont nécessaires: «Notre
monde n'a pas besoin d'âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui
sachent faire à la modération sa juste place»1314. Notre époque montre
qu'«il y a des temps où le caractère étant sans énergie, les vices ne
produisent que la corruption et non pas les crimes. S'il n'y avait point de
passion, il n'y aurait point de vertu et pourtant ce siècle est arrivé à ce
comble de misère qu'il est sans passion et sans vertu; il fait le mal et le
1310 C 11, 323. - Camus traite surtout des passions et vertus individuelles dans ses
Carnets.
1311 C II, 59. Il faut que les problèmes passionnent: C II, 103.
1312 C II, 62.
1313 C II, 272. - Le révolutionnaire peut se prendre de passion pour son métier
d'indicateur (C II, 269).
1314 Co, novembre 1944, II, 284.

204
bien, passif comme la matière»1315. L'individu doit, comme la collectivité,
«vivre avec ses passions»1316. - Les passions sont-elles bonnes ou
mauvaises? Pour Camus, elles sont fondamentalement positives; seule
l'absence de limites les rend mauvaises. Il faisait de la passion la troisième
conséquence de l'absurde, après la révolte et la liberté. C'est l'absence de
frein qui fait «entrer dans les cris et la maison terrible de la passion»1317.
Elle devient alors violence et mépris de l'homme1318.

2. Espèces
Camus distingue les passions collectives et les individuelles. Les
premières émanent des désirs communs des hommes, les secondes des
désirs particuliers. L'Homme révolté plaçait l'accent sur les premières,
tandis que Le Mythe place l'insistance sur les secondes, de même pour les
Carnets et le théâtre. - «Les passions collectives prennent le pas sur les
passions individuelles. Les hommes ne savent plus aimer. Ce qui les
intéresse aujourd'hui, c'est la condition humaine et non plus les destins
individuels»1319. Ce qui prime, c'est la politique, ce qui fait que «la passion
collective dévore... Les chances de mort y sont plus grandes»1320; le désir
inné de liberté finit par y être dominé par «la passion la plus forte du XXe
siècle: la servitude»1321. - Une passion individuelle peut être d'ordre
physique, on peut connaître l'impulsion effrénée d'«un désir physique

1315 C II, 137.


1316 C II, 5 7.
1317 C II, 327.
1318 C II, 329.
1319 C II, 151.
1320 C II, 144.
1321 C II, 334.

205
brutal»1322. Les écrits de l'absurde mettaient les désirs physiques en avant,
dans leur contenu positif. Mais ce sont les passions d'ordre supérieur qui
préoccupent Camus dans les œuvres de la révolte. La passion pour la
beauté: «Le bien le plus précieux aux yeux de la plupart des hommes, ce
qu'au fond de leur cœur ils désirent le plus passionnément, c'est
l'inaccessible et fugitif éclat de la beauté»1323. C'est encore, comme
Meursault, par exemple, «une passion profonde, parce que tenace... la
passion de l'absolu et de la vérité»1324. Au fond du révolté historique ou
métaphysique se trouvent les passions d'unité, de justice et de liberté. Avec
'le saint sans Dieu' de l'éthique camusienne, on pourrait en rajouter une
autre: la passion du perfectionnement moral.

3. Limites aux passions


La démesure est au cœur de l'homme. Même les passions les plus
élevées peuvent devenir destructrices: «Aujourd'hui, les grandes passions
de l'unité et de la liberté déchirent le monde. Hier, l'amour se payait de la
mort individuelle. Aujourd'hui, les passions collectives nous font courir le
risque de la destruction universelle»1325. C'est pourquoi, s'il faut des
passions, il faut les maîtriser: «Vivre avec ses passions suppose qu'on les a
asservies»1326. Camus a ressenti ce besoin personnel de maîtrise1327.
L'homme absurde prônait la passion et la quantité, mais, dans les Carnets,

1322 C II, 62.


1323 C II, 258.
1324 Etr, Préf. à 1'Ed. amér., I, 1928.
1325 Int., octobre 1957, II, 1898.
1326 C II, 104.
1327 «Je connais mon désordre, la violence de certains instincts, l'abandon sans
grâce où je peux me jeter. Pour être édifiée, l'œuvre d'art doit se servir d'abord de
ces forces obscures de l'âme. Mais non sans les canaliser, les entourer de digues,
pour que leur flot monte, aussi bien» (EE 12).

206
Camus précise: «L'exaltation du divers, de la quantité, en particulier de la
vie des sens et de l'abandon aux mouvements profonds n'est légitime que si
l'on fait la preuve de son désintéressement à l'égard de l'objet. Il y a aussi le
saut dans la matière - et bien des hommes qui exaltent les sens ne le font
que parce qu'ils en sont les esclaves»1328. Il en est de même pour les
passions en général: «Une vertu extrême qui consiste à tuer ses passions.
Une vertu plus profonde qui consiste à les équilibrer»1329; «Tant que
l'homme n’a pas dominé le désir il n'a rien dominé. Et il ne le domine
presque jamais»1330. Camus en fait l'expérience1331. Toute passion, si
noble soit-elle, devient meurtrière si elle n'est pas limitée par d'autres
passions et relativisée: «C. et P. G.: la passion de la vérité. Autour d'eux,
tout le monde est crucifié»1332. L'Histoire le démontre aussi.

V. Les «vertus» camusiennes


Camus est méfiant à l'égard d'un certain type de «vertu» qui cache
la médiocrité. Mais il reconnaît la nécessité de la vertu authentique. Il est à
remarquer cependant que les passions camusiennes étaient surtout
collectives, tandis que les vertus sont plutôt individuelles chez lui. Vertus
presque stoïciennes de courage, de lucidité et d'espoir, culminant dans
l'héroïsme du saint sans Dieu. Ce sont des vertus pour un temps difficile,
des vertus pour un homme qui ne peut compter que sur ses propres forces,
puisque Dieu est absent du monde et de l'Histoire.

1328 C I, 193.
1329 C II, 238.
1330 C II, 266.
1331 C II, 261: «J'ai deux ou trois passions qu'on peut juger coupables, que
j'estime telles et dont j'essaie de me guérir par l'exercice de la volonté. J'y réussis
parfois».
1332 C II, 135.

207
1. «Vertu» et vertu
a) D'une part, Camus se méfie de «la vertu»: «Tout ce que j'ai
jamais pensé ou écrit se rapporte à cette méfiance (c'est le sujet de
l'Etranger)»1333. Il sait très bien qu'on peut être vertueux par nécessité, par
penchant naturel1334, ou encore par déguisement de ses inclinations
véritables, comme Clamence1335. Il peut aussi y avoir une vertu formelle
comme il y avait une morale formelle, telle cette «folie de vertu qui secoue
ce siècle»1336. C'est une vertu toute pure qui se veut intransigeante et
illimitée dans l'application des principes. En ce sens Camus peut dire:
«Pratiquement et pour le moment je préfère un débauché qui ne tue
personne à un puritain qui tue tout le monde»1337. Les idéologues, par
exemple, ont «choisi d'appeler vertu ce qui sert l'avènement de la société
qu'ils désirent»1338. Personne donc ne peut être qualifié de «vertueux» sans
nuances, pour qui a quelqu'expérience des hommes ou de lui-même: «Je me
connais trop pour croire à la vertu toute pure»1339.
b) D'autre part, Camus reconnaît la nécessité de la vertu
authentique. Une maîtrise des actes est nécessaire pour s'orienter vers le
bien, c'est elle qui fait les grands hommes: «Les grandes âmes m'intéressent
- et elles seules»1340. «J'ai connu la vertu, la dignité, le naturel, la noblesse,
chez les autres. Admirable spectacle - et douloureux»1341. Douloureux,

1333 C II, 202.


1334 «Un homme dont on récompense officiellement une vertu qu'il exerçait
d'instinct jusque-là. A partir de ce moment, il l'exerce consciemment: catastrophe».
1335 Il découvre cette duplicité: «J'ai compris... que la modestie m'aidait à briller,
l'humilité à vaincre et la vertu à opprimer» (Ch 1518).
1336 C II, 250.
1337 C II, 212.
1338 C II, 202.
1339 C II, 203.
1340 C II, 267.
1341 C II, 251.

208
parce qu'on ne peut s'élever à leur hauteur. Cette vertu s'acquiert dans la
lutte: «la vertu ne s'apprend pas aussi vite que le maniement de la
mitraillette. Le combat est inégal»1342. Elle suppose la force de caractère:
«La vertu est méritoire, aujourd'hui. Les grands sacrifices ne sont pas
soutenus. Les martyrs sont oubliés»1343.

2. La justice
La principale vertu qui résume Camus et ses préoccupations, tant
dans la condition métaphysique que dans la condition historique de
l'homme, c'est la justice. Nous croyons cependant qu'il en a suffisamment
été traité jusqu'à maintenant sans devoir en refaire une section spéciale1344.
Nous nous arrêterons donc à l'analyse des trois vertus essentiellement
représentatives de Camus: la lucidité, le courage et l'espoir.

3. La lucidité
La lucidité est partout présente, que ce soit dans les œuvres de
l'absurde ou dans celles de la révolte. Elle a comme synonymes «éveil»,
«clairvoyance», «conscience», «présence». Sans elle, ni l'absurde ni la
révolte ni l'action ne sont valables, pour Camus. De plus, elle exige une
ascèse constante.

1342 C II, 265.


1343 C II, 291.
1344 Nous référons à ce mot dans l'index analytique où sont groupés les divers
endroits où il en est traité dans ce travail.

209
a) Sa nature

La lucidité est cette disposition de l'esprit qui rend vigilant dans la


pensée et clairvoyant dans l'action, qui tire du sommeil où enlisent les
automatismes quotidiens. On pourrait dire qu'elle définit l'homme
camusien. En elle, tous les hommes se rencontrent: «Un surnuméraire aux
Postes est l'égal d'un conquérant si la conscience leur est commune»1345.
Sans lucidité, pas de bonheur possible, ou sinon, c'est le bonheur des
pierres1346; d'ailleurs, dit Camus, «ce n'est pas d'être heureux que je
souhaite..., mais seulement d'être conscient»1347. Il y a un absurde chagrin
de vivre sans comprendre1348, et la raison de désespérer vient précisément
de l'incompréhension des choses1349. Les hommes de notre temps
possèdent au moins ce privilège d'être renseignés1350 et, s'ils n'ont pas
surmonté leur condition, au moins ils en sont plus conscients1351. S'il y a
un mal, c'est l'ignorance1352. Le tragique d'une vie ou d'un pays, l'Algérie
par exemple, c'est l'immobilisme de la conscience dans le sommeil
quotidien1353.

1345 MS 150.
1346 N 85. Mal 179. «Il n'y a point de bonheur si je ne puis savoir» (MS 113). Le
bonheur de l'esprit serait complet si celui-ci pouvait découvrir un principe éternel
qui expliquerait les phénomènes changeants (MS 110).
1347 C I, 23. EE 49. «J'ai besoin de ma lucidité» (EE 30); «j'étais lucide et souriant
devant ce jeu unique des apparences» (EE 43).
1348 Préface à L'Exil d'Hélène, II, 1825.
1349 C I, 179.
1350 «Le visage des hommes du siècle, ceux qu'on croise dans les rues, est un
visage renseigné» (Int., octobre 1957, II 1903).
1351 E 835.
1352 P 1326. PA 1226.
1353 E 847.

210
b) Son importance

L'absurde et la révolte n'existent pas sans lucidité. Celle-ci en est la


condition sine qua non. Elle est au point de départ de l'éveil à l'absurde:
quand les décors quotidiens s'écroulent, alors le 'pourquoi' s'élève1354, et le
monde se peuple d'hommes qui pensent clair1355, qui prennent conscience
de la fracture existant entre le monde et l'esprit1356, et qui installent la
lucidité au milieu de ce qui les nie1357. Si Sisyphe est grand dans sa
descente, c'est parce que «cette heure est celle de la conscience»1358 et si
«ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient»1359. A son
exemple, «une âme sans cesse consciente, c'est l'idéal de l'homme
absurde»1360; et tous les hommes absurdes présentés par Camus
l'illustrent1361. Les autres personnages sont aussi caractérisés par la
lucidité1362. Pour que l'œuvre absurde soit possible, «il faut que la pensée
sous sa forme la plus lucide y soit mêlée»1363.
- La révolte a aussi pour point de départ la lucidité: «une prise de
conscience naît du mouvement de la révolte»1364, celle des droits de la
nature humaine. «La révolte est le fait de l'homme informé, qui possède la
conscience de ses droits»1365.

1354 MS 107.
1355 MS 170.
1356 MS 136.
1357 MS 166.
1358 MS 196.
1359 Ib.
1360 MS 145.
1361 Don Juan (MS 154), le comédien (MS 158), le conquérant (MS 166).
1362 Caligula, Martha, Meursault, Clamence, Kaliayev. Camus lui-même: «Je
préfère tenir les yeux ouverts» (C I, 41), avec «cette fièvre, lucide... en face de
mon destin» (C I, 78).
1363 MS 176.
1364 HR 424.
1365 HR 430.

211
L'action a besoin non seulement de la volonté, mais encore de la
direction de l'intelligence: «Il faut seulement vouloir, non pas aveuglément,
mais d'une volonté ferme et réfléchie»1366. «C'est la volonté du bonheur
qui compte, une sorte d'énorme conscience toujours présente»1367.
L'homme d'action véritable est celui qui possède cette disposition
indispensable à la rectitude de l'agir: «Nous appelons virils les lucides et
nous ne voulons pas d'une force qui se sépare de la clairvoyance»1368. Le
courage à lui seul ne suffit pas, il n'est qu'une force aveugle, comme le
démontrent les hitlériens; au contraire, «le grand courage, c'est... de tenir
les yeux ouverts»1369. La guerre, comme d'ailleurs tout autre événement
qui écrase l'homme, une fois qu'elle est là, il faut qu'elle «soit pensée et
conduite lucidement»1370. A lui seul le génie est aveugle, et Camus lui
préfère l'intelligence1371.

c) Son ascèse

L'ascèse est nécessaire à la lucidité. Elle demande un effort soutenu:


«la conscience est la chose du monde la plus difficile à maintenir. Les
circonstances presque toujours s'y opposent. Il s'agit de vivre la lucidité
dans un monde où la dispersion est la règle»1372. Dans la Lettre à un ami
allemand: «L'intelligence prend sa revanche. Vous n'avez pas payé le prix
qu'elle demande, accordé son lourd tribut à la lucidité. Du fond de la

1366 Conf., janvier 1956, II, 998.


1367 Fragment de MH (C I, 104). La volonté du mal, par contre, au service d'une
intelligence lucide, aboutit à tous les Caligula de l'Histoire: «un seul être qui pense
et tout est dépeuplé» (C I, 130).
1368 MS 168. C I, 157.
1369 EE 49. C I, 41.
1370 SR, novembre 1939, II, 1379.
1371 MS 167.
1372 C 1I, 19.

212
défaite, je puis vous dire que c'est là ce qui vous perd»1373. La lucidité est
aride1374, elle peut même engendrer le désarroi1375. Mais elle doit être
présente jusque dans la vie quotidienne: «être lucide même pendant ces
heures de bureau»1376. Il faut que, même dans «l'expérience la plus humble
ou la plus déchirante, l'homme soit toujours 'présent' - et la supporte sans
désarmer, muni de toute sa lucidité»1377. Ce qui ne va pas sans effort, car il
faut attraper la conscience au vol: «attraper est bien dit. Car la conscience
va vite ou se replie. Il faut la saisir au vol, à ce moment inappréciable où
elle jette sur elle-même un regard fugitif. L'homme quotidien n'aime guère
s'attarder. Tout le presse au contraire»1378.

4. Le courage
Pour Camus, la lucidité passe avant le courage. Mais sans celui-ci,
il n'est pas d'action humaine efficace dans la condition métaphysique et
historique. Surtout à notre époque, il est nécessaire, où tant de dangers
menacent l'homme dans un monde sans Dieu et sans limites humaines: «Le
matérialisme historique, le déterminisme absolu, la négation de toute
liberté, cet affreux monde du courage et du silence, ce sont les
conséquences les plus légitimes d'une philosophie sans Dieu», constate
Camus dans ses Carnets1379. Les valeurs y sont bafouées, y compris le
courage: «Ce monde est écœurant et cette montée universelle de lâcheté,
cette dérision du courage, cette contrefaçon de la grandeur, ce

1373 LAA 229.


1374 N 63. «pour un homme, prendre conscience de son présent, c'est ne plus rien
attendre» (Ib.).
1375 C II, 26.
1376 C I, 92.
1377 C I, 172.
1378 MS 158.
1379 C II, 155.

213
dépérissement de l'honneur»1380. C'est pourquoi notre monde n'a pas
besoin d'âmes tièdes1381. «La renaissance aujourd'hui dépend de notre
courage et de notre volonté de clairvoyance»1382. Camus, à la suite des
stoïciens, propose de «se forger un art de vivre par temps de catastrophe,
pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre
l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire»1383.
Vu l'importance du courage chez Camus, il faut traiter de sa nature,
de son objet qui porte sur les maux prévisibles: mort, maladie, pauvreté,
opinion. Le suicide est la démission du courage, tandis que l'héroïsme dans
le quotidien en est le sommet.

a) Sa nature

Le courage est l'énergie que déploie la volonté devant «la


proximité... d'un danger dont nous ne connaissons pas le nom»1384. Il est à
la fois, pour Camus, cette «force brillante et mesurée - et l'intelligence
frugale, acérée»1385. Il peut rencontrer la peur, «celle qui étreint tout
homme en face de l'inconnu», mais elle est une part dont il
s'accommode1386.
- Il implique d'une part une attitude négative: «ne pas lâcher
prise»1387, ne pas fuir devant le mal prévisible. Celui qui a réussi «à
surmonter son désir de fuite... il lui reste peu de choses à apprendre»1388.

1380 C I, 170.
1381 Co, décembre 1944, II, 284.
1382 Conférence, décembre 1957, II, 1093.
1383 DS, II, 1073.
1384 E 886.
1385 C II, 315.
1386 LAA 229.
1387 C I, 106.
1388 C II, 57.

214
Rien ne justifie la fuite: «Il y a toujours une philosophie pour le manque de
courage»1389, «a-t-on le droit de refuser la peine sous prétexte qu'elle ne
vous plaît pas?»1390. Il y a peut-être cette sourde stupidité de l'hébétement
qui nous transit lorsque les accidents nous accablent1391. Nous sommes
peut-être tentés de lâcheté1392, mais «il n'y a rien que le courage et l'amour
ne puissent mettre bout à bout»1393, et si le danger semble nous dépasser,
«la seule grandeur de l'homme est de lutter contre ce qui le dépasse»1394.
- Le courage implique aussi une attitude positive: faire face et
vaincre. Si les adversités interrogent l'homme, «il y a une réponse qui est
dans l'homme... dans son effort pour s'affirmer contre sa condition... Et au
fond qu'est-ce que ça veut dire, sinon qu'il n'y a rien de valable là où il n'y a
rien à vaincre»1395. Cela implique l'effort, «la longue respiration où l'esprit
se rassemble et le courage se mesure»1396. Un effort patient: «la seule
dignité de l'homme: ... la persévérance dans un effort tenu pour stérile»1397.
Un effort obstiné qui est une vertu première1398. Et l'on parvient à
l'héroïsme: «dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui
est surhumain»1399.

1389 C II, 25. «On n'a que tardivement le courage de ce que l'on sait» (C II, 316).
1390 C I, 89.
1391 «Cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit lorsque les
accidents nous accablent, surpassent notre portée» (Epigraphe pour Le Malentendu,
citation de Montaigne, C II, 95).
1392 «Il y a toujours une heure de la journée ou de la nuit où l'homme est lâche.
C'est de cette heure que j'ai peur» (C II, 118).
1393 Co, décembre 1944, II, 300.
1394 SR, janvier 1940, II, 1384.
1395 Lettre, II, 1669.
1396 E 813.
1397 MS 191.
1398 Co, mars 1945, II, 1554.
1399 Ch 1534.

215
b) Son objet

Le courage est l'attitude ferme qu'adopte un homme face à un mal


quelconque qui est prévu comme menaçant l'intégrité totale (la mort) ou
partielle (la maladie par exemple), ou encore comme entravant les activités
physiques ou spirituelles. Comme le mal multiforme recouvre l'ensemble
de la condition humaine, il s'ensuit que le courage porte sur la condition
métaphysique et historique.

aa) La condition humaine

La condition métaphysique est le lieu du courage, pour Camus.


L'ordre objectif est là: l'homme se trouve en exil dans le monde, y fait
figure de condamné à mort, livré au mal, à l'absence d'unité, d'explication
et de justice. Nous l'avons vu1400. Mais l'attitude subjective courageuse
consiste, face à ces faits sur lesquels on n'a pas prise, à être lucide d'abord;
il faut constater avec Caligula: «Je ne puis changer l'ordre des choses... je
n'ai pas d'action sur l'ordre de ce monde»1401, car en ce domaine, l'homme
est «dans une campagne où il est d'avance vaincu»1402. Le courage
consistera cependant à contester ce destin: «la force du cœur, l'intelligence,
le courage, suffisent pour faire échec au destin»1403. Contester, mais agir
aussi, se recréer un destin personnel à l'intérieur du destin qui nous est
échu: «Etre heureux, c'est reprendre le destin de tous non pas avec la

1400 P. 63ss: Condition métaphysique.


1401 Cal 27.
1402 MS 173.
1403 Conférence, janvier 1956, II, 998. Tout homme, révolutionnaire ou artiste,
doit s'y mettre: «L'esprit révolutionnaire est tout entier dans une protestation de
l'homme contre la condition de l'homme... C'est une revendication de l'homme
contre son destin» (C I, 105). «Culture: cri des hommes devant leur destin» (C I,
50).

216
volonté du renoncement, mais avec la volonté du bonheur»1404. Ce sera là
la sagesse camusienne, qui sera traitée en dernier lieu1405. Le sort de
l'homme est toujours entre ses mains1406, et celui-ci se définit en termes de
courage: «Qu'est-ce que l'homme?... Il est cette force qui finit toujours par
balancer les tyrans et les dieux»1407. Il lui reste toujours la lutte qui suffit à
rendre Sisyphe heureux1408.
La condition historique de l'homme est aussi le lieu du courage. Si
le meurtre, la terreur, la servitude le menacent et le baignent dans un climat
de peur, il ne doit pas fuir l'Histoire, ce serait lâcheté, mais il doit l'affronter
pour l'améliorer: «La tâche des hommes de culture et de foi n'est, en tout
cas, ni de déserter les luttes historiques, ni de servir ce qu'elles ont de cruel
et d'inhumain. Elle est de s'y maintenir, d'y aider l'homme contre ce qui
l'opprime, de favoriser sa liberté contre les fatalités qui le cernent. C'est à
cette condition que l'histoire avance véritablement, qu'elle innove»1409. Il
faut la dépasser dans ce qu'elle a de positif1410. Il est bien certain qu'une
telle conduite implique un courage qui déploie l'effort jusqu'à l'obstination
héroïque. Surtout dans la guerre, où le courage se désigne de lui-même1411.
Se maintenir dans l'Histoire sans la fuir, «cela suppose une interminable
tension et la sérénité crispée... Mais la vraie vie est présente au cœur de ce

1404 C I, 97.
1405 P. 219.
1406 Co, novembre 1944, II, 282.
1407 LAA 228.
1408 MS 198.
1409 Conférence, cit., II, 999.
1410 Lettre mai 1952, II, 752.
1411 LAA 232. On y a vu «cette jeunesse... silencieuse au milieu de la lutte ou
devant le spectacle du courage» (Co, janvier 1945), II, 303).

217
déchirement. Elle est ce déchirement lui-même»1412. Tension qui suppose
la clairvoyance1413.
Il faut voir certains de ces maux qui font peur à l'homme et face
auxquels Camus propose le courage.

bb) La mort

Nous la voyons ici sous son angle éthique. Qu'elle soit naturelle ou
provoquée par les hommes, c'est un fait que «nous vivons tous pour la
mort. Ça fait réfléchir»1414. Mais cette réflexion doit conduire à vaincre sa
peur.
D'une part, il y a une évidence: «On ne peut nier... que les hommes
craignent la mort. La privation de la vie est certainement la peine suprême
et devrait susciter en eux un effroi décisif. La peur de la mort, surgie du
fond le plus obscur de l'être, le dévaste; l'instinct de vie, quand il est
menacé, s'affole et se débat dans les pires angoisses»1415. Surtout dans le
cas de la peine capitale, où s'ajoute en plus la lucidité la plus
effroyable1416.
D'autre part, l'homme doit avoir une conduite digne de sa nature: «Il
ne faut pas craindre la mort, c'est lui faire trop d'honneur»1417. Le courage
doit s'exercer, car «il n'y a pas de liberté pour l'homme tant qu'il n'a pas
surmonté sa crainte de la mort. Mais non par le suicide»1418. Camus
précisera plus tard: «Liberté à l'égard de la mort... c'est-à-dire la

1412 HR 705.
1413 Co, septembre 1944, II, 272.
1414 C II , 115.
1415 RG 1032. C II, 196. C I, 191.
1416 «Toute sa lucidité se concentre sur ce fait qu'on va lui couper le cou» (C I
141).
1417 C I, 182.
1418 C II, 128.

218
suppression de la crainte de la mort et la remise en place de cet accident
dans l'ordre des choses naturelles»1419. «Il n'y a qu'une liberté, se mettre en
règle avec la mort. Après quoi, tout est possible»1420. Il faut en arriver à
une certaine indifférence: «Le vrai courage est passif: il est indifférence à la
mort»1421. Il faut même la mépriser: «On ne saurait trop dégrader
l'apparence sacrée qu'on lui prête. Rien n'est plus méprisable que le respect
fondé sur la crainte. Et, à ce compte, la mort n'est pas plus respectable que
l'empereur Néron ou le commissaire de mon arrondissement»1422. Il faut
même la risquer en certaines circonstances et faire preuve de
désintéressement à son égard: «Que la vie est la plus forte - vérité, mais
principe de toutes les lâchetés. Il faut penser le contraire
ostensiblement»1423. C'est le cas durant la guerre: «risquer ma vie en
pariant pour la mort sans une crainte»1424, car «les êtres qui savent le prix
de la vie, et ceux-là seuls, ont droit par naissance, à la noblesse d'une mort
risquée ou acceptée dans la lucidité»1425.
L'attente lucide de la mort est une autre caractéristique du courage
camusien. Nous trouvons à nouveau ici l'application de la vertu de lucidité.
«Je ne veux pas mentir ni qu'on me mente. Je veux porter ma lucidité
jusqu'au bout et regarder ma fin avec toute la profusion de ma jalousie et de
mon horreur. C'est dans la mesure où je me sépare du monde que j'ai peur
de la mort... Créer des morts conscientes, c'est diminuer la distance qui
nous sépare du monde, et entrer sans joie dans l'accomplissement,

1419 C II, 196.


1420 C II, 192.
1421 C II, 87.
1422 C I, 183.
1423 C I, 41.
1424 C I, 167.
1425 Lettre-préface, juin 1951, II, 722. Thème de MH, seconde partie (MH 91).

219
conscient des images exaltantes d'un monde à jamais perdu»1426. Il faut
attendre la fin, «sachant d'avance que la mort ne délivre de rien»1427; il faut
rêver «d'une fin... constamment lucide pour qu'il ne soit pas dit au moins
que j'aie été pris par surprise - en mon absence»1428. Attitude qui ne
manque pas de grandeur.
La mort peut instruire aussi sur la vie et sur l'attitude à prendre pour
cette vie-ci. «Seule la mort est la vraie connaissance. Mais elle est en même
temps ce qui rend la connaissance inutile»1429. Pour qui sait la regarder en
face, il faut en tirer parti: «Que du moins l'homme seul garde ici le pouvoir
de son mépris et de choisir dans l'affreuse épreuve ce qui sert à sa propre
grandeur. Accepter l'épreuve et tout ce qu'elle comporte. Mais jurer de
n'accomplir dans la moins noble des tâches que les plus nobles des gestes.
Et le fond de la noblesse (la vraie, celle du cœur) c'est le mépris, le courage
et l'indifférence profonde»1430.

cc) La souffrance et la maladie

Souffrance et maladie sont des dérivés de la mort. La peur face à


elles est réelle, mais il faut la vaincre et en tirer le meilleur parti possible.
Quand Dieu n'est pas là, l'homme n'a plus qu'à se tourner vers son propre
courage, et vers les autres pour la dominer.

1426 N 65. Cf. C I, 119. «Le seul progrès de la civilisation, celui auquel de temps en
temps un homme s'attache, c'est de créer des morts conscientes» (N 64). «Les
hommes comme moi n'ont pas peur de la mort... C'est un accident qui leur donne
raison» (C II, 146).
1427 C II, 111.
1428 C II, 344. De même: «Des vies que la mort ne surprend pas. Qui se sont
arrangées pour. Qui en ont tenu compte (C I, 145).
1429 C II, 65. La peste instruit (C II, 68).
1430 C I, 168.

220
«La peur de souffrir»1431 est inhérente à tout humain. Il faut
reconnaître «la douleur et son visage ignoble parfois. Mais il faut y rester et
en vivre pour payer le prix»1432. Camus a connu la maladie et la peur de la
maladie1433; ce qu'il propose, c'est de «lutter contre son corps»1434, «une
lutte avec la maladie. Ce qui m'attend dans les Alpes, c'est... la conscience
de ma maladie»1435. Les malades occupent une grande place dans les
premières œuvres de Camus: Mort Heureuse, Envers et Endroit, Noces.
Il faut vaincre la peur de la maladie, «la dépasser dans ce qu'elle a
de positif. Je n'ai mis l'accent avec tant d'insistance sur l'aspect négatif de
cette pensée que dans l'espoir que nous pourrions alors en guérir, tout en
gardant le bon usage de la maladie»1436. En effet, «la maladie est un
couvent qui a sa règle, son ascèse, ses silences et ses inspirations»1437. Elle
«est une croix mais peut-être aussi un garde-fou. L'idéal cependant serait de
lui prendre sa force et d'en refuser les faiblesses. Qu'elle soit la retraite qui
rend plus fort au moment voulu. Et s'il faut payer en monnaie de
souffrances et de renoncement, payons»1438. Toute pensée se juge à ce
qu'elle sait tirer de la souffrance1439. Les médecins savent que certaines
maladies sont souhaitables, elles compensent à leur manière des désordres
fonctionnels1440. Il en est de même au plan humain. Quels sont donc les
avantages qu'on peut en tirer?

1431 C II, 331.


1432 C II, 330.
1433 Peur d'être malade (EE 32, 21, 33, 34, 39). Peur de la vieillesse (EE 19).
1434 C I, 59.
1435 C I, 60.
1436 Lettre, mai 1952, II, 752.
1437 C II, 57.
1438 C II, 73.
1439 C II, 94.
1440 E 862.

221
Ses avantages sont nombreux. Elle enseigne d'abord la valeur du
temps: «La maladie et sa décrépitude. Il n'y a pas une minute à perdre - ce
qui est peut-être le contraire de 'il faut se dépêcher'»1441. Il y a quelque
chose de dégradant en toute souffrance, mais il est nécessaire de «ne pas se
laisser aller au vide. Tâcher de vaincre et de 'remplir'. Le temps - ne pas le
perdre»1442. Elle enseigne la force d'âme1443: «Quand une grave maladie
m'ôta provisoirement la force de vie qui, en moi, transfigurait tout, malgré
les infirmités invisibles et les nouvelles faiblesses que j'y trouvais, je pus
connaître la peur et le découragement, jamais l'amertume. Cette maladie
sans doute apportait d'autres entraves, les plus dures, à celles qui étaient
déjà les miennes. Elle favorisait finalement cette liberté du cœur, cette
légère distance à l'égard des intérêts humains qui m'a toujours préservé du
ressentiment. Ce privilège, depuis que je vis à Paris, je sais qu'il est royal.
Mais j'en ai joui sans limites ni remords et, jusqu'à présent du moins, il a
éclairé toute ma vie»1444. La maladie favorise la solitude1445; dans ses
Rencontres avec Gide, Camus avoue devoir sa vocation d'écrivain à la
maladie: «Une heureuse maladie m'avait détaché de mes plages et de mes
plaisirs»1446. Elle peut servir l'art: «Mais dans mon premier moment l'art ne
peut jamais rien en faire. L'art est la distance que le temps donne à la
souffrance»1447.

1441 C II, 104. Cf. C I, 17; La Tunisie française, mai 1941, II, 1466.
1442 C I, 118.
1443 «Contre rechute et faiblesse: effort» (C I, 40).
1444 EE, Préface, 8.
1445 La solitude est nécessaire à l'écrivain: «Il y a beaucoup plus de force dans un
homme qui ne paraît que lorsqu'il le faut. Aller jusqu'au bout, c'est savoir garder
son secret. J'ai souffert d'être seul, mais pour avoir gardé mon secret, j'ai vaincu la
souffrance d'être seul. Et aujourd'hui, je ne connais pas de plus grande gloire que
de vivre seul et ignoré. Ecrire, ma joie profonde! Consentir au monde et au jouir -
mais seulement dans le dénuement» (C I, 76-77).
1446 Rencontres avec André Gide, novembre 1951, II, 1118.
1447 C II , 110.

222
dd) La pauvreté

La pauvreté aussi fait peur aux hommes1448, parce qu'elle est


associée à l'incertitude du lendemain1449, à la crainte de ne pas avoir ou de
perdre le confort; mais, comme pour les autres adversités, «tout est profit à
qui veut profiter»1450. Né dans la pauvreté, Camus a connu la richesse par
la suite, mais il affirme avoir tiré de son enfance pauvre les «plus hautes
leçons qui durent toujours»1451. Il faut cependant souligner que la pauvreté
souhaitable n'est pas le dénuement qui abrutit: «Qu'est-ce qu'un homme
peut souhaiter de mieux que la pauvreté? Je n'ai pas dit la misère et non
plus le travail sans espoir du prolétaire moderne. Mais je ne vois pas ce
qu'on peut désirer de plus que la pauvreté liée à un loisir actif»1452. En
effet, «c'est par une sorte de snobisme spirituel qu'on peut essayer de croire
qu'on peut être heureux sans argent»1453. Un minimum vital est nécessaire,
et c'est en fonction de lui qu'il faut travailler1454. Mais la pauvreté, tout
comme la richesse, a ses leçons.
La richesse, d'abord, poursuivie pour elle-même est une aberration:
«Toute vie dirigée vers l'argent est une mort. La renaissance est dans le
désintéressement»1455. Et c'est vrai au niveau collectif: «Civilisation, sa
décadence: désir de l'homme devant les richesses. Aveuglement»1456.
D'ailleurs, la mort vient enlever tout son sens à l'accumulation des

1448 «Le travail et la pauvreté fatiguent, il arrive qu'ils découragent» (Résistance


ouvrière, décembre 1944, II, 1546). Sur les questions d'argent: EE 31.
1449 C I, 88.
1450 C I, 97.
1451 EE, Préface, 7.
1452 C II, 88.
1453 C I, 97 (Fragment de L'Etranger).
1454 «Il est normal de donner un peu de sa vie pour ne pas la perdre tout entière.
Six ou huit heures par jour pour ne pas crever de faim» (C i, 97).
1455 C II, 92.
1456 C I, 50.

223
biens1457. Si la richesse avait un sens, ce serait pour aider au bonheur:
«Etre riche, c'est avoir du temps pour être heureux quand on est digne de
l'être»1458. Un homme peut, comme Camus, avoir la nostalgie d'une
pauvreté perdue1459.
La pauvreté, pour qui sait en tirer avantage, n'est pas une
catastrophe à craindre: «La pauvreté... n'a jamais été un malheur pour
moi»1460, dira Camus après avoir connu le bien-être. Mais elle lui a appris
le désintéressement face à la possession: «Bien que je vive maintenant sans
le souci du lendemain... je ne sais pas posséder»1461. Elle fait apprécier le
prix de chaque chose, même si elle cause une solitude1462: «J'ai grandi dans
la mer, et la pauvreté m'a été fastueuse, puis j'ai perdu la mer, tous les luxes
alors m'ont paru gris»1463. Les plaisirs que la richesse procure éloignent de
soi-même: «Le plaisir nous écarte de nous-même comme le divertissement
de Pascal éloigne de Dieu»1464. La pauvreté peut susciter une action
sociale: «la misère m'empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et
dans l'histoire»1465. Elle enseigne le désintéressement, une «libération - à
l'égard de l'argent et à l'égard de ses propres vanités et de ses lâchetés»1466.
Elle favorise la liberté, «cette liberté qui disparaît dès que commence
l'excès des biens»1467. Elle stimule le courage dans une vie ou dans un

1457 C I, 242.
1458 C I, 97.
1459 C I, 15. «Si ce soir, c'est l'image d'une certaine enfance qui revient vers moi,
comment ne pas accueillir la leçon d'amour et de pauvreté que je puis en tirer?»
(EE 28).
1460 EE 6.
1461 EE 7. «La fortune... m'indiffère» (C II, 275).
1462 EE 24. Elle fait apprécier «les trésors de l'homme: tiédeur de l'eau ...» (N 68).
1463 E, Préface, 879.
1464 C I, 26.
1465 EE 6. Camus s'est élevé contre la misère sociale, contre les salaires injustes:
Chroniques algériennes, Misère de la Kabylie, II, 903ss.
1466 C I, 107.
1467 EE 7. C I, 92.

224
voyage pauvre1468, elle le suscite aussi pour aider à surmonter le
ressentiment devant le sort des autres1469. Il faut «un cœur d'une pureté
héroïque et exceptionnelle»1470 pour vaincre la honte de sa pauvreté; il faut
encore du courage pour supporter la tentation de l'installation
confortable1471. Bref, pour la pauvreté comme pour les autres adversités,
«ce qui barre la route fait faire du chemin»1472.

ee) L'opinion

L'opinion d'autrui est un autre secteur où doit s'exercer la force


d'âme. Camus peut en parler en connaissance de cause. D'abord écrivain
inconnu, il est allé jusqu'à la notoriété du Prix Nobel1473. En tant
qu'homme, il avait la réputation d'être un saint laïc1474. Etre critiqué par les
uns, être adulé par les autres: qu'en penser?

Nature

L'opinion est le reflet de soi dans les autres. Mais ceux-ci souvent
ne sont pas fidèles à l'image qu'ils reflètent. Ils sont contradictoires et
atteignent rarement à l'exactitude. Face au christianisme par exemple, dit
Camus, se prononcer pour lui, c'est passer pour un être sans profondeur; se
dire contre lui, c'est passer pour un être borné1475. Ce qui fait la renommée

1468
1469 EE 6.
1470 C II, 178. Camus avait ressenti cette honte lors d'une visite d'un ami plus
fortuné.
1471 C I, 88.
1472 C I, 252.
1473 Embarras de Camus: Allocution, janvier 1958, II, 1905. Comm., II, 1893.
1474 Camus s'en moque avec ironie: E 863. Comm., I, 2038.
1475 «Si vous dites: 'je ne comprends pas le christianisme, je veux vivre sans
consolation', alors vous êtes un esprit borné et partial. Mais si, vivant sans

225
d'un livre est souvent mensonge pour l'auteur1476. «La renommée! dans le
meilleur des cas, un malentendu», constate Camus après l'échec de
Caligula1477. Si elle vient, et qu'elle soit justifiée, la considérer pour ce
qu'elle est: «A trente ans, presque du jour au lendemain, j'ai connu la
renommée. Je ne le regrette pas. J'aurais pu en faire plus tard de mauvais
rêves. Maintenant, je sais ce que c'est. C'est peu de chose»1478. Camus se
rattache à la conception d'Alexandre Borgia, dans un article intitulé:
«Comme un feu d'étoupes»1479; il en reprend le contenu dans L'Eté:
«Louée soit... la société qui, à si peu de frais, nous enseigne tous les jours,
par ses hommages mêmes, que les grandeurs qu'elle salue ne sont rien. Le
bruit qu'elle fait, plus fort il éclate et plus vite il meurt. Il évoque ce feu
d'étoupes qu'Alexandre VI faisait brûler souvent devant lui pour ne pas
oublier que toute la gloire de ce monde est comme une fumée qui
passe»1480. Pour ne pas éprouver «les servitudes de la réputation»1481,
qu'elle soit bonne ou mauvaise, il faut savoir comment se conduire face à
elle.

consolation, vous dites: 'je comprends la position chrétienne et je l'admire', vous


êtes un dilettante sans profondeur. Ça commence à me passer d'être sensible à
1'opinion» (C I, 72).
1476 C II, 185.
1477 «Trente articles. La raison des louanges est aussi mauvaise que celle des
critiques. A peine une ou deux voix authentiques ou émues» (C II, 152).
1478 C II, 151.
1479 La Tunisie française, mai 1941, II, 1465.
1480 E 863.
1481 Rép. à J.-Cl. Brisville, II, 1920. Le poids de la réputation (E 863). «Les
mauvaises réputations sont plus faciles à supporter que les bonnes car les bonnes
sont lourdes à traîner, il faut s'y montrer égal et toute défaillance vous est tenue à
crime. Dans les mauvaises, la défaillance vous est comptée à grâce» (C II, 255).
«La réputation... est parfois si difficile à accepter qu'on trouve une sorte de
mauvaise joie à faire ce qu'il faut pour la perdre» (EE, Préf., 10).

226
La conduite

Le premier point est de faire son devoir. «Pour être, ne pas chercher
à paraître»1482. Faire son métier, sans s'occuper des commentaires d'autrui:
«Avoir la force de choisir ce qu'on préfère et de s'y tenir»1483. Se
préoccuper de l'opinion peut nuire à la liberté d'esprit ou d'action: «Liberté
de l'art. Liberté difficile et qui ressemble plutôt à une discipline
ascétique»1484. Faut-il opposer le mépris de l'opinion? Camus n'a qu'une
seule affirmation cynique à ce propos1485; non, le mépris est la marque d'un
cœur vulgaire1486 et aucune grande oeuvre ne s'édifie sur lui1487. «Je ne
prendrai pas l'air supérieur de qui la dédaigne. Elle est aussi un signe des
hommes, ni plus ni moins important que leur indifférence, que l'amitié, que
la détestation»1488. Il ne faut pas rechercher les honneurs, mais s'ils
viennent, adopter le silence et l'indifférence: «La réputation a changé
beaucoup de choses. Mais, sur ce point, je n'ai pas beaucoup de complexes.
Ma règle a toujours été fort simple: refuser tout ce qu'il est possible de
refuser sans bruit; en tout cas ne rien briguer, ni la réputation ni l'obscurité.
Accepter en silence l'une ou l'autre, si elles viennent et peut-être aussi l'une

1482 C I, 92, 107.


1483 C II, 93.
1484 Conf., décembre 1957, II, 1093.
1485 C II, 129: «La réputation. Elle vous est donnée par des médiocres et vous la
partagez avec des médiocres et des gredins».
1486 «Le mépris des hommes est souvent la marque d'un cœur vulgaire. Il
s'accompagne alors de la satisfaction de soi. Il n'est légitime au contraire que
lorsqu'il se soutient du mépris de soi» (Introd. à Chamfort, cit., II, 1106).
1487 Int., octobre 1957, II, 1900.
1488 C II, 152. Cf. EE, Préf., 9.

227
et l'autre...»1489. Il faut se contenter de ce que l'on est1490, et refuser le
reste. Seule la fausse réputation de vertu doit être détestée1491.
Camus refusa divers titres: celui de philosophe1492, de maître à
penser de la jeunesse1493, de saint laïc1494, d'homme moderne1495,
d'existentialiste1496, d'humaniste1497. «Je n'ai jamais recherché les
honneurs, je les ai refusés chaque fois que j'ai pu, non par vertu d'ailleurs,
mais à cause de mes défauts mêmes. Et puis, sur ce point, mon indifférence
touche à la conviction1498». Il faut savoir se taire sur ses actions1499.
Le courage s'exerce sur divers maux propres à la condition
humaine. Mais il y a une démission, et c'est le suicide; un sommet, et c'est
l'héroïsme.

c) Démission du courage: le suicide

Nous avons rencontré le suicide comme réponse possible à


l'absurde, puis comme justification à l'effraction aux principes de la révolte
face au meurtre d'un oppresseur. Il faut le considérer ici dans son rapport
avec le courage face aux difficultés de l'existence.

1489 Réponses à J.-Cl. Brisville, cit., II, 1920.


1490 Et regarder brûler l'étoupe (La Tunisie française, cit., II, 1466).
1491 «La vertu n'est pas haïssable - Mais les discours sur la vertu le sont... Chaque
fois que quelqu'un se mêle de parler de mon honnêteté... il y a quelque chose qui
frémit au-dedans de moi» (Ch, Présent., I, 2010).
1492 Int., II, 1427; C II, 172; Entretien, II, 743; Lettre, II, 753; E 863-864.
1493 Int., II, 1920; Int., II, 1925; Rencontre, II, 1340. (Int., II, 1838).
1494 Ch, Présent., I, 2010; C II, 250; Réponses à D'Astier, II, 355, 361, 363; C II,
250; HR, Comm., II, 1621.
1495 Int., II, 1927.
1496 Int., II, 1424; Int., II, 1426; Co, II, 312.
1497 Int., II, 742.
1498 Allocution, cit., II, 1905.
1499 «On n'a pas le mérite de sa naissance, on a celui de ses actions. Mais il faut
savoir se taire sur elles pour que le mérite soit entier». (La Gauche, octobre 1948,
II, 364).

228
aa) Camus et le suicide

Camus rapporte plusieurs cas de suicide individuel dans ses


écrits1500, et sa propre tentation1501. Il connaît la position des Grecs qui
admettaient le suicide comme réponse révoltée au destin: «Les Anciens,
s'ils croyaient au destin, croyaient d'abord à la nature, à laquelle ils
participaient. Se révolter contre la nature revient à se révolter contre soi-
même... La seule révolte cohérente est alors le suicide»1502. Mais Camus a
refusé ce type de suicide lors de l'absurde. Il connaît aussi le raisonnement
des modernes, Tolstoï, par exemple1503. Mais Camus corrige avec le même
Tolstoï: «L'existence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement
à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la
mort ne peut lui ravir»1504. On est libre de se suicider: «Kirilov a raison. Se
suicider, c'est faire preuve de sa liberté»1505. Mais c'est une liberté mal
appliquée, elle serait plus valable si elle était orientée à faire face aux
événements. Hitler et ses acolytes se tuent dans des souterrains pour ne pas
tomber aux mains des Alliés, «mais cette mort est une mort pour rien... Ni
efficace ni exemplaire, elle consacre la sanglante vanité du nihilisme»1506.
Camus propose plutôt, dans son premier roman, La Mort Heureuse,
l'attitude de Zagreus paralysé: «On m'aide à faire mes besoins. On me lave.
On m'essuie. Je suis à peu près sourd. Eh bien, je ne ferai jamais un geste

1500 Entre autres, MS 100. 102; C I, 33, 88, 131, 139, 163, 207; C II, 182, 199,
230, 232, 260, 343; HR 591; Ch 1511.
1501 C I, 89.
1502 HR 439.
1503 «Si tous les biens terrestres pour lesquels nous vivons, si toutes les
jouissances que nous procure la vie, la richesse, la gloire, les honneurs, le pouvoir,
nous sont ravis par la mort, ces biens n'ont aucun sens. Si la vie n'est pas infinie,
elle est tout simplement absurde, elle ne vaut pas la peine d'être vécue et il faut
s'en débarrasser le plus vite possible par le moyen du suicide» (C I, 242).
1504 C I, 242.
1505 C I, 141.
1506 HR 591.

229
pour abréger une vie à laquelle je crois tant. J'accepterais pire encore»1507.
Meursault tue Zagreus, mais cela passe pour un suicide; alors Marthe dit:
«Il y a des jours où on voudrait être à sa place. Mais des fois, il faut plus de
courage pour vivre que pour se tuer»1508. On se souvient des qualificatifs
que Camus employait à l'égard du suicide: fuite, insulte à l'existence,
évasion, méconnaissance1509.

bb) Le suicide supérieur

Il fait exception, comme il a été souligné1510, parce que, loin d'être


une lâcheté, il est héroïsme à cause des valeurs dont il témoigne. «Limite
du raisonnement révolté: accepter de tuer soi-même pour refuser la
complicité avec le meurtre en général»1511. C'était le cas des suicides de
protestation dans les bagnes russes où l’on fouettait des camarades1512. Le
cas aussi de Kaliayev: «pour lui, le meurtre coïncide avec le suicide... Une
vie est payée par une vie»1513. Le cas aussi, en un sens, de Caligula1514.

d) Sommet du courage: l'héroïsme

L'héroïsme camusien n'est pas de type religieux. Ce n'est pas une


foi poussée jusqu'à ses dernières limites (Camus a refusé le saut en Dieu),
mais un courage humain exercé dans une vie normale par un homme

1507 C I, 94.
1508 MH 89.
1509 P. 32.
1510 P. 34.
1511 C II, 260.
1512 HR 426. C II, 230.
1513 C II, 199.
1514 «Caligula consent à mourir pour avoir compris qu'aucun être ne peut se sauver
tout seul et qu'on ne peut pas être libre contre les autres hommes». (Cal, Préf. à
l’Ed. amér., I, 1730).

230
attaché à faire extraordinairement bien son métier d'homme. Rieux ou
Sisyphe en sont des exemples.

aa) Nature de l'héroïsme

Négativement, l'héroïsme n'est pas une fin en elle-même, mais un


moyen de servir le bonheur des hommes. Il doit être justifié par les valeurs:
«Nous ne voulons pas de n'importe quel héros. Les raisons de l'héroïsme
sont plus importantes que l'héroïsme lui-même. La valeur de conséquence
est donc antérieure à la valeur d'héroïsme»1515. Il est vrai que les hommes
tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu'ils appellent des
héros1516. Mais un héros n'est valable, pour Camus, que s'il peut dire que
«finalement, au bout de son long effort, il a allégé ou diminué la somme
des servitudes qui pèse sur les hommes»1517. Aussi faut-il attribuer à
l'héroïsme «la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et jamais
avant, l'exigence généreuse du bonheur»1518. Mais affirmer que
«l'héroïsme est une vertu secondaire»1519 ne peut se faire sans nuances:
«Considérer l'héroïsme et le courage comme des valeurs secondaires -
après avoir fait preuve de courage»1520. - L'héroïsme n'est pas aveugle non
plus. Camus ne le conçoit que pénétré d'intelligence (nous retrouvons ici
une autre application encore de sa vertu de lucidité): «On n'est pas justifié
par n'importe quel héroïsme, ni par n'importe quel amour»1521. Il reproche

1515 C II, 189-190.


1516 P 1331.
1517 Int., cit., II, 1900.
1518 P 1331. «L'héroïsme est peu de chose, le bonheur plus difficile» (LAA 242). Il
passe après l'amitié (C II, 148).
1519 C II, 148.
1520 C II, 123-124. Ib., 128. Il ne faut pas se faire «le chantre trop éloquent de la
volonté et d'un héroïsme auquel il (le narrateur de La Peste) n'attache qu'une
importance raisonnable» (P 1326).
1521 Entretien, février 1952, II, 742.

231
à son ami allemand l'héroïsme sans direction des hitlériens1522. -
L'héroïsme ne consiste pas non plus dans les belles actions spectaculaires.
C'est là le regret du narrateur de La Peste: il n'en a pas à rapporter dans sa
chronique1523. Pourquoi? «Le narrateur est plutôt tenté de croire qu'en
donnant trop d'importance aux belles actions, on rend finalement un
hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que des
belles actions n'ont tant de prix que parce qu'elles sont rares et que la
méchanceté et l'indifférence sont des moteurs bien plus fréquents dans les
actions des hommes»1524. Il ne faut pas s'imaginer que la virilité est dans le
trémoussement prophétique ou que la grandeur est dans l'affectation
spirituelle1525. Rieux était impatienté, comme Camus, par le ton d'épopée
ou les discours de prix1526. Meursault est le héros qui, sans attitudes dignes
de l'histoire accepte de témoigner pour la vérité contre les mensonges de la
société (du moins dans l'optique de Camus)1527.

bb) La vie héroïque: l'homme ordinaire

Positivement, l'héroïsme consiste dans la vie d'un homme ordinaire.


Non pas l'homme quotidien enlisé dans les habitudes mécaniques1528, mais
l'homme de tous les jours qui déploie son énergie pour demeurer un

1522 «Vous aviez choisi l'héroïsme sans direction, parce que c'est la seule valeur
qui reste dans un monde qui a perdu son sens... Mais nous avons aperçu alors que
notre supériorité sur vous était d'avoir une direction» (LAA 242).
1523 P 1325.
1524 P 1326.
1525 C II, 31.
1526 P 1331.
1527 Etr, Préf. à l'Ed. amér., I, 1928.
1528 Comme l'homme du «Lever, tramway ...» (MS 106), ou le vieil asthmatique
qui passe sa vie à transvaser des pois (P 1315) et le vieillard aux chats («Dans ce
cas, il faudrait se contenter d'un satanisme modeste et charitable» P 1446). Ils sont
présentés comme le contraire de Rieux ou Grand.

232
homme. «Il existe une certaine grandeur qui ne prête pas à l'élévation»1529.
Camus reconnaît pour sa vie personnelle: «Le seul effort de ma vie... vivre
une vie d'homme normal»1530. Là se trouve l'héroïsme: «Personne ne se
rend compte que certaines personnes dépensent une force herculéenne pour
être seulement normales»1531. Les héros inconnus du quotidien ont la
faveur de Camus; dans une interview après l'annonce de son Prix Nobel:
«Je me sens d'abord solidaire de l'homme de tous les jours»1532. Il y a déjà
suffisamment de peine à être un homme1533. Camus voulait que Meursault
soit porté au seul grand problème par la voie du quotidien et du naturel1534.
Le héros, c'est l'ouvrier hongrois qui lutte pour son pain1535, le secrétaire
de syndicat qui tient ses fiches à jour1536, le médecin qui fait
consciencieusement son métier1537, l'artiste qui lutte pour la vérité1538.
Tous sont à l'exemple de Sisyphe qui lutte chaque jour1539, ou de
Prométhée qui maintient sa révolte1540. «Rien de 'grimaçant', le
naturel»1541; «prendre un bain de mer. Même pour un futur saint, c'est un
plaisir digne»1542, «porter avec scrupule le poids de notre vie
quotidienne»1543, voilà l'héroïsme. «Ce qui compte, c'est d'être humain,

1529 E 814.
1530 C II, 275. De même pour Grand (P 1433).
1531 C II, 105 (citation).
1532 Int., octobre 1957, II, 1899.
1533 C II, 152. Rieux: «Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme» (P 1427).
1534 C II, 30. Ib., I, 1932.
1535 Message en faveur de la Hongrie, cit., II, 1781. Ou l'ouvrier polonais, Poznan,
juillet 1956, II, 1777.
1536 RR 1692.
1537 Rieux. «Sa seule défense était de se réfugier dans ce durcissement» (P 1375).
1538 Int., II, 800.
1539 MS 197.
1540 Il est à l'image de l'homme contemporain (E 841).
1541 C II, 68.
1542 Sur une philosophie de l'expression, cit., II, 1681-1682.
1543 P 1428.

233
simple. Non, ce qui compte est d'être vrai et alors tout s'y inscrit, l'humanité
et la simplicité»1544.

cc) La tâche héroïque: le métier bien fait

La tâche héroïque consiste dans le métier bien fait. Elle consiste par
exemple dans le travail d'un homme comme Grand, «ce héros insignifiant
et effacé qui n'avait pour lui qu'un peu de bonté au cœur et un idéal
apparemment ridicule»1545. La seule façon d'être utile, c'est de bien faire
son travail, sinon le reste ne sert à rien1546. Il ne faut pas d'objectifs
grandioses: «il faut seulement commencer sans songer à de si grands
buts»1547. L'héroïsme, c'est l'honnêteté à sa tâche, «chacun à notre
place»1548, «méticuleusement et sans éclat»1549. L'homme est alors comme
les «combattants des grandes guerres, épuisés de travaux, appliqués
seulement à ne pas défaillir dans leur devoir quotidien et n'espérant plus ni
l'opération décisive ni le jour de l'armistice»1550. C'est Sisyphe, l'ouvrier
moderne, tout homme de devoir. Mais il faut quelque chose de plus. Il faut
assumer son travail: «il n'y a de dignité du travail que dans le travail
librement accepté»1551. Il faut aussi, chacun à sa place, témoigner par
l'acceptation de son temps1552, et l'avènement de valeurs; Camus affirme
personnellement que s'il a «essayé de définir quelque chose, ce n'est rien
d'autre... que la vie de tous les jours à édifier dans le plus de lumière

1544 C I, 22.
1545 P 1331. «L'essentiel était de bien faire son métier» (P 1250).
1546 P 1330.
1547 C I, 181.
1548 Int., II, 386.
1549 P 1367.
1550 P 1374.
1551 C I, 114.
1552 Int., II, 800.

234
possible, la lutte obstinée contre sa propre dégradation et celle des
autres»1553. Camus insiste beaucoup sur le fait de recommencer1554,
continuer1555; là se trouve l'héroïsme, même s'il y a de la sécheresse1556:
«Continuer avec régularité, si l'on peut dire, ce travail surhumain»1557.
Il y a quelque chose de stoïque dans cette conception de l'héroïsme
chez Camus. Quelque chose aussi de chrétien, bien que les perspectives
soient différentes, qui rejoint l'héroïsme chrétien contemporain conçu dans
la fidélité au devoir d'état.
Il reste à voir maintenant une autre vertu camusienne, l'espoir.

5. L'espoir
On serait tenté de croire, qu'avec l'absurde, Camus évacuait l'espoir
de la vie humaine. Mais, tant dans l'absurde que dans la révolte, s'il évacue
l'espoir en Dieu et en l'immortalité, il laisse toute la place à l'espoir humain.
L'Homme révolté est présenté comme un livre d'espoir1558, ainsi que les
Lettres à un ami allemand1559, Le Mythe de Sisyphe1560 et l'ensemble de

1553 Int., II, 801, alors que «la pente la plus naturelle de l'homme c'est de se
ruiner et tout le monde avec lui. Que d'efforts démesurés pour être seulement
normal» (C II, 152). Même thème ailleurs: «De plus en plus nombreux sont ceux
qui travaillent et créent en silence, les dents serrées, décidés à s'édifier et à édifier
leur vérité contre les forces de destruction» (Entretien, février 1952, II, 738).
1554 P 1429, 1435, 1449, 1451. E 871.
1555 P 1412, 1429, E 827.
1556 «Un jour vient où, à force de raideur, plus rien n'émerveille, tout est connu, la
vie se passe à recommencer. C'est le temps de l'exil, de la vie sèche, des âmes
mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie» (E 871).
1557 P 1412.
1558 En dédicace à René Char, sur le manuscrit: «A vous, cher René, le premier
état de ce livre dont je voulais qu'il soit le nôtre et qui, sans vous, n'aurait jamais
pu être un livre d'espoir. Fraternellement. 1951» (HR, Notes et variantes, 1635).
1559 «L'espoir ne me quitte pas. Voilà tout le sens de ma lettre» (LAA 225).
1560 Il restitue l'espoir dans la vie présente, dans ses déchirements. Mais l'espoir
n'y a pas la valeur de celui de L'Homme révolté qui s'ouvre sur les autres.

235
son œuvre. Le Prix Nobel lui fut précisément décerné pour cette œuvre1561.
L'Ambassadeur de Suède précisa: «Vous êtes... un homme révolté qui a su
donner un sens à l'absurde et soutenir, du fond de l'abîme, la nécessité de
l'espoir, même s'il s'agit d'un espoir difficile, en rendant une place à la
création, à l'action, à la noblesse humaine dans ce monde insensé»1562.
Camus dirigea la collection Espoir1563, concourut à la mise à jour de
Simone Weil, en qui il voyait un précurseur à la solitude chargée
d'espoir1564. Même au cœur de la guerre 1939-1945, il lança ce cri d'espoir:
«Je ne voudrais pas changer d'époque, car je connais aussi et je respecte sa
grandeur. Et puis, j'ai toujours pensé que le plus grand péril coïncidait avec
le plus grand espoir»1565.
Le courage visait à surmonter la crainte ressentie face à un danger;
l'espoir prévoit un bien capable de procurer un salut.
Pour Camus, il y a de faux espoirs: Dieu, la vie future; de véritables
espoirs: la vie présente, la vie comme telle, l'homme, la nature, l'avenir
collectif des hommes.

a) Les faux espoirs

aa) Dieu

Camus abordait pour la première fois dans son Diplôme d'études


supérieures «L'Espoir en Dieu» chez saint Augustin et ses

1561 «Pour son importante œuvre littéraire qui met en lumière, avec un sérieux
pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes»
(DS, Comm., II, 1893).
1562 DS, Ib.
1563 Jean Grenier voit en Camus l'homme d'espoir: «Sa collection 'Espoir' (espoir
en la volonté de l'homme ici-bas, non pas en un destin de l'homme dans l'au-delà)
en témoigne» (Albert Camus, Souvenirs, op. cit., p. 148).
1564 Projet de préface à L'Enracinement, II, 1702.
1565 Int., octobre 1957, II, 1904.

236
contemporains1566. Il l'analysait dans Le Mythe à propos des existentiels; il
se posait cette question à propos de la vie: «Est-ce que son absurdité exige
qu'on lui échappe, par l'espoir (en Dieu) ou le suicide, voilà ce qu'il faut
mettre à jour»1567. Et il précisait que «l'esquive mortelle qui fait le
troisième thème de cet essai (du Mythe de Sisyphe), c'est l'espoir»1568. Et il
qualifiait ce saut en Dieu de dérobade1569 devant la vie présente et devant
ses déchirements. C'était le suicide philosophique1570. Dieu est inexistant,
ou méchant ou indifférent; Camus s'oppose à ce que l'espoir des hommes,
collectivement ou individuellement, soit placé en lui qui n'intervient pas
dans l'Histoire. Le salut de l'homme est entre ses propres mains. Nous le
verrons dans la section suivante, avec le saint sans Dieu de Camus.

bb) La vie future

Cet espoir est conséquent au précédent espoir en Dieu. L'espoir qu'il


faut rejeter, c'est l'«espoir d'une autre vie qu'il faut 'mériter', ou tricherie de
ceux qui vivent non pour la vie elle-même»1571. «L'oeuvre tragique
pourrait être celle, tout espoir futur étant exilé, qui décrit la vie d'un homme
heureux»1572. S'il y a un péché contre la vie, c'est espérer une autre vie qui
nous ferait nous dérober à l'implacable grandeur de celle-ci1573. «Futilité
du problème de l'immortalité. Ce qui nous intéresse, c'est notre destinée,

1566 PA 1235.
1567 MS 103.
1568 MS 102.
1569 MS 124. La 'saut' revient fréquemment dans Le Mythe: 122, 123, 124, 125,
126, 129, 132, 133, 135, 208. C II, 55.
1570 Camus y consacrait tout un chapitre: MS 119-135.
1571 MS 102.
1572 MS 210. C'est le thème de MH, devant l'absurdité de la mort.
1573 N 76.

237
oui. Mais non pas 'après', 'avant'»1574. L'expérience de la vie future nous
échappe1575, c'est pourquoi Camus écrivait: «l'absurde m'éclaire sur ce
point: il n'y a pas de lendemain»1576. Pour Don Juan plus rien n'est vanité
sinon l'espoir d'une autre vie1577. Si Camus a évolué quant à sa position
face à Dieu, il est demeuré constant quant à sa position face à l'immortalité:
elle n'existe pas.

b) Les vrais espoirs

aa) La vie présente

L'espoir en l'homme et en son action se situe dans cette existence-


ci: «Oui, l'homme est sa propre fin... S'il veut être quelque chose, c'est dans
cette vie»1578. Il n'y a pas d'éternité à espérer, mais la présence de soi à soi-
même1579. Les comptes à rendre se font ici-bas à ceux que nous
aimons1580. S'il y a tant d'espoir tenace dans le cœur humain1581, celui-ci
doit trouver ses espoirs à l'intérieur de cette vie mortelle: «être privé
d'espoir, ce n'est pas désespérer. Les flammes de la terre valent bien les
parfums célestes»1582. C'est pourquoi il est possible de vivre dans un

1574 C I, 51.
1575 «Je n'ai rien à faire des idées ou de l'éternel. Les vérités qui sont à ma
mesure, la main peut les toucher. Je ne puis me séparer d'elles» (MS 167).
1576 MS 141.
1577 MS 153.
1578 MS 166.
1579 «L'éternité est là et moi je l'espérais. Maintenant je puis parler. Je ne sais pas
ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle présence de moi-même
à moi-même» (C I, 23).
1580 C II, 95.
1581 MS 180.
1582 MS 169.

238
monde même absurde1583 même dans un monde assiégé par le mal,
symbolisé dans La Peste, il reste toujours l'espoir: «Qui parle de désespoir?
Le désespoir est un bâillon. Et c'est le tonnerre de l'espoir, la fulguration du
bonheur qui déchirent le silence de cette ville assiégée. - ... L'espoir est
notre seule richesse, comment nous en priverions-nous?»1584 Mais il s'agit
d'un espoir terrestre et humain.

bb) La vie comme telle

La vie en elle-même était la seule valeur pour Camus, il la


présentait comme refus du suicide et du meurtre1585. C'est en elle qu'il faut
espérer en dernier ressort: «Dans l'attachement d'un homme à sa vie, il y a
quelque chose de plus fort que toutes les misères du monde»1586, comme le
démontrait Zagreus dans La Mort heureuse1587. La vieille de L'Envers et
l'Endroit était «plongée enfin, et sans retour, dans la misère de l'homme en
Dieu. Mais que l'espoir de vie renaisse et Dieu n'est pas de force contre les
intérêts de l'homme»1588. De même au cours de l'Histoire: «Au plus noir de
notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de dépasser ce
nihilisme... Depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie
jusque dans la souffrance»1589. Dans La Peste, «il n'y avait plus de place
dans le cœur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là
même qui empêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n'est
qu'une simple obstination à vivre»1590. Pour le torturé, il reste l'espoir de

1583 RR 1641.
1584 ES 277.
1585 Pour le suicide, p. 33; pour le meurtre, p. 134.
1586 MS 102.
1587 MH 70.
1588 EE 16.
1589 E 865.
1590 P 1432.

239
«la vie sauve»1591. Mais pour le condamné à mort, il n'y a plus
d'espoir1592; sa peine est irrémédiable parce qu'elle enlève tout espoir de
disculpation s'il est innocent1593, de réparation du mal commis1594 s'il est
coupable. Ce même espoir de vivre, ne fût-ce que pour tuer, est encore un
espoir 1595.

cc) L'homme

Il est l'espoir lancé par Le Mythe1596 et crié par L'Homme révolté.


Les formules suivantes reviennent fréquemment: «je suis optimiste quant à
l'homme»1597, «je n'ai jamais eu de pessimisme quant à l'homme»1598. Les
possibilités de celui-ci sont immenses: même s'il sait le bien et fait malgré
lui le mal1599, il prête toujours espoir à la lutte contre le mal1600, à la
solidarité1601, à la justice1602, à la paix1603, à l'unité1604, au courage1605.

1591 C II, 265.


1592 C II, 60. «Peine de mort. On tue le criminel parce que le crime épuise toute la
faculté de vivre dans un homme. Il a tout vécu s'il a tué. Il peut mourir. Le meurtre
est exhaustif» (C II, 27).
1593 RG 1040.
1594 RG 1055.
1595 «Survivre pour pouvoir tuer» (C II, 338).
1596 «La pensée profonde de ce livre, c'est que le pessimisme métaphysique
n'entraîne nullement qu'il faille désespérer de l'homme - au contraire» (Lettre à
Pierre Bonnel, mars 1943, II, 1423).
1597 C II, 160. Exposé, cit., II, 374. Lettre à G. Dumur, cit., II, 1669.
1598 Int., II, 1613.
1599 HR 689.
1600 «Au sein de vos plus apparentes victoires, vous voilà déjà vaincus, parce qu'il
y a dans l'homme... une force que vous ne réduirez pas... C'est cette force qui va
se lever et vous saurez alors que votre gloire était fumée» (ES 271-272).
1601 HR 684. RR 1691.
1602 E 836.
1603 Int., cit., II, 384.
1604 Int., cit., II, 379.
1605 ES 271.

240
C'est ce qui fait que «l'homme est capable de grandes actions»1606, que «les
hommes sont plutôt bons que mauvais»1607, et qu'«au milieu des fléaux... il
y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à
mépriser»1608. - Dans l'Histoire, si leur action est limitée, elle n'en est pas
moins réelle: «cette éternelle confiance de l'homme, qui lui a toujours fait
croire qu'on pouvait tirer d'un homme des réactions humaines en lui parlant
le langage de l'humanité»1609. Dans l'Histoire, l'individu peut tout1610, et si
«nous ne pouvons plus avoir raisonnablement l'espoir de tout sauver, ...
nous pouvons nous proposer au moins de sauver les corps, pour que l'avenir
demeure possible»1611. Aussi nul n'est autorisé à désespérer d'un seul
homme, excepté après sa mort qui détermine tout1612.

dd) La nature

Celle-ci a une place prépondérante dans la pensée de Camus; il


verra entre autres le bonheur comme étant un accord de l'homme avec
elle1613. «Un titre: 'Espoir du monde'»1614. La nature devenait souvent le
seul espoir dans les clameurs de la guerre et de la violence, avec le souvenir
d'une mer heureuse1615. «Ni le désespoir ni les joies ne me paraissent
fondés en face de ce ciel et de la touffeur lumineuse qui en descend»1616.
C'est encore l'espoir de retrouver la paix dans la nature qui redonne courage

1606 P 1351.
1607 P 1326.
1608 P 1473. C II, 181.
1609 NvNb 331.
1610 C I, 181.
1611 NvNb 335.
1612 RG 1055.
1613 P. 210.
1614 C I, 28.
1615 LAA 241.
1616 C I, 30.

241
à l'homme moderne égaré dans les villes ou le travail inhumain1617. «Moi,
je savais que la mer existait et c'est pourquoi j'ai vécu au milieu de ce
temps mortel»1618. «Moi qui ne possède rien, qui ai donné ma fortune, qui
campe auprès de toutes mes maisons, je suis pourtant comblé quand je le
veux, j'appareille à toute heure, le désespoir m'ignore»1619.

ee) L'avenir collectif

On ne peut espérer dans l'Histoire comme telle1620, mais dans son


progrès: «Je ne suis pas de ceux qui assurent que le monde court à sa perte.
Je ne crois pas à la déchéance définitive de notre civilisation»1621, «il n'y a
rien à craindre, puisque désormais nous nous sommes mis en règle avec le
pire. Il n'y a donc plus que des raisons d'espérer, et de lutter»1622. A la fin
de sa conférence lors du Prix Nobel, Camus proclame: «Au milieu même
du bruit et de la fureur de notre histoire: 'Réjouissons-nous'»1623, car «au
milieu du fracas des empires» vient toujours «le doux remue-ménage de la
vie et de l'espoir»1624. La voix de ceux qui aiment et souffrent résiste, et ce
faisant, justifie l'espoir1625. Il s'agit seulement de se mettre au travail
chacun à sa place, pour créer des valeurs, «maintenir ce qui vaut de l'être,
préparer ce qui mérite de vivre, s'essayer au bonheur pour que le goût

1617 Ib.
1618 C II, 290.
1619 E 880. Un simple bain de mer peut redonner courage (P 1428), il y a toujours
des raisons à l'obstination à espérer (E 871).
1620 «Dans le monde de violence et de mort qui nous entoure, il n'y a pas de place
pour l'espoir. Mais il y a peut-être place pour la civilisation, la vraie, celle qui fait
passer la vérité avant la fable, la vie avant le rêve» (Jeune Méditerranée, avril
1937, II, 1327).
1621 Int., Rencontre avec Albert Camus, cit., II, 1339.
1622 nt., II, cit., 383.
1623 Conf., décembre 1957, II, 1094.
1624 Ib., 1096. DHR 1096.
1625 Emission radiophonique, avril 1949, II, 1487.

242
terrible de la justice en soit adouci, ce sont là des motifs de renouveau et
d'espoir»1626. Un de ces motifs c'est de savoir que «le nihilisme, arrivé à
son extrémité, se dévore lui-même et s'étrangle dans ses
contradictions»1627. Le bien finit toujours par triompher du mal, l'esprit de
l'épée1628. Celui qui désespère de l'homme et des événements est un
lâche1629, car, comme dans La Peste, le dernier espoir d'un sérum peut
arriver, et l'espoir lui-même est déjà une victoire sur l'obstacle1630. «Allons
de l'avant. Voilà le pari de notre génération»1631.
Mais quelles seraient les raisons de désespérer et celles de refuser le
désespoir?

c) Le désespoir

aa) Motifs

Il n'y a pas de raison d'espérer sans raisons de désespérer chez les


êtres comblés1632. Ces raisons de désespérer? Exiger des êtres plus qu'ils
ne peuvent donner1633, ne pas posséder suffisamment le monde1634,
l'action1635, l'amour1636. Mais ce n'est pas là le désespoir à proprement
parler; cela engendre même la joie: «Le désespoir est tout près de la

1626 Int., cit., II, 386.


1627 Int., cit., II, 738.
1628 E 835. «Le monde finit toujours par vaincre l'histoire» (N 65).
1629 Lettre, cit., II, 1689. C I, 106.
1630 «A partir du moment où le plus infime espoir devint possible pour la
population, le règne effectif de la peste fut terminé» (P 1441).
1631 Int., cit., 1903.
1632 N 84, 85. La beauté elle-même a quelque chose d'oppressant (E 853).
1633 C I, 27.
1634 «Heure tendre et désespérée. Rien à embrasser» (C I, 35, 38).
1635 C I, 58.
1636 En ce sens: «J'aimais ma mère avec désespoir» (C II, 178).

243
joie»1637. - Plus profondément encore, il y a un autre désespoir, celui de ne
pas avoir prise sur l'ordre objectif, sur la condition métaphysique ou
historique comme telles. «On peut désespérer du sens de la vie en
général..., de l'existence, puisqu'on n'a pas de pouvoir sur elle»1638. Devant
la mort elle-même, celle des autres, comment ne pas désespérer en effet?
Mais si on ne peut changer cet ordre de choses, on peut cependant changer
son attitude face à lui: «Le désespoir est un sentiment et non un état. Vous
ne pouvez demeurer sur lui. Et le sentiment doit laisser la place à une vue
claire»1639. On peut toujours trouver une porte de sortie. S'il y avait un cas
de désespoir à l'état pur, ce serait celui du condamné à mort à cause de
l'élément mathématique de sa situation1640. Ou encore de manquer de
clarté: «Le désespoir c'est de ne pas connaître ses raisons de lutter et si
justement il faut lutter»1641. Mais encore là, on peut le surmonter en se
donnant des raisons pour justifier son espoir.

bb) Refus

Camus a une position nette face au désespoir: ne pas faire de ce


désespoir une règle de vie1642. Camus refusait ceux qui ne dépassaient pas
le désespoir1643. «La première chose est de ne pas désespérer. N'écoutons
pas trop ceux qui crient à la fin du monde. Les civilisations ne meurent pas
si aisément, et même si ce monde devait crouler, ce serait après d'autres. Il
est bien vrai que nous sommes dans une époque tragique. Mais trop de gens

1637 C I, 146.
1638 C I, 181.
1639 C I, 179.
1640 C I, 141.
1641 C II, 280.
1642 C I, 178.
1643 C II, 110.

244
confondent le tragique et le désespoir»1644. Si le mal paraît triompher,
«ceci n'est pas le désespoir ! Ceci est la lucidité. Le vrai désespoir, lui est
aveugle! Le vrai désespoir est celui qui consent à la haine, à la violence et
au meurtre»1645. Il faut résister à l'effondrement de l'espoir et «y résister
deux fois, d'abord en refusant de s'abandonner... ensuite en refusant de
désespérer de la force de révolte et de libération qui est à l'œuvre en chacun
de nous»1646. Il y a en marche dans le monde, parallèlement à la force de
contrainte et de mort qui obscurcit l'histoire, une force de persuasion et de
vie.

cc) Lutte

Camus ne conçoit rien sans lutte. «Ce qui est remarquable dans
l'homme ce n'est pas qu'il désespère, c'est qu'il surmonte ou oublie le
désespoir»1647. Même «si on est bien persuadé de son désespoir, il faut agir
comme si on espérait»1648. Camus voulait porter à la scène le cœur de
l'époque qui lutte en malheur et en espoir1649. Sans espérance, il n'y a pas
de paix1650, et le répit doit se chercher au milieu de la bataille1651.
Lucidité, courage, espoir: ces trois vertus maîtresses de l'éthique
camusienne ont été approfondies dans les œuvres de la révolte; elles étaient
déjà présentes dans les œuvres de l'absurde, où l'homme était confronté
surtout à sa condition métaphysique. Mais avec la condition historique
rencontrée surtout avec L'Homme révolté, la clairvoyance, l'énergie et

1644 E 836.
1645 Int., Radio-Alger, 1948, II, 1613.
1646 Moscou au temps de Lénine, Préf., II, 790.
1647 C II, 145.
1648 C I, 41.
1649 Int., Paris-Théâtre, 1958, I, 1719.
1650 P 1459.
1651 Conf., cit., II, 1096.

245
l'ouverture aux autres étaient nécessaires davantage dans l'Histoire, pour y
survivre. Dans un monde sans Dieu, on ne voit pas ce qu'il faudrait d'autre.
Camus est à la recherche de perfection morale. A partir de La Peste,
il a développé un type d'idéal moral: le saint sans Dieu.

VI. L'idéal moral: la sainteté sans Dieu


L'absurde présentait l'homme «sain» sans Dieu, préoccupé plus par
la quantité que par la qualité; avec la révolte, c'est l'homme «saint» sans
Dieu. Il implique ce qui a été dit avec l'héroïsme. La différence est que le
saint sans Dieu est préoccupé du salut des hommes. Equivalent du saint
chrétien, le saint camusien ne compte cependant pas sur «la grâce», mais
sur ses propres ressources. Voyons la préoccupation de sainteté et le besoin
de salut chez Camus, et sa tâche, le salut des hommes.

1. La préoccupation de sainteté
Camus voit dans le XIXe siècle un besoin de conduite, mais sans
Dieu: «Comment vivre sans la grâce, c'est la question qui domine le XIXe
siècle»1652. Si l'on en juge par ses Carnets, c'est là aussi une préoccupation
de Camus: «Qu'est-ce que je médite de plus grand que moi et que j'éprouve
sans pouvoir le définir? Une sorte de marche difficile vers une sainteté de
la négation - un héroïsme sans Dieu - l'homme pur enfin. Toutes les vertus
humaines, y compris la solitude à l'égard de Dieu. Qu'est-ce qui fait la
supériorité d'exemple (la seule) du christianisme? Le Christ et ses saints - la
recherche d'un style de vie. Cette œuvre comptera autant de formes que

1652 HR 629. C'était aussi la grande question de l'éthique camusienne, exposée pp.
146ss.

246
d'étapes sur le chemin d'une perfection sans récompense. L'Etranger est le
point zéro. Id. Le Mythe. La Peste est un progrès, non du zéro vers l'infini,
mais vers une complexité plus profonde qui reste à définir. Le dernier point
sera le saint, mais il aura sa valeur arithmétique - mesurable comme
l'homme»1653. Camus voit ce même idéal de sainteté dans Chamfort1654.
Quant à son propre désir, il l'incarne dans un personnage de La Peste: «En
somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m'intéresse, c'est de savoir
comment on devient un saint. - Mais vous ne croyez pas en Dieu. -
Justement, peut-on être un saint sans Dieu, c'est le seul problème concret
que je connaisse aujourd'hui»1655. Comment le saint sans Dieu pourra-t-il
sauver les hommes? C'est une question à laquelle il faudra répondre. Mais
auparavant, les hommes ont-ils besoin de salut?

2. Le besoin de salut
Livrés au mal dans leur condition métaphysique, historique et
morale, les hommes ont besoin d'être sauvés. Le salut divin, avec sa
«grâce», s'est montré inefficace à soulager le mal sinon à l'enlever de la
racine des choses. Il faudra donc que les hommes se mettent à l'œuvre avec
leurs seules forces, pour instaurer un bonheur relatif. «Les hommes sont
faibles, ou lâches... Il faut les sauver d'eux-mêmes»1656, il faut que d'autres
en entreprennent la tâche, puisque Dieu est inexistant ou inefficace.

1653 C II, 31. Ecrit au moment de La Peste, en 1942.


1654 «Il me paraît être le moraliste de la révolte, dans la mesure précise où il a fait
toute l'expérience de la révolte en la tournant contre lui-même, son idéal étant une
sorte de sainteté désespérée» (Introd. à Chamfort, Coll. Incidences, Monaco 1944,
II, 1106).
1655 P 1427.
1656 HR 647.

247
a) Le salut

Mais qu'est-ce que le salut? En général, c'est le fait d'être délivré


d'un péril quelconque. Ce sens se retrouve chez Camus1657. Plus
particulièrement, la notion de salut émane de la conscience religieuse des
hommes. Ceux-ci s'expérimentent comme vivant dans un état de souffrance
et de péché dont ils sont incapables de se délivrer par eux-mêmes. Ils font
alors appel à un sauveur divin. Si celui-ci ne peut les tirer de cette condition
dans la vie présente, il promet de le faire dans la vie future. Le
christianisme ajoute que cet état de péché congénital est redevable à la
culpabilité humaine (c'est la doctrine du «péché originel»), et qu'il entraîne
la damnation dans l'autre vie si la grâce divine n'intervient pas. Le Christ,
intermédiaire entre Dieu et les hommes, s'est chargé de cette tâche que les
efforts humains ne pouvaient accomplir.

b) Le salut divin: la grâce injuste

Camus laïcise la notion de salut: Dieu n'existe pas ou il est


inefficace; le salut se fait dans la vie présente, il se fait par les seules forces
humaines. Le médiateur divin est refusé: le Christ n'est qu'un innocent de
plus qui a été broyé par l'injustice de Dieu1658. «La grâce», chez Camus,
est toujours liée à cette injustice de Dieu qui sauve qui il veut; Dieu est
comme le roi son représentant qui «distribue son aide et ses secours s'il le
veut, quand il le veut. Le bon plaisir est l'un des attributs de la grâce»1659.

1657 Dans L'Envers et l'Endroit, par exemple: «On frappa à la porte et mes amis
entrèrent. J'étais sauvé» (EE 36), les autres sauvent de la solitude (EE 37), les
jeunes sauvent les vieillards en les écoutant et les protégeant (EE 20). Dans L'Eté:
«Mais le David croulera un jour avec Florence et les lions (monuments sans
importance d'Oran) seront peut-être sauvés du désastre» (E 826).
1658 Nous l'avons vu, p. 123. Il a toute la sympathie des révoltés et de Camus.
Mais ils nient sa divinité.
1659 HR 522.

248
Il y a d'une part les sauvés, et, de l'autre, les damnés: «Ce que le Christ a
dédaigné de faire, sauver les damnés»1660. «Le Christ est peut-être mort
pour quelqu'un mais ce n'est pas pour moi. - L'homme est coupable mais il
l'est de n'avoir pas su tout tirer de lui-même - c'est une faute qui a grossi
depuis le début»1661. Dieu était au principe de la condition métaphysique
de l'homme, donc associé à l'injustice, comme il a été vu1662; devant «Dieu
le père de la mort et le suprême scandale»1663, «l'homme au plus profond
de lui-même crie justice»1664. Prométhée voulut sauver les hommes1665.
D'autres doivent aujourd'hui prendre sa relève.

c) Le salut humain

«Puisque le salut ne se fait pas en Dieu, il doit donc se faire sur la


terre»1666. «S'il est donc vrai que le salut est entre nos mains, à
l'interrogation du siècle je répondrai oui, à cause de cette force réfléchie et
de ce courage renseigné que je sens toujours dans quelques hommes que je
connais»1667. Camus se sent près des sans grâce: «Je ne vois pas pourquoi
je m'excuserais de trouver de l'intérêt à tous ceux qui ne vivent pas dans la
grâce. Il est bien temps qu'on commence à s'occuper d'eux, puisqu'ils sont
les plus nombreux»1668. S'occuper des damnés, Camus voit là le sens de

1660 C II , 110.
1661 C II, 111. Ib., Co, janvier 1945, II, 287.
1662 P. 120.
1663 HR 436.
1664 HR 706.
1665 E 842.
1666 HR 487.
1667 E 843.
1668 Int., novembre 1945, II, 1425.

249
son œuvre1669. Mais sauver les hommes ne peut être qu'une entreprise de
salut relatif: «Il s'agit de faire, en effet, le salut de l'homme. Non pas en se
plaçant hors du monde, mais à travers l'histoire elle-même. Il s'agit de
servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu
d'une histoire qui ne l'est pas... Nous savons, en effet, que le salut des
hommes est peut-être impossible, mais nous disons que ce n'est pas une
raison pour cesser de le tenter et nous disons surtout qu'il n'est pas permis
de le dire impossible avant d'avoir fait une bonne fois ce qu'il fallait pour
démontrer qu'il ne l'était pas»1670. Sans croire aux solutions absolues, on
peut toujours songer à une amélioration obstinée de la condition
humaine1671. Quelle est donc la tâche du saint sans Dieu?

3. La tâche du saint sans Dieu


Camus ne lui assigne pas de tâche spéciale, autre que celle qu'il a
proposée à tout homme de bonne volonté dans sa lutte contre le mal, telle
que définie face au mal métaphysique1672, au mal historique1673, et au mal
moral1674. La tâche du saint sans Dieu rejoint aussi celle du héros1675. Si
nous parcourons Camus, nous pouvons aussi découvrir des valeurs qui

1669 «Sens de mon œuvre: Tant d'hommes sont privés de la grâce. Comment vivre
sans la grâce? Il faut bien s'y mettre et faire ce que le Christianisme n'a jamais fait:
s'occuper des damnés» (C II, 129-130).
1670 Co, novembre 1944, II, 279, 280.
1671 Telle serait, par exemple, la tâche d'un vrai socialiste: «Il est persuadé que le
sort de l'homme est toujours entre les mains de l'homme. Il ne croit pas aux
doctrines absolues et infaillibles, mais à l'amélioration obstinée, chaotique mais
inlassable, de la condition humaine» (Co, novembre 1944, II, 282).
1672 Au niveau de la pensée, maintenir sa révolte, au niveau de l'action, diminuer
le mal dans la mesure du possible et faire un peu de bien (p. 129).
1673 Ne pas fuir l'Histoire, mais y travailler pour l'instauration de valeurs (p. 141).
1674 Ne pas répandre le mal que l'on porte en soi, ajouter au bien (p. 130).
1675 L'homme ordinaire qui travaille à son devoir quotidien hors des actions
spectaculaires, appliqué seulement à ne pas défaillir à son métier d'homme (pp.
189-192).

250
explicitent la tâche qui serait celle du saint sans Dieu: subjectivement,
récapituler en lui-même toutes les «vertus» camusiennes, et objectivement,
refuser de se sauver seul et concourir au salut des autres par l'instauration
des valeurs.

a) Subjectivement

Qui veut travailler pour les autres doit d'abord se maîtriser lui-
même: «Pour enseigner, il faut savoir. Pour diriger, il faut se diriger»1676.
Se vaincre d'abord, c'est là l'héroïsme1677. «Peut-il vraiment prêcher la
justice celui qui n'arrive même pas à la faire régner dans sa vie?»1678. La
première chose à apprendre est donc de se dominer soi-même1679, dans
l'effort1680. Camus développe une morale de l'ascèse: «Il est bon qu'on se
donne des disciplines et qu'on trouve ainsi l'occasion de s'éprouver - de
savoir jusqu'où on peut aller»1681. Il faut pouvoir dire: «Je veux seulement
tenir ma vie entre mes mains»1682, garder la force et la lucidité nécessaires
pour forger son bonheur et sa dignité1683. Nous rejoignons ici la maîtrise
des passions de tout homme qui veut lutter contre le mal: «Ne pas céder à
la haine, ne rien concéder à la violence, ne pas admettre que nos passions
deviennent aveugles»1684. Les bagnes, les crimes et les ravages qui sont en

1676 Rép. à J.-Cl. Brisville, cit., II, 1920.


1677 LAA 222.
1678 EE 11.
1679 C I 173. «Les hommes d'aujourd'hui peuvent peut-être tout maîtriser en eux,
et c'est leur grandeur» (Alloc., novembre 1948, II, 403).
1680 «Cet effort pour dominer ma vie» (C I, 148).
1681 Lettre, cit., II, 1669.
1682 C I, 75. «Ne pas confondre idiotie et sainteté» (C I, 84).
1683 SR, janvier 1940, II, 1384. C I, 76. C II, 266. Co, novembre 1944, II, 282.
1684 Allocution, mars 1945, II, 315.

251
soi ne doivent pas se répandre dans le monde, mais il faut qu'ils soient
combattus en soi et dans les autres1685.

b) Objectivement

Le saint sans Dieu refuse de se sauver seul, comme Ivan: «Il se


solidarise avec les damnés et, à cause d'eux, refuse le ciel. S'il croyait, en
effet, il pourrait être sauvé, mais d'autres seraient damnés. La souffrance
continuerait»1686. Il travaille au salut des autres, comme Rieux aussi:
«Soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de
mal possible et même parfois un peu de bien»1687. Mais non pas les
hommes en général, les hommes lointains dont la préoccupation abstraite
délivre d'une tâche concrète: «Le salut de l'homme est un trop grand mot
pour moi, dit Rieux. Je ne vais pas si loin. C'est sa santé qui m'intéresse, sa
santé d'abord»1688. Camus fait allusion au Christ dans la vigilance de tout
homme de bonne volonté: «... Nous accomplirons notre devoir d'hommes
et... nous sauverons peut-être ce qui est si terriblement menacé. Il fut une
nuit dans l'humanité où un homme chargé de tout son destin regarda ses
compagnons dans le sommeil et, seul dans un monde silencieux, déclara
qu'il ne fallait pas s'endormir et veiller jusqu'à la fin des temps. Ces temps
sont encore les nôtres. Ils n'ont jamais été plus amers ni plus durs à
l'individu isolé»1689. Le saint sans Dieu travaille encore pour la sincérité
entre les hommes: «Dans un monde injuste ou indifférent, l'homme peut se
sauver lui-même, et sauver les autres, par l'usage de la sincérité la plus

1685 HR 704.
1686 HR 466. Cf. C II, 211. Cal, Préf. à l'Ed. amér., I, 1730.
1687 P 1425.
1688 P 1397.
1689 SR, janvier 1940, II, 1383.

252
simple»1690. Pour la justice encore, parce que notre condition est
injuste1691; pour l'honnêteté: «Quel est l'idéal de l'homme en proie à la
peste?... C'est l'honnêteté»1692; pour le bonheur des hommes1693, pour la
culture1694, et surtout pour les valeurs: «Notre tâche: créer l'universalité ou
du moins les valeurs universelles. Conquérir à l'homme sa catholicité»1695.
De même pour la fraternité: «Ceux qui sont privés de la grâce sont bien
obligés de pratiquer entre eux la générosité. Aux autres, rien ne manque, ils
sont pourvus; ou ils agissent comme s'ils l'étaient. Tout nous fait défaut, au
contraire, sauf la main fraternelle»1696.
Une telle tâche est-elle réalisable? L'homme parfait n'existera
jamais, Camus le sait. Mais il s'agit de s'en rapprocher; d'ailleurs la
philosophie de la révolte n'est-elle pas «une philosophie des limites, de
l'ignorance calculée et du risque»?1697. En attendant, il s'agit d'«accepter
les tâches et les devoirs humains les plus simples»1698, et de rejoindre
d'autres hommes qui, «sans foi ni loi, plaident aujourd'hui un peu partout et
sans relâche, pour les enfants des hommes»1699. «Notre espoir est que ce
monde peut être sauvé de lui-même et que chacun alors retrouvera ce qui

1690 Mal, Préf. à l'Ed. Amér., I, 1731.


1691 C II, 129.
1692 Extrait des Carnets, I, 1958.
1693 «La tâche de l'homme est de créer du bonheur» (C II, 156). LAA 240,241; E
836.
1694 «Notre tâche quotidienne, notre longue vocation est d'ajouter par nos travaux
à cette culture» (Discours, mars 1957, II, 1784).
1695 C II, 154. «Aujourd'hui, où tous les partis ont trahi, où la politique a tout
dégradé, il ne reste à l'homme que la conscience de sa solitude et sa foi dans les
valeurs humaines et individuelles» (Profession de foi, II, 1387).
1696 Rencontres avec André Gide, cit., II, 1120. Mais intelligence (ER 1630).
1697 HR 693.
1698 C II, 156.
1699 Exposé, cit., II, 375.

253
fait le prix de la vie, le bonheur précaire de chaque jour, le destin solitaire
que chaque homme poursuit en silence»1700.
Dans la perspective chrétienne, ce salut des hommes par leurs
propres forces ne se comprendrait pas, car il manque la grâce, le Médiateur,
Dieu. Mais dans la perspective tout humaine de Camus, cet idéal de
sainteté personnelle en fonction du salut des hommes est grandiose. C'est la
seule attitude possible qui reste aux hommes de bonne volonté dans un
monde et une Histoire sans Dieu. Il faut que les hommes se sauvent les uns
les autres dans la vie présente. La condition humaine en sera améliorée.
Cette entreprise de salut terrestre demeurera toujours relative, Camus en est
conscient: «Si l'homme était capable d'introduire à lui seul l'unité dans le
monde, s'il pouvait y faire régner, par son seul décret, la sincérité,
l'innocence et la justice, il serait Dieu lui-même»1701. Le saint sans Dieu
camusien est un cri d'espoir en l'homme, même si cet espoir est relatif et
limité.

VII. Le bonheur sans Dieu


La finalité de l'éthique camusienne, tant au point de vue personnel
qu'au point de vue collectif, c'est le bonheur. Comment être heureux sans
Dieu? c'est la question fondamentale. Dans une interview, on demandait à
Camus si on pouvait fonder une très pure morale sur l'idée de bonheur.
Camus répondit: «Oui, pour le bonheur. Mais sans exclusive»1702.
Comment conçoit-il le bonheur dans la condition humaine, métaphysique et
historique, qui se trouve livrée au mal sous toutes ses formes?

1700 Profession de foi, cit., II, 1386.


1701 HR 689.
1702 Int., cit., II, 379. Il visait dans cette restriction la satisfaction individuelle qui
ne tient pas compte d'autrui.

254
1. Le bonheur, objectif universel
a) Le thème du bonheur traverse la vie et les œuvres de Camus.
D'abord subjectivement, il le cherche: «Quand il m'arrive de chercher ce
qu'il y a en moi de fondamental, c'est le goût du bonheur que j'y
trouve»1703. Dès le début de ses Carnets (1936), il se propose. «Moi c'est
de mes bonheurs que sortiront mes écrits»1704. Il renouvelle cette volonté
au moment de l'élaboration de L'Homme révolté: «Essai sur la Révolte.
Après avoir fait partir de l'angoisse la philosophie: la faire sortir du
bonheur»1705. Objectivement, il s'est donné pour tâche de partager et faire
partager ce bonheur: «Je veux que le plus grand nombre possible d'hommes
soient heureux»1706. Pour atteindre cet objectif, il a mis en œuvre son talent
d'essayiste, de journaliste, d'homme de théâtre, d'écrivain. «Au centre de
mon œuvre, il y a un soleil invincible»1707; thème qui revient
fréquemment1708.
b) Une évolution s'est cependant faite quant à la nature du bonheur.
Le premier cycle de ses œuvres, celui sur l'absurde, conçoit un bonheur
égocentrique et parfois égoïste, une sorte d'eudémonisme physique
quantitatif. Le second cycle, celui sur la révolte, ne renie pas le premier,
mais il le hiérarchise. Le vrai bonheur dans le monde et dans l'Histoire ne
se conçoit plus sans celui des autres, et surtout sans les valeurs morales. Le

1703 Int., cit., II, 1339. «Je ne demande personnellement aucun rôle et je n'ai
qu'une vraie vocation. En tant qu'homme, je me sens du goût pour le bonheur»
(Int., cit., II, 800). «J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé,
au cœur d'un bonheur royal» (E 886).
1704 C I, 25.
1705 C II, 75.
1706 C II, 147. «Nous avons... à rendre la justice imaginable dans un monde si
évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le
malheur du siècle» (E 836).
1707 Rencontre, cit., II, 1339. «Au centre de notre œuvre, fût-elle noire, rayonne
un soleil inépuisable» (E 865). Id., E 874.
1708 E 874. N 75, 57.

255
bonheur de Kaliayev est nettement distinct de celui de Don Juan. -
Cependant, si le bonheur ouvre sur les autres, il n'ouvre pas sur l'Autre.

2. Possibilité du bonheur
Le bonheur, exigence de la nature humaine, est possible dans un
monde même absurde. Mais il se fait par les seules forces humaines et il
demande l'effort.

a) Une exigence de la nature humaine

Il y a en chaque homme l'appel au bonheur1709. Chacun y a droit


dans «une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir
d'être heureux»1710. Le bonheur est lié aux aspirations innées, au même
titre que l'aspiration à la justice, à la vie ou à la liberté. Le Meursault de La
Mort heureuse, la Martha du Malentendu, Caligula, tous le recherchent,
même si c'est au prix du crime. - L'individu agit en fonction de lui: «Faire
une chose pour être heureux, et en être heureux»1711, «il voulait être
heureux. Il avait le droit d'être heureux»1712. Si l'on est dans un monde où
l'on ne peut pas vivre1713, on peut dire quand même avec Victoria dans
L'Etat de Siège: «le bonheur m'a prise à la gorge»1714. - La collectivité
humaine l'exige aussi: «L'ordre idéal des peuples réside dans leur
bonheur... Nous apportons tous, n'en doutons pas, une passion désintéressée

1709 SR, janvier 1940, II, 1383.


1710 N 60.
1711 C I, 96.
1712 C I, 87.
1713 ES 348. Diego.
1714 ES 201.

256
au bonheur impossible des hommes»1715. Et cela, même au cœur des
événements qui s'y opposent, comme la guerre1716. Si l'on entre
involontairement dans cette période de violence, c'est «pour défendre
justement une certaine idée du bonheur... Gardons donc la mémoire de ce
bonheur et de ceux qui l'ont perdu»1717.

b) Dans un monde et une Histoire absurdes

Si l'Histoire vient ajouter à l'atroce misère du monde1718, il faut


savoir comment y vivre heureux. «Le bonheur est la plus grande des
conquêtes, celle qu'on fait contre le destin qui nous est imposé»1719. Il faut
rester à l'intérieur du monde, sans espérer vainement en Dieu, et à
l'intérieur de l'Histoire, en espérant en l'homme: «Conscient que je ne puis
me séparer de mon temps, j'ai décidé de faire corps avec lui»1720. Le
monde est absurde? Mais «on ne découvre pas l'absurde sans être tenté
d'écrire quelque manuel du bonheur. 'Eh! quoi, par des voies si étroites ...?'
Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la
même terre»1721. Bonheur tragique que cet instant où le bonheur naît de

1715 Co, novembre 1944, II, 279.


1716 «On n'ose plus prononcer le mot de bonheur dans ces temps torturés. Et
pourtant, des millions d'êtres, aujourd'hui, sont à sa recherche, et ces années ne
sont pour eux qu'un sursis qui n'en finit plus, et au bout duquel ils espèrent que
leur bonheur à nouveau sera possible» (Co, décembre 1944, II, 299).
1717 Ib.
1718 LAA 223.
1719 LAA 241.
1720 MS 165.
1721 MS 197. Dans une campagne où l'homme est vaincu d'avance par la mort, il
reste les mille petites voies de la terre et la lutte où l'homme peut trouver sa joie
comme Sisyphe (MS 198); «il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir
l'absurdité du monde» (MS 173). Avec une philosophie triste, ou qu'on croirait telle
de l'extérieur, on peut avoir un visage heureux (C II, 121).

257
l'absence d'espoir?1722. Mais «il n'a pas été dit que le bonheur soit à toute
force inséparable de l'optimisme. Il est lié à l'amour - ce qui n'est pas la
même chose»1723. «L'univers de la mort. Oeuvre tragique: œuvre
heureuse»1724. En effet, si on ne peut pas être heureux dans l'exil ou dans
l'oubli1725, il faut s'accommoder de cette condition et rechercher son
Endroit.

3. Le bonheur, œuvre humaine


«La tâche de l'homme est de créer du bonheur»1726. Celui-ci n'est
pas don de Dieu, mais oeuvre des hommes. Les sauver c'est leur assurer ce
bonheur dans une condition qui ne prête pas à cela1727. Il n'y a pas de
bonheur divin: «J'apprends qu'il n'est pas de bonheur surhumain, pas
d'éternité hors de la courbe des journées»1728. Il ne faut pas lever les yeux
vers le ciel pour l'attendre1729. Au niveau individuel, c'est à chacun de créer
son propre bonheur; c'est là la logique du révolté: «parier, face à la douleur
des hommes, pour le bonheur»1730, «ajouter au bonheur et à la joie parce

1722 N 87. «J'apprends qu'une seule chose est plus tragique que la souffrance et
c'est la vie d'un homme heureux. Mais ce peut être aussi bien le chemin d'une plus
grande vie, puisque cela conduit à ne pas tricher» (N 75).
1723 N 86.
1724 C I, 123 (Fragm MH). Camus dans Le Mythe précise: «Accroître le bonheur
d'une vie d'homme, c'est étendre le tragique de son témoignage. L'œuvre d'art (si
elle est un témoignage) vraiment tragique doit être celle d'un homme heureux.
Parce que cette œuvre d'art sera tout entière tournée vers la mort» (C I, 120).
1725 Mal 127.
1726 C II, 156.
1727 «Il est possible de sauver les enfants de cet homme dans leur corps et dans
leur esprit. Il est possible de leur offrir en même temps les chances du bonheur et
celles de la beauté» (E 843).
1728 N 75.
1729 Mal 171. Martha.
1730 HR 688.

258
que cet univers est malheureux»1731. Quand on a vu une seule fois le
bonheur sur un visage aimé, «on sait qu'il ne peut pas y avoir d'autre
vocation pour un homme que de susciter cette lumière sur les visages qui
l'entourent»1732. Au niveau collectif, «les nations ont le devoir de regarder
comme sacré le bonheur de chacun de leurs citoyens»1733. Il y a des pays,
(comme l'Algérie que Camus a connue plus que d'autres) qui invitent au
bonheur, mais où des millions souffrent de la faim1734; la tâche politique
est d'y assurer une meilleure répartition des biens1735, pour permettre un
minimum de conditions matérielles au bonheur. L'affirmation de Rambert:
«le bien public est fait du bonheur de chacun», pourrait servir de
conclusion au reportage de Camus sur la Kabylie1736. Les hommes d'Etat
devraient dire avec Camus: «Nous nous sommes battus pour que les
hommes libres puissent se regarder sans honte, pour que chaque homme ait
la charge de son propre bonheur»1737. Mais quelle est la nature du bonheur
camusien?

4. Nature du bonheur: un accord


Ce qui faisait le malheur de l'homme, c'était, au niveau
métaphysique, le divorce entre le monde et l'homme, qui définissait
l'absurde; au niveau historique, le désaccord entre les hommes, qui
définissait l'Histoire; au niveau psychologique, l'impossibilité de se saisir
unifié; au niveau éthique, l'impossibilité de se trouver en accord avec les

1731 C II, 129.


1732 C II, 274.
1733 Co, mai 1945, II, 1557.
1734 Co, mai 1945, II, 946. C'est le thème des Chroniques algériennes (pp. 887-
959).
1735 «La famine en Algérie», II, 944-946.
1736 Misère de la Kabylie, II, 903-938.
1737 Préf. à L'Espagne libre, 1946, II, 1608.

259
valeurs. Il est donc logique que Camus définisse maintenant le bonheur en
termes d'accord avec le monde, avec les hommes et avec soi-même. «Sentir
ses liens avec une terre, son amour pour quelques hommes, savoir qu'il est
toujours un lieu où le cœur trouvera son accord, voici déjà beaucoup de
certitudes pour une seule vie d'homme. Et sans doute cela ne peut suffire.
Mais à cette patrie de l'âme tout aspire à certaines minutes. 'Oui, c'est là-bas
qu'il nous faut retourner'. Cette union que souhaitait Plotin, quoi d'étrange à
la retrouver sur la terre?»1738.

a) Accord avec le monde

- «Je suis heureux dans ce monde car mon royaume est de ce


monde»1739. Formule fréquente chez Camus1740. Le mot «monde» a
plusieurs sens chez lui; mais quand il parle de l'accord de l'homme avec le
monde, il s'agit de la 'fusis' grecque, d'une entente avec la nature physique,
la terre. «La fraternité secrète qui m'accordait au monde... J'admirais,
j'admire ce lien qui, au monde, unit l'homme, ce double reflet dans lequel
mon cœur peut intervenir et dicter son bonheur jusqu'à une limite précise
où le monde peut alors l'achever ou le détruire»1741. Le grand hymne de
l'accord de l'homme avec la nature est chanté dans L'Envers et l'Endroit,
L'Eté, mais surtout dans Noces, où il s'agit précisément des noces de

1738 N 75. Une influence possible de Plotin, sur lequel Camus avait pris son premier
contact avec la philosophie, était décelable dans la conception camusienne de
l'absurde, vue en termes de division; on pourrait en voir une autre ici dans le
bonheur considéré comme unité avec le monde. Nous donnons la suite de la
citation: «L'unité s'exprime ici en termes de soleil et de mer. Elle est sensible au
cœur par un certain goût de chair qui fait son amertume et sa grandeur».
1739 C I, 22.
1740 «Tout mon royaume est de ce monde» (EE 49); «Le monde est beau, et hors
de lui, point de salut» (N 87). Transposition de réminiscences bibliques.
1741 N 88.

260
l'homme avec le monde. - Cet accord avec la nature va de la familiarité1742
à la parenté1743, puis à la fraternité1744, et jusqu'aux noces: «Cette odeur
consacre les noces de l'homme et la terre, et fait lever en nous le seul amour
vraiment viril en ce monde: périssable et généreux»1745. Non seulement
noces, mais aussi identification et dissolution de l'homme dans la nature:
«Quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis le monde?»1746; «Si
longuement frotté du vent, secoué depuis plus d'une heure, étourdi de
résistance, je perdais conscience du dessin que traçait mon corps. Comme
le galet verni par les marées, j'étais poli par le vent, usé jusqu'à l'âme.
J'étais un peu cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle
enfin, confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores
de ce cœur partout présent de la nature»1747.
- Le bonheur est de s'abandonner au monde1748, consentir à la terre:
«Dans son ciel mêlé de larmes et de soleil, j'apprenais à consentir à la terre
et à brûler dans la flamme sombre de ses fêtes»1749. Le désert est un
remède pour le cœur1750, et dans les temps tragiques de l'Histoire, elle est
un refuge au désespoir: «Dans les pires années de notre folie, le souvenir de

1742 L'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde» (N
63).
1743 «Etre pur, c'est retrouver cette patrie de l'âme où devient sensible la parenté
du monde» (N 75).
1744 «La fraternité secrète qui m'accordait au monde ...» (N 88).
1745 N 76. «La rivière et le fleuve passent, la mer passe et demeure. C'est ainsi
qu'il faudrait aimer, fidèle et fugitif» (E 881). L'accord est conçu en termes
d'épousailles. «Nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres
depuis si longtemps la terre et la mer» (N 57). N 56.
1746 EE 49.
1747 N 62. «Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-
même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui
sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n'ai
senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au
monde».
1748 «Abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de
soleil» (N 57). N 71. C II, 49.
1749 N 88.
1750 E 814.

261
ce ciel ne m'avait jamais quitté. C'était lui qui pour finir m'avait empêché
de désespérer»1751. C'est dans la mesure où on se détache du monde qu'on
a peur de la mort1752. Il y a la vérité du monde1753 qu'il faut déchiffrer1754,
«double vérité du corps et de 1'instant»1755. Si on sait bien regarder, «sous
le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace»1756, et nous
présente ses richesses: le peuple algérien par exemple, a mis tous ses biens
sur cette terre, biens peut-être dérisoires mais essentiels1757. Le bonheur
n'est pas éternel, mais un attachement frémissant aux leçons de la terre1758.
- Le monde a une âme qu'il faut rejoindre. Il y a «le même soupir de
la terre»1759 et de la mer1760, le «cœur battant du monde»1761, «une
résonance commune à la terre et à l'homme»1762, «la mélodie du monde qui
parvient jusqu'à nous»1763. La nature crie1764, le monde parle1765, le soir
est habité1766. - Le monde est Dieu, «un dieu qui me caresse»1767. «Au
printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil

1751 E 874, 854-855, 880. Les crépuscules sont des promesses de bonheur (N 70),
la lumière naissante apprête pour le bonheur (EE 37). N 81.
1752 N 65.
1753 N 87.
1754 N 62.
1755 N 82.
1756 N 57.
1757 N 74. «Ces biens dérisoires et essentiels, ces vérités relatives sont les seules
qui m'émeuvent» (N 75).
1758 N 88.
1759 EE 27. «Ce grand soupir du monde» (EE 24), «soupirs tumultueux du monde»
(N 56). «La terre soupirait lentement avant d'entrer dans l'ombre» (N 60).
1760 N 58. E 873. «Les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers»
(N 55).
1761 N 61.
1762 N 81.
1763 N 57.
1764 E 819. N 64, 75. E 882.
1765 E 828-829.
1766 N 55.
1767 EE 48.

262
...»1768; «les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne.
Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces
ravagées seront nées cependant dans le cœur de la terre»1769. Il faut se
convertir au monde et en faire sa religion1770, s'initier aux mystères
d'Eleusis, de Demeter et de Dionysos1771. C'est en lui qu'il faut mettre sa
foi1772. «La terre ! Dans ce grand temple déserté par les dieux, toutes mes
idoles ont des pieds d'argile»1773. Animisme du monde, chez Camus, où le
bonheur consisterait à s'unifier avec l'Ame du monde? Panthéisme chez
Camus, à la Spinoza1774 ou à la Holbach1775?. Certainement pas, même si
des commentateurs ont pu lui attribuer l'une ou l'autre théorie. Il s'agit
plutôt d'une fiction littéraire, qui tient plus de la poésie que de la
philosophie, d'une attitude d'esprit qui représente la Nature comme un tout
vivant, une unité pour laquelle on célèbre une sorte de culte. On ne
rencontre des textes comme ci-dessus que dans les œuvres poétiques. Ni Le
Mythe ni L'Homme révolté, les deux livres d'idées de Camus, ne présentent
une telle position philosophique. Mais, raison majeure, cette théorie
s'opposerait à toute sa pensée révoltée, où le seul Dieu imaginé ou nié est
un Dieu personnel, de type biblique, à qui les révoltés demandent
personnellement des comptes de justice, un Dieu libre, responsable du
malheur des hommes dans leur condition métaphysique ou historique1776.

1768 N 55.
1769 N 60.
1770 «Cet accord de la main et des fleurs - cette entente amoureuse de la terre et
de l'homme délivré de l'humain – ah! je m'y convertirais bien si elle n'était déjà ma
religion. Non, ce ne peut être là un blasphème» (N 84).
1771 N 82, 57, 67, 68.
1772 «A Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma
main peut toucher et mes lèvres caresser» (N 59).
1773 N 88.
1774 Où Dieu seul est réel et le monde en est la manifestation sans réalité
permanente ni substance distincte.
1775 Où le monde seul est réalité, Dieu n'étant que la somme de tout ce qui existe.
1776 P. 121, nature du Dieu conçu par les révoltés.

263
D'ailleurs Camus a pris connaissance du panthéisme de Spinoza1777, et n'en
a guère été enthousiasmé: «C'est le monde du donné une fois pour toutes,
du 'c'est ainsi' - la nécessité y est infinie - l'originalité et le hasard y ont une
part nulle. Tout y est monotone»1778.
Le bonheur camusien, c'est encore l'accord avec les hommes.

b) Accord avec les autres

«Là est la perfection, l'accord avec sa condition, la reconnaissance


et le respect de l'homme»1779. Il y a évolution; dans les œuvres de
l'absurde, le bonheur était égocentrique, individualiste1780. Dans les
oeuvres de la révolte, le bonheur ne se conçoit plus sans les autres: «Il peut
y avoir de la honte à être heureux tout seul»1781, ni a fortiori contre les
autres1782: «Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destructions»1783. Il y
a une vocation de l'homme à être égoïste1784, une tentation de se détourner
des hommes de son époque1785. Plus jamais nous ne devons être
solitaires1786, nous sommes tous solidaires dans le même destin et la même

1777 C II, 46-48.


1778 C II, 48.
1779 «Devant lui (le monde), pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas
tout renfermer dans la joie de vivre? Il n'y a pas de honte à être heureux» (N 58.
Cf. Comm. II, 1348, note 9). C'est le bonheur individualiste des hommes qui
illustrent l'absurde (MS, MH, Etr, EE, N, Mal).
1780 C II, 27.
1781 P 1389. «Le grand problème à résoudre 'pratiquement': peut-on être heureux
et solitaire» (C II, 83).
1782 Caligula, par exemple: «J'exerce le pouvoir délirant du destructeur... C'est
cela, être heureux. C'est cela le bonheur» (Cal 106). Ou Martha du Malentendu qui
tue Jean pour avoir de l'argent, pour être heureuse ailleurs que dans son pays.
1783 Cal 105. Caesonia.
1784 EE 39. Celui qui va mourir ne s'intéresse plus au sort de sa femme.
1785 «Quelle tentation, pourtant, à certaines heures, de se détourner de ce monde
morne et décharné! Mais cette époque est la nôtre et nous ne pouvons pas vivre en
nous haïssant» (E 856). Tentation de se désolidariser des autres en temps de
guerre (C I, 173). De fuir son temps (C II, 135).
1786 E 856. Lettre à Kessous, octobre 1955, II, 965.

264
Histoire, l'action de l'un entraîne la riposte de l'autre1787: «Vous et moi...
unis dans l'amour que nous portons à notre terre, nous savons que nous ne
sommes pas des ennemis et que nous pourrions vivre heureusement
ensemble, sur cette terre qui est la nôtre. Car elle est la nôtre et je ne peux
pas plus l'imaginer sans vous et vos frères que sans doute vous ne pouvez la
séparer de moi et de ceux qui me ressemblent. Vous l'avez très bien dit,
mieux que je ne le dirai: nous sommes condamnés à vivre ensemble»1788.
On ne peut revendiquer pour soi seul son propre accord avec le monde, il
faut le partager avec toute une race1789. Etre heureux avec ses amis1790,
rendre heureux ceux qu'on aime1791, cela peut aller à l'encontre du bonheur
personnel; prendre sur soi le malheur des autres peut aller jusqu'au sacrifice
individuel, tels ceux qui, «face aux plus hautes raisons de durer,
entretiennent jusqu'à la fin la conscience déchirée du bonheur auquel ils
renoncent et du devoir qui va les tuer»1792. L'art lui-même ne peut être un
bonheur solitaire1793. Et même dans les pires temps du malheur, il faut
garder ce goût du bonheur1794. «I1 arrive toujours un moment où les êtres
cessent de lutter et de se déchirer, acceptent enfin de s'aimer selon ce qu'ils
sont. C'est le royaume des cieux»1795.

1787
1788 Ib., 963.
1789 N 60.
1790 C I, 92.
1791 Mal 127.
1792 Préf. à Devant la mort, juin 1951, II, 723. «Mourir pour l'idée, c'est la seule
façon d'être à la hauteur de l'idée... Oui, c'est un bonheur qu'on peut envier» (J
323).
1793 Discours, décembre 1957, II, 1071.
1794 Co, décembre 1944, II, 299.
1795 C II, 323. «Nous avons besoin des autres plus qu'ils n'ont besoin de nous»
(DHR 1716).

265
c) Accord avec soi-même

Le même accord avec le monde, les autres hommes, doit se


retrouver avec soi-même. «Qu'est-ce que le bonheur sinon le simple accord
entre un être et l'existence qu'il mène? Et quel accord plus légitime peut
unir l'homme à la vie sinon la double conscience de son désir de durée et
son destin de mort?»1796. Remettre de l'unité là où il réside du désordre en
soi, rejoint la tâche de l'homme dans le monde1797. «Ce n'est pas si facile
de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde»1798, «il n'est pas
d'être... qui, à partir d'un niveau élémentaire de conscience, ne s'épuise à
chercher les formules ou les attitudes qui donneraient à son existence l'unité
qui lui manque»1799, mais il faut tenter de réduire le désaccord fondamental
qui sépare de son expérience1800, ce qui définissait aussi l’étrangeté
absurde de soi. Il faut aimer sa vie qui fait son orgueil d'homme1801, mais
pas d'un amour de soi de type Clamence qui se recherche lui-même en se
donnant1802, ou d'un sentiment apitoyé sur son malheur1803; il n'y a que le
véritable amour qui puisse nous rendre à nous-mêmes1804. Le bonheur
personnel ne se conçoit pas sans lucidité, sans courage et sans espoir. Il ne
se pense pas non plus sans l'accord avec le monde et avec les autres, sans
une certaine sagesse.

1796 N 85.
1797 HR 665.
1798 N 56.
1799 HR 665.
1800 MS 177.
1801 «J'aime cette vie avec abondance et veux en parler avec liberté - elle me
donne l'orgueil de ma condition d'homme» (N 58).
1802 «Ce n'était pas l'amour, ni la générosité qui me réveillait lorsque j'étais en
danger d'être abandonné, mais seulement le désir d'être aimé et de recevoir ce qui,
selon moi, m'était dû» (Ch 1509).
1803 «Nous revenons sur nous-mêmes. Nous sentons notre détresse et nous en
aimons mieux. Oui, c'est peut-être cela le bonheur, le sentiment apitoyé de notre
malheur» (EE 23).
1804 EE 23: «Si j'aimais alors en me donnant, enfin j'étais moi-même puisqu'il n'y a
que l'amour qui nous rende à nous-mêmes».

266
5. Ascèse pour le bonheur
«Pour être heureux, il faut du temps, beaucoup de temps. Le
bonheur lui aussi est une longue patience»1805. On retrouve constamment
la nécessité de l'effort pour le bonheur chez Camus, pour «l'exigence du
bonheur et sa recherche patiente»1806. On ne gagne pas le bonheur avec des
symboles1807. Ce à quoi il faut viser, ce n'est pas la possession elle-même
du bonheur, mais la tension vers lui1808: «c'est la volonté du bonheur qui
compte, une sorte d'énorme conscience toujours présente. Le reste, femmes,
oeuvre d'art, succès mondains, ne sont que prétextes»1809. Il serait irréaliste
de croire à un bonheur définitif; la durée n'est pas essentielle au bonheur
camusien - il y a de «brefs et libres bonheurs»1810, «un instant de bonheur
indicible»1811. Il est fugitif: «ce qui fait le prix de la vie, le bonheur
précaire de chaque jour»1812, «le bonheur un hasard qui se prolonge»1813.
Il ne faut pas attendre son bonheur des autres, mais le fabriquer soi-même;
c'est ce que Camus souhaitait à ses lecteurs en guerre, le premier janvier
1940: «Forger vous-mêmes votre bonheur et votre dignité»1814.

1805 C I, 97.
1806 C I, 92.
1807 E 836.
1808 Int., cit., II, 379.
1809 C I, 104.
1810 Discours, cit., II, 1074.
1811 C II, 270.
1812 Profession de foi, II, 1386.
1813 Co, décembre 1944, II, 300. «I1 est vain de souhaiter cette année
bienheureuse mais... il est essentiel de travailler pour la construire. Ne souhaitez
rien, mais accomplissez. N'attendez pas d'un destin que d'autres fabriquent de
toutes pièces ce qui est encore entre vos mains» (SR, 1er janvier 1940, II, 1384).
1814 Ib.

267
Conclusion générale
Notre objectif était d'effectuer une analyse de la pensée de Camus,
centrée sur le problème de Dieu. Nous relevons ici trois points qui nous
semblent se dégager de cette étude.

1. Une sagesse sans Dieu


Toute la philosophie de Camus tend vers une sagesse à caractère
éthique. S'il s'interroge sur le monde, sur l'Histoire et sur l'homme, c'est en
fonction d'une conduite adaptée à une condition métaphysique absurde et à
une condition historique nihiliste, toutes deux caractérisées par l'injustice
faite aux hommes. Il définissait ainsi la sagesse: «Le mot sage s'applique à
l'homme qui vit de ce qu'il a, sans spéculer sur ce qu'il n'a pas»1815. Qu'est-
ce qu'il n'a pas? Un monde conforme aux exigences de l'homme, une
Histoire respectant les droits de l'homme, un Dieu juste, l'immortalité, des
certitudes. Qu'a-t-il? Une raison impuissante qui fait sa grandeur et sa
faiblesse, ainsi qu'un espoir réel mais relatif, en l'homme. Tout l'effort de
Camus se concentre sur la définition d'une conduite sans faiblesse dans un
univers sans avenir, grâce à des principes basés sur la nature humaine. «Si
j'ai essayé de définir quelque chose, ce n'est rien d'autre... que l'existence
commune de l'histoire et de l'homme, la vie de tous les jours à édifier dans
le plus de lumière possible, la lutte obstinée contre sa propre dégradation et
celle des autres»1816. L'homme abandonné dans une condition d'exil et livré
au mal, qui détourne les yeux d'un ciel inefficace, qui tend son regard vers
l'homme de qui il attend tout pour instaurer la justice, cet homme attend
une sagesse.

1815 MS 169.
1816 L'artiste et son temps, II, 801.

268
- Sagesse éthique, car s'il y a un effort intellectuel chez Camus, c'est
en fonction d'un art de vivre dans un monde absurde et une Histoire
nihiliste: «L'important n'est donc pas encore de remonter à la racine des
choses, mais, le monde étant ce qu'il est, de savoir comment s'y
conduire»1817. Camus n'est pas métaphysicien, mais moraliste. «La plus
grande économie qu'on puisse réaliser dans l'ordre de la pensée c'est
d'accepter la non-intelligibilité du monde - et de s'occuper de
l'homme»1818. Comment le faire? En lui procurant des principes qui
pourront assurer son bonheur dans une condition qui n'y prête pas: «Notre
tâche d'homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront
l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré,
à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le
bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du
siècle»1819.
La sagesse camusienne ne consiste pas dans une résignation
passive, mais dans une acceptation lucide et active. Cela peut paraître
étonnant après avoir vu l'importance du refus, de la révolte, chez lui. Mais
sa terminologie éclaire. Il y a des expressions ambivalentes: «s'arranger»,
«accepter», «consentir», «s'accommoder»1820. Mais il en est une qui est,
sauf rares exceptions, toujours négative: «se résigner.» La résignation
implique la passivité, la lâcheté, tandis que l'acceptation inclue la lucidité
révoltée. Camus donne la formule de sagesse: «Accepter ce qui est, quand

1817 HR 414.
1818 C II, 113.
1819 E 835-836.
1820 Par exemple les expressions: «s'arranger de nos bassesses est un art
d'adulte» (HR, Notes et variantes, 1641), «consentir à ce qu'il soit tué» (C II, 172),
peuvent devenir positives dans d'autres contextes: «ce visage de la vie m'étant
donné, puis-je m'en accommoder?» (MS 143), «Vivre une expérience, un destin,
c'est l'accepter pleinement» (MS 139).

269
une fois j'ai reconnu que je ne pouvais le changer»1821. La sagesse de
l'acceptation s'adresse à ce sur quoi on n'a pas de prise, donc à la condition
métaphysique et historique. A quoi bon spéculer sur ce qu'on n'a pas?
L'attitude sage est donc de tirer plutôt parti de ce qui est. Accepter
seulement l'Endroit des choses, leur oui? Non: «S'engager à fond. Ensuite,
accepter avec une égale force le oui et le non»1822. - Cela vaut pour la
condition métaphysique: «Accepter de vivre dans un tel univers et d'en tirer
des forces»1823; «l'ordre du monde ne changera pas au gré de tes désirs! Si
tu veux le changer, laisse tes rêves et tiens compte de ce qui est»1824. - Cela
vaut pour la condition historique aussi- «Nous sommes solidaires de ce
monde... Nous ne savons pas si cela est un mal, mais nous savons que cela
est. La conclusion est qu'il faut s'en arranger»1825. - Cela vaut encore pour
le destin personnel: «Finalement, le mieux est d'accepter ce que nous
sommes. Mais cela ne doit pas nous empêcher d'être clairvoyants»1826. -
Tout événement, même la guerre, peut servir: «Choisir dans l'affreuse
épreuve ce qui sert à sa propre grandeur. Accepter l'épreuve et tout ce
qu'elle comporte. Mais jurer de n'accomplir dans la moins noble des tâches
que les plus nobles des gestes»1827. - On peut même parler d'une évolution
à propos de l'attitude face à la mort chez Camus. Il s'agissait d'abord de
«mourir irréconcilié»1828, mais graduellement il est plutôt question de son
acceptation dans la lucidité1829, sans amertume1830. - Pour le sage, il ne

1821 E 870.
1822 C I, 38.
1823 MS 142.
1824 ES 290. Telle est aussi la leçon à tirer de Caligula.
1825 E 835.
1826 Sur La Vallée heureuse de J. Roy, L'arche, février 1947, II, 1483.
1827 C I, 168.
1828 MS 139. L'irréconciliation et le refus de la mort sont surtout l'attitude de
Camus dans la première partie de son œuvre: MS 138. C I, 71, 142, 192. N 83.
1829 «La noblesse d'une mort risquée ou acceptée dans la lucidité» (Lettre préface
à Devant la mort de Jeanne Héon-Canonne, juin 1951, II, 722). «Créer des morts

270
s'agit donc pas de vouloir changer l'ordre impossible des choses, mais de
regarder avec une universelle lucidité l'ordre existant pour y accomplir la
tâche qui est en sa possibilité: «La volonté n'est rien. L'acceptation, tout. A
condition qu'à l'expérience la plus humble ou la plus déchirante, l'homme
soit toujours 'présent' - et la supporte sans désarmer, muni de toute sa
lucidité»1831. Telle est la position du héros, du saint sans Dieu, de l'homme
heureux; bonheur, héroïsme, sainteté sont inséparables de la sagesse, chez
Camus. Tout a son Envers et son Endroit, tout est Exil et Royaume, le
monde en toutes ses dimensions est ambivalent: «Je reconnus le monde
pour ce qu'il était, je décidai d'accepter que son bien fût en même temps
malfaisant et salutaires ses forfaits»1832. Tout est bien. La sagesse
camusienne retourne à la sagesse antique1833.

2. Les influences grecque et chrétienne


Albert Camus ne se comprend pas sans les influences reçues. Deux
grands courants de pensée sous-tendent son œuvre et expliquent en partie
sa position face à Dieu - la philosophie grecque et la pensée chrétienne.
Camus avait étudié la nature et les différences du christianisme et de
l'hellénisme dans son Diplôme d'études supérieures. S'il a pu par la suite
approfondir l'un ou l'autre, sa position fondamentale est demeurée la même;

conscientes» (N 64, 65), mourir heureux: MH. HR 689. Avant-propos.... II, 113,
1120.
1830 C II, 128. «Mourir sans haine» (E 886). On pourrait dire de Camus ce que
celui-ci disait de Gide: «Mourir faisait partie de cette condition qu'il avait voulu
assumer jusqu'au bout» (Hommage de la N.R.F., novembre 1951, II, 1121).
1831 C I, 172.
1832 E 883.
1833 MS 197. Le «Tout est bien» (HR 439) des Grecs, d'Oedipe et de Sisyphe MS
197), de Kirilov (MS 185).

271
on pourrait dire de ce Diplôme ce qu'il disait de L'Envers et l'Endroit: «Si
j'ai beaucoup marché depuis ce livre, je n'ai pas tellement progressé»1834.

a) La philosophie grecque

Camus retient beaucoup des philosophes grecs. D'abord le monde


conçu comme beauté: «Leur évangile disait: notre Royaume est de ce
monde. C'est le 'Tout ce qui t'accommode, Cosmos, m'accommode' de
Marc Aurèle»1835. Ensuite le monde et l'homme conçus comme auto-
suffisants. Le surnaturel n'existant pas, les dieux n'étaient qu'une science
plus haute, tout se concentrait sur l'homme, et le sage était l'égal des dieux;
le mal moral était une ignorance ou une erreur, le Péché et la Rédemption
leur étaient incompréhensibles1836. La destinée était entre les mains de
l'homme même si un destin était imposé par les dieux ou par l'univers (c'est
le cas de Sisyphe, par exemple). Camus tire d'eux la notion de limite,
d'équilibre, d'harmonie; il l'applique jusque dans la révolte. A plusieurs
reprises il disait tenir des Grecs l'idée de la nature humaine, contrairement
aux existentialistes. D'eux encore il hérite du culte de la nature et du corps
humain. Il en est de même pour la raison: sans elle, ni l'absurde ni la révolte
ne sont compréhensibles; si l'univers est considéré comme irrationnel par
Camus, ce qui s'oppose à la conception grecque, c'est à cause des exigences
inassouvies de la raison. A la différence d'Aristote cependant, il trouve la
métaphysique vaine ou vouée à l'échec1837.
Mais c'est surtout des Stoïciens qu'il se rapproche. Sur maints points
il s'en sépare: le suicide est refusé chez Camus; l'ordre du monde n'est plus
que désordre et chaos; il n'y a pas de providence directrice de ce monde;
1834 EE, Préf., 11.
1835 PA 1225.
1836 PA 1226.
1837 Lettre, cit., janvier 1943, II, 1666.

272
Dieu n'est plus bienveillant, mais injuste; s'il faut accepter lucidement
l'ordre du monde qui a son Envers et son Endroit, il faut maintenir sa
protestation révoltée. L'Ame du monde devient une fiction littéraire, un
animisme poétique. Pour les Stoïciens, le mal entrait dans l'ordre des
choses, pour Camus, il est désordre et contre-nature. Ce n'est plus la
perfection du monde célébrée par Epictète, par exemple, ni la grande
sympathie universelle. - Mais Camus retient d'eux l'accord avec la nature
physique; le bonheur est défini en termes d'accord avec le monde, il n'est
pas à la merci des circonstances, mais il se forge. L'importance de la
maîtrise de soi, de la connaissance de sa condition, l'indifférence à la
réputation, le silence face aux adversités, l'effort devant le devoir quotidien
maintenu dans la lucidité et le silence, ce sont là des thèmes stoïciens.

b) La pensée chrétienne

A la conception cyclique grecque, le christianisme oppose une


conception historique: «le sens de l'histoire, c'est-à-dire cette idée que le
monde marche vers un but comme il a été la conclusion d'une
tragédie»1838. Il introduit deux données essentielles, l'Incarnation et la
Rédemption; le divin est entré dans l'humain en la personne de Jésus-
Christ, homme-Dieu, qui a pris sur lui le péché et la misère humaine1839.
Par sa mort et sa résurrection, il a racheté le péché mais a laissé ses effets
dans le temps, reportant toute absence de mal et de souffrance dans
l'éternité, après la résurrection, dans l'immortalité. C'est ce que Camus en a
compris, et c'est ce qu'il lui reproche: ne pas avoir enlevé le mal du temps.
Du christianisme, Camus retient le besoin de salut pour les hommes, le
besoin de sainteté, la conception de l'homme qui fait le mal en voulant faire

1838 PA 1265.
1839 PA 1231.

273
le bien, l'idée d'une culpabilité collective qui est sous-jacente à l'absurde
qui décrit l'état d'un monde déséquilibré, en état de péché, mais tout cela
sans Dieu1840. De même pour la participation collective au salut des
hommes, la fidélité au devoir quotidien, les valeurs de justice et de
fraternité.
Camus a été partagé entre cet hellénisme et ce christianisme, entre
la raison grecque et les données de la foi chrétienne. Il l'a lui-même
reconnu: «C'est un destin bien lourd que de naître sur une terre païenne en
des temps chrétiens. C'est mon cas. Je me sens plus près des valeurs du
monde antique que des chrétiennes»1841. C'est ce qui explique
partiellement sa position face à Dieu.

3. Camus et Dieu
On a tiré Camus vers l'athéisme ou vers le christianisme. Affirmer
Camus athée ou Camus chrétien, ce sont là deux positions qui manquent
d'objectivité ou, en langage camusien, de justice. Il faut distinguer et
nuancer.

a) L'évolution

Un premier fait est incontestable: l'évolution de Camus face à Dieu,


et cela au plan de la pensée philosophique. - Dans les premières œuvres de
l'absurde, la non-existence de Dieu semble un fait acquis qui ne pose pas de
problème. Avec Le Mythe de Sisyphe surtout, l'existence de Dieu est niée
d'une part, pour la raison métaphysique du mal dans l'univers. Il est en état
de péché, mais sans Dieu. D'autre part, la terre parle sans relâche d'un Dieu

1840 MS 128.
1841 Int., Les Nouvelles littéraires, mai 1951, II, 1343.

274
qui n’existe pas1842, et la nostalgie de Dieu est inscrite au cœur même de la
conception de l'absurde selon Camus1843. - Avec les œuvres de la révolte,
culminant dans L'Homme révolté, il y a approfondissement du problème, et
différence de perspective. C'est pour une raison éthique de justice que le
révolté métaphysique refuse Dieu qu'il avait pu poser d'abord; mais au nom
de l'injustice de Dieu, il lui nie l'existence; le révolté n'est pas d'abord
athée, mais blasphémateur1844. C'est le besoin de salut qui prend le pas sur
le besoin d'ordre comme tel: «Puisque le salut de l'homme ne se fait pas en
Dieu, il doit se faire sur la terre»1845. Aussi commence «l’entreprise
essentielle de la révolte qui est de substituer au royaume de la grâce celui
de la justice»1846. Mais la longue analyse de l'Histoire faite par Camus lui
démontre que «le royaume de la grâce a été vaincu, mais celui de la justice
s'effondre aussi»1847. Alors c'est la détresse: «Qui pourra dire, consigne
Camus dans ses Carnets, la détresse de l'homme qui a pris le parti de la
créature contre le créateur et qui, perdant l'idée de sa propre innocence, et
de celle des autres, juge la créature, et lui-même, aussi criminelle que le
créateur»1848. Les hommes ne sont pas sauvés, ils ne sont pas plus efficaces
que Dieu pour assurer le salut. Mais Camus n'abdique pas dans l'amertume.
Il lance un cri d'espoir, non pas à Dieu, mais à l'homme de bonne volonté
avec son éthique de la révolte trouvant son illustration dans le héros et le
saint sans Dieu. - Après L'Homme révolté, publié en 1951, c'est un silence
de cinq ans jusqu'à La Chute et à la mort de Camus, en 1960. A part cette
Chute, rien de différent n'est apporté au point de vue idées; avec elle, le

1842 N 80.
1843 C'était la conclusion sur Dieu et l'absurde, p. 52ss.
1844 HR 436.
1845 HR 487.
1846 HR 465.
1847 HR 684.
1848 C II, 281.

275
besoin de salut n'est plus au niveau métaphysique ou historique, mais au
niveau individuel. Clamence déchoît de l'image vertueuse et découvre sa
culpabilité congénitale. Fera-t-il appel à Dieu et à sa grâce? Il serait peut-
être dans la position de Kirilov: «Il sent que Dieu est nécessaire et qu'il faut
bien qu'il existe. Mais il sait qu'il n'existe pas et qu'il ne peut pas
exister»1849. Pourquoi?

b) Les objections

- Le même obstacle à Dieu est demeuré constant chez Camus: le


problème du mal. Il faudrait attribuer à Dieu une somme de souffrances et
d'injustices. Camus ne distingue pas entre le dieu des philosophes et le Dieu
des chrétiens. Au terme de cette étude, nous croyons pouvoir affirmer qu'un
dieu Cause Première ou Moteur Immobile de type aristotélicien est
impensable pour un Camus préoccupé de justice. N'est concevable pour lui
qu'un Dieu de type chrétien: «C'est au dieu personnel que la révolte peut
demander personnellement des comptes»1850, mais ce Dieu se tait aussi
«un dieu sans récompense ni châtiment, un dieu sourd est la seule
imagination religieuse des révoltés»1851.
- La méthode même de Camus fait aussi objection. Même s'il a
reconnu ne pouvoir se laver du souci métaphysique1852, avoir la nostalgie
de la Parole qui résumerait tout1853, il affirme l'échec de la métaphysique
qui pourrait conduire à l'Etre1854, et limite ses exigences rationnelles à la

1849 MS 183.
1850 HR 443.
1851 HR 441.
1852 Lettre, cit., janvier 1943, II, 1666.
1853 Ib.
1854 Ib.

276
constatation expérimentale et à la description du vécu1855. Cependant,
refuse-t-il d'aller vers l'Etre? «Je ne refuse pas d'aller vers l'Etre, mais je ne
veux pas d'un chemin qui s'écarte des êtres. Savoir si l'on peut trouver Dieu
au bout de ses passions»1856.
- Admettre Dieu, dans sa perspective, serait faire un saut et sacrifier
l'intellect1857. A l'exemple de Kierkegaard et des penseurs qu'il a réfutés
dans Le Mythe, peut-on trouver 'une preuve par l'absurde' de l'existence de
Dieu? Dans l'état précédent de sa pensée, Camus est formel: non. Cette
'voie' vers l'existence de Dieu, à moins d'une rupture avec sa pensée
antérieure (ce qui aurait pu être une éventualité), est exclue. Dieu ne peut
pas sortir de l'obscurité et de la souffrance1858. Le dieu entré dans le monde
«avec l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles»1859 ne retient pas
Camus. Le saut existentiel avait été condamné dans Le Mythe. «Venir à
Dieu parce qu'on s'est dépris de la terre et que la douleur vous a séparé du
monde, cela est vain»1860. La religion décharge l'homme du poids de sa
propre vie. L'espoir d'une rédemption par la souffrance et par l'humiliation
(comme Faulkner), est explicitement refusé par Camus en 19561861. - Mais
le oui à l'existence de Dieu n'est pas exclu non plus: «Secret de mon
univers: Imaginer Dieu sans l'immortalité humaine»1862. Cependant cela se
serait peut-être fait par une autre voie. Camus a le sens inné de l'éternel, et

1855 MS 176: «L'oeuvre d'art naît du renoncement de l'intelligence à raisonner le


concret… C’est la pensée lucide qui la provoque, mais dans cet acte même elle se
renonce. Elle ne cédera pas à la tentation de surajouter au décrit un sens plus
profond qu'elle sait illégitime».
1856 C II, 97.
1857 MS 126.
1858 Etr 1209.
1859 MS 197.
1860 C II, 108.
1861 Int., Le Monde, août 1956, I, 1880.
1862 C II, 21.

277
l'absurde n'était que cette nostalgie d'éternité, d'absolu, qui ne se trouvait
pas réalisé dans le monde tel qu'expérimenté présentement.

c) Entre OUI et NON

Telle est la position philosophique de Camus au moment où


s'achève sa vie: entre le OUI et le NON à l'existence de Dieu. «Je ne crois
pas en Dieu, c'est vrai. Mais je ne suis pas athée pour autant»1863. A
l'intervieweur qui lui demandait de préciser sa pensée au sujet d' «imaginer
Dieu sans l'immortalité de l'homme», Camus répondit: «J'ai le sens du sacré
et je ne crois pas à la vie future, voilà tout»1864. Après la publication de La
Chute, des lecteurs se demandaient s'il allait se rallier à l'esprit sinon au
dogme de l'Eglise. Camus répliqua énergiquement: «Rien vraiment ne les y
autorise. Mon juge-pénitent ne dit-il pas clairement qu'il est Sicilien et
Javanais? Pas chrétien pour un sou. Comme lui j'ai beaucoup d'amitié pour
le premier d'entre eux. J'admire la façon dont il a vécu, dont il est mort.
Mon manque d'imagination m'interdit de le suivre plus loin»1865.
Camus aurait-il pu écrire, après L'Envers et l'Endroit des choses,
L’Exil et le Royaume du monde, Le Masque et le Visage de Dieu? C'est là
une hypothèse et, comme toute hypothèse, elle peut recevoir des réponses
multiples selon les conditions posées. Si l'on en reste aux antécédents de la

1863 «Je serais même d'accord avec Benjamin Constant pour trouver à l'irreligion
quelque chose de vulgaire et de... oui d'usé» (Int., cit., I, 1881).
1864 Réponses à J.-Cl. Brisville, 1959, II, 1923.
1865 Int., Le Monde, cit., I, 1881. Camus aurait-il pu adhérer à l'Eglise en tant
qu'Institution? C'est là une question indiscrète. On pourrait cependant y répondre
en affirmant catégoriquement qu'à moins d'une brusque rupture avec sa pensée
antérieure, c'est là une impossibilité. Il a connu une Eglise politisée, liée aux César
et dont le sommet historique fut l'Inquisition. Elle est donc à ses yeux liée à
l'injustice de Dieu et de l'Histoire. Y adhérer aurait été une contradiction, un «saut»
auquel il s'est toujours refusé. - Aurait-il accepté le contenu du christianisme? Si
l'on entend par «contenu» la bonté de Dieu, la divinité du Christ l'universalité de la
rédemption, la nécessité de la Grâce pour le salut, la certitude de l'immortalité,
alors la réponse est toujours la même: non. Toujours cependant en tenant compte
de sa pensée au moment où il l'a laissée.

278
pensée de Camus, la réponse est certainement non: Dieu et le mal ne vont
pas de pair. Si l'on admet une rupture, toujours possible à l'esprit humain,
alors la réponse serait peut-être oui. La position la plus honnête cependant
est certainement celle qui prend la pensée de Camus là où elle s'est arrêtée -
entre le OUI et le NON. On ne peut pas dire qu'il soit athée, puisqu'il a le
sens du sacré, on ne peut pas affirmer non plus qu'il soit chrétien, puisqu'il
l'a refusé. Il n'a pas conclu et il ne pouvait pas conclure non plus, tout
partagé qu'il était entre sa raison grecque éprise de clarté et son sens inné
du sacré impliquant l'obscurité. Il n'a pas distingué entre le dieu des
philosophes et le Dieu des chrétiens, le dieu de la raison et le Dieu de la foi.
Son œuvre pourrait être une illustration de ce que les philosophes appellent
«le désir naturel de Dieu», mais contrecarré par les exigences mêmes de la
raison.

Bibliographie

I. Oeuvres d'Albert Camus

1. Ordre chronologique

Révolte dans les Asturies, Essai de création collective, Alger, Charlot, 1936
(sans nom d'auteur).

L'Envers et l'Endroit, Alger, Charlot, 1937, (Collection Méditerranéenne).


Noces, Alger, Charlot, 1939.

L'Etranger, roman, Gallimard, 1942.


Le Mythe de Sisyphe, Essai sur l'absurde, Gallimard, 1942, (Collection Les
Essais).

279
Le Malentendu, pièce en 3 actes, suivie de Caligula, pièce en 4 actes,
Gallimard, 1944.
Lettres à un ami allemand, Gallimard, 1945.

La Peste, Gallimard, 1947.


L'Etat de siège, spectacle en 3 parties, Gallimard, 1948.

Actuelles I, Chroniques 1944-1948, Gallimard, 1950.


Les Justes, pièce en 5 actes, Gallimard, 1950.

L'Homme révolté, Gallimard, 1951.

Actuelles II, Chronique 1948-1953, Gallimard, 1953.


L'Eté, Essais, Gallimard, 1954, (Collection Les Essais).
La Chute, Récit, Gallimard, 1956.

Réflexions sur la peine capitale (en collaboration avec Arthur Koestler),


Calmann-Lévy, 1957, (Collection «Liberté de l'esprit»).

Chroniques algériennes, Actuelles III, 1939-1958, Gallimard, 1958.


Discours de Suède, Gallimard, 1958.
Carnets I, mai 1935-février 1942, Gallimard, 1962.

Carnets II, janvier 1942-mars 1951, Gallimard, 1964.

La Postérité du soleil, texte inédit de 1952, en regard de photographies


d'Henriette Grindat, Edwin Engelberts, Genève, 1965.

La Mort heureuse, Roman, Gallimard, 1971, (Cahiers Albert Camus I).

2. Classement par genres

a) Récits

L'Etranger, roman, Gallimard, 1942.

La Peste, Gallimard, 1947.

280
La Chute, Gallimard, 1956.

L'Exil et le Royaume, Gallimard, 1957.

La Mort heureuse, roman, Gallimard, 1971, (Cahiers Albert Camus I).

b) Théâtre

La Révolte dans les Asturies, Alger, Charlot, 1936 (sans nom d'auteur).

Le Malentendu, pièce en 3 actes, Gallimard, 1944.


Caligula, pièce en 4 actes, Gallimard, 1944.

L'Etat de siège, spectacle en 3 parties, Gallimard, 1948.


Les Justes, pièce en 5 actes, Gallimard, 1950.

c) Traductions et adaptations

La Dernière fleur, James Thurber, traduction Albert Camus, Gallimard,


1952.

La Dévotion à la croix, Calderon de la Barca, pièce en 3 journées, texte


français d'Albert Camus, Gallimard, 1953.
Les Esprits, Pierre de Larivey. Comédie. Adaptation en 3 actes par Albert
Camus, Gallimard, 1953.

Un cas intéressant, Dino Buzzati. Adaptation d'Albert Camus, L'Avant-


scène, volume 333, no 105, 1955.

Requiem pour une nonne, William Faulkner. Pièce en 2 parties et 7


tableaux, adaptée par Albert Camus d'après le roman, Gallimard, 1956,
(Collection Le Manteau d'Arlequin).

Le Chevalier d'Olmedo, Lope de Vega. Comédie en 3 journées, texte


français d'Albert Camus, Gallimard, 1957.

Les Possédés, Dostoïevski. Pièce en 3 parties adaptée du roman par Albert


Camus, Gallimard, 1959, (Collection Le Manteau d'Arlequin).

281
d) Essais

L'Envers et l'Endroit, Alger, Charlot, 1937 (Collection Méditerranéenne).

Noces, Alger, Charlot, 1939.

Le Mythe de Sisyphe, Essai sur l'absurde, Gallimard, 1942, (Collection Les


Essais).

Lettres à un ami allemand, Gallimard, 1945.

Actuelles I, Chroniques 1944-1948, Gallimard, 1950.


Actuelles II, Chroniques 1948-1953, Gallimard, 1953.

Chroniques algériennes (Actuelles III), 1939-1958, Gallimard, 1958.

L'Homme révolté, Gallimard, 1951.

L'Eté, Essais, Gallimard, 1954, (Collection Les Essais).


Réflexions sur la peine capitale (en collaboration avec Arthur Koestler),
Calmann-Lévy, 1957, (Collection Liberté de l'esprit).

e) Préfaces

Maximes et anecdotes, de Chamfort, Monaco, 1944.

Le Combat silencieux, d'André Salvet, Le Portulan, 1945.

Dix estampes originales, de P.-E. Clairin, Rombaldi, 1946.

Poésies posthumes, de René Leynaud, Gallimard, 1947.

Devant la mort, de Jeanne Heon-Canone, Siraudeau, 1951.

Laissez passer mon peuple, de J. Méry, Editions du Seuil, 1947.

Contre-amour, de Daniel Mauroc, Editions de Minuit, 1952.


La Ballade de la geôle de Reading, d'Oscar Wilde. Nouvelle traduction de
Jacques Bour. Avant-propos intitulé L'Artiste en prison, Falaize, 1952.

La Maison du peuple, de Louis Guilloux, Grasset, 1953.

Moscou sous Lénine, d'Albert Rosmer, Editions de Flore, 1953.

282
L'Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française, de Konrad
Bieber. Préface intitulée Le refus de la haine, Droz, 1954.
Oeuvres complètes, de Roger Martin du Gard, (Bibliothèque de la Pléiade),
2 vol., Gallimard, 1959.
Les Iles, de Jean Grenier, Gallimard, 1959.

f) Collaboration aux périodiques

aa) suivie

Alger-Républicain et Le Soir Républicain. Alger, octobre 1938-janvier


1940.
Combat. Clandestinement (1943-1944), ouvertement (août 1944-septembre
1945; novembre 1946), sporadiquement (1947-1948). Articles réunis,
annotés et présentés par Norman Stokle, Le Combat d'Albert Camus, Les
Presses de l'Université Laval, Québec, 1970.

L'express. Paris, mai-juillet 1955; octobre 1955-février 1956.

bb) sporadique

Cahiers du Sud, La Nef, Caliban, Franc-Tireur, Empédocle, Témoins,


Demain, Temps Modernes, Esprit, Simoun, La Nouvelle Revue Française,
Preuves. (Nombre de ces articles ont été repris dans Actuelles I, II,
Chroniques Algériennes (Actuelles III), et se retrouvent dans La Pléiade,
Albert Camus, Essais, Gallimard 1955).

II. Principaux travaux sur Albert Camus


Quelques remarques s'imposent. Il s'agit ici d'une bibliographie non pas
critique ou thématique, mais analytique. L'abondante publication sur
Camus présente plus de 1300 titres de volumes, d'articles, de recensions, de
comptes rendus, en langue française seulement. Ils sont recensés dans les
excellents Calepins de Bibliographie No 1, Albert Camus 1 (3). Essai de
bibliographie des études en langue française consacrées à Albert Camus

283
(1937-1970), par Brian T. Fitch et Peter C. Hoy. Paris, Lettres Modernes,
Minard, 1972. Un supplément pour 1970 et des compléments pour 1967-
1969 sont présentés par Peter C. Hoy dans Albert Camus 5, Journalisme et
politique, La Revue des Lettres Modernes, Nos 315-322, 1972, pp. 299-332.
On y retrouve également un complément pour la période 1945-1971, et un
supplément pour 1971-1972, aux pp. 285-298.

Nous ne retenons ici que les livres et les articles qui nous ont paru
d'importance majeure du point de vue des idées de Camus, laissant de côté
les recensions, comptes rendus ou travaux portant sur Camus en tant
qu'homme de théâtre ou de lettres.

De plus, la présente bibliographie s'arrête au premier trimestre de 1973,


date où cette étude sur Camus a été terminée. Enfin, cette bibliographie doit
beaucoup aux Calepins ci-haut cités.

A. En langue française

1. Volumes sur Albert Camus


a) Livres spécifiquement sur Albert Camus

aa) Ouvrages collectifs, Numéros spéciaux de Revues ou de Collections

Albert Camus 1 (1968): «Autour de l'Etranger». Textes réunis et présentés


par Brian T. Fitch. (Abbou, Fitch, Girard, Lévi-Valensi, Pariente, Villaneix
et Viaggiani). Paris, Lettres Modernes, 1968, 236 p. (La Revue des Lettres
Modernes, nos 170-174).

Albert Camus 2 (1969): «Langue et langage». Textes réunis et présentés


par Brian T. Fitch. (Abbou, Champigny, Clayton, Cruickshank, Fitch,
Frese-Witt, Hoy, Lévi-Valensi, Meunier, Quilliot, Thody). Paris, Lettres
Modernes, 1969, 251 p. (La Revue des Lettres Modernes, nos 212-216).
Albert Camus 3 (1970). «Sur la Chute.» Textes réunis et présentés par
Brian T. Fitch. (Abbou, Clayton, Fitch, Gay-Crosier, Hoy, Lévi-Valensi,
Miller, Parker, Quilliot, Sellin). Paris, Lettres Modernes, 1970, 308 p. (La
Revue des Lettres Modernes, nos 238-244).

Albert Camus 4 (1971): «Sources et influences.» Textes réunis et présentés


par Brian T. Fitch. (Abbou, Clayton, Dunwoodie, Fitch, Prese Witt, Gay-

284
Crosier, Goldstain, Miller, Roberts). Paris, Lettres Modernes, 1971, 351 p.
(La Revue des Lettres Modernes, nos 264-270).

Albert Camus 5 (1972). «Journalisme et politique, l'entrée dans l'Histoire


(1938-1940).» Textes réunis et présentés par Brian T. Fitch. (Abbou,
Clayton, Fitch, Gay-Crosier, Gassin, Hoy, Le Hir, Lévi-Valensi, Perrot,
Turbet-Delof). Paris, Lettres Modernes, 1972, 332 p. (La Revue des Lettres
Modernes, nos 315-322).

A Camus, ses amis du livre. Préface par Roger Grenier, Paris, Gallimard,
1962, 62 p.

Camus 1970: Colloque organisé sous les auspices du Département des


Langues et Littératures romanes de l'Université de Floride (Gainesville)
les 29 et 30 janvier 1970. Robert J. Champigny, Brian T. Fitch, Phillip H.
Crosier. Québec, CELEF/Faculté des Arts, Université de Sherbrooke, 1970,
112 p. (Collection «Colloques», I).
Critiques (Les) de notre temps et Camus. Présentation, notes, chronologie
et bibliographie de Jacqueline Lévi-Valensi. (Alter, Barthes, Bespaloff,
Blanchot, Borel, Castex, Coombs, Doubrovsky, Grenier (Jean), Lévi-
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__________ Une Histoire vivante de la littérature d'aujourd'hui (1929-
1964). Cinquième édition, revue et mise à jour au 15 mars 1964. Paris,
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3. Ouvrages en rapport Dieu-Camus

303
Plusieurs livres ou articles des sections précédentes (1. a., 1 . b., et 2.)
abordent le problème de Dieu chez Camus. Dans la section qui suit sont
recensées des études plus particulièrement consacrées à ce problème.

a) Les livres
ALBERES, René-Marill, Les Hommes traqués. Paris, La Nouvelle Edition,
1953, 255 p. «Albert Camus et la nostalgie de l'Eden», pp. 187-220.

ARVON, Henri, L'Athéisme. Deuxième édition. Paris, Presses


Universitaires de France, 1970, 126 p. (Collection «Que sais-je?»), no
1291. «L'athéisme existentiel: II. - Albert Camus (1913-1960) », pp. 118-
119.

BLANCHET, André, La Littérature et le spirituel, III: Classiques d'hier et


d'aujourd'hui. Paris, Aubier-Editions Montaigne, 1961, 315 p. «Le pari
d'Albert Camus», pp. 195-229.

COFFY, Robert, Dieu des athées. Marx - Sartre - Camus. 5e édition. Lyon,
Chronique Sociale de France, 1970, 175 p. (Collection «Le Fond du
problème»). «La révolte d'Albert Camus», pp. 105-135.

GUISSARD, Lucien, Littérature et pensée chrétienne. Paris, Casterman,


1969, 230 p.; pp. 15. 50. 52. 53. 57. 60. 77. 136. 144. 188.

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de Sailly, s. d. (1965), 20 p., multigraphié.

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l'honnêteté désespérée» pp. 25-90.

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Introduction ...................................................................................................................... 2
Index des sigles................................................................................................................. 4

Chapitre 1 - L'absurde état du monde sans Dieu .............................................................. 6


Introduction ...................................................................................................................... 6
I. Le sentiment de l'absurde .............................................................................................. 7
1. L'éveil à l'absurdité ....................................................................................................... 7
2. Description du sentiment de l'absurdité........................................................................ 9
3. Nature de ce sentiment ................................................................................................. 9
4. Les découvertes de l'absurde ...................................................................................... 10
II. La notion de l'absurde ................................................................................................ 14
1. Les trois termes dans l'absurde ................................................................................... 15
2. La confrontation dans l'absurde.................................................................................. 15
3. Exemples d'absurde .................................................................................................... 16

316
4. Définition de l'absurde................................................................................................ 17
5. Les propriétés de l'absurde ......................................................................................... 19
III. Les solutions à l'absurde........................................................................................... 20
1. Le suicide physique .................................................................................................... 21
2. Le suicide philosophique ............................................................................................ 27
3. Le maintien de l'absurde............................................................................................. 31
IV. Des hommes absurdes .............................................................................................. 37
1. Sans Dieu.................................................................................................................... 38
2. Dans le temps et l'éphémère ....................................................................................... 40
3. Dans la quantité et l'innocence ................................................................................... 41
4. Dans la lucidité ........................................................................................................... 42
V. La création absurde.................................................................................................... 43
1. Ses commandements .................................................................................................. 44
2. Un créateur absurde: Dostoïevski............................................................................... 46
Conclusion ...................................................................................................................... 47
1. L'absurde: un point de départ ..................................................................................... 47
2. L'absurde et Dieu ........................................................................................................ 50
3. Le sens du monde et de l'existence............................................................................. 57

Chapitre II - La condition humaine Situation de l'homme sans dieu ............................. 61


Introduction .................................................................................................................... 61
A. La condition métaphysique........................................................................................ 62
I. Caractéristiques générales ........................................................................................... 63
II. Condition d'exilé ........................................................................................................ 69
III. Condition de condamné à mort................................................................................. 81
IV. Condition d'homme livré au mal .............................................................................. 87
B. La condition historique ............................................................................................ 100
I. «L'Histoire»............................................................................................................... 102
II. Les idéologies .......................................................................................................... 103
III. Le contenu de l'Histoire.......................................................................................... 107

Chapitre III - La révolte contre la condition métaphysique et historique..................... 117


Introduction .................................................................................................................. 117
I. La révolte................................................................................................................... 118
1. Définition.................................................................................................................. 118

317
2. Contenu..................................................................................................................... 119
3. Dimension essentielle ............................................................................................... 125
4. La révolution ............................................................................................................ 126
II. Révolte contre la condition métaphysique............................................................... 129
1. Définition.................................................................................................................. 130
2. Exigences.................................................................................................................. 130
3. Son objet: Dieu ......................................................................................................... 134
4. La conduite révoltée face au mal.............................................................................. 148
III. Révolte contre la condition historique.................................................................... 151
1. Révolte contre l'Histoire ........................................................................................... 152
2. Refus du contenu de l'Histoire.................................................................................. 155
3. Action dans l'Histoire ............................................................................................... 165
Conclusion .................................................................................................................... 166

Chapitre IV - L'éthique de la révolte La conduite sans Dieu ....................................... 167


Introduction .................................................................................................................. 167
I. Nature de l'éthique camusienne................................................................................. 169
1. L'occasion: la révolte................................................................................................ 169
2. Nature de la morale................................................................................................... 172
II. Fondement de l'éthique: la nature humaine ............................................................ 182
1. «La nature humaine» ................................................................................................ 183
2. L'homme en tant que personne ................................................................................. 184
3. L'homme en tant que corps....................................................................................... 185
4. Transcendance de la nature humaine........................................................................ 186
III. Les droits de l'homme............................................................................................. 187
1. Le droit à la vie......................................................................................................... 187
2. Le droit à la liberté.................................................................................................... 188
3. Le droit à la justice ................................................................................................... 195
IV. Les «passions» camusiennes .................................................................................. 204
1. Nature ....................................................................................................................... 204
2. Espèces ..................................................................................................................... 205
3. Limites aux passions................................................................................................. 206
V. Les «vertus» camusiennes ....................................................................................... 207
1. «Vertu» et vertu ........................................................................................................ 208
2. La justice .................................................................................................................. 209

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3. La lucidité ................................................................................................................. 209
4. Le courage ................................................................................................................ 213
5. L'espoir ..................................................................................................................... 235
VI. L'idéal moral: la sainteté sans Dieu........................................................................ 246
1. La préoccupation de sainteté .................................................................................... 246
2. Le besoin de salut ..................................................................................................... 247
3. La tâche du saint sans Dieu ...................................................................................... 250
VII. Le bonheur sans Dieu............................................................................................ 254
1. Le bonheur, objectif universel .................................................................................. 255
2. Possibilité du bonheur .............................................................................................. 256
3. Le bonheur, œuvre humaine ..................................................................................... 258
4. Nature du bonheur: un accord .................................................................................. 259
5. Ascèse pour le bonheur............................................................................................. 267

Conclusion générale ..................................................................................................... 268


1. Une sagesse sans Dieu.............................................................................................. 268
2. Les influences grecque et chrétienne........................................................................ 271
3. Camus et Dieu .......................................................................................................... 274

Bibliographie ................................................................................................................ 279


I. Oeuvres d'Albert Camus ........................................................................................... 279
II. Principaux travaux sur Albert Camus ...................................................................... 283

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