Hypathie Ou La Fin Des Dieux

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Article

« Femmes d’Orient, entre paganisme et christianisme : Hypatie selon Jean Marcel   »

Rachel Bouvet
Voix et Images, vol. 31, n° 1, (91) 2005, p. 33-45.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/011923ar

DOI: 10.7202/011923ar

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F E M M E S D ’ O R I E N T,
E N T R E PA G A N I S M E E T C H R I S T I A N I S M E .
Hypatie selon Jean Marcel 1

+ + +

RACHEL BOUVET
Université du Québec à Montréal

RÉSUMÉ

Hypatie ou la fin des dieux de Jean Marcel joue savamment de

superpositions. Un premier niveau affecte l’espace méditerranéen,

donnant lieu à deux configurations antagonistes : celle de l’Empire

romain, étalé sur le pour tour des rives méditerranéennes, et celle

d’aujourd’hui, marquée par la ligne de force de l’imaginaire séparant

l’Orient de l’Occident . Un second se rappor te au temps : le roman

joue sur la confusion de deux périodes historiques, correspondant à

la disparition de la culture grecque en Égypte (cinquième siècle) et à

la défaite de ce pays contre Israël (1967). Un troisième affecte les

personnages d’Hypatie, philosophe et mathématicienne, et de sainte

Catherine d’Alexandrie, entremêlées dans une figure double, située à

la croisée des imaginaires païen et chrétien.

+ + +
1 Je tiens à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui a rendu cette étude
possible. Je remercie également mon assistant de recherche, Julien Bourbeau, qui a effectué les recherches
documentaires, et Marie-Hélène Le May, qui a contribué à l’analyse.

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La distinction entre l’Orient et l’Occident apparaît actuellement comme une


importante ligne de force de l’imaginaire. Conçue essentiellement sous l’angle de
l’antagonisme, elle génère des conflits armés, sanglants, terrifiants, s’enracinant sur
des conflits idéologiques qui s’étendent à la planète entière. Tout en donnant nais-
sance à des solidarités nouvelles et inattendues, ces conflits ont réveillé des tensions,
des haines et des souvenirs de l’époque coloniale. Comme si quelque chose était resté
de ces différends que l’on avait crus éteints, comme si la décolonisation n’avait pas
achevé son œuvre, du moins sur le plan de l’imaginaire. Si la frontière qui sépare ces
deux espaces s’est émiettée sur le plan géopolitique, puisque de nouveaux ensembles
ont été instaurés, tout aussi hétérogènes — le Proche, le Moyen et l’Extrême-Orient,
le Maghreb —, l’impression qui perdure est qu’ils s’affrontent depuis toujours. Dans
sa critique de l’orientalisme, Edward Saïd a révélé les rouages du discours basé sur la
distinction entre l’Orient et l’Occident, ayant servi à justifier la domination de ce
dernier et à affecter aussi bien la sphère politique et administrative que les domaines
scientifique et littéraire 2. Une telle critique de l’orientalisme, radicale s’il en est,
s’imposait pour pouvoir mesurer l’ampleur du problème. Mais si cet ouvrage a suscité
la controverse, ce n’est pas uniquement parce qu’il venait ébranler certaines certi-
tudes, c’est aussi parce que, en dénonçant toute production de l’époque comme
nécessairement biaisée et en prenant comme support unique la distinction Orient/
Occident, il en reproduisait sans le vouloir le clivage. Néanmoins, ce conflit d’inter-
prétation a eu un impact positif puisqu’il a donné lieu à une série d’études, aussi bien
en ce qui concerne les dimensions politique et historique que littéraire. Des auteurs
comme Lisa Lowe, Dennis Porter et Thierry Hentsch, pour ne citer que ceux-là, ont
montré que l’on ne saurait confondre l’orientalisme anglais et l’orientalisme français,
que les nuances sont plus nombreuses et plus subtiles qu’il n’y paraît au premier
abord, notamment en ce qui concerne le champ littéraire, et que la fracture entre
Orient et Occident n’est pas aussi ancienne qu’on veut bien le croire 3.
En fait, c’est surtout à la Renaissance que se développe l’Orient imaginaire,
cet « immense fourre-tout de notre imaginaire », comme l’explique Thierry Hentsch :
« L’Orient est dans notre tête. Hors de nos têtes d’Occidentaux, l’Orient n’existe pas.
Pas plus que l’Occident lui-même. L’Occident est une idée qui nous habite au même
titre que son terme opposé 4 ». La mer Méditerranée joue à cet égard un rôle de
premier plan puisqu’elle apparaît comme une frontière naturelle, séparant deux
mondes opposés l’un à l’autre. Mais il n’en a pas toujours été ainsi : c’est ce que nous
rappelle à sa manière le roman de Jean Marcel, Hypatie ou la fin des dieux 5, qui

+ + +
2 Edward Saïd, Orientalism, New York, Vintage Books Edition, 1994 [1978]. 3 Voir Lisa Lowe, Critical
Terrains : French and British Orientalisms, Ithaca, Cornell University Press, 1991 ; Dennis Porter, Haunted
Journeys : Desire and Transgression in European Travel Writing, Princeton, Princeton University Press, 1991 ;
Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit, coll.
« Arguments », 1988. 4 Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire, op. cit., p. 7. 5 Jean Marcel, Hypatie ou la
fin des dieux, Montréal, Leméac, 1989. Désormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle H, suivi
du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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superpose deux configurations antagonistes de l’espace méditerranéen — celle de


l’Empire romain, dont le territoire s’étend tout autour des rives méditerranéennes, et
celle que nous véhiculons sans trop nous en apercevoir, lecteurs piégés que nous
sommes parfois par les lignes de force de notre propre imaginaire — ; deux périodes
de l’Histoire, l’une marquant la disparition de la culture grecque en Égypte, ce pays
du Proche-Orient si lourdement chargé d’histoire, de légendes et de mythes, l’autre
correspondant à la défaite de l’armée égyptienne à l’issue d’une guerre contre Israël ;
deux personnages féminins : Hypatie, la célèbre philosophe et mathématicienne,
associée à la ville et au paganisme grec, et sainte Catherine, patronne des philo-
sophes, associée au désert et au christianisme. Un jeu savant de superpositions qui
n’est pas sans générer au cours de la lecture une sensation de confusion.
Lire Hypatie ou la fin des dieux constitue en effet une véritable épreuve : le
non-initié peut rapidement se sentir dépassé par tant d’érudition, déstabilisé par les
nombreux changements narratifs et temporels, et achever la traversée du livre avec
une impression tenace, celle de la confusion. À l’issue de cette lecture où les liens
entre les différentes lettres et manuscrits qui composent le roman sont difficiles à
établir, le secret résiste encore, il ne se dévoile pas totalement. C’est comme si
l’ombre se levait peu à peu, dans la dernière partie, mais en laissant dans l’obscurité
un certain nombre de détails, de rapprochements hasardeux, d’hypothèses encore
fragiles. Le roman ne propose pas une sortie vers la lumière, mais plutôt un
sentiment de désordre, dû à la difficulté de rendre cohérent un ensemble aussi
dense. Plusieurs motifs sont à l’origine de cette impression de confusion : première-
ment, le cinquième siècle est une période historique mal connue, sur laquelle il
n’existe que très peu de documentation, en raison notamment des troubles poli-
tiques importants qui ont entraîné la destruction de nombreux documents ; deuxiè-
mement, le récit met à contribution une érudition à la fois en matière d’histoire
— de l’Égypte, de l’Empire romain, de la chrétienté —, de philosophie grecque, de
mathématique, d’hagiologie, de théologie, de philologie, un savoir si étourdissant
qu’il donne parfois le vertige ; troisièmement, l’hypothèse qui gouverne le récit, à
l’effet que sainte Catherine d’Alexandrie et Hypatie d’Alexandrie seraient une seule
et même personne, pose le problème de la véracité des faits historiques. L’évocation
de ces manuscrits anciens — illisibles pour nous, mais dont nous percevons des
bribes à travers le récit —, ouvre la voie à des interrogations sans fin sur l’Histoire
et nous en révèle des dimensions insoupçonnées 6. L’auteur, Jean Marcel, a rapporté
dans une entrevue qu’il a passé vingt ans de sa vie à faire des recherches sur le
cinquième siècle pour écrire Hypatie ou la fin des dieux 7. Rien d’étonnant dès lors à
ce que l’effet d’érudition soit si troublant pour un lecteur novice. C’est que le roman
ne ménage pas son lecteur ; plutôt que de livrer un à un les éléments de l’ency-
clopédie et d’utiliser des stratégies d’apprentissage, Hypatie exige de son lecteur

+ + +
6 Au sujet de l’utilisation du document dans la reconstitution d’une mémoire archéologique et du rapport entre
biographie historique et modernité, voir l’article de Robert Dion, Catherine Dalpé et Mahigan Lepage, « Le
tryptique des temps perdus de Jean Marcel. Modernité du roman biographique historique », Voix et Images, no 89,
2005, p. 35-50. 7 Lise Morin, « Qui est Jean Marcel ? », Québec français, no 75, 1989, p. 70.

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qu’il multiplie les inférences et qu’il participe lui aussi à l’enquête historique,
puisque les éléments qui composent l’énigme ne sont donnés que par fragments, par
bribes. Ce n’est que lors d’une relecture que l’on pourra rétablir certains liens,
approfondir certains points restés vagues ; une relecture qui n’est pas sans revêtir
quelques attraits, puisque, étrangement, la fascination augmente à mesure que les
lectures se multiplient. Trois effets de lecture seront étudiés dans le cadre de cet
article : l’effet de confusion temporelle lié à la superposition des temps et à la cons-
truction en boucle du roman ; la construction d’une figure à la croisée des imagi-
naires païen et chrétien, résultant de la superposition des personnages d’Hypatie et
de sainte Catherine d’Alexandrie ; la confrontation de deux conceptions antagonistes
de l’espace méditerranéen, à la suite de la superposition de cartes géographiques et
mentales d’époques différentes.

LA SUPERPOSITION DES TEMPS

Le « Prologue au djebel Moussa » (mont Moïse) met en scène un moine, Philamon, qui
décide en 1967 de braver l’interdit qui règne depuis des temps immémoriaux sur les
moines du monastère Sainte-Catherine, situé dans une vallée du Sinaï, c’est-à-dire de
gravir la montagne qui le surplombe, le mont Moïse (ou mont Sinaï). Lorsqu’il arrive
au sommet, il contemple l’horizon, identifie les ruines de plusieurs bâtiments
abandonnés, dont le Deir el-Arbaïn (littéralement, le monastère des quarante). Un
vieux moine y a vécu seul pendant quarante ans et a légué à Philamon avant sa mort
son seul trésor : son bâton en tau (c’est-à-dire en forme de T) et une armoire remplie
de manuscrits anciens, parmi lesquels se trouve — selon toute vraisemblance — le
fameux « manuscrit de Palladas », présenté dans la dernière partie de l’ouvrage.
Palladas y explique comment il a été engagé, très jeune, par Hypatie, qui avait
besoin d’un lecteur car sa vue baissait. Témoin du meurtre de sa maîtresse, il décide
de dérober son corps et de le préserver en l’embaumant et en le plaçant dans une
grotte au sommet du mont Moïse. Il met tout en œuvre pour la venger en créant de
toutes pièces un culte chrétien visant à prolonger sa mémoire sous le nom d’emprunt
de sainte Catherine d’Alexandrie. Puis il se réfugie dans le désert, parmi les céno-
bites. Lorsque sa vue commence à baisser, il demande à un jeune moine, un certain
Philamon, de lui faire la lecture. En arrivant au monastère, ce dernier avait en sa
possession, nul ne sait pourquoi, le papyrus contenant le traité d’Hypatie sur le
mystère des nombres de Diophante. C’est à Philamon que Palladas, avant de mourir,
confiera son bâton en tau, ainsi que le fameux secret relatif à Hypatie, un secret qu’il
est chargé de protéger jalousement. Du moins, c’est ce que le récit nous laisse
comprendre, entre les lignes.
Comment dès lors ne pas superposer les deux personnages, les deux moines
ayant pour nom Philamon, pour attribut un bâton en tau hérité d’un vieux moine et
pour fonction d’être dépositaires d’un secret à ne pas trahir ? À cela il faut ajouter le
fait que dans le prologue, Philamon, arrivé au sommet du mont Moïse, plonge son
regard dans le soleil jusqu’à l’aveuglement. Il a appris qu’une enquête ordonnée par
la Sacrée Congrégation de la liturgie est sur le point d’aboutir, le secret est donc sur

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le point d’être éventé et sainte Catherine sur le point d’être enlevée du calendrier
chrétien par manque de preuves concernant sa sainteté. Il faut donc en conclure que
Philamon a lu le manuscrit puisqu’il répond exactement à l’exhortation de Palladas,
à la fin de son récit :

S’il devait venir, avant l’heure, un temps de grande barbarie et de désolation ; si des
hordes sans nombre déferlaient sous vos regards impassibles, brûlant livres et
dieux ; si tout, vacillant sur des gouffres insondables, semblait s’engloutir avec la
dernière sagesse ; si, enfin, notre saint secret devait être sur le point de périr, profané
par sa seule découverte, alors, pour ne pas voir, que l’ultime d’entre vous, sentant
toute fin proche, aille là-haut et, là, plonge ses yeux au cœur du feu solaire jusqu’à ce
que la lumière lui fasse connaître l’origine de toute lumière. Le règne des dieux,
désormais revêtus des mantes blanches de l’immortalité, reviendra au-dedans de
vous-mêmes 8. (H, 225, je souligne)

Cette scène d’aveuglement, cruciale étant donné que sa signification reste en


suspens tout au long du roman, jusqu’à la fameuse exhortation, rappelle à la fois la
citation de Platon « regarder le soleil face à face », l’épisode du buisson ardent dans
l’Exode et l’Hymne à Aton d’Akhénaton, ainsi que le montrent bien les lignes
suivantes :

Philamon fixait toujours le cœur du feu royal jusqu’à ce qu’il ne sût plus si c’était lui
qui regardait le soleil ou si c’était le soleil qui regardait au fond de lui, anéanti de
lumière, ivre plus encore que des dieux. C’était le solstice de l’âme. (H, 28, Marcel
souligne)

[…] son soleil avait de nouveau paru, lui qui créait cela par cela seul qu’il fût, qu’il
rendait chaque signe lisible à chaque créature du fait de sa lumière, qui embrasait
l’univers de sa haute radiance parce qu’il était la pure affirmation de ce qu’il était,
Soleil ! (H, 31, Marcel souligne)

À travers cette extase mystique résonnent les paroles sacrées adressées au


dieu-soleil pendant la période amarnienne, qui a vu s’épanouir le culte d’Aton ; de
même que les échos bibliques qui retentissent encore au sommet de cette montagne
sacrée, censée être celle où Moïse, le visage tourné vers le ciel, se serait entretenu
avec Dieu ; sans compter qu’il s’agit d’une véritable transfiguration : auréolé de
lumière, mais aussi devenu totalement aveugle, le moine Philamon se métamor-
phose, littéralement. Son corps se pétrifie, se minéralise, se désertifie en quelque
sorte. Transformé en statue de pierre, il fait désormais partie du paysage ; son iden-
tité humaine a disparu, il est devenu un « rocher à forme d’homme » (H, 33).

+ + +
8 « L’ultime d’entre vous », c’est-à-dire le dernier de la lignée des Philamon, que Palladas entrevoyait déjà
lorsqu’il écrivait : « C’est pour lui [Philamon], et pour ceux qui viendront dans sa suite et porteront son nom, que
je consigne ici l’histoire de ma passion. » (H, 224)

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L’impression, fugace, que les deux Philamon forment un seul personnage


provient de leurs nombreux traits communs ; toutefois, on ne peut occulter l’indica-
tion temporelle donnée dans la première phrase du récit, à savoir que l’ascension de
la montagne a lieu « le premier matin de cette fin de bel été de l’an de grâce mil neuf
cent soixante sept » (H, 13). Quelques pages plus loin, il est question des Israéliens
qui sont en train d’asphalter le désert du Sinaï pour faire atterrir leur Mirage. Jean
Marcel précise d’ailleurs en entrevue que cette scène a lieu « juste après la guerre des
Six Jours 9 ». Une quinzaine de siècles séparent donc ces deux personnages ayant
pour nom Philamon, et que la trajectoire de la lecture fait en sorte de confondre de
manière troublante. Ceci a pour effet de superposer deux périodes historiques, de
provoquer un effet de lecture assez surprenant puisque le temps semble ainsi se
condenser, revenir sur ses pas, posséder les traits d’un temps cyclique plutôt que
linéaire. L’exhortation finale renvoie aux événements du début, enfermant le récit
dans une boucle qui ne saurait avoir de fin. Comment se fait-il que cet écart de
quinze siècles ne se fasse pas plus sentir ? Comment une telle illusion, un tel mirage
temporel, réussissent-ils à se créer ?
L’une des raisons pour lesquelles ces deux personnages se superposent ainsi,
subrepticement, tient au fait qu’ils sont associés au désert, un espace qui rappelle les
commencements du monde, sur lequel la main de l’individu a finalement peu
d’emprise. Le temps échappe à la mesure humaine, historique, fixe, et c’est le temps
géologique, voire mythique, qui prime. Même les déserts célèbres, comme celui du
Sinaï, sont des lieux de mémoire plutôt que des lieux historiques, car ils n’ont de
cesse de relancer l’imaginaire 10 :

ici est passé Moïse, en colloque avec Yahweh pendant plus de quarante jours ; ici est
passé Alexandre avant de se rendre fonder sa ville sur la côte de la Méditerranée ; ici
sont passées des hordes et repassés des peuples entiers ; ici se résume un peu de ce
qui reste de la mémoire du monde. (H, 14, Marcel souligne)

Il suffit de fouler ce lieu de passage pour qu’aussitôt « la mémoire du monde »


ressurgisse et envahisse la scène du présent. Pour s’en convaincre, il faut relire
Le désert de Pierre Loti, récit d’un voyage qui, au lieu de s’inscrire dans la voie du
pèlerinage, réécrit en quelque sorte l’Exode, sous un mode ludique. Au cours de
l’escale au monastère Sainte-Catherine, a lieu une véritable scène de transfiguration :
Loti a l’impression de voir le Christ en la personne du jeune moine grec orthodoxe,
gardien des lieux, qui exhume les reliques des deux châsses conservant les restes de
la sainte 11. Si la plongée au cœur de la mémoire du monde va jusqu’au buisson
ardent biblique, elle explore surtout en fait, aussi bien chez Loti que chez Marcel,

+ + +
9 C’est ce que précise Jean Marcel lors de l’« Entretien : Jean Marcel/Dominique Garand », Mœbius, no 52, 1992,
p. 135. 10 Les textes réunis par Chantal Dagron et Mohamed Kacimi dans leur ouvrage Naissance du désert
(Paris, Éditions Balland, coll. « Naissance des imaginaires », 1992) sont éloquents à cet égard. 11 Ceci fait
l’objet de mon article « Laissez-passer pour Le désert de Loti : de la relecture aux frontières de l’altérité et de
l’illisible », Études françaises, vol. 40, no 1, 2004, p. 149-168.

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l’imaginaire du désert tel qu’il se construit pendant les premiers siècles chrétiens. La
figure de l’anachorète, de l’ermite errant au milieu des sables, doublée de son
corollaire, la figure du cénobite, du moine reclus dans un monastère, correspond aux
deux formes que présente le monachisme à ses débuts, dans les déserts d’Égypte.
Étant donné que les deux « Philamon » sont situés chacun respectivement au début
et à la fin du livre, force est de constater que le récit s’ouvre et se ferme sur un
paysage montagneux et désertique : le Sinaï semble suspendre les balises habituelles
du temps pour nous faire basculer dans la plus haute Antiquité, l’espace d’un roman.
Tour à tour terre du mythe et de l’errance, espace de la contemplation et de la paix
intérieure, enjeu de guerres et de déchirements, le Sinaï propulse le lecteur dans une
méditation sans fin : « De tous temps le désert fut le lieu des mille contradictions. »
(H, 184) Les épisodes du récit se rapportant aux villes, et en particulier à Alexandrie,
se trouvent du même coup enserrés entre des zones désertiques. Ce qui est à l’image
du curieux phénomène observé par Palladas : « Quand la frappe le malheur, ou le
deuil, ou la folie de ses dieux, l’Égypte se rétracte et se concentre au cœur de ses
déserts ; ils sont, dans ces temps-là, la grande ombre nue de son infini destin. »
(H, 181) La structure cyclique du récit semble elle aussi obéir à ce principe étonnant,
puisque la figure centrale d’Hypatie, figure double comme on le verra plus loin, se
trouve prise entre deux ombres jetées par les massifs montagneux à l’orée et à la
sortie du livre, comme si l’environnement désertique constituait l’ancrage nécessaire
à l’évocation d’événements oubliés par l’Histoire.

D ’ H Y PAT H I E D ’ A L E X A N D R I E
À SA I N T E C AT H E R I N E D ’ A L E X A N D R I E

Entre le prologue et le manuscrit de Palladas se trouvent insérées cinq lettres : la


première et la quatrième, écrites par Hypatie, sont adressées toutes deux à son ami et
ancien élève, Synésios de Cyrène. Ce dernier lui répond — c’est la deuxième lettre —
depuis Ptolémaïs, une ville située sur la côte libyenne, où il a été nommé évêque. La
cinquième lettre est écrite par son frère, Evoptios, qui demande à Palladas ce qu’il a
fait du corps d’Hypatie. Quant à la troisième lettre, occupant la position centrale dans
la série, mais aussi, du même coup, la position centrale dans le récit, elle est datée de
1967, écrite par un moine bollandiste, belge, qui demande à son ami Philamon de
l’éclairer sur l’histoire de sainte Catherine d’Alexandrie. Il se demande notamment si
les manuscrits retrouvés au monastère Deir el-Arbaïn ne contiendraient pas des
informations intéressantes à ce sujet. Chargé par la Sacrée Congrégation de la liturgie
de Rome de vérifier les preuves de la sainteté de Catherine d’Alexandrie, il mène une
enquête hagiologique de grande envergure et possède déjà plusieurs éléments
permettant de croire à une possible mystification. C’est dans cette lettre que nous
apprenons les coïncidences troublantes entre Hypatie et Catherine, mais ce n’est qu’à
l’aide du manuscrit de Palladas que nous pourrons trouver les maillons manquants et
connaître plus en détail les étapes de la supercherie.
Quels sont les traits communs entre les deux femmes ? Hypatie était d’origine
grecque, fille d’un célèbre mathématicien, Théon. Devenue elle aussi une célèbre

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philosophe et mathématicienne à Alexandrie, au cinquième siècle, réputée égale-


ment pour sa beauté, elle enseignait au Mouséon, devant un public formé de Grecs,
de juifs et de chrétiens, les trois communautés qui composaient à cette époque la
ville d’Alexandrie. Elle jouait également un rôle politique, puisqu’elle conseillait
régulièrement le préfet Oreste, représentant de l’Empereur, sur les affaires délicates
du pouvoir. Il ne reste que très peu de documents concernant Hypatie : quelques
fragments de lettres et de manuscrits, que Jean Marcel a d’ailleurs utilisés en partie,
quelques allusions faites par des témoins de l’époque, ce qui fait que de nombreuses
lacunes subsistent encore aujourd’hui ; même son âge au moment de sa mort est très
difficile à évaluer. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a été assaillie par un groupe de moines
en pleine rue, assassinée, martyrisée, lapidée ou dépecée selon les versions. Certains
ont voulu voir dans sa façon de vivre et de penser — une femme célibataire, philo-
sophe, indépendante, païenne — les raisons de son martyre ; d’autres, se basant sur
des documents plus dignes de foi, pensent qu’il s’agirait plutôt d’un conflit politique
et qu’en raison de son influence sur le préfet Oreste, lui aussi molesté par les moines,
elle aurait été assassinée. Il s’agit en effet d’une période très mouvementée de
l’histoire d’Alexandrie, où le pouvoir politique change de camp assez rapidement, et
où les tensions sont très vives entre les trois communautés 12. Dans le roman de Jean
Marcel, la mort d’Hypatie préfigure en quelque sorte la fin des dieux, comme
l’indique le sous-titre, la fin du paganisme, mais aussi la fin de la culture grecque, de
sa poésie, de sa philosophie, de sa profondeur, de sa sagesse, d’un idéal poursuivi
des siècles durant :

On pourra dire que j’y ai vu mourir un monde. Les dieux se meurent, Synésios. Je
n’ai que toi à qui le dire. Eux-mêmes n’entendent plus. Nos dieux, nos dieux faits
de poèmes et de lumière, les aurais-tu oubliés ? S’ils viennent à disparaître, alors
nous disparaîtrons avec eux, et la grande Grèce éternelle ne sera bientôt faite que
de ces sentiments simples que provoquent chez les barbares ses victoires et ses
défaites. (H, 56-57)

Les cultes de Zeus, d’Hermès ou de Sérapis n’occupent que peu de place à vrai
dire dans le récit ; l’opposition concerne davantage deux cultures, la première,
raffinée, tournée vers la cité, les arts et la sagesse, contrastant avec la seconde, basée
sur la simplicité, le dépouillement, l’austérité, une culture à l’image du désert :

Ce ne sont point nos dieux que nous jalousent les galiléens, mais notre éloquence,
nos poèmes, nos théorèmes et notre sagesse. Voilà qui les importune plus encore
que nos dieux. Et quand je t’informe que nos dieux se meurent, c’est te dire que
l’espace où ils se meuvent, les divins hexamètres d’Homère, les souples dialogues
du grand Platon, les rigoureuses démonstrations d’Euclide, les sublimes harangues

+ + +
12 Voir notamment les articles d’Émilien Lamirande, « Hypatie, Synésios et la fin des dieux. L’histoire et la
fiction », Studies in Religion/Sciences religieuses, vol. 18, no 4, 1989, p. 467-489 et de Jean Rougé, « La politique
de Cyrille d’Alexandrie et le meurtre d’Hypatie », Cristianesimo nella Storia, vol. 11, no 3, 1990, p. 485-504.

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de Démosthène, cet espace entier, dis-je, est cerné de toutes parts par l’indifférence
et le mépris. […] Vos moines de tous les déserts sont à cette image, sans apprêts ni
pour eux, ni pour Dieu. […] Comment parvenir à la divinité si aucune voie de la
beauté n’y conduit ? (H, 58)

De sainte Catherine non plus, nous ne savons pas grand-chose : la légende


raconte qu’elle est née dans une famille chrétienne d’Alexandrie, qu’elle était elle
aussi reconnue pour sa beauté et son savoir et qu’elle a été torturée par ordre de
l’Empereur car elle refusait de sacrifier aux dieux. Elle aurait alors demandé de
confronter les philosophes, et réussi à les convertir à la foi chrétienne. Lors d’une
deuxième séance de torture, des anges venus du ciel auraient détruit la roue hérissée
de lames. Catherine fut décapitée sur ordre de l’empereur ; des flots de lait et de miel
seraient alors sortis de la blessure, au lieu du sang, un miracle entraînant encore une
fois des conversions massives. Finalement, pour éviter que son corps ne soit brûlé,
les anges seraient à nouveau intervenus et auraient transporté le corps au sommet
de la plus haute montagne du Sinaï, afin de l’y ensevelir 13. Le moine bollandiste
rappelle à cet effet que le monastère établi au pied du Djebel Moussa, fondé par
l’empereur Justinien en 550, se nommait au début « le monastère du Colloque » et
que rien dans les descriptions faites vers 820 n’indique la présence du « corps
bienheureux 14 ». Qui a découvert les reliques sacrées ? À quel endroit ? Nul ne le sait,
et l’histoire garde là-dessus le silence. Il faut tout de même noter que la charge sym-
bolique de ce lieu est très grande, puisqu’il est censé abriter à la fois la crypte du
buisson ardent et les restes sacrés d’une sainte qui a été célébrée dans toutes les
régions de la chrétienté et qui a sans doute été la sainte la plus représentée, si l’on
en croit les sources du bollandiste 15. Le culte de sainte Catherine, patronne des
philosophes, aurait été diffusé jusqu’en Nouvelle-France, par l’intermédiaire d’un
bénédictin du nom de dom Georges-François Poulet :

Il y répand par ses vives prédications parmi les colons un tel culte à sainte Catherine
d’Alexandrie que le plus grand chemin traversant à cette époque Ville-Marie (au-
jourd’hui Montréal) en vient bientôt à porter le nom de Chemin de la côte Sainte-
Catherine et que de nos jours encore la grande rue commerciale de cette ville
s’appelle la rue Sainte-Catherine. Il en est resté aussi certains vestiges dans les
coutumes, telle celle d’attribuer la première neige d’automne à la sainte, vers le

+ + +
13 Contrairement à une idée largement répandue, le mont Moïse (ou mont Sinaï) n’est pas la plus haute
montagne du Sinaï ; c’est le mont voisin, le mont Sainte-Catherine, qui est le plus élevé. 14 Dans sa lettre à
Philamon, le moine bollandiste écrit : « le moine Epiphane, qui décrit avec force détails votre monastère vers 820,
ignore tout à fait à cette date la châsse reliquaire qui, depuis, contient le corps bienheureux. Mais une trentaine
d’années plus tard votre monastère qui depuis sa très ancienne fondation porte le nom de monastère du
Colloque, en souvenir de l’entretien sacré qu’eut autrefois Moïse avec Yahweh quelque 550 mètres plus haut sur
le sommet du mont, devient, sans justification dans les textes, le monastère de Sainte-Kathrin-du-Désert. »
(H, 125) 15 Ceci étant dit, lorsque Loti contemple en 1894 « la main desséchée et noire de sainte Catherine »
et « la tête de la sainte, que couronne un diadème de pierres précieuses, débris effroyable entouré de ouate et
sentant le naprum des momies… [sic] » (Pierre Loti, Le désert, Paris, Éditions Pirot, 1987, p. 79), les reliques
suscitent davantage d’effroi que de fascination.

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temps de sa fête du 25 novembre ; telle celle aussi de fabriquer ce jour-là dans


chaque famille une délicieuse confiserie que l’on désigne du nom de « tire Sainte-
Catherine ». On y coiffe « sainte Catherine » évidemment, comme partout ailleurs,
pour dire d’une jeune fille qu’elle vient de franchir l’âge d’être mariée si elle ne l’est
pas. (H, 123)

Quelles sont les conséquences de cette transformation d’Hypatie en sainte


Catherine, telle que le propose Jean Marcel ? Je ne me prononcerai pas ici sur le
caractère véridique de l’affaire, puisque de toute façon, tous les spécialistes s’ac-
cordent pour dire que l’énigme ne pourra jamais être totalement résolue. Je voudrais
simplement mettre en évidence l’un des traits essentiels de cette figure double, la
tension qu’elle véhicule entre paganisme et christianisme.

U N E F I G U R E À L A C R O I S É E D U PAG A N I S M E
ET DU CHRISTIANISME

Hypatie fait partie de l’élite grecque, païenne, elle s’oppose aux chrétiens de façon
manifeste et meurt persécutée par eux ; Catherine est chrétienne, elle réussit à
convertir les païens et meurt parce qu’elle refuse d’abjurer sa foi en Jésus-Christ. Ces
deux personnages que tout devrait opposer se rassemblent curieusement dans une
figure composite. Les traits qu’elles ont en commun — la philosophie, la beauté, la
virginité, le martyre —, ne peuvent en effet effacer leur clivage sur le plan religieux.
Si elles connaissent un destin semblable, elles appartiennent à deux clans qui
s’affrontent. Palladas et Evoptios, en voulant venger la mort d’Hypatie, ont fait
d’elle une sainte, un objet de vénération pour les chrétiens. Autrement dit, la lecture
contribue à l’élaboration d’une figure basée sur une structure d’opposition, une
figure située à la croisée de deux imaginaires, grec et chrétien.
Le roman se distancie à cet égard de ce qui a longtemps été la version officielle
de l’histoire, marquée par l’hagiographie, la prégnance de la figure du martyre
chrétien jeté en pâture aux lions, les mains en croix. L’imaginaire chrétien s’est
longtemps repu de ces images du martyre, reportant sur l’autre, l’impie, le païen,
tous les actes de barbarie, de sauvagerie et de torture. Il faut dire aussi que les
adeptes de la foi nouvelle recherchaient jusqu’à des degrés parfois extrêmes la
souffrance de la chair, les supplices de tout ordre, les déserts inhumains, intolérables,
qui les rapprochaient de Dieu 16.
Le récit ne privilégie pas non plus la version grecque de l’Histoire. Si Palladas
hausse Hypatie au rang des déesses, c’est parce qu’il en a toujours été amoureux et
qu’il ne supporte pas le mal qui a été fait à sa bien-aimée. Les chrétiens ne sont pas

+ + +
16 Voir à ce sujet les ouvrages de Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu (Paris, Fayard, 1975) et de
Monique Berry, Ivresse de Dieu. Aventures spirituelles en Égypte au IVe siècle (Paris, Albin Michel, coll. « Spiri-
tualités vivantes », 1991).

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tous représentés comme des barbares échevelés, assoiffés de sang et qui n’ont en
tête que la conversion forcée, comme dans d’autres récits. À titre d’exemple, le
roman de Zitelman intitulé Hypatia, publié en allemand en 1988 dans une collection
pour adolescents, propose une reconstitution historique qui vise surtout à faire
renaître la civilisation grecque. La nostalgie de la Grèce ancienne, de ses poètes, de
ses philosophes, de son art de vivre, donne le ton au récit. C’est donc par le biais de
cet ancrage dans la culture grecque que sont appréhendés les chrétiens, particuliè-
rement les moines surgis du désert, tels des hordes sauvages obéissant au doigt et à
l’œil à leur chef, Cyrille d’Alexandrie.
En ce qui concerne la réécriture de l’histoire d’Hypatie faite par Andrée
Ferretti dans son roman Renaissance en Paganie, la dimension individuelle prend
plus de place que la dimension historique ou politique 17. L’invention d’un épisode au
cours duquel Hypatie rencontre Cyrille, le futur évêque d’Alexandrie, donne un tour
personnel aux événements. Cet épisode se déroule dans les jardins de la préfecture,
au cours d’une fête à laquelle tous deux étaient conviés : « [Cyrille] l’avait, dès
l’abord, dévisagée avec insistance et elle avait vu passer dans le regard du garçon le
sentiment violent qu’elle lui inspirait, d’admiration et de désir mêlés, et qu’il avait
aussitôt réprimé, laissant deviner son âme ardente et déjà inflexible 18. » Ils engage-
ront pourtant la conversation, et Hypatie confiera au jeune homme son admiration
pour l’art de la momification chez les Anciens Égyptiens et son horreur de la créma-
tion, coutume funéraire alors en vigueur chez certains païens d’origine grecque.
« Son propos, elle l’avait compris avant de mourir, allait hélas inspirer à Cyrille le
choix du martyre qu’il lui infligerait vingt-trois ans plus tard 19. » La confrontation
entre chrétiens et païens devient donc chez Ferretti une affaire personnelle, où la
vengeance s’enracine dans un désir réprimé, une cruauté calculée et prévisible de la
part du futur évêque. Car le jeune homme va étudier dans un monastère copte et
côtoyer longuement ces moines du désert qui fomenteront par la suite des attentats
meurtriers, lorsqu’il sera nommé évêque d’Alexandrie et qu’il cherchera à augmenter
son pouvoir 20.
Dans le récit de Jean Marcel, la tension entre le paganisme et le christianisme
se maintient tout au long, tant et si bien qu’à la fin il devient impossible de dis-
tinguer Hypatie de Catherine. Les deux images coïncident sur tant de points qu’on

+ + +
17 Une coïncidence d’initiales fait en sorte qu’Hypatie d’Alexandrie rencontre Hubert Aquin, tous deux ayant
émergé tels des fantômes des livres de la Bibliothèque nationale que consultait une professeure de philosophie
menant des recherches sur ces deux personnages : « Elle sut alors qu’elle venait de découvrir, par une heureuse
erreur, deux sujets susceptibles de solidement étayer sa conception de la nature de la rébellion, fondée sur
l’hypothèse qu’au delà de son rejet de l’ordre social, le rebelle refuse absolument la fragilité de la conscience, sa
corruptibilité et sa confusion dernière avec tout ce qui ne s’exprime pas. […] Hypatie et moi nous trouvons
maintenant côte à côte, sur l’une des belles tables de la bibliothèque, sous l’espèce vivante de nos œuvres peu à
peu entourées de livres voués à notre étude. » (Andrée Ferretti, Renaissance en Paganie, Montréal, l’Hexagone,
1987, p. 14-15.) La narration étant menée par un auteur fantôme, Hubert Aquin en personne, la description
d’Hypatie insiste longuement sur sa beauté, son élégance, sa grâce antique, son raffinement, etc. 18 Ibid.,
p. 54. 19 Ibid., p. 58. 20 La responsabilité de Cyrille dans le meurtre d’Hypatie n’a toutefois jamais été
prouvée, comme l’explique Jean Rougé, dans son article « La politique de Cyrille d’Alexandrie et le meurtre
d’Hypatie », loc. cit.

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ne peut faire autrement que de les superposer, que de se laisser capter par cette
figure fascinante, parce que complexe et insaisissable. Faisant miroiter tantôt le
versant grec, tantôt le versant chrétien, elle oscille sans cesse entre les deux, et ne
peut en définitive jamais se fixer. Bref, l’opposition ne se résout pas ; le passage du
paganisme au christianisme n’a rien d’harmonieux, il est marqué par la violence, la
haine, les déchirements, la douleur, la torture et le meurtre.

SUPERPOSITION DE CARTES

En plus de la superposition des temps et des figures, il est possible d’en discerner un
troisième type, celui de cartes géographiques et mentales cette fois. L’ouvrage
contient en effet une carte, placée entre le prologue et la première lettre, soit entre
le vingtième et le cinquième siècles. Il s’agit d’une carte reconstituée, représentant
l’Empire romain en l’an 400, et non d’une carte datant du cinquième siècle. Les villes
et les régions évoquées dans le roman de Marcel y sont identifiées : Alexandrie,
Ptolémaïs, le Sinaï, Antioche, Éphèse, Constantinople, Athènes, Rome, Toul, Rouen,
etc. Points de repère pour la lecture, ces signes sont accompagnés, comme dans toute
carte, de lignes qui dessinent le contour de l’Empire romain. Ce qui frappe lors de la
saisie de ces signes visuels, c’est l’importance de la mer Méditerranée, véritable
centre de l’Empire romain, force centrifuge qui détermine en partie la forme du
territoire. Les côtes forment la ligne fermée la plus visible, les limites de l’Empire
étant indiquées en pointillé. Autrement dit, l’appréhension de la carte oblige le
lecteur non familier avec le cinquième siècle à y superposer sa propre configuration
mentale 21. Est-il possible en effet de décoder cet objet en faisant abstraction de la
carte géographique actuelle, configuration géopolitique, mais aussi configuration
mentale possédant des traits plus ou moins précis selon chacun des lecteurs ? Deux
cartes se superposent ici : la carte dessinée et la carte mentale construite à partir des
connaissances sur l’état du monde actuel, où la Méditerranée est loin de jouer le rôle
unificateur qu’elle a pu tenir dans un lointain passé. Thierry Hentsch montre bien
dans son essai sur L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditer-
ranéen comment a évolué la perception de la mer Méditerranée depuis l’Antiquité
jusqu’à nos jours, puisqu’elle est essentiellement conçue maintenant comme un
espace de rupture, comme une frontière séparant l’Orient de l’Occident. Avant la
Renaissance, c’est plutôt le rôle unificateur qui prévaut : « La Méditerranée n’est pas,
jusqu’au début du XVIe siècle, ce lieu de rupture Orient/Occident auquel nous avons
pris l’habitude de l’assigner, où nous aimons à imaginer l’affrontement de deux
mondes irrémédiablement hostiles et étrangers l’un à l’autre 22. » Si on a longtemps
considéré que la rupture était tributaire de l’invasion des Arabes en Europe, que les
relations avec les Espagnols avaient toujours été conflictuelles, cette considération

+ + +
21 Au sujet du processus de lecture des cartes dans un contexte littéraire, voir mon article « Cartographie du
lointain. Lecture croisée entre le texte et la carte », Rachel Bouvet et Basma El Omari (dir.), L’espace en toutes
lettres, Québec, Nota Bene, 2003, p. 277-298. 22 Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire, op. cit., p. 77.

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était, en grande partie, due au discours des historiens, qui ont effacé certains aspects
du passé, andalou notamment, rejetant les témoignages de tolérance et de symbiose
entre les peuples car ils ne cadraient pas avec les visées politiques.

C O N C LU S I O N

La Méditerranée était autrefois le lieu d’échanges intenses, aussi bien en ce qui


concerne le commerce que la culture : il suffit de penser aux relations étroites entre
l’Égypte et la Grèce, à la Bibliothèque d’Alexandrie, aux voyages d’études effectués
par les intellectuels grecs, puis par les hommes d’Église venus visiter les monastères
égyptiens pour s’initier aux principes du monachisme et le développer dans leurs
pays respectifs, à certains penseurs éminents comme saint Augustin, parfois consi-
déré comme « européen 23 » alors qu’il était évêque d’Hippone, en Afrique du Nord,
au métissage culturel que l’Andalousie a connu, etc. L’Orient et l’Occident n’ont pas
été de tout temps opposés l’un à l’autre : c’est ce que nous rappelle cette carte placée
au fronton de l’ouvrage. Des deux rôles que peut jouer la frontière — unir et
séparer —, il semble bien que seul le second fonctionne actuellement, d’où un
contraste évident entre la vision de cette mer intérieure au cinquième siècle et celle
qui prévaut de nos jours. En fin de compte, le roman Hypatie ou la fin des dieux
déstabilise à plusieurs égards : s’ouvrant sur une scène de transfiguration très proche
de la transfiguration christique, puisqu’elle met en jeu un moine, qu’elle se déroule
au sommet d’un mont sacré et qu’elle allie le symbole solaire et l’aveuglement, le
roman vise à « transformer en revêtant d’un aspect glorieux, éclatant » (c’est la
deuxième définition de la transfiguration que donne le dictionnaire) la figure
d’Hypatie, ceci grâce à la superposition de deux figures : l’une païenne, l’autre
chrétienne, au point où il devient quasiment impossible à la fin du récit de distinguer
l’une de l’autre ; c’est d’ailleurs cette confusion induite par la lecture qui est à la base
de la transfiguration, conçue ici comme un processus de transformation, de fusion de
deux figures indépendantes au départ, de deux imaginaires. De la même façon, la
superposition des cartes fait en sorte que l’affrontement soi-disant inévitable entre
l’Orient et l’Occident vacille sur ses bases et laisse affleurer le socle imaginaire sur
lequel il s’est construit, un socle qui a recouvert du même coup des pans entiers de
la mémoire, côtoyant dans les fonds sous-marins d’Alexandrie, les statues érodées
par les soubresauts de la Méditerranée.

+ + +
23 Voir à ce sujet le livre de Dominique de Courcelles, Augustin ou le génie de l’Europe (354-430), Paris, J.-C.
Lattès, 1995.

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