Hypathie Ou La Fin Des Dieux
Hypathie Ou La Fin Des Dieux
Hypathie Ou La Fin Des Dieux
Rachel Bouvet
Voix et Images, vol. 31, n° 1, (91) 2005, p. 33-45.
URI: http://id.erudit.org/iderudit/011923ar
DOI: 10.7202/011923ar
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F E M M E S D ’ O R I E N T,
E N T R E PA G A N I S M E E T C H R I S T I A N I S M E .
Hypatie selon Jean Marcel 1
+ + +
RACHEL BOUVET
Université du Québec à Montréal
RÉSUMÉ
+ + +
1 Je tiens à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui a rendu cette étude
possible. Je remercie également mon assistant de recherche, Julien Bourbeau, qui a effectué les recherches
documentaires, et Marie-Hélène Le May, qui a contribué à l’analyse.
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2 Edward Saïd, Orientalism, New York, Vintage Books Edition, 1994 [1978]. 3 Voir Lisa Lowe, Critical
Terrains : French and British Orientalisms, Ithaca, Cornell University Press, 1991 ; Dennis Porter, Haunted
Journeys : Desire and Transgression in European Travel Writing, Princeton, Princeton University Press, 1991 ;
Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit, coll.
« Arguments », 1988. 4 Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire, op. cit., p. 7. 5 Jean Marcel, Hypatie ou la
fin des dieux, Montréal, Leméac, 1989. Désormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle H, suivi
du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
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6 Au sujet de l’utilisation du document dans la reconstitution d’une mémoire archéologique et du rapport entre
biographie historique et modernité, voir l’article de Robert Dion, Catherine Dalpé et Mahigan Lepage, « Le
tryptique des temps perdus de Jean Marcel. Modernité du roman biographique historique », Voix et Images, no 89,
2005, p. 35-50. 7 Lise Morin, « Qui est Jean Marcel ? », Québec français, no 75, 1989, p. 70.
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qu’il multiplie les inférences et qu’il participe lui aussi à l’enquête historique,
puisque les éléments qui composent l’énigme ne sont donnés que par fragments, par
bribes. Ce n’est que lors d’une relecture que l’on pourra rétablir certains liens,
approfondir certains points restés vagues ; une relecture qui n’est pas sans revêtir
quelques attraits, puisque, étrangement, la fascination augmente à mesure que les
lectures se multiplient. Trois effets de lecture seront étudiés dans le cadre de cet
article : l’effet de confusion temporelle lié à la superposition des temps et à la cons-
truction en boucle du roman ; la construction d’une figure à la croisée des imagi-
naires païen et chrétien, résultant de la superposition des personnages d’Hypatie et
de sainte Catherine d’Alexandrie ; la confrontation de deux conceptions antagonistes
de l’espace méditerranéen, à la suite de la superposition de cartes géographiques et
mentales d’époques différentes.
Le « Prologue au djebel Moussa » (mont Moïse) met en scène un moine, Philamon, qui
décide en 1967 de braver l’interdit qui règne depuis des temps immémoriaux sur les
moines du monastère Sainte-Catherine, situé dans une vallée du Sinaï, c’est-à-dire de
gravir la montagne qui le surplombe, le mont Moïse (ou mont Sinaï). Lorsqu’il arrive
au sommet, il contemple l’horizon, identifie les ruines de plusieurs bâtiments
abandonnés, dont le Deir el-Arbaïn (littéralement, le monastère des quarante). Un
vieux moine y a vécu seul pendant quarante ans et a légué à Philamon avant sa mort
son seul trésor : son bâton en tau (c’est-à-dire en forme de T) et une armoire remplie
de manuscrits anciens, parmi lesquels se trouve — selon toute vraisemblance — le
fameux « manuscrit de Palladas », présenté dans la dernière partie de l’ouvrage.
Palladas y explique comment il a été engagé, très jeune, par Hypatie, qui avait
besoin d’un lecteur car sa vue baissait. Témoin du meurtre de sa maîtresse, il décide
de dérober son corps et de le préserver en l’embaumant et en le plaçant dans une
grotte au sommet du mont Moïse. Il met tout en œuvre pour la venger en créant de
toutes pièces un culte chrétien visant à prolonger sa mémoire sous le nom d’emprunt
de sainte Catherine d’Alexandrie. Puis il se réfugie dans le désert, parmi les céno-
bites. Lorsque sa vue commence à baisser, il demande à un jeune moine, un certain
Philamon, de lui faire la lecture. En arrivant au monastère, ce dernier avait en sa
possession, nul ne sait pourquoi, le papyrus contenant le traité d’Hypatie sur le
mystère des nombres de Diophante. C’est à Philamon que Palladas, avant de mourir,
confiera son bâton en tau, ainsi que le fameux secret relatif à Hypatie, un secret qu’il
est chargé de protéger jalousement. Du moins, c’est ce que le récit nous laisse
comprendre, entre les lignes.
Comment dès lors ne pas superposer les deux personnages, les deux moines
ayant pour nom Philamon, pour attribut un bâton en tau hérité d’un vieux moine et
pour fonction d’être dépositaires d’un secret à ne pas trahir ? À cela il faut ajouter le
fait que dans le prologue, Philamon, arrivé au sommet du mont Moïse, plonge son
regard dans le soleil jusqu’à l’aveuglement. Il a appris qu’une enquête ordonnée par
la Sacrée Congrégation de la liturgie est sur le point d’aboutir, le secret est donc sur
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le point d’être éventé et sainte Catherine sur le point d’être enlevée du calendrier
chrétien par manque de preuves concernant sa sainteté. Il faut donc en conclure que
Philamon a lu le manuscrit puisqu’il répond exactement à l’exhortation de Palladas,
à la fin de son récit :
S’il devait venir, avant l’heure, un temps de grande barbarie et de désolation ; si des
hordes sans nombre déferlaient sous vos regards impassibles, brûlant livres et
dieux ; si tout, vacillant sur des gouffres insondables, semblait s’engloutir avec la
dernière sagesse ; si, enfin, notre saint secret devait être sur le point de périr, profané
par sa seule découverte, alors, pour ne pas voir, que l’ultime d’entre vous, sentant
toute fin proche, aille là-haut et, là, plonge ses yeux au cœur du feu solaire jusqu’à ce
que la lumière lui fasse connaître l’origine de toute lumière. Le règne des dieux,
désormais revêtus des mantes blanches de l’immortalité, reviendra au-dedans de
vous-mêmes 8. (H, 225, je souligne)
Philamon fixait toujours le cœur du feu royal jusqu’à ce qu’il ne sût plus si c’était lui
qui regardait le soleil ou si c’était le soleil qui regardait au fond de lui, anéanti de
lumière, ivre plus encore que des dieux. C’était le solstice de l’âme. (H, 28, Marcel
souligne)
[…] son soleil avait de nouveau paru, lui qui créait cela par cela seul qu’il fût, qu’il
rendait chaque signe lisible à chaque créature du fait de sa lumière, qui embrasait
l’univers de sa haute radiance parce qu’il était la pure affirmation de ce qu’il était,
Soleil ! (H, 31, Marcel souligne)
+ + +
8 « L’ultime d’entre vous », c’est-à-dire le dernier de la lignée des Philamon, que Palladas entrevoyait déjà
lorsqu’il écrivait : « C’est pour lui [Philamon], et pour ceux qui viendront dans sa suite et porteront son nom, que
je consigne ici l’histoire de ma passion. » (H, 224)
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ici est passé Moïse, en colloque avec Yahweh pendant plus de quarante jours ; ici est
passé Alexandre avant de se rendre fonder sa ville sur la côte de la Méditerranée ; ici
sont passées des hordes et repassés des peuples entiers ; ici se résume un peu de ce
qui reste de la mémoire du monde. (H, 14, Marcel souligne)
+ + +
9 C’est ce que précise Jean Marcel lors de l’« Entretien : Jean Marcel/Dominique Garand », Mœbius, no 52, 1992,
p. 135. 10 Les textes réunis par Chantal Dagron et Mohamed Kacimi dans leur ouvrage Naissance du désert
(Paris, Éditions Balland, coll. « Naissance des imaginaires », 1992) sont éloquents à cet égard. 11 Ceci fait
l’objet de mon article « Laissez-passer pour Le désert de Loti : de la relecture aux frontières de l’altérité et de
l’illisible », Études françaises, vol. 40, no 1, 2004, p. 149-168.
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l’imaginaire du désert tel qu’il se construit pendant les premiers siècles chrétiens. La
figure de l’anachorète, de l’ermite errant au milieu des sables, doublée de son
corollaire, la figure du cénobite, du moine reclus dans un monastère, correspond aux
deux formes que présente le monachisme à ses débuts, dans les déserts d’Égypte.
Étant donné que les deux « Philamon » sont situés chacun respectivement au début
et à la fin du livre, force est de constater que le récit s’ouvre et se ferme sur un
paysage montagneux et désertique : le Sinaï semble suspendre les balises habituelles
du temps pour nous faire basculer dans la plus haute Antiquité, l’espace d’un roman.
Tour à tour terre du mythe et de l’errance, espace de la contemplation et de la paix
intérieure, enjeu de guerres et de déchirements, le Sinaï propulse le lecteur dans une
méditation sans fin : « De tous temps le désert fut le lieu des mille contradictions. »
(H, 184) Les épisodes du récit se rapportant aux villes, et en particulier à Alexandrie,
se trouvent du même coup enserrés entre des zones désertiques. Ce qui est à l’image
du curieux phénomène observé par Palladas : « Quand la frappe le malheur, ou le
deuil, ou la folie de ses dieux, l’Égypte se rétracte et se concentre au cœur de ses
déserts ; ils sont, dans ces temps-là, la grande ombre nue de son infini destin. »
(H, 181) La structure cyclique du récit semble elle aussi obéir à ce principe étonnant,
puisque la figure centrale d’Hypatie, figure double comme on le verra plus loin, se
trouve prise entre deux ombres jetées par les massifs montagneux à l’orée et à la
sortie du livre, comme si l’environnement désertique constituait l’ancrage nécessaire
à l’évocation d’événements oubliés par l’Histoire.
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À SA I N T E C AT H E R I N E D ’ A L E X A N D R I E
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On pourra dire que j’y ai vu mourir un monde. Les dieux se meurent, Synésios. Je
n’ai que toi à qui le dire. Eux-mêmes n’entendent plus. Nos dieux, nos dieux faits
de poèmes et de lumière, les aurais-tu oubliés ? S’ils viennent à disparaître, alors
nous disparaîtrons avec eux, et la grande Grèce éternelle ne sera bientôt faite que
de ces sentiments simples que provoquent chez les barbares ses victoires et ses
défaites. (H, 56-57)
Les cultes de Zeus, d’Hermès ou de Sérapis n’occupent que peu de place à vrai
dire dans le récit ; l’opposition concerne davantage deux cultures, la première,
raffinée, tournée vers la cité, les arts et la sagesse, contrastant avec la seconde, basée
sur la simplicité, le dépouillement, l’austérité, une culture à l’image du désert :
Ce ne sont point nos dieux que nous jalousent les galiléens, mais notre éloquence,
nos poèmes, nos théorèmes et notre sagesse. Voilà qui les importune plus encore
que nos dieux. Et quand je t’informe que nos dieux se meurent, c’est te dire que
l’espace où ils se meuvent, les divins hexamètres d’Homère, les souples dialogues
du grand Platon, les rigoureuses démonstrations d’Euclide, les sublimes harangues
+ + +
12 Voir notamment les articles d’Émilien Lamirande, « Hypatie, Synésios et la fin des dieux. L’histoire et la
fiction », Studies in Religion/Sciences religieuses, vol. 18, no 4, 1989, p. 467-489 et de Jean Rougé, « La politique
de Cyrille d’Alexandrie et le meurtre d’Hypatie », Cristianesimo nella Storia, vol. 11, no 3, 1990, p. 485-504.
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de Démosthène, cet espace entier, dis-je, est cerné de toutes parts par l’indifférence
et le mépris. […] Vos moines de tous les déserts sont à cette image, sans apprêts ni
pour eux, ni pour Dieu. […] Comment parvenir à la divinité si aucune voie de la
beauté n’y conduit ? (H, 58)
Il y répand par ses vives prédications parmi les colons un tel culte à sainte Catherine
d’Alexandrie que le plus grand chemin traversant à cette époque Ville-Marie (au-
jourd’hui Montréal) en vient bientôt à porter le nom de Chemin de la côte Sainte-
Catherine et que de nos jours encore la grande rue commerciale de cette ville
s’appelle la rue Sainte-Catherine. Il en est resté aussi certains vestiges dans les
coutumes, telle celle d’attribuer la première neige d’automne à la sainte, vers le
+ + +
13 Contrairement à une idée largement répandue, le mont Moïse (ou mont Sinaï) n’est pas la plus haute
montagne du Sinaï ; c’est le mont voisin, le mont Sainte-Catherine, qui est le plus élevé. 14 Dans sa lettre à
Philamon, le moine bollandiste écrit : « le moine Epiphane, qui décrit avec force détails votre monastère vers 820,
ignore tout à fait à cette date la châsse reliquaire qui, depuis, contient le corps bienheureux. Mais une trentaine
d’années plus tard votre monastère qui depuis sa très ancienne fondation porte le nom de monastère du
Colloque, en souvenir de l’entretien sacré qu’eut autrefois Moïse avec Yahweh quelque 550 mètres plus haut sur
le sommet du mont, devient, sans justification dans les textes, le monastère de Sainte-Kathrin-du-Désert. »
(H, 125) 15 Ceci étant dit, lorsque Loti contemple en 1894 « la main desséchée et noire de sainte Catherine »
et « la tête de la sainte, que couronne un diadème de pierres précieuses, débris effroyable entouré de ouate et
sentant le naprum des momies… [sic] » (Pierre Loti, Le désert, Paris, Éditions Pirot, 1987, p. 79), les reliques
suscitent davantage d’effroi que de fascination.
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U N E F I G U R E À L A C R O I S É E D U PAG A N I S M E
ET DU CHRISTIANISME
Hypatie fait partie de l’élite grecque, païenne, elle s’oppose aux chrétiens de façon
manifeste et meurt persécutée par eux ; Catherine est chrétienne, elle réussit à
convertir les païens et meurt parce qu’elle refuse d’abjurer sa foi en Jésus-Christ. Ces
deux personnages que tout devrait opposer se rassemblent curieusement dans une
figure composite. Les traits qu’elles ont en commun — la philosophie, la beauté, la
virginité, le martyre —, ne peuvent en effet effacer leur clivage sur le plan religieux.
Si elles connaissent un destin semblable, elles appartiennent à deux clans qui
s’affrontent. Palladas et Evoptios, en voulant venger la mort d’Hypatie, ont fait
d’elle une sainte, un objet de vénération pour les chrétiens. Autrement dit, la lecture
contribue à l’élaboration d’une figure basée sur une structure d’opposition, une
figure située à la croisée de deux imaginaires, grec et chrétien.
Le roman se distancie à cet égard de ce qui a longtemps été la version officielle
de l’histoire, marquée par l’hagiographie, la prégnance de la figure du martyre
chrétien jeté en pâture aux lions, les mains en croix. L’imaginaire chrétien s’est
longtemps repu de ces images du martyre, reportant sur l’autre, l’impie, le païen,
tous les actes de barbarie, de sauvagerie et de torture. Il faut dire aussi que les
adeptes de la foi nouvelle recherchaient jusqu’à des degrés parfois extrêmes la
souffrance de la chair, les supplices de tout ordre, les déserts inhumains, intolérables,
qui les rapprochaient de Dieu 16.
Le récit ne privilégie pas non plus la version grecque de l’Histoire. Si Palladas
hausse Hypatie au rang des déesses, c’est parce qu’il en a toujours été amoureux et
qu’il ne supporte pas le mal qui a été fait à sa bien-aimée. Les chrétiens ne sont pas
+ + +
16 Voir à ce sujet les ouvrages de Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu (Paris, Fayard, 1975) et de
Monique Berry, Ivresse de Dieu. Aventures spirituelles en Égypte au IVe siècle (Paris, Albin Michel, coll. « Spiri-
tualités vivantes », 1991).
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tous représentés comme des barbares échevelés, assoiffés de sang et qui n’ont en
tête que la conversion forcée, comme dans d’autres récits. À titre d’exemple, le
roman de Zitelman intitulé Hypatia, publié en allemand en 1988 dans une collection
pour adolescents, propose une reconstitution historique qui vise surtout à faire
renaître la civilisation grecque. La nostalgie de la Grèce ancienne, de ses poètes, de
ses philosophes, de son art de vivre, donne le ton au récit. C’est donc par le biais de
cet ancrage dans la culture grecque que sont appréhendés les chrétiens, particuliè-
rement les moines surgis du désert, tels des hordes sauvages obéissant au doigt et à
l’œil à leur chef, Cyrille d’Alexandrie.
En ce qui concerne la réécriture de l’histoire d’Hypatie faite par Andrée
Ferretti dans son roman Renaissance en Paganie, la dimension individuelle prend
plus de place que la dimension historique ou politique 17. L’invention d’un épisode au
cours duquel Hypatie rencontre Cyrille, le futur évêque d’Alexandrie, donne un tour
personnel aux événements. Cet épisode se déroule dans les jardins de la préfecture,
au cours d’une fête à laquelle tous deux étaient conviés : « [Cyrille] l’avait, dès
l’abord, dévisagée avec insistance et elle avait vu passer dans le regard du garçon le
sentiment violent qu’elle lui inspirait, d’admiration et de désir mêlés, et qu’il avait
aussitôt réprimé, laissant deviner son âme ardente et déjà inflexible 18. » Ils engage-
ront pourtant la conversation, et Hypatie confiera au jeune homme son admiration
pour l’art de la momification chez les Anciens Égyptiens et son horreur de la créma-
tion, coutume funéraire alors en vigueur chez certains païens d’origine grecque.
« Son propos, elle l’avait compris avant de mourir, allait hélas inspirer à Cyrille le
choix du martyre qu’il lui infligerait vingt-trois ans plus tard 19. » La confrontation
entre chrétiens et païens devient donc chez Ferretti une affaire personnelle, où la
vengeance s’enracine dans un désir réprimé, une cruauté calculée et prévisible de la
part du futur évêque. Car le jeune homme va étudier dans un monastère copte et
côtoyer longuement ces moines du désert qui fomenteront par la suite des attentats
meurtriers, lorsqu’il sera nommé évêque d’Alexandrie et qu’il cherchera à augmenter
son pouvoir 20.
Dans le récit de Jean Marcel, la tension entre le paganisme et le christianisme
se maintient tout au long, tant et si bien qu’à la fin il devient impossible de dis-
tinguer Hypatie de Catherine. Les deux images coïncident sur tant de points qu’on
+ + +
17 Une coïncidence d’initiales fait en sorte qu’Hypatie d’Alexandrie rencontre Hubert Aquin, tous deux ayant
émergé tels des fantômes des livres de la Bibliothèque nationale que consultait une professeure de philosophie
menant des recherches sur ces deux personnages : « Elle sut alors qu’elle venait de découvrir, par une heureuse
erreur, deux sujets susceptibles de solidement étayer sa conception de la nature de la rébellion, fondée sur
l’hypothèse qu’au delà de son rejet de l’ordre social, le rebelle refuse absolument la fragilité de la conscience, sa
corruptibilité et sa confusion dernière avec tout ce qui ne s’exprime pas. […] Hypatie et moi nous trouvons
maintenant côte à côte, sur l’une des belles tables de la bibliothèque, sous l’espèce vivante de nos œuvres peu à
peu entourées de livres voués à notre étude. » (Andrée Ferretti, Renaissance en Paganie, Montréal, l’Hexagone,
1987, p. 14-15.) La narration étant menée par un auteur fantôme, Hubert Aquin en personne, la description
d’Hypatie insiste longuement sur sa beauté, son élégance, sa grâce antique, son raffinement, etc. 18 Ibid.,
p. 54. 19 Ibid., p. 58. 20 La responsabilité de Cyrille dans le meurtre d’Hypatie n’a toutefois jamais été
prouvée, comme l’explique Jean Rougé, dans son article « La politique de Cyrille d’Alexandrie et le meurtre
d’Hypatie », loc. cit.
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ne peut faire autrement que de les superposer, que de se laisser capter par cette
figure fascinante, parce que complexe et insaisissable. Faisant miroiter tantôt le
versant grec, tantôt le versant chrétien, elle oscille sans cesse entre les deux, et ne
peut en définitive jamais se fixer. Bref, l’opposition ne se résout pas ; le passage du
paganisme au christianisme n’a rien d’harmonieux, il est marqué par la violence, la
haine, les déchirements, la douleur, la torture et le meurtre.
SUPERPOSITION DE CARTES
En plus de la superposition des temps et des figures, il est possible d’en discerner un
troisième type, celui de cartes géographiques et mentales cette fois. L’ouvrage
contient en effet une carte, placée entre le prologue et la première lettre, soit entre
le vingtième et le cinquième siècles. Il s’agit d’une carte reconstituée, représentant
l’Empire romain en l’an 400, et non d’une carte datant du cinquième siècle. Les villes
et les régions évoquées dans le roman de Marcel y sont identifiées : Alexandrie,
Ptolémaïs, le Sinaï, Antioche, Éphèse, Constantinople, Athènes, Rome, Toul, Rouen,
etc. Points de repère pour la lecture, ces signes sont accompagnés, comme dans toute
carte, de lignes qui dessinent le contour de l’Empire romain. Ce qui frappe lors de la
saisie de ces signes visuels, c’est l’importance de la mer Méditerranée, véritable
centre de l’Empire romain, force centrifuge qui détermine en partie la forme du
territoire. Les côtes forment la ligne fermée la plus visible, les limites de l’Empire
étant indiquées en pointillé. Autrement dit, l’appréhension de la carte oblige le
lecteur non familier avec le cinquième siècle à y superposer sa propre configuration
mentale 21. Est-il possible en effet de décoder cet objet en faisant abstraction de la
carte géographique actuelle, configuration géopolitique, mais aussi configuration
mentale possédant des traits plus ou moins précis selon chacun des lecteurs ? Deux
cartes se superposent ici : la carte dessinée et la carte mentale construite à partir des
connaissances sur l’état du monde actuel, où la Méditerranée est loin de jouer le rôle
unificateur qu’elle a pu tenir dans un lointain passé. Thierry Hentsch montre bien
dans son essai sur L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditer-
ranéen comment a évolué la perception de la mer Méditerranée depuis l’Antiquité
jusqu’à nos jours, puisqu’elle est essentiellement conçue maintenant comme un
espace de rupture, comme une frontière séparant l’Orient de l’Occident. Avant la
Renaissance, c’est plutôt le rôle unificateur qui prévaut : « La Méditerranée n’est pas,
jusqu’au début du XVIe siècle, ce lieu de rupture Orient/Occident auquel nous avons
pris l’habitude de l’assigner, où nous aimons à imaginer l’affrontement de deux
mondes irrémédiablement hostiles et étrangers l’un à l’autre 22. » Si on a longtemps
considéré que la rupture était tributaire de l’invasion des Arabes en Europe, que les
relations avec les Espagnols avaient toujours été conflictuelles, cette considération
+ + +
21 Au sujet du processus de lecture des cartes dans un contexte littéraire, voir mon article « Cartographie du
lointain. Lecture croisée entre le texte et la carte », Rachel Bouvet et Basma El Omari (dir.), L’espace en toutes
lettres, Québec, Nota Bene, 2003, p. 277-298. 22 Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire, op. cit., p. 77.
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était, en grande partie, due au discours des historiens, qui ont effacé certains aspects
du passé, andalou notamment, rejetant les témoignages de tolérance et de symbiose
entre les peuples car ils ne cadraient pas avec les visées politiques.
C O N C LU S I O N
+ + +
23 Voir à ce sujet le livre de Dominique de Courcelles, Augustin ou le génie de l’Europe (354-430), Paris, J.-C.
Lattès, 1995.
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