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André Comte-Sponville,

L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006, pp. 146-154

Une spiritualité sans Dieu ?

Qu’est-ce que la spiritualité ? C’est la vie de l’esprit. Mais qu’est-ce qu’un esprit ?
« Une chose qui pense », répondait Descartes, « c’est-à-dire une chose qui doute, qui
conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. »
J’ajouterai : qui aime, qui n’aime pas, qui contemple, qui se souvient, qui se moque ou
plaisante… Peu importe que cette « chose » soit le cerveau, comme je le crois, ou une
substance immatérielle, comme le croyait Descartes. Nous n’en pensons pas moins. Nous
n’en voulons pas moins. Nous n’en imaginons pas moins. Qu’est-ce que l’esprit ? C’est la
puissance de penser, en tant qu’elle a accès au vrai, à l’universel ou au rire. Il est probable
que cette puissance, sans le cerveau, ne pourrait rien, voire n’existerait pas. Mais le
cerveau, sans cette puissance-là, ne serait qu’un organe comme un autre.
L’esprit n’est pas une substance ; c’est une fonction, c’est une puissance, c’est un
acte (l’acte de penser, de vouloir, d’imaginer, de faire de l’humour…), et cet acte au moins
est incontestable – puisque toute contestation le suppose. « L’esprit n’est pas une
hypothèse », disait Alain. C’est qu’il n’y a d’hypothèses que pour et par un esprit.
Mais laissons la métaphysique. S’agissant de spiritualité, c’est plutôt l’extension du
mot « esprit » qui pose problème. À le prendre dans une acception si large, la spiritualité
engloberait le tout, ou peu s’en faut, d’une vie humaine : « spirituel » serait synonyme à
peu près de « mental » ou de « psychique ». Cette acception, dans le registre qui nous
occupe, n’est plus guère d’usage. Lorsqu’on parle de spiritualité, aujourd’hui, c’est le plus
souvent pour désigner une partie somme toute restreinte – quoique peut-être ouverte sur
l’illimité – de notre vie intérieure : celle qui a rapport avec l’absolu, l’infini ou l’éternité.
C’est comme la pointe extrême de l’esprit, qui serait aussi son amplitude la plus grande.
Nous sommes des êtres finis ouverts sur l’infini, disais-je dans mon deuxième
chapitre. Je peux ajouter : des êtres éphémères, ouverts sur l’éternité ; des êtres relatifs,
ouverts sur l’absolu. Cette ouverture, c’est l’esprit même. La métaphysique consiste à la
penser ; la spiritualité, à l’expérimenter, à l’exercer, à la vivre.
C’est ce qui distingue la spiritualité de la religion, qui n’est qu’une de ses formes. On
ne peut les confondre que par métonymie ou abus de langage. C’est comme le tout et la
partie, le genre et l’espèce. Toute religion relève, au moins pour une part, de la
spiritualité ; mais toute spiritualité n’est pas forcément religieuse. Que vous croyiez ou non
en Dieu, au surnaturel ou au sacré, vous n’en serez pas moins confronté à l’infini, à
l’éternité, à l’absolu – et à vous-même. La nature y suffit. La vérité y suffit. Notre propre
finitude transitoire et relative y suffit. Nous ne pourrions autrement nous penser comme
relatifs, ni comme éphémères, ni comme finis.
Être athée, ce n’est pas nier l’existence de l’absolu ; c’est nier sa transcendance, sa
spiritualité, sa personnalité – c’est nier que l’absolu soit Dieu. Mais n’être pas Dieu, ce
n’est pas n’être rien ! Sinon, que serions-nous, et que serait le monde ? Si l’on entend par
« absolu », c’est le sens ordinaire du mot, ce qui existe indépendamment de toute
condition, de toute relation ou de tout point de vue – par exemple l’ensemble de toutes les
conditions (la nature), de toutes les relations (l’univers), qui englobe aussi tous les points
de vue possibles ou réels (la vérité) – on ne voit guère comment on pourrait en nier
l’existence : l’ensemble de toutes les conditions est nécessairement inconditionné,
l’ensemble de toutes les relations est nécessairement absolu, l’ensemble de tous les points
de vue n’en est pas un.
C’est ce qu’on peut appeler le naturalisme, l’immanentisme ou le matérialisme. Ces
trois positions métaphysiques, sans être toujours identiques, convergent, concernant le
sujet qui nous occupe et au moins négativement, sur l’essentiel : elles récusent tout
surnaturel, toute transcendance, tout esprit immatériel (donc aussi tout Dieu créateur). Je
les fais miennes toutes trois. La nature est pour moi le tout du réel (le surnaturel n’existe
pas), et elle existe indépendamment de l’esprit (qu’elle produit, qui ne la produit pas). Il
en découle que tout est immanent au Tout (si l’on désigne ainsi, avec une majuscule qui
est de convention plutôt que de déférence, l’ensemble de tout ce qui existe ou arrive : le to
pan d’Epicure, la summa summarum de Lucrèce, la Nature de Spinoza), et qu’il n’y a rien
d’autre. Que ce Tout soit unique, cela fait partie de sa définition (s’il y en avait plusieurs, le
Tout serait leur somme). Il est sans créateur (tout créateur faisant partie du Tout, il ne
saurait créer le Tout lui-même), sans extérieur, sans exception, sans finalité. C’est ce
qu’on peut appeler le réel – l’ensemble des êtres et des événements –, à condition d’y
inclure la puissance d’exister et d’agir qui les rend possibles (l’ensemble des causes, point
seulement des effets). Phusis, disaient les Grecs, plutôt que Cosmos. Nature plutôt que
monde. Devenir plutôt qu’ordre. C’est la nature de Lucrèce, plus encore que de Spinoza :
libre, certes, mais parce que rien d’extérieur ne la gouverne (non parce qu’elle se
gouvernerait consciemment elle-même), à la fois incréée et créatrice, hasardeuse autant
que nécessaire, sans pensée, sans conscience, sans volonté — sans sujet ni fin. Tout
ordre la suppose ; aucun ne la contient ni ne l’explique. Natura, sive omnia : la nature,
c’est-à-dire tout.
Cela, loin d’exclure la spiritualité, la met à sa place — qui n’est pas la première,
certes, dans le monde, mais la plus haute, au moins d’un certain point de vue, en
l’homme.
Que la nature existe avant l’esprit qui la pense, j’en suis convaincu. C’est où le
naturalisme, pour moi, mène au matérialisme. Mais l’esprit n’en existe pas moins, ou
plutôt cela seul lui permet d’exister. Être matérialiste, au sens philosophique du terme,
c’est nier l’indépendance ontologique de l’esprit. Ce n’est pas nier son existence (car alors
le matérialisme même deviendrait impensable). L’esprit n’est pas la cause de la nature. Il
est son résultat le plus intéressant, le plus spectaculaire, le plus prometteur – puisqu’il n’y
a d’intérêt, de spectacle et de promesse que pour lui. La spiritualité en découle, qui n’est
pas autre chose que la vie, comme on lit dans les Ecritures, « en esprit et en vérité ».
Quelle aventure plus décisive, plus précieuse, plus exigeante ? Que tout esprit soit
corporel, ce n’est pas une raison pour cesser de s’en servir, ni pour le vouer exclusivement
aux tâches subalternes ! Un cerveau, cela ne sert pas seulement à lire une carte routière,
ni à passer une commande sur Internet.
Le mot « absolu » vous gêne ? Je vous comprends : je l’ai évité moi-même bien
longtemps. Rien, d’ailleurs, ne vous interdit d’en préférer un autre. « L’être » ? « La
nature » ? « Le devenir » ? Avec ou sans majuscule ? Chacun est maître de son
vocabulaire, et je n’en connais pas qui soit sans défauts. Il reste que le Tout, par
définition, est sans autre. De quoi pourrait-il dépendre ? À quoi pourrait-il être relatif ?
D’où pourrait-il être vu ? C’est ce qu’on appelle traditionnellement l’absolu ou
l’inconditionné : ce qui ne dépend de rien d’autre que de soi, ce qui existe
indépendamment de toute relation, de toute condition, de tout point de vue. Que nous n’y
ayons pas accès, sinon relativement, n’empêche pas qu’il nous contienne. Que tout, dans
le Tout, soit relatif et conditionné, comme je le crois, n’implique pas que le Tout lui-même
le soit – et même, s’il est vraiment le Tout, cela l’exclut. L’ensemble de toutes les
relations, de toutes les conditions et de tous les points de vue est nécessairement absolu,
inconditionné et invisible. Comment n’existerait-il pas, puisque rien, sans lui, ne pourrait
exister ? C’est ce que j’appelle, par boutade, la preuve panontologique : le tout de ce qui
existe existe nécessairement.
Parler d’une spiritualité sans Dieu n’est dès lors nullement contradictoire. En
Occident, cela surprend parfois. Comme la seule spiritualité socialement observable, dans
nos pays, fut pendant des siècles une religion (le christianisme), on a fini par croire que
« religion » et « spiritualité » étaient synonymes. Il n’en est rien ! Il suffit de prendre un
peu de recul, aussi bien dans le temps (spécialement du côté des sagesses grecques) que
dans l’espace (par exemple du côté de l’Orient bouddhiste ou taoïste), pour découvrir qu’il
a existé, et qu’il existe encore, d’immenses spiritualités qui n’étaient ou ne sont en rien
des religions, en tout cas au sens occidental du terme (comme croyance en un ou plusieurs
dieux), ni peut-être même en son sens le plus général (comme croyance au sacré ou au
surnaturel). Si tout est immanent, l’esprit l’est aussi. Si tout est naturel, la spiritualité l’est
aussi. Cela, loin d’interdire la vie spirituelle, la rend possible. Nous sommes au monde, et
du monde : l’esprit fait partie de la nature.

Mystique et mystère

Quelle spiritualité pour les athées ? Repensant aux trois vertus théologales de la
tradition chrétienne, je répondrais volontiers : une spiritualité de la fidélité plutôt que de la
foi, de l’action plutôt que de l’espérance (oui, l’action peut devenir un exercice spirituel :
ainsi le travail, dans nos monastères, ou les arts martiaux, en Orient), enfin de l’amour,
évidemment, plutôt que de la crainte ou de la soumission. Il s’agit moins de croire que de
communier et de transmettre, moins d’espérer que d’agir, moins d’obéir que d’aimer. Mais
cela, qui faisait l’objet du premier chapitre, ne relève de la spiritualité qu’au sens très large
du terme, qui en fait presque un synonyme d’ « éthique » ou de « sagesse ». Cela
concerne moins mon rapport à l’absolu, à l’infini ou à l’éternité que de mon rapport à
l’humanité, à la finitude et au temps. Si je prends maintenant le mot « spiritualité » en son
sens strict, il faut aller plus loin, ou plus haut : la vie spirituelle, en sa pointe extrême,
touche à la mystique.
J’ai mis longtemps, là encore, à accepter ce dernier mot, qui me paraissait trop
religieux ou trop irrationnel pour n’être pas suspect. Puis j’ai dû me faire une raison : c’est
le seul mot, en l’occurrence, qui convienne. La lecture, souvent reprise, du Tractatus
logico-philosophicus de Wittgenstein m’a aidé à l’apprivoiser. On y lit par exemple ceci :
« Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le mystique. » Cela m’a rendu les
mystiques plus proches, et Spinoza plus concevable. Cela m’a surtout éclairé sur ma
propre expérience.
Je parlai d’abord, comme Martial Gueroult à propos de Spinoza, d’un « mysticisme
sans mystère ». C’était une dernière prudence, à laquelle j’ai dû finalement renoncer. Pas
seulement, on s’en doute, pour des raisons étymologiques. Dans mystique, certes, il y a
mystère. Mais ce ne sont que des mots, et les mots ne prouvent rien. C’est dans le monde
que le mystère est le plus grand. C’est dans l’esprit, dès qu’il s’interroge ou se déshabitue
du quotidien. Mystère de quoi ? Mystère de l’être : mystère de tout ! Wittgenstein, là
encore, a trouvé les mots justes : « Ce n’est pas comment est le monde qui est le
mystique, mais qu’il soit. » C’est toujours la question de l’être (« Pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? »), sauf que ce n’est plus une question. Une réponse ? Non plus.
Mais une expérience, mais une sensation, mais un silence. Disons que c’est l’expérience
qui correspond, dans la mystique, à ce qu’exprime cette question dans la métaphysique.
Expérience de l’être, derrière la banalité des étants (comme dirait un heideggérien).
Expérience du mystère, derrière la transparence feinte des explications.
Le plus souvent, nous passons à côté : nous sommes prisonniers des fausses
évidences de la conscience commune, du quotidien, de la répétition, du déjà connu, du
déjà pensé, de la familiarité prétendue ou avérée de tout, bref, de l’idéologie ou de
l’habitude… « Désenchantement du monde », disent-il souvent. C’est qu’ils ont oublié de le
regarder, ou qu’ils l’ont remplacé par un discours. Et puis soudain, au détour d’une
méditation ou d’une promenade, cette surprise, cet éblouissement, cet émerveillement,
cette évidence : il y a quelque chose, et non pas rien ! Ce quelque chose est sans
pourquoi, comme la rose d’Angelus Silesius (« La rose est sans pourquoi, fleurit parce
qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue »), puisque tout pourquoi le
suppose. Causa sui, disent les philosophes : cause de soi. C’est nommer le mystère, sans
le dissoudre. Le silence, face au réel, sonne plus juste. Silence de la sensation. Silence de
l’attention (Simone Weil : « L’attention absolument pure est prière » ; mais elle ne
s’adresse à personne et ne demande rien). Silence de la contemplation. Silence du réel.
C’est l’esprit des haïkus : « Ils sont sans parole, l’hôte, l’invité, et le chrysanthème blanc. »
C’est l’esprit des maîtres zen (la « méditation silencieuse et sans objet »). Il n’y a plus que
la conscience : il n’y a plus que la vérité. « La méditation, disait Krishnamurti, est le
silence de la pensée. » C’est « se libérer du connu », pour accéder au réel.
Toutes nos explications sont de mots, c’est le domaine des sciences et de la
philosophie. Il n’est pas question d’y renoncer. Ecrirais-je un livre autrement ? Mais pas
question non plus d’oublier le silence que toutes nos explications recouvrent, qui les
contient et qu’elles ne contiennent pas. Silence de l’inexplicable, de l’inexprimable (sinon
indirectement), de l’irremplaçable. Cela, dont parlent tous nos discours, et qui n’en est pas
un. Non le Verbe, mais le silence. Non le sens, mais l’être. C’est le domaine de la
spiritualité ou de la mystique, lorsqu’elles échappent à la religion. L’être est mystère, non
du tout parce qu’il serait caché ou cacherait quelque chose, mais parce que l’évidence et le
mystère sont une seule et même chose – parce que le mystère est l’être même !

André Comte-Sponville,
L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006, pp. 146-154

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