Non-Reception Magisterielle de La Croyan PDF

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La non-réception de la croyance à l’instauration du

Royaume de Dieu en gloire ‘sur la terre’

I. Position du problème

L’opposition multiséculaire de l’Église à la perspective d’un avènement


eschatologique du Royaume de Dieu sur la terre est bien connue des spécialistes,
mais presque totalement ignorée des fidèles. Rappelons qu’à en croire Irénée de
Lyon (IIe s.), qui en fut le plus illustre théologien, cette doctrine remonte aux
Presbytres, ou disciples des Apôtres. Ayant largement traité de ce sujet dans mes
écrits antérieurs 1, je me limiterai ici à un examen des fondements théologiques
et scripturaires de la non-réception magistérielle de ce qui fut, dans les quatre
premiers siècles de l’Église, une doctrine assez largement reçue et professée par
des Pères dont l’orthodoxie ne saurait être mise en doute, outre qu’elle n’a
jamais fait, jusqu’à ce jour, l’objet d’une condamnation formelle, quoi qu’en
disent certains historiens et théologiens catholiques 2.

On peut lire un résumé de la doctrine actuelle en cette matière dans les articles
671 à 676 du Catéchisme de l’Église catholique 3 qui traitent de l’avènement du
Royaume de Dieu en gloire. La présente étude se concentre sur trois d’entre eux
(674-676), dont je citerai la teneur verbatim 4 avant d’en examiner les références
scripturaires explicitement mentionnées par les rédacteurs de cet ouvrage
doctrinal qui fait autorité pour les fidèles catholiques.

1 Voir, entre autres: « Royaume de Dieu et monde à venir » ; « Le Royaume de Dieu : au


ciel ou sur la terre? » ; « Irénée de Lyon et le Royaume » ; « Le 'millénarisme' d'Irénée a-
t-il été condamné par le Catéchisme de l’Église catholique ? » ; « Le témoignage des
Sages d'Israël sur les temps messianiques » ; « Vrais et faux docteurs contre
l'eschatologie » ; « "Ce monde»/"l’au-delà", ou "patrie céleste" : La 'spiritualisation' du
Royaume de Dieu » ; « Catéchisme de l’Église catholique et avènement du Royaume en
gloire » ; etc.
2 Voir mon livre Un voile sur leur coeur. Le «non» catholique au Royaume millénaire du

Christ sur la terre : Annexe 1 – « Le Chiliasme a-t-il été condamné à Constantinople ? »,


par Francis X. Gumerlock, et Ibid., Annexe II – « L’hérésie fantôme : Le Concile d’Ephèse
(431) a-t-il condamné le Millénarisme? », par Michael J. Svigel.
3 Catéchisme de l’Église Catholique. Édition définitive avec guide de lecture. Diffusion

et distribution exclusives : éditions Racine (Bruxelles) et Fidélité (Namur), octobre 1998.


Il est fortement recommandé de consulter la remarquable version électronique de ce
texte, qui contient de riches concordances. Les textes cités ici sont extraits de cette
édition.
4 Les enrichissements typographiques sont de moi : ils ont pour but d’attirer l’attention

sur les anomalies du texte et sur les étonnements qu’elles suscitent.

1
674. La venue du Messie glorieux est suspendue à tout moment de l’histoire (cf.
Rm 11, 31) à sa reconnaissance par "tout Israël" (Rm 11, 26 ; Mt 23, 39) dont "une
partie s’est endurcie" (Rm 11, 25) dans "l’incrédulité" (Rm 11, 20) envers Jésus.
[…] L’entrée de "la plénitude des juifs" (Rm 11, 12) dans le salut messianique, à la
suite de "la plénitude des païens" (Rm 11, 25 ; cf. Lc 21, 24), donnera au Peuple
de Dieu de "réaliser la plénitude du Christ" (Ep 4, 13) dans laquelle "Dieu sera tout
en tous" (1 Co 15, 28).
Une lecture attentive de l’énoncé ci-dessus amène à s’interroger sur sa théologie
sous-jacente. Une importante clé de compréhension est fournie par les textes
scripturaires auxquels les rédacteurs de ces paragraphes du Catéchisme font eux-
mêmes explicitement référence, et dont on verra que l’un d’entre eux au moins
fait problème.
§ 674 [a] : « …la venue du Messie glorieux est suspendue à tout moment de
l’histoire à sa reconnaissance par "tout Israël" »…
 Cette « suspension » de la venue du Christ, elle-même conditionnée par la
« reconnaissance » de sa seigneurie par les Juifs, s’appuie sur ce passage
de l’évangile de Matthieu :
Mt 23, 39 : Je vous le dis, en effet, désormais vous ne me verrez plus, jusqu’à
ce que vous disiez: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur!"
 La précision selon laquelle cette venue peut avoir lieu « à tout moment »,
s’appuie sur ce développement de Paul :
Rm 11, 30-31 : de même que jadis vous avez désobéi à Dieu et qu’au temps
présent vous avez obtenu miséricorde du fait de la désobéissance [des juifs],
eux de même, au temps présent ont désobéi du fait de la miséricorde exercée
envers vous, afin qu’eux aussi ils obtiennent au temps présent 5 miséricorde.
 La conviction que ces événements concernent tous les juifs, se fonde sur
l’affirmation de Paul :
Rm 11, 26 : « et ainsi tout Israël sera sauvé ».

§ 674 [b] : « l’entrée de la plénitude des juifs dans le salut messianique, à la


suite de la plénitude des païens, donnera au Peuple de Dieu de "réaliser la
plénitude du Christ"… »
 Ce développement sur la « plénitude » fait référence à quatre passages
du Nouveau Testament dans lesquels figure ce terme, dont le sens est
tacitement supposé être identique :
Rm 11, 12 : Et si leur faux pas a fait la richesse du monde et leur
amoindrissement la richesse des païens, que ne fera pas leur plénitude!
Rm 11, 25 : Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, pour
que vous ne vous croyiez pas sages: un endurcissement partiel est advenu à
Israël jusqu’à ce qu’entre la plénitude des nations.

5Il est remarquable que, contre toute attente, Paul ne dise rien qui ait trait à l’avenir :
seuls sont évoqués le passé et le présent.

2
Lc 21, 24 : Ils tomberont sous le tranchant du glaive et ils seront emmenés
captifs dans toutes les nations, et Jérusalem sera foulée aux pieds par des
nations jusqu’à ce que soient accomplis les temps des nations.
Ep 4, 13 : [la construction du Corps du Christ] au terme de laquelle nous
devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la
connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force
de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ.
 La notion de « plénitude », au sens théologique du terme 6, est
indéniablement présente dans trois des passages du NT que cite le
Catéchisme, dans cet article (Rm 11, 12 ; 11, 25 et Ep 4, 13). Par contre,
elle est totalement absente de Lc 21, 24 (passage encadré, ci-dessus).
Comme il est facile de le constater, il n’y est pas du tout question d’une
« plénitude des païens [en fait, ‘nations’] », mais de la déportation des
habitants de Jérusalem, la Ville Sainte étant elle-même « foulée aux pieds
par des nations jusqu’à ce que soient accomplis les temps des nations ».
 On peut également se demander pourquoi le mot « temps », qui figure
explicitement en Lc 21, 24, est escamoté dans la citation qu’en fait le
Catéchisme, au profit de la formule « plénitude des païens », substituée
sans raison apparente à la formulation néotestamentaire « jusqu’à ce que
soient accomplis les temps des nations ».
Les articles 675 et 676 soulèvent, eux, un problème différent, mais non moins
lourd de conséquences théologiques. Je les cite d’abord verbatim :

675. Avant l’avènement du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui
ébranlera la foi de nombreux croyants (cf. Lc 18, 8 ; Mt 24, 12). La persécution qui
accompagne son pèlerinage sur la terre (cf. Lc 21, 12 ; Jn 15, 19-20) dévoilera le
"mystère d’iniquité" sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux
hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité.
L’imposture religieuse suprême est celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un
pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son
Messie venu dans la chair (cf. 2 Th 2, 4-12 ; 1 Th 5, 2-3 ; 2 Jn 7 ; 1 Jn 2, 18. 22).
676. Cette imposture antichristique se dessine déjà dans le monde chaque fois que
l’on prétend accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever
qu’au-delà d’elle à travers le jugement eschatologique : même sous sa forme
mitigée, l’Église a rejeté cette falsification du Royaume à venir sous le nom de
millénarisme surtout sous la forme politique d’un messianisme sécularisé,
"intrinsèquement perverse" […]

6 État de perfection totale, moment de l’histoire où s’accomplit la totalité du dessein


de Dieu. Pour un examen des nombreuses connotations de ce terme, il est recommandé
de consulter ORTOLANG (Outils et Ressources pour un Traitement Optimisé de la
LANGue), conçu par le CNRTL Centre National de Ressources Textuelles, article
« Plénitude ».

3
J’ai mis en exergue typographique les deux expressions accusatrices (« imposture
religieuse » et « falsification du Royaume à venir »), pour marquer mon
étonnement de ce que le Catéchisme se soit limité aux seules conceptions non
chrétiennes et/ou hétérodoxes de l’avènement du Royaume sur la terre, sans
faire la moindre allusion à la doctrine du Nouveau Testament à ce sujet 7, relayée
par les Presbytres de l’Église primitive 8, et exposée et défendue par des Pères
de l’Église vénérables, dont l’orthodoxie ne peut être mise en doute, tels, entre
autres, Justin Martyr et Irénée de Lyon 9

Je me suis longtemps demandé quelle pouvait bien être la raison, consciente ou


non, de cette répugnance magistérielle catholique 10 à faire sienne une doctrine
qui bénéficie d’une caution théologique aussi prestigieuse. Faute d’avoir trouvé
une thèse universitaire, un livre ou même un article de fond consacrés à cette
question, j’ai été contraint d’élaborer ma propre réflexion à ce sujet.

7 Cf. Mt 19, 28 : « Jésus leur dit: "En vérité je vous le dis, à vous qui m'avez suivi: dans
la régénération, quand le Fils de l'homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez
vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël », où le terme
« régénération » (palingenesia, en grec) est abusivement interprété par la quasi-totalité
des commentateurs catholiques comme signifiant la création glorifiée, ce que dément
le seul autre emploi du même terme en Tt 3, 5. Et cf. Ac 1, 6 : « Etant donc réunis, ils
l'interrogeaient ainsi: "Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas restituer la
royauté à Israël?" », selon ma traduction, qui suit de près le grec, contrairement à celles
qui lisent, comme la Bible de Jérusalem : « restaurer la royauté en Israël », alors que,
dans le texte original, le verbe apokathistanai, n’est pas suivi d’une préposition de lieu
(en) mais d’un datif (tô[i] Israel)) de destination, il s’agit bien de rendre ou de restituer
la royauté à Israël.
8 Voir mon article : « Le rôle des Presbytres dans la transmission de la Tradition chez

Irénée de Lyon ».
9 Pour mémoire, je rappelle qu’Irénée de Lyon est le Père de l’Église le plus cité dans

les textes conciliaires, juste après saint Augustin ; c’est dire de quel crédit doctrinal il
jouit.
10 Je précise que je ne traite pas ici de la question théologique cruciale que constitue le

privilège d’inerrance et d’infaillibilité en matière de doctrine, dont l’Église s’estime


gratifiée en vertu de la succession apostolique ; à ce sujet, voir, entre autres, le maître-
ouvrage de Bernard Sesbouë, Histoire et théologie de l'infaillibilité de l'église, éditions
Lessius, Bruxelles, 2013 (extrait en ligne). Dans le même esprit, qu’il soit clair que je
m’en tiens ici à la doctrine du développement doctrinal exposée par John Henry
Newman, voir Jean Stern, Bible et tradition chez Newman. Aux origines de la théorie du
développement, Aubier-Montaigne, coll. Théologie 72, 1967, M. R. Macina, « Magistère
ordinaire et désaccord responsable : scandale ou signe de l’Esprit ? Jalons pour un
dialogue », dans Ad Veritatem, n° 19, juil.-sept. 1988, pp. 26-48 ; « Autorité et sensus
fidelium. Vers la perception d’un Magistère comme lieu privilégié d’expression de la
conscience de l’Église » ; et mon article « Un enseignement magistériel qui se réfère à
une traduction erronée d’un passage de l’Écriture est-il recevable ? ».

4
Il doit être clair qu’il s’agit ici d’une première approche qui, à ce titre, est
exposée à l’erreur, d’autant qu’elle se base sur une hypothèse personnelle que
je résume en ces termes : La conviction substitutionniste que la révélation du
salut en Jésus-Christ a rendu caduc le rôle du peuple juif dans l’économie divine,
désormais entièrement assumé par l’Église, n’empêche-t-elle pas l’Église de
croire au rétablissement des juifs dans leurs prérogatives messianiques (cf. Ac 1,
6) ?

II. Le poids des certitudes ‘substitutionnistes’ chrétiennes

Pour mémoire, la thèse chrétienne de la ‘substitution’ pose que, suite à leur refus
de croire à la messianité et à la divinité du Christ, l’Église a supplanté les juifs
et hérité de leurs prérogatives messianiques 11.
C’est sur ce terreau qu’avait fleuri, jadis, le texte de l’oraison du Samedi-Saint,
qui suit le récit du passage de la mer Rouge, lors de la Vigile pascale, et dont
voici une traduction française 12 :
« Dieu - dont nous percevons les merveilles jusqu’en notre temps -, tandis que,
par l’eau de régénération, tu opères, pour le salut des nations, ce que la
puissance de ta droite a conféré à un seul peuple en le libérant de la
persécution d’Egypte, fais que la totalité du monde accède [à la condition de]
fils d’Abraham et à la dignité israélite [israelitica dignitas]. »
Cette « israelitica dignitas » est-elle devenue l’apanage des nations chrétiennes ?
C’est ce qu’affirmait, en tout cas, un document édité par les évêques français en
1997 13, lequel reprenait à son compte un extrait du Catéchisme de l’Église
Catholique (CEC) à propos de la fête de l’Épiphanie 14 :
« …L’Épiphanie manifeste que "la plénitude des païens entre dans la famille
des patriarches" et acquiert la israelitica dignitas. »

La force déclarative de cette assertion conduit, me semble-t-il, à se poser la


question de savoir s’il ne s’agit là que d’une interprétation des compilateurs du

11 Voir l’article de Wikipédia « Théologie de la substitution ». Voir aussi mon exposé :


« La substitution dans la littérature patristique, la liturgie et des documents-clé de
l’Église catholique ».
12 IVe prophétie. Original latin : "Deus cuius antiqua miracula etiam nostris saeculis

coruscare sentimus dum quod uni populo a persecutione Aegyptiaca liberando dexterae
tuae potentia contulisti id in salutem gentium per aquam regenerationis operaris praesta
ut in Abrahae filios et in Israeliticam dignitatem totius mundi transeat plenitudo per
Dominum." La traduction est due à Sœur Maggy Kraentzel.
13 « Lire l’Ancien Testament. Contribution à une relecture catholique de l’Ancien

Testament pour permettre le dialogue entre juifs et chrétiens », in Bulletin n° 9 du


Secrétariat de la Conférence des Évêques de France, juin 1997. Le texte cité ici figure
en note 17 du Ch. V. 2, « L'alliance avec Israël », de ce document.
14 Catéchisme de l’Église Catholique, op. cit., § 528, p. 116.

5
CEC 15. En mettant entre guillemets l’exclamation de S. Léon, "intret in
patriarcharum familiam" 16 – qui est une citation d’une lettre de ce pape -, et en
la faisant suivre de l’expression israelitica dignitas, forgée par des liturgistes de
jadis 17, cet ouvrage confère à une conception ecclésiologique substitutionniste
une prestigieuse référence d’autorité et une patine de tradition vénérable.
Qu’on n’aille pas croire pour autant que l’expression « israelitica dignitas » soit
une pure invention des liturgistes. Elle figure, en effet, sous une forme
légèrement différente, mais de sens identique – « dignité de la race élue » (electi
generis dignitatem) -, dans le texte suivant du pape S. Léon 18 :
« Voici qu’"aîné", tu "sers le cadet" [cf. Gn 25, 23 = Rm 9, 12], et, tandis que
"des étrangers" entrent dans ta "part d’héritage" [cf. Ps 79, 1 = Ac 26, 18 ; et
Is 56, 3-8], tu lis, comme un serviteur, son testament [l’Écriture], dont tu ne
connais que "la lettre" [cf. Rm 7, 6]. Qu’elle "entre", qu’elle "entre, la
plénitude des nations" [cf. Rm 11, 25], dans la famille des patriarches [cf. Ga
3, 7] ; et que les "fils de la promesse" [cf. Rm 9, 8 ; Ga 4, 28 ; He 11, 17]
reçoivent la bénédiction de la "race d’Abraham" [cf. Gn 18, 18 ; 22, 18 ; 26,
4 ; Ac 13, 26], que rejettent les "fils de la chair" [cf. Rm 9, 8]. Que par le
truchement des trois mages, tous les peuples adorent le Créateur de l’univers
[cf. Rm 15, 11], et que "Dieu" ne soit plus seulement "connu en Judée", mais
dans le monde entier, afin que, partout, "son nom soit grand en Israël" [cf. Ps
76, 2]. Puisque cette dignité de la race élue, convaincue d’infidélité dans sa
postérité, a dégénéré, la foi en fait le bien commun de tous. » 19.

Outre le fait que ce passage pourvoit ses conceptions substitutionnistes et


triomphalistes du renfort impressionnant de huit réminiscences scripturaires en
10 lignes de texte, il est possible que les liturgistes d’alors aient forgé
l’expression « israelitica dignitas » (dignité israélite), en ayant à l’esprit celle
d’ « electi generis dignita[s] » (dignité de la race élue), utilisée par S. Léon.
Nourris de Lectio divina (lecture spirituelle de l’Écriture) et des œuvres des Pères
de l’Église, ils exprimaient, dans leur phraséologie religieuse, l’inquiétude, voire
le ressentiment de l’ensemble de la chrétienté, face au refus juif "obstiné" de
croire en la messianité de Jésus, pour ne rien dire du rejet horrifié de la

15 Je reprends, ci-après, quelques extraits de mon analyse antérieure intitulée


«L'attribution de l'«israelitica dignitas» aux chrétiens est-elle un concept
substitutionniste ?»
16 Cf. Ibid., n. 11, qui réfère à S. Léon le Grand, Sermo 33, 3.

17 Cf. Ibid., n. 12, qui cite le Missale Romanum, Vigile pascale 26 : prière après la

troisième lecture.
18 Léon le Grand, Sermons, SC 22, Cerf, Paris, 1947, p. 206.

19 Original latin : « Ecce major servis minori et alienigenis in sortem haereditatis tuae

intrantibus, ejus testamenti, quod in sola littera tenes, recitatione famularis. Intret,
intret in patriarcharum familiam gentium plenitudo, et benedictionem in semine
Abrahae, qua se filii carnis abdicant, filii promissionis accipiant. Adorent in tribus magis
omnes populi universitatis auctorem ; et non in Judaea tantum Deus, sed in toto orbe sit
notus, ut ubique in Israel sit magnum nomen ejus. Quoniam hanc electi generis
dignitatem sicut infidelitas in suis posteris convincit esse degenerem, ita fides omnibus
facit esse communem. » La traduction est mienne.

6
confession de sa divinité par un peuple rigoureusement monothéiste, attitudes
perçues par les chrétiens comme incompréhensibles et même révoltantes.

La Semaine sainte était le ‘lieu’ liturgique par excellence, où cette frustration


chrétienne, mitigée d’une espérance de la conversion d’Israël, se donnait libre
cours. Les nombreuses invectives, menaces et condamnations, ainsi que les
appels à la repentance, adressés aux juifs d’antan par les prophètes,
constituaient un vivier idéologique et apologétique inépuisable pour les
théologiens et les liturgistes, qui y lisaient une confirmation divine de la certitude
chrétienne que ces oracles visaient autant, sinon plus, les juifs de leur époque
que ceux du passé.

En vertu même de l’adage traditionnel : lex orandi lex credendi (la prière est
l’expression de la foi 20), cette répétition multiséculaire incessante de stances
liturgiques, dont certaines contenaient de graves accusations (déicide, perfidie,
blasphème, etc.), ne pouvait manquer de causer les graves dommages collatéraux
que furent la certitude chrétienne de la déchéance juive, et son corollaire : la
conviction que les chrétiens qui ont cru en Jésus ont pris la place des juifs qui,
eux, l’avaient rejeté.
Le rôle de la lettre de S. Léon le Grand dans l’élaboration de ces textes et dans
le développement de la "théorie de la substitution", selon laquelle sont passées à
l’Église l’élection juive, la prophétie et les bénédictions divines, ne saurait être
sous-estimé, même si l’impact des écrits polémiques d’Augustin (354-413), mort
une trentaine d’années avant la naissance de S. Léon, surtout son Adversus
Iudaeos, fut sans doute beaucoup plus considérable 21.
En reprenant à son compte et l’exclamation du pape S. Léon sur l’« entrée de la
totalité des nations dans la famille des patriarches » -, et celle de l’oraison

20 Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, op. cit., art. 1124-1125 : «La foi de l’Église est
antérieure à la foi du fidèle, qui est invité à y adhérer [...] De là l’adage ancien : "Lex
orandi, lex credendi” [...] La loi de la prière est la loi de la foi. L’Église croit comme
elle prie. La liturgie est un élément constituant de la sainte et vivante Tradition. C’est
pourquoi aucun rite sacramentel ne peut être modifié ou manipulé au gré du ministre
ou de la communauté. Même l’autorité suprême ne peut changer la liturgie à son gré,
mais seulement dans l’obéissance de la foi et dans le respect religieux du mystère de la
liturgie.»
21 Voir, entre autres, Augustin, Contre les juifs, Chapitre IX, 13 : « Ensuite, de ce que

vous n'offrez à Dieu aucun sacrifice, et de ce qu'il n'en reçoit pas de votre main, il ne
suit nullement qu'on ne lui en offre aucun. Celui qui n'a besoin d'aucun de nos biens, n'a
pas, à la vérité, plus besoin de nos offrandes; elles lui sont inutiles, mais elles nous
procurent de grands avantages. Cependant, comme on lui fait de ces offrandes, le
Seigneur ajoute ces paroles : "Parce que, depuis le lever du soleil jusqu'à son couchant,
mon nom est devenu grand parmi les nations, et l'on me sacrifie en tous lieux, et l'on
offre à mon nom une oblation toute pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit
le Seigneur tout-puissant". À cela, que répondrez-vous ? Ouvrez donc enfin les yeux et
voyez : on offre le sacrifice des chrétiens partout, et non pas en un seul endroit, comme
on vous l'avait commandé ; on l'offre, non à un Dieu quelconque, mais à Celui qui a fait
cette prédiction, au Dieu d'Israël. »

7
pascale demandant à Dieu qu’elles « acquièr[ent] la Israelitica dignitas », et en
présentant l’une et l’autre comme un fait accompli, le Catéchisme de l’Église
catholique témoigne involontairement de la pérennité de la conception
substitutionniste qui est, pour ainsi dire connaturelle, voire congénitale au
christianisme.
0n peut en lire des signes avant-coureurs chez certains Pères apostoliques, elle
chemine, discrètement mais tenacement, durant les trois premiers siècles, et
trouve son théoricien le plus redoutable en la personne impressionnante de S.
Augustin, déjà cité, dont les écrits sont comme hantés par le besoin incoercible
de poser la foi chrétienne en accomplissement indiscutable et irrévocable de la
foi juive, reléguée dès lors au niveau de l’ombre, contrainte de disparaître devant
l’éblouissante lumière de la révélation chrétienne 22.

Pour mettre un peu de baume au cœur des chrétiens que scandalise la théorie de
la substitution, je voudrais souligner l’apport spécifique du Catéchisme de
l’Église Catholique - que l’on peut qualifier de novateur et même d’étonnant - à
l’estime chrétienne des juifs. On y lit en effet, ad locum (§ 528) :
« Leur venue [celle des Mages] signifie que les païens ne peuvent découvrir
Jésus et l’adorer comme Fils de Dieu et Sauveur du monde qu’en se tournant

22 Témoin ce texte : «Les Juifs ont fait souffrir le Christ : ils se sont laissé dominer par
l’orgueil contre lui. En quel endroit ? Dans la ville de Jérusalem. Ils y étaient les maîtres:
voilà pourquoi ils s’y montraient si orgueilleux: voilà pourquoi ils y levaient si hautement
la tête. Après la passion du Sauveur, ils en ont été arrachés, et ils ont perdu le royaume
à la tête duquel ils n’ont pas voulu placer le Christ. Voyez comme ils sont tombés dans
l’opprobre: les voilà dispersés au milieu de toutes les nations, incapables de se tenir
n’importe où, ne tenant nulle part une place fixe. Il reste encore assez de ces
malheureux Juifs pour porter en tous lieux nos livres saints, à leur propre confusion.
Quand, en effet, nous voulons prouver que le Christ a été annoncé par les prophètes,
nous montrons aux païens ces saintes lettres. Les adversaires de notre foi ne peuvent
nous reprocher, à nous chrétiens, d’en être les auteurs et de les avoir fait parfaitement
concorder avec l’Évangile, afin de faire croire que ce que nous prêchons avait été prédit
d’avance : car la vérité de notre Évangile ressort avec évidence de ce fait palpable, que
toutes les prophéties relatives au Christ sont entre les mains des Juifs, et qu’ils les
possèdent toutes. Par là, des ennemis nous fournissent eux-mêmes, dans ces Écritures
divines, des armes pour réfuter et confondre d’autres ennemis. Quelle honte leur a donc
été infligée ? C’est qu’ils sont les dépositaires des livres où le chrétien trouve le
fondement le plus solide de sa foi. Ils sont nos libraires : ils ressemblent à ces serviteurs
qui portent des livres derrière leurs maîtres: ceux-ci les lisent à leur profit: ceux-là les
portent sans autre bénéfice que d’en être chargés. Tel est l’opprobre infligé aux Juifs :
voilà comme s’accomplit en eux cette prédiction si ancienne : « Il a fait tomber dans
l’opprobre ceux qui me foulaient aux pieds. » Quelle honte pour eux, mes frères, de lire
ce verset, et de ressembler à des aveugles qui se trouvent en face d’un miroir ! Devant
les Saintes Écritures, dont ils sont les dépositaires, les Juifs sont dans une position
analogue à celle d’un aveugle devant un miroir : on l’y voit, et il ne s’y voit pas lui-
même. […]» (Cité d’après Augustin, Discours sur les Psaumes, I, du psaume 1 au
psaume 80, Cerf, coll. «Sagesses chrétiennes», Paris, 2007, p. 969.)

8
vers les juifs (cf. Jn 4, 22) et en recevant d’eux leur promesse messianique
telle qu’elle est contenue dans l’Ancien Testament. »

On ne peut souhaiter plus empathique profession de foi chrétienne envers les


juifs. Toutefois, je doute personnellement qu’elle soit partagée par un grand
nombre de prélats et de clercs, et mieux vaut ne rien dire d’une vaste masse de
fidèles non instruits du progrès de la méditation que fait l’Église, depuis des
décennies et surtout depuis la Shoah, de la signification et des implications
théologiques et spirituelles de la redécouverte de ses racines juives et de l’unité
originelle des "deux familles qu’a élues le Seigneur" (cf. Jr 33, 24).

III. Incompréhension chrétienne du sens de la pérennité de la Loi

Selon la perception chrétienne, l’attachement irréductible des Juifs à la Loi,


renforcé par de nombreux siècles de rumination talmudique, constitue un
obstacle insurmontable à leur reconnaissance du Salut en Jésus-Christ.
L’argument péremptoire généralement invoqué à cet égard est le passage suivant
de l’épître de Paul aux Ephésiens :
Ep 2, 14-16 : Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux a fait un,
détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair l’hostilité,
cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les
deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu,
tous deux en un seul Corps, par la Croix: en sa personne il a tué l’hostilité.
Malgré les apparences, le terme d’« hostilité », (littéralement « haine » (sens du
terme grec echthra), ne s’applique pas à la Loi. En fait, Paul affirme, de manière
elliptique, que la non-observance et/ou la violation de la Loi rendent ennemi de
Dieu. Ce que corroborent ses autres expressions sur le même thème :
Rm 5, 10 : Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son
Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie,
Ep 2, 11-12 : Rappelez-vous donc qu’autrefois, vous les païens - qui étiez tels
dans la chair, vous qui étiez appelés "prépuce" par ceux qui s’appellent
"circoncision", ... d’une opération pratiquée dans la chair! – rappelez-vous
qu’en ce temps-là vous étiez sans Christ, exclus de la cité d’Israël,
étrangers aux alliances de la Promesse, n’ayant ni espérance ni Dieu dans le
monde !
En réalité, ces deux passages pauliniens enseignent qu’il n’a fallu rien moins que
la mort du Christ pour que la non-observance de la Loi par les non-juifs greffés
sur l’olivier originel juif (cf. Rm 11, 24), en vertu de la Nouvelle Alliance dans le
sang du Christ, ne leur vaille pas l’hostilité des puissances célestes. En témoigne
mystérieusement ce que leur dit l’Apôtre :
Col 2, 13-14 : Vous qui étiez morts du fait de vos fautes et de votre chair
incirconcise, Il vous a fait revivre avec lui ! Il nous a fait grâce de toutes nos
fautes ! Il a effacé, au détriment des ordonnances légales, le document de
notre dette, qui nous était contraire; il l’a exposé en le clouant à la croix. Il

9
a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle
à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal (Col 2, 14).

C’est mal comprendre les reproches que Jésus adressera, plus tard, aux élites
religieuses juives, que de considérer ses invectives comme une négation et un
désaveu de leur fonction d’enseignants de la Torah. Les textes du Nouveau
Testament cités plus haut s’inscrivent en faux contre une telle perspective. Ce
que stigmatisait Jésus c’était, d’une part, le comportement de ces docteurs, qui
était en contradiction flagrante avec leur enseignement, et d’autre part, les
prescriptions accablantes qu’ils édictaient (cf. Mt 23, 4), les justifications
erronées qu’ils en donnaient, ainsi que les accommodements avec la Loi, qu’ils
inventaient. En témoignent, entre autres, les textes suivants :
Mt 15, 1-6 : Alors des Pharisiens et des scribes de Jérusalem s’approchent de
Jésus et lui disent : "Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des
anciens ? En effet, ils ne se lavent pas les mains au moment de prendre leur
repas." - "Et vous, répliqua-t-il, pourquoi transgressez-vous le commandement
de Dieu au nom de votre tradition ? En effet, Dieu a dit : ‘Honore ton père et
ta mère’, et ‘Que celui qui maudit son père ou sa mère soit puni de mort’. Mais
vous, vous dites : Quiconque dira à son père ou à sa mère : "Les biens dont
j’aurais pu t’assister, je les consacre", celui-là sera quitte de ses devoirs envers
son père ou sa mère. Et vous avez annulé la parole de Dieu au nom de votre
tradition.
Mt 15, 7-20 […] Isaïe a bien prophétisé de vous, quand il a dit : "Ce peuple
m’honore des lèvres, mais leur cœur est loin de moi. Vain est le culte qu’ils me
rendent : les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes humains." Et
ayant appelé la foule près de lui, il leur dit : "Écoutez et comprenez ! Ce n’est
pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de sa
bouche, voilà ce qui souille l’homme." Alors s’approchant, les disciples lui
disent : "Sais-tu que les Pharisiens se sont scandalisés de t’entendre parler
ainsi ?" Il répondit : "Tout plant que n’a point planté mon Père céleste sera
arraché. Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles ! Or si un
aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou." Pierre,
prenant la parole, lui dit : "Explique-nous la parabole." Il dit : "Vous aussi,
maintenant encore, vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que
tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis s’évacue aux lieux
d’aisance, tandis que ce qui sort de la bouche procède du cœur, et c’est cela
qui souille l’homme ? Du coeur en effet procèdent mauvais desseins, meurtres,
adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. Voilà les choses
qui souillent l’homme ; mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne
souille pas l’homme."
Mt 23, 2-3 : Dans la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens:
tout ce qu’ils vous diront faites-le et observez-le, mais ne faites pas ce
qu’ils font ; car ils disent et ne font pas.
Mt 23, 16-22 : Malheur à vous, guides aveugles, qui dites: Si l’on jure par le
sanctuaire, cela ne compte pas; mais si l’on jure par l’or du sanctuaire, on est
tenu. Insensés et aveugles ! Quel est donc le plus digne, l’or ou le sanctuaire
qui a rendu cet or sacré ? Vous dites encore: Si l’on jure par l’autel, cela ne

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compte pas; mais si l’on jure par l’offrande qui est dessus, on est tenu.
Aveugles ! Quel est donc le plus digne, l’offrande ou l’autel qui rend cette
offrande sacrée? Aussi bien, jurer par l’autel, c’est jurer par lui et par tout ce
qui est dessus ; jurer par le sanctuaire, c’est jurer par lui et par Celui qui
l’habite; jurer par le ciel, c’est jurer par le trône de Dieu et par Celui qui y
siège.
Par ailleurs, la brève anthologie qui suit illustre l’importance qu’attachait Jésus
à la Loi et à l’accomplissement de ses préceptes :
Mt 5, 17-19 : "N’allez pas croire que je sois venu détruire la Loi ou les
Prophètes : je ne suis pas venu détruire, mais accomplir [pleinement]. Car je
vous le dis, en vérité : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas
un point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Celui donc
qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire
de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux ; au
contraire, celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour
grand dans le Royaume des Cieux.
Mt 23, 23 (= Lc 11, 42) : Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui
acquittez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, après avoir négligé les
points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi; il
fallait faire ceci, sans omettre cela.
Lc 16, 16-17 : "Jusqu’à Jean [il y avait] la Loi et les Prophètes; depuis lors le
Royaume de Dieu est annoncé, et chacun y [entre] de force. "Il est plus facile
que le ciel et la terre passent que ne tombe un seul menu trait de la Loi."
Mc 1, 40-44 (= Lc 5, 14) : Un lépreux vient à lui, le supplie et, s’agenouillant,
lui dit: "Si tu le veux, tu peux me purifier [guérir]." Ému de compassion, il
étendit la main, le toucha et lui dit: "Je le veux, sois purifié." Et aussitôt la
lèpre le quitta et il fut purifié [guéri]. Et le rudoyant, il le renvoya aussitôt, et
lui dit: "Garde-toi de rien dire à personne; mais va te montrer au prêtre et
offre pour ta purification ce qu’a prescrit Moïse: ce leur sera un
témoignage."
Lc 17, 12-14 : A son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre
et s’arrêtèrent à distance; ils élevèrent la voix et dirent: "Jésus, Maître, aie
pitié de nous." A cette vue, il leur dit: "Allez vous montrer aux prêtres." Et il
advint, comme ils y allaient, qu’ils furent purifiés.

IV. Le déni de la Royauté du Christ en gloire sur la terre est la


conséquence du déni de la messianité eschatologique du peuple juif

Pour que l’avènement en gloire du Royaume sur la terre puisse se produire il


fallait d’abord que le peuple juif se rassemble dans sa patrie d’antan, recouvre
son identité et sa familiarité avec la langue de ses Pères, et renoue avec son
histoire religieuse sur cette terre.
L’Ancien Testament l’annonçait prophétiquement :

11
Jr 3, 14 : Je vous prendrai, un d’une ville, deux d’une famille, pour vous
amener à Sion.
Jr 29, 14 : Je vous rétablirai et vous rassemblerai de toutes les nations et de
tous les lieux où je vous ai chassés, oracle de L’Éternel. Je vous ramènerai en
ce lieu d’où je vous ai exilés.
Jr 30, 3 : Car voici venir des jours - oracle de L’Éternel - où je restaurerai mon
peuple Israël et Juda, dit L’Éternel, je les ferai revenir au pays que j’ai
donné à leurs pères et ils en prendront possession.
Jr 31, 15-17 : Ainsi parle L’Éternel: A Rama, une voix se fait entendre, une
plainte amère ; c’est Rachel qui pleure ses fils. Elle ne veut pas être consolée
pour ses fils, car ils ne sont plus (cf. Mt 2,18). Ainsi parle L’Éternel: Cesse ta
plainte, sèche tes yeux! Car il est une compensation pour ta peine - oracle
de L’Éternel - ils vont revenir du pays ennemi. Il y a donc espoir pour ton avenir
- oracle de L’Éternel - ils vont revenir, tes fils, dans leurs frontières.
Tb 14, 4-5 23 : « Tout s’accomplira, tout se réalisera, de ce que les prophètes
d’Israël, que Dieu a envoyés, ont annoncé contre l’Assyrie et contre Ninive ;
rien ne sera retranché de leurs paroles. Tout arrivera en son temps. On sera
plus à l’abri en Médie qu’en Assyrie et qu’en Babylonie. Parce que je sais et je
crois, moi, que tout ce que Dieu a dit s’accomplira, cela sera, et il ne tombera
pas un mot des prophéties. Nos frères qui habitent le pays d’Israël seront tous
recensés et déportés loin de leur belle patrie. Tout le sol d’Israël sera un désert.
Et Samarie et Jérusalem seront un désert. Et la Maison de Dieu sera, pour un
temps, désolée et brûlée. Puis de nouveau, Dieu en aura pitié, et il les
ramènera au pays d’Israël. Ils rebâtiront sa Maison, moins belle que la première,
en attendant que les temps soient révolus. Mais alors, tous revenus de leur
captivité, ils rebâtiront Jérusalem dans sa magnificence, et en elle la
Maison de Dieu sera rebâtie, comme l’ont annoncé les prophètes d’Israël.
Il ne faudrait pas croire que ce sont là des perspectives qu’on ne trouve que dans
l’Ancien Testament. Au contraire, plusieurs textes néotestamentaires
prophétisent clairement la restitution à Israël de ses prérogatives messianiques.
Témoin cette promesse que fait Jésus à ses apôtres :
« …vous siégerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus
d’Israël » (Mt 19, 28 = Lc 22, 30). 24
C’est également cette restitution qu’anticipait la question posée par les apôtres
à Jésus, après sa résurrection :
« Est-ce maintenant que tu vas restituer la royauté à 25 Israël ? » (Ac 1, 6).

23 Rappelons que le Livre de Tobie est un écrit deutérocanonique, et qu’à ce titre, il ne


fait pas partie du Canon juif des Écritures.
24 Sauf glorieuses exceptions, les chrétiens, leurs Pasteurs et leurs théologiens font de

ce texte une lecture ‘spirituelle’. Pour eux, il est évident qu’il prophétise une réalité
future qui aura lieu, au ciel. L’art chrétien a d’ailleurs popularisé cette conception
‘céleste’.
25 Le grec parle bien d’une restitution de la royauté à Israël (datif) : apokathistaneis

tèn basileian tô(i) Israel. La quasi-totalité des traductions modernes sont


insatisfaisantes : BJ (1981) : « Est-ce maintenant le temps où tu vas restaurer la royauté
12
Et cette perspective n’a pas été écartée par leur Maître 26. Par contre, deux hauts
dignitaires de l’Église du XXe siècle, au demeurant bien disposés à l’égard des
juifs, ont donné de cette parole inspirée une interprétation qu’il faut bien
qualifier de rationalisante. Témoin ce développement du pape Jean-Paul II, à
propos justement de Ac 1, 6 :
« Ainsi formulée, la question révèle combien ils sont encore conditionnés
par les perspectives d’une espérance qui conçoit le royaume de Dieu comme
un événement étroitement lié au destin national d’Israël […] Jésus corrige
leur impatience, soutenue par le désir d’un royaume aux contours encore
trop politiques et terrestres, en les invitant à s’en remettre aux mystérieux
desseins de Dieu. “Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les
moments que le Père a fixés dans sa liberté souveraine.” (Ac 1, 7) […] Il leur
confie la tâche de diffusion de l’Évangile, les poussant à sortir de l’étroite
perspective limitée à Israël. Il élargit leur horizon, en les envoyant, pour
qu’ils y soient ses témoins, “à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et
jusqu’aux extrémités de la terre” (Ac 1, 8). » 27
Inquiétantes également, même si elles furent émises dans un tout autre contexte,
m’apparaissent les réticences de Mgr Giuseppe Roncalli (futur pape Jean XXIII),
dans les années 1940, à l’égard du projet de sauver quelques milliers de juifs,
dont bon nombre d’enfants, en les emmenant en Palestine ; il craignait en effet
que cette action caritative ne contribue à accréditer l’espérance eschatologique
juive 28 :
« Je confesse que l’idée d’acheminer les juifs en Palestine, justement par
l’intermédiaire du Saint-Siège, quasiment pour reconstruire le royaume

en Israël ? » - Segond (1967) : « Est-ce maintenant que tu rétabliras le royaume


d’Israël ? » - TOB (1988): « Est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume
pour Israël ? » ; etc.
26 Précisons toutefois que la réponse de Jésus «Il ne vous appartient pas de connaître les

temps ou les moments que le Père a fixés de sa seule autorité» (Ac 1, 8) est quasi
unanimement comprise en Chrétienté comme un démenti de cette espérance juive. Un
simple examen du texte révèle que rien dans ces mots ne justifie une telle perception.
En outre, un survol, même succinct, du Nouveau Testament, montre clairement que
quand Jésus n’est pas d’accord avec ce que pensent et/ou disent ses disciples, il ne se
gêne pas pour le leur dire, parfois sans ménagement comme dans le cas où il va jusqu’à
appeler « Satan » l’apôtre Pierre, auquel il avait confié peu de temps auparavant la
responsabilité de son Église (cf. Mt 16, 23).
27 Audience générale du 11 mars 1998 texte italien publié par L’Osservatore Romano, du

12 mars 1998, traduit en français dans la Documentation catholique, n° 2179/7, du 5


avril 1998, p. 304. Je me garderai de jeter le discrédit sur Jean-Paul II, qui fut le premier
pape depuis Saint Pierre à se rendre dans une synagogue et qui est à l’origine de ce que
j’ai appelé la « Formule de Mayence », par laquelle il a parlé des Juifs comme du
« peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu » : voir M. R. Macina,
« Caducité ou irrévocabilité de la première Alliance dans le Nouveau Testament ? A
propos de la "formule de Mayence" ».
28 Texte traduit de l’original italien qui figure dans Actes et documents du Saint-Siège

relatifs à la Seconde Guerre mondiale, Volume 9, n° 324, Libreria Editrice Vaticana,


1975. Mgr Roncalli était alors délégué apostolique en Turquie.

13
juif […] suscite en moi quelque inquiétude. Il est compréhensible que leurs
compatriotes et leurs amis politiques s’impliquent. Mais il ne me paraît pas de
bon goût que l’exercice simple et élevé de la charité du Saint-Siège offre
précisément l’occasion et le signe permettant de reconnaître une sorte de
coopération, ne serait-ce qu’initiale et indirecte, à la réalisation du rêve
messianique. […] Ce qui est absolument certain, c’est que la reconstruction
du royaume de Juda et d’Israël n’est qu’une utopie. » 29

Cet état d’esprit, qu’on aurait tort de croire révolu, se manifeste périodiquement
de diverses manières, en particulier par une sourde opposition du Saint-Siège à
la politique de l’État d’Israël, qui éclate parfois sous forme de propos regrettables
que l’on peut considérer comme anti-israéliens 30. Cet état de choses m’a amené
à me demander si la frilosité magistérielle à l’égard de l’eschatologie, en général,
et de la perspective d’un royaume du Christ en gloire sur la terre, en particulier,
ne serait pas motivée par la crainte d’une résurgence moderne d’un messianisme
juif dynamisé par la création d’un État national sur le territoire de l’ancienne
patrie israélite. Je crois discerner dans cette contestation – qui ne s’exprime pas
explicitement – la résurgence d’un contentieux religieux des origines, non apuré,
qui se focalise sur la théologie de l’élection, le messianisme juif étant perçu par
l’Église comme la négation du rôle central du Christ dans le dessein de salut de
Dieu, tel qu’elle le conçoit 31.

Et puisqu’il n’est pas question de taxer de mauvaise foi cette institution


chrétienne vénérable, force est d’admettre qu’il y a, dans cette incompatibilité
théologique entre les deux confessions de foi, une disposition mystérieuse du
dessein de Dieu, sur laquelle Paul a levé un instant le voile en ces termes :
Rm 11, 28 : Ennemis, il est vrai, selon l’Évangile à cause de vous, ils sont,
selon l’Élection, chéris à cause des pères.
La situation n’est pas sans rappeler les circonstances du schisme entre les
royaumes d’Israël et de Juda, lors du retour d’exil de Jéroboam, ancien chef des
corvées du roi Salomon, qui s’était révolté contre ce monarque absolu :

29 Comme je l’ai précisé ci-dessus pour Jean-Paul II, mon but n’est pas de ternir la
réputation de ce saint homme qui a sauvé tant de juifs d’une mort certaine. Je ne cite
cette réaction que pour illustrer sur quel terreau s’enracine l’opposition atavique du
Saint-Siège à l’État juif, dont l’existence même s’inscrit en faux contre la conception
chrétienne, qui remonte aux Pères de l’Église, selon laquelle le peuple juif restera
dispersé sur la terre sans attaches nationales jusqu’à sa conversion, à la fin des temps.
Pourtant telle n’est pas la perspective prophétique qui s’exprime, entre autres, en Os 4,
4-5 : « Car, pendant de longs jours les enfants d'Israël resteront sans roi et sans chef,
sans sacrifice et sans stèle, sans éphod et sans téraphim. Ensuite les enfants d'Israël
reviendront; ils chercheront L’Éternel leur Dieu, et David leur roi; ils accourront en
tremblant vers L’Éternel et vers ses biens, dans la suite des jours.
30 J’ai exprimé ce malaise dans un article journalistique paru le 12 novembre 2014 sur

le site The Times of Israel, sous le titre « Le dénigrement ecclésial d’Israël ».


31 J’ai traité de ce sujet difficile dans mon livre électronique intitulé Un voile sur leur

coeur. Le « non » catholique au Royaume millénaire du Christ sur la terre, édité par
Tsofim, en 2013.

14
1 R 12, 20-24 : Lorsque tout Israël apprit que Jéroboam était revenu, ils
l’appelèrent à l’assemblée et ils le firent roi sur tout Israël ; il n’y eut pour se
rallier à la maison de David que la seule tribu de Juda. Roboam se rendit à
Jérusalem ; il convoqua toute la maison de Juda et la tribu de Benjamin, soit
cent quatre-vingt mille guerriers d’élite, pour combattre la maison d’Israël et
rendre le royaume à Roboam fils de Salomon. Mais la parole de Dieu fut adressée
à Shemaya l’homme de Dieu en ces termes : "Dis ceci à Roboam fils de Salomon,
roi de Juda, à toute la maison de Juda, à Benjamin et au reste du peuple : Ainsi
parle L’Éternel. N’allez pas vous battre contre vos frères, les Israélites ;
que chacun retourne chez soi, car cet événement vient de moi." Ils écoutèrent
la parole de L’Éternel et prirent le chemin du retour comme avait dit L’Éternel.
Le même avertissement s’adresse, me semble-t-il, aux deux parties de l’Israël de
Dieu que sont, selon moi, les juifs et les nations chrétiennes, et dont, toujours
selon moi, la tribu de Juda et celles de l’Israël du nord sont le type. Les chrétiens
doivent se garder de s’insurger contre la vocation messianique que Dieu a
impartie aux Juifs, et qu’il ne leur a jamais enlevée (cf. Rm 1, 1-2), en témoigne
l’avertissement solennel de Paul :
Rm 11, 17-23 : Mais si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que
toi, olivier sauvage, tu as été greffé parmi elles pour avoir part avec elles à la
sève de l’olivier, ne va pas te glorifier aux dépens des branches. Ou si tu veux
te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.
Tu diras: On a coupé des branches, pour que, moi, je fusse greffé. Fort bien.
Elles ont été coupées pour leur incrédulité, et c’est la foi qui te fait tenir. Ne
t’enorgueillis pas; crains plutôt. Car si Dieu n’a pas épargné les branches
naturelles, il ne t’épargnera pas non plus. Considère donc la bonté et la
sévérité de Dieu: sévérité envers ceux qui sont tombés, et envers toi bonté (de
Dieu), pourvu que tu demeures en cette bonté; sinon tu seras retranché toi
aussi. Et eux, s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité 32, ils seront greffés:
Dieu est bien assez puissant pour les greffer à nouveau.
Et souvenons-nous du lien qu’établit Paul entre le Christ et le peuple juif :
Rm 15, 8-12 : Je l’affirme en effet, le Christ s’est fait ministre des circoncis
en raison de la véracité de Dieu, pour accomplir les promesses faites aux
Pères, quant aux nations, elles glorifient Dieu en raison de sa miséricorde, selon
le mot de l’Écriture: C’est pourquoi je te louerai parmi les nations et je
chanterai à la gloire de ton nom; et cet autre: Nations, exultez avec son peuple;
ou encore: Toutes les nations, louez le Seigneur, et que tous les peuples le
célèbrent. Et Isaïe dit à son tour (Is 11, 10): Elle paraîtra, la racine de Jessé,
qui se dresse en signal pour les nations (lenes ‘amim). En lui, les nations
mettront leur espérance.

32 J’ai longuement médité sur cette incrédulité du peuple juif et sur ses conséquences
surprenantes, dans mon livre de 2013, intitulé Dieu a rétabli Son Peuple. Témoigner
devant l’Église que Dieu a restitué au Peuple juif son héritage messianique, voir
spécialement les chapitres intitulés «L’Obéissance de la Foi (Rm 1, 15) », et «"Dieu les
a tous enfermés dans la désobéissance…" (Rm 11, 32)».

15
Il semble difficile d’éluder le parallèle prophétique entre l’allusion à la « racine
de Jessé », d’Is 11, 10, et « la racine qui porte le païen », de Rm 11, 18, surtout
quand s’y ajoute cet autre parallèle implicite avec le « signal » (nes) d’Is 11, 10
(cité par Paul en Rm 15, 12) qu’elle constitue « pour les peuples », dans le
contexte eschatologique du rétablissement glorieux d’Israël :
Is 49, 22 : Ainsi parle le Seigneur L’Éternel: Voici que je lèverai la main vers les
nations, et je dresserai mon signal (arim nisi) pour les peuples: ils t’amèneront
tes fils dans leurs bras, et tes filles seront portées sur l’épaule.
Dès lors, il ne fait pas de doute à mes yeux que l’Inspirateur de la Parole divine
– qui l’a ‘équipée’ de termes, de types et d’oracles prophétiques, lesquels
constituent autant de jalons, dispersés mais unis entre eux par un lien
d’analogie – « ouvrira, au temps opportun, l’esprit des chrétiens pour qu’ils
comprennent les Écritures » (cf. Lc 23, 45) et découvrent, avec émotion,
ce que l’oeil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas
monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui
l’aiment. (1 Co 2, 9).
Ces considérations nous introduisent au cœur du mystère qu’expriment les
passages suivants du Nouveau Testament :
Jn 14, 8-10: Philippe lui dit : "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous
suffit." Jésus lui dit : "Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me
connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire :
Montre-nous le Père ! " ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père
est en moi ? […]"

Tandis que Paul, à qui le Christ s’est révélé de manière sublime, écrit de lui :
Col 1, 15-20 : Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature,
car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre,
les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout
a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui.
Et il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église : Il est le Principe,
Premier-né d’entre les morts, il fallait qu’il obtînt en tout la primauté, car Dieu
s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les
êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par
le sang de sa croix.
Le chrétien objectera peut-être que le même Paul, tant vanté par les amis du
peuple juif pour son affirmation du non-rejet d’Israël (cf. Rm 11, 1-2), n’a pas
hésité pour autant à parler de l’endurcissement des juifs, ou de leur aveuglement
(cf. Rm 11, 7):
2 Co 3, 14-16 : Mais leur entendement s’est obscurci. Jusqu’à ce jour en effet,
lorsqu’on lit l’Ancien Testament, ce même voile demeure. Il n’est point retiré ;
car c’est le Christ qui le fait disparaître. Oui, jusqu’à ce jour, toutes les fois
qu’on lit Moïse, un voile est posé sur leur cœur. C’est quand on se tourne
vers le Seigneur que le voile est enlevé.

16
Et d’évoquer le texte de la version amendée de la Prière pour les juifs selon le
Missel Romain (1959) 33:
Prions aussi pour les juifs. Que le Seigneur notre Dieu retire le voile de leur
cœur pour qu’ils reconnaissent eux aussi, Jésus, le Christ, notre Seigneur. Dieu
éternel et tout-puissant, toi qui n’exclus pas les Juifs de ta miséricorde, écoute
nos prières pour que s’ouvrent les yeux de ce peuple : qu’il reconnaisse dans le
Christ la lumière de ta vérité et qu’il sorte de ses ténèbres.

Mais il est d’autres textes, tirés de l’Écriture, qui laissent entrevoir, dans une
vision de foi et d’espérance, que la cécité d’Israël sera levée par Celui-là même
qui l’a permise selon Son dessein mystérieux :
Is 29,18 : En ce jour-là, les sourds entendront les paroles du livre (cf. Is 29, 11-
12) et, délivrés de l’ombre et des ténèbres, les yeux des aveugles verront.
Is 52, 7-10 : Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui
annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annonce le salut, qui dit
à Sion: "Ton Dieu règne." C’est la voix de tes guetteurs: ils élèvent la voix,
ensemble ils pousseront des cris de joie, car ils verront les yeux dans les yeux
L’Éternel qui revient à Sion. Ensemble poussez des cris, des cris de joie, ruines
de Jérusalem! Car L’Éternel a consolé son peuple, il a racheté Jérusalem.
L’Éternel a découvert son bras de sainteté aux yeux de toutes les nations, et
tous les confins de la terre ont vu le salut de notre Dieu.
Is 42, 21-23 : Le Seigneur veut, à cause de sa justice, magnifier et rendre
glorieuse la Loi. Et voici un peuple pillé et dépouillé, on les a tous enfermés
dans des basses-fosses, emprisonnés dans des cachots. On les a mis au pillage,
et personne pour les secourir, on les a dépouillés, et personne pour demander
restitution. Qui, parmi vous, prête l’oreille à cela? Qui fait attention et
comprend a posteriori ?
Is 43, 1-21 : Et maintenant, ainsi parle L’Éternel, celui qui t’a créé, Jacob,
qui t’a modelé, Israël. Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par
ton nom : tu es à moi. Si tu traverses les eaux je serai avec toi, et les rivières,
elles ne te submergeront pas. Si tu passes par le feu, tu ne souffriras pas, et la
flamme ne te brûlera pas. Car je suis L’Éternel, ton Dieu, le Saint d’Israël,
ton sauveur. Pour ta rançon, j’ai donné l’Égypte, Kush et Sheba à ta place. Car
tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime. Aussi je livre
des hommes à ta place et des peuples en rançon de ta vie. Ne crains pas, car
je suis avec toi, du levant je vais faire revenir ta race, et du couchant je te
rassemblerai. Je dirai au Nord : Donne ! Et au Midi : Ne retiens pas ! Ramène
mes fils de loin et mes filles du bout de la terre, quiconque se réclame de
mon nom, ceux que j’ai créés pour ma gloire, que j’ai formés et que j’ai
faits. Fais sortir un peuple aveugle qui a des yeux, et des sourds qui ont
des oreilles. Que toutes les nations se rassemblent, que tous les peuples
s’unissent ! Qui parmi eux a proclamé cela et nous a fait connaître les choses

33Voir, en ligne : « L’oraison du Missale Romanum pour la conversion des Juifs (Vendredi
Saint) ». Rappelons que la précédente version (1570) appelait les juifs « perfides » et
parlait de «ce peuple aveuglé» ; voir l’article de Wikipedia : « Oremus et Pro perfidis
Judaeis ».

17
anciennes ? Qu’ils produisent leurs témoins et qu’ils se justifient, qu’on les
entende et qu’on dise : C’est la vérité! C’est vous qui êtes mes témoins, oracle
de L’Éternel, et le serviteur que je me suis choisi, afin que vous le sachiez,
que vous croyiez en moi et que vous compreniez que c’est moi : avant moi
aucun dieu n’a été formé et après moi il n’y en aura pas. […] Ainsi parle
L’Éternel, votre rédempteur, le Saint d’Israël. […] Je suis L’Éternel, votre Saint,
le créateur d’Israël, votre roi. Ainsi parle L’Éternel […] Ne vous souvenez
plus des événements anciens, ne pensez plus aux choses passées, voici que
je vais faire une chose nouvelle, déjà elle pointe, ne la reconnaissez-vous
pas ? Oui, je vais mettre dans le désert un chemin, et dans la steppe, des
fleuves. Les bêtes sauvages m’honoreront, les chacals et les autruches, car j’ai
mis dans le désert de l’eau et des fleuves dans la steppe, pour abreuver
mon peuple, mon élu. Le peuple que je me suis formé publiera mes
louanges.

En avril 1994, le Cardinal Ratzinger, futur pape Benoît XVI, exprimait, sous la
forme d’une question qu’il laissait sans réponse l’impasse dans laquelle se trouve
la conscience chrétienne, confrontée à la nécessité de définir sa foi et son
espérance face à celles du peuple juif :
« La confession de Jésus de Nazareth comme Fils du Dieu vivant et la foi dans
la Croix comme rédemption de l’humanité, signifient-elles une condamnation
explicite des juifs, comme entêtés et aveugles, comme coupables de la mort
du Fils de Dieu? Se pourrait-il que le cœur de la foi des chrétiens les
contraigne à l’intolérance, voire à l’hostilité à l’égard des juifs et, à
l’inverse, que l’estime des juifs pour eux-mêmes, la défense de leur dignité
historique et de leurs convictions les plus profondes, les obligent à exiger
des chrétiens qu’ils renoncent au cœur de leur foi et donc, requièrent
semblablement des juifs qu’ils renoncent à la tolérance? Le conflit est-il
programmé au cœur de la religion et ne peut-il être résolu que par la
répudiation de ce cœur ? 34 »
Quatorze années plus tard, en pleine polémique à propos de la prière pour les
juifs le vendredi saint 35 le P. Michel Remaud 36 a apporté une contribution
majeure à cette question brûlante en l’espèce d’un article de référence, dont je

34 Israël, l'Église et le monde : leurs relations et leur mission, selon le Catéchisme de


l'Église Catholique. Conférence du cardinal Ratzinger, reproduite dans La
Documentation catholique, n° 2091, du 3 avril 1994, p. 329. Texte en ligne sur
debriefing.org. Pour une analyse plus détaillée, voir Menahem Macina, Chrétiens et juifs
depuis Vatican II. État des lieux historique et théologique. Prospective eschatologique,
éditions Docteur angélique, Avignon, 2009, p. 142 et ss.
35 J’ai consacré à ce sujet un chapitre de mon livre, Chrétiens et juifs depuis Vatican II.

État des lieux historique et théologique. Prospective eschatologique, Docteur angélique,


Avignon 2009, V. «La prière pour que les Juifs reconnaissent Jésus sonne-t-elle le glas
du dialogue?», p. 167-184 ; texte consultable en ligne sur le site Tsofim.org.
36 Michel Remaud, est prêtre et religieux ; docteur en théologie, il enseigne à l’Institut

Albert Decourtray (Institut chrétien d’études juives et de littérature hébraïque, à


Jérusalem).

18
cite ici de larges extraits, tant la clarification théologique qu’il apporte est
bienvenue 37.
« le chrétien qui exprime sa foi en faisant siennes les formules du Nouveau
Testament doit-il être soupçonné d’une volonté de conversion lorsqu’il dialogue
avec les juifs ?
[…] si le chrétien considère Jésus comme “le sauveur de tous les hommes”, et
qu’il exprime cette conviction dans la liturgie, peut-il dialoguer sans arrière-
pensée avec ceux qui ne partagent pas sa foi ? Une première remarque
s’impose : le Nouveau Testament, d’où sont tirées les formules qui ont soulevé
l’émotion (comme d’ailleurs l’allusion au voile posé sur le cœur, qui est
empruntée à la seconde épître aux Corinthiens, 3, 15), est librement accessible
dans les librairies et les bibliothèques et il n’est au pouvoir d’aucun chrétien
de le censurer. Il n’est donc pas question de nier ou de dissimuler ce que tout
le monde peut constater à la simple lecture des textes. La première étape du
dialogue, qu’on n’a jamais fini de franchir, est que chacun des
interlocuteurs soit informé loyalement de ce que l’autre croit ou pense. On
peut citer ici ce qu’écrivait, en 1973, le Comité épiscopal français pour les
relations avec le judaïsme : “[…] que, dans les rencontres entre chrétiens et
juifs, soit reconnu le droit de chacun de rendre pleinement témoignage de sa
foi sans être pour autant soupçonné de vouloir détacher de manière déloyale
une personne de sa communauté pour l’attacher à la sienne propre”. En bref,
le juif a le droit de savoir ce que croit le chrétien.
Or, c’est là, précisément, que les difficultés commencent. Par nature, en effet,
le christianisme est une prise de parti sur une question interne au judaïsme : le
chrétien dit pouvoir nommer le messie d’Israël. Proclamer que Jésus est le
Christ, mettre un trait d’union entre les mots “Jésus” et “Christ”, c’est énoncer
une affirmation que le juif – à juste titre si l’on prend la peine de se situer de
son point de vue – ne peut considérer que comme une ingérence dans les
affaires intérieures d’Israël. On ne le répétera jamais assez : il n’y aurait
jamais eu de christianisme ni d’Église si des juifs n’avaient dit un jour à
d’autres juifs : “Celui dont Moïse a parlé dans la Loi, ainsi que les
Prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, fils de Joseph, de Nazareth.”
(Jn 1, 45). Même si, dès l’antiquité, le groupe des disciples juifs de Jésus a été
rapidement submergé par l’afflux des païens, au point que l’Église est devenue,
dans les faits, une Église des nations, la communauté chrétienne n’aurait ni
existence ni raison d’être, et sa profession de foi serait vide de contenu, hors
de cette référence à l’origine juive. Pendant tout son pontificat, Jean-Paul II a
répété que nous, les chrétiens, avons avec le judaïsme “des rapports que nous
n’avons avec aucune autre religion”. Il faut reconnaître que les choses seraient
beaucoup plus simples si judaïsme et christianisme étaient deux religions
extérieures l’une à l’autre et suivaient des voies parallèles. Le dialogue pourrait
alors se limiter à une information mutuelle visant à enrichir la culture générale
de chacun des deux interlocuteurs. Hypothèse malheureusement impossible :
sans la profession de foi “Jésus est le messie d’Israël”, il n’y aurait pas de
christianisme […]

37Michel Remaud, «[A propos de la prière pour les Juifs] "Dialogue et profession de foi"»,
19 février 2008.

19
La situation est-elle donc sans issue ? Le chrétien qui rencontre le juif n’aurait-
il le choix qu’entre deux attitudes, un prosélytisme militant, ou le double
langage ? Chercher à convaincre, ou tenir un discours “diplomatique” qui
passerait sous silence les convictions profondes, mais qui serait démenti par
l’expression liturgique de la foi dès que le juif aurait le dos tourné ? […]
C’est le Nouveau Testament lui-même […] qui nous enseigne que la
pérennité d’Israël s’inscrit dans un projet divin ordonné au salut des
païens. L’antiquité chrétienne a réduit l’existence même du judaïsme à un
échec de l’évangélisation. Je ne suis pas sûr que cette interprétation ne soit
pas, aujourd’hui encore, celle de nombreux chrétiens, depuis les usagers de
l’ancien missel, même s’ils emploient la nouvelle formule, […] jusqu’à des
“amis d’Israël” de tendance fondamentaliste. Si les chrétiens étaient plus
familiers de leurs propres sources, ils auraient lu, dans l’épître aux
Romains, qu’il y a une relation de causalité directe entre la non-
acceptation de l’Évangile par les juifs et le salut des païens.
“À travers l’endurcissement d’Israël – nous pouvons dire aujourd’hui, sans
jouer sur les mots : à travers la permanence du judaïsme – se déploie un
projet divin dont la raison ne peut rendre compte, mais dont le but est le
salut des païens. Le dessein de salut qui embrasse Israël et les nations se
réalise donc, d’une manière inattendue, à travers le refus même de
l’Évangile par les Juifs. 38”
[…] Nous devons admettre que nous ne savons pas tout et prendre acte des
affirmations du Nouveau Testament lui-même, selon lequel le dessein de salut
se déploie selon des voies qui défient notre logique. Nous devons aussi
apprendre à entendre les affirmations qui s’expriment à travers ce que nous
considérons simplement comme des négations.
Il ne s’agit donc pas de rester en deçà du Nouveau Testament, mais de
l’accepter dans sa totalité, avec ses apparentes contradictions, ses
obscurités et ses énigmes. Pendant des siècles, nous nous sommes satisfaits,
sur la permanence du judaïsme, d’affirmations péremptoires et souvent
simplistes. Et si, avant de les remplacer par d’autres affirmations tout aussi
assurées, nous prenions, sans nous presser, le temps des questions ? »

Il convient d’adjoindre à ce texte séminal le passage suivant de l’épître aux


Romains qui, selon moi, constitue l’épicentre de l’expression du mystère 39 :
Rm 11, 28-32 : Ennemis, il est vrai, pour ce qui est de l’Évangile, à cause de
vous, ils sont, pour ce qui est de l’Élection, chéris à cause de leurs pères. Car
les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance. En effet, de même que jadis,
vous avez désobéi à Dieu et qu’au temps présent, vous avez obtenu

38 Michel Remaud insère ici une référence à son livre intitulé Chrétiens et Juifs entre le
passé et l’avenir, éditions Lessius, Bruxelles, 2000, p. 135-136.
39 J’ai longuement exposé tout ce que je crois en avoir compris, dans mon livre Dieu a

rétabli son peuple. Témoigner devant l’Eglise que Dieu a restitué au Peuple juif son
héritage messianique (éditions Tsofim, 2014). Voir surtout les chapitres suivants : Faux-
pas des nations chrétiennes à leur tour ; L’Obéissance de la Foi (Rm 1, 15; 16, 26) ; «Dieu
les a tous enfermés dans la désobéissance…» (Rm 11, 32) ; Le dessein de Dieu, pierre
d’achoppement pour les Juifs et les Chrétiens ; Conclusion: «…pour faire à tous
miséricorde» (Rm 11, 32).

20
miséricorde, du fait de leur désobéissance, eux, de même, au temps présent,
ont désobéi du fait de la miséricorde exercée envers vous, afin qu’eux aussi ils
obtiennent, au temps présent, miséricorde. Car Dieu les a tous [= Juifs et non-
Juifs, devenus croyants au Christ Jésus] enfermés dans la désobéissance, pour
faire à tous miséricorde.
Nous avons encore tant de choses à apprendre. En témoigne cette affirmation du
Seigneur lui-même dans l’évangile de Jean :
Jn 16, 12-13 : J’ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le
porter pour l’instant. Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous
introduira dans la vérité tout entière ; car il ne parlera pas de lui-même,
mais ce qu’il entendra, il le dira et il vous dévoilera les choses à venir.

Post-scriptum : Pour aller plus loin dans la méditation du mystère

Si vous êtes incapables de scruter les profondeurs du cœur de l’homme et de


démêler les raisonnements de son esprit, comment donc pourrez-vous
pénétrer le Dieu qui a fait toutes ces choses, scruter sa pensée et
comprendre ses desseins ? (Livre de Judith 8, 14).
C’est qu’elles ne connaissent pas les plans de L’Éternel et qu’elles n’ont pas
compris son dessein : il les a rassemblées comme les gerbes sur l’aire…
(Michée 4, 12).
L’Éternel déjoue les desseins des nations, il empêche les pensées des
peuples ; mais le dessein de l’Éternel subsiste à jamais, les pensées de son
cœur, de génération en génération. (Psaume 33, 10-11).
Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. (Évangile
selon S. Matthieu 15, 24).
Il ne s’agit donc pas de qui veut ou de qui court, mais de Dieu qui fait
miséricorde. (Épitre aux Romains 9, 16).

Voici trois textes très différents. Le premier est extrait d’un ouvrage apocryphe
chrétien composé dans les tout premiers siècles de notre ère. Le second est
l’œuvre d’un rabbin philosophe des XI-XIIe s. Le troisième, enfin est tiré de
l’évangile de Jean. Ce qu’ils ont en commun n’apparaît pas de prime abord, car
il participe du mystère que sonde le présent écrit, à savoir l’intrication
prophétique de la personne unique et parfaite qu’est le Christ, et de la personne
collective et qui lui est coextensive : le peuple juif. Toutes deux sont, chacune à
leur rang, le Serviteur de l’Éternel 40.
Le premier texte figure dans un document dont le contenu est qualifié de
légendaire et romanesque par de nombreux spécialistes : les Homélies Pseudo-
Clémentines 41. Et de fait, on y trouve des récits et des interprétations qui

40 Témoin, entre des dizaines d’autres, ces passages : Is 41, 8-9 ; 42, 1.19 ; 42, 19 ; 43,
10 ; 44, 1.2.21 ; 45, 4 ; 49, 3 ; 52, 13 ; 53, 11 ; Jr 30, 10 ; 46, 27-28, etc.
41 La date la plus ancienne assignée à cet écrit par la recherche est 200 de notre ère.

Mais certains chercheurs proposent une date beaucoup plus tardive. On trouvera un bref
état de la question dans S.G. Wilson, Related Strangers. Jews and Christians 70-170 C.E.,
21
surprennent, en ce qu’ils nous révèlent un monde conceptuel foisonnant d’images
et de récits à allure mythique et de facture légendaire, dans le style des
Pseudépigraphes et Apocryphes, juifs ou chrétiens, et dans celui de
l’historiographie ou de la littérature judéo-hellénistiques 42. Il est à peine besoin
de préciser que cet ouvrage n’a aucun caractère canonique. Son principal intérêt,
pour notre propos, est de contenir ce texte étonnant 43 :
« C’est pourquoi Jésus est caché aux yeux des Hébreux qui ont reçu Moïse pour
docteur, et Moïse est voilé aux yeux de ceux qui croient en Jésus. Comme
l’enseignement transmis par l’un et par l’autre est le même, Dieu accueille
favorablement l’homme qui croit à l’un des deux. Mais croire à un maître doit
aboutir à faire ce que Dieu commande. Qu’il en soit ainsi, c’est ce qu’a déclaré
notre Seigneur lui-même par ces paroles : “Je te rends grâce, Père du ciel et
de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux anciens et les as
révélées aux enfants à la mamelle qui ne parlent pas encore.” [cf. Mt 11, 25].
Ainsi, Dieu lui-même a caché le docteur aux uns parce qu’ils savaient déjà ce
qu’il faut faire, et il l’a révélé aux autres parce qu’ils ignoraient ce qu’il faut
faire. Donc ni les Hébreux ne sont condamnés pour ignorer Jésus, puisque c’est
Dieu qui le leur a caché, à condition naturellement d’accomplir les préceptes
transmis par Moïse et de ne pas haïr celui qu’ils ignorent ; ni non plus les
croyants venus de la gentilité ne sont condamnés pour ignorer Moïse, puisque
c’est Dieu qui l’a voilé à leurs yeux, à condition, eux aussi, d’observer les
préceptes transmis par Jésus et de ne pas haïr celui qu’ils ignorent 44 […] Au
reste, si quelqu’un reçoit la grâce de connaître les deux [Moïse et Jésus] à la

Minneapolis, Fortress Press 1995, p. 150-152 et notes afférentes, p. 353. Wilson renvoie,
avec raison, à « a useful review of critical opinions on the Pseudo-Clementines […] given
by F. Stanley-Jones, “The Pseudo-Clementines : a History of Research”, Second Century,
2 (1982) 1-33, 63-96 ». La bibliographie du sujet est extrêmement technique. L’ouvrage
de référence est en allemand : G. Straecker, Die Juden-Christentum bei den Pseudo-
Klementinen, Berlin, 1958.
42 C’est-à-dire n’appartenant pas au canon des Écritures, tant juives que chrétiennes.

La valeur théologique et spirituelle, voire historique, d’une partie de ces ouvrages est
indiscutable, mais n’est connue que des spécialistes. On se limitera ici à deux références
en français : Albert-Marie Denis, Introduction aux Pseudépigraphes d’Ancien Testament,
E.J. Brill, Leyden (Pays-Bas), 1970 ; La Bible. Ecrits Intertestamentaires, édition publiée
sous la direction d’André Dupont-Sommer et Marc Philonenko, dans la collection de la
Pléiade, Gallimard, 1987.
43 Homélie VIII, 5-7, citée ici, avec une légère correction, d’après la traduction française

de A. Siouville [pseudonyme], Les Homélies Clémentines, Paris 1933, p. 209-210.


44 On trouve un intéressant écho de cette conception dans un commentaire de Romains

11, rédigé en syriaque par l'évêque nestorien Isho‘dad de Merw (IXe s.), compilateur de
commentaires bibliques, connu pour utiliser des sources anciennes : « "[Dieu a] enfermé
[tous les hommes dans la désobéissance"], c'est-à-dire : il les a laissés [dans cette
ignorance] et ne les [y] a pas contraints, ni les Juifs ni les Gentils; mais il a puni cette
désobéissance, cette contestation des croyants circoncis avec les incirconcis, adjurant
les deux parties de ne pas s'exalter l'une aux dépens de l'autre, et de ne pas détruire
l'espoir l'une de l'autre, par cette [phrase] : “Je veux, frères, que vous connaissiez ce
mystère” [cf. Rm 11, 25] […] ». Traduit de Commentaries of Isho‘dad of Merw, dans
Horae Semiticae XI, vol. V, part II (trad.), p. 18-19.

22
fois, ceux-ci prêchant une seule et même doctrine, cet homme doit être
compté comme riche devant Dieu, puisqu’il comprend que les choses anciennes
sont nouvelles dans le temps et que les choses nouvelles sont anciennes. »
Le second texte est tiré du « Kuzari », célèbre ouvrage du philosophe juif
médiéval Juda Halévi 45:

« Nous sommes semblables à l’homme accablé de souffrances d’Isaïe dans le


chapitre "Voici que mon Serviteur réussira" (Is 52, 13 à 53, 12), et dont il est
dit : "sans beauté et sans éclat, comme quelqu’un devant qui on se cache la
face" (Is 53, 2-3). Le prophète veut dire que son physique est hideux, son aspect
laid, semblable à des immondices dont la vision répugne aux hommes et devant
lesquels ils se cachent la face. "Méprisé et rebut de l’humanité, homme de
douleurs et familier de la maladie » (Is 53, 3).
[…] N’estime pas déraisonnable l’application à un peuple comme Israël du
verset : "Or c’étaient nos maladies qu’il supportait, nos souffrances qu’il
endurait" (Is 53, 4). Oui, tandis que nous sommes accablés de maux, le monde
jouit de la tranquillité et de la quiétude. Les épreuves qui nous sont infligées
ont pour effet de garder notre religion dans son intégrité, de maintenir purs les
purs parmi nous et de rejeter loin de nous les scories. C’est grâce à notre pureté
et notre intégrité que le divin se joint au monde
[…] Dieu a aussi un dessein secret nous concernant, pareil au dessein qu’il
nourrit pour le grain. Celui-ci tombe à terre et se transforme ; en apparence,
il se change en terre, en eau, en fumier ; l’observateur s’imagine qu’il n’en
reste plus aucune trace visible. Or, en réalité, c’est lui qui transforme la terre
et l’eau en leur donnant sa propre nature : graduellement, il métamorphose les
éléments qu’il rend subtils et semblables à lui en quelque sorte [...] Il en est
ainsi de la religion de Moïse. La forme du premier grain fait pousser sur l’arbre
des fruits semblables à celui dont le grain a été extrait. Bien
qu’extérieurement elles la repoussent, toutes les religions apparues après
elle sont en réalité des transformations de cette religion. Elles ne font que
frayer la voie et préparer le terrain pour le Messie, objet de nos
espérances, qui est le fruit […] et dont elles toutes deviendront le
fruit. Alors, elles le reconnaîtront et l’arbre deviendra un. À ce moment-
là, elles exalteront la racine qu’elles vilipendaient, comme nous l’avons dit
en expliquant le texte : Voici, mon serviteur prospérera… [cf. Is 52, 13 s.] »

Le troisième texte enfin, figure dans l’évangile de Jean, écrit canonique


chronologiquement antérieur aux deux précédents 46 :

Il y avait là quelques Grecs, de ceux qui montaient pour adorer pendant la fête.
Ils s’avancèrent vers Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et ils lui firent
cette demande: « Seigneur, nous voulons voir Jésus. » Philippe vient le dire à
André ; André et Philippe viennent le dire à Jésus. Jésus leur répond : « Voici
venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. En vérité, en vérité, je

45 Kuzari, II, 34 ; 44 ; IV, 23. Cité d’après Juda Hallevi, Le Kuzari, apologie de la
religion méprisée, trad. Charles Touati, Bibliothèque de l’École des Hautes Études en
Sciences Religieuses, Volume C, Peeters, Louvain-Paris, 1994, p. 64, 66 et 173.
46 Jean, 12, 20-28.

23
vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ;
mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » […] Maintenant mon âme est
troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela
que je suis venu à cette heure. Père, glorifie ton nom ! Du ciel vint alors une
voix : « Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai. »

Mon commentaire 47. Rien d’extraordinaire, à première vue, dans cet épisode.
Des prosélytes grecs attirés par la renommée de Jésus veulent s’entretenir avec
lui. Mais, à l’examen, les choses s’avèrent moins simples qu’il n’y paraît.
Premièrement, ces gens doivent passer par deux intermédiaires, dont l’un,
Philippe, nous est présenté comme étant de Bethsaïde en Galilée, ce qui implique
qu’il est habitué aux contacts avec les goyim, terme hébreu qui signifie
«nations». Deuxièmement, Jésus ne défère, ni ne se dérobe à cette demande
d’entrevue, mais il révèle à ses auditeurs qu’elle constitue le signe prophétique
de l’imminence de sa mort et de sa résurrection, et l’annonce du futur destin
analogue du peuple juif, comme on va le voir ci-après.
Entrons plus avant dans les détails du récit. On y relate qu’après avoir entendu
la supplique de ces Grecs, Philippe et André en font part à Jésus. Il faut garder
en mémoire, à ce propos, que les juifs observants n’ont pas de rapports avec les
Samaritains, ni avec les goyim. Jésus n’hésitera pas à s’affranchir souverainement
de cette limitation dans plusieurs cas ; mais, dans les deux principaux – l’épisode
de la Samaritaine (Jn 4, 9 s.) et celui de la Cananéenne (Mt 15, 21-28) –, il
soulignera fortement la différence entre juifs et goyim. À la Samaritaine, il
rappellera que « le salut vient des Juifs » (Jn 4, 22) ; à la Cananéenne qui lui
demandait un miracle, il dira crûment : « il ne convient pas de prendre le pain
des enfants pour le jeter aux chiens » (Mt 15, 26), où les « enfants » sont les juifs,
et les goyim, les «chiens». Il précise même qu’il n’a « été envoyé qu’aux brebis
perdues de la Maison d’Israël » (Mt 15, 24), ce qui ne laisse aucun doute sur
l’entérinement par Jésus, malgré les exceptions évoquées, de l’appartenance
spécifique de ce peuple à Dieu, en tant que son bien propre (segulah).
Nous ne saurons finalement jamais si Jésus a accepté de recevoir ces prosélytes,
ou s’il a refusé. Car c’est bien là l’étrangeté de l’épisode : cet aspect du
problème semble n’avoir pas du tout intéressé le narrateur. On verra que
l’explication, ici donnée, de cette attitude de Jésus et de son sens caché, profond
et sublime, rend ce point sans importance. De fait, la réaction de Jésus est sans
aucun rapport apparent avec l’initiative ou la personnalité des visiteurs. Selon
l’évangéliste, cette démarche déclenche chez Jésus une réaction, dont nous
allons voir qu’elle est prophétique et eschatologique.
Que signifie donc cette geste ? Première hypothèse : l’Évangile a relaté un fait
qu’il n’a pas compris et la tradition y a raccroché une de ces « catéchèses
spirituelles » dont le Quatrième Évangile est prodigue ; mais c’est faire peu de
cas de la cohérence du Nouveau Testament ainsi que de l’inspiration qui a guidé

47 Je reprends ici un passage de mon livre, La pierre rejetée par les bâtisseurs.
L’«intrication prophétique» des Écritures (éditions Tsofim, 2013), chapitre 8. « Dualité
de l’élection selon le Nouveau Testament ».

24
son style rédactionnel et le choix des épisodes relatés, outre que, pour un
chrétien, c’est faire bon marché de l’inspiration divine des Écritures. Deuxième
hypothèse : l’attitude de Jésus est prophétique, elle recèle un enseignement
mystérieux, non encore découvert ni mis en valeur, et à portée eschatologique.
En effet, Jésus est à la fois le focalisateur et le vecteur eschatologique de
l’Écriture. Ses paroles et ses actes donnent corps aux oracles et événements que
celle-ci relate et révèlent le sens ultime qu’ils recèlent. À ce titre, le passage
suivant d’Isaïe, lu à l’aune de l’« intrication prophétique » 48, éclaire cette scène
évangélique d’une lumière surprenante et inattendue, en lui conférant une valeur
eschatologique et messianique qui prend sa source dans l’eschatologie juive :
Is 55, 3-5 : Je conclurai avec vous une alliance éternelle, faite des grâces
garanties à David. Voici que j’ai fait de lui un témoin pour les peuples, un chef
et un maître pour les peuples. Voici que tu appelleras une nation que tu ne
connais pas et des inconnus accourront vers toi à cause de L’Éternel, ton
Dieu et du Saint d’Israël qui t’aura glorifié.
J’ai mis en italiques le concept commun à ce passage d’Isaïe et à celui de Jean :
la glorification. C’est, presque mot pour mot, situation pour situation, ce qui
arrive à Jésus. Or, dans le texte d’Isaïe, c’est à tout le peuple juif qu’est faite
cette prophétie. Ce que confirme Is 61, 8 s., où l’expression « Je conclurai avec
vous une alliance éternelle », est suivie de :
Is 61, 9 : […] leur race sera célèbre parmi les nations et leur descendance parmi
les peuples. Tous ceux qui les verront reconnaîtront qu’ils sont une race bénie
de L’Éternel.
Le sens de ces deux passages prophétiques semble être que, quand Dieu aura
rétabli la royauté davidique (« les grâces garanties à David »), et « glorifié » son
peuple, les goyim – «des inconnus» – «accourront vers» lui. Sachant, dans l’Esprit
Saint, que ce qui va se produire en sa personne (sa mort et sa résurrection)
préfigure, en germe, ce qui adviendra au peuple juif lors de sa rédemption par
Dieu, Jésus l’énonce par avance, pour notre instruction :
Jn 12, 23-24, 27-28 : Voici venue l’heure où le Fils de l’homme doit être
glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre
ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. […]
Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette
heure. Père, glorifie ton nom !
Et son Père lui-même appose son sceau sur cette prophétie, en faisant entendre
une voix qui proclame :
Jn 12, 28 : Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai.
Que ce fait ait été relaté, lui aussi, pour notre instruction, témoigne ce que dit
Jésus :
Jn 12, 30 : Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix, mais pour vous.
C’est exactement ce que dit Paul, en d’autres termes et dans un autre contexte:

48 Sur le sens de l’expression, voir : « Le phénomène de l' "intrication prophétique" »

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Rm 15, 4 : […] ce qui a été écrit dans le passé l’a été pour notre instruction,
afin que par la constance et par la consolation des Écritures, nous ayons
l’espérance.
Et encore :
1 Co 10, 11 : Ces choses leur advenaient à titre de signe [litt. type], et ont été
écrites pour notre avertissement, nous qui sommes parvenus à la fin des temps.
C’est donc pour l’instruction et l’avertissement de ceux qui croient en lui que
Jésus énonce à haute voix la conscience qu’il a de la portée prophétique de
l’événement, apparemment insignifiant, qu’est la visite de ces prosélytes. Rempli
de l’Esprit Saint, il dévoile « l’intrication prophétique » de ces textes
scripturaires, nous invitant à voir, dans ces pieux goyim qui viennent à lui, attirés
par sa renommée, et dans la « glorification » qui va être la sienne par sa mort et
sa résurrection, la préfiguration prophétique de la marche future des nations « à
la clarté » dont rayonnera, aux temps messianiques, un Israël illuminé par la
gloire de Dieu, comme il est écrit :
Is 60, 1-3 : Debout ! Resplendis ! Car voici ta lumière, et sur toi luit la gloire
de L’Éternel. Car voici que les ténèbres couvrent la terre et l’obscurité, les
peuples, et sur toi brille L’Éternel, et sa gloire sur toi apparaît. Les nations
marcheront à ta lumière et les rois à l’éclat de ton resplendissement.
Nous sommes prévenus, par d’autres passages scripturaires, que la gloire future
d’Israël sera précédée d’une passion analogue à celle de Jésus, suite à une autre
venue, diabolique celle-là, de « nations coalisées contre L’Éternel et contre son
oint » (Ps 2, 2), qui constituera l’ultime tentative de destruction du Peuple-
Messie, avant sa glorification finale, sur intervention divine, gage et assurance
pour ceux qui, croyant au choix divin dont Israël est l’objet, accepteront de
partager son destin.
Pour de nombreux chrétiens – j’en ai fait maintes fois l’expérience au fil des
décennies de mon existence –, les perspectives succinctement exposées ci-dessus
sont, au mieux, incompréhensibles, au pire, incongrues et totalement
inacceptables. La raison de cette non-réception est évidente : de l’interprétation
chrétienne multiséculaire selon laquelle les juifs n’ayant pas reconnu le Christ de
Dieu venu dans la chair en la personne de Jésus, Dieu s’est constitué un « nouveau
peuple » assimilé plus ou moins explicitement à l’Église, découle la conviction
chrétienne incoercible que, pour être agréables à Dieu, voire pour être sauvés,
les juifs doivent être incorporés à cette Église, par la foi au Christ. De longs
siècles d’un enseignement patristique et ecclésial, coulé en formules ne varietur
dans une tradition liturgique immuable, dont est nourrie la foi des fidèles, ont
conféré à ce « narratif » théologique le statut d’un credo quasi dogmatique.
Pour ma part, je réitère ici, « avec douceur, respect, et conscience droite » (cf.
1 P 3, 16) ma foi dans le rétablissement du peuple juif, déjà réalisé sous nos yeux,
comme il est écrit :
Ha 1, 5 : Voyez dans les nations, regardez, soyez dans l’étonnement et la
stupéfaction! Car voici que j’accomplirai, de vos jours, une œuvre que vous
ne croiriez pas si on la racontait.

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© Menahem Macina

9 décembre 2014

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