Méthode Structurale Et Systèmes Philosophiques

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MÉTHODE STRUCTURALE ET SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES

Gabriella Crocco

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2005/1 n° 45 | pages 69 à 88
ISSN 0035-1571

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ISBN 9782130550402
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Pour citer cet article :


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Gabriella Crocco, « Méthode structurale et systèmes philosophiques », Revue de
métaphysique et de morale 2005/1 (n° 45), p. 69-88.
DOI 10.3917/rmm.051.0069
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Méthode structurale
et systèmes philosophiques

RÉSUMÉ. — L’application de la notion de structure à l’analyse des systèmes philo-


sophiques est sans doute l’un des développements les plus fructueux de ce qu’on a appelé
le structuralisme. La tradition inaugurée par Martial Gueroult et poursuivie par Victor

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Goldschmidt, Jules Vuillemin et d’autres a conduit à une fondation critique de la notion
de système philosophique et a renouvelé profondément la méthode de l’histoire de la
philosophie. En cherchant à reconstituer les orientations principales de cette tradition,
nous essayons d’abord de distinguer le structuralisme en philosophie du structuralisme
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en mathématique et en linguistique. Nous prenons comme base de discussion de cette


question l’analyse de Gilles-Gaston Granger donnée en 1967, dans Pensée formelle et
sciences de l’homme. Ensuite, nous abordons trois problèmes centraux de l’application
de la notion de système en philosophie. La question de la clôture des concepts philoso-
phiques ; la question de la vérité ; la question des rapports entre science et philosophie.

ABSTRACT. — One of the most interesting applications of the notion of structure is


the analysis of philosophical systems. The French tradition of Martial Gueroult, Victor
Goldschmidt, Jules Vuillemin, who critically grounded the notion of philosophical system,
is one of the most important modern contribution to philosophy of history of philosophy.
We try a critical reconstruction of some of the guiding themes of this tradition. The
peculiarity of philosophical structures, in front of linguistical and mathematical ones, is
considered in section 1, in the light of Gilles-Gaston Granger conception of 1967. Three
problems are then raised. The openness of philosophical systems, in contrast to the
closure of linguistical and mathematical structures. The truth in philosophical systems,
according to the analysis of Gueroult and Goldschmidt. The relationship between science
and philosophy, as it is considered in Vuillemin’s work.

I N T RO D U C T I O N :
U N S T RU C T U R A L I S M E O U D E S S T RU C T U R A L I S M E S ?
LE POINT DE VUE DE GRANGER SUR LA QUESTION

Dans l’« Adresse au lecteur » de la deuxième édition de Pensée formelle et


sciences de l’homme 1 de 1967, Gilles-Gaston Granger dresse deux attendus
quant au structuralisme :

1. Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne,


1967 (1re éd. 1960).

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2005


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1º / parler du structuralisme n’a guère de sens ; il y a des structuralismes car


il y a différentes notions de structure qui sont sous-entendues par ces structu-
ralismes ;
2º / il appartient à une philosophie de la connaissance de décrire et de dis-
tinguer ces différentes notions de structure et d’examiner leurs titres de créance
respectifs.
Quel jugement historique peut-on formuler au sujet de ces assertions après
trente-cinq ans de débats ? La thèse qu’on se propose de défendre est la suivante.
Si on limite le bilan aux structuralismes qui prennent la notion de structure

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comme catégorie essentielle, comme fondement d’un renouvellement méthodo-
logique, on voit se dresser nettement un clivage.
D’une part, nous pouvons regrouper les structuralismes qui utilisent la notion
de structure comme une arme contre l’analyse ontologique et métaphysique des
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fondements de la connaissance. Les mathématiques bourbakiennes appartien-


nent sans aucun doute à cette catégorie. Elles font un usage militant, idéologique
de la notion de structure dans une perspective anti-fondationnaliste.
D’autre part, nous pouvons regrouper les disciplines comme la philosophie
et l’histoire de la philosophie dans lesquelles, au contraire, la méthode structu-
rale est au service d’une analyse renouvelée et extrêmement originale de la
question des fondements de la connaissance.
On adoptera le plan suivant.
D’abord, le jugement de Granger de 1967 sera restitué dans ses articulations
fondamentales. On fera ensuite apparaître, en nous concentrant sur les mathé-
matiques, ce qu’il y a de discutable dans la position de Granger lorsqu’il
rapproche mathématiques et linguistique structuralistes pour les opposer à la
philosophie. Enfin, on terminera en soulignant l’originalité et l’actualité du point
de vue structuraliste en philosophie et en histoire de la philosophie. En dehors
des scientismes et des historicismes, le point de vue structural se propose comme
une alternative à l’image contemporaine de la philosophie comme simple cri-
tique rationnelle.

EXPOSÉ DU POINT DE VUE DE GRANGER

Dans la préface à l’édition de 1967 de son livre Pensée formelle et sciences


de l’homme, Gilles-Gaston Granger, donc, prend position dans le débat sur le
sens des mots structure et structuralisme, mots qui « jouissent de l’universel
crédit auprès des chroniqueurs de revues et de gazettes 2 ». On peut résumer le

2. Ibid., p. 1.
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point de vue de Granger ainsi : il ne faut pas négliger, sous peine de confusion,
la diversité et la pluralité originaire des formes du structuralisme. Granger
distingue en effet, dans la naissance du structuralisme, trois foyers indépen-
dants : la linguistique, les mathématiques et l’histoire de la philosophie et sou-
ligne que « donner sans précaution le même nom de “structure” à des systèmes
logico-mathématiques, à des organisations de type phonologique et à la trame
conceptuelle d’un discours philosophique, c’est ouvrir une voie possible au
non-sens 3 ». Probablement Granger sous-entend-il également qu’on donnerait
naissance a fortiori à la confusion si on envisageait, de plus, les sens vagues

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de structuralisme en anthropologie, en histoire des idées, en psychologie et en
critique littéraire. Il est bien vrai que chacun de ces foyers indépendants présente
un paradigme admissible de systématicité. Mais « il appartient alors à une
philosophie de la connaissance de les décrire et de les distinguer soit que l’on
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croie pouvoir conclure à l’égale validité de chacun pour la constitution d’un


objet, soit que l’on arrive à montrer le caractère illusoire de certains des trois
sens. Le danger de l’appellation “structuralisme” réside en ce qu’elle laisse
entendre que le problème est déjà résolu dans le sens de l’univocité 4 ».
Où réside donc cette diversité essentielle, justifiant l’analyse philosophique
du terme structure ? Examinons de plus près ces trois foyers, tels qu’ils sont
évoqués dans l’analyse de Granger.
Premier foyer : la linguistique. Les travaux de Courtenay, Troubetzkoy, Saus-
sure sont à l’origine du structuralisme linguistique. Deux idées en constituent
les fondements.
a) L’idée maîtresse en est que la langue, prise indépendamment du contexte
des activités concrètes d’expression et d’évolution historique, constitue un objet
de science, un système dont on peut décrire comme telles les déterminations
intrinsèques.
b) La seconde idée constitutive éclaire la nature de cet objet langue : aucun
des éléments du système ne peut être défini sinon par ses rapports d’opposition
à tous les autres ; c’est-à-dire aucun des éléments du système ne prend de valeur,
de fonction et de sens que relativement à ce dont il se démarque à l’intérieur
du système entier.
Deuxième foyer : le structuralisme mathématique que Granger identifie avec
le projet bourbakien qui prend naissance à la fin des années 30. L’idée essen-
tielle, commune, en son fond, aux mathématiciens et à Saussure, est ici que
l’objet est saisissable dans sa profondeur non pas en tant que porteur de pro-
priétés internes, mais comme système de relations entre éléments. L’objet véri-

3. Ibid., p. 5.
4. Ibid.
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table de la connaissance mathématique est la structure et non l’élément : ce que


l’analyste vise, par exemple, lorsqu’il énonce les propriétés des nombres com-
plexes, ce sont les propriétés d’un système d’objets qu’il résume sous le nom
de corps commutatifs algébriquement clos. Chaque branche des mathématiques
explore ainsi une structure ou un complexe de structures. Pour chacun des
systèmes d’objets ainsi déterminés, la donnée d’une condition de clôture de la
définition est essentielle.
Troisième et dernier foyer : l’histoire de la philosophie. Granger cite les
œuvres de Martial Gueroult, de Victor Goldschmidt, de Ginette Dreyfus et de

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Jules Vuillemin. L’idée structuraliste en histoire de la philosophie consiste selon
Granger à considérer un ouvrage en lui-même comme un système relativement
clos et autonome : « Ainsi l’idée saussurienne de la langue est-elle redécouverte
et appliquée à un phénomène de clôture à la fois moins étendu et plus complexe,
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puisqu’il suppose le premier. Nous avons ici donc respecté l’idée maîtresse des
structuralismes linguistiques et mathématiques bien qu’en en restreignant radi-
calement la portée 5. »
C’est ici que réside la différence essentielle, selon Granger, entre ces struc-
turalismes. La nature du système philosophique est totalement différente de
celle des autres systèmes d’objets. Le système philosophique dégagé par l’ana-
lyse de l’historien de la philosophie est un ensemble de pensées logiquement
structurées mais « nullement assimilable au système rigoureusement abstrait et
clos d’une structure mathématique ou d’une structure phonologique 6 ». Ainsi,
l’ouverture et l’incomplétude essentielle des éléments du système s’opposent à
une mise en forme rigoureusement axiomatique dans le cas de la philosophie.
Il y a donc une thèse commune à tous les structuralismes : l’idée simple et
forte selon laquelle toute tentative pour connaître objectivement quelque chose
de l’homme, de ses activités et de ses produits doit d’abord passer par une
réduction de l’expérience à un système de marques corrélatives ; toutefois il y
a des différences profondes dans la construction et la nature de ces systèmes
de marques qui devraient nous dissuader de toute assimilation hâtive. Les mathé-
matiques seraient proches de la linguistique à cause du caractère clos de la
structure. La philosophie s’en détacherait à cause de l’ouverture de son système
d’objets.

5. Ibid., p. 3.
6. Ibid.
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S T RU C T U R A L I S M E L I N G U I S T I Q U E E T M AT H É M AT I Q U E

Examinons alors d’abord cette première affirmation de Granger sur la parenté


entre mathématiques et linguistique structuralistes.
De quoi avons-nous besoin pour la définition ou la description d’un système
phonologique ?
1) De la masse amorphe du continuum sonore.
2) D’un découpage arbitraire, dans cette masse amorphe, d’un système fini

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de traits d’opposition.
3) De la constitution d’une relation d’équivalence, qui nous donne des classes
de traits distinctifs.
Quelles sont les conditions de possibilité des mathématiques structuralistes ?
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1) La théorie des ensembles, au moins dans la forme d’une théorie naïve non
formalisée.
2) La suite infinie des nombres naturels.
3) Le découpage de structures (au moyen de 1 et 2) dans le domaine infini
des objets concevables.

Deux remarques s’imposent.


1º / On ne présuppose dans la description phonologique de la langue qu’un
système fini d’objets. Au contraire, on a besoin d’ensembles infinis et de la
donnée au moins métamathématique des entiers pour définir une structure
mathématique. Cette différence est la source à notre avis d’une opposition
profonde, entre la notion de clôture dans un système phonologique et la notion
de clôture dans un système mathématique, que Granger semble négliger.
En linguistique, on a véritablement clôture de l’ensemble (fini) des objets et
donc des propriétés de ces objets.
En mathématique, on pourrait seulement dire, à la rigueur, qu’on dispose
d’une caractérisation syntaxique close des objets en question ; toutefois, ni les
propriétés de ces objets, ni les modèles permettant d’interpréter ces objets ne
peuvent, d’une quelconque manière, être dits clos. Les mathématiques (en réalité
même la branche la plus élémentaire des mathématiques, l’arithmétique) ne sont
pas catégoriques au sens technique du terme ; à savoir nous ne pouvons d’aucune
manière restreindre l’interprétation d’un système formel décrivant la suite des
naturels et leurs propriétés élémentaires à un modèle entendu, correspondant à
notre conception intuitive, habituelle, des nombres naturels.
L’arithmétique, et donc les mathématiques en général sont incomplètes ; cela
signifie qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de clôture des expressions bien
formées décrivant des propriétés ou des relations sur les naturels.
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2º / La deuxième remarque demande un examen plus développé. La notion


de structure en linguistique est neutre par rapport aux différentes conceptions
acceptables de ce qui fonde l’existence du système des marques caractéristiques.
On pourrait, à ce titre, citer comme exemple la controverse sur l’origine et la
nature du phonème : celui-ci peut-il être réalisé en termes plus élémentaires par
la donnée de traits distinctifs universels ou non ? Quelle que soit l’issue de cette
controverse, qui opposa Jakobson à Martinet, il faut souligner qu’elle n’atteint
pas l’accord sur la réalité des systèmes phonologiques. La structure du système
demeure neutre par rapport aux descriptions possibles de leurs composantes en

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termes de données plus élémentaires. Au contraire, la notion de structure en
mathématique telle que l’entend Bourbaki n’est pas neutre. Un petit excursus
historique suffira pour justifier cette affirmation.
Pour Granger, le concept de structure tel qu’il est décrit par Bourbaki donne
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« une description adéquate de la figure [des mathématiques] telle qu’elle se


modelait à la fin du siècle dernier ». Les éléments d’histoire sur lesquels s’appuie
le jugement de Granger sont bien connus :
a) le programme d’Erlangen de Klein ;
b) l’impossibilité de résoudre par la méthode des radicaux les équations de
degré supérieur à 4.

Dans chacun de ces chapitres essentiels de l’histoire des mathématiques, la


notion de structure a été substituée aux choses : celles-ci ne sont plus que des
éléments déterminés par des opérations conservant l’invariance de certaines
propriétés. La leçon générale de ces développements mathématiques est claire :
on pensait autrefois que connaître c’était connaître les propriétés de certains
êtres : la forme de l’espace, les valeurs des variables annulant telle fonction,
etc. Désormais, avec les structures, dont les opérations essentielles sont la
substitution (dans la théorie de Galois) et la composition (composition des
transformations ponctuelles des points de l’espace chez Klein), connaître c’est
connaître les relations entre les choses. La prévalence de la relation conduit
d’ailleurs à reconnaître que des choses différentes, comme un nombre rationnel
et un nombre réel, peuvent être identifiées du point de vue d’une certaine
structure. L’exemple le plus clair à ce propos est celui des nombres rationnels
(Q) et des nombres réels (R) ; ils partagent la même structure, ce sont des corps
algébriquement non clos.
Mais la définition bourbakienne de la structure se borne-t-elle à récapituler
le contenu des méthodes de Klein et de Galois ? En effet, ces méthodes sont
philosophiquement neutres car constructives. En revanche, la notion bourba-
kienne de structure ne semble pas participer de cette neutralité philosophique.
Comme on l’a dit, la définition bourbakienne de structure s’accorde la théorie
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des ensembles et en particulier elle se donne la suite des entiers naturels. Or,
l’octroi de tels moyens dépasse l’accord philosophique qu’impose le concept
de transformation de la doctrine de Klein ou le concept de substitution de la
théorie de Galois. L’usage de l’infini présuppose un choix philosophique ; on
pose au fondement de la structure une notion qui est loin d’être philosophique-
ment neutre.
En ce sens, l’origine du structuralisme mathématique est plutôt dans la ten-
tative d’évacuer le choix entre intuitionnisme et réalisme, propre au débat sur
les fondements des mathématiques à partir du début du siècle. Bourbaki ne

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prend pas position sur la nature des objets mathématiques, il ne choisit pas entre
fondation sur le sujet ou sur l’objet, il prétend faire l’économie de la question
des fondements, il relègue l’interprétation des objets infinis dans les conditions
qui rendent possibles les systèmes et non pas dans le système lui-même. En
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réalité, il a par là pris parti sans vouloir l’admettre. Il y a un exemple assez


clair, nous semble-t-il, de ce fait.
Reprenons le cas de R et Q. Nous avons vu qu’en tant que corps, ils sont
indiscernables, mais si nous les considérons sous l’aspect de leur structure
d’ordre, ils sont discernables. Ces deux ensembles sont totalement ordonnés,
mais le premier, R, a la propriété de la borne supérieure (tout sous-ensemble
de R possède un plus petit majorant) tandis que Q ne possède pas cette propriété.
Toutefois, ce trait structural distinctif n’est acceptable, cela va de soi, que pour
qui reconnaît la propriété de la borne supérieure comme définissable. Or les
intuitionnistes, qui jugent l’idée d’infini en acte irrecevable, excluent les moyens
démonstratifs permettant d’établir la propriété de la borne supérieure. De sorte
que le critère apparemment neutre de la structure s’appuie sur la théorie des
idées 7.
Le bourbakisme est un platonisme qui s’ignore, qui veut s’ignorer. Le struc-
turalisme en mathématiques masque un engagement philosophique. La dissi-
mulation fonctionne grâce à un stratagème qui substitue le fait au droit. De fait,
l’usage des mathématiques classiques s’est imposé. Au nom de ce fait, on
prétend avoir le droit de diluer dans la notion de structure toutes les conséquen-
ces philosophiques implicites associées au choix des mathématiques classiques.
Cette idéologie structuraliste (idéologie au sens donné par Granger à ce terme :
« [une] interprétation justificative plus ou moins explicite des situations effec-
tivement réalisées par l’organisation et la pratique sociale à un moment donné
de l’histoire 8 ») est visiblement liée à une conception du progrès scientifique

7. Pour un exposé plus détaillé sur cette question, voir E. AUDUREAU et G. CROCCO, « Intuition-
nisme et constructivisme chez Brouwer », dans J. BONIFACE (éd.), Formes et Calcul, Ellipses, 2004.
8. Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 63.
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qui voit dans l’élimination des questions métaphysiques son corrélat le plus
immédiat. Les tenants d’une telle thèse étaient bien nombreux à l’époque de
Bourbaki et avant eux, et ils n’appartiennent pas qu’aux cercles positivistes.
Deux exemples illustreront ce point.
H. Poincaré, bien qu’il ne soit certainement pas reconnu par Bourbaki
comme un de ses inspirateurs, en est sans aucun doute un des précurseurs pour
sa conception structurale des mathématiques (bien que, il faut le dire, le
structuralisme mathématique de Poincaré soit au service de sa conception
intuitionniste, d’un kantisme renouvelé, de la connaissance). Ses affirmations

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dans son texte de 1902, La Science et l’Hypothèse, sont sans équivoques : « [ce
que la science] peut atteindre ne sont pas les choses elles-mêmes, comme le
pensent les dogmatiques naïfs, ce sont seulement les rapports entre les choses ;
en dehors de ces rapports il n’y a pas de réalité connaissable 9. » Et comment
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ces rapports entre les choses sont-ils connaissables ? Grâce aux mathématiques
car « [l]es mathématiciens n’étudient pas des objets mais des relations entre
objets ; il leur est donc indifférent de remplacer ces objets par d’autres, pourvu
que les relations ne changent pas. La matière leur importe peu, la forme seule
les intéresse 10 ».
Le mathématicien allemand R. Courant est encore plus éloquent sur cette
conception de la science et de son progrès, véritable idéologie d’une époque.
Courant (professeur à Göttingen de 1920 à 1934, élève de Hilbert, parti en 1934
aux États-Unis, spécialiste d’analyse infinitésimale et de physique mathémati-
que) ne peut pas être rangé parmi les disciples de Bourbaki, mais il les précède
et, par maints aspects, il pourrait être considéré comme l’un de ses précurseurs.
Dans son livre What is mathematics ?, Courant affirme : « À travers les siècles,
les mathématiciens ont considéré les objets de leur étude, tels que les nombres,
les points, etc. comme des objets en soi. Puisque ces entités ne se sont jamais
laissé décrire de manière adéquate, une idée s’est lentement frayé un chemin
dans les esprits des mathématiciens, à savoir : la question de la définition, de
la signification de ces entités ne devait pas avoir sa place dans les mathémati-
ques. Dans les mathématiques, on ne doit pas discuter ce que les points, les
droites, les nombres sont effectivement, ce qui importe, ce qui correspond à des
faits vérifiables, ce sont les structures, les relations qui permettent de décrire
ces entités. [...] Heureusement l’esprit créateur oublie les opinions philosophi-
ques dogmatiques car elles pourraient constituer des entraves aux découvertes
constructives. Ainsi pour les spécialistes comme pour les profanes ce n’est pas

9. H. POINCARÉ, La Science et l’Hypothèse, Paris, Flammarion, 1968 (1re éd. 1902), p. 25.
10. Ibid., p. 49.
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la philosophie mais l’expérience active qui seule peut répondre à la question :


qu’est-ce que les mathématiques 11 ? »
Cette conception du progrès de la science comme déterminé par l’élimination
des questions de l’être, l’élimination des objets en faveur des relations, est
extrêmement contestable. Deux exemples tirés de l’histoire des sciences suffi-
sent à le montrer.

1º / Hilbert a voulu défendre une doctrine de la connaissance mathématique


rejetant à la fois les principes du réalisme et ceux de l’intuitionnisme. Cette

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position s’est traduite en réalité par l’emprunt éclectique de procédés méthodi-
ques propres à ces deux courants de pensée : à savoir la logique classique, propre
au réalisme, et le constructivisme, propre à l’intuitionnisme. Sur le plan du
contenu, il s’agissait de conserver l’apport de Cantor (introduction de l’infini
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en acte) tout en donnant une réduction finitiste de cet apport. Hilbert tournait
donc résolument le dos aux options métaphysiques exprimées dans la contro-
verse sur les fondements. Ceci non pas pour affirmer une position métaphysique
propre mais pour purger le problème des fondements des questions métaphy-
siques. Le prix de cette idéologie fut le suivant. Hilbert fut le premier à poser
le problème de la complétude de la logique classique sans toutefois être en
mesure de la démontrer. Ce fait est surprenant, car le théorème de complétude
est une conséquence immédiate d’un résultat établi par Skolem que Hilbert
connaissait. C’est que, comme l’a souligné Gödel, à qui l’on doit la démons-
tration de ce théorème, toute démonstration de complétude de la logique clas-
sique implique un raisonnement infinitaire. Ce raisonnement est la trace du
platonisme (usage de l’infini en acte) de la théorie des ensembles qui irrigue la
logique classique, laquelle a été conçue pour exprimer et formaliser les modes
de raisonnement inhérent à la théorie des ensembles. Mais pour comprendre le
fait technique, l’emploi inévitable du raisonnement infinitaire, il fallait com-
prendre que la théorie des ensembles engageait métaphysiquement.
2º / Poincaré avait toutes les données mathématiques et l’analyse des concepts
fondamentaux de la physique nécessaires à la formulation de la relativité géné-
rale. Il connaissait parfaitement les géométries riemanniennes des espaces à
courbure non constante, il avait fourni de manière très lucide une critique des
fondements de la physique newtonienne, de son principe d’inertie et de sa
conception d’un espace et d’un temps absolus. Il niait non seulement que l’on
puisse admettre une structure euclidienne de l’espace mais aussi que l’on puisse
parler de simultanéité de phénomènes dans le temps, les mesures de temps étant

11. R. COURANT, H. ROBBINS, What is Mathematics ? An Elementary Approach of Ideas and


Methods, Oxford University Press, 1988 (1re éd. 1941), Introduction, p. IV.
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78 Gabriella Crocco

relatives. Toutefois, son refus de raisonner sur un objet comme l’univers et sa


structure, son indifférence face aux questions d’ontologie comme l’existence
ou la non-existence de l’éther, le conduisent à ne pas formuler, malgré cela, la
théorie de la relativité (restreinte ou générale).
On voit donc avec ces deux exemples que l’antimétaphysicisme peut être un
obstacle au progrès de la science. Le structuralisme mathématique doit des comp-
tes à l’histoire de la science sur des faits semblables à ceux que l’on vient d’évo-
quer. Ce n’est pas le cas, nous semble-t-il, du structuralisme en linguistique.

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D E L ’ A N T I N O M I E D E L ’ I D É E D ’ H I S TO I R E D E L A P H I L O S O P H I E
À L A N É C E S S I T É D U S T RU C T U R A L I S M E E N H I S TO I R E
DE LA PHILOSOPHIE ET EN PHILOSOPHIE
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Venons-en donc à l’analyse critique de la deuxième affirmation de Granger.


Granger voit une disproportion entre le structuralisme en histoire de la philo-
sophie et le structuralisme en mathématiques : « le système philosophique [que
l’historien] dégage est un ensemble de pensées certes logiquement enchaînées,
mais à la vérité nullement assimilable au système rigoureusement abstrait et clos
d’une structure mathématique ou d’une structure phonologique [...]. De là vient
que tout essai rigoureux d’axiomatisation d’une œuvre philosophique conduit
justement à faire ressortir l’impossibilité d’une mise en forme intégrale 12. »
S’il s’agit de reconnaître que la détermination des objets mathématiques est
plus précise que la définition des termes du vocabulaire philosophique, alors
personne ne songera à s’opposer à cette appréciation de Granger. Mais cette
idée de clôture qui permettrait de distinguer un système philosophique d’une
structure mathématique est difficile à saisir. D’une part, on l’a dit, le théorème
d’incomplétude permet d’affirmer stricto sensu la dernière phrase de Granger
citée ci-dessus en substituant « mathématique » à « philosophique ». Ce qui est
vrai des mathématiques l’est donc a fortiori de la philosophie. D’autre part, les
suggestions de Granger à propos de cette notion ne semblent pas vraiment
éclaircir davantage la question. À propos du sens qu’il convient de donner à
cette propriété de clôture des systèmes mathématiques, Granger souligne qu’il
entend par là « qu’en mathématiques tout doit pouvoir être explicite et formulé.
Il ne s’agit pas ici de la “clôture” aux divers sens techniques que la métama-
thématique lui donne 13 ». Toutefois, l’ambiguïté du mot « explicite », dans ce
contexte, ne manquera pas de frapper le lecteur. Peut-on affirmer que tout est

12. Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 3.


13. Ibid., note 1, p. 3.
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Méthode structurale et systèmes philosophiques 79

explicite en mathématique ? Ne devrait-on opposer à une telle thèse la concep-


tion de l’ouverture des concepts mathématiques que Gödel a maintes fois indi-
quée comme l’une des conséquences les plus remarquables de ses théorèmes
d’incomplétude 14 ? Il faut probablement comprendre ce mot « explicite » à la
lumière de la théorie de Granger du sens et de la signification, théorie que
Granger même cite quelques lignes plus bas : « Je dirais donc, dans mon propre
langage, que le second principe du structuralisme en histoire de la philosophie
consiste à poser que les éléments du système sont ici des “significations”, non
des “sens” 15. » On ne pourra pas ici expliquer cette doctrine complexe que

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l’auteur développe conjointement à sa notion de style 16. Il nous semble toutefois
difficile de soutenir que le principe en question soit un principe du structuralisme
en histoire de la philosophie. Il s’agit plutôt du principe auquel Granger recon-
duit le structuralisme en philosophie et qui dépend fortement de sa propre
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conception de la connaissance philosophique 17.


Comment caractériser alors la méthode structurale en philosophie ? Nous
devons en fait distinguer deux questions. D’abord, à quelle exigence répond
cette méthode en histoire de la philosophie ? La philosophie de l’histoire de la
philosophie de Martial Gueroult permet de répondre à cette question. Ensuite
quelles réponses cette méthode apporte-t-elle sur le rôle et la nature de la

14. Gödel considérait l’inexhaustibilité des concepts mathématiques comme une des conséquen-
ces essentielles des théorèmes d’incomplétude. H. Wang, dans Reflections on Kurt Gödel (MIT Press,
1987), rapporte à la p. 50 une note du carnet de Carnap relatant les conversations du cercle viennois.
Dans cette note, datant du 23 décembre 1929, Carnap résume ainsi l’intervention de Gödel à propos
de la question de l’ouverture des concepts mathématiques : « Nous admettons certaines considéra-
tions sur la grammaire d’un langage donné, portant sur le monde empirique, comme une partie
légitime des mathématiques. Or, si l’on cherchait à formaliser de telles mathématiques, on aurait
toujours, pour chaque formalisation, des problèmes qui, bien que compréhensibles et exprimables
dans le langage ordinaire, ne pourront pas être exprimés dans le langage formalisé en question. Il
en découle (Brouwer) que les mathématiques sont inexhaustibles : l’on doit toujours à nouveau
puiser sans cesse à la “fontaine de l’intuition”. »
15. Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 3-4.
16. On se limitera à citer un passage de Granger dans Essai d’une philosophie du style, Paris,
Odile Jacob, 1988 (1re éd. 1968). Granger oppose, ici, au sens, déterminant l’information à l’intérieur
de la structure, la signification, qui a trait à la structure prise comme une totalité dans son rapport
à l’expérience. Or, dit Granger : « Totalité ne doit pas être ici compris sur le mode mystique ; le
caractère de totalité d’une expérience ne s’érige nullement en un absolu. C’est simplement une
certaine fermeture, circonstancielle et relative, comportant des horizons, des premiers plans, des
lacunes. Fermeture cependant radicalement différente de celle que recherche la structuration : sans
horizons, complètement dominée, claire et distincte. Toute pratique pourrait se décrire comme une
tentative pour transformer l’unité de l’expérience en l’unité d’une structure, mais cette tentative
comporte toujours un résidu. La signification naîtrait des allusions à ce résidu que la conscience
laborieuse saisit dans l’œuvre structurée, et introduit comme imperfections de la structure » (p. 112).
17. Sur la thèse de Granger à propos de la connaissance philosophique comme interprétation
des significations, voir Gérard LEBRUN, « De la spécificité de la connaissance philosophique », dans
J. PROUST et E. SCHWARTZ (éd.), La Connaissance philosophique, Essais sur l’œuvre de Gilles-
Gaston Granger, Paris, PUF, 1995.
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80 Gabriella Crocco

philosophie face à la totalité de l’expérience ? Des brefs rappels de l’œuvre de


Jules Vuillemin permettront de donner quelques éléments de réponse à cette
deuxième question.

À quelles exigences répond la méthode structurale


en histoire de la philosophie ?
La discussion de Granger pourrait laisser penser que la méthode structurale
suivie par Gueroult dans Descartes selon l’ordre des raisons 18 n’est qu’une
manière parmi d’autres d’envisager le travail de l’historien de la philosophie.

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On ne doit cependant pas oublier que le Descartes de Gueroult (de même que
le Malebranche, le Spinoza ou le Berkeley) n’est que la conséquence d’une
doctrine de l’histoire de la philosophie dont l’élaboration lui est antérieure
logiquement et chronologiquement (la rédaction de la Philosophie de l’histoire
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de la philosophie remonte à 1933). Rappelons brièvement comment Gueroult


pose le problème de l’histoire de la philosophie 19.
L’historien n’est jamais le créateur de son objet. Il essaye de savoir si et
comment, à tel moment, telles choses se sont passées de telle façon. Les recons-
tructions de l’historien, qui portent sur l’enchaînement d’événements singuliers,
conduisent à considérer le présent comme dépendant inéluctablement d’un passé
à la fois nécessaire et fortuit. Toute philosophie, en revanche, est une construc-
tion autonome de la pensée abstraite suivant des principes auxquels elle attribue
une valeur universelle. Comme elle se construit au nom de la raison, la philo-
sophie invoque, par définition, l’évidence éternelle. La philosophie, donc,
excluant sa détermination par le passé, semble miner la possibilité de son
histoire.
C’est la recherche d’une solution à l’antinomie entre l’idée d’histoire et l’idée
de philosophie qui amène la réflexion à se poser cette question : « Comment
une histoire de la philosophie, objectivement valable, au point de vue de la
philosophie et au point de vue de l’histoire est-elle possible 20 ? »
La conciliation de fait établie par l’historien de la philosophie entre l’histoire
et la philosophie aboutit à faire de l’histoire la servante de la philosophie.
« L’esprit philosophique est le créateur de l’histoire de la philosophie, car c’est
son activité qui confère aux objets de l’histoire leur valeur d’objets dignes de
l’histoire » (ibid., p. 48). Le souci d’exactitude historique n’est donc plus une
fin en soi mais un simple moyen d’approche pour assurer un contact effectif

18. M. GUEROULT, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, Montaigne, 1968.
19. J’emprunte librement le matériel des trois paragraphes qui suivent à E. AUDUREAU, « Inci-
dences des progrès de la logique mathématique sur la classification des systèmes philosophiques »,
dans E. SCHWARTZ (éd.), Jules Vuillemin, L’un et le multiple, G. Olms, à paraître.
20. M. GUEROULT, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1979, p. 40.
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Méthode structurale et systèmes philosophiques 81

avec la réalité philosophique des doctrines (ibid., p. 52). Faute de prendre la


mesure de la réalité de ce problème, l’histoire de la philosophie a été conduite
vers une erreur de méthode qui consiste à voir dans la succession temporelle
des systèmes la loi de leur évolution. Or l’examen du fait de l’histoire de la
philosophie suggère un remède à cette erreur méthodique. L’intérêt de l’historien
de la philosophie n’est pas historique mais philosophique. Il suppose ainsi que
l’histoire recèle un donné philosophique présent dans toutes les doctrines que
le philosophe seul est apte à saisir. C’est cette présence d’une donnée philoso-
phique dans chacune des doctrines qui a permis à l’historien de résoudre pra-

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tiquement l’antinomie. Ce donné philosophique est la vérité philosophique dont
nous posons l’existence et dont nous devons décrire la nature. Comment la
déterminer ? « Fonder et déterminer cette valeur (qu’est la vérité philosophique),
c’est fonder la réalité des systèmes philosophiques présents dans l’histoire et,
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par là, justifier médiatement l’intérêt de l’histoire de la philosophie comme


telle » (ibid., p. 60). Et fonder la réalité des systèmes philosophiques, pour
l’historien, ce ne peut être que restituer l’ordre interne de leur constitution en
tant qu’il est assujetti à un critère de vérité. La nature particulière de l’histoire
de la philosophie implique donc une forme d’anachronisme et, de ce fait, elle
exclut de son domaine l’histoire des idées philosophiques. Le structuralisme en
histoire de la philosophie n’est pas une option méthodologique, c’est la condition
même de l’histoire de la philosophie.
Victor Goldschmidt insiste sur ce même thème d’une manière éclairante.
Dans son article « Temps historique et temps logique dans l’interprétation des
systèmes philosophiques 21 », il distingue entre vérité formelle et vérité maté-
rielle d’un système philosophique. La méthode dogmatique (c’est-à-dire la
méthode structurale opposée à la méthode génétique en histoire de la philoso-
phie) : « Accepte, sous bénéfice d’inventaire, la prétention des dogmes [philo-
sophiques] à être vrais. » Elle est par là éminemment philosophique car : « Elle
aborde une doctrine conformément à l’intention de son auteur et, jusqu’au bout,
garde au premier plan le problème de la vérité [...]. » L’application de cette
méthode permet de ressaisir la progression des démarches (la méthode) par
lesquelles une thèse, une « intuition originelle », est explicitée en discours phi-
losophique. Doctrine et méthode ne sont pas des éléments séparables, car la
recherche en matière de philosophie ne précède pas seulement la vérité mais
fait corps avec elle. Ressaisir la structure d’une œuvre philosophique signifie
donc saisir les articulations internes de la pensée philosophique et restituer le
temps méthodologique (logique) de la pensée telle qu’elle s’est figée dans
l’œuvre. Replacer les systèmes philosophiques dans leur temps logique signifie

21. V. GOLDSCHMIDT, Questions platoniciennes, Paris, Vrin, 1970, p. 13-21.


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comprendre leur vérité formelle (irréductible à la simple non-contradiction) et


l’indépendance de leur temps logique des autres temps : les temps de l’histoire
de la science, de l’histoire des idées, de l’histoire des faits économiques et
politiques. La méthode génétique enchaîne les systèmes philosophiques à ces
temps. La méthode dogmatique (structurale) les en libère.
Toutefois, l’importance de cet acte qui, séparant temps logique et temps
historique, rend à la philosophie son indépendance, ne peut nous cacher son
insuffisance :

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Le problème de la vérité matérielle des dogmes pris en eux-mêmes n’est pas résolu
pour autant. Au moins semble-t-il qu’il ne puisse pas se poser en soi à part : toute
philosophie est une totalité, où se joignent indissolublement les thèses et les démar-
ches. Ces démarches, s’effectuant dans le temps logique, impliquent mémoire et
prévision ; même si elles se présentent comme des ruptures, elles sont faites en
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connaissance de cause : ce sont des décisions (des batailles disait Descartes) ; ce qui,
à la fois, mesure la cohérence d’un système et son accord avec le réel, ce n’est pas
le principe de non-contradiction, mais la responsabilité philosophique 22.

Y a-t-il alors un critère qui puisse nous guider dans l’assomption de nos res-
ponsabilités philosophiques ou dans l’évaluation des décisions philosophiques
d’autrui ? Goldschmidt, citant Granger, résume ainsi la situation :

Bien que M. Granger se refuse à appliquer aux philosophies « la catégorie de vérité »,


ces deux caractères [de cohérence et de compréhensivité] nous paraissent correspon-
dre, du point de vue de l’usager, à ceux que, sous les titres conventionnels de vérité
formelle et vérité matérielle, on vient de définir à partir du philosophe même : « la
critique d’un système par son analyse structurale » met à l’épreuve cette structure
même, construite par les démarches successives du philosophe ; la « compréhensi-
vité », d’autre part, et l’« efficacité » font éprouver au lecteur la valeur objective des
décisions prises par la responsabilité du philosophe (Gilles-Gaston Granger, « Propo-
sitions pour un positivisme », Mind and World 2, 3 [1969], p. 407-408) 23.

Or, l’appel à la compréhensivité et à l’efficacité des décisions philosophiques


figées dans la structure d’un système ne peut qu’ouvrir des problèmes cruciaux
tout en les laissant irrésolus, si la compréhensivité et l’efficacité sont conçues
comme capacités à fournir un cadre d’interprétation significatif de la totalité de
l’expérience humaine.
Cruciaux, ces problèmes le sont car l’évaluation de l’efficacité ou de la
compréhensivité des décisions philosophiques ouvre la question épineuse des

22. Ibid., p. 19-20.


23. Ibid., p. 21.
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Méthode structurale et systèmes philosophiques 83

rapports entre science (ou connaissance) et philosophie. L’affirmation de l’indé-


pendance de la philosophie ne peut par elle-même se résoudre que dans la saisie
de la vérité formelle d’un système. Toutefois, les notions de compréhensivité
et d’efficacité devraient être précisées pour rendre compte de la valeur objective
d’une décision philosophique.
Irrésolus, ces problèmes le demeureront tant que la question des rapports
entre philosophie et science ne sera pas replacée dans le cadre plus ample de
la question de la vérité, des moyens de l’exprimer et de la saisir.
Limitons-nous, pour simplifier, à analyser cette notion d’efficacité dans le

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cas des rapports de la philosophie à la science. De quels principes devraient,
en effet, s’inspirer les jugements sur cette efficacité ? Ou, en d’autres termes,
de tels jugements peuvent-ils être conformes à une idée absolue de progrès
scientifique vers laquelle notre connaissance s’approcherait ? Pourrions-nous
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mesurer l’efficacité des systèmes philosophiques par leur capacité à évoquer ou


interpréter cette notion de progrès ? Nous risquons ce faisant de trahir « l’indé-
pendance au moins relative de la philosophie 24 » que nous venons d’affirmer.
Nous risquons ainsi de défaire ce que nous venons de faire, à savoir rendre à
la vérité philosophique sa spécificité. Cette mesure de la vérité matérielle d’un
système ne peut donc, sous peine d’incohérence, être laissée au simple bon
vouloir de chacun. Or, bien que la notion de vérité matérielle n’appartienne pas
plus, littéralement, à la philosophie de Vuillemin qu’à celle de Granger, cette
nécessité d’un principe d’évaluation d’un système philosophique par rapport à
la totalité de l’expérience d’une époque donnée nous semble être un des moteurs
de la recherche d’une classification des systèmes dans l’œuvre de Jules Vuil-
lemin. C’est donc vers celle-ci que nous devons maintenant nous tourner.

Quelles réponses cette méthode structurale permet de donner


quant à la définition du rôle de la philosophie ?
La méthode structurale appliquée à la philosophie permet à Jules Vuillemin
de donner une réponse originale à la question des rapports entre vérité et
philosophie.
Dans les trois remarques finales de son livre de 1986, What are philosophical
systems ?, Vuillemin fait le point sur la question des rapports entre la classifi-
cation proposée et « respectivement l’histoire de la philosophie, la philosophie
de l’histoire de la philosophie et la philosophie elle-même 25 » et il nous semble
significatif que les notions de « décision philosophique » et d’« indépendance
relative de la philosophie » par rapport à la science y soient ouvertement évo-

24. Ibid., p. 18.


25. J. VUILLEMIN, What are Philosophical Systems ?, Cambridge University Press, 1986, p. 128.
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quées 26. Concentrons-nous sur la question des rapports entre classification des
systèmes philosophiques et philosophie ; nous serons ainsi conduit à considérer
la question des rapports de dépendance entre science et philosophie qui nous
presse. Vuillemin souligne ici trois points.

1º / Il n’y a pas d’espoir de définir explicitement, pour les systèmes, un


principe de perfection philosophique relatif (quant à la connaissance d’une
époque donnée), ou absolu (quant aux progrès de la science en général) :

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Fondée sur les intérêts de la raison, la perfection philosophique présuppose, relative-
ment à ces intérêts, un ordre de préférences préalable. La richesse ontologique a-t-elle
plus de valeur que la solidité ou la simplicité ? Des intérêts conflictuels ne se sou-
mettent pas à l’ordre linéaire des perfections leibniziennes. Pour pouvoir leur attribuer
un poids relatif, nous devons déjà avoir adopté une classe particulière de systèmes
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philosophiques 27.

Cette affirmation implique qu’il est impossible de prendre les bonnes décisions
philosophiques par la simple comparaison des classes de systèmes. Toute com-
paraison présuppose en effet une traduction réciproque des systèmes à compa-
rer. Or la traduction entre systèmes ou classes de systèmes philosophiques est
essentiellement indéterminée (nous reviendrons plus loin sur cette question).
Toutefois, cela n’empêche pas de dresser un bilan objectif des qualités d’un
système quant à sa capacité de rendre compte de l’expérience. En somme, il
est impossible, sans un choix philosophique préalable, d’organiser en un ordre
linéaire ces qualités. Il est possible, au contraire, de s’accorder sur le fait
qu’un système possède ou non ces qualités. C’est ce jugement que le tribunal
de l’expérience peut prononcer et à ce jugement les philosophies doivent se
soumettre.
2º / L’indépendance relative de la philosophie face à la totalité de l’expérience
(et donc face à la science) trouve son fondement dans l’indétermination de la
traduction entre systèmes que nous venons d’évoquer. Il y a un rapport étroit
entre philosophie et science qui ne peut pas être nié. Une philosophie qui ne
prendrait pas en compte les données de la science ne serait qu’un exercice
scolastique stérile. Science et philosophie naissent ensemble, affirme Vuillemin,
et, pourrait-on rajouter, en paraphrasant Kant, toute interruption de leur dialogue
condamnerait la première à devenir une technique aveugle et la deuxième une
rhétorique vide. Toutefois, les données positives de la science ne déterminent
jamais de manière univoque, et par elles-mêmes, un système philosophique. Ce

26. Respectivement p. 130 et 132.


27. Ibid., p. 131.
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Méthode structurale et systèmes philosophiques 85

pluralisme ultime des choix exprime « la condition de finitude de notre rai-


son 28 » : lorsque celle-ci se veut cohérente et systématique, elle ne peut qu’opé-
rer à l’intérieur d’un choix, et doit renoncer à prendre en compte la totalité des
choix possibles.
Il y a donc indépendance de la philosophie face à la science au sens où les
lois scientifiques ne déterminent jamais de manière univoque des concepts
philosophiques. Il n’y a jamais de confrontation directe, d’expérience cruciale
qui nous forcerait à une décision philosophique. C’est plutôt un rapport holis-
tique d’adéquation (simplicité, économie, cohérence), qui peut expliquer le

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choix d’une philosophie. D’autre part, un système (ou une classe de systèmes
philosophiques) ne peut jamais être considéré comme réfuté définitivement par
la science. Comme celle-ci évolue, elle peut être amenée, pour ses besoins, à
faire ressusciter des systèmes philosophiques qui ne correspondent pas à l’esprit
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philosophique du temps. La vérité d’un système philosophique ne peut pas être


jugée en se bornant à ce qui pourrait être de simples impuretés ou distorsions
dues à une interprétation contingente d’une idée scientifique.

Une analyse critique devrait séparer ce qui découle authentiquement des principes
premiers d’un système ou d’une classe de systèmes, des conséquences qui sont dues
à des circonstances contingentes et historiques. Dans le système de Kant, par exemple,
l’identité entre possibilité de l’expérience et possibilité de l’objet de l’expérience est
interprétée comme impliquant la détermination complète des intuitions sensibles par
les catégories de la raison pure. Cette interprétation, impliquant une conception trop
étroite de l’intuition pure, des catégories et des principes, est discutable et l’on peut
proposer des amendements à la Critique de la raison pure et à la Critique de la raison
pratique qui purifieraient le principe transcendantal suprême de ses harnachements
accidentels. Les philosophies sont donc vivantes parce qu’elles peuvent être indéfi-
niment réécrites 29.

3º / La classification des systèmes philosophiques est alors un outil irrempla-


çable dans la pratique de la philosophie. Elle nous laisse seuls face à notre
responsabilité philosophique, à nos décisions, mais elle nous permet d’éclairer
notre choix face aux choix possibles, elle nous donne les éléments pour choisir.
Tout ce que nous pouvons, ce n’est qu’explorer dans notre finitude ce vrai que
la science essaye d’atteindre mais dont le sens ne peut être appréhendé par nous
qu’à partir d’un point de vue, d’un choix. En nous montrant les voies possibles,
la classification nous rappelle que d’autres maximes, d’autres principes orga-
nisateurs que les nôtres peuvent être aussi adoptés. Cela ne nous exempte pas

28. Ibid., p. 133.


29. Ibid., p. 132.
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86 Gabriella Crocco

de choisir, et « tout choix, s’il est honnête, suppose nécessairement que la


maxime qu’il suit soit universellement valide 30 ».
Deux thèses clés de Vuillemin nous permettent d’illustrer la question de
l’indétermination de la traduction que nous avons évoquée plus haut et d’en
comprendre l’importance quant à la question des rapports entre science et phi-
losophie. On peut les résumer dans un langage qui n’est pas celui de Vuillemin,
mais qui nous semble ne pas trahir l’esprit de son analyse.
a) La vérité se dit fondamentalement et irréductiblement de différentes maniè-
res. Il y a différentes manières de communiquer la perception et donc différentes

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manières par lesquelles deux locuteurs peuvent fixer la valeur de vérité des
énoncés élémentaires du langage, en s’accordant sur la détermination de la
référence des termes présents dans les énoncés élémentaires.
b) Ces différentes manières peuvent, selon Vuillemin, être énumérées (par
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une véritable déduction) exhaustivement à partir d’une analyse sémiologique


combinatoire des formes fondamentales de la prédication 31. Prédiquer, c’est
subsumer un particulier à un universel. Chacune de ces formes fondamentales
n’est rien d’autre qu’une variation dans le schéma prédicatif, le schéma le plus
simple de la forme énonciative : A est B, A étant un particulier, B un universel.
L’ensemble des variations possibles de cette forme énonciative peut selon Vuil-
lemin être donné par l’analyse structurale de ce qui, dans le langage, peut
prendre la place du particulier. À cette variation du schéma prédicatif fait
pendant une variation des modes de détermination de la vérité de ces énoncés
primitifs. En ce sens, le vrai se dit de différentes manières.
La science n’est pas affectée par cette diversité. Elle peut choisir dans cet
ensemble de formes fondamentales ce qui lui convient mieux à chaque stade
de son développement. Elle ne s’intéresse fondamentalement qu’à l’extension
de la vérité et non pas à son sens, bien que ses crises, ses impasses périodiques,
soient autant d’appels à la philosophie pour qu’elle remette de l’ordre dans ses
ontologies éclectiques.
Le philosophe, en revanche, se doit de choisir. Chaque philosophie, chaque
classe fondamentale de systèmes philosophiques (Vuillemin en reconnaît six,
n’est rien d’autre que la tentative d’élever à un principe philosophique organi-
sateur une des formes fondamentales dans lesquelles la vérité peut se dire. En
ce sens, une philosophie digne de ce nom, dit Vuillemin dans What are philo-
sophical systems ?, « n’est pas uniquement un assemblage de points de vue et
d’arguments, mais un ensemble organique de parties ; c’est seulement à travers

30. Ibid., p. 133.


31. Sur la question de la classification des systèmes philosophiques voir aussi G. CROCCO, « Sur
la classification des systèmes philosophiques et la logique », dans E. SCHWARTZ (éd.), Jules Vuil-
lemin, L’un et le multiple.
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la relation de ces différentes parties au principe philosophique organisateur [au


mode de dire la vérité élevé à principe organisateur de la philosophie], que le
système peut être compris 32 ».
En somme, les systèmes philosophiques naissent dans le conflit et il est dans
leur rôle de donner une réfutation de systèmes rivaux. Il y a, tout de même,
indétermination fondamentale dans la traduction des thèses d’un système dans
un système rival. La raison de cette indétermination doit être recherchée dans
l’irréductibilité des formes fondamentales de la prédication, dans l’irréductibilité
des modes fondamentaux de dire le vrai, dans l’irréductibilité des modes de

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communiquer la perception. Toutefois, une philosophie n’est pas qu’une Welt-
anschauung. Elle est soumise aux contraintes de la cohérence et de la systéma-
ticité, ce qui la distingue du mythe. Quant à la systématicité, la valeur objective
d’un système peut être reconnue relativement à la science d’une époque donnée,
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même si le jugement sur l’efficacité de ce système à rendre compte systémati-


quement de cette science ne peut pas donner lieu à un jugement univoque (les
qualités d’un système ne s’organisent pas dans un ordre linéaire sans un choix
philosophique préliminaire). Un corollaire immédiat découle de cette analyse
pour la philosophie contemporaine : la place écrasante de la science dans notre
civilisation nous autorise à affirmer qu’une philosophie qui ignorerait la science
manquerait d’expliquer ce qui est essentiel, en renonçant ainsi à sa fonction
systématique.

CONCLUSION

La méthode structurale en philosophie ne répond pas aux exigences que nous


avons évoquées à propos du bourbakisme. Il ne s’agit pas, pour la philosophie,
de mettre en œuvre, par le biais de la notion de structure, un instrument idéo-
logique visant à escamoter l’engagement philosophique des thèses que l’on
affirme. La méthode structurale en philosophie pose clairement la question du
choix et de la responsabilité du philosophe dans ses batailles et la notion de
structure ne vise pas ici à évacuer le problème de la vérité matérielle d’un
système. Ce n’est donc ni à un relativisme philosophique, ni encore moins à
l’abdication du rôle traditionnel de la philosophie que cette méthode aboutit.
L’importance de l’histoire de la philosophie en tant qu’histoire de systèmes
cohérents de la raison est vivifiée grâce à la notion de « vérité philosophique »
ou « vérité formelle ». La question de la valeur objective d’un choix philoso-
phique n’en est pas par là amoindrie.

32. What are Philosophical Systems ?, p. 128-129.


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La tentative de classification des systèmes philosophiques, dans l’œuvre de


Jules Vuillemin, tend à rendre possible la prise de décision philosophique. La
prise en compte de la pluralité des systèmes philosophiques ainsi que l’affir-
mation de l’indétermination de la traduction des assertions fondamentales ne
visent pas à soutenir un Principe de Tolérance à la Carnap. La classification est
normative car elle condamne sans appel le choix commode de l’éclectisme qui
endort la raison. Elle est préliminaire au travail philosophique car, en demandant
de soumettre le système à un principe organisateur unique, elle rend plus facile
l’évaluation philosophique face au tribunal de l’expérience. Ce ne sont pas alors

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les affirmations philosophiques prises dans leur singularité qui doivent être
jugées, mais l’efficacité, la compréhensivité et la simplicité du système tout
entier. L’efficacité, la compréhensivité et la simplicité sont évidemment des
critères complexes dont l’évaluation demande intelligence et prudence ; ils ne
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sont pas pour autant inutilisables.


On croit là pouvoir indiquer la contribution la plus intéressante de la méthode
structurale appliquée à la philosophie. Une philosophie pour l’âge de la science,
pour reprendre l’expression chère à Vuillemin et à Granger, ne peut être une
philosophie scientiste, une simple épistémologie redevable à la science de toute
sa raison d’être. Elle ne peut et ne doit pas être qu’une critique de la science
sous peine de négliger sa propre vocation : explorer dans notre finitude ce vrai
comme totalité que la science essaye d’atteindre mais dont le sens ne peut être
appréhendé par nous qu’à partir d’un point de vue, d’un choix, d’un mode de
dire le vrai. Si la philosophie renonce à sa vocation, la science ne peut que
devenir aveugle, incapable de saisir son sens, réduite à une simple technique.

Gabriella CROCCO
Ceperc, Université de Provence
Aix-en-Provence

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