Houdé
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"L'enseignement repose toujours sur l'idée qu'il faut accumuler et activer des
fonctions cognitives, et jamais sur l'idée de travailler sur les capacités
d'inhibition." (O. Houdé, La Recherche, N° 388 30/06/2005) et encore
"apprendre à inhiber des stratégies déjà existantes, qui entrent en compétition
dans le cerveau "(journal du CNRS, N°214, novembre 2007). Quelles
compétences devraient acquérir l'enseignant pour reconnaître les stratégies
cognitives en compétition chez l'enfant et en quelles pratiques professionnelles
cela pourrait être traduit ?
Ainsi, les enseignants doivent savoir qu’il y a trois systèmes cognitifs dans le cerveau.
L’un est rapide, automatique et intuitif (le Système 1). L’autre est plus lent, logique et
réfléchi (le Système 2). Un troisième système, sous-tendu par le cortex préfrontal,
permet l’arbitrage, au cas par cas, entre les deux premiers. C’est ce Système 3 qui
assure l’inhibition des automatismes de pensée (issus du Système 1) quand l’application
de la logique (Système 2) est nécessaire. Voici un exemple simple relatif au rôle positif
de l’inhibition cognitive dans le cerveau lors d’une tâche scolaire. On sait qu’à l’école les
enfants buttent souvent sur des énoncés verbaux du type : Louise a 25 billes. Elle a 5
billes de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de billes ? Fréquemment, l’enfant ne parvient
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pas à inhiber l’automatisme implicite ‘il y a le mot plus alors j’additionne’ (25+5=30)
afin d’activer la soustraction (25-5=20), logique dans ce cas. Sur cet exemple précis, la
psychologie expérimentale (recherche que nous avons publiée en 2013 dans le Journal
of Educational Psychology, n°105, p. 701-708) a permis de mesurer le coût
neurocognitif important d’entrée en action du Système 3 du cerveau (ici, inhiber
25+5=30) lorsque les enfants apprennent à surmonter leur difficulté logique (bonne
réponse =20). Au niveau de la pratique en classe, inutile donc de leur répéter, au-delà
du nécessaire, les règles logiques de l’addition et de la soustraction (Système 2). C’est
plutôt le Système 3 inhibiteur, le plus sollicité cérébralement (via le cortex préfrontal),
qu’il faut exercer : apprendre à inhiber le puissant piège du ‘plus’. Il y a beaucoup
d’autres exemples de ce type dans le domaine de l’orthographe notamment, ‘je les
manges’, ‘je vous le direz’, etc. (inhiber l’accord avec le mot le plus proche) ou dans le
domaine du raisonnement logique. Par exemple, pour tester la solidité du raisonnement
d’un enfant, dites-lui que (a) les éléphants sont des mangeurs de foin et (b) les
mangeurs de foin ne sont pas lourds. Demandez-lui ensuite si cela veut dire que (c) les
éléphants sont lourds ? Les enfants d’école primaire (6-12 ans) répondent souvent que
oui, alors que rien ne leur permet de déduire logiquement cette conclusion des
prémisses du syllogisme, c’est-à-dire des deux premières phrases (a et b). Nous avons
démontré au laboratoire que la difficulté de ce type de tâche de raisonnement, au cours
du développement, est de parvenir à inhiber (Système 3) le contenu sémantique de la
conclusion, c’est-à-dire ici la forte croyance des enfants quant au poids des éléphants.
D’où leur réponse automatique et intuitive (Système 1) plutôt que logique (Système 2).
Les enseignants peuvent consulter mon dernier Que sais-je? sur ‘Le raisonnement’ paru
aux PUF début 2014 pour d’autres exemples de ce type, à différents âges ».
Quelles pistes pour enrichir une formation initiale et continue fonctionnant sur
le modèle "cumulatif" pour que les enseignants s'approprient une certaine
posture clinicienne (au sens d’observer, repérer, reconnaître les actions
cognitives sous-jacentes) pour proposer des activités pédagogiques
appropriées ? Et est-ce souhaitable ?
Il ne faut toutefois pas se tromper sur la nature des erreurs. En psychologie ou à l’école,
l’erreur dans une tâche cognitive est souvent considérée comme l’indicateur d’un Niveau
(ou stade) N–1 de fonctionnement et sa disparition marque le passage (+1) au niveau
N. Classiquement, on conclut ¬qu’en N–1 la notion testée par la tâche n’est pas encore
maîtrisée, d’où l’erreur observée, alors qu’elle l’est en N. Cette conception coïncide avec
l’idée que l’on se fait en général du développement cognitif et du progrès cumulatif des
connaissances comme ‘la montée d’un escalier’ : N+1+1+1, etc. Le modèle de Jean
Piaget (1896-1980) était ainsi. Mais ce modèle se heurte à un problème délicat : celui
des ‘faux négatifs’. Il s’agit de la tendance des psychologues ou des professeurs des
écoles à conclure erronément que les enfants en échec dans une tâche cognitive sont
incompétents (N–1) par rapport à la notion testée. C’est, bien entendu, un cas de figure
possible. Toutefois, ce qui fait défaut à l’enfant peut aussi ne pas être la notion logique
elle-même (Système 2), mais l’incapacité d’inhiber une autre notion ou stratégie
(automatisme du Système 1) déclenchée par un élément trompeur de la situation et
qui, subrepticement, entre en compétition avec la logique dans le cerveau. Ce n’est pas
du tout pareil ! L’apprentissage doit alors porter sur la détection du piège et sur
l’inhibition (Système 3) de la notion concurrente et interférente : c’est un exercice dit «
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exécutif » d’une partie inhibitrice du cortex préfrontal. Il s’agit d’une autre vision de
l’erreur, du développement cognitif et de la pédagogie. Les enseignants pourraient dès
lors s’essayer à détecter ces cas de faux négatifs dans les erreurs des enfants en classe.
En voici un exemple célèbre par rapport à la théorie de Piaget : l’erreur de conservation
du nombre. Face à deux rangées de jetons de même nombre mais de longueurs
différentes (après l’écartement de l’une des deux rangées), jusqu’à 7 ans environ,
l’enfant considère ‘qu’il y en a plus là où c’est plus long’. Piaget croyait que l’enfant
n’était pas logique, qu’il était ‘non-conservant’ (niveau N–1). Mais c’est un faux négatif !
Sur cet exemple précis, nous avons pu démontrer expérimentalement à la fois par la
chronométrie mentale (mesure des temps de réaction en millisecondes) et par
l’imagerie cérébrale (IRM fonctionnelle) que ce qui pose réellement problème aux
enfants d’école maternelle, avant l’âge dit ‘de raison’ (7 ans), n’est pas, comme le
croyait Piaget, la logique de l’invariance du nombre en tant que telle (Système 2), déjà
observée chez les bébés, mais l’intervention (arbitrage) de leur cortex préfrontal
(Système 3) pour inhiber l’automatisme ‘longueur égale nombre’ (Système 1 intuitif et
rapide). … C’est de toutes ces données nouvelles « après Piaget » que doivent
aujourd’hui s’emparer les enseignants pour ouvrir leurs propres pistes de réflexion sur
les pratiques professionnelles.
Olivier Houdé : « Depuis plusieurs années, j’organise avec mon laboratoire et des
groupes de professeurs volontaires des écoles maternelles et primaires des réunions
GFA : Groupes Formation-Action. Remplacés dans leurs classes pour une journée par
l’Académie, nous leur exposons ces idées et découvertes scientifiques nouvelles. En
réaction, ils évoquent librement des situations précises de blocages cognitifs des élèves
qu’ils observent régulièrement. Nous les analysons ensemble : quels automatismes
(Système 1), quelles règles logiques par rapport aux programmes (Système 2),
comment exercer sur ces cas précis l’apprentissage de l’inhibition des automatismes
(Système 3). Ce cadre d’échanges hors de la classe permet un recul réflexif sur des
problèmes concrets. Ensuite, les professeurs retournent dans leurs classes et appliquent
au cas par cas, à géométrie variable, ces éléments d’analyse pédagogique : sur des
exemples de mathématiques, d’orthographe, etc. Ils combinent alors cliniquement leurs
intuitions pédagogiques et les données scientifiques nouvelles qu’ils ont apprises sur la
psychologie de l’enfant et le cerveau. On fait ensuite un bilan. Beaucoup d’enseignants
nous ont apporté des témoignages en fin d’année sur le fait que leur perception des
erreurs cognitives des enfants avait changé au quotidien. Ils se demandent maintenant
régulièrement si les enfants en échec n’ont pas des difficultés à inhiber un automatisme
qui courcircuite la bonne réponse dans leur cerveau. Ils identifient mieux les pièges que,
parfois involontairement, ils tendaient aux enfants. Certains ont réuni les enfants en
classe par petits groupes qui partageaient le même blocage cognitif (voir photo jointe)
et leur ont appris de façon synchrone à inhiber un automatisme erroné de réponse
(Système 1), avec un jeu dit de « l’Attrape-piège » où l’enfant doit glisser lui-même un
carton-réponse correspondant à son automatisme sous la zone hachurée (zone
inhibitrice : Système 3) d’une planche de jeu. Un rond central sans hachure sur cette
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Olivier Houdé : « L’épistémologie est l’étude critique des sciences destinée à déterminer
leur origine logique, leur valeur et leur portée (histoire et philosophie des sciences).
Mais il s’agit aussi d’une théorie générale de la connaissance et, selon cette seconde
définition, la psychologie est une épistémologie expérimentale. La conception du
développement de l’enfant a longtemps été – avec Piaget mais pas seulement – linéaire
et cumulative, car systématiquement liée, stade après stade, à l’idée d’acquisition et de
progrès. C’est le ‘modèle de l’escalier’ où chaque marche correspond à un grand
progrès, à un stade bien défini – ou mode unique de pensée – dans la genèse de
l’intelligence dite ‘logico-mathématique’ (Système 2) : de l’intelligence sensori-motrice
du bébé (0-2 ans), basée sur ses sens et ses actions, à l’intelligence conceptuelle
(nombre, catégorisation, raisonnement), d’abord concrète chez l’enfant (vers 6-7 ans),
puis abstraite chez l’adolescent (vers 12-14 ans) et l’adulte. Cette logique des stades
(N+1+1+1) est associée, on l’a vu, à une logique des erreurs (de type N-1) qui peuvent
être des faux négatifs : par exemple l’erreur de conservation du nombre observée
jusqu’à 7 ans.
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On sait aussi que le temps de la science, celui des savants à travers les siècles, fait
apparaître des points d’arrêt, des ruptures, des puits, des cheminées d’accélération
foudroyante, des déchirures, des lacunes. Selon cette épistémologie (on reconnaît ici les
idées de Michel Serres), le temps cognitif se plie et se tord. Ses rapports relèvent de la
topologie, science des voisinages et des déchirures, et non de la métrique, science des
distances bien définies et stables (comme les stades de Piaget). Dans le développement
cognitif de l’enfant, les chutes sont les erreurs inattendues, les décalages de
performances, les biais cognitifs par défaut d’inhibition (on en a vu ici plusieurs
exemples). Penser le développement cognitif ne revient dès lors pas à réduire la logique
du temps à une ligne croissante d’âges ou de stades (ou classes et niveaux scolaires)
fixes qui y correspondent. C’est rassurant mais c’est inexact ! Avoir cru à cette forme
linéaire de progrès (depuis Condorcet au Siècle des lumières) est l’erreur
épistémologique fondamentale de Piaget, des néo-piagétiens et de beaucoup de
psychologues du développement, encore aujourd’hui. …
Il faut penser le temps du progrès cognitif autrement : voir les enfants comme des
petits savants qui, chacun dans leur style, ont des fulgurances intellectuelles précoces
mais aussi peuvent se tromper à tout moment, petits ou grands, penser de travers,
retomber dans le piège d’un automatisme. C’est avec ces avancées et ces reculs que le
cerveau progresse de façon dynamique et non linéaire. Il résiste de mieux en mieux –
mais pas toujours ! – aux automatismes de pensée. Mon prochain livre, à paraître à la
rentrée de septembre, est consacré à cette redéfinition plus fine de la notion de progrès
par la résistance cognitive du cerveau au cas par cas. Cela s’apprend et ne va pas de soi
! ».
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