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Opinions et Sentences mêlées

Friedrich Nietzsche

Publication:
Source : Livres & Ebooks
TitreOpinions et Sentences mêlées

(, tome II)

Avant-Propos (1886)traduction

Avant-Propos

1.
Il ne faut parler que lorsque l’on n’a pas le droit de se taire, et ne parler que
de ce que l’on a surmonté - tout le reste est bavardage, « littérature », manque de
discipline. Mes écrits ne parlent que de mes victoires : j’y suis, « moi », avec tout
ce qui m’était contraire, ego ipsissimus , oui même, s’il m’est permis d’employer
une expression plus fière, ego ipsissimum . On le devine : j’ai beaucoup de choses
- au-dessous de moi... Mais il fallut toujours du temps, de la santé, de l’espace, de
la distance jusqu’à ce que naquît en moi le désir d’utiliser, en vue de la connais-
sance, un fait personnel que j’avais laissé derrière moi, une fatalité que je voulais
après coup dévoiler, dépouiller, « représenter »(ou quelle que soit l’expression que
l’on veuille employer). Dans ce sens, tous mes écrits, avec une seule exception il
est vrai, doivent être antidatés - ils ne parlent toujours que de ce que j’ai derrière
moi - : quelques-uns même, comme par exemple les trois premières Considéra-
tions inactuelles , remontent plus loin encore, en deçà de la période d’incubation
d’un livre publié antérieurement (je veux parler de l ’Origine de la Tragédie , un
subtil observateur ne saurait l’ignorer). Cette explosion irritée contre le faux pa-
triotisme allemand, la complaisance et l’avachissement de la langue chez David
Strauss vieilli, un sentiment qui provoqua la première Inactuelle et me soulagea de
pensées venues longtemps auparavant, lorsque, jeune étudiant, je vivais au milieu
de la culture allemande, de la culture des philistins (je revendique la paternité de
cette expression « philistin de la culture », dont on use et abuse aujourd’hui -) ; et
ce que j’ai dit contre la « maladie historique », je l’ai exprimé comme quelqu’un qui
avait appris à en guérir lentement et avec peine, et qui n’avait nullement l’inten-
tion de renoncer dorénavant à « l’historisme »parce que jadis il en avait souffert.
Lorsque, par la suite, je voulus, dans la troisième Considération inactuelle , expri-
mer la vénération que je portais à mon premier et seul éducateur, le grand Arthur

1
Schopenhauer - je le ferais aujourd’hui encore, bien plus fortement et d’une façon
plus personnelle - je me trouvais déjà, pour ma part, au milieu du scepticisme et
de la décomposition morale, c’est-à-dire autant occupé à la critique qu’à l’appro-
fondissement de tout pessimisme - je ne croyais plus « à rien du tout », comme
dit le peuple, pas non plus à Schopenhauer : c’est à cette époque que naquit un
mémoire, tenu secret jusqu’ici, sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral .
Mon discours solennel, mon apologie victorieuse en l’honneur de Wagner, à l’oc-
casion de son triomphe de Bayreuth en 1876 - Bayreuth signifie la plus grande
victoire que, jamais artiste ait remportée -, un ouvrage qui possède au plus haut
point l’apparence de « l’actualité », n’était encore au fond qu’un hommage de re-
connaissance à l’égard d’une tranche du passé, à l’égard de la plus belle période de
calme, calme dangereux aussi, que j’aie rencontrée pendant mon voyage en mer...
et c’était effectivement une séparation, un adieu. (Richard Wagner s’y est-il peut-
être trompé lui-même ? Je ne le crois pas. Tant que l’on aime encore, on ne peint
certainement pas de pareilles images ; on ne « considère »pas, on ne choisit pas
un poste d’observation à distance, tel que le contemplateur doit le choisir. « Pour
la contemplation, un mystérieux antagonisme , celui des regards qui se croisent,
est indispensable »- est-il dit à la page 46 de l’ouvrage indiqué, avec un tour de
phrase traître et mélancolique qui ne s’adressait peut-être qu’à un petit nombre
de personnes.) Le sang-froid qu’il fallait pour pouvoir parler de ces longues an-
nées intermédiaires, passées dans la solitude de l’âme et dans la privation, ne me
vint qu’avec l’ouvrage Humain, trop humain , à quoi cette seconde introduction
doit encore être consacrée. Il plane au-dessus de lui - attendu que c’est un livre dé-
dié « aux esprits libres »- quelque chose de cette froideur presque sereine et pleine
de curiosité qui est le propre du psychologue, cette froideur qui lui fait retenir
une foule de choses douloureuses qui se trouvent déjà derrière lui, au-dessous de
lui, pour les collectionner après coup et les fixer en quelque sorte d’une pointe
d’épingle. Quoi d’étonnant si, durant un travail aussi piquant et aussi méticuleux,
il coule à l’occasion un peu de sang, si le psychologue y garde du sang aux doigts,
et peut-être pas seulement - aux doigts ?...

2.
Les Opinions et Sentences mêlées , comme le Voyageur et son Ombre , ont été pu-
bliées tout d’abord séparément, en continuation et appendice de ce livre humain,
trop humain que je viens de nommer, « livre dédié aux esprits libres » : c’était en
même temps la continuation et le redoublement d’une cure intellectuelle, je veux
dire du traitement anti-romantique , tel que l’avait imaginé et administré mon

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instinct demeuré sain, pour combattre la maladie intermittente dont j’étais at-
teint : le romantisme sous sa forme la plus dangereuse. Puisse-t-on goûter mainte-
nant, après six ans de guérison, les mêmes écrits réunis comme deuxième volume
de Humain, trop humain : peut-être, ainsi réunis, présentent-ils leur enseigne-
ment avec plus de force et de précision, - une doctrine de la santé que je permet-
trai de recommander aux natures plus intellectuelles de la génération montante,
comme disciplina voluntatis . Un pessimiste y prend la parole, un pessimiste qui
souvent voulut jeter le manche après la cognée et qui toujours s’est remis à l’ou-
vrage, un pessimiste donc, avec la bonne volonté du pessimisme, et certainement
plus un romantique : comment ? un esprit qui s’entend à cette ruse de serpent qui
consiste à changer de peau , n’aurait-il pas le droit de donner une leçon aux pes-
simistes d’aujourd’hui, qui tous se trouvent encore en danger de romantisme ? Et,
en tous les cas, de leur en indiquer la manière ?...

3.
- Il était, en effet, grand temps de prendre congé : cela me fut démontré de suite.
Richard Wagner, le plus victorieux en apparence, en réalité un romantique, ca-
duc et désespéré, s’effondra soudain, irrémédiablement anéanti devant la sainte
croix... Aucun Allemand n’avait-il donc alors d’yeux pour voir, de pitié dans la
conscience, pour déplorer cet horrible spectacle ? Ai-je donc été le seul qu’il ait
fait - souffrir ? N’importe, l’événement inattendu me jeta une lumière soudaine
sur l’endroit que je venais de quitter, - et me donna aussi ce frisson de terreur que
l’on ressent après avoir couru inconsciemment un immense danger. Lorsque je
continuai seul ma route, je me mis à trembler. Peu de temps après je fus malade,
plus que malade, fatigué, - fatigué par la continuelle désillusion au sujet de tout ce
qui nous enthousiasmait encore, nous autres hommes modernes ; de la force, du
travail, de l’espérance, de la jeunesse, de l’amour inutilement prodigués partout ;
fatigué par dégoût de tout ce qu’il y a de féminisme et d’exaltation désordonnée
dans ce romantisme, de toute cette menterie idéaliste et de cet amollissement de
la conscience, qui de nouveau l’avaient emporté là sur l’un des plus braves ; fa-
tigué enfin, et ce ne fut pas ma moindre fatigue, par la tristesse d’un impitoyable
soupçon, - je pressentais qu’après cette désillusion j’allais être condamné à me dé-
fier plus encore, à mépriser plus profondément, à être plus absolument seul que
jamais. Ma tâche - qu’était-elle devenue ? Comment ? n’était-ce pas maintenant
comme si ma tâche se retirait de moi ? comme si, pour longtemps, je n’avais plus
droit à elle ? Que faire pour supporter cette privation, la plus grande de toutes ?
- Je commençai par m’interdire , radicalement et par principe, toute musique ro-

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mantique, cet art ambigu, fanfaron, étouffant, qui prive l’esprit de sa sévérité et de
sa joie et qui fait pulluler toutes sortes de désirs vagues et d’envies spongieuses.
« Cave musicam », c’est aujourd’hui encore mon conseil à tous ceux qui sont as-
sez virils pour tenir à la netteté dans les choses de l’esprit. Une pareille musique
énerve, amollit, effémine, son « éternel féminin »nous attire en bas !... Mes pre-
miers soupçons se sont alors dirigés contre la musique romantique, je pris mes
précautions ; et si j’espérais encore quelque chose de la musique, c’était dans l’at-
tente d’un musicien assez audacieux, assez méchant, assez méditerranéen et dé-
bordant de santé, pour prendre sur cette musique une immortelle vengeance. -

4.
Solitaire désormais et me méfiant jalousement de moi-même, je pris alors, et
non sans colère, parti contre moi-même, et pour tout ce qui justement me faisait
mal et m’était pénible : - c’est ainsi que j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme
intrépide qui est le contraire de toutes les hâbleries romantiques, et aussi, comme
il me semble, le chemin vers moi-même, - le chemin de ma tâche. Ce quelque
chose de caché et de dominateur qui longtemps pour nous demeure innommé,
jusqu’à ce qu’enfin nous découvrions que c’est là notre tâche, - ce tyran prend sur
nous et en nous une terrible revanche, à chaque tentative que nous faisons pour
l’éviter et pour lui échapper, à chaque décision prématurée, à chaque essai pour
nous assimiler à ceux dont nous ne faisons point partie, chaque fois que nous
nous adonnons à une occupation, si estimable soit-elle, qui nous détourne de
notre objet principal, - et il se venge même de chacune de nos vertus qui voudrait
nous protéger contre la rigueur de notre responsabilité la plus intime. La mala-
die est chaque fois le contre-coup de nos doutes, quand notre droit et notre tâche
nous paraissent incertains, - quand nous commençons à nous relâcher quelque
peu. Chose étrange et terrible en même temps ! Ce sont nos allégements qu’il nous
faut expier le plus durement ! Et si, plus tard, nous voulons revenir à la santé, il ne
nous reste pas de choix : nous devons nous charger plus lourdement que nous ne
l’avons jamais été...

5.
- C’est alors seulement que j’appris ce langage d’ermite, à quoi ne s’entendent
que les plus silencieux et les plus souffrants : je parlai sans témoins, ou plutôt

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avec l’indifférence vis-à-vis des témoins, pour ne pas souffrir du silence, je par-
lai de choses qui ne me regardaient pas, mais sur le ton que j’aurais pris si elles
m’avaient regardé. J’appris l’art de me donner pour joyeux, objectif, curieux, et
avant tout bien portant et méchant, - c’est là, me semble-t-il, du « bon goût »chez
un malade. Un œil plus subtil cependant, animé d’une sympathie particulière,
s’apercevra peut-être de ce qui fait le charme de cet écrit : - entendre parler un
homme qui souffre et se prive, comme s’il ne souffrait et ne se privait pas . Ici
l’équilibre en face de la vie, le sang-froid et même la reconnaissance à l’égard de
la vie doivent être maintenus, ici domine une volonté sévère, fière, toujours en
éveil, sans cesse irritable, une volonté qui s’est imposé la tâche de défendre la
vie contre la douleur et d’extirper toutes les conclusions qui naissent comme des
champignons vénéneux sur le sol de la douleur, de la déception, du dégoût, de
l’esseulement et d’autres terrains marécageux. Un pessimiste trouverait peut-être
là des indications précieuses pour s’examiner soi-même, - car c’est alors que j’ai
pu m’arracher cette phrase : « Un homme qui souffre n’a pas encore droit au pes-
simisme ! »Alors je livrais en moi-même une campagne pénible et patiente contre
le penchant foncièrement antiscientifique de tout pessimisme romantique, qui
veut transformer quelques expériences personnelles en jugements universels, les
amplifiant jusqu’à vouloir condamner le monde... en un mot, je fis faire un tour
à mon regard. L’optimisme en vue d’une guérison, pour avoir le droit de redeve-
nir pessimiste une fois ou l’autre - comprenez-vous cela ? Pareil à un médecin qui
place son malade dans un entourage absolument étranger, pour l’écarter de tout
ce qu’il laisse derrière lui - ses soucis, ses amis, ses lettres, ses devoirs, ses sot-
tises, les tourments de sa mémoire - pour lui apprendre à tendre les mains et les
sens vers une nourriture nouvelle, un nouveau soleil et un nouvel avenir ; ainsi je
me suis forcé, médecin et malade tout à la fois, à un climat de l’âme , contraire à
mon âme ancienne, et non encore expérimenté ; je me suis forcé surtout à une ex-
cursion lointaine à l’étranger, dans ce qui est étrange, à une curiosité tendue vers
toute espèce de choses étranges... Il s’en suivit un long vagabondage, fait de re-
cherches et de changements, une répugnance contre toute espèce d’arrêt, contre
les lourdes affirmations et négations ; de même une diététique et une discipline
qui rendraient aussi facile que possible à l’esprit de courir au loin, de voler haut
et, avant tout, de s’envoler toujours à nouveau. De fait, c’était là un minimum
de vie, une séparation de toute convoitise grossière, une indépendance au mi-
lieu de toutes sortes de disgrâces extérieures, avec la fierté de pouvoir vivre au
milieu de ces disgrâces ; un peu de cynisme peut-être, quelque chose du fameux
« tonneau », mais certainement aussi le bonheur du grillon, la sérénité du grillon,
beaucoup de silence, de lumière, de folie très subtile, d’exaltation cachée - tout
cela finit par produire un grand affermissement intellectuel, une joie et une plé-
nitude grandissantes dans la santé. La vie elle-même nous récompense de notre

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volonté opiniâtre vers la vie, de cette longue guerre, telle que je l’ai menée alors,
contre le pessimisme de la lassitude ; elle nous récompense déjà de tout regard at-
tentif que lui jette notre reconnaissance, qui ne laisse échapper aucune offrande
de la vie, fût-ce même la plus petite et la plus passagère. Elle nous rend en retour
la plus grande offrande qu’elle puisse donner, - elle nous rend notre tâche . –

6.
- Cet événement de ma vie - l’histoire d’une maladie et d’une guérison, car
cela finit par une guérison - n’a-t-il été qu’un événement à moi personnel ? Cela
n’a-t-il été que mon « humain, trop humain » ? Je suis tenté de croire aujourd’hui
le contraire ; je commence à penser et je pense toujours plus que mes livres de
voyage n’ont pas été rédigés pour moi seul, comme il me semble parfois. - Puis-
je, après six ans d’une conviction toujours grandissante, les envoyer à nouveau
s’essayer en route ? Puis-je recommander particulièrement de les prendre à cœur,
à ceux qui s’affligent d’un « passé »et qui ont assez d’esprit de reste pour souffrir
aussi de l’esprit de leur passé ? Mais avant tout à vous, qui avez la tâche la plus
dure, hommes rares, intellectuels et courageux, vous les plus exposés de tous, qui
devez être la conscience de l’âme moderne et, comme tels, posséder sa science ,
vous chez qui se rassemble tout ce qu’il peut y avoir aujourd’hui de maladies, de
poisons, de dangers, - vous dont c’est la destinée d’être plus malades que n’im-
porte quel individu, parce que vous n’êtes pas seulement des « individus »..., vous,
dont c’est la consolation de connaitre le chemin d’une santé nouvelle , et hélas ! de
suivre ce chemin, d’une santé de demain et d’après-demain, prédestinés et victo-
rieux comme vous l’êtes, vainqueurs du temps, vous les mieux portants et les plus
forts, vous autres bons Européens ! –

7.
- Qu’il me soit permis, pour finir, de résumer encore dans une formule mon
opposition contre le pessimisme romantique , c’est-à-dire le pessimisme des indi-
gents, des mal-venus, des vaincus : il existe une volonté du tragique et du pessi-
misme qui est un signe de sévérité tout autant que de vigueur intellectuelle (goût,
sentiment, conscience). Avec cette volonté au cœur on ne craint pas ce qu’il y a
de redoutable et de problématique dans toute espèce d’existence ; on y recherche

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même ces qualités. Derrière une pareille volonté il y a le courage, la fierté, le dé-
sir d’un grand ennemi. Ce fut là d’abord ma perspective pessimiste, - une nou-
velle perspective, comme il me semble ? une perspective qui, aujourd’hui encore,
est nouvelle et étrange ? Jusqu’à présent, je m’en tiens à elle, et, si l’on veut m’en
croire, tant pour moi que (à l’occasion du moins) contre moi... Voulez-vous que
cela soit démontré ? Mais quoi encore, si ce n’est cela, aurait été démontré dans
cette longue préface ?

Sils-Maria, Engadine supérieure.

Septembre 1886.

Opinions et Sentences mêlées


1. . - Si jusqu’à présent vous avez cru à la valeur supérieure de la vie et si vous
vous voyez déçus maintenant, faut-il donc vous débarrasser de la vie au plus vil
prix ?

2. . - On peut aussi être gâté pour ce qui concerne la clarté des idées. Combien
vous dégoûtent alors les rapports avec ces gens obscurs et nébuleux, qui aspirent
et qui pressentent ! Combien paraît ridicule, sans être réjouissant, leur éternel pa-
pillonnement, leur chasse perpétuelle, sans qu’ils parviennent véritablement à
voler et à attraper quelque chose !

3. . - Celui qui finit par s’apercevoir combien et combien longtemps il a été


dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus laide : en sorte que, si l’on consi-
dère le monde dans son ensemble, c’est à la réalité que sont échus au cours des
siècles les meilleurs prétendants, - car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le
mieux et le plus longtemps.

4. . - Il n’y a pas de meilleur moyen pour rendre intelligible la différence qu’il y


a entre la libre pensée de jadis et la pensée libre d’aujourd’hui que de se souvenir
d’un axiome célèbre. Pour l’imaginer et le formuler il fallut toute l’intrépidité du
siècle dernier, et pourtant, mesuré selon notre expérience d’aujourd’hui, il devient

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une naïveté involontaire, - je veux parler de l’axiome de : « Croyez-moi, mon ami,
l’erreur aussi a son mérite. »

5. . - Les philosophes se sont emparés de tous temps des axiomes de ceux qui
étudient les hommes (moralistes) ; il les ont corrompus, en les prenant dans un
sens absolu et en voulant démontrer la nécessité de ce que ceux-ci n’avaient consi-
déré que comme indication approximative, ou même seulement comme la vérité
particulière à une ville ou à un pays pendant une dizaine d’années - ; mais par là
les philosophes croyaient s’élever au-dessus des moralistes. C’est ainsi que l’on
trouvera, comme bases des célèbres doctrines de Schopenhauer concernant la
primauté de la volonté sur l’intellect, l’invariabilité du caractère, la négativité de la
joie - qui toutes, telles qu’il les entend, sont des erreurs - des principes de sagesse
populaire érigés en vérités par des moralistes. Le mot « volonté »que Schopen-
hauer transforma pour en faire une désignation commune à plusieurs conditions
humaines, l’introduisant dans le langage là où il y avait une lacune, à son grand
profit personnel, pour autant qu’il était moraliste - dès lors il put parler de la « vo-
lonté »le mot de la même façon dont Pascal en avait parlé -, le mot « volonté »chez
Schopenhauer dégénéra entre les mains de son inventeur, à cause de sa rage phi-
losophique des généralisations, pour le plus grand malheur de la science : car c’est
faire de cette volonté une métaphore poétique que de prétendre attribuer à toutes
les choses de la nature une volonté ; enfin, on en a abusé par une fausse objecti-
vation, en vue de l’utiliser à toutes sortes d’excès mystiques - et tous les philo-
sophes à la mode répètent et semblent savoir exactement que toutes choses n’ont
qu’une seule volonté et qu’elles sont même cette seule volonté (ce qui voudrait
dire, d’après la description que l’on donne de cette volonté une et universelle, que
l’on veut absolument avoir pour Dieu le stupide démon ).

6. . - L’imaginatif nie la vérité devant lui-même, le menteur seulement devant


les autres.

7. . - Si l’on fait comprendre à quelqu’un qu’au sens strict il ne peut jamais par-
ler de vérité, mais seulement de probabilité et des degrés de la probabilité, on
découvre généralement, à la joie non dissimulée de celui que l’on instruit ainsi,
combien les hommes préfèrent l’incertitude de l’horizon intellectuel, et combien,
au fond de leur âme, ils haïssent la vérité à cause de sa précision. - Cela tient-il à ce
qu’ils craignent tous secrètement que l’on fasse une fois tomber sur eux-mêmes,
avec trop d’intensité, la lumière de la vérité ? Ils veulent signifier quelque chose,
par conséquent on ne doit pas savoir exactement ce qu’ils sont ? Ou bien n’est-ce
que la crainte d’un jour trop clair, auquel leur âme de chauve-souris crépusculaire
et facile à éblouir n’est pas habituée, en sorte qu’il leur faut haïr ce jour ?

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8. . - On présente maintenarnt volontiers Pilate, avec sa question « qu’est-ce que
la vérité ? »comme avocat du Christ, et cela pour mettre en suspicion tout ce qui
est connu et connaissable, le faire passer pour apparence, afin de pouvoir dresser
sur l’horrible fond de l’impossibilité-de-savoir : la Croix !

9. . - Si vous parlez avec tant d’enthousiasme de la conformité aux lois qui


existent dans la nature, il faut que vous admettiez soit que, par une obéissance
librement consentie et soumise à elle-mème, les choses naturelles suivent leurs
lois - en quel cas vous admirez donc la moralité de la nature - ; soit que vous évo-
quiez l’idée d’un mécanicien créateur qui a fabriqué la pendule la plus ingénieuse
en y plaçant, en guise d’ornements, les êtres vivants. - La nécessité dans la na-
ture devient plus humaine par l’expression « conformité aux lois », c’est le dernier
refuge de la rêverie mythologique.

10. . - Les philosophes voilés et les obscurcisseurs du monde, donc tous les mé-
taphysiciens d’un sel plus ou moins gros, sont pris de douleurs, aux yeux, aux
oreilles ou aux dents, lorsqu’ils commencent à soupçonner qu’il y a quelque réa-
lité dans cet axiome affirmant que toute la philosophie est tombée maintenant
dans le domaine de l’histoire. On peut leur pardonner à cause de leur chagrin,
s’ils jettent des pierres et des immondices à celui qui parle ainsi : mais il se peut
que la doctrine elle-même en devienne pour un temps malpropre et insignifiante
et perde de son effet.

11. . - L’homme véritablement libre par l’esprit pensera aussi très librement au
sujet de l’esprit lui-même et ne se cachera pas ce qu’il peut y avoir de grave dans
les sources et la direction de celui-ci. C’est pourquoi les autres le considéreront
peut-être comme le pire ennemi de la libre pensée et lui appliqueront ce terme
de mépris « pessimiste de l’intellect »qui doit mettre en garde contre lui : habitués
comme ils sont à ne point nommer quelqu’un d’après sa force et sa vertu domi-
nante, mais d’après ce qui leur parait le plus étrange en lui.

12. . - Il ne faut pas répondre du tout à ceux qui parlent avec tant de fanfaron-
nade de ce que leur métaphysique a de scientifique ; il suffit de farfouiller dans le
paquet qu’ils dissimulent derrière leur dos avec tant de pudeur ; si l’on réussit à le
défaire quelque peu on amènera à la lumière, à leur plus grande honte, le résul-
tat de ce scientifisme : un tout petit bon Dieu, une aimable immortalité, peut-être
un peu de spiritisme et certainement tout l’amas confus des misères d’un pauvre
pécheur et de l’orgueil du pharisien.

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13. . - L’utilité qu’apporte une recherche absolue de la vérité est sans cesse dé-
montrée au centuple, tellement qu’il faut s’accommoder sans hésiter des choses
nuisibles, légères et rares, en somme, dont l’individu peut avoir à souffrir à cause
de cette recherche. Il est impossible d’éviter les risques que court le chimiste qui
peut se brûler ou s’empoisonner à l’occasion de ses expériences. - Ce que l’on
peut dire du chimiste s’applique à toute notre civilisation : d’où il résulte claire-
ment, soit dit en passant, combien il importe, pour celle-ci, d’avoir toujours en
réserve des baumes pour les blessures et des contre-poisons.

14. . - Le philistin croit que ce qui lui est le plus nécessaire c’est un chiffon de
pourpre ou un turban de métaphysique, et il ne veut absolument pas se les laisser
arracher : et pourtant on le trouverait moins ridicule sans ces oripeaux.

15. . - Par tout ce que les exaltés disent en faveur de leur évangile ou de leur
maître il se défendent eux-mêmes, bien qu’ils aient l’air de s’ériger en juges (et
non point en accusés), car involontairement on leur fait souvenir, presque à chaque
instant, qu’ils sont des exceptions qui ont besoin de se légitimer.

16. . - Toutes les choses bonnes sont de forts stimulants en faveur de la vie, c’est
même le cas de tout bon livre, écrit contre la vie.

17. . - « Lorsque nous entendons parler les métaphysiciens subtils et les hal-
lucinés de l’arrière-monde, nous comprenons, il est vrai, que nous autres, nous
sommes les « pauvres d’esprit », mais aussi que c’est à nous qu’appartient le royaume
du changement, avec le printemps et l’automne, l’hiver et l’été, et que c’est à ceux-
ci qu’appartient l’arrière-monde avec ses brouillards sans fin, ses ombres grises et
froides. »

- C’est ce que se prit à dire quelqu’un qui se promenait sous le soleil du matin :
quelqu’un qui, en étudiant l’histoire, sentait se transformer sans cesse, non seule-
ment son esprit, mais encore son cœur, et qui, en opposition avec les métaphysi-
ciens, est heureux d’abriter en lui, non pas une âme immortelle, mais beaucoup
d’âmes mortelles.

18. . - Il y a des sources minérales qui jaillissent, il y en a d’autres qui coulent,


et d’autres encore qui ne viennent que goutte par goutte ; dans le même sens il
y a trois espèces de penseurs. Le profane les évalue selon la capacité de l’eau, le
connaisseur en examine la teneur, et les juge par conséquent d’après ce qui en eux
n’est pas de l’eau.

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19. . - Vouloir peindre l’image de la vie, cette tâche, bien que présentée par les
poètes et les philosophes, n’en est pas moins insensée : sous la main des plus
grands peintres et penseurs il ne s’est jamais formé que des images et des es-
quisses tirées d’une vie, c’est-à-dire de leur propre vie - et il ne saurait en être au-
trement. Dans une chose qui est en plein devenir, une autre chose qui devient ne
saurait se refléter d’une façon fixe et durable, comme « la »vie.

20. . - La foi en la vérité commence avec le doute de toutes les « vérités »en quoi
l’on a cru jusqu’à présent.

21. . - Si l’on parle de la libre pensée comme d’une expédition très dangereuse
au milieu des glaciers et des mers polaires, ceux qui ne veulent pas s’engager dans
la même voie sont offensés, comme si on leur avait reproché leur hésitation ou
leurs jambes trop faibles. Quand nous ne nous sentons pas à la hauteur d’une
chose difficile, nous ne tolérons pas qu’elle soit mentionnée devant nous.

22. . - La parodie la plus sérieuse que j’aie jamais entendue est celle-ci : Au com-
mencement était le non-sens, et le non-sens était , par Dieu ! et Dieu (divin) était
le non-sens.

23. . - L’idéaliste est incorrigible on le jette hors de son ciel il s’arrange avec l’en-
fer un idéal. Créez-lui une déception et vous verrez qu’il ne met pas moins d’ar-
deur à embrasser sa déception qu’il n’en mettait il y a peu de temps à se draper de
son espérance. Dans la mesure où son penchant appartient aux grands penchants
incurables de la nature humaine, il peut provoquer des destinées tragiques et de-
venir plus tard l’objet de tragédies : en cela il touche à ce qu’il y a d’incurable,
d’inévitable, d’irrémissible dans la destinée et le caractère humains.

24. . - L’air radieux et le sourire bienveillant, c’est la façon d’approbation que


l’un donne à la grande comédie du monde et de l’existence, - mais c’est en même
temps une comédie dans la comédie qui doit entraîner les autres spectateurs au
« plaudite, amici ».

25. . - Celui qui n’a pas le courage de permettre que l’on trouve ennuyeux son
œuvre et lui-même, n’est certainement pas un esprit de premier ordre, que ce soit
dans les arts ou dans les sciences. - Un esprit moqueur qui, par exception, serait
aussi un penseur, en jetant un regard sur le monde et l’histoire, pourrait ajouter :
« Dieu n’a pas ce courage ; il a voulu rendre toutes choses intéressantes et il les a
faites ainsi. »

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26. . - Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir une chose d’une
façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément une chose et non pas une
personne : on peut même se demander si, d’une façon générale, il lui est possible
de suspendre, ne fût-ce que pendant un instant le mécanisme de son instinct qui
crée et imagine des personnes. Dans ses rapports avec les pensées , même les plus
abstraites, il se comporte comme si elles étaient des individus avec lesquels on
est forcé de lutter ou de prendre partie, des individus que l’on garde, soigne et
élève. Écoutons ou guettons-nous nous-mêmes dans la minute où nous enten-
dons ou trouvons un axiome nouveau pour nous. Peut-être nous déplaît-il parce
qu’il se présente avec tant de hauteur et d’orgueil : inconsciemment nous nous
demandons si nous ne devons pas lui opposer un ennemi ou bien lui adjoindre
un « peut-être »ou un « parfois » ; le petit mot « probable »nous donne même satis-
faction, parce qu’il brise la tyrannie personnelle de l’absolu qui nous importune.
Lorsque, par contre, cet axiome nouveau nous apparaît sous une forme plus atté-
nuée, tolérant et humble comme il convient, se jetant, en quelque sorte, dans les
bras de la contradiction, nous avançons un autre exemple de notre souveraineté :
car comment saurions-nous ne pas venir en aide à cet être faible, le caresser et le
nourrir, lui donner de la force et de la plénitude et même une apparence de vé-
rité et d’absolu ? Nous est-il possible de nous comporter à son égard d’une façon
naturelle, chevaleresque ou compatissante ? - Ailleurs encore nous voyons d’une
part un jugement et d’autre part un autre jugement, éloignés l’un de l’autre, sans
qu’ils soient liés et sans qu’ils tendent à se rapprocher : alors une idée nous cha-
touille, nous nous informons s’il n’y aurait pas un mariage à faire, une conclusion à
tirer, nous avons le sentiment vague qu’au cas où cette conclusion aurait une suite
l’honneur en reviendrait non seulement aux deux jugements unis par le mariage,
mais encore à l’auteur de ce mariage. Si, par contre, on ne peut s’attaquer à cette
idée ni par l’entêtement et le mauvais vouloir, ni par la bienveillance (si on la tient
pour vraie -), on s’y soumet, et on lui rend hommage comme à un guide et un chef,
on lui accorde une place d’honneur et on n’en parle pas sans pompe et fierté ; car
son éclat rejaillit sur vous. Malheur à celui qui voudrait l’obscurcir ! Mais il arrive
aussi que cette autorité devienne un jour scabreuse pour nous : - alors, nous qui
sommes des infatigables faiseurs de rois ( king-makers ) dans le domaine de l’es-
prit, nous chassons du trône l’idée élue et y élevons en hâte son adversaire. Consi-
dérez cela et faites un pas de plus dans votre pensée : certes, personne ne parlera
plus d’un « besoin de connaissance en soi » ! Pourquoi donc l’homme préfère-t-
il le vrai au non vrai, dans cette lutte secrète avec les idées-personnes , dans ce
mariage des idées, mariage demeuré le plus souvent caché, dans cette fondation
d’États sur le domaine de la pensée, dans cette éducation et cette assistance de
la pensée ? Pour la même raison qui lui fait rendre justice dans ses rapports avec
des personnes véritables : maintenant par habitude, héritage et éducation, primi-

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tivement parce que le vrai - comme aussi l’équitable et le juste - est plus utile et
rapporte plus d’ honneurs que le non-vrai. Car, dans le domaine de la pensée, il est
difficile de maintenir la puissance et la réputation , lorsque celles-ci s’édifient sur
l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice pourrait s’effondrer une
fois est humiliant pour la conscience de son architecte ; l’architecte a honte de la
fragilité de son matériel, et, parce qu’il se considère lui-même comme plus impor-
tant que le reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable
que le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en l’immor-
talité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la plus altière qu’il
y ait, car elle est liée intimement à l’arrière-pensée « pereat mandus, dum ego sal-
vus sim » ! Son œuvre est devenue pour lui son ego , il se transforme lui-même en
une chose impérissable, qui affronte toute autre chose ; c’est sa fierté incommen-
surable qui ne veut se servir, pour son œuvre, que des pierres les meilleures et les
plus dures, donc de vérités, ou de ce qu’il tient pour tel. À bon droit, on a de tous
temps appelé l ’orgueil « le vice de ceux qui savent », - mais la vérité et son prestige
seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le fait
que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi que nous
nous y vénérons nous-mêmes, leur attribuant involontairement la faculté de pou-
voir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer, donc dans le
fait que nous sommes en relation avec elles, comme avec des personnes libres et
intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à égal - c’est dans ce fait que
le singulier phénomène que j’ai appelé « conscience intellectuelle »a ses racines.
C’est donc encore une chose morale, d’un ordre supérieur, qui est sortie d’une
racine vulgaire.

27. . - L’essentiel, dans la magie noire des obscurantistes, ce n’est pas qu’elle
veut troubler les cerveaux, mais qu’elle tend à noircir l’image du monde et à obs-
curcir notre idée de l’existence . Il est vrai que, pour arriver à cette fin, l’obscu-
rantisme s’applique souvent à empêcher l’émancipation des esprits, mais, dans
certains cas, il use précisément du moyen opposé et cherche, par l’extrême af-
finement de l’intelligence, à engendrer la satiété. Les métaphysiciens subtils qui
préparent le scepticisme et qui, par leur extrème sagacité, invitent à la méfiance
envers la sagacité, sont d’excellents instruments d’un obscurantisme plus raffiné.
Est-il possible de pouvoir faire servir à cette fin Kant lui-même ? Je dirai plus est-il
possible que, d’après sa propre déclaration demeurée tristement fameuse, il ait
voulu lui-même quelque chose de semblable, du moins d’une façon passagère :
ouvrir une route à la foi , en assignant ses limites à la science ? - Il est vrai qu’il n’y
a pas réussi, lui pas plus que ses successeurs dans les sentiers de loup et de renard
de cet obscurantisme très raffiné et très dangereux - c’est même le plus dangereux
de tous : car la magie noire apparaît ici avec une auréole de lumière.

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