Georges Didihuberman Survivance Des Lucioles PDF
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SURVIVANCE
DES LUCIOLES
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là où le jour il vendange et laboure,
ainsi resplendissait la huitième bolge,
d’autant de flammes (di tante fiamme tutta risplendea),
comme je vis 1... »
10
se traînent sous une accusation et un châtiment sans fin.
À l’inverse des phalènes qui se consument dans l’instant
extatique de leur contact avec la flamme, les vers luisants
de l’enfer sont de pauvres « mouches à feu » – fireflies,
comme dit la langue anglaise pour nos lucioles – qui
subissent, à même leur corps, une éternelle et mesquine
brûlure. Pline l’Ancien s’était inquiété, autrefois, d’une
sorte de mouche, nommée pyrallis ou pyrotocon, qui ne
pouvait voler que dans le feu : « Tant qu’elle est dans le
feu, elle vit ; quand son vol l’en éloigne un peu trop, elle
meurt 4. » Du coup, la vie des lucioles semblera étrange
et inquiétante, comme si elle était faite de la matière
survivante – luminescente, mais pâle et faible, souvent
verdâtre – des fantômes. Feux affaiblis ou âmes errantes.
Ne nous étonnons pas que l’on puisse suspecter dans le
vol incertain des lucioles, la nuit, quelque chose comme
une réunion de spectres en miniature, êtres bizarres aux
intentions plus ou moins bonnes 5.
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Faculté des Lettres, découvre, avec la psychanalyse freu-
dienne et la philosophie existentialiste, toute la poésie
moderne, de Hölderlin à Giuseppe Ungaretti et Eugenio
Montale. Il n’oublie rien de Dante, bien sûr. Mais il va
relire La Divine Comédie à nouveaux frais : moins pour
la perfection compositionnelle du grand poème que pour
sa labyrinthique variété ; moins pour la beauté et l’unité
de sa langue que pour l’exubérance de ses formes, de ses
tournures, de ses appels aux dialectes, aux jargons, aux
jeux de mots, aux bifurcations ; moins pour son imagi-
nation des entités célestes que pour sa description des
choses terrestres et des passions humaines. Moins, donc,
pour sa grande luce que pour ses innombrables et erra-
tiques lucciole.
Cet étudiant est Pier Paolo Pasolini. S’il revisite alors
Dante d’une lecture, d’une relecture qui ne cessera jamais,
c’est en grande partie grâce à la découverte de cette his-
toire de la mimèsis littéraire qu’Erich Auerbach avait mise
en œuvre dans son magistral essai sur Dante poète du
monde terrestre 6. S’il se refigure l’humaine Commedia par-
delà l’enseignement scolaire et le nationalisme toscan, c’est
aussi grâce aux « fulgurations figuratives », comme il dira
plus tard, qu’il éprouve dans les séminaires de Roberto
Longhi sur la peinture des « primitifs » florentins, de
Giotto à Masaccio et Masolino. Le grand historien de l’art
y confronte alors toute la vision humaniste de Masaccio,
6. E. Auerbach, « Dante poète du monde terrestre » (1929), trad.
D. Meur, Écrits sur Dante, Paris, Macula, 1998, p. 33-189. Id., Mimésis.
La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), trad.
C. Heim, Paris, Gallimard, 1968 (éd. 1992), p. 183-212.
12
par exemple son usage des ombres portées, aux multiples
réflexions de Dante sur l’ombre humaine et la lumière
divine 7. Mais Longhi, en cette période de fascisme triom-
phant, n’omet pas d’entretenir ses étudiants des ombres
et des lumières bien plus contemporaines – et plus poli-
tiques – chez un Jean Renoir dans La Grande Illusion ou
chez un Charlie Chaplin dans Le Dictateur. À part cela, le
jeune Pier Paolo joue attaccante dans l’équipe de football
de l’université qui, cette année-là, sortira victorieuse du
championnat inter-facultés 8.
À part cela – mais tout près –, la guerre fait rage. Les
dictateurs discutent : le 19 janvier 1941, Benito Mussolini
rencontre Hitler au Berghof puis, le 12 février, tente de
convaincre le général Franco de prendre une part active
au conflit mondial. Le 24 janvier, les troupes britanniques
commencent leur reconquête de l’Afrique orientale tenue
par les Italiens : ils occupent Benghazi le 6 février, tandis
que l’armée de la France Libre entreprend sa campagne
de Libye. Le 8 février, le port de Gênes est bombardé par
la flotte anglaise. Tels sont les jours et les nuits de cette
fin de janvier 1941. Imaginons-y quelque chose comme
une inversion complète des rapports entre luce et lucciole.
Il y aurait alors, d’un côté, les projecteurs de la propagande
7. R. Longhi, « Gli affreschi del Carmine, Masaccio e Dante » (1949),
Opere complete, VIII-1. Fatti di Masolino e di Masaccio e altri studi sul
Quattrocento, 1910-1967, Florence, Sansoni, 1975, p. 67-70. Cf.
P. P. Pasolini, « Qu’est-ce qu’un maître ? » (1970-1971) et « Sur Roberto
Longhi » (1974), trad. H. Joubert-Laurencin, Écrits sur la peinture, Paris,
Éditions Carré, 1997, p. 77-86.
8. Cf. N. Naldini, « Cronologia », dans P. P. Pasolini, Lettere, 1940-
1954, éd. N. Naldini, Turin, Einaudi, 1986, p. XXX-XXXII.
13
nimbant le dictateur fasciste d’une lumière aveuglante.
Mais aussi les puissants projecteurs de la DCA poursuivant
l’ennemi dans les ténèbres du ciel, les « poursuites »
– comme on le dit au théâtre – des miradors pourchassant
l’ennemi dans l’obscurité des camps. C’est un temps où
les « conseillers perfides » sont en pleine gloire lumineuse,
tandis que les résistants de toutes sortes, actifs ou « pas-
sifs », se transforment en fuyantes lucioles à se faire aussi
discrets que possible tout en continuant d’émettre leurs
signaux. L’univers dantesque est donc bien inversé : c’est
l’enfer qui, désormais, est au grand jour avec ses politiciens
véreux, surexposés, glorieux. Les lucciole, quant à elles,
tentent d’échapper comme elles peuvent à la menace, à la
condamnation qui désormais frappe leur existence.
*
C’est dans un tel contexte que Pasolini écrit une lettre
à son ami d’adolescence Franco Farolfi entre le 31 janvier
et le 1er février 1941. Petites histoires dans la grande his-
toire. Histoires de corps et de désirs, histoires d’âmes et
de doutes intimes dans la grande déroute, la grande tour-
mente du siècle. « Je suis formidablement idiot (superba-
mente idiota), comme le sont les gestes du gagnant à la
loterie ; mon mal de ventre commence enfin à s’en aller, et
je me sens donc en proie à l’euphorie 9 (mi sento perciò in
preda ad euforia). » Il y aurait donc, et la proie – en italien
preda, on dit par exemple preda di guerra pour parler des
9. P. P. Pasolini, Lettere 1940-1954, op. cit., p. 36. Trad. R. de Ceccaty,
Correspondance générale, 1940-1975, Paris, Gallimard, 1991, p. 37.
14
butins de guerre –, et l’euphorie. Il y aurait déjà cette
tenaille où s’imbriquent douloureusement le désir et la loi,
la transgression et la culpabilité, le plaisir conquis et
l’angoisse reçue : petites lumières de la vie, avec leurs
ombres lourdes et leurs peines pour corollaires obligés.
C’est ce qu’indiquent les phrases immédiatement suivantes
de Pasolini dans sa lettre à l’ami. Évoquant, en jeune huma-
niste, ce qu’il nomme les parténai – du mot grec parthénos,
qui indique l’état de virginité –, il écrit :
15
16
Voici donc les lucciole promues au rang d’impersonnels
corps lyriques pour cette joi d’amor dont, autrefois, par-
laient les troubadours. Plongés dans la grande nuit cou-
pable, les hommes font quelquefois irradier leurs désirs,
leurs cris de joie, leurs rires, comme autant de lueurs
d’innocence. Il y a sans doute, dans la situation décrite par
Pasolini, une sorte de déchirement relatif au désir hétéro-
sexuel (puisque les lucioles sont mâles et femelles, s’éclai-
rent pour s’appeler et s’appellent pour copuler, pour se
reproduire). Mais l’essentiel, dans la comparaison établie
entre les lueurs du désir animal et les éclats de rire ou les
cris de l’amitié humaine, demeure cette joie innocente et
puissante qui apparaît comme une alternative aux temps
trop sombres ou trop éclairés du fascisme triomphant.
Pasolini indique même, très précisément, que l’art et la
poésie valent aussi pour de telles lueurs tout à la fois éro-
tiques, joyeuses et inventives. « [Il en est de] même quand
ils parlent d’Art ou de Poésie », dit-il de ces jeunes gens
lumineux et de leur « fougue virile » au milieu de la nuit.
« J’ai vu (et je me vois moi-même aussi) des jeunes parler
de Cézanne, et on avait l’impression qu’ils parlaient de
leurs aventures amoureuses, l’œil brillant et trouble 12. »
La lettre de Pasolini se termine et culmine dans le
contraste violent entre cette exception de la joie inno-
cente, qui reçoit ou irradie la lumière du désir, et la règle
d’une réalité faite de culpabilité, monde de terreur con-
crétisé ici par le rayon inquisiteur de deux projecteurs et
l’aboiement effrayant de chiens de garde dans la nuit :
17
« Ainsi étions-nous, cette nuit-là ; nous avons ensuite
grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui
étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons
traversé des vergers et des bois de cerisiers chargés de
griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De
là, on voyait clairement deux projecteurs très loin, très
féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible
d’échapper (due riflettori lontanissimi e feroci, occhi mec-
canici a cui non era dato sfuggire), et alors nous avons été
saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des
chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables (e ci
parve d’essere colpevoli), nous avons fui sur le dos, la crête
de la colline. Nous avons alors trouvé une autre clairière
herbeuse, en cercle si réduit que six pins à peu de distance
les uns des autres suffisaient à l’entourer ; nous nous som-
mes étendus là, enveloppés dans nos couvertures, et en
parlant agréablement entre nous, nous entendions le vent
souffler et faire rage dans les bois, et nous ne savions pas
où nous nous trouvions ni de quels lieux nous étions
entourés. Aux premières lueurs du jour (qui sont une
chose indiciblement belle), nous avons bu les dernières
gouttes de nos bouteilles de vin. Le soleil ressemblait à
une perle verte. Je me suis déshabillé et j’ai dansé en
l’honneur de la lumière (io mi sono denudato e ho danzato
in onore della luce) ; j’étais tout blanc (ero tutto bianco),
alors que les autres enveloppés dans leurs couvertures
comme des Péons, tremblaient au vent 13. »
18
lité animale – proche du sol, de la terre, de la végétation –
et la beauté de son jeune corps. Mais, « tout blanc » dans
la lueur du soleil qui se lève, il dansait aussi comme un ver
luisant, comme une luciole ou une « perle verte ». Lueur
erratique, certes, mais lueur vivante, lueur de désir et de
poésie incarnée. Or, toute l’œuvre littéraire, cinématogra-
phique et même politique de Pasolini semble bien traver-
sée par de tels moments d’exception où les êtres humains
deviennent lucioles – êtres luminescents, dansants, errati-
ques, insaisissables et résistants comme tels – sous notre
regard émerveillé. Les exemples sont innombrables, il
n’est que de penser à la danse sans but de Ninetto Davoli
dans La sequenza del fiore di carta, en 1968, où la grâce
lumineuse du jeune homme se détache sur le fond d’une
rue passante de Rome, et surtout depuis la hantise des plus
noires images de l’histoire : bombardements entrecoupés
par les projecteurs de DCA, visions « glorieuses » de poli-
ticiens véreux contredites par les sombres charniers de la
guerre. L’homme-luciole finira, on le sait, par s’effondrer
sous une absurde sentence divine :
« L’innocence est une faute, l’innocence est une faute,
comprends-tu ? Et les innocents seront condamnés, car
ils n’ont plus le droit de l’être (e gli innocenti saranno
condannati, perché non hanno più il diritto di esserlo). Je
ne peux pardonner celui qui traverse avec le regard heu-
reux de l’innocent les injustices et les guerres, les horreurs
et le sang. Il y a des millions d’innocents comme toi à
travers le monde qui préfèrent s’effacer de l’histoire plu-
tôt que de perdre leur innocence. Et je dois les faire
mourir, même si je sais qu’ils ne peuvent faire autrement,
19
20
que jour en faire l’expérience – que la danse des lucioles,
ce moment de grâce qui résiste au monde de la terreur,
est la chose la plus fugace, la plus fragile qui soit. Mais
Pasolini, suivi en cela par nombre de ses commentateurs,
est allé bien plus loin : il a pratiquement théorisé, ou
affirmé comme une thèse historique, la disparition des
lucioles.
Le 1er février 1975 – soit trente-quatre ans jour pour
jour, ou plutôt nuit pour nuit, après sa belle lettre sur
l’apparition des lucioles, et neuf mois exactement avant
d’être sauvagement assassiné, en pleine nuit, sur une plage
d’Ostie –, Pasolini publiait dans le Corriere della sera un
article sur la situation politique de son temps. Le texte
s’intitule « Le vide du pouvoir en Italie » (Il vuoto del
potere in Italia), mais sera repris dans les Scritti corsari sous
le titre, désormais fameux, de « L’article des lucioles 16 »
(L’articolo delle lucciole). Or, il s’agit surtout, si je puis
dire, d’envisager l’article de la mort des lucioles. Il s’agit
d’une lamentation funèbre sur le moment où, en Italie,
disparurent les lucioles, ces signaux humains de l’inno-
cence anéantis par la nuit – ou par la lumière « féroce »
des projecteurs – du fascisme triomphant.
La thèse est celle-ci : on croit à tort que le fascisme des
années trente et quarante a été vaincu. Mussolini fut sans
doute exécuté et pendu par les pieds sur la place Loreto
de Milan, en une mise en scène « infamante » caractéris-
16. P. P. Pasolini, « L’articolo delle lucciole » (1975), Saggi sulla poli-
tica e sulla società, éd. W. Siti et S. De Laude, Milan, Arnoldo Mondadori,
1999, p. 404-411. Trad. P. Guilhon, « L’article des lucioles », Écrits cor-
saires, Paris, Flammarion, 1976 (éd. 2005), p. 180-189.
21
tique des plus anciennes coutumes politiques italiennes 17.
Mais, sur les ruines de ce fascisme-là est rené le fascisme
même, une nouvelle terreur plus profonde encore, plus
dévastatrice aux yeux de Pasolini. D’une part, « le régime
démocrate-chrétien était encore la continuation pure et
simple du régime fasciste » ; d’autre part, il s’est passé, au
milieu des années soixante, « quelque chose » qui donna
lieu à l’émergence d’un « fascisme radicalement, totale-
ment et imprévisiblement nouveau 18. » La première phase
du processus fut marquée par « la violence policière [et]
le mépris pour la constitution », tout cela noyé dans un
« atroce, stupide et répressif conformisme d’État » contre
lequel « les intellectuels et les opposants d’alors nourris-
saient des espérances insensées » de renversement poli-
tique 19.
La seconde phase de ce processus historique a com-
mencé, selon Pasolini, au moment même où « les intel-
lectuels les plus avancés et les plus critiques ne se sont
pas aperçus que “les lucioles étaient en train de disparaî-
tre” (non si erano accorti che “le lucciole stavano scompa-
rendo”) 20 ». Il y a, dans les mots que Pasolini réunit alors,
22
toute la violence du polémiste – voire du provocateur,
comme on a coutume de dire à son propos – associée,
montée avec toute la douceur du poète. Le polémiste
n’hésite pas à parler de « génocide », s’autorisant pour
l’occasion d’une référence à Karl Marx sur l’écrasement
du prolétariat par la bourgeoisie 21. Quant au poète, il
utilise l’image ancienne, lyrique et délicate – voire auto-
biographique –, des lucioles :
23
culturel qu’il précise souvent à travers l’expression de
« génocide culturel ». L’idée qu’un fascisme plus profond
a supplanté les gesticulations mussoliniennes apparaît
clairement, en 1969, dans les entretiens avec Jean
Duflot 23. Puis, dans un article de 1973 intitulé « Accul-
turation et acculturation », le cinéaste précise son idée :
il était encore possible, aux temps du fascisme historique,
de résister, c’est-à-dire d’éclairer la nuit par quelques
lueurs de pensée, par exemple en relisant l’Enfer de
Dante, mais aussi en découvrant la poésie dialectale ou
en observant tout simplement la danse des lucioles à
Bologne, en 1941. « Le fascisme proposait un modèle,
réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre
morte. Les différentes cultures particulières (paysannes,
sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturba-
blement à s’identifier à leurs modèles, car la répression
se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos
jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par
le centre est totale et inconditionnée. On renie les véri-
tables modèles culturels. L’abjuration est accomplie 24. »
En 1974, Pasolini développera amplement son thème
du « génocide culturel ». Le « véritable fascisme », dit-il,
est celui qui s’en prend aux valeurs, aux âmes, aux lan-
gages, aux gestes, aux corps du peuple 25. C’est celui qui
« mène, sans bourreaux ni exécutions de masse, à la sup-
23. Id., Entretiens avec Jean Duflot (1969), Paris, Éditions Gutenberg,
2007, p. 173-183 (« D’un fascisme à l’autre »).
24. Id., « Acculturation et acculturation » (1974), trad. P. Guilhon,
Écrits corsaires, op. cit., p. 49.
25. Id., « Le véritable fascisme » (1974), ibid., p. 76-82.
24
pression de larges portions de la société elle-même », et
c’est pourquoi il faut appeler génocide « cette assimila-
tion [totale] au mode et à la qualité de vie de la bour-
geoisie 26. » En 1975, tout près d’écrire son texte sur la
disparition des lucioles, le cinéaste s’engagera dans le
motif – tragique et apocalyptique – d’une disparition de
l’humain au cœur de la société présente : « Je tiens sim-
plement à ce que tu regardes autour de toi et prennes
conscience de la tragédie. Et quelle est-elle, la tragédie ?
La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains ; on
ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les
uns contre les autres 27. »
Il faut alors comprendre que l’improbable et minuscule
splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini – ces yeux
qui savaient si bien contempler un visage ou laisser se
déployer le geste juste dans le corps de ses amis, de ses
acteurs –, ne métaphorise rien d’autre que l’humanité par
excellence, l’humanité réduite à sa plus simple puissance
de nous faire signe dans la nuit. Pasolini voit-il alors son
environnement contemporain comme une nuit qui aurait
définitivement dévoré, asservi ou réduit les différences que
forment, dans l’obscurité, les saccades lumineuses des
lucioles en quête d’amour ? Je crois que cette dernière
image n’est pas encore tout à fait la bonne. Ce n’est pas
dans la nuit que les lucioles ont disparu, en effet. Quand
la nuit est au plus profond, nous sommes capables de
26. Id., « Le génocide » (1974), ibid., p. 261.
27. Id., « Nous sommes tous en danger » (1975), trad. C. Michel et
H. Joubert-Laurencin, Contre la télévision et autres textes sur la politique
et la société, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2003, p. 93.
25
saisir la moindre lueur, et c’est l’expiration même de la
lumière qui nous est encore visible dans sa traîne, si ténue
soit-elle. Non, les lucioles ont disparu dans l’aveuglante
clarté des « féroces » projecteurs : projecteurs des mira-
dors, des shows politiques, des stades de football, des
plateaux de télévision. Quant aux « singuliers engins qui
se lancent les uns contre les autres », ce ne sont que des
corps surexposés, avec leurs stéréotypes du désir, qui
s’affrontent dans la pleine lumière des sitcoms, bien loin
des discrètes, des hésitantes, des innocentes lucioles, ces
« souvenirs quelque peu poignants du passé ».
28. Id., « L’articolo delle lucciole », art. cit., p. 408. Trad. cit., p. 185.
26
protestation vient de ce que Pasolini se voit contraint, en
ces dernières années de sa vie, d’abjurer cela même qui
avait constitué le socle de toute son énergie poétique,
cinématographique et politique.
À savoir son amour du peuple, qui transfigure notam-
ment ses récits des années cinquante et tous ses films des
années soixante. Cela passe par l’assomption poétique
des dialectes régionaux 29, la mise au premier plan du
sous-prolétariat dans des chroniques telles que les His-
toires de la cité de Dieu ou La Longue Route de sable 30,
la figuration de la misère suburbaine dans des films tels
que Accattone – contemporain, soit dit en passant, des
Damnés de la terre de Franz Fanon –, Mamma Roma ou
La ricotta 31. Dans ses essais théoriques, d’autre part,
Pasolini a voulu montrer la puissance spécifique des
cultures populaires pour y reconnaître une véritable capa-
cité de résistance historique, donc politique, dans leur
29. Id., La meglio gioventù. Poesie friulane (1941-1953), Tutte le poesie,
éd. W. Siti, Milan, Arnoldo Mondadori, 2003, I, p. 1-380. Id., « La poesia
dialettale del Novecento » (1952), Saggi sulla letteratura e sull’arte, éd.
W. Siti et S. De Laude, Milan, Arnoldo Mondadori, 1999, I, p. 713-857.
Id., « La poesia popolare italiana » (1955), ibid., p. 859-993. K. von Hofer,
Funktionen des Dialekts in der italienischen Gegenwartsliteratur : Pier
Paolo Pasolini, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1971. M. Teodonio (dir.),
Pasolini tra friulano e romanesco, Rome, Centro Studi Giuseppe Gioa-
chino Belli-Editore Colombo, 1997. F. Cadel, La lingua dei desideri. Il
dialetto secondo Pier Paolo Pasolini, Lecce, Piero Manni, 2002.
30. P. P. Pasolini, Histoires de la cité de Dieu. Nouvelles chroniques
romaines (1950-1966), trad. R. de Ceccatty, Paris, Gallimard, 1998. Id.,
La Longue Route de sable (1959), trad. A. Bourguignon, Paris, Arléa,
1999.
31. Cf. notamment E. Siciliano (dir.), Pasolini e Roma, Rome-Cinisello
Balsamo, Museo di Roma in Trastevere-Silvana Editoriale, 2005.
27
vocation anthropologique à la survivance : « Argot,
tatouages, loi du silence, mimiques, structures du milieu
et tout le système de rapports avec le pouvoir sont restés
inaltérés », dit-il par exemple à propos de la culture napo-
litaine. « Même l’époque révolutionnaire de la consom-
mation – qui, elle, a radicalement changé les rapports
entre culture centraliste du pouvoir et cultures populai-
res – n’a fait qu’“isoler” un peu plus encore l’univers
populaire napolitain 32. »
Un jour qu’on lui demandait si, en tant qu’artiste de
gauche, il avait la nostalgie des temps brechtiens ou de la
littérature « engagée » à la française, Pasolini répondit en
ces termes : « Absolument pas. J’ai simplement la nostalgie
des gens pauvres et vrais, qui se battaient pour renverser
le patron, mais sans vouloir pour autant prendre sa
place 33. » Façon anarchiste, semble-t-il, de déconnecter la
résistance politique d’une simple organisation de parti.
Façon de ne pas concevoir l’émancipation selon l’unique
modèle d’une accession à la richesse et au pouvoir. Façon
de considérer la mémoire – argot, tatouages, mimiques
propres à une population donnée –, donc le désir qui va
avec, comme autant de puissances politiques, comme
autant de protestations capables de reconfigurer le futur.
Cela n’allait pas sans une certaine « mythification » du
peuple, sans doute. Mais le mythe – ce que Pasolini appe-
lait souvent la « force du passé », et que l’on voit à l’œuvre
32. P. P. Pasolini, « Les gens cultivés et la culture populaire » (1973),
trad. P. Guilhon, Écrits corsaires, op. cit., p. 235-236. Cf. id., « Étroitesse
de l’histoire et immensité du monde paysan » (1974), ibid., p. 83-88.
33. Id., « Nous sommes tous en danger », art. cit., p. 98.
28
dans des films tels qu’Œdipe roi ou Médée – faisait juste-
ment partie, selon lui, de l’énergie révolutionnaire propre
aux misérables, aux déclassés du jeu politique courant 34.
Or, c’est tout cela que la « disparition des lucioles »
voue à l’échec et au désespoir. Avec l’image des lucioles,
c’est toute une réalité du peuple qui, aux yeux de Pasolini,
est en train de disparaître. Si « le langage des choses a
changé » de façon catastrophique, comme dit le cinéaste
dans ses Lettres luthériennes, c’est d’abord parce que
« l’esprit populaire a disparu 35. » Et l’on pourrait dire que
c’est bien là une question de lumière, une question d’appa-
rition. D’où la prégnance, d’où la justesse du recours aux
lucioles. Pasolini, de ce point de vue, semble à la fois sur
les traces de Walter Benjamin et dans les zones de réflexion
explorées, plus proches de lui, par Guy Debord.
Benjamin, on s’en souvient, avait articulé toute sa cri-
tique politique à partir d’un argument sur l’apparition et
l’exposition réciproques des peuples et des pouvoirs. « La
crise des démocraties peut se comprendre comme une
crise des conditions d’exposition de l’homme politique »,
écrivait-il, dès 1935, dans son fameux essai sur « L’œuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité technique 36 ». Quant
29
à la « société du spectacle » fustigée par Guy Debord,
elle passe par l’unification d’un monde qui « baigne indé-
finiment dans sa propre gloire », cette gloire fût-elle la
négation et la séparation généralisée entre les « hommes
vivants » et leur propre possibilité d’apparaître autrement
que sous le règne – la lumière crue, cruelle, féroce – de
la marchandise 37. Dès 1958, dans un texte intitulé « Néo-
capitalisme télévisuel », Pasolini avait déjà constaté à quel
point les lumières du petit écran détruisaient l’exposition
même et, avec elle, la dignité des peuples : « [La télévi-
sion] non seulement ne concourt pas à élever le niveau
culturel des couches inférieures, mais provoque chez elles
le sentiment d’une infériorité presque angoissante 38. »
Voilà pourquoi « il n’y a plus de peuple », pas plus
que de lucioles, dans nos grandes villes comme dans nos
campagnes. Voilà pourquoi il faudra au cinéaste, en cette
ultime année 1975, « abjurer » sa Trilogie de la vie et, en
quelque sorte, « suicider » son propre amour du peuple
dans quelques lignes extrêmement violentes de « L’article
des lucioles » :
30
lisation, avec pour conséquence la formation de ces gigan-
tesques masses, non plus antiques (paysannes, artisanes)
et pas encore modernes (bourgeoises), qui ont constitué
le sauvage, l’aberrant, l’imprévisible corps des troupes
nazies.
Il se passe quelque chose de semblable en Italie, avec
une violence encore plus grande dans la mesure où
l’industrialisation des années 60-70 constitue également
une “mutation” décisive par rapport à celle de l’Alle-
magne d’il y a cinquante ans. Nous ne sommes plus,
comme chacun le sait, en face de “temps nouveaux”,
mais d’une époque nouvelle de l’histoire humaine, de
cette histoire humaine dont les cadences sont milléna-
ristes. Il était impossible que les Italiens réagissent plus
mal qu’ils ne l’ont fait à ce traumatisme historique. Ils
sont devenus (surtout dans le Centre-Sud) en quelques
années un peuple dégénéré, ridicule, monstrueux, crimi-
nel (un popolo degenerato, ridicolo, mostruoso, criminale)
– il suffit de descendre dans la rue pour le comprendre.
Mais, bien entendu, pour comprendre les changements
des gens, il faut les comprendre. Moi, malheureusement,
je l’aimais, ce peuple italien, aussi bien en dehors des
schèmes du pouvoir (au contraire, en opposition déses-
pérée avec eux) qu’en dehors des schèmes populistes et
humanitaires. C’était un amour réel, enraciné dans mon
caractère 39. »
31
l’intera Montedison per una lucciola) », conclut Pasolini 40.
Mais les lucioles ont disparu en cette époque de dictature
industrielle et consumériste où tout un chacun finit par
s’exhiber à l’égal d’une marchandise dans sa vitrine, façon
de ne pas apparaître, justement. Façon de troquer la
dignité civile contre un spectacle indéfiniment remon-
nayable. Les projecteurs ont investi tout l’espace social,
personne n’échappe plus à leurs « féroces yeux mécani-
ques ». Et le pire, c’est que tout le monde a l’air content,
croyant pouvoir « se refaire une nouvelle beauté » en
profitant de cette triomphale industrie de l’exposition
politique.
32
que le mot « enfer » peut vouloir dire, quelques siècles
après Dante. Pasolini, dans ses textes politiques et jusqu’à
son ultime film Salò, aura voulu nous présenter ou nous
représenter cette réalité nouvelle du cercle des « frau-
deurs » ou de la bolge des « conseillers perfides », sans
compter les « luxurieux », les « violents » et autres « fal-
sificateurs ». Ce qu’il décrit comme règne fasciste est donc
un enfer réalisé auquel nul n’échappe plus, auquel nous
tous sommes désormais condamnés. Coupables ou inno-
cents, peu importe : damnés dans tous les cas. Dieu est
mort, les « fraudeurs » et les « conseillers perfides » en
ont profité pour occuper son trône de Juge suprême. Ce
sont eux, désormais, qui décident de la fin des temps.
Les prophètes du malheur, les imprécateurs, sont déli-
rants et démoralisants aux yeux des uns, clairvoyants et
fascinants aux yeux des autres. Il est facile de réprouver le
ton pasolinien, avec ses accents apocalyptiques, ses exa-
gérations, ses hyperboles, ses provocations. Mais comment
ne pas éprouver son inquiétude lancinante alors que tout,
dans l’Italie d’aujourd’hui – pour ne parler que de l’Ita-
lie –, semble correspondre de plus en plus précisément à
l’infernale description proposée par le cinéaste rebelle ?
Comment ne pas voir à l’œuvre ce néofascisme télévisuel
dont il parle, un néofascisme qui hésite de moins en moins,
soit dit en passant, à réassumer toutes les représentations
du fascisme historique qui l’a précédé ? Voilà pourquoi
un commentateur de Pasolini peut en venir à l’approuver
jusqu’à la paraphrase, jusqu’à la surenchère : « Alors sans
doute oui : ce monde est fasciste et il l’est plus que le
précédent, parce qu’il est embrigadement total jusque
33
34
Les lucioles ont disparu, cela veut dire : la culture, où
Pasolini jusque-là reconnaissait une pratique – populaire
ou avant-gardiste – de résistance, est elle-même devenue
un outil de la barbarie totalitaire, confinée qu’elle se
trouve à présent dans le règne marchand, prostitutionnel,
de la tolérance généralisée : « La prophétie – réalisée –
de Pasolini tient, en fin de compte, en une phrase : la
culture n’est pas ce qui nous défend de la barbarie et
doit être défendu contre elle, elle est ce milieu même dans
lequel prospèrent les formes intelligentes de la nouvelle
barbarie. Le combat de Pasolini est ici très distinct de
celui d’Adorno et sa séquelle qui pensaient qu’il fallait
défendre la haute culture et l’art d’avant-garde contre la
culture de masse ; les Écrits corsaires sont plutôt un mani-
feste en faveur de la défense des espaces politiques, des
formes politiques (le débat, la polémique, la lutte...)
contre l’indifférenciation culturelle. Contre le régime
généralisé de la tolérance culturelle 43 [...]. »
Voilà donc Pasolini éprouvé, approuvé, prolongé, ren-
chéri. L’apocalypse va son train. Notre actuel « malaise
dans la culture » tourne dans ce sens, paraît-il, et c’est le
plus souvent ainsi que nous en faisons l’expérience. Mais
une chose est de désigner la machine totalitaire, une autre
de lui accorder si vite une victoire définitive et sans par-
tage. Le monde est-il aussi totalement asservi que l’ont
rêvé – que le projettent, le programment et veulent nous
l’imposer – nos actuels « conseillers perfides » ? Le pos-
tuler, c’est justement donner créance à ce que leur
35
36
II
SURVIVANCES
37
plan du « style », de la « liberté » et, dit-il, de l’« inter-
mittence 2 ».
Ce motif de l’intermittence semble d’abord étonnant
(mais seulement si l’on considère une photographie
comme un objet et non comme un acte). Il est, en réalité,
fondamental. Comment, ici, ne pas penser au caractère
« saccadé » de l’image dialectique selon Walter Benjamin,
cette notion précisément destinée à comprendre de quelle
façon les temps se font visibles, comment l’histoire même
nous apparaît en un éclair passager qu’il faut nommer
« image 3 » ? L’intermittence de l’image-saccade nous
ramène aux lucioles, bien sûr : lumière pulsative, passa-
gère, fragile. Les lucioles rendaient-elles encore les temps
visibles sept ans après la mort de Pasolini ? Le titre choisi
par Denis Roche pour son texte tendrait à dire : non. Tout
se renverse, cependant, à un moment de notre lecture. Le
motif général esquissé dans la critique de Barthes fait
place, tout à coup, à un fragment de journal intime écrit
le 3 juillet 1981 dans un village italien. Comme dans la
lettre de 1941, c’est une ballade innocente entre amis, dans
la campagne, la nuit tombée. Et voici la réapparition, la
découverte enchantée des lucioles : « Elles sont bien une
vingtaine qui s’activent autour des feuillages. Nous nous
38
exclamons tous [...], chacun raconte où et quand il en a
vues... » Beauté inouïe, pourtant si modeste : « Il y en a
deux autres qui se volent après un peu plus loin, deux
petits traits alternatifs de morse lumineux en contrebas du
talus. » Beauté sidérante que de « voir ça, au moins une
fois dans sa vie 4. » À un moment, cependant, « les der-
nières lucioles s’en vont, ou elles disparaissent purement
et simplement 5. » Et la page d’émerveillement se referme.
Redisparition des lucioles.
Mais comment les lucioles ont-elles ici disparu ou
« redisparu » ? Ce n’est qu’à notre vue qu’elles « dispa-
raissent purement et simplement ». Il serait bien plus
juste de dire qu’elles « s’en vont », purement et simple-
ment. Qu’elles « disparaissent » dans la seule mesure où
leur spectateur renonce à les suivre. Elles disparaissent
de sa vue parce qu’il reste à sa place qui n’est plus la
bonne place pour les apercevoir. Denis Roche donne
lui-même, mais ailleurs dans son livre, tous les éléments
pour comprendre ce rapport à travers la nécessité pho-
tographique de faire image – ce que Barthes n’aura pas
relevé, immobilisé qu’il était dans l’endeuillement frontal
du « ça-a-été » – à partir d’un éclairage intermittent qui
est aussi, comme chez les lucioles, une vocation à l’éclai-
rage en mouvement. Les photographes sont d’abord des
voyageurs, explique Denis Roche : comme des insectes
en déplacement, avec leurs gros yeux sensibles à la
lumière. Ils forment une « troupe de lucioles averties.
39
Lucioles occupées à leur éclairage intermittent, survolant
à basse altitude les égarements des cœurs et des esprits
du temps contemporain. Tic-tac muet des lucioles vaga-
bondes, petits éclairages brefs [...] avec l’adjonction d’un
moteur qui fera du regard attentif une psalmodie de
lumière, clic-clac, de lumière, clic-clac, etc. 6 »
J’ai moi-même vécu à Rome une dizaine d’années après
la mort de Pasolini. Or il y avait, à un endroit précis sur
la colline du Pincio – un endroit nommé le « bois de
bambous » –, une véritable communauté de lucioles dont
les lueurs et les mouvements sensuels, avec cette lenteur
qui insiste à manifester son désir, fascinaient tous ceux
qui passaient par là. Je m’étonne aujourd’hui de n’avoir
pas pensé à les photographier (ne serait-ce qu’à essayer).
En tout cas, les lucioles n’avaient pas disparu entre 1984
et 1986, même à Rome, même au cœur urbain du pouvoir
centralisé. Elles survivaient encore très bien au début des
années quatre-vingt-dix. Elles devaient être là depuis
longtemps puisqu’une partition pour piano, datant de la
Première Guerre mondiale, est toujours conservée dans
le « Fonds Casadesus » de la Bibliothèque nationale de
France sous le titre Les Lucioles de la Villa Médicis 7. Plus
récemment, je me suis aperçu avec tristesse que le « bois
de bambous » du Pincio avait été rasé. Les lucioles
avaient donc, de nouveau, disparu.
Il y a probablement tout lieu d’être pessimiste sur les
lucioles romaines. Au moment même où j’écris ces lignes,
6. Ibid., p. 149-150.
7. M. Samuel-Rousseau, Les Lucioles de la Villa Médicis, Paris,
J. Hamelle, s.d. (vers 1917).
40
Silvio Berlusconi pavoise toujours sous les projecteurs, la
Ligue du Nord agit efficacement et les Roms sont fichés,
un bon moyen pour les ficher dehors. Il y a tout lieu
d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire
d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche,
de se remettre en quête des lucioles. J’apprends qu’il y a
toujours, vivantes de par le monde, deux mille espèces
connues de ces petites bêtes (classe : insectes, ordre :
coléoptères, famille : lampyres ou lampyridae 8). Certes,
comme le notait Pasolini, la pollution des eaux à la cam-
pagne les font dépérir, la pollution de l’air en ville aussi.
On sait également que l’éclairage artificiel – les lampa-
daires, les projecteurs – perturbe considérablement la vie
des lucioles comme de toutes les autres espèces noctur-
nes. Cela entraîne quelquefois, cas extrêmes, des compor-
tements suicidaires, par exemple lorsque des larves de
lucioles montent sur les poteaux électriques et se trans-
forment en pupes – du mot latin pupa, la poupée, et qui
désigne le stade intermédiaire entre larve et imago, autre-
ment dit la nymphe – dangereusement exposées aux pré-
dateurs diurnes et au soleil qui les dessèche à mort. Il
faut savoir que, malgré tout, des lucioles ont formé ailleurs
leurs belles communautés lumineuses (me reviennent ici,
par association d’idées, quelques images de Fahrenheit
451, à la fin, quand le personnage dépasse les limites de
la ville et se retrouve dans la communauté des hommes-
livres).
41
1. Renata Siqueira Bueno, Lucioles, 2008.
Serra da Canastra (Brésil). Photographie.
42
chères lucioles 9. Dès 1887, le physiologiste Raphaël
Dubois avait isolé chez les lampyres un enzyme qu’il
voulut nommer la luciférase et qui agit sur un substrat
chimique, la luciférine, dans le phénomène de biolumi-
nescence chez les lucioles (on ne cesse, décidément, de
retourner au diable et à l’enfer dont le feu – la mauvaise
lumière – n’est jamais très loin).
43
balayée par quelques féroces projecteurs. Et même si c’est
pour peu de temps. Et même si c’est peu de chose à voir :
il faut environ cinq mille lucioles pour produire une
lumière équivalente à celle d’une unique bougie. Comme
il y a une littérature mineure – ainsi que l’ont bien montré
Gilles Deleuze et Félix Guattari à propos de Kafka –, il y
aurait une lumière mineure possédant les mêmes caractè-
res philosophiques : « un fort coefficient de déterritoria-
lisation » ; « tout y est politique » ; « tout prend une valeur
collective », en sorte que tout y parle du peuple et des
« conditions révolutionnaires » immanentes à sa margina-
lisation même 11.
En croyant constater l’irrémédiable disparition des
lucioles, Pasolini, en 1975, n’aura donc fait que s’immo-
biliser dans une sorte de deuil, de désespoir politique.
Comme si, tout à coup, il renonçait à lever les yeux vers
ces régions improbables de nos sociétés qu’il avait pour-
tant si bien décrites ; comme s’il ne pouvait plus se remet-
tre lui-même en mouvement, ainsi qu’il l’avait si bien fait
en préparant Accattone dans les zones misérables de la
banlieue romaine, avec Sergio Citti – le frère de Franco,
l’interprète d’Accattone – pour « dictionnaire vivant » du
dialecte romanesco. « J’ai passé, ainsi, les plus beaux jours
de ma vie », avait-il dit à propos de ces incursions dans
une région de l’humanité qui était encore invisible – mar-
ginale, mineure – à la plupart de ses contemporains 12.
11. G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure,
Paris, Minuit, 1975, p. 29-33.
12. P. P. Pasolini, « La veille » (1961), trad. A. Bouleau et S. Bevacqua,
Cahiers du cinéma, hors-série 1981 (« Pasolini cinéaste »), p. 18.
44
Mais, en 1975, Pasolini postulera l’unité sans recours
d’une société asservie dans sa totalité, sans craindre, d’ail-
leurs, de se contredire lui-même : « C’est certainement une
vision apocalyptique (una visione apocalittica, certamente).
Mais si, à côté d’elle et de l’angoisse qui la suscite, il n’y
avait pas aussi en moi une part d’optimisme, autrement
dit la pensée qu’il est possible de lutter contre tout cela,
je ne serais tout simplement pas ici, au milieu de vous,
pour parler 13. »
Il est inutile d’avoir recours à la clé biographique pour
comprendre le lien fondamental qui noue, chez Pasolini,
l’image des lucioles – en 1941 comme en 1975 – à quelque
chose que l’on pourrait nommer une histoire politique
de la sexualité ou, mieux encore, une histoire sexualisée
de la politique. En 1974, par exemple, Jean-François Lyo-
tard publiait son Économie libidinale 14, tandis que Michel
Foucault commençait sa grande enquête sur l’Histoire de
la sexualité en Occident 15. Pasolini, pour sa part, avait
compris depuis longtemps, par exemple dans son docu-
mentaire Comizi d’amore, en 1963, que les formes assu-
mées ou marginales de la sexualité impliquent ou suppo-
sent une certaine position politique qui ne va jamais
– comme dans l’amour – sans une certaine dialectique du
13. Id., « Le génocide », art. cit., p. 266. On pourrait sans doute ana-
lyser cette position à partir de ce que Franco Fortini nommait, dès 1959,
la « contradiction » à l’œuvre chez Pasolini. Cf. F. Fortini, « La contrad-
dizione » (1959), Attraverso Pasolini, Turin, Einaudi, 1993, p. 21-37. Id.,
« Pasolini politico » (1979), ibid., p. 191-206.
14. J.-F. Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974.
15. M. Foucault, Histoire de la sexualité, I. La volonté de savoir, Paris,
Gallimard, 1976.
45
désir. Le malheur est que, en 1975, la vie sexuelle de
Pasolini se trouvait sous le feu des projecteurs ; que sa
Trilogie de la vie avait été versée, comme l’analyse Alain
Brossat, dans le circuit marchand de la « tolérance »
culturelle ; moyennant quoi son désespoir concernait
indissolublement le désir sexuel et le désir d’émancipa-
tion politique.
Mais il faut opposer à ce désespoir « éclairé » que la
danse vivante des lucioles s’effectue justement au cœur
des ténèbres. Et que ce n’est rien d’autre qu’une danse
du désir formant communauté (cela même que Pasolini
devait mettre en scène dans le tout dernier plan de Salò,
cela même qu’il cherchait encore, sans doute, sur la plage
d’Ostie, juste avant que ne surviennent les phares de la
voiture qui le mit en charpie). Les organes phosphores-
cents des lucioles occupent chez les mâles trois segments
de l’abdomen, deux seulement chez les femelles. Alors
que dans certaines espèces animales la bioluminescence
a pour fonction d’attirer des proies ou de se défendre
contre le prédateur (par exemple en effrayant l’ennemi
par l’émission d’un éclat lumineux inattendu), chez les
lucioles il s’agit avant tout d’une parade sexuelle. Les
lucioles ne s’éclairent pas pour éclairer un monde qu’elles
voudraient « mieux voir », non 16. Un bel exemple de
parade sexuelle est donné par l’Odontosyllis, un ver lui-
46
sant des Bermudes : « L’accouplement a lieu à la pleine
lune, cinquante-cinq minutes après le coucher du soleil.
Les femelles apparaissent d’abord à la surface et nagent
rapidement, en décrivant des cercles et en émettant une
vive lueur qui apparaît comme un halo. [...] Les mâles
montent alors du fond de la mer, émettant eux aussi de
la lumière, mais sous forme d’éclairs. Ils se dirigent avec
précision vers le centre du halo et tournent en même
temps que les femelles pendant quelques instants, en libé-
rant leur sperme avec un exsudat lumineux. La lumière
disparaît ensuite brutalement 17. »
Dans nos régions du sud de l’Europe où prédomine
l’espèce nommée Luciola Italica ou luciole d’Italie, les
choses se passent différemment, et différemment encore
sur le continent américain, ainsi que l’a bien décrit
Claude Gudin dans son Histoire naturelle de la séduc-
tion : « On connaît bien, lors de nos nuits estivales, ces
petits signaux lumineux jaunâtres émis par les vers lui-
sants. Ce sont des larves d’un petit coléoptère du genre
lampyre. On ignore pourquoi la larve est luminescente,
mais on sait que le lampyre femelle, qui garde une allure
larvaire malgré sa maturité, attire les mâles volants avec
ses deux petites lanternes, au coin d’un buisson. Chez
les cousines américaines, les lucioles du genre Photinus,
mâles et femelles communiquent entre eux par de nom-
breux éclairs. Ainsi, la parade nuptiale des lucioles de
l’Ancien et du Nouveau Monde, adaptée à la nuit, se
fait par luminescence colorée ou non par les couleurs
47
habituelles visibles le jour. Cela ne va pas sans malice.
La luciole femelle du genre Photuris répond aux éclairs
du mâle en vol, une conversation lumineuse s’ensuit et
les deux amants s’accouplent. Mais après cela, la femelle
adopte la séquence d’éclairs d’une autre luciole du
genre Photinus et leurre les mâles qui se posent près
d’elle et se font dévorer. Là, il est clair que Lucifer s’en
mêle 18. »
À travers cette nouvelle évocation du diable « porteur
de lumière » – ou du mal –, ce qui est en cause, avant tout,
n’est que le jeu cruel de l’attraction inhérent au règne ani-
mal : tour à tour don de vie et don de mort, appel à se
reproduire et appel à se détruire mutuellement. Or, au
centre de tous ces phénomènes, la bioluminescence illustre
un principe magistralement introduit en éthologie par
Adolf Portmann : il n’y a pas de communauté vivante sans
une phénoménologie de la présentation où chaque individu
affronte – attire ou repousse, désire ou dévore, regarde ou
évite – l’autre 19. Les lucioles se présentent à leurs congé-
48
nères par une sorte de geste mimique ayant la particularité
extraordinaire de n’être qu’un trait de lumière intermit-
tente, un signal, un geste en ce sens 20. On sait aujourd’hui
qu’au niveau le plus fondamental tous les êtres vivants
émettent des flux de photons, que ce soit dans le spectre
visible ou dans l’ultraviolet 21.
49
Il n’y a donc plus rien à voir ni à espérer. Les lueurs
– comme on dit « lueurs d’espoir » – ont disparu avec
l’innocence condamnée à mort. Mais, à nous qui le lisons
aujourd’hui dans l’émotion, l’admiration et l’assentiment,
se pose désormais la question : pourquoi Pasolini se
trompe-t-il aussi désespérément et radicalise-t-il ainsi son
propre désespoir ? Pourquoi nous a-t-il inventé la dispa-
rition des lucioles ? Pourquoi sa propre lumière, sa propre
fulgurance d’écrivain politique, en sont-elles venues, tout
à coup, à se consumer, à s’éteindre, à se dessécher, à
s’anéantir d’elles-mêmes ?
Car ce ne sont pas les lucioles qui ont été détruites :
plutôt quelque chose de central dans le désir de voir
– dans le désir en général, donc dans l’espérance poli-
tique – de Pasolini. On comprend globalement les rai-
sons extérieures à ce dépérissement : les attaques conti-
nuelles dont il était l’objet, l’échec – lié à son triomphe
même – de la Trilogie de la vie, et tant de choses que
l’on trouvera aisément dans la biographie du cinéaste.
Mais quelles en furent les raisons intrinsèques, liées à sa
forme même de langage ? Quel mouvement intérieur à
sa pensée porta ainsi Pasolini vers ce désespoir sans
recours, ou plutôt sans autre recours que celui de s’affir-
mer une ultime fois, ardemment, comme un phalène
dans les dernières secondes de sa tragique et lumineuse
consumation ? Je me rends bien compte qu’en posant
cette question, ce n’est pas tant Pasolini pour lui-même
que je brûle de mieux comprendre, mais un certain dis-
cours – poétique ou philosophique, artistique ou polé-
mique, philosophique ou historique – tenu aujourd’hui
50
dans ses traces, et qui veut faire sens pour nous-mêmes,
pour notre contemporaine situation.
Car les conséquences de ce modeste cas de figure pour-
raient bien être considérables, en dehors même de la signi-
fication extrême, hyperbolique, que veut lui conférer
Pasolini. Il ne s’agit ni plus ni moins, en effet, que de
repenser notre propre « principe espérance » à travers la
façon dont l’Autrefois rencontre le Maintenant pour for-
mer une lueur, un éclat, une constellation où se libère
quelque forme pour notre Avenir lui-même 22. Bien que
rasant le sol, bien qu’émettant une lumière très faible, bien
que se déplaçant lentement, les lucioles ne dessinent-elles
pas, rigoureusement parlant, une telle constellation ?
Affirmer cela sur le minuscule exemple des lucioles, c’est
affirmer que dans notre façon d’imaginer gît fondamenta-
lement une condition pour notre façon de faire de la poli-
tique. L’imagination est politique, voilà ce dont il faut
prendre la mesure. Réciproquement, la politique ne va
pas, à un moment ou à un autre, sans la faculté d’imaginer,
ainsi que Hannah Arendt l’a montré, pour son propre
compte, en partant de prémisses très générales puisées
dans la philosophie de Kant 23. Et ne nous étonnons pas
que la réflexion politique de longue durée entreprise par
22. On reconnaît, ici encore, la définition même de l’« image dialec-
tique », cf. W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 478-479.
Notion qu’il faudrait désormais confronter avec celle des « images-sou-
haits » selon E. Bloch, Le Principe espérance, I (1938-1959), trad. F. Wuil-
mart, Paris, Gallimard, 1976, p. 403-529.
23. H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant (1975), trad.
M. Revault d’Allonnes, Paris, Le Seuil, 1991, p. 118-126 (« L’imagina-
tion »).
51
52
Historiquement et intellectuellement proche du grand
anthropologue italien des survivances, Ernesto De Mar-
tino – qui a notamment travaillé sur la longue durée des
gestes de lamentation et sur l’histoire de l’imaginaire apo-
calyptique 27 –, Pasolini savait, poétiquement et visuelle-
ment, ce que survivance veut dire. Il savait le caractère
indestructible, ici transmis, là invisible mais latent, ail-
leurs resurgissant, des images en perpétuelles métamor-
phoses. C’est ce qui apparaît jusque dans ses films les
plus « contemporains » – je pense, par exemple, aux ges-
tes de Laura Betti dans Théorème – et, il va sans dire,
dans tous ses films mythologiques, religieux ou « médié-
vaux ». C’est ce qui détermine chez lui la conjonction
assumée de l’archaïque et du contemporain, faisant dire
à Orson Welles, dans La ricotta : « Plus moderne que
tous les modernes [...] je suis une force du Passé » (più
moderno di ogni moderno [...] io sono una forza del Pas-
sato 28). N’oublions pas que cette phrase, dans le film, est
53
prononcée par un artiste lui-même lourd de son expé-
rience et de son amour de l’histoire. Mais assis en face
d’un journaliste incapable, lui, de faire autre chose que
de rabattre tout le profond contemporain sur l’actualité
des platitudes nécessaires à la société du spectacle.
Au moment de La ricotta, Pasolini parvient donc – et
superbement – à revendiquer une position dialectique :
son récit lui-même est construit comme la collision de
l’Autrefois (filmé en couleurs) et du Maintenant (filmé en
noir et blanc). En sorte que, si cruelle que soit la fin du
pauvre Stracci, le film tout entier apparaît comme une prise
de position efficace, perturbatrice, inventive, joyeuse, sur
les rapports entre l’histoire (de l’art, notamment) et le pré-
sent (de la société italienne). Mais il semble qu’en 1975,
ayant abjuré ses trois derniers films et travaillant dans la
bolge infernale de Salò, Pasolini ait désespéré de toute
impertinence, de toute joie dialectique. C’est, alors, la dis-
parition des survivances – ou la disparition des conditions
anthropologiques de résistance au pouvoir centralisé du
néofascisme italien – qui est à l’œuvre dans le petit cas de
figure que représente la disparition des lucioles.
L’objection qui pourrait être adressée au Pasolini de
la « disparition des lucioles » serait donc énonçable en
ces termes : comment peut-on déclarer la mort des sur-
vivances ? N’est-ce pas aussi vain que de décréter la mort
de nos hantises, de notre mémoire en général ? N’est-ce
pas s’abandonner à l’inférence fatiguée qui va d’une
phrase comme le désir n’est plus ce qu’il était à une
phrase comme il n’y a plus de désir ? Ce que le cinéaste
avait été si magistralement capable de voir dans le pré-
54
sent des années cinquante et soixante – les survivances
à l’œuvre et les gestes de résistance du sous-prolétariat
dans les Chroniques romaines, dans Accattone ou dans
Mamma Roma –, il l’aura perdu de vue dans le présent
des années soixante-dix. Dès lors, il ne voyait plus où et
comment l’Autrefois vient percuter le Maintenant pour
produire la petite lueur et la constellation des lucioles.
Il désespérait de son temps, rien de plus (du coup, toutes
ses positions dites « réactionnaires », à cette époque,
pourraient être comprises à travers un tel prisme, qu’elles
aient concerné les révoltes étudiantes, les cheveux longs
des jeunes bourgeois, la libération sexuelle ou encore
l’avortement). Ce faisant, Pasolini n’aura fait que perdre
in fine le jeu dialectique du regard et de l’imagination.
Ce qui avait disparu en lui était la capacité de voir – dans
la nuit comme sous la lumière féroce des projecteurs –
ce qui n’a pas complètement disparu et, surtout, ce qui
apparaît malgré tout comme nouveauté réminiscente,
comme nouveauté « innocente », dans le présent de cette
histoire détestable d’où il ne savait plus s’écarter, désor-
mais, fût-ce de l’intérieur.
55
III
APOCALYPSES ?
57
superbe livre benjaminien, en ce sens qu’il relève exacte-
ment du genre que Benjamin mettait en œuvre dans son
Passagenwerk et envisageait de développer sous l’espèce
d’un « ouvrage documentaire » (Dokumentarwerk) ayant
pour objet l’imagination elle-même 2. Non par hasard, ce
livre fut en partie composé par Agamben entre les rayon-
nages – les rayonnages exaltants, inépuisables mines de
savoir et machines imaginatives en même temps – de la
Bibliothèque Warburg à Londres.
Comme le développent lumineusement certains de ses
textes les plus récents, Giorgio Agamben est un philoso-
phe, non du dogme, mais des paradigmes : les objets les
plus modestes, les images les plus diverses deviennent
pour lui – outre les textes canoniques de la longue durée
philosophique qu’il commente et discute sans relâche –
l’occasion d’une « épistémologie de l’exemple » et d’une
véritable « archéologie philosophique » qui, de façon
encore très benjaminienne, « reprend à rebrousse-poil le
cours de l’histoire, tout comme l’imagination » elle-même
remonte le cours des choses en dehors des grandes télé-
ologies conceptuelles 3. La mise au jour des sources appa-
raît ici comme la condition nécessaire – et l’exercice
patient – d’une pensée qui ne cherche pas d’emblée à
Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004,
p. 9-35.
2. Id., Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale (1977),
trad. Y. Hersant, Paris, Christian Bourgois, 1981. Le projet d’un Doku-
mentarwerk sur l’imagination est évoqué par W. Benjamin, Journal de
Moscou (1926-1927), trad. J.-F. Poirier, Paris, L’Arche, 1983, p. 153.
3. G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode (2008), trad. J. Gay-
raud, Paris, Vrin, 2008, p. 20 et 123.
58
prendre parti, mais qui veut interroger le contemporain à
l’aune de sa philologie occulte, de ses traditions cachées,
de ses impensés, de ses survivances.
Loin, donc, des philosophes qui se donnent en dogma-
ticiens pour l’éternité ou en immédiats fabricateurs d’opi-
nions pour le temps présent – à propos du dernier gadget
technologique ou de la dernière élection présidentielle –,
Agamben envisage le contemporain dans l’épaisseur
considérable et complexe de ses temporalités enchevê-
trées. D’où l’aspect de montage, lui aussi warburgien et
benjaminien, que prennent souvent ses textes. Il n’y a de
contemporain, pour lui, que ce qui apparaît « dans le
déphasage et l’anachronisme » par rapport à tout ce que
nous percevons comme notre « actualité 4 ». Être contem-
porain, en ce sens, ce serait obscurcir le spectacle du siècle
présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la
« lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas 5. »
Ce serait donc, en prenant le paradigme qui nous occupe
ici, se donner les moyens de voir apparaître les lucioles dans
l’espace surexposé, féroce, trop lumineux, de notre his-
toire présente. Cette tâche, ajoute Agamben, demande à
la fois du courage – vertu politique – et de la poésie, qui
est l’art de fracturer le langage, de briser les apparences,
de désassembler l’unité du temps 6.
Or, ces deux vertus sont celles-là mêmes que Pasolini
aura mises en œuvre dans chacun de ses textes, dans
4. Id., Qu’est-ce que le contemporain ? (2008), trad. M. Rovere, Paris,
Payot & Rivages, 2008, p. 11.
5. Ibid., p. 24.
6. Ibid., p. 13-17.
59
chacune de ses images. De Pasolini à Giorgio Agamben,
les références historiques et philosophiques présentent,
certes, des différences considérables. Mais le gestus géné-
ral de leurs pensées respectives laisse deviner une indé-
niable parenté, jusque dans leurs effets de provocation et
les attaques virulentes que suscitent souvent leurs prises
de position. Tous deux affirment qu’« il y a entre l’archaï-
que et le moderne un rendez-vous secret 7 ». Tous deux
font de leur travail une opiniâtre mise en relation du
présent – violemment critiqué – avec d’autres temps 8, ce
qui est une façon de reconnaître la nécessité des montages
temporels pour toute réflexion conséquente sur le
contemporain. Comme Pasolini, Agamben est un grand
profanateur de choses admises consensuellement comme
« sacrées ». Et comme le cinéaste lorsqu’il parlait du
« sacral », le philosophe s’attache à repenser le paradigme
anthropologique contenu dans la très longue durée du
mot sacer.
Agamben, que je sache, n’a jamais consacré une étude
spécifique à la poésie ou au cinéma de Pasolini. Mais il
a lui-même, et très tôt, fait partie de ce cinéma, puisqu’il
incarnait dans L’Évangile selon saint Matthieu, en 1964,
l’un des douze apôtres du Christ. Il est surtout frap-
pant de retrouver chez le philosophe un ensemble de
réflexions qui recoupent les préoccupations dramaturgi-
ques et anthropologiques du poète-cinéaste : c’est l’éloge
de l’argot et de la puissance « antique » des gestes popu-
7. Ibid., p. 34.
8. Ibid., p. 39.
60
61
l’ouvrage : « Tout discours sur l’expérience doit aujour-
d’hui partir de cette constatation : elle ne s’offre plus à
nous comme quelque chose de réalisable. Car l’homme
contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie,
s’est trouvé dépossédé de son expérience (espropriato
della sua esperienza) : peut-être même l’incapacité d’effec-
tuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des
rares données sûres dont il dispose sur sa propre condi-
tion 13. » Ces phrases, écrites quelques mois seulement
après le texte de Pasolini sur la disparition des lucioles,
procèdent, au fond, de la même logique. Il s’agissait, dans
un premier temps, de se référer à une situation d’apoca-
lypse manifeste, concrète, indubitable, explosive, je veux
dire une situation de conflit militaire. Agamben, alors,
n’évoquait pas le fascisme historique mais la Première
Guerre mondiale telle que Walter Benjamin en avait
dressé le paysage mental dans « Expérience et pauvreté »,
en 1933, puis dans « Le conteur », en 1936, texte auquel
il renvoie explicitement, et dont voici le passage central :
62
non seulement l’image du monde extérieur, mais aussi
celle du monde moral ont subi des transformations qu’on
n’aurait jamais crues possibles. Avec la Guerre mondiale,
on a vu s’amorcer une évolution qui, depuis, ne s’est jamais
arrêtée. N’avait-on pas constaté, au moment de l’armistice,
que les gens revenaient muets du champ de bataille – non
pas plus riches, mais plus pauvres en expérience commu-
nicable ? [...] Il n’y avait à cela rien d’étonnant. Car jamais
expériences acquises n’ont été aussi radicalement démen-
ties que l’expérience stratégique par la guerre de position,
l’expérience économique par l’inflation, l’expérience cor-
porelle par la bataille de matériel, l’expérience morale par
les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était
encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrou-
vait à découvert dans un paysage où plus rien n’était recon-
naissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ
de forces traversé de tensions et d’explosions destructri-
ces, le minuscule et fragile corps humain 14. »
63
« Nous savons aujourd’hui que pour détruire l’expérience
point n’est besoin d’une catastrophe (per la distruzione
dell’esperienza, una catastrofe non è in alcun modo neces-
saria) : la vie quotidienne, dans une grande ville, suffit
parfaitement en temps de paix à garantir ce résultat. Dans
une journée d’homme contemporain, il n’est presque plus
rien en effet qui puisse se traduire en expérience : ni la
lecture du journal, si riche en nouvelles irrémédiablement
étrangères au lecteur même qu’elles concernent ; ni le
temps passé dans les embouteillages au volant d’une voi-
ture ; ni la traversée des enfers où s’engouffrent les rames
du métro ; ni le cortège de manifestants, barrant soudain
toute la rue ; ni la nappe des gaz lacrymogènes, qui s’effi-
loche lentement entre les immeubles du centre-ville ; pas
davantage les rafales d’armes automatiques qui éclatent
on ne sait où ; ni la file d’attente qui s’allonge devant les
guichets d’une administration ; ni la visite au supermar-
ché, ce nouveau pays de Cocagne ; ni les instants d’éter-
nité passés avec des inconnus, en ascenseur ou en auto-
bus, dans une muette promiscuité. L’homme moderne
rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’événements
– divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires,
agréables ou atroces – sans qu’aucun d’eux se soit mué
en expérience (nessuno dei quali è però diventato espe-
rienza).
C’est bien cette impossibilité où nous sommes de la
traduire en expérience qui rend notre vie quotidienne
insupportable, plus qu’elle ne l’a jamais été (è questa inca-
pacità di tradursi in esperienza che rende oggi insopporta-
bile – come mai in passato – l’esistenza quotidiana). [...]
La visite d’un musée ou d’un lieu de pèlerinage touristi-
que est particulièrement instructive à cet égard. Placée
64
devant les plus grandes merveilles de la terre (disons, par
exemple, le Patio de los leones à l’Alhambra), une écra-
sante majorité de nos contemporains se refuse à en faire
l’expérience : elle préfère laisser ce soin à l’appareil pho-
tographique. Il ne s’agit nullement ici de déplorer une
telle attitude, mais d’en prendre acte 15. »
65
transcendantale, de l’enfance chez Agamben. « L’ineffa-
ble est, en réalité, enfance. [...] L’enfance, c’est l’expé-
rience transcendantale de la différence entre langue et
parole » : une expérience originaire, certes, mais qui aurait
été détruite, éteinte comme une luciole, aux temps de
notre pauvre aujourd’hui 17.
Comment Agamben procède-t-il ici ? D’abord, il
affirme une destruction radicale – ensuite, il construit une
transcendance. Telle serait la matrice philosophique, le
mouvement qui structure cette inquiétude et cette puis-
sance de la pensée. La plupart des paradigmes élaborés
par le philosophe dans la longue durée de son œuvre
semblent tous marqués, en effet, par quelque chose qui,
malheureusement, traverse en creux l’extraordinaire
acuité de son regard : c’est comme un mouvement de
balancier entre les extrêmes de la destruction et d’une sorte
de rédemption par la transcendance. Dans son essai sur le
« musulman » des camps de concentration nazis, par
exemple, Agamben part de l’« intémoignable » et de
l’« impossibilité de voir » aux fins d’évoquer, à l’autre
bout de son parcours, une condition transcendantale
– sublime en un sens, comme chez Lyotard – du « témoin
intégral » et de l’« image absolue 18 ». Dans Moyens sans
fins – un livre significativement dédié à Guy Debord –, la
dimension « absolue, intégrale » du geste et sa valeur
« mystique » au sens de Wittgenstein ne sont affirmées
17. Ibid., p. 66, 68 et 81.
18. Id., Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo sacer,
III (1998), trad. P. Alferi, Paris, Payot & Rivages, 1999, p. 49, 57 et
65-66.
66
19. Id., « Notes sur le geste » (1992), trad. D. Loayza, Moyens sans
fins, op. cit., p. 59 et 71.
67
Au rebours de cette expérience modeste, les visions
apocalyptiques nous proposent le grandiose paysage
d’une destruction radicale pour qu’advienne la révélation
d’une vérité supérieure et non moins radicale. Ne retrou-
vons-nous pas, ici, le très vieux refrain de la métaphy-
sique, l’énoncé de la « quiddité » par Aristote sous la
forme du to ti èn einaï (« ce que c’était que l’être ») ?
L’être ne se dirait-il donc qu’au passé ? Ne se révélerait-il
qu’une fois trépassé ? On comprend ici qu’il faut au
métaphysicien la mort de son objet pour pouvoir se
prononcer, au titre d’un savoir définitif, sur sa vérité
dernière 20. À vérités dernières, donc, réalités détruites :
tel serait le « ton apocalyptique » des philosophes
lorsqu’ils préfèrent aux petites « lueurs de vérité » – qui
sont fatalement provisoires, empiriques, intermittentes,
fragiles, disparates, passantes comme des lucioles – une
grande « lumière de la vérité » qui se révèle, plutôt, une
transcendante lumière sur la lumière ou sur des lumières
appelées, chacune dans son coin de ténèbre, à disparaî-
tre, à s’enfuir ailleurs.
Prenant appui sur un opuscule de Kant intitulé D’un
ton grand seigneur adopté naguère en philosophie 21, Jac-
ques Derrida a tenté une critique de ce « ton apocalyp-
tique » adopté – aujourd’hui comme naguère – par nom-
68
bre de penseurs « radicaux » dont il fait lui-même partie.
« Toute eschatologie apocalyptique, écrit-il, se promet au
nom de la lumière, du voyant et de la vision, et d’une
lumière de la lumière, d’une lumière plus lumineuse que
toutes les lumières qu’elle rend possible. [...] Il n’y aurait
pas de vérité de l’apocalypse qui ne soit vérité de la vérité,
[...] vérité de la révélation plutôt que vérité révélée 22. »
Derrida affirme alors « qu’il faut conduire cette démys-
tification [du ton apocalyptique] aussi loin que possible,
et la tâche n’est pas modeste. Elle est interminable parce
que personne ne peut épuiser les sur-déterminations et
les in-déterminations des stratagèmes apocalyptiques. Et
surtout parce que le motif ou la motivation éthico-poli-
tique de ces stratagèmes n’est jamais réductible à du sim-
ple 23. » D’un côté, donc, la critique kantienne des « mys-
tagogues » de la pensée doit se prolonger dans celle des
figures catastrophistes ou rédemptrices en tous genres,
depuis le maître à penser sectaire jusqu’au Führer totali-
taire 24. Mais, d’un autre côté, Derrida veut reconnaître
dans la phrase apocalyptique une voix qui, comme chez
Nietzsche ou Maurice Blanchot, serait envoi, indiquant
la voie dans un énoncé du type viens 25... La critique finit
donc pas se résorber dans un discours de l’annonce qui
69
serait, indécidablement, « apocalypse sans apocalypse »
ou vérité « sans vision, sans vérité, sans révélation 26 ».
Mais cela – que tente Agamben pour son propre compte,
me semble-t-il – est-il seulement possible ? Ne peut-on
faire à cette hypothèse générale, à ce projet philosophique
fort bien intentionné, au demeurant, la critique qu’Adorno
adressait à Heidegger sur le plan de l’impossible séculari-
sation d’une pensée métaphysique qui tient ses structures
les plus fondamentales d’un monde théologique dont la
reprise, justement, n’est en rien profanation ? Il vaut la
peine de rappeler ce passage où Adorno précise sa critique
à l’endroit de l’impensé de la résurrection chez Heidegger :
« J’aimerais dire que l’approche d’Être et temps [...] n’est
peut-être nulle part plus idéologique que là où son auteur
cherche à comprendre la mort à partir d’une “esquisse de
l’être-tout de l’être-là”, une tentative dans laquelle il sup-
prime le caractère absolument inconciliable de l’expé-
rience de la vie avec la mort tel qu’il nous apparaît avec le
déclin définitif des religions positives. Il cherche, de cette
façon, à sauver des structures de l’expérience de la mort
comme si c’étaient des structures de l’être-là, de l’être
humain lui-même, mais ces structures, telles qu’il les décrit,
n’existent que dans le monde positif de la théologie, en
vertu de l’espérance positive de la résurrection. Heidegger
ne voit pas qu’en sécularisant cette structure, qu’il assume
en tout cas tacitement dans son œuvre, ces contenus théo-
logiques ne sont pas simplement décomposés mais que,
sans eux, cette expérience elle-même n’est plus possible.
70
Ce que je reproche réellement à cette forme de métaphy-
sique, c’est la tentative de s’approprier subrepticement
sans théologie des possibilités de l’expérience qui ont été
théologiquement posées 27. »
Ce détour, sans doute, complique encore un peu notre
affaire sur le plan philosophique. Mais il éclaire la difficulté
même où Pasolini aura pu se trouver, par exemple, lorsqu’il
s’en remettait à la tradition chrétienne – cette « religion
positive », comme l’appelle ici Adorno – pour légitimer
politiquement les survivances à l’œuvre dans le langage ou
la gestuelle populaires des Italiens « misérables 28 ». Il
éclaire également certaines difficultés théoriques dans les-
quelles Agamben se trouve pris lorsqu’il manipule ensem-
ble l’historialité heideggérienne et l’image dialectique ben-
jaminienne, ou bien le messianisme de saint Paul avec une
réflexion sur la « Solution finale » projetée par les nazis à
l’endroit du peuple juif 29. Seule la tradition religieuse pro-
met une salvation par-delà toute apocalypse et toute des-
truction des choses humaines. Les survivances, elles, ne
concernent que l’immanence du temps historique : elles
n’ont aucune valeur rédemptrice. Et quant à leur valeur
révélatrice, elle n’est jamais que lacunaire, en lambeaux :
symptomale, pour tout dire. Les survivances ne promettent
71
aucune résurrection (y aurait-il un sens à attendre d’un
fantôme qu’il ressuscite ?). Elles ne sont que lueurs pas-
santes dans les ténèbres, en aucun cas l’advenue d’une
grande « lumière de toute lumière ». Parce qu’elles nous
enseignent que la destruction n’est jamais absolue – fût-elle
continue –, les survivances nous dispensent justement de
croire qu’une « dernière » révélation ou une salvation
« finale » soient nécessaires à notre liberté.
72
réapproprie l’horizon théologique de toute la tradition
judéo-chrétienne pour en faire un paradigme politique,
ce qui apparaît avec force dans l’ouvrage le plus récent
du philosophe, Le Règne et la gloire 32.
Or, image n’est pas horizon. L’image nous offre quel-
ques proches lueurs (lucciole), l’horizon nous promet la
grande et lointaine lumière (luce). S’agissant du rapport
fondamental – mais ô combien problématique – entre
pensées de l’histoire, positions politiques et traditions
messianiques, cette distinction peut se montrer précieuse
pour faire la part du recours aux survivances et du retour
aux traditions chez des penseurs tels que Franz Rosenz-
weig et Walter Benjamin d’un côté 33, Carl Schmitt et
Ernst Jünger de l’autre. Comme Stéphane Mosès l’a bien
montré dans l’un de ses derniers textes, le messianisme
benjaminien, après celui de Rosenzweig, porte sur une
image lacunaire de l’avenir, et non sur un grand horizon
de sauvetage ou de fin des temps 34. La fameuse « porte
étroite » du messianisme, chez Benjamin, ne s’ouvre qu’à
peine : « une seconde », dit-il 35. À peu près le temps qu’il
73
faut à une luciole pour éclairer – pour appeler – ses
congénères, juste avant que l’obscurité ne reprenne ses
droits.
L’image se caractérise par son intermittence, sa fragilité,
son battement d’apparitions, de disparitions, de réappa-
ritions et de redisparitions incessantes. C’est donc tout
autre chose que de penser l’échappée messianique comme
image (devant laquelle on ne pourra pas longtemps se
bercer d’illusions, puisqu’elle disparaîtra bientôt) ou
comme horizon (qui en appelle à une croyance unilatérale,
orientée, soutenue par la pensée d’un au-delà permanent,
fût-il en attente de son futur toujours). L’image est peu de
chose : reste ou fêlure. Un accident du temps qui le rend
momentanément visible ou lisible 36. Tandis que l’horizon
nous promet le tout, constamment celé derrière sa grande
« ligne » fuyante. « Une des raisons pour lesquelles je
garde une réserve à l’égard de tous les horizons, écrit
Derrida dans Force de loi, par exemple l’idée régulatrice
kantienne ou l’avènement messianique, du moins dans
leur interprétation conventionnelle, c’est que ce sont jus-
tement des horizons. Un horizon, comme son nom l’indi-
que en grec, c’est à la fois l’ouverture et la limite de l’ouver-
ture qui définit soit un progrès infini soit une attente 37. »
La complexité de la pensée d’Agamben tient peut-être
à ce que le régime de l’image et celui de l’horizon se
74
trouvent constamment mêlés ou subrepticement ajointés,
comme si le premier – qui est un régime empirique
d’approche et d’approximation locales – ne valait qu’à
libérer l’espace immense du second, régime du lointain,
de l’apogée, de l’absolu. En tant que lecteur de Benjamin,
Agamben est un philosophe de l’image (un peu comme
Pasolini lorsqu’il construisait ses films par fragments ou
par gros plans), d’où cette manière de philologie par quoi
nous découvrons, souvent avec émerveillement, la puis-
sance cachée du moindre geste, de la moindre lettre, du
moindre visage, de la moindre lueur 38. Mais, en tant que
lecteur de Heidegger, Agamben cherche l’horizon der-
rière chaque image (un peu comme Pasolini lorsqu’il
décida de juger le tout et les fins de la civilisation dans
laquelle il vivait). Or, cet horizon reforme immanquable-
ment le cosmos métaphysique, le système philosophique,
le corpus juridique ou le dogme théologique.
C’est ainsi que Le Règne et la gloire se présente comme
une grande enquête philologique ouverte sur deux plans
fondamentaux : d’un côté, le monde des sources dans
lequel Agamben nous fait découvrir une fondamentale
« scission de la souveraineté » entre « règne » et « gou-
vernement 39 ». L’érudition philologique, la glose et la
méthode archéologique – celle de Michel Foucault mais,
plus encore, celle d’Ernst Kantorowicz, par exemple 40 –
38. Cf., par exemple, les études réunies dans G. Agamben, Image et
mémoire, op. cit., ou dans Profanations (2005), trad. M. Rueff, Paris,
Payot & Rivages, 2005.
39. Id., Le Règne et la gloire, op. cit., p. 115-167.
40. Ibid., p. 257-295.
75
76
IV
PEUPLES
77
Mais cette utilisation par Benjamin du concept schmittien
n’avait pour enjeu que d’en renverser justement le contenu :
pour substituer à la tradition du pouvoir – qui se radicalise
et se « totalise » exemplairement dans la politique nazie
formalisée par Schmitt lui-même 3 – une tradition des oppri-
més que caractérise, à son époque, la lutte à tout prix contre
le fascisme : « La tradition des opprimés nous enseigne que
l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle.
Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui
rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors
que notre tâche consiste à instaurer le véritable état
d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position
dans la lutte contre le fascisme 4. »
Agamben, dans son propre usage de Carl Schmitt,
semble marcher sur les traces de Jacob Taubes dont il
prolonge les gloses, tant sur la longue durée des concep-
tions eschatologiques que sur celui, plus ponctuel, du
commentaire de saint Paul 5. Taubes avait tenté de cla-
rifier son recours à Carl Schmitt à travers l’expression
– empruntée au vocabulaire héraclitéen – de gegenstre-
bige Fügung, la « jointure contre-tendue ». Stigmatisé
comme juif et comme ennemi par un courant de pensée
où il puisait cependant sa propre énergie théorique, Tau-
bes formulait, à l’endroit de Martin Heidegger comme
78
de Carl Schmitt, un diagnostic d’une grande clarté : « Ce
sont des hommes menés par un ressentiment [...] mais
qui, avec le génie du ressentiment, lisent les sources à
neuf », moyennant quoi ils révèlent mieux que quicon-
que l’horizon même de toute pensée occidentale du pou-
voir 6.
Mais, en refusant de « juger » ceux-là mêmes qui for-
malisaient son exclusion en tant qu’ennemi radical 7, Tau-
bes se dispensait déjà, me semble-t-il, de comprendre la
faille, le point de bifurcation qui, décisivement, séparent
un concept formulé en toute rigueur, en toute légitimité
– qu’il s’agît de la « souveraineté » ou de l’« état d’excep-
tion 8 » –, des choix par lesquels on voudra orienter sa
mise en pratique. Or, ces choix sont eux-mêmes orientés
par un horizon : toute la question est de savoir ce qu’on
veut faire avec un concept quel qu’il soit, vers où on veut
le rendre opératoire. L’un des rares moments où Taubes
marque clairement son choix, c’est-à-dire sa protestation,
79
80
« La seule anarchie véritable est celle du pouvoir 12. » Il
n’y aurait, du coup, plus de distinction à faire – alors que
Taubes insiste encore pour en marquer l’importance –
entre les « apocalyptiques de la révolution », comme le
furent Léon Trotski, Bertolt Brecht ou Benjamin lui-
même, et les « apocalyptiques de la contre-révolution »,
comme le furent Oswald Spengler, Ernst Jünger, Martin
Heidegger ou Carl Schmitt lui-même 13. Ce qui tombe,
dans un tel horizon de pensée, n’est autre que la possibilité
d’apporter une réponse ou une riposte à l’économie du
pouvoir ainsi décrite. Agamben sait fort bien – à la suite
de Guy Debord, par exemple – qu’il n’y a pas de règne et
de gloire sans effets destructeurs de ténèbres et d’oppres-
sion. Mais il se dispense d’en parler, il semble ne plus voir
que l’aveuglante lumière du règne et de sa gloire. Où est
donc passé le « véritable état d’exception » que Benjamin
appelait encore de ses vœux en 1940, dans le cadre de sa
propre « lutte contre le fascisme » ? Peut-on faire une
généalogie du pouvoir sans développer le contre-sujet qu’y
constitue la « tradition des opprimés » ? Où sont donc,
dans une telle économie, passées les lucioles ?
81
soixante-dix, Pasolini se montre encore dans toute sa puis-
sance de voir et de se mouvoir : il quitte l’Italie pour
l’Érythrée, un voyage dont l’enjeu est de reportage et de
casting pour son film Les Mille et Une Nuits. Là, tout n’est
que lucioles, une suite incomparable d’émerveillements
devant la luminosité, la beauté des peuples rencontrés :
« [...] j’ai été ému presqu’aux larmes par ces traits délicats
un peu irréguliers [...], cette violence n’excluait pas la
grâce, elle faisait partie des choses de la vie [...] d’une
population en révolte. [...] Mon choix s’est ensuite fixé
sur Fessazion Gherentiel, le barman d’un de ces petits
bars, apparition resplendissante, son sourire explosant sur
son visage comme une lumière silencieuse 14 », e così via.
Mais, deux ans plus tard et de retour à Rome, les projec-
teurs féroces du néofascisme auront tout offusqué : Paso-
lini, alors, laisse le peuple disparaître – « moi, malheureu-
sement, je l’aimais, ce peuple... » –, il l’abandonne sous la
loi du Règne et sous la lumière de la Gloire. Le peuple est,
à ses yeux, désormais tombé. Stylistiquement parlant,
l’article des lucioles n’est qu’un tombeau des peuples
perdus.
Les récentes conclusions d’Agamben, une fois encore,
ne sont pas sans rapport avec un tel désespoir politique.
Après deux remarquables chapitres « archéologiques »
82
consacrés – via Erik Peterson et Carl Schmitt, Andreas
Alföldi et Ernst Kantorowicz, Percy Ernst Schramm et
Jan Assmann – à l’histoire des aspects cérémoniels du
pouvoir, puis à la notion même de « gloire » (Herrlich-
keit) « désesthétisée » aux fins d’être mieux articulée à
celle du « règne » comme tel 15 (Herrschaft), Agamben
ouvre un « seuil » qui apparaît comme la conclusion
même de son enquête, fût-elle provisoire dans l’immense
archipel d’Homo sacer 16. Enquête qui l’aura mené, enfin,
« à proximité du centre de la machine que la gloire recou-
vre de sa splendeur et de ses chants 17. »
Machine du règne (Herrschaft) et spectacle de la gloire
(Herrlichkeit) : celle-ci donnant à celui-là sa lumière
même, si ce n’est sa voix. « Jamais sans doute une accla-
mation au sens technique n’a été prononcée avec autant
de force et d’efficacité que Heil Hitler dans l’Allemagne
nazie ou Duce Duce dans l’Italie fasciste 18. » Et aujour-
d’hui ? « Ces clameurs unanimes qui retentissaient hier
sur les places de nos villes, répond d’abord Agamben,
semblent aujourd’hui appartenir à un passé lointain et
irrévocable. » « Mais en est-il vraiment ainsi ? », s’inter-
roge-t-il immédiatement 19. On comprend alors que la
question devrait plutôt se formuler ainsi : comment la
victoire des démocraties occidentales sur les totalitaris-
mes de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie fasciste aura-
83
t-elle transformé, « sécularisé » voire prolongé un phéno-
mène cultuel dont l’apogée se trouve parfaitement mis en
scène dans le Triumph des Willens filmé par Leni Rie-
fenstahl ?
Or, c’est à Carl Schmitt qu’Agamben donne la parole
pour répondre à cette question. Il cite la Verfassungslehre,
texte de 1928 où s’exprimait la critique conservatrice du
juriste à l’égard de la République de Weimar : « Ce n’est
qu’une fois physiquement rassemblé que le peuple est
peuple, et seul le peuple physiquement rassemblé peut
faire ce qui revient spécifiquement à l’activité de ce peu-
ple : il peut acclamer [...]. Du moment que le peuple est
physiquement rassemblé – peu importe pour quel but
[...], aux fêtes publiques, au théâtre, à l’hippodrome ou
au stade –, ce peuple avec ses acclamations est là et consti-
tue au moins potentiellement une puissance politique 20. »
Là où Carl Schmitt évoquait un peuple unanime rassem-
blé au stade six ans avant les grandes manifestations de
Nuremberg, soit dans l’horizon du totalitarisme nazi,
Giorgio Agamben cherchera dans ce texte même quelque
chose qui vaille comme diagnostic pour ce qui nous
échoit aujourd’hui, quatre-vingt ans après lui, et dans
l’horizon de la démocratie occidentale.
Mais il aura fallu, pour cela, réduire la « puissance
politique » du peuple à l’acclamation – romaine, byzan-
tine, médiévale... totalitaire –, et ramener celle-ci à ce que
les démocrates nomment l’opinion publique : « L’opinion
84
publique est la forme moderne de l’acclamation. C’est
peut-être une forme diffuse et le problème qu’elle pose
n’est résolu ni sociologiquement ni en droit public. Mais
c’est la possibilité de l’interpréter comme acclamation qui
lui confère son essence et son importance politique. Il
n’y a pas de démocratie et pas d’État sans opinion publi-
que, de même qu’il n’y a pas d’État sans acclamations 21. »
On se demandera donc : qu’est-ce qui fait de l’opinion
publique dans les démocraties un strict équivalent – y
aurait-il des différences, elles ne sont pas évoquées – de
l’acclamation dans les systèmes de pouvoir absolu ? C’est
à Guy Debord qu’Agamben laisse désormais la parole
pour répondre à cette question : la « société du specta-
cle » est à l’opinion publique aujourd’hui ce que l’assu-
jetissement des foules fut aux totalitarismes d’hier.
85
86
respond aux sensations d’étouffement et d’angoisse qui
nous prennent devant la prolifération calculée des images
utilisées tout à la fois comme véhicules de la propagande
et de la marchandise. Mais ce diagnostic apparaît, dans le
livre d’Agamben, comme vérité dernière : la conclusion de
son livre aussi bien que l’horizon apocalyptique dont il
relève. En sorte qu’il finit par dédialectiser, déconflictua-
liser, appauvrir, et la notion des images, et celle des peuples.
L’image n’est plus, ici, une alternative à l’horizon, la luc-
ciola comme alternative à la luce. Elle ne semble plus
qu’une pure fonction du pouvoir, incapable du moindre
contre-pouvoir, de la moindre insurrection, de la moindre
contre-gloire. Ce qui indique beaucoup plus qu’une sim-
ple question d’esthétique, rappelons-le : du statut de
l’image – de la valeur d’usage qu’on lui donne – dépend
en effet l’apparaître du politique en tant que tel, ce qui
engage toute la « valeur d’exposition » des peuples
confrontés au « règne » et à sa « gloire ».
Si le développement d’Agamben finit par établir une
sorte d’équivalence désabusée entre démocratie et dicta-
ture sur le plan d’une anthropologie de la « gloire », c’est
parce qu’images et peuples ont été d’abord réduits, les
unes à de purs processus d’asservissement, les autres à
de purs corps asservis. Pasolini, en 1975, aura sans doute
déclaré son découragement quant au peuple italien, mais
les petites gens qui assistaient au spectacle de marionnet-
tes, dans Che cosa sono le nuvole ?, en 1967, n’avaient
pas hésité à protester, à se lever de leurs sièges, à envahir
la scène, bref à s’émanciper par une rupture concrète des
règles imposées par la représentation. En laissant parler
87
pour lui Carl Schmitt d’un côté et Guy Debord de l’autre,
Agamben ne voit aucune alternative à l’effrayante
« gloire » du spectacle. C’est surtout qu’il ne voit dans le
peuple que ce qu’en disent Carl Schmitt et Guy Debord :
soit quelque chose qui ne se peut définir que privative-
ment, négativement.
« Comme cela devrait être aujourd’hui évident, peu-
ple-nation et peuple-communication, malgré la différence
des comportements et des figures, sont les deux visages
de la doxa, qui, en tant que tels, s’entrelacent et se sépa-
rent sans cesse dans les sociétés contemporaines 23. » Tou-
tes les différences, dans une telle notion des peuples,
seraient donc réductibles au même statut, au même des-
tin : la doxa, l’opinion, la croyance. Ce qui succombe aux
tromperies des apparences sensibles, ce qui pense mal et
produit de fausses connaissances. Bref, tout ce que l’idéa-
lisme philosophique oppose traditionnellement à l’épis-
témè, la connaissance vraie, la science intelligible, la saisie
des idées justes. Cette définition vient peut-être de très
loin, c’est-à-dire de Platon. Mais, dans l’économie du livre
d’Agamben, elle se conclut avec Carl Schmitt qui
recueille, quant à lui, toute une tradition conservatrice de
la peur des foules 24 et l’amplifie, la prolonge dans une
volonté constitutionnelle de les tenir, de les contenir, de
les asservir.
88
C’est ce qui apparaît chez Carl Schmitt, en 1928, dans
le contexte même des pages qu’Agamben a extraites de
la Verfassungslehre : la notion de peuple y est, premiè-
rement réduite à l’unification d’une essence (pas de mul-
tiplicités, pas de singularités dans ce peuple-là) ; deuxiè-
mement réduite à s’exprimer comme simple négativité.
« De par son essence, le peuple n’est pas une magistra-
ture, et, même dans une démocratie, jamais non plus
une autorité constituée dotée d’une compétence. [...] La
notion de peuple est ici définie négativement, en fait par
opposition au système organisé étatiquement d’adminis-
trations et de magistratures. Par-delà cette négation du
caractère administratif, il est caractéristique de la notion
de peuple qu’elle se définisse négativement même dans
d’autres domaines. Définir le peuple négativement de
cette manière ne porterait pas seulement en général sur
un point sociologiquement important (par exemple,
dans un théâtre le public se définit comme la partie de
l’assistance qui ne joue pas) ; cette négativité spécifique
ne doit pas non plus être méconnue dans l’étude scien-
tifique des théories politiques. Dans un sens particulier
du mot, “le peuple” est tous ceux qui ne sont pas dis-
tingués et différents, tous ceux qui ne sont pas privilé-
giés, tous ceux qui ne sont pas placés au-dessus du lot
par leurs possessions, leur position sociale ou leur for-
mation 25. »
Notons, enfin, que cette définition négative se retrouve
en ouverture du chapitre de la Verfassungslehre consacrée
89
aux « limites de la démocratie 26 ». Et que le texte de
1933 intitulé Staat, Bewegung, Volk – qui connut,
jusqu’en 1935, trois éditions successives – consacrera, en
toute logique, l’« unité du peuple » sous le règne de
l’État, sous le contrôle du parti unique et dans l’horizon
qu’indique clairement sa dernière phrase : « Toutes ques-
tions et réponses débouchent dans l’exigence d’une iden-
tité de la race (Art), sans laquelle un État total du Führer
ne peut subsister un seul jour 27. »
En adoptant les diagnostics de Carl Schmitt, Agamben
n’en adopte évidemment pas les visées « thérapeuti-
ques ». Mais une réponse est toujours inscrite dans la
forme même de toute question posée : elle y insiste, pour
ainsi dire. Parce qu’il pose la question dans ces termes
unilatéraux – ces termes qui n’admettent pas la moindre
contre-forme ou « contre-question » –, Agamben clôt son
enquête sur la couleur sombre, gris acier, d’une
conscience malheureuse condamnée à son propre horizon,
à sa propre clôture. Hegel écrivait de la conscience mal-
heureuse et de sa « scission intérieure » que « [sa]
conscience de la vie, [sa] conscience de l’être-là et de
l’opération de la vie elle-même, est seulement la douleur
au sujet de cet être-là et de cette opération ; car elle a ici
seulement la conscience de son contraire et de son propre
néant 28. » Je ne parviens pas, quant à moi, à imaginer
une pensée politique qui laisse à son ennemi la définition
26. Ibid., p. 419-420.
27. Id., État, mouvement, peuple, op. cit., p. 63.
28. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), trad. J. Hyp-
polite, Paris, Aubier-Montaigne, 1941, I, p. 178.
90
et le contrôle de ses concepts les plus fondamentaux. On
pourrait, de ce point de vue – et sans même préjuger des
résultats obtenus dans ces deux exemples –, comparer
l’horizon cruel conçu par Giorgio Agamben à l’horizon
joyeux ailleurs imaginé par Antonio Negri et Michael
Hardt lorsqu’à l’« empire » du règne et de la gloire
contemporains ils opposent la « multitude » comme nou-
velle « possibilité de la démocratie 29 ».
29. Cf. M. Hardt et A. Negri, Empire (2000), trad. D.-A. Canal, Paris,
Exils, 2000 (éd. « 10/18 », 2004). Id., Multitude. Guerre et démocratie à
l’âge de l’Empire (2004), trad. N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004
(éd. « 10/18 », 2006).
30. P. Mesnard et C. Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz,
Paris, Kimé, 2001, p. 14-76. É. Marty, « Agamben et les tâches de l’intel-
lectuel. À propos d’État d’exception », Les Temps modernes, no 626, 2003-
2004, p. 215-233 (repris et remanié dans Une querelle avec Alain Badiou,
philosophe, Paris, Gallimard, 2007, p. 131-155).
91
le jugeait sur le plan des « phénomènes historiques » – ici
Auschwitz, là Guantánamo –, quand son analyse avait un
caractère archéologique et ne traitait que de paradigmes
« ayant pour fonction de construire et de rendre intelli-
gible en son entier un contexte historico-problématique
bien plus large 31. »
Agamben articule philosophiquement sa mise au jour
des paradigmes et son « creusement » archéologique de
l’histoire comme Pasolini, avant lui, articulait poétique-
ment ses images du présent à une énergie qu’il puisait
dans les survivances, dans l’archéologie sensible des ges-
tes, des chants, des dialectes, des architectures ruinées de
Matera ou des faubourgs de Rome. Il y a chez ces deux
penseurs une très grande impatience quant au présent ;
mais elle est toujours liée à une infinie patience quant au
passé. En cela, ils nous sont nécessaires puisqu’ils regar-
dent leur monde contemporain avec une violence tou-
jours étayée par d’immenses recherches dans l’épaisseur
du temps. En cela même ils scandalisent : parce qu’ils
lèvent des impensés, parce qu’ils nous mettent souvent
face aux retours du refoulé historique. Il est évidemment
fort désagréable, lorsqu’on crie Forza Italia dans un stade
de football – et même quand on ne le crie pas pour
soutenir explicitement Silvio Berlusconi –, de lire les rap-
pels d’Agamben sur les acclamations médiévales et leur
destin dans le Duce Duce des fascistes.
Agamben et Pasolini nous concernent donc avant tout
sur le plan de ce que j’ai ici nommé une politique des
92
survivances qui va de pair avec toute politique des images
et de l’exposition politique en général. Il ne sert à rien
de croire les réfuter sur le seul plan historique (si l’on
argue, par exemple, que l’enthousiasme pour le football
n’a rien à voir avec la politique, ce qui peut être vrai, ou
que le camp de Guantánamo n’a rien à voir avec celui
d’Auschwitz, ce qui est vrai). Il me semble nécessaire, en
revanche, de débattre, de discuter les constructions
d’Agamben sur le plan même où elles veulent se situer.
Et parce que la pensée de Walter Benjamin, me semble-
t-il, donne à ces constructions leur condition même de
possibilité, il peut être utile de revenir un instant sur la
valeur d’usage des hypothèses benjaminiennes, tant sur
le plan de la méthode « archéologique » que sur celui de
la mise au jour des « paradigmes ».
L’archéologie philosophique, telle que Giorgio Agam-
ben la revendique, a elle-même une archéologie ou, tout
au moins, une tradition que marquent les noms de Kant,
de Nietzsche et d’Overbeck, de Hermann Usener, de
Heidegger, de Dumézil, de Michel Foucault... et, bien
sûr, de Walter Benjamin 32. Celui-ci est mis à contribution
pour sa célèbre thèse sur l’« ange de l’histoire » qui
« avance vers l’avenir en tenant les yeux fixés sur le
passé 33. » Mais un passage plus fondamental sur ces ques-
tions, en attendant d’autres textes plus explicites sur
l’idée de fouille archéologique 34, se trouve dans la « Pré-
32. Ibid., p. 93-128.
33. Ibid., p. 114.
34. W. Benjamin, « Fouilles et souvenir » (1932), trad. J.-F. Poirier,
Images de pensée, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 181-182.
93
face épistémo-critique » de l’Origine du drame baroque
allemand, où Benjamin construit la notion de ce que serait
une véritable « histoire philosophique considérée comme
science de l’origine 35 » (philosophische Geschichte als die
Wissenschaft vom Ursprung). Celle-ci, dit-il, « n’émerge
pas des faits constatés » – ce qui peut justifier la défense
d’Agamben à l’endroit de ses détracteurs –, « mais touche
à leur pré- et post-histoire 36 » (er betrifft dessen Vor- und
Nachgeschichte). Façon, pour Benjamin, de donner un
nouveau tour à la dialectique comme « témoin de l’ori-
gine » (der Dialektik die dem Ursprung beiwohnt) en ce
qu’elle « fait procéder des extrêmes éloignés, des excès
apparents de l’évolution [...] où de telles oppositions peu-
vent coexister d’une manière qui fasse sens 37. » Voilà
aussi pourquoi « l’origine ne se donne jamais à connaître
dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique
(seine Rhythmik) ne peut être perçue que dans une dou-
ble optique. Elle demande à être reconnue d’une part
comme une restauration, une restitution (Wiederherstel-
lung), d’autre part comme quelque chose qui est par là
même inachevé (unvollendet), toujours ouvert 38. »
Cela signifie, concrètement, qu’une archéologie philo-
sophique, dans sa « rythmique » même, se doit de décrire
les temps et les contre-temps, les coups et les contre-
coups, les sujets et les contre-sujets. Cela signifie qu’il
94
manque fondamentalement à un livre comme Le Règne
et la gloire la description de tout ce qui manque au règne
(je veux dire la « tradition des opprimés » et l’archéologie
des contre-pouvoirs) comme à la gloire (je veux dire la
tradition des obscures résistances et l’archéologie des
« lucioles »). À l’archéologie des acclamations, issue
d’Ernst Kantorowicz et de Carl Schmitt, manque une
archéologie des manifestations, voire des révolutions où
les peuples font bien plus que dire « oui » – ou « non »,
d’ailleurs, car le « non » éventuel des acclamations est
assujetti aux conditions mêmes du cérémonial que fixe
l’instance du pouvoir. C’est alors que les peuples se
constituent en sujets politiques à part entière, de façon à
changer les règles, et du règne, et de la gloire. Tout cela
que souligne Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle
ou bien dans les « Thèses sur le concept d’histoire »
lorsqu’il évoque la Révolution française, celle de 1848 et
le mouvement spartakiste, ou bien lorsqu’il décrit ce
moment de la Révolution de Juillet où « l’on vit en plu-
sieurs endroits de Paris, au même moment et sans concer-
tation, les gens tirer sur les horloges 39. »
Il reviendrait logiquement à une philosophie des para-
digmes d’assumer la description de cette façon de changer
les règles qui, en dépit de sa nouveauté radicale, trouve
ses sources ou ses ressources dans quelque chose comme
une tradition cachée. « Le paradigme, écrit Agamben, est
un cas singulier qui n’est isolé du contexte dont il fait
39. Id., Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 635-684 et 788-793. Id.,
« Sur le concept d’histoire », art. cit., p. 440.
95
partie que dans la mesure où, en présentant sa propre
singularité, il rend intelligible un nouvel ensemble dont
il constitue lui-même l’homogénéité. [...] Tandis que l’in-
duction procède du particulier à l’universel et la déduc-
tion de l’universel au particulier, ce qui définit le para-
digme est une troisième espèce de mouvement, pa-
radoxale, qui va du particulier au particulier [...], de la
singularité à la singularité et qui, sans sortir de celle-ci,
transforme tout cas singulier en exemple d’une règle
générale qu’il n’est jamais possible de formuler a
priori 40. » Et Agamben de préciser, à propos de cette
paradoxale et informulable règle : « La suspension de la
référence et de l’usage normal est ici essentielle 41. »
Or, ce que propose le paradigme de l’acclamation, dans
l’analyse qu’en fait Le Règne et la gloire – ou plutôt dans
les conclusions qu’Agamben y tire de Carl Schmitt et de
Guy Debord réunis – ignore justement cette capacité de
suspension, de transformation, de bifurcation. Schmitt
procède plutôt par induction, en inférant d’une situation
particulière (acclamer) l’universel d’une définition du
peuple (qui ne sait justement faire que cela, acclamer).
Debord, quant à lui, procède le plus souvent par déduc-
tion, en inférant d’une situation universelle (la société du
spectacle) la totalité des comportements particuliers où
chaque geste des peuples se retrouvera, pour finir, assi-
milé à la doxa, variante impuissante de l’acclamation.
Bref, le paradigme a perdu sa puissance même : sa puis-
96
sance de symptôme, d’exception, de protestation en acte.
Il se transmet sans transformer véritablement. Il ne fait
que reconduire, par déplacements ou sécularisations, les
rapports traditionnels du règne et de la gloire. Ironie de
l’histoire, c’est sans doute chez un philosophe bien dif-
férent d’Agamben – voire hostile à son travail – que l’on
trouverait un cas exemplaire, un paradigme où la voix du
peuple sut imposer sa singularité par-delà tout cérémonial
d’acclamation : je pense à ce Cri du peuple restitué par
Jacques Rancière, avec Alain Faure, dans la « tradition
des opprimés », en ouverture de leur enquête sur La
Parole ouvrière 42.
97
V
DESTRUCTIONS ?
99
raît chez Walter Benjamin lorsqu’il est question d’une
bien hypothétique histoire arrivée à ses fins, où chaque
instant – chaque image – pourrait se voir convoquée dans
la durée absolue, paradoxale, du Jugement dernier : « Le
chroniqueur qui rapporte les événements sans distinguer
entre les grands et les petits, fait droit à cette vérité : que
rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire.
Certes, ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit plei-
nement son passé. C’est-à-dire que pour elle seule son
passé est devenu intégralement citable. Chacun des ins-
tants qu’elle a vécus devient une “citation à l’ordre du
jour” – et ce jour est justement celui du Jugement
dernier 1. »
Mais ce « jour » ne nous est pas donné. Ce qui nous
échoit n’est qu’une « nuit » traversée, ici par la douce
lueur des lucioles, là par le cruel rayon des projecteurs.
Les thèses de Benjamin, on le sait, s’interrompent – en
des mots qui sont, pour nous, ses tout derniers – sur
l’image de cette « porte étroite » messianique que recèle
« chaque seconde » de temps investi par la pensée 2. Ce
cadrage étroit, ce laps infime ne désignent rien d’autre,
me semble-t-il, que l’image elle-même : image qui « passe
en un éclair [...], image irrécupérable du passé qui risque
de s’évanouir avec chaque présent qui ne s’est pas
reconnu visé par elle 3. » Dans la version française de son
texte, Benjamin écrit que cette définition de l’image
« s’appuie sur [un] vers de Dante » que nul, à ma
1. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », art. cit., p. 429.
2. Ibid., p. 443.
3. Ibid., p. 430.
100
connaissance, n’a encore pu identifier 4. Mais ce souvenir,
fût-il vague, nous reste précieux : il fait de l’image, quel-
que part entre la Béatrice de Dante et la « fugitive
beauté » de Baudelaire, la passante par excellence.
L’image serait, ainsi, la lueur passante qui franchit, telle
une comète, l’immobilité de tout horizon : « L’image dia-
lectique est une boule de feu qui franchit tout l’horizon
du passé », écrit Benjamin dans le contexte même – les
« paralipomènes et variantes » manuscrites – de sa
réflexion sur l’histoire et la politique 5. Dans le monde
historique qui est le nôtre – loin, donc, de toutes fins
ultimes et de tout Jugement dernier –, dans ce monde où
« l’ennemi n’a pas fini de triompher 6 » et où l’horizon
semble offusqué par le règne et par sa gloire, le premier
opérateur politique de protestation, de crise, de critique
ou d’émancipation, doit être appelé image en tant que ce
qui se révèle capable de franchir l’horizon des construc-
tions totalitaires. Tel est le sens d’une réflexion, à mon
sens capitale, esquissée par Benjamin sur le rôle des ima-
ges comme façons d’« organiser » – c’est-à-dire, aussi, de
démonter, d’analyser, de contester – l’horizon même de
notre pessimisme foncier :
101
cet espace des images, ce n’est pas de façon contemplative
qu’on peut le mesurer. Cet espace des images (Bildraum)
que nous cherchons... est le monde d’une actualité inté-
grale et, de tous côtés, ouverte 7 (die Welt allseitiger und
integraler Aktualität). »
102
qu’en ait craint Pasolini en 1975, quoi qu’en pense Agam-
ben aujourd’hui, disparition.
103
gnostiquée par Benjamin, en résultat passé, en « destruc-
tion » sans recours.
« Le cours de l’expérience a chuté » (die Erfahrung
ist im Kurse gefallen) : le participe gefallen, « tombé,
déchu », indique certes un mouvement terrible. Mais
c’est un mouvement encore. Plus, il sonne étrangement
à notre oreille, puisque le verbe gefallen signifie, par ail-
leurs, l’acte d’aimer, de faire plaisir, de convenir. Et,
surtout, ce mouvement ne concerne pas l’expérience elle-
même, mais son « cours » à la bourse des valeurs moder-
nes (le diagnostic de Benjamin se confirmant encore si
l’on considère la « bourse des valeurs » postmoderne).
Ce que Benjamin décrit est, sans doute, une destruction
effective, efficace ; mais c’est une destruction non effec-
tuée, perpétuellement inachevée, son horizon jamais
reclos. Il en serait alors de l’expérience comme de l’aura,
car ce qu’on présente en général sous l’angle d’une des-
truction achevée de l’aura dans les images à l’époque de
leur reproductibilité technique demande à être corrigé
sous l’angle de ce que j’ai nommé une supposition : ce
qui « tombe » ne « disparaît » pas forcément, les images
sont même là pour en faire réapparaître ou transparaître
quelque bribe, vestige ou survivance 12.
Tout le vocabulaire utilisé par Walter Benjamin dans
son article sur « Le conteur » est celui du déclin, sans
doute. Mais du déclin entendu dans toutes ses harmoni-
ques, dans toutes ses ressources que supposent la déclinai-
104
son, l’inflexion, la persistance des choses chues. Dès le
début, Benjamin parle du « déclin de l’expérience » en
termes de « phénomène 13 » : Erscheinung, c’est-à-dire une
apparition, justement, une « apparition malgré tout », si
je puis dire. Puis, il évoque une « évolution qui [...] ne
s’est jamais arrêtée 14 » : un Vorgang, c’est-à-dire un pro-
cessus, un événement, une réaction (comme on le dit en
chimie) ou un incident, mot qui décrit exactement ce que
Benjamin veut signifier, par sa référence au mouvement
de chute et au fait qu’il n’est pas sans conséquence, sans
incidence.
Vocabulaire processuel, donc. Quand Benjamin nous
dit que « l’art du récit tend à se perdre », il exprime en
même temps un horizon de « fin » (Ende) et un mouve-
ment sans fin (neigen : pencher, incliner, baisser) qui évo-
que, non pas la chose comme disparue, mais « en voie de
disparition », ce que rend ici le verbe aussterben, se dépeu-
pler, s’éteindre, aller vers sa disparition 15. Il est donc bien
question de « déclin » et non de disparition effectuée : le
mot Niedergang, employé – ici comme souvent – par Ben-
jamin, signifie la descente progressive, le coucher, l’occi-
dent (c’est-à-dire un état du soleil qui disparaît à notre vue
mais ne cesse pas pour autant d’exister ailleurs, sous nos
pas, aux antipodes, avec la possibilité, la « ressource »
qu’il réapparaisse de l’autre côté, à l’orient).
Un peu plus loin encore – j’essaie de ne rien laisser
dans l’ombre –, Benjamin écrira que « l’art de conter est
13. W. Benjamin, « Le conteur », art. cit., p. 115.
14. Ibid., p. 115.
15. Ibid., p. 120.
105
devenu chose rare 16 », ce qui suppose bien le devenir
(Werden) et non la stase mortelle, ainsi que la subsistance,
fût-elle minorée, « rare » ou « extraordinaire » (selten),
de ce qui n’aura donc pas été détruit. L’expérience trans-
mise par le conteur, sans doute, « marche vers sa fin »,
mais le verbe ici employé, gehen, suppose bien que le
bout du chemin – l’horizon – n’est pas encore à l’ordre
du jour 17. C’est la « marche » elle-même qui doit occuper
toute notre attention. La dernière phrase du texte – « Le
conteur est (ist) la figure sous laquelle le juste se rencontre
lui-même 18 » – emploie le temps du présent : non pas
l’intemporalité d’une définition réglée sur l’éternel ou
l’absolu, mais la temporalité même de ce qui, aujourd’hui,
parmi nous, dans l’extrême précarité, survit et se décline
sous de nouvelles formes dans son déclin lui-même.
L’urgence politique et esthétique, en période de « cata-
strophe » – ce leitmotiv courant partout chez Benjamin –,
ne consisterait donc pas à tirer les conséquences logiques
du déclin jusqu’à son horizon de mort, mais à trouver les
ressources inattendues de ce déclin au creux des images
qui s’y meuvent encore, telles des lucioles ou des astres
isolés. On se souvient du merveilleux modèle cosmolo-
gique proposé par Lucrèce dans le De rerum natura : les
atomes « déclinent » perpétuellement, mais leur chute
admet, dans ce clinamen infini, des exceptions aux consé-
quences inouïes. Il suffit qu’un atome bifurque légère-
ment de sa trajectoire parallèle pour qu’il entre en colli-
16. Ibid., p. 123.
17. Ibid., p. 129.
18. Ibid., p. 151.
106
sion avec les autres, d’où naîtra un monde 19. Telle serait
donc l’essentielle ressource du déclin : la bifurcation, la
collision, la « boule de feu » qui traverse l’horizon,
l’invention d’une forme nouvelle. Il ne faut pas s’étonner
que Walter Benjamin ait situé l’un de ses grands modèles
historiographiques du côté d’Alois Riegl, dont l’histoire
de l’art tendait précisément à montrer la vitalité particu-
lière des périodes dites de « déclin », l’Antiquité tardive
ou – pour ce qui concerna Benjamin dans son travail sur
le Trauerspiel – le maniérisme et l’art baroque 20.
Si nous revenons, dans cette optique, au texte sur « Le
conteur », nous ne tarderons pas à y trouver tous les
éléments de cette vitalité même : c’est l’empreinte indes-
tructible par quoi le conteur « imprime sa marque au
récit, comme le potier laisse sur la coupe d’argile
l’empreinte de ses mains 21 (die Spur der Töpferhand an
der Tonschale). » C’est la mémoire épique dont la trans-
formation fait lever, dans les romans modernes – de
Proust au surréalisme –, tant de processus de remémo-
ration 22 (Eingedenken). C’est l’intermittence dont cette
mémoire atteint le lecteur d’aujourd’hui, en dépit de sa
pauvreté en expérience, comme autant d’« instants de
bonheur 23. » En utilisant ici les mots nur bisweilen,
« seulement quelquefois », Benjamin nous donne une
107
indication précieuse sur le statut temporel des survi-
vances. « C’est pourquoi », dit-il à propos d’une histoire
racontée par Hérodote dans l’Antiquité et lue à notre
époque, « ce récit venu de l’ancienne Égypte est encore
capable, après des milliers d’années, de nous étonner et
de nous donner à réfléchir. Il ressemble à ces graines
enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans
les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à
aujourd’hui leur pouvoir germinatif 24 (ihre Keimkraft). »
108
qui se transmettent encore par-delà tous les « specta-
cles » achetés et vendus autour de nous, par-delà l’exer-
cice des règnes et la lumière des gloires. Nous sommes
« pauvres en expérience » ? Faisons de cette pauvreté
même – de cette demi-obscurité – une expérience. La
passion d’Adorno envers le travail de Samuel Beckett 26
n’aura sans doute pas été exempte d’un recours implicite
aux préceptes déjà énoncés par Benjamin dans son essai
de 1936 sur « Le conteur ».
Le cours de l’expérience a chuté, mais il ne tient qu’à
nous, dans chaque situation particulière, d’élever cette
chute à la dignité, à la « beauté nouvelle » d’une chorégra-
phie, d’une invention de formes. L’image n’assume-t-elle
pas, dans sa fragilité même, dans son intermittence de
luciole, cette puissance même, chaque fois qu’elle nous
montre sa capacité à réapparaître, à survivre ? Dans un
article intitulé « L’image immémoriale », Giorgio Agam-
ben radicalisait la notion d’image en lui assignant deux
destins, deux horizons : le premier est de destruction pure
(« l’image meurt ») ; l’autre est de survie dans l’Hadès
(version païenne) ou dans l’apocatastase, la « restauration
finale » selon Origène (version chrétienne). Bref, la survi-
vance était ici comprise comme survie après la mort, survie
d’apocalypse, de fin des temps, de rédemption pure 27.
Agamben ajoutait que ce paradoxe même – passion radi-
109
cale et puissance radicale – se trouve « inscrit dans l’ori-
gine même de la métaphysique occidentale 28. » Façon
d’assumer l’image sur le plan de la métaphysique elle-
même, fût-ce avec Nietzsche et Heidegger comme artisans
de son vertige.
Tout autre était la proposition de Walter Benjamin,
que nous reprenons ici à notre compte : « organiser le
pessimisme » dans le monde historique en découvrant un
« espace d’images » au creux même de notre « conduite
politique », comme il dit. Cette proposition concerne la
temporalité impure de notre vie historique, qui n’engage
ni destruction achevée ni début de rédemption. Et c’est
en ce sens qu’il faut comprendre la survivance des images,
leur immanence fondamentale : ni leur néant, ni leur
plénitude, ni leur source d’avant toute mémoire, ni leur
horizon d’après toute catastrophe. Mais leur ressource
même, leur ressource de désir et d’expérience au creux
même de nos décisions les plus immédiates, de notre vie
la plus quotidienne.
À l’époque même – de 1933 à 1940 – où Walter Ben-
jamin évoquait cette possibilité d’« organiser le pessi-
misme » par la ressource de certaines images ou configu-
rations de pensée alternatives, la vie quotidienne ne lui
était certes pas de tout repos. Peut-on imaginer ce qu’était
la vie de ce juif allemand « sans ressources », en fuite
perpétuelle devant l’étau qui se resserrait autour de lui ?
L’impression d’Agamben sur la destruction de l’expé-
rience dans « notre vie quotidienne insupportable plus
110
qu’elle ne l’a jamais été 29 » doit être infléchie à l’aune de
ce contraste. Contraste d’autant plus fort que Benjamin
sut « organiser son pessimisme » avec la grâce des lucio-
les, cherchant par exemple, entre le théâtre épique de
Bertolt Brecht et la dérive urbaine des poètes surréalistes,
entre la Bibliothèque nationale et le Passage des panora-
mas, cet « espace d’images » capable de contredire la
police – les terribles contraintes – de sa vie. Le cours de
l’expérience avait chuté, mais Benjamin y répondait par
des images de pensée et par des expériences d’image dont
les textes sur le haschich offrent encore, parmi d’autres,
quelques exemples frappants pour leurs ressources
d’« aura authentique » ou d’enfance du regard sur toutes
choses 30.
Agamben a prononcé la destruction de l’expérience et
le deuil de toute enfance, comme Pasolini la disparition
des lucioles, en projetant sur le présent ce qu’il connais-
sait de différentes situations de guerre mondiale, notam-
ment celles décrites par Walter Benjamin. Or, l’expé-
rience de la guerre elle-même nous apprend – en ce
qu’elle aura trouvé les conditions, si fragiles soient-elles,
de sa narration et de sa transmission – que le pessimisme
fut quelquefois « organisé » jusqu’à produire, dans son
exercice même, la lueur et l’espoir intermittents des lucio-
les. Lueur pour faire librement apparaître des mots quand
les mots semblaient captifs d’une situation sans issue.
29. Id., Enfance et histoire, op. cit., p. 20.
30. W. Benjamin, Images de pensée, op. cit. Id., Sur le haschich et autres
écrits sur la drogue (1927-1934), trad. J.-F. Poirier, Paris, Christian Bour-
gois, 1993, p. 55-60 et 88-98.
111
Pensons au recueil de textes composé par Henri Michaux
entre 1940 et 1944 sous le titre Épreuves, exorcismes :
« Leur raison d’être, écrivait-il en ouverture : tenir en
échec les puissances environnantes du monde hostile 31. »
Pensons aux admirables Feuillets d’Hypnos écrits par
René Char depuis ses luttes quotidiennes dans le maquis,
et où la Résistance politique – active, militaire, à chaque
instant dangereuse pour sa vie – faisait corps avec ce que
nous envisageons ici comme « résistance » de la pensée 32.
Pensons à la LTI de Victor Klemperer, ce « moyen de
légitime défense, [ce] SOS envoyé à moi-même », comme
il l’écrit d’emblée, depuis l’espace de l’oppression quoti-
dienne : travail où l’élucidation du langage devenait, dans
les ténèbres nécessaires de la clandestinité, une riposte
des « mots-lucioles » aux féroces « mots-projecteurs »
imposés par la propagande nazie 33.
Il est même arrivé que les mots les plus sombres ne
fussent pas les mots de la disparition absolue, mais ceux
d’une survivance malgré tout lorsqu’écrits depuis le fond
de l’enfer. « Mots-lucioles », encore, que les journaux du
ghetto de Varsovie et les chroniques de son insurrection ;
« mots-lucioles » que les manuscrits des membres du Son-
derkommando cachés sous les cendres d’Auschwitz, et
dont la « lueur » tenait au souverain désir du narrateur,
112
de celui qui veut raconter, témoigner par-delà sa propre
mort 34. Entre la ténèbre sans recours des chambres à gaz
et le jour aveuglant de l’été 1944, ces mêmes résistants
du Sonderkommando parvinrent même à faire apparaître
des images quand l’imagination semblait offusquée par
une réalité trop énorme pour être pensée 35. Images clan-
destines, certes, images longtemps celées, longtemps inu-
tiles. Mais images transmises jusqu’à nous, anonymement,
dans ce que Benjamin a reconnu comme la sanction
ultime de tout récit, de tout témoignage d’expérience, à
savoir l’autorité du mourant 36.
113
VI
IMAGES
115
116
mais il fournit, ainsi que Charlotte Beradt le disait elle-
même, une « sismographie » intime de l’histoire politique
du IIIe Reich. « De tels rêves ne devaient pas être perdus.
Ils pourraient être retenus le jour où l’on ferait le procès
de ce régime en tant que phénomène historique car ils
semblaient pleins d’enseignements sur les affects et les
motifs des êtres qu’on insérait comme des petites roues
dans le mécanisme totalitaire 5. »
On comprend alors en quoi une expérience intérieure,
la plus « subjective », la plus « obscure » qui soit, peut
apparaître comme une lueur pour autrui à partir du
moment où elle trouve la forme juste de sa construction,
de sa narration, de sa transmission. Les rêves recueillis
par Charlotte Beradt transforment la réalité, certes ; mais
cette transformation même revêt une valeur de connais-
sance clandestine, là précisément où une menace, d’être
figurée, prendra valeur de diagnostic anthropologique, de
prophétie politique, comme un savoir hétérotopique
– mais également « hyperesthésique » – du temps vécu le
jour par les images rêvées la nuit. Savoir des temps de
plomb (chappes trop lourdes, matière des projectiles
mortels, couleur de la mélancolie) : « Je vais me cacher
dans le plomb. Ma langue est déjà en plomb serré (fest-
geschlossen). Ma peur passera quand je serai toute en
plomb. Je girai immobile, plombée, fusillée (bleierschos-
sen). Quand ils viendront, je leur dirai : les gens en plomb
ne peuvent pas se lever 6. »
5. C. Beradt, Rêver sous le IIIe Reich (1966), trad. P. Saint-Germain,
Paris, Payot & Rivages, 2002 (éd. 2004), p. 50.
6. Ibid., p. 69.
117
Savoir-luciole. Savoir clandestin, hiéroglyphique, des
réalités constamment soumises à la censure : « Je rêve que
je ne rêve plus que de carrés, de triangles, d’octogones qui
ressemblent tous à des gâteaux de Noël, parce qu’il est
interdit de rêver 7. » Savoir d’une humanité jetable comme
papiers à la corbeille, ou pire encore (le rêveur était juif) :
« Il y a deux bancs au Tiergarten, l’un qui est normalement
vert, l’autre jaune [les juifs n’avaient plus alors le droit de
s’asseoir que sur des bancs peints en jaune], et entre les
deux une corbeille à papiers. Je m’assieds sur la corbeille
à papiers et je m’accroche moi-même autour du cou un
écriteau comme en portent parfois les mendiants aveugles
mais aussi comme les autorités en accrochent aux “souil-
leurs de race” : si nécessaire, je cède la place aux papiers 8. »
Et même savoir des atrocités commises, chez un rêveur
qui en ignorait encore la réalité dans les camps : « Je rêve
qu’on m’oblige à énumérer toutes les punitions bestiales
qui existent. Je les ai inventées en rêve. Puis je me venge
en criant : “Tous les opposants doivent mourir” 9. »
Dans sa postface à l’édition allemande du livre de
Charlotte Beradt, l’historien Reinhart Koselleck a remar-
quablement commenté le paradoxe d’un recueil de fic-
tions psychiques qui, à l’évidence, « ne proposent pas une
représentation réaliste de la réalité mais n’en jettent pas
moins une lumière particulièrement vive sur la réalité
d’où ils proviennent 10 ». Il serait peut-être plus juste de
7. Ibid., p. 87.
8. Ibid., p. 160-161.
9. Ibid., p. 129.
10. R. Koselleck, « Postface » (1981), ibid., p. 182.
118
119
violente escalade 14. » S’il est vrai, comme le disait Pierre
Fédida, que « le rêve a touché au mort » dans sa consti-
tution métapsychologique fondamentale, s’il est vrai que
« c’est le toucher au mort qui rend le rêve voyant 15 »,
alors nous pouvons comprendre cette voyance, reconfi-
gurée ici par bribes dans les récits de rêves, sous l’autorité
du mourant dont Benjamin faisait le paradigme ultime de
toute expérience transmise. Mais le mourant n’est pas
tout entier dans l’agonisant, le sans-voix, le « musulman »
selon Agamben. Mourants, nous le sommes tous, en cha-
que instant, à seulement affronter la condition tempo-
relle, l’extrême fragilité, de nos « lueurs » de vie. « Nous
mourons tous incessamment », écrivait Georges Bataille
aux temps de la Seconde Guerre mondiale. Et il ajoutait :
« Le peu de temps qui nous sépare du vide a l’inconsis-
tance d’un rêve 16. »
120
émettre ses lueurs de pensées, de poésies, de désirs, de
récits à transmettre coûte que coûte.
Le texte qu’il décida d’entreprendre, dès le début de
la guerre, s’intitulait Le Coupable. Son premier chapitre,
« La nuit », commence ainsi : « La date à laquelle je
commence d’écrire (5 septembre 1939) n’est pas une
coïncidence. Je commence en raison des événements,
mais ce n’est pas pour en parler 17. » Paradoxe, fêlure du
non-savoir, souveraineté loin de tout règne : ne pas parler
des événements pour y mieux répondre, pour y mieux
opposer son désir (sa lueur dans la nuit), sachant bien
que ce désir n’est que brèches, fragilités, intermittences
du mourant, entre la « déchéance » et ce qu’il veut fol-
lement, encore, nommer une « gloire » : « Il n’est pas
d’être sans fêlure, mais nous allons de la fêlure subie, de
la déchéance, à la gloire »... à condition d’ajouter, pour
se démarquer de tout prestige et de toute voie religieuse :
« Le christianisme atteint la gloire en fuyant ce qui est
(humainement) glorieux 18. » Loin du règne et de la
lumière, donc, Bataille tentait d’émettre ses signaux dans
la nuit comme autant de paradoxes dont le résultat, on
le sait, se nommera L’Expérience intérieure 19.
Entre-temps, Bataille publiait sous pseudonyme, aux
bien nommées Éditions du Solitaire, son récit scandaleux
Madame Edwarda, dans lequel nous comprenons que
121
l’expérience érotique pourrait offrir une première réponse
du « coupable » aux événements de mort qui règnent
partout en Europe. C’est une danse du désir dans la nuit
parisienne, un contre-sujet aux mouvements des avions
et aux féroces projecteurs de la guerre en cours. Comme
le jeune Pasolini, au même moment, le faisait dans une
clairière près de Bologne, le narrateur de Madame
Edwarda se dénude « dans les rues propices qui vont du
carrefour Poissonnière à la rue Saint-Denis ». La prosti-
tuée qu’il rencontre alors – une lucciola, donc, non pas
au sens propre mais, si je puis dire, au « sens sale » –
apparaîtra et disparaîtra dans les intermittences de sa
lumière (« rose et velue, pleine de vie »), et de son obs-
curité (« elle était noire, entièrement, simple, angoissante
comme un trou »). Elle se tordra « comme un tronçon
de ver de terre » dans le spasme et la blanche nudité, tel
un ver luisant. Pour s’endormir dans la nuit, brusque-
ment, et s’évaporer du récit comme les lucioles savent si
bien disparaître à notre vue 20.
Entre-temps, Bataille rencontra Maurice Blanchot qui
venait de publier Thomas l’obscur. Il tenta, chez Denise
Rollin en automne 1941, de reconstituer quelque chose
comme une communauté de lucioles – réunions d’un
« collège socratique » où il lisait des fragments de L’Ex-
périence intérieure en cours d’écriture –, mais dans
« l’absence de salut [et] la renonciation à tout espoir »
puisque cette expérience, pour lui, ne s’engageait qu’à
20. Id., Madame Edwarda (1941), Œuvres complètes, III, Paris, Galli-
mard, 1971, p. 9-31.
122
21. Id., « Collège socratique » (1941), Œuvres complètes, VI, op. cit.,
p. 286.
22. M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard,
1992, p. 388.
23. G. Bataille, Le Mort (1942), Œuvres complètes, IV, Paris, Galli-
mard, 1971, p. 36-51 et 364-365.
24. Id., Le Coupable, op. cit., p. 287-369.
25. Id., L’Expérience intérieure, op. cit., p. 19.
26. Ibid., p. 21 et 59.
123
par rapport au règne et à sa gloire. Mais elle est puissance
– Nietzsche hante tout ce vocabulaire – d’un tout
autre ordre : puissance de contestation, dit Bataille. « Je
conteste au nom de la contestation qu’est l’expérience
elle-même (la volonté d’aller au bout du possible).
L’expérience, son autorité, sa méthode ne se distinguent
pas de la contestation 27. »
Le cours de l’expérience a chuté, sans doute. Mais la
chute est encore expérience, c’est-à-dire contestation,
dans son mouvement même, de la chute subie. La chute,
le non-savoir deviennent puissances dans l’écriture qui
les transmet. « L’impuissance crie en moi », écrit sans
doute Bataille 28. Mais ce cri, s’il parvient, s’il émet son
signal, sa lueur, sera puissance de contestation. Le silence
aussi est faiblesse, mais « le refus de communiquer est
un moyen de communiquer plus hostile [donc] le plus
puissant 29. » Il est très significatif que Bataille, de cette
puissance, offre quelques exemples qui concordent avec
ce que Walter Benjamin avait espéré des images, préci-
sément : corps lumineux passagers dans la nuit. Boules de
feu qui traversent l’horizon, comètes qui apparaissent
et vont se perdre ailleurs. Lucioles plus ou moins dis-
crètes, en quelque sorte. Plus ou moins proches de nous
dans la nuit. « Un homme est une particule insérée dans
des ensembles instables et enchevêtrés », écrit encore
Bataille ; « un point d’arrêt favorable au rejaillissement » ;
mais un point d’arrêt porteur d’énergie, capable de fuser :
27. Ibid., p. 24.
28. Ibid., p. 73.
29. Ibid., p. 64.
124
« jaillissement enflammé, excédant, libre même de sa pro-
pre convulsion [et possédant] un caractère de danse et
de légèreté décomposante 30. »
L’expérience serait au savoir ce qu’une danse dans la
nuit profonde est à une stase dans la lumière étale. Or,
dans la nuit ne cessent ni le regard ni le désir, capables d’y
retrouver des lueurs inattendues : le sujet de l’expérience,
affirme Bataille, « c’est un spectateur, ce sont des yeux qui
recherchent le point, ou du moins, dans cette opération,
l’existence spectatrice se condense dans les yeux. Ce carac-
tère ne cesse pas si la nuit tombe. Ce qui se trouve alors
dans l’obscurité profonde est un âpre désir de voir quand,
devant ce désir, tout se dérobe. Mais le désir de l’existence
ainsi dissipée dans la nuit porte sur un objet d’extase 31 ».
Objet saccadé, spectacle intermittent, il va sans dire,
comme s’ouvrent et se ferment nos propres paupières :
« Mes yeux se sont ouverts, c’est vrai, mais il aurait fallu
ne pas le dire, demeurer figé comme une bête. J’ai voulu
parler, et comme si les paroles portaient la pesanteur de
mille sommeils, doucement, comme semblant ne pas voir,
mes yeux se sont fermés 32. » (Puis ils se sont rouverts, nous
le savons, pour que l’auteur de L’Expérience intérieure
puisse écrire cela même à la lumière d’une lampe, peut-
être, dans la nuit, sur une feuille de papier blanc.)
Or, c’est dans un tel contexte que Bataille, à la fin de
la guerre, retourne à la contestation philosophique et à
la construction d’un savoir autre – qu’il nommera, ici
30. Ibid., p. 100, 112 et 148.
31. Ibid., p. 144.
32. Ibid., p. 25.
125
126
il s’agira d’affirmer que la pensée à hauteur d’expérience
est quelque chose comme une boule de feu ou une
luciole, admirable et disparaissante : « Les doctrines de
Nietzsche ont ceci d’étrange : qu’on ne peut les suivre.
Elles situent en avant de nous des lueurs imprécises,
éblouissantes souvent : aucune voie ne mène dans la
direction indiquée 38. »
Tout cela n’aura pas empêché Bataille de reprendre
position, par-delà la fin des hostilités, pour rappeler que
là où avait commencé la « tragédie » de la guerre mon-
diale, à savoir l’Espagne de la guerre civile, là même se
tenait encore « le dernier réduit fasciste » sous le règne
de Franco 39. En éditant un cahier intitulé Actualité et
consacré spécialement à « L’Espagne libre » – y étaient
regroupés, entre autres, des textes d’Albert Camus, de
Jean Cassou, de Federico García Lorca, de Maurice Blan-
chot et d’Ernest Hemingway –, Georges Bataille retrou-
vait le sens politique de toute expérience, dont il décrivait
la complexité en nouant dans son propre texte le Tres de
Mayo de Goya, la mort de Granero dans les arènes de
Madrid, la « culture de l’angoisse » inhérente au cante
jondo et la « liberté intime » des anarchistes andalous.
Fussent-ils enfermées dans les geôles de Franco, avec
pour toute lumière la braise d’une cigarette dans le noir
et l’appel déchirant de leurs chants nommés carceleras 40.
127
*
128
même, l’espace ouvert des réponses à nos questions ? Les
règnes, « gouvernementalités » selon Foucault ou bien
« polices » selon Rancière, tendent certes à réduire ou
asservir les peuples. Mais cette réduction, fût-elle extrême
comme dans les décisions de génocide, n’est presque
jamais sans restes, et les restes ne sont presque jamais
sans bouger : fuir, se cacher, enterrer un témoignage, aller
ailleurs, trouver la tangente... C’est ce que nous ensei-
gnent, chacune à sa façon, les libres « expériences inté-
rieures » écrites par Georges Bataille, les expériences sur
le langage ou les rêves transmises par Victor Klemperer
ou Charlotte Beradt. Et même les « bouteilles à la mer »,
désespérées mais adressées, agonisantes mais précises, des
membres du Sonderkommando d’Auschwitz.
Toutes ces expériences clandestines s’adressent
– d’autant plus impérieusement qu’elles en sont d’abord
empêchées – aux peuples qui pourront ou voudront bien,
à un moment ou à un autre, les entendre. Toutes sont
des actes politiques fondés sur la « communauté qui
reste ». Toutes « tiennent au peuple par les racines les
plus profondes », ainsi que Walter Benjamin le recon-
naissait en tout récit capable de transmettre une expé-
rience à autrui. Ce n’est pas que Robert Antelme fût
revenu vivant des camps de concentration qui suggérait
à Maurice Blanchot sa notion de l’indestructible. C’est,
bien plutôt, que L’Espèce humaine manifestait littérale-
ment, dans son statut d’écriture adressée à l’espèce, de
récit transmis – et je n’arrive pas à m’imaginer qu’il puisse
un jour, comme Si c’est un homme de Primo Levi, ne plus
être lu par personne –, cette force-ci : que « l’homme est
129
l’indestructible et que pourtant il peut être détruit 43 »,
paradoxe qui s’explique évidemment par la notion de
survivance. Survivance des signes ou des images quand la
survie des protagonistes eux-mêmes se trouve compro-
mise. Or, cette force engage bien, comme le dit encore
Blanchot, « le point de départ d’une revendication
commune » fondée sur l’acte de « faire droit à la parole »
de l’expérience des peuples dans les formes de sa trans-
mission 44.
Une telle résistance de la pensée, des signes et des
images à la « destruction de l’expérience » – quand ce
n’est pas à la destruction tout court –, nulle mieux que
Hannah Arendt, peut-être, n’en a exprimé la paradoxale
ressource, cette liberté de faire apparaître les peuples mal-
gré tout, malgré les censures du règne et les lumières
aveuglantes de la gloire (c’est-à-dire quand le règne
plonge toute chose dans l’obscurité ou que la gloire n’uti-
lise sa lumière que pour mieux nous aveugler). Dans son
éloge de Lessing, intitulé « De l’humanité dans de “som-
bres temps” », Arendt évoquait la situation de celui qui
se trouve confronté à un temps de ce genre, un temps où
« le domaine public a perdu le pouvoir d’illuminer 45 »,
temps où nous ne nous sentons plus « éclairés » selon
l’ordre des raisons ni « radieux » selon l’ordre des affects.
130
Voici donc ce que quelques-uns, dans une telle situa-
tion, auront choisi de faire : se retirer « hors du monde »
de la lumière tout en travaillant à quelque chose qui pût
« être encore utile au monde 46 », une lueur en somme.
Se retirer sans se replier, ainsi que le fit Lessing, qui
demeura dans sa solitude « radicalement critique et, en
ce qui touche la vie publique, complètement révolution-
naire » : « Lessing se retire dans la pensée, sans se replier
sur son soi ; et s’il y a pour lui un lien secret entre action
et pensée [...], ce lien consistait en ce qu’action et pensée,
toutes deux, adviennent sous la forme du mouvement, et
que donc la liberté qui, toutes deux, les fonde, est la
liberté de mouvement 47. » Alors, la souffrance inhérente
au retrait devient joie inhérente au mouvement, ce désir,
cet agir malgré tout capable de faire sens dans sa trans-
mission à autrui : « Le sens d’une action, écrit Arendt
dans la droite lignée de Benjamin, n’est révélé que lorsque
l’agir lui-même [...] est devenu histoire racontable 48. »
Et voilà comment « une parcelle d’humanité dans un
monde devenu inhumain [se sera] trouvée réellement
accomplie 49. » Dans le beau texte qui ouvre La Crise de
la culture, intitulé « La brèche entre le passé et le futur »,
Arendt évoquera encore les exemples de René Char et
de Franz Kafka pour espérer que se transmette la plus
inestimable des leçons par ce « trésor sans âge qui, dans
les circonstances les plus diverses, apparaît brusquement,
46. Ibid., p. 13.
47. Ibid., p. 13 et 18. Je souligne.
48. Ibid., p. 31.
49. Ibid., p. 33.
131
à l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres
conditions mystérieuses », quelque part dans la brèche
ouverte entre mémoire et désir 50. Encore faut-il que la
mémoire soit « une force et non un fardeau 51. » Encore
faut-il reconnaître l’essentielle vitalité des survivances et
de la mémoire en général lorsqu’elle trouve les formes
justes de sa transmission. Alors se dégagerait, dans cette
combinaison géométrique du retrait et du non-repli, ce
que Arendt nomme superbement une force diagonale, qui
diffère des deux forces – celle du passé et celle du futur –
dont elle résulte pourtant. « Les deux forces antagonistes
sont toutes deux illimitées quant à leur origine, l’une
venant d’un passé infini et l’autre d’un futur infini ; mais,
bien qu’elles n’aient pas de commencement connu, elles
ont un point d’aboutissement, celui où elles se heurtent.
La force diagonale, au contraire, serait limitée quant à
son origine, ayant son point de départ là où se heurtent
les forces antagonistes, mais elle serait infinie en ce qui
concerne sa fin – étant le résultat de l’action concertée
de deux forces dont l’origine est l’infini. Cette force dia-
gonale, dont l’origine est connue, dont la direction est
déterminée par le passé et le futur, mais dont la fin der-
nière se trouve à l’infini, est la métaphore parfaite pour
l’activité de la pensée 52. »
Telle serait, pour finir, l’infinie ressource des lucioles :
leur retrait quand il n’est pas repli sur soi mais « force
50. Id., La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique (1954-
1968), trad. dirigée par P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972 (éd. 1995), p. 13.
51. Ibid., p. 20.
52. Ibid., p. 22-23.
132
diagonale » ; leur communauté clandestine de « parcelles
d’humanité », ces signaux envoyés par intermittences ;
leur essentielle liberté de mouvement ; leur faculté de
faire apparaître le désir comme l’indestructible par excel-
lence (et me reviennent ici en mémoire les tout derniers
mots choisis par Freud pour sa Traumdeutung : « cet
avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir
indestructible, à l’image du passé 53 »). Les lucioles, il ne
tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. Or, nous
devons, pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du
mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force dia-
gonale, la faculté de faire apparaître des parcelles
d’humanité, le désir indestructible. Nous devons donc
nous-mêmes – en retrait du règne et de la gloire, dans la
brèche ouverte entre le passé et le futur – devenir des
lucioles et reformer par là une communauté du désir, une
communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de
pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de
lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la
lumière qui nous aveugle.
133
par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques
people, autrement dit les stars – les étoiles, on le sait,
portent des noms de divinités 54 – sur lesquelles nous
regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. Pou-
dre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du
« règne » : elle ne nous demande qu’une seule chose, et
c’est de l’acclamer unanimement. Mais aux marges, c’est-
à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, che-
minent d’innombrables peuples sur lesquels nous en
savons trop peu, donc pour lesquels une contre-informa-
tion apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles
quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils
peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs
du « règne », font l’impossible pour affirmer leurs désirs,
émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres. Je
repense soudain – ce ne sera ici qu’un dernier exemple,
il y en aurait bien d’autres à convoquer – aux quelques
images fragiles surgies dans la nuit du camp de Sangatte,
en 2002, et filmées par Laura Waddington sous le titre
Border 55.
Laura Waddington a passé plusieurs mois dans les
zones environnant le camp de la Croix-Rouge à Sangatte.
Elle filmait les réfugiés afghans ou irakiens qui tentaient
134
désespérément d’échapper à la police et de traverser le
tunnel sous la Manche afin de rejoindre l’Angleterre. Elle
ne put, de tout cela, que tirer des images-lucioles : images
au bord de la disparition, toujours mues par l’urgence de
la fuite, toujours proches de ceux qui, pour mener à bien
leur projet, se cachaient dans la nuit et tentaient l’impos-
sible au péril de leur vie. La « force diagonale » de ce
film se paie en clarté, bien sûr : nécessité d’un matériel
léger, obturateur ouvert au maximum, images impures,
mise au point difficile, grain envahissant, rythme saccadé
produisant quelque chose comme un effet de ralenti. Ima-
ges de la peur. Images-lueurs, cependant. Nous voyons
peu de choses, des bribes seulement : des corps postés
sur le bas-côté d’une autoroute, des êtres qui traversent
la nuit vers un improbable horizon. Ce ne sont pas, mal-
gré l’obscurité régnante, des corps rendus invisibles, mais
bien des « parcelles d’humanité » que le film réussit jus-
tement à faire apparaître, si fragiles et brèves que soient
leurs apparitions.
Ce qui apparaît dans ces corps de la fuite n’est autre
que l’obstination d’un projet, le caractère indestructible
d’un désir. Ce qui apparaît est aussi la grâce, quelquefois :
grâce que recèle tout désir qui prend forme. Beautés
gratuites et inattendues, comme lorsque ce réfugié kurde
danse dans la nuit, le vent, avec sa couverture pour toute
draperie : tel l’ornement de sa dignité et, quelque part,
de sa joie fondamentale, sa joie malgré tout (fig. 2). Border
est un film illégal que traversent, de fait, tous les états de
la lumière. Il y a, d’une part, ces lueurs dans la nuit :
infiniment précieuses, car porteuses de liberté, mais aussi
135
angoissantes, car toujours soumises à un péril palpable.
D’autre part – comme dans la situation décrite par Paso-
lini en 1941 –, nous voyons les « féroces projecteurs » du
règne, si ce n’est de la gloire : faisceaux des torches poli-
cières dans la campagne, implacable rayon de lumière qui
balaye, depuis un hélicoptère, les ténèbres ambiantes.
Même les simples lumières des maisons, les lampadaires
ou les phares d’automobiles qui passent sur la route nous
serrent la gorge dans le contraste déchirant – visuellement
déchirant – qui s’instaure avec toute cette humanité jetée
dans la nuit, rejetée dans la fuite.
Ces contrastes dans les états de la lumière sont relayés
par un frappant contraste sonore où deux états de la voix
confèrent au récit de Laura Waddington toute sa subtilité
dialectique en dépit de l’extrême simplicité de ses choix
formels. C’est, d’un côté, la voix de l’artiste elle-même :
voix de très jeune femme, musicale quoique sans effets,
d’une extraordinaire tendresse. Elle s’acquitte modeste-
ment des exigences du témoignage : elle nous dit son
histoire et ses limites intrinsèques ; elle ne juge, ne domine
rien de ce qu’elle raconte ; elle s’adresse à des êtres sin-
guliers, rencontrés, précisément nommés (Omar, Abdul-
lah, Mohamed), sans que soit omise la perspective
effrayante du phénomène entier (soixante mille réfugiés
environ seront passés par Sangatte, apprend-on). Là où
nous, les spectateurs du film, sommes quelquefois éblouis
par un plan surexposé, Laura Waddington nous dit
comment les réfugiés eux-mêmes revenaient au camp
aveuglés par les gaz lacrymogènes.
Tout à coup, au milieu de ce récit et de sa voix – qui
136
2. Laura Waddington, Border, 2004. Vidéogramme.
137
toute malmenée, mise en danger : elle tente à chaque plan
de se sauver elle-même. Plus tard se reformera le silence.
On verra un groupe de réfugiés – mais il ne faut pas dire
« réfugiés », il faut encore dire « fugitifs » –, guidés par
un passeur, s’éloigner dans la ténèbre vers un horizon
vaguement lumineux. Leur but est là-bas, au-delà, der-
rière cette ligne. Même si nous savons bien que ce « là-
bas » ne leur sera pas toujours un refuge. Ils finissent par
se confondre avec l’obscurité des taillis et la ligne de
l’horizon. Des phares surgissent encore. Le film se ter-
mine sur quelque chose comme un arrêt sur éblouisse-
ment.
Images, donc, pour organiser notre pessimisme. Ima-
ges pour protester contre la gloire du règne et ses fais-
ceaux de dure lumière. Les lucioles ont-elles disparu ?
Bien sûr que non. Quelques-unes sont tout près de nous,
elles nous frôlent dans l’obscurité ; d’autres sont parties
au-delà de l’horizon, essayant de reformer ailleurs leur
communauté, leur minorité, leur désir partagé. Ici même
nous demeurent les images de Laura Waddington et les
noms – dans le générique de fin – de tous ceux qu’elle
aura rencontrés. On peut regarder le film à nouveau, on
peut le donner à voir, en faire circuler des bribes, qui en
susciteront d’autres : images-lucioles.
(Octobre-novembre 2008)
TABLE
I
ENFERS ?
II
SURVIVANCES
139
politiques, collectives. Le désespoir politique et sexuel de
Pasolini. Pas de communauté vivante sans phénoménolo-
gie de sa présentation : le geste lumineux des lucioles (43).
– Walter Benjamin et les images dialectiques. Toute façon
d’imaginer est une façon de faire de la politique. Politique
des survivances : Aby Warburg et Ernesto De Martino (49).
III
APOCALYPSES ?
IV
PEUPLES
140
jamin, exige la « rythmique » des coups et des contre-
coups, des acclamations et des révolutions (91).
V
DESTRUCTIONS ?
VI
IMAGES
141
Chez d’autres éditeurs :
INVENTION DE L’HYSTÉRIE. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpê-
trière, Éd. Macula, 1982 (rééd. 2012).
MÉMORANDUM DE LA PESTE. Le fléau d’imaginer, Éd. C. Bourgois, 1983 (rééd. 2006).
LES DÉMONIAQUES DANS L’ART, de J.-M. Charcot et P. Richer (édition et présen-
tation, avec P. Fédida), Éd. Macula, 1984.
FRA ANGELICO – DISSEMBLANCE ET FIGURATION, Éd. Flammarion, 1990 (rééd.
1995).
À VISAGE DÉCOUVERT (direction et présentation), Éd. Flammarion, 1992.
LE CUBE ET LE VISAGE. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, Éd. Macula,
1993.
SAINT GEORGES ET LE DRAGON. Versions d’une légende (avec R. Garbetta et
M. Morgaine), Éd. Adam Biro, 1994.
L’EMPREINTE DU CIEL, édition et présentation des CAPRICES DE LA FOUDRE, de
C. Flammarion, Éd. Antigone, 1994.
LA RESSEMBLANCE INFORME OU LE GAI SAVOIR VISUEL SELON GEORGES BATAILLE,
Éd. Macula, 1995.
L’EMPREINTE, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1997.
OUVRIR VÉNUS. Nudité, rêve, cruauté (L’Image ouvrante, 1), Éd. Gallimard, 1999.
NINFA MODERNA. Essai sur le drapé tombé, Éd. Gallimard, 2002.
MOUVEMENTS DE L’AIR. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides (avec
L. Mannoni), Éd. Gallimard, 2004.
EX-VOTO. Image, organe, temps, Éd. Bayard, 2006.
L’IMAGE OUVERTE. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Éd. Gallimard,
2007.
ATLAS ¿ CÓMO LLEVAR EL MUNDO A CUESTA ? – ATLAS. HOW TO CARRY THE WORLD
ON ONE’S BACK ?, trad. M. D. Aguilera et S. B. Lillis, Madrid, Museo Nacional
Centro de Arte Reina Sofía, 2010.
L’EXPÉRIENCE DES IMAGES (avec Marc Augé et Umberto Eco), Bry-sur-Marne, INA
Éditions, 2011.
Les Grands entretiens d’Artpress, Imec Éditeur-Artpress, 2012.
L’ALBUM DE L’ART À L’ÉPOQUE DU « MUSÉE IMAGINAIRE », Hazan / Louvre Éditions,
2013.
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
DIX-NEUF JANVIER DEUX MILLE QUINZE DANS LES
ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.
À LONRAI (61250) (FRANCE)
N D’ÉDITEUR : 5763
o
N D’IMPRIMEUR : 1500142
o