La Hiérarchie Dans L'univers Chez Spinoza

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M HIERARCHIE DANS L'UNIVERS

CHEZ SPINOZA
LIBRAIRIE FELIX ALCAN

Du même Auteur :

Le Problème du Mal, 1 vol. in-8° de la Bibliothèque


de Philosophie Contemporaine 7 fr. 50
COLLECTION HISTORIQUE DES GRANDS PHILOSOPHES

JUIN 1 2 1973

LA HIÉRARCHIE
DANS L'UNIVERS
CHEZ SPINOZA

Emile LASBAX
Professeur agrégé de Philosophie au Lycée de Roanne,

Docteur ès-Lettres.

PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, Boulevard Saint-Germain, 108

1 l
9 9

Tous droits de reproductions, de traductions et d'adaptations


réservés pour tous pays.

BIBLIOTHÊCA
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TABLE DES MATIÈRES

ÀYEBTISSEMEMT BIBLIOGRAPHIQUE 1*

INTRODUCTION
Caractères généraux du Spinozisme.

1. — La personnalité de Spinoza et son influence sur le système


— La recherche d'un bonheur individuel éternel. 1

2. — Comment pénétrer la signification vivante de la pensée


spinoziste. — Opinion des contemporains de l'auteur. — Les
manuscrits brûlés et les interprétations cabalistiques. — Wachter
et Leibniz. — L'esprit hébraïque de la doctrine 3

3. — Reconstitution de l'organisme spinoziste au moyen du


principe biologique des conditions d'existence. —
Détermination
, de Vidée directrice : Le Salut éternel 10

4. — Différence avec le point de vue Cartésien : le point de


départ, non dans l'esprit humain, mais en Dieu 13

LIVRE PREMIER
Les origines phylogénétiques du système.

CHAPITRE PREMIER
Les grands courants de la philosophie antique.

6. — Les deux tendances phylogénétiques du système l'Infi- :

nitisme oriental et l'Intellectualisme grec. —


Infinité ou déter-
mination du Principe suprême 19
11 TABLE DES MATIERES


Le courant Judéo-oriental chez Philon-le-Juif.
6. Le —
rayonnement de la procession et la notion de la continuité hié-
rarchique de l'univers. —
Le Panthéisme dynamique originaire. 22
7. —
La première rupture d'équilibre. —
L'adaptation à l'Intel-
lectualisme grec Plotin. - Conciliation des deux courants par
:

l'idée de la Causalité divine et la théorie des Hypostases. —


Genèse des linéaments généraux du spinozisme. —
La doctrine
du Logos 26

8. —Le Problème de la Matière et de ses rapports avec Dieu,


- Les deux Infinis de Plotin 35

9. — La théorie des Puissances intermédiaires et de leur hié-


rarchie.— Infinité et Personnalité des Puissances 37

10. — Caractère privilégié de Y Ame dans la procession des


Puissances. — L'Ame opère passage de l'Eternité au Temps et
le
de l'Inétendu à l'Etendu. 42

CHAPITRE II

La Révolution Cartésienne.

11. —
Modifications dans le milieu et les conditions d'exis-
tence avec la Révolution Cartésienne. —
Le point de vue antique
de la qualité et le point de vue moderne de la quantité. Substi- —
tution de l'idée de parallélisme à l'idée de hiérarchie. Le —
parallélisme des substances . . 51

12. —
Le Postulat nouveau de la prééminence du connaître
sur l'être et la conception statique de la substance. La pensée —
philosophique perd peu à peu sa vie 59

LIVRE II

L'Evolution ontogénétique.

CHAPITRE PREMIER
Le Thème directeur de l'Adaptation.

13. — Nécessité d'une réadaptation nouvelle de l'organisme


TABLE DES MATIERES 111

initial. « L'Idée directrice » de Spinoza reprendre le thème


:

antique et l'adapter au milieu cartésien. —


La conception origi-
nale du Dieu de l'Entendement, à la fois infini et personnel 63
14. —
La double réfraction spinoziste Réfraction du courant
:

juifà travers le Rationalisme grec et la mathématique carté-


sienne. —Difficultés soulevées par le problème de l'Etendue 67

15. — Gomment Spinoza conçut la réadaptation. —


La trans-
formation du Panthéisme dynamique en Panthéisme mathéma-
tique, et l'idée d'une double émanation dans l'Univers ,72

CHAPITRE II

La détermination de l'Etre originaire.


L'Essence divine et son passage à l'Existence.

16. —
La méthode générale. —
L'Analyse et la Synthèse chez
Descartes et les critiques de Spinoza. —
Idéalisme et Réalisme.
— Réapparition de l'Idée plotinienne de causalité 75
17. —
La Hiérarchie spinoziste des genres de connaissance et
son point d'aboutissement. —
Identité finale de Dieu et de la
Vérité. —
La connaissance du troisième genre, communion de
l'Ame humaine avec la Causalité de l'Essence divine. La Béati- —
tude éternelle dans cette union avec Dieu 82
18. —
L'Essence divine atteinte par intuition. Nature de —
cette Essence. —
Deux acceptions de l'essence chez Spinoza :

l'essence-puissance avant la création et l'essence-idée après la


création 98/

19. — L'effort d'expansion de l'Essence divine. — La vie de


Dieu. — Antériorité ontologique de l'Essence sur l'Existence. . . . 108
20. — La Causalité divine. — Sa nature. — La Procession des
Attributs dans l'Eternité. — Idée d'une double procession 113

CHAPITRE III

L'Existence de Dieu la Hiérarchie fondamentale


:

des Attributs divins dans la Nature naturante.

21. — Les diverses acceptions de l'Attribut. — Idéalisme et


4

IV TABLE DES MATIERES

Réalisme. —
Nature des Attributs dans l'Absolu. — Les puissances
successives de la Procession panthéiste 124

22. — La question de la détermination de Dieu par les Attri-


buts. — Maïmonide et Chasdaï-Crescâs. — L'Infinité des Attributs
n'est pas une pluralité numérique, mais une continuité qualitative 129

23. —
Les Attributs privilégiés : a) la Pensée, puissance infinie
de production des Idées '.
136
24. —
Les Attributs privilégiés : b) l'Etendue, puissance infi-
nie de production des Corps ; . . . 139
25. —
Liens de l'Etendue avec la Pensée. — La continuité
des autres Attributs infinis. ..... 147
26. Détermination des Attributs inconnus. Les diverses —
interprétations de ces Attributs. —
Les Attributs, traductions
parallèles de la substance dans des langues différentes 151

27. — Analogie de l'Infinité spinoziste des Attributs avec l'in-


finité des univers. -, Les diverses acceptions du Polycosmisme . . 152

28. — Embarras de Spinoza touchant l'expression en langage


rationaliste de l'Infinité des Attributs inconnus 160

29. r— Les Attributs inconnus sont des attributs intermédiaires


entre la Pensée et l'Etendue. —
Les modes du Sentiment et de
l'Affectivité. —
Les Esprits animaux. L'Ame hypostase de la—
hiérarchie Alexandrine et l'Animisme spinoziste 165

30. —
Détermination finale des- Attributs intermédiaires. —
Les Puissances animatrices de l'Univers. Dans quelle mesure —
ces Puissances sont connaissables Appel à la notion théologique
:

de la Personnalité divine 179

31. — Nature de cette Personnalité. — Ses degrés 187


32. — Sa détermination rationaliste : Les « Propres » ou Pro-
priétés de Dieu 198

33. —
La Volonté divine et la Personnalité morale de Dieu ;

sa traduction intellectualiste dans l'Ethique 204

34. — La Personnalité de Dieu appartient au domaine de la


théologie. — Les sentiments de Spinoza sur l'Ecriture 21

35. —
Le Dieu de l'Ecriture. —
L'Esprit de Dieu et ses diverses
déterminations V Anima et YAnimus;
: la Mens — 21*

36. —
La certitude mathématique et la certitude morale. —
Rapports de la Raison et de la Foi 221

37. —
La Prophétie et sa nature : les qualités morales des
Prophètes 22<

38. — Les qualités imaginatives des Prophètes. Rôle de —


Moïse ; la traditionjudaïque et les critiques de Spinoza 23(
TABLE DES MATIERES V

39. — Les Anges de la Théologie 236


40. —Le rôle des Attributs intermédiaires de l'Ame dans le
passage de l'Eternité au Temps 23S
41. — La Providence de Jéhovah dans le Théologico-politi-
que. — Nécessité d'envisager, après la procession des Attributs,
a hiérarchie corrélative des Modes 244-

CHAPITRE IV
La hiérarchie des Modes dans la Nature naturée.

42. —Conciliation du Panthéisme d'émanation avec le point


de vue de la Création. — La Création par le Verbe et YIdea Dei. 248
43. — Transformation de l'Essence-Force en Essence-Idée. —
Théorie de l'Actualisation effective des Possibles. La notion —
spmoziste de contingence £56
44. — L'Idée plotinienne de la chute des Ames. —*
Apparition
de l'Individualité des Etres. —
Son importance dans le spino-
zisme. — L'indépendance et la causalité des individus dans la
Nature naturée 263;

45. —La Procession des divers modes. — Nature complexe de


l'Ame humaine 267
46. — Procession des Modes de l'Etendue. —
Les Individuali-
tés ultimes et le Mal. —Nécessité de la Conversion . . . 270

CHAPITRE V
La Conversion.

47. — Rapports de la hiérarchie des Attributs avec la hiérar-


chie des Modes. — Infinité qualitative et Infinité numérique. . . 277
48. — Le principe de la Conversion le Conatus et la hiérar-
:

chie de ses aspects successifs 280

A. — La conversion dans les Modes de l'Etendue.

49. — La Causalité interne et la Causalité externe : le thème


général de la Conversion 284*
\1 TABLE DES MATIERES

50. — La notion spinoziste de Y Adaptation. — L'obéissance à


la loi physique de l'Etendue. —
Le Problème de la Mort 289

B. — La Conversion dans les Modes de V Anima.

51. —
Aspect correspondant du Mal : l'isolement de l'individu
dans l'état de nature. —
L'obéissance à laLoi sociale 299

52. —
Retour au Problème théologique de l'Election. Le —
« Secours externe » de Dieu. Vraie nature de l'Election divine
•des Hébreux 305

-
C. — La Conversion dans les Modes de VAnimiis.

53.— Le Mal correspondant la Haine. : — La Purification du


cœur et la conversion par l'Amour 314

54. —
La Charité universelle et l'Amour de Dieu dans le
Théologico-Politique 321

55. — Théorie de la grâce. — La finalité et l'obéissance à la


loi de l'Universelle Providence 324

56. — Le Rôle moral de Jésus-Christ dans le Théologico-


Politique 328

D. — La Conversion dans les Modes de la Mens.

57. —
Dernière forme du Mal l'Erreur et l'isolement de
:

l'Idée inadéquate. La —
Purification de l'Entendement 332

58. — Théorie de l'Ame humaine. Ses rapports avec l'In- —


tellect infini, YIdea Dei et les Idées particulières des Créatures.
— Les degrés de la conscience et les progrès vers la vie éternelle. 335

59. — Les deux efforts corrélatifs de la Conversion. — Effort


d'universalisation et effort d'intériorisation. Les Res fixse et —
pcternœ et leur hiérarchie. —
Le Péché originel et la Rédemption. 343

60. —
Les Transpositions successives du thème de la Conver-
sion et les différents aspects de la Causalité. Conciliation de —
la finalité providentielle et de la nécessité mathématique. —
Rapports définitifs de la Procession et de ja Conversion. La —
Réalisation de l'Eternité consciente la vie des Individus parti-
:

culiers en Dieu 348

Le Panthéisme de Plotin et le Panthéisme de Spinoza


(Schéma comparatif) 353
TABLE DES MATIERES VU

CONCLUSION
Adaptation insuffisante du système de Spinoza. — Faiblesse de
la théorie de l'Etendue. — La transposition du Panthéisme
d'émanation en Panthéisme mathématique réalisée seulement
par Leibniz, grâce à la découverte de la Loi de continuité 355
AVERTISSEMENT BIBLIOGRAPHIQUE

Il nous a semblé inutile de reproduire ici une bibliogra-


phie plus ou moins complète de la littérature spinoziste.
On la trouvera, d'une part, dans la dernière édition du
Grundriss d'UEBERWEG, d'autre part dans l'ouvrage français
de M. Huan, Le Dieu de Spinoza, qui donne jusqu'à 1918
une nomenclature de près de 800 écrits divers relatifs à
Spinoza. Bien que la plupart de ces études aient été
utilisées pour le présent travail, il n'y sera fait cependant
aucune référence expresse. — On objectera peut-être que
c'était là une obligation à laquelle il eût mieux valu ne
pas se dérober de propos délibéré, les interprétations d'un
système ayant acquis une sorte de droit historique, et
faisant partie intégrante de ce système, au même titre que
le texte lui-même. Il est de fait que, dans ces dernières

années, en Allemagne surtout, toute une Ecole d'histo-


riens de la philosophie tendait à présenter les différentes
doctrines, moins comme un exposé vivant de la pensée de
l'auteur, que comme une discussion plus ou moins abs-
traite des innombrables commentaires auxquels elle avait
pu donner lieu. Or un tel procédé n'évoque-t-il pas invinci-
blement le souvenir de cette période de déclin où la
Scolastiquedevait sombrer, victimedes excès de sa méthode?
N'était-on pas arrivé à substituer peu à peu à l'étude
directe de telle ou telle question la suite interminable des
opinions professées à son sujet? si bien qu'à force d'argu-
ments, de répliques et de controverses, il ne restait plus
de cette terrible bataille de commentaires qu'une vaine
énumératipn de thèses et d'antithèses, au travers des-
X AVERTISSEMENT BIBLIOGRAPHIQUE

quelles ne se laissait même plus deviner l'objet initial de


la dispute. que Descartes vînt proclamer, à la suite
Il fallut
de Bacon, la nécessité de faire désormais table rase de
cette stérile érudition, et de s'efforcer au contraire de lire
délibérément dans le grand livre de la nature, au lieu de
se borner à réunir minutieusement toutes les hypothèses
jusque là élaborées : L'expérience, l'observation et l'évi-

dence personnelle devaient remplacer les procédés con-


damnés de la Scolastique.
A cette révolution méthodologique, tour à tour la Physi-
que, la Biologie surtout, puis la Psychologie durent leur
naissance ou leur élévation au rang de sciences. Peu à
peu une vie nouvelle semblait ranimer les vieilles concep-
tions que le Moyen-Age avait figées dans un réseau de
formules où elles avaient trouvé la mort: On se mettait,
en effet, en présence de la vie, on étudiait directement
l'organisme et l'individu lui-même, afin de lui arracher les
secrets de son existence et de son fonctionnement.
Certes, c'était un grand pas dans la voie de l'explication
de la vie il ne suffisait pas encore. A l'empirisme pure-
:

ment individualiste, il fallut adjoindre l'empirisme évolu-


tionniste.Car on s'aperçut bientôtque l'organisme individuel
ne s'expliquait pas par lui-même, qu'il apportait avec lui,
dès sa naissance, une virtualité de tendances, héritées de
ses plus lointains ancêtres, et qui dessinaient par avance
les grandes lignes de son développement ultérieur. Bien
plus l'évolution de l'individu parut retracer en raccourci
:

l'évolution de l'espèce, et ce fut la grande idée du parallé-


lisme de l'Ontogenèse et de la Phylogénèse, loi fonda-
mentale de tout organisme vivant.

Mais les systèmes philosophiques ne sont-ils pas des


organismes à leur manière? L'agencement harmonieux de
leurs diverses parties n'est-il pas le fruit d'une vie véri-
table, la vie de la pensée elle-même qui leur a donné
naissance et qui les engendre perpétuellement par une
»

AVERTISSEMENT BIBLIOGRAPHIQUE XI

sorte de création continuée ? N'est-ce pas assez dire alors


que c'estau système lui-même, dans sa pure spontanéité
vitale, qu'il faut s'adresser avant tout, pour y puiser la
source de ce principe interne d'harmonie et de fécondité
créatrice ?

Aussi doit-on se garder, par dessus tout, de cette fausse


méthode d'évolutionnisme, qui consisterait à briser d'abord
l'organisme en fragments, de façon à le reconstituer
ensuite suivant des articulations qui risqueraient fort
d'être ne procède-t-on pas ainsi pourtant
artificielles ;

quand, à force de subtiles minuties,, on s'ingénie, par


exemple, avec certains exégètes de l'Ecole allemande, à
grouper autour de chaque terme employé, la multiplicité
des acceptions de ce terme dans tous les passages pos-
sibles, puis à réunir tous ces termes en une sorte d'Index
synthétique qui prétend se poser comme l'équivalent du
système original envisagé sous l'intégralité de ses aspects?
Gomment découvrir pourtant, entre ces fragments épars,
la pensée animatrice de l'ensemble ? Comment retrouver

la vie originaire dans ce cadavre dont les parties, d'abord

arbitrairement découpées, ont été rassemblées ensuite au


gré de la fantaisie d'une classification conventionnelle?
Que faut-il faire alors ? A
organisme véritable que
cet
constitue tout système philosophique, appliquer la loi de
Von B;er ; essayer d'en retracer
phylogénèse, puis
la
décrire l'évolution embryogénique qui reproduira la pre-
mière en raccourci. Ainsi chaque organe apparaîtra succes-
sivement comme le fruit naturel d'une évolution lentement
préparée et pour ainsi dire prédéterminée d'avance; c'est
sur ce canevas primitif, que la spontanéité de l'individu
viendra broder sa nouveauté. Et cette part de nouveauté
résultera de la nécessité pour l'organisme de s'adaptera
son milieu philosophique, c'est-à-dire aux conditions
d'existence que lui imposent les transformations générales-
de la pensée.
XII AVERTISSEMENT BIBLIOGRAPHIQUE

dans ce cas, d'une longue bibliographie


Est-il besoin,
des travaux postérieurs au système? n'est-ce pas avant
lui, bien plutôt qu'après lui, qu'il faut puiser des ensei-
gnements féconds? Pour la doctrine elle-même,
ne le texte

suffit-il comme nous avons essayé


pas? Et c'est pourquoi,
d'appliquer en particulier à Spinoza cette méthode géné-
rale, nous avons été amené à ne citer d'autres références
que les trois volumes de Van Vloten (2 e Edition 1895)
pour le Texte, —
et, pour la Traduction française, les trois

volumes de l'Edition de Ch. Appuhn(').

(1) Pour les écrits non traduits par Appuhn, — les Lettres et le Traité poli-
tique, — nous avons usage aussi de l'édition Saisset (Paris, 1861); mais
fait

nous avons toujours indiqué, comme référence, le texte de Van Vloten.


Nous avons également indiqué cette référence, d'une façon générale, toutes les
fois que le texte original lui-même pouvait importer à la compréhension de la
pensée spinoziste. Mais, le plus souvent, il nous a paru suffisant, afin de faciliter
la lecture, de ne citer que la traduction française d'AppunN.

Pour le Court Traité et le De Emendatione notamment, nous avons conservé la


division en paragraphes adoptée par Appuhn ; pour les Cogitata, nous avons
désigné nous-même, par les numéros correspondants dans chaque chapitre, les

paragraphes mis en évidence par Spinoza.


Enfin, nous avons essayé de résumer les principales conclusions de cette étud*
•dans un schéma placé à la fin de l'ouvrage.
LA HIERARCHIE DANS L'UNIVERS
CHEZ SPINOZA

INTRODUCTION
Caractères généraux du Spinozistne.

1 . On est frappé, quand on essaye d'approfondir à la


lumière de la critique, la doctrine de Spinoza, des divergen-
ces d'interprétation auxquelles elle a donné lieu. La raison
en est évidemment dans la façon même dont l'auteur a
présenté son système. A l'inverse d'un Leibniz, dont l'esprit,
« avide de réalisations concrètes », invoque à chaque ins-

tant l'expérience et l'observation, soucieux d'éclaircir sa


pensée par des exemples qui parlent à l'imagination, il
semble au contraire que Spinoza se complaise dans l'abs-
trait. Peut-être, à l'égal des purs mathématiciens, respirait-

il plus à l'aise à ces hauteurs où l'air, plus rare, est en


même temps plus pur. Peut-être éprouvait-il aussi une
satisfaction d'amour propre, une sorte d'orgueilleuse
jouissance à apparaître, au regard de ses contemporains,
comme une sphynx métaphysique capable de dis-
sorte de
simuler sous les symboles enchevêtrés et subtils d'un
géométrisme tout imprégné de scolastique, une pensée en
réalité vivante et qui, à ses yeux d'initié, se dépouillait
bien vite de cet encombrant appareil, pour se révéler dans
une intuition simple, dans le lumineux éclat d'une vision
1
LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

instantanée. Et ne semblait-il pas plaindre lui-même ceux


que des facultés intuitives trop faibles obligeaient à dérouler
pas à pas l'inextricable chaîne des théorèmes et des démonsr
trations, au lieu d'apercevoir d'un seul coup la conséquence
dans le principe, le monde en Dieu, et la série tout entière
des attributs et des modes concentrés dans l'indivisible

unité de la substance.
ne convient pas d'exagérer, sans doute, une telle inter-
Il

prétation. Pourtant Spinoza, ne sait pas cacher dans ses


lettres la confiance en lui-même qui constitue le trait domi-
nant de son caractère. La célébrité ne l'émeut guère, et il a
suffisamment foi en sa propre valeur et en l'acuité de son
esprit, pour ne pas se soucier, comme Leibniz, de « tirer
des idées de toutes parts » et de faire son profit des obser-
vations et des critiques d'autrui. Ce Leibniz lui-même, dont
Simon de Vries lui vante, grand renfort
à d'éloges, la
science et le génie, il n'est nullement pressé de le connaître:
« Je juge imprudent, dit-il, de lui communiquer sitôt mes
écrits, je désirerais savoir d'abord ce qu'il fait en France,
et attendre l'opinion de notre ami Tschirnaus après qu'il
l'aura plus longtemps fréquenté et qu'il connaîtra mieux
son caractère ». (Ep. 72, V.-L., t. II, p. 410). D'ailleurs,
quand, par la suite, il est amené à le rencontrer, il ne fait
pas le moindre effort pour lui faire partager ses idées ;
bien mieux, à ce qu'il semble, c'est à peine s'il daigne les
lui exposer. On a causé surtout politique, nous apprend
Leibniz : « Je vis Monsieur de la Court, aussi bien que
Spinoza, à mon retour de France par l'Angleterre par et

la Hollande, et j'appris d'eux quelques bonnes anecdotes


sur les affaires de ce temps-là ! » (Cf. Stein, Leibniz et Spi-
noza, p. 54). Si l'on aborde les sujets philosophiques, c'est
pour discuter sur la physique de Descartes. Ce ne fut que
plus tard, et après un certain nombre d'entrevues que
Spinoza se décida à communiquer à Leibniz quelques spéci-
mens de ses démonstrations métaphysiques que Leibniz
trouva d'ailleurs inexactes.
INTRODUCTION 3

Mais peu importait au solitaire de La Haye l'opinion que


le monde avait de lui. Avec quel mépris hautain, il signifie

à Albert Burgh que l'esprit de sa doctrine est intangible et


qu'il n'entend pas la modifier. Excommunié par les Rabbins
qui supportent mal sa fière indépendance, éconduit par la
riche société hollandaise quand il cherche à y fonder un
foyer, repoussé à la fois par la Synagogue officielle et les
salons mondains, cet homme que la vie élégante avait un
instant séduit, se cantonne désormais dans sa pensée avec
une exaltation superbe. C'est à elle qu'il demandera le sou-
verain bien, et non pas seulement le renoncement absolu
de l'ascétisme stoïcien ou bouddhiste, mais au contraire le
bonheur individuel que le monde a été impuissant à lui
donner. Et ce bonheur, il n'aura même pas la patience de
l'attendre, après sa mort, d'une éternité supra-terrestre ;

dès sa vie présente, une vie que semble encore devoir abréger
une maladie redoutable, il prétendra atteindre l'immorta-
lité, la réaliser, s'identifier avec Dieu.
Cette vie en Dieu, cette expérience terrestre etcomme
cette sensation d'éternité, voilà l'acte simple, la communion
ineffable qui condensera tout le système dans une intuition
instantanée. Ce sera l'aboutissement de YEthique, la flèche
qui, du sommet de l'édifice, s'élancera vers le Ciel. On
pourra dès lors retirer l'échafaudage; la construction sera
achevée, et, par cet appel anticipé à la vie immortelle, elle
semblera braver le temps et défier les siècles.

2. Tels sont les deux éléments qu'il importe, avant tout,


de dissocier dans la doctrine de Spinoza : d'une part le plan
de l'édifice, la vision génératrice qui apparaît à son esprit

avec l'évidente simplicité d'un axiome, de l'autre le labo-

rieux travail d'édification, les matériaux qu'il trouve autour


de lui, nécessairement empruntés à la technique de son
époque ; à Descartes la façon même de bâtir, la méthode
nouvelle et le point de vue original qu'il vient d'introduire
en philosophie, à la scolastique l'abstraite et barbare termi-
4 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

nologie que Ton est tenté de prendre pour le système lui-


même, comme si l'on pouvait confondre avec la construc-
tion l'échafaudage extérieur !

Et pourtant n'est-ce pas d'une semblable confusion que


vient l'obscurité de la plupart des interprétations du spino-
zisme. Comme si ce revêtement artificiel ne nuisait pas à
la contemplation de l'ouvrage et à la clarté de l'idée direc-
trice, semble qu'on se soit plu à l'accentuer et à renchérir
il

encore sur l'enchevêtrement des articulations et des tra-


verses ; alors, quand on est arrivé à reconstituer pénible-
ment la charpente de l'échafaudage, on s'imagine avoir mis
au jour le monument, tandis qu'on l'a entouré au contraire
d'un réseau désormais inextricable, parce qu'on a bouché
une à une en quelques issues qui permettaient de
réalité les
regarder encore au travers. Telle est pourtant la tendance
qu Ion retrouve chez la majorité des historiens de la phi-
losophie et qui aboutit à réduire une sorte un système à
d'index alphabétique des termes employés, seul moyen, dit-
on, de conserver à la doctrine sa vérité et son exactitude
historiques. Mais ne risque-t-on pas par là de substituer à
la pensée vivante, un squelette éternellement immobile?
Ne l'oublions pas d'ailleurs : une pareille méthode, appli-
quée au Spinozisme, ne réussirait qu'à le défigurer totale-
ment, bien plus sûrement que toute autre doctrine : « Celui
qui ne me connaît que par les écrits que j'ai publiés, disait

déjà Leibniz, ne me connaît pas ». Et de fait, de multiples


inédits devaient venir bientôt, en enrichissant et en explici-
tant la pensée du maître, la présenter sous un aspect assez
différent de celui que les premiers ouvrages, tous plus ou
moins de circonstance, édités du vivant de l'auteur, s'étaient
bornés jusque là à mettre en lumière. Mais tandis que
Leibniz savait qu'il laissait derrière lui cette bibliothèque
de Hanovre, où la postérité pourrait trouver entassés tous
ses secrets, Spinoza voulut qu'après sa mortlamême énigme
troublante continuât à planer sur son œuvre. Sentant venir
s:i dernière heure, il fit de ses manuscrits deux parts il ;
INTRODUCTION .
5

remit l'une à ses amis pour la publier plus tard, sous le voile
de l'anonymat de l'autre il alluma, nous dit-on, un feu de
;

joie, car c'était justement un jour de fête et de réjouissan-


ces publiques, et que ce serait sa
façon à lui d'y prendre
part (Cf.
! Lucas, Vie de Spinoza trad. Saisset, t. II, p. L.)
Que contenaient ces manuscrits ? Nul ne le saura sans
doute jamais. Spinoza, comme les philosophes des écoles
anciennes, comme Pythagore ou Platon, avait-ij donc, à
côté de ses doctrines exotériques, destinées au grand
public un ensemble de théories plus intimes réservées
seulement à quelques privilégiés, à la façon de ces
traditions secrètes héritées des Initiations et des Mystères
antiques ? Et, dans ce cas, la forme abstraite donnée
à ses déductions n'était-elle qu'un symbolisme destiné
à ou du moins à transposer sa véritable pensée,
voiler,
en sorte que ce que nous connaissons de Spinoza serait
comparable peut-être à ce que nous saurions de Platon
s'il avait pris soin, avant de mourir, de retrancher
de ses Dialogues tous les exposés mythiques et de les
ensevelir lui aussi à jamais ? Et que nous resterait-il de
Leibniz s'il avait brûlé, à son tour, les brillantes allégories
de la Théodicée et tous ses écrits plus ou moins imprégnés
de mysticisme, touchant ce qu'il appelait « le règne de la
Grâce pour ne nous conserver que les froides démonstra-
»,

tions de la « Caractéristique » ou ces recueils de thèses


figées, dont la considération exclusive a abouti à faire de
son système un panlogisme, peu différent en somme du
panlogisme de YEthique ?
Or, contre un tel exclusivisme d'interprétation, la critique
ne saurait trop s'élever : il ne faut pas dépouiller Leibniz,
plus que Platon, de ses mythes Sans doute dira-t-on, mais ! !

où sont les mythes dans Spinoza ? Est-il même permis de


supposer qu'un tel esprit pût admettre rien de pareil ? Les
preuves, évidemment, sont loin d'être formelles. Mais, à
défaut de démonstrations précises, ne peut-on pas faire
état, du moins, de quelques inductions intéressantes ?
6- LA HIÉRARCHIE: CHEZ SPINOZA

Qu'il y ait eu, tout d'abord, jusque dans les manuscrits


initiaux de YEthique, des transpositions assez nettes de la
vieille théosophie que nous
pythagoricienne, c'est ce
apprend sans conteste un curieux fragment où Leibniz
raconte un entretien qu'il eût avec Tschirnhaus sur YEthi-
que de Spinoza « M. Tschirnhaus m'a conté, dit-il beau-
:

coup de choses du livre manuscrit de Spinoza. Il y a un


marchand, nommé Jarigh Jelles qui entretient Spinoza. Le
livre de Spinoza sera de, Deo, mente, beatitudine seu perfecti
hominis idea, de medicina mentis, de medicina corporis ».
Or si YEthique a conservé, par sa théorie des passions, la
médecine de l'âme, on n'y trouve guère trace, en revanche,
de cette « medicina corporis », à laquelle Tschirnhaus
faisait allusion dans le texte primitif. Mais voici que
Leibniz, quelques lignes plus loin, nous fournit des éclair-
cissements, et par dessus tout cette précieuse indication
« Crédit quandam Transmigrationis Pythagoricœ speciem

(ici un mot illisible) mentes ire de cor pore in corpus ».

(Cf. Stein, Leibniz et Spinoza: A pp. II, p. 283.) Une théorie


de la transmigration des âmes, voilà bien de quoi surpren-
dre au milieu de la rigoureuse et sèche logique de Spinoza !

Elle devait cependant avoir sa place à la fin du V e


Livre de
YEthique, d'où Spinoza dût la retrancher en révisant ses
manuscrits ; de quelle lumière saisissante n'éclairerait-elle
pas, par contre, toute cette partie de la doctrine !

Mais voici un autre fait non moins significatif: à l'époque


même de Spinoza, l'idée se répandit assez vite, parmi ses
contemporains, immédiate des doctrines
d'une influence
kabbalistiques. On connaît à ce sujet la curieuse polémique
du théologien Georges Wachter, et de ce Moses Germanus,
ancien protestant converti au judaïsme. Versé lui-même
dans la Kabbale, et taxé d'autre part, en son temps, de spi-
nozisme, Wachter, de concert avec Germanus, n'hésita pas
à affirmer que Spinoza était initié aux traditions de la
Kabbale. Dans un ouvrage intitulé « De recondita Hebrœo-
rum philosophia » ou « Elucidarius Kabbalisticus » (Rome
INTRODUCTION 7

1706), il entreprit de démontrer toutes les ressemblances,


établissant par des importants tirés soit des
passages
Lettres soit de l'Ethique, qu'il ne fallait voir autre chose en
Spinoza qu'un adepte déguisé de la philosophie secrète des
anciens Hébreux.
Leibniz, il est vrai, essaya de réfuter le livre de Wachter
dans une série de remarques critiques (publiées par Fou-
cher de Careil en 1862 Leibniz, Descartes et Spinoza).
:

Mais, en réalité, c'était une critique de Spinoza lui-même,


bien plutôt que de ses rapports avec la Kabbale. Et d'ail-
leurs, quand Leibniz en 1710, quatre ans après la publica-
tion du De Recondita Hœbreorum philosophia, écrivit la
Théodicée, il ne manqua pas, mieux informé cette fois, de
reprendre l'opinion de Wachter et de la soutenir, à son
tour, avec force. (Erdm, I. 9, p. 484 et 612.) Il nous montre
Spinoza versé dans la Kabbale des auteurs de sa nation, et
puisant largment à leur source. Déjà en 1707, dans une
lettre à Bourguet (Gehr III, 545), il écrivait: « Verissimum
est Spinosam Cabala Hœbreorum esse abusum », et il invo-
quait à l'appui de son affirmation celle de Wachter. A côté
de cette influence, il citait en outre celle des Averroïstes
(Dutens IV. 181), et aussi celle de ce David de Dinan
(Dutens IV. 175), dont le panthéisme étrange rappelait, au
xm siècle l'interprétation alexandrine de l'Aristotélisme.
e

Bref Leibniz rattachait par là Spinoza à une tradition toute


kabbalistique, et c'est cette pensée que Foucher de Careil
traduisait par ces formules péjoratives « Je pencherais en
:

faveur de l'opinion de Leibniz. L'œuvre de Spinoza, sous


une apparence de rigueur scientifique, est loin d'être une
œuvre homogène. Sa Théodicée porte partout le souvenir de
rêveries embarrassées sur Dieu et la production du monde,
dont la physique cartésienne n'a pu le dégager complète-
ment. Et l'on conçoit fort bien que cet accouplement du
cartésianisme et de la Kabbale, dans un cerveau vigoureux,
mais difforme, ait pu produire YEthique. » (F. de Careil,
Leibn., Des. et Sp., p. 183.)
S LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Y a-t-il lieu maintenant de s'étonner qu'une telle influen-

ce, si elle a réellement existé, n'apparaisse pas d'une


manière plus visible ou plus littérale, et ,que Spinoza lui-
même se soit efforcé d'en effacer ou d'en faire disparaître
des traces trop nettes ? Une objection de ce genre est sans
valeur quand il s'agit de thèses kabbalistiques, puisque, par
définition, laKabbale est avant tout une sorte de tradition
secrète qu'il est défendu de révéler en dehors des Initiés.
Cest ainsi, du moins, que l'entend Leibniz, quand il exa-
mine la façon dont Spinoza a pu participer à cette initiation:
il rappelle combien était sévère, dans ces enseignements
du secret. Il fallait, dit-il, parler
ésotériques, la discipline
de Dieu par énigmes, afin que les caractères qui se pour-
raient perdre fussent lus par d'autres, mais sans en être
compris, à la façon de ces Académiciens qui, au témoignage
de Saint-Augustin (Contra Acad. I. 3), ne découvraient
leurs pensées qu'à ceux de leurs disciples qui étaient restés
auprès d'eux jusqu'à leur vieillesse.
Il ne convient pas cependant de pousser à l'extrême cette
thèse de Wachter et de Leibniz, qui tendrait à représenter
Spinoza comme une sorte d'initié de traditions mystérieu-
ses. dans un passage du Traité théologico-
Lui-même,
politique parle des Kabbalistes, et avec quel mépris « J'ai !

lu aussi quelques Kabbalistes et pris connaissance de leurs


billevesées, et j'ai été confondu de leur démence ». (Trad.
Appuhn, p. 207). Mais, ne nous y trompons pas il s'agit ;

plutôt là, comme le remarque Franck, (La Kabbale, p. 28)


des Kabbalistes modernes, et il serait absurde de vouloir
appliquer cette phrase aux Kabbalistes en général. Le con-
texte, d'ailleurs, montre nettement qu'il est fait exclusive-
ment allusion à ceux d'entre eux qui prétendaient attribuer
un sens plus ou moins mystérieux à ce qui dans l'Ecriture
est parfaitement clair et implique une signification maté-
rielle ainsi l'importance ridicule attribuée au mot ou au
:

dessin des lettres.


Si donc Spinoza attaque ces esprits insensés, c'est pour
INTRODUCTION •>

mettre l'Ecriture à l'abri de toute interprétation allégori-


que, et lui conserver par là toute sa valeur. Mais, sur la
tradition elle-même des anciens hébreux, Spinoza est loin
de s'exprimer avec la même ironie. Témoin le texte célèbre
de la lettre à Oldenbourg « Je le dis avec Paul
: nous :

sommes en Dieu et nous nous mouvons en Dieu et je le ;

dis peut-être avec tous les anciens philosophes, bien que


je l'entende d'une autre façon. J'ose même
assurer que c'a
été le sentiment de tous les anciens hébreux, autant qu'on
peut en juger par certaines traditions, si altérées soient-
elles en bien des façons ». (Lettre 73, V.-L., t. il, p. 411). Ce

que Spinoza condamne par suite dans les traditions hébraï-


ques, c'est la manière dont elles ont été défigurées par cer-
tains interprètes qui se sont plu, à force d'allégories et de
mystères, à les détourner de leur véritable sens, et à les
présenter, suivant lemot de l'Ethique, « comme envelop-
pées d'un nuage » « Hoc quidam Hsebreorum quasi per
:

nebulam vidisse videntur, qui scïlicet statuunt Deum, Dei


intellectum, resque ab ipso intellectas, unum et idem esse. »

(Eth. H, 7, ScolieJ Evidemment c'était là la thèse fonda-


mentale de tout le Kabbalisme, la lettre même du Zohar ;
et Spinoza, en faisant aussi de cette affirmation comme le
pivot de son système, montre quel est en réalité son point
de départ et sa situation vis-à-vis des traditions hébraïques:
dépouiller le Kabbale de ses billevesées, percer le nuage, et
retrouver dans sa pureté et sa simplicité primitives, la
vision de l'idée originelle. Cela convenait bien, il faut le

reconnaître, à un esprit qui avait été nourri, d'autre part,


dans la Synagogue, initié aux mystères du Temple, et qui
n'aspirait qu'à déchirer le voile, à dégager ces mystères des
obscurités qui en atténuaient la lumière, pour en pénétrer
désormais le sens profond.
Voilà pourquoi, une fois écartée toute exagération doctri-
nale, lespremiers interprètes du Spinozisme avaient sans
doute vu juste quand ils n'hésitaient pas à replacer Spinoza
dans la tradition hébraïque et le témoignage de Leibniz à
;
10 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

cet égard est particulièrement important, car Leibniz, nous


l'avons vu, connaissait, de l'auteur de YEthique, des textes
que nous n'avons plus. Cette théorie de la transmigration
des Ames à laquelle il fait allusion, il dut en demander des
éclaircissements à Tschirnhaus Tschirnhaus qui était
; et

un des disciples préférés du maître, un membre de ce petil


cénacle d'initiés, ne dut pas manquer non plus de révéler à
Leibniz des aperçus inédits sur la pensée intime de Spinoza
voire même sur beaucoup de ses manuscrits qui servireni
«ans doute à alimenter le feu de joie de ses dernier*
moments. Dans tous les cas, le témoignage de Leibniz suffil
à nous avertir que nous ferions fausse route si nous pré-
tendions réduire le Spinozisme aux seuls textes qui nous onl
été conservés et qui, certainement, n'en représentent que le
squelette.

nous sommes peut-être, à son égard, dans h


3. Ainsi
situation de Cuvier vis-à-vis des fragments fossiles qu'i
venait de découvrir dans les gypses de Paris. Dans une vu<
de génie, il se dit qu'il devait être possible de reconstituer
avec ces fragments épars, l'organisme entier, mais à h
condition de penser que cet organisme devait, puisqu'i
était vivant, être adapté à son milieu, ou, pour mieux dire
à ses conditions d'existence. En
chacun de ce
ce sens,
fragments n'avait, primitivement d'autre rôle que d'assuré
cette adaptation, les morceaux du squelette ne représentan
plus maintenant que les débris figés d'organes autrefoi
vivants, c'est-à-dire harmonieusement liés à d'autres orga
nés disparus, de manière à concourir tous à une fin d'en
semble la Vie.
:

Ne serait-il pas naturel d'appliquer à la doctrine d


Spinoza une méthode de ce genre D'une pensée qui fu
?

éminemment vivante, nous aussi ne possédons que de


fragments du squelette. Appliquons-lui donc, à la façon d
Cuvier, le principe des conditions d'existence. Disons-nou
que cette pensée, pour être une vie, devait être adaptée à soi
INTRODUCTION lt

milieu, et pour tâchons de reconstituer l'ambiance.


cela,
Cherchons d'abord quelle devait être, d'une pareille pensée,
l'inspiration originelle et la tendance directrice, le plan
d'organisation primitif ;
comment,
puis, essayons d'établir
le milieu ayant changé assez brusquement à un moment
donné, lors de cette « comparable
révolution cartésienne »,

aux révolutions du Globe de Cuvier, il a fallu qu'une nou-


velle création vienne adapter l'organisme initial aux nou-
velles conditions d'existence. Alors, nous trouverons peut-
êtreque ces articulations rigides de l'Ethique, ce mécanisme
en apparence inerte sous-tendait jadis un organisme vivant,
que ces mots si abstraits se gonflaient d'intuitions, parce
qu'une pensée infiniment riche animait l'ensemble, une vie
débordante de fécondité, celle-là même qui faisait découler
de la Substance éternelle l'infinité inépuisable de ses mani-
festations.
Le Spinozisme est une vie : telle est, en même temps que
la signification psychologique de là doctrine, sa signification
historique et son inspiration profonde. C'est donc comme
une vie qu'il faut l'interpréter, au lieu de persister à l'en-
serrer davantage dans les mailles d'un symbolisme idéolo-
gique, plus abstrait encore que le symbolisme logique dans
lequel s'était plu à le cristalliser son auteur. Mais il ne suffit

pas, pour rendre compte d'un cristal, d'en décrire la struc-


ture géométrique il faut le replacer
; dans l'eau-mère, le
saisir si c'est possible avant toute cristallisation, assister en
un mot à sa naissance. Et c'est pourquoi, si le système de
Spinoza est, avant tout, une réalité psychologique et même
physiologique, il faut se dire qu'il n'est pas né de rien, qu'il
s'est cristallisé lui aussi dans une eau-mère, au sein de
laquelle il convient de le replacer. Comme il serait faux, dès
lors, de passer successivement en revue, ainsi qu'on peut
le faire pour d'autres constructions philosophiques, les
divers chapitres de la doctrine, à la façon des pièces déta-
chées d'un mécanisme d'abord les attributs divins, puis
:

les modes, puis la théorie des passions, puis la théologie de


12 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Spinoza, sa politique enfin ! Cette classification des idées


spinozistes sous les rubriques traditionnelles traduirait mal
l'originalité foncière d'une pensée
débordante de vie et
aspirant à boire, comme à un breuvage d'immortalité, à la
source même de cette vie.

que le problème philosophique apparaît à Spinoza


C'est
comme lié aux fibres les plus intimes de l'être la philoso- ;

phie n'est pas pour lui une satisfaction de dilettante: elle est
sa seule raison d'exister, et comme la flamme intérieure
qui entretient son organisme et son âme. Atteint dès sa
jeunesse d'une maladie inguérissable, dont il suit pas à pas
les progrès avec la froide indifférence du savant qui assiste
impassible- à un déroulement nécessaire de phénomènes
naturels, c'est à la méditation qu'il demande son unique
remède. son cabinet de travail est devenu pour lui une
Si
« sépulture », c'est son corps seulement qu'il y ensevelit
peu à peu mais, par là même, son âme y puise une sura-
;

bondance de vie, la mort' corporelle devenant pour elle la


source d'une «régénération »s

C'est qu'en mourant à l'existence du monde, l'âme peu à


peu atteint la source même de toute vie, l'union avec Dieu
sur la terre. De tels moments ne valent-ils pas la peine que
l'on se soucie peu, pour les acquérir, de tout le cortège des
biens matériels, de la santé elle-même ? Comme Plotin, au
témoignage de Porphyre, avait communié parfois avec la
Première Hypostase, avec l'Un primitif et ineffable, Spinoza
quand, pendant trois mois entiers, suivant Jarig Jellès
(Préface des Œuvres posthumes, p. 2), il s'enferma dans
ses méditations, dut s'efforcer lui aussi de réaliser l'éternité*
Et sans doute y parvint-il à son tour, s'il faut en croire
l'accent enthousiaste de ses paroles : « Pour concevoir cette
union mieux possible et déduire ce qu'elle doit être, il
le

faut considérer l'effet que produit l'union avec le corps ;

car là nous voyons comment, par la connaissance des choses


corporelles et les affections qui s'y rapportent, se produi-
sent en nous tous les effets que nous percevons constamment
INTRODUCTION Cl

dans notre corps par le mouvement des esprits animaux ;

et si notre connaissance et notre amour viennent à tomber

sur cet être sans lequel nous ne pouvons ni exister, ni être


aucunement corporel,
conçus, et qui n'est les effets aussi
qu'aura en nous une telle union seront et devront être
incomparablement plus grands et plus magnifiques Et
quand nous percevons de tels effets, nous pouvons dire en
vérité que nous naissons encore une fois car notre pre- ;

mière naissance *a eu lieu alors que nous nous sommes unis


au corps, par où tels effets et mouvements des esprits ani-
maux se sont produits, mais cette autre et seconde naissance
aura lieu quand nous percevrons en nous de tout autres
effets de l'amour, grâce à la connaissance de cet objet imma-
tériel ; effets qui diffèrent des premiers autant que diffère
le corporel de l'incorporel, l'esprit de la chair. Cela peut
d'autant mieux être appelé une régénération (wederge-
boorte) que de cet amour et de cette union seulement peut
suivre une stabilité éternelle et inaltérable. » (Court Traité,
II partie, ch. XXTI. Appuhn, p. 178.)
e

On le voit, la fin de la philosophie, comme la fin de l'exis-


tence terrestre, c'est la vie éternelle ; or la vie éternelle est
l'union de l'âme avec Dieu. Dès les premiers pas, le pro-
blème est posé sur le terrain de la théologie mystique ; c'est

la conception de la vie religieuse et des rapports pratiques


de l'homme avec Dieu qui forme l'assise fondamentale du
système.

4. Cela suffit, dès le point de départ, pour différencier


radicalement Spinoza de Descartes. Sans doute Spinoza,
dans l'atmosphère de cette Université de Leyde autour de
1660, respire un air cartésien ; les professeurs sont acquis
au cartésianisme, avec les étudiants qu'ils ont for-
et c'est
més que discute Spinoza. Lui-même connaît le système de
Descartes; mais n'oublions pas qu'il ne l'a lu qu'assez tard,
quand il est déjà en pleine possession de son idée maîtresse,
et que, d'ailleurs, il ne se cache pas de le critiquer. Ce sont
14 I A HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

les prémisses elles-mêmes qu'il conteste: « Vous me deman-


dez, répond-il àOldenbourg, quelles sont les erreurs que je
remarque dans la philosophie de Descartes et de Bacon. Sur
quoi je veux bien vous satisfaire, bien qu'il soit contraire à
mes habitudes de chercher à découvrir les erreurs où les
autres sont tombés. Le premier défaut et le plus grand que
je reproche à ces philosophes, c'estde s'être fort éloignés de
la connaissance de la première cause et de l'origine de
toutes choses ; le second d'avoir ignoré la véritable nature
de l'âme humaine ; le troisième de n'avoir pas saisi la vraie
cause de l'erreur », c'est-à-dire, est-il dit plus loin, la vérita-
ble nature des rapports de l'Entendement avec la Volonté
de Dieu. ( Ep. 2, V.-L., t. II, p. 197. Cf. trad. Saisset, p. 350.)
On comprend dès lors que lorsque Spinoza, à la demande
de ses amis d'Amsterdam, rédigea à l'usage des élèves, un
résumé de la philosophie de Descartes, il insistât avant
tout pour qu'on ne mît pas à son compte les idées qu'il
exposait. C'est que la distance entre les deux philosophes
était radicale elle n'impliquait pas seulement une diver-
;

gence d'opinions, mais par dessus tout et avant tout une


divergence de buts et de fins.

Il pour s'en convaincre, de lire, de part et d'autre


suffit,

l'ouvrage où les deux penseurs nous ont laissé comme une


histoire de leur esprit, le « Discours de la Méthode », et le
« Traité de la Purification de V Entendement. ». Descartes

est le gentilhomme à qui une fortune suffisante permet de


s'adonner exclusivement aux recherches philosophiques, et
qui tient à honneur de posséder des idées plus relevées que
celles du vulgaire. C'est même la règle dernière de sa morale
provisoire. S'étant avisé « pour conclusion de cette morale,
de faire une revue sur les diverses occupations qu'ont les
hommes en cette vie, pour tâcher de faire choix de la meil-
leure », il pensa, puisqu'il n'avait heureusement pas besoin
de gagner sa vie par un travail de mercenaire, qu'il ne pou-
vait mieux faire que de continuer à cultiver sa raison, sui-
vant les préceptes de sa méthode. « J'avais éprouvé de si
INTRODUCTION K>

extrêmes contentements depuis que j'avais commencé à


me servir de cette méthode, que je ne croyais pas qu'on en
pût recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie ;

et découvrant tous les jours par son moyen quelques vérités

qui me semblaient assez importantes et communément


ignorées des autres hommes, la satisfaction que j'en avais
remplissait tellement mon esprit que tout le reste ne me
e
touchait point » (Disc, de la Méth., 3 partie in fine.)
Mais ce qui est une distraction aux yeux de Descartes
devient, pour Spinoza, un principe d'action comme une rai-
^n de vivre, et l'on ne peut se défendre, à la lecture des
premières pages du « De Emendatione », d'une émotion et
d'une sympathie sincères pour l'homme qui, seul désormais
contre tous, en face d'un monde indifférent ou même
hostile, veut espérer quand même et gagner le salut : « L'ex-
périence m'avait appris que toutes les occurences les plus
fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ; je
voyais qu'aucune des choses qui étaient pour moi cause ou
objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mau-
vais, si ce n'est à proportion du mouvement qu'elle excite
dans l'âme : je résolus enfin de chercher, s'il existait quel-
que objet qui fût un bien véritable, capable de se commu-
niquer, et par quoi l'âme, renonçant à tout autre, pût être
affectée uniquement, un bien dont la découverte et la pos-
session eussent pour fruit une éternité de joie continue et
souveraine. » (Traité de la Purification de V Entendement :

début.) Puis c'est un long réquisitoire contre les biens de


ce monde, contre les plaisirs, contre les honneurs, contre
la richesse. Sans doute la santé est un bien appréciable,
mais c'est l'entendement qu'il faut guérir et purifier avant
tout. Là suprême. « Par là il est dès à présent visi-
est la fin
ble pour chacun que je veux diriger toutes les sciences vers
une seule fin et un seul but qui est de parvenir à cette
suprême perfection humaine dont nous avons parlé tout ;

ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but


devra être rejeté comme inutile tous nos travaux en un
;
Il, LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

mot, comme toutes nos pensées, devront tendre à cette fin. »

(Ibid. Appuhn, p .229.)


Et c'est pourquoi, quand les foudres de la Synagogue s«
furent abattues sur lui, Spinoza, *au lendemain de la
sentence d'excommunication, se mit courageusement à l'ou-
vrage ; pour aller à Dieu, désormais, il n'avait plus à comp-
ter que sur lui, sur la puissance de sa propre réflexion. Hâti-
vement, ou jeta lui-même sur le papier un ensemble
il dicta
de notes et de fragments qui étaient un premier appel à la
vie divine et au bonheur éternel, un « Court Traité sur Dieu,
sur l'Homme et la Béatitude ». Là est véritablement la pen-
sée-mère du Spinozisme, qu'il convient même de séparer des
notes que Spinoza dut y ajouter plus tard, comme il le fit
pour le Théologico-Politique, afin de mettre l'expression
première de sa pensée en accord avec le formalisme géomé-
trique dont il ne cessa de la revêtir peu à peu.
Or, sur ce point, le titre seul de l'ouvrage apparaissait
comme une révélation : s'installer en Dieu tout d'abord,
partir de son existence comme de la source de toute réalité;
passer de là à l'homme, qui en découle comme- une simple
modalité. Puis, une fois découvert le mode de production
originelle de l'homme par Dieu, chercher un moyen de
remonter à la source pour y goûter, dans l'éternité, la béa-
titude infinie.
Voilà dans quel état d'esprit, Spinoza, à l'aube de sa
réflexion philosophique, dut aborder le problème de la vie
éternelle. Aussi n'avait-il pas besoin de nous énumérer,
comme Descartes au début de son Discours de la Méthode,
les diverses connaissances qui, jusque-là, avaient meublé
son esprit. Ces connaissance, en effet, il nous est aisé de les
reconstituer ; et là encore, il n'est pas nécessaire de s'ingé-
nier, par une vue un peu mesquine, à faire un recensement
intégral des ouvrages composant la bibliothèque de Spinoza,
puis de s'appuyer sur ce catalogue, comme sur autant de
textes, pour résoudre problème des sources de la doctrine.
le

La question est plus large en réalité il faut la poser ;


INTRODUCTION 17

moins en termes de textes et d'auteurs déterminés que de


courants généraux de philosophie. La position de Spinoza et
le secret de son attitude avons-nous dit, cette
initiale, c'était,
double démarche indiquée par le titre du Court Traité, et
qui rappelait le double mouvement des Alexandrins pro- :

cession de Dieu à l'homme, conversion inverse de l'homme


à Dieu, la spéculation théorique s'achevant dans l'action
morale et y trouvant son couronnement suprême. Or c'était
là précisément l'illustration de cette formule lapidaire, par
laquelleTschirnaus avait résumé à Leibniz la doctrine de
Spinoza « Vulgus
: philo sophicum incipere a creaturis,
Cartesium incepisse a mente, se incipere a Deo ». (Entre-
tien avec Tschirnaus sur l'Ethique de Spinoza, apud Stein,
p. 283.)
Par là s'éclaircissait la critique qu'à la demande d'OLDEN-
burg, il adressait à Descartes : « Le premier défaut et le
plus grand (de ce philosophe), c'est de s'être fort éloigné de
la connaissance de la cause première, le second d'avoir
ignoré la véritable nature de l'âme humaine. » (Ep. 2, V.-L.,

p. 197.)Le matérialisme vulgaire part des créatures Des- ;

cartes, dans son spiritualisme, part de l'âme humaine et


s'élève ensuite à Dieu. Mais c'est insuffisant encore ; le

point de départ est trop bas ! D'un bond il faut se placer


sur la cime ; il faut s'installer en Dieu. Telle est l'idée géné-
ratrice du Spinozisme, le leit-motiv dont l'œuvre tout
entière va rester jusqu'au bout l'illustration.
LIVRE PREMIER
Les Origines phylogénétiques du Système.

CHAPITRE PREMIER
Les grands courants de la pensée antique.

5. Par son effort de salut qui apparaissait comme la


contre-partie de la production des êtres par Dieu, Spinoza
rappelait, disions-nous, le double mouvement des Alexan-
drins : opposée à la procession. Ainsi, de son
la conversion
aveu même, il se séparait nettement du cartésianisme et de
son point de vue initial, pour adopter, dès l'abord, la posi-
tion du mysticisme judéo-oriental qui avait inspiré les phi-
losophes d'Alexandrie. Quoi d'étonnant à cela, si l'on songe
que Spinoza avait respiré, dès son enfance, dans la Syna-
gogue, auprès de ses maîtres juifs, une atmosphère dont
son esprit jamais pouvoir se dépouiller ?
n'allait
La pensée de Spinoza correspond donc dans l'histoire de
la philosophie à un de ces moments privilégiés, comparable
à ce que les géomètres appellent dans une courbe un point
de rebroussement, à un de ces grands tournants de l'exis-
tence géologique que Cuvier nommait une révolution du
Globe. C'est qu'elle unit dans une même synthèse deux ten-
dances profondément divergentes l'une provenant de la
:

personnalité psychologique et morale de son auteur, l'autre


20 LA HIKHARCHIE CHEZ SPINOZA

de l'ambiance philosophique de l'ère qui venait de s'ouvrir.


Si la personnalité de l'auteur est l'expression du mysticisme
judéo-oriental, cette ambiance nouvelle c'est le rationalisme
cartésien ; et cette atmosphère antique réfractée par ce
milieu nouveau, ce large panthéisme d'émanation passant
à travers le prisme de l'entendement cartésien, et réfracté
par ce prisme suivant l'indice personnel de l'auteur de
l'Ethique, tout cela a donné un système nouveau et profon-
dément original qui ne rentre dans aucun des cadres habi-
tuels : un « Spinozisme » si l'on veut. Essayons d'appro-
fondir cette métaphore, peut-être nous ouvrira- t-elle quel-
ques échappées sur la signification vivante de la doctrine.
Pour bien comprendre cette attitude particulière de
Spinoza, il convient de la rapprocher avant tout dune posi-
tion analogue qui déjà, s'était trouvée réalisée dans le passé,
comme un autre point critique de la pensée philosophique.
Ce fut quand l'esprit grec, vers le n* siècle de notre ère, se
mêla à l'esprit oriental, ou plutôt à l'esprit judéo-chrétien,
dans l'Ecole d'Alexandrie. Deux conceptions profondément
différentes de la Divinité venaient se heurter là : d'une part,
le Dieu fini des Grecs ; d'autre part, le Dieu infini de
l'Orient. Reflétant les tendances générales de leur race et de
leur milieu, Grecs et Orientaux opposaient leur conception
du monde comme la spéculation plutôt pratique et active à
la passivité de la contemplation et de l'extase mystiques.
Déjà l'intellectualisme grec, traduisant la destination
de l'intelligence, orientait la pensée vers la déter-
utilitaire
mination matérielle des choses, et, à la* philosophie, donnait
les caractères d'une physique. C'est sur le terrain exclusi-
vement scientifique, que Thalès pose, à l'origine, le pro-
blème philosophique le principe des choses est un élé-
;

ment matériel, un corps physique, c'est-à-dire quelque


chose d'essentiellement déterminé. La détermination, en ce
sens, est la mesure de l'être ; le maximum de réalité comme
de perfection appartient toujours à ce qui possède le maxi-
mum de détermination. Parfait, en un mot, est synonyme
er
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 21

de limité, de fini ; iMe faut bien, puisque les philosophes


naturalistes d'Ionie recherchent avant tout une explication
physique des choses celle-ci : ne peut évidemment aboutir
qu'à une notion pleinement déterminée.
La conséquence apparaît dans toute sa rigueur chez les
atomistes : les corps premiers sont essentiellement finis

dans leur forme, et limités quant aux variétés possibles de


leurs figures. L'infinité, au contraire, est reléguée dans le
domaine du nombre ou de la quantité abstraite : ce qui est
infini, c'est la foule des atomes, la série des mondes qu'ils
engendrent, c'est le vide enfin dans lequel ils se meuvent,
sorte de non-être, d'ailleurs, par opposition à la réalité
matérielle et concrète des corpuscules élémentaires.
Mais ce seulement dans ces doctrines matéria-
n'est pas
listes que se révèle le mode d'explication des choses par le
fini ; il n'apparaît pas moins dans les grands systèmes
idéalistes d'un Platon ou d'un Aristote. Le principe des
êtres, sans doute, n'est plus la matière, mais Vidée : il faut
le chercher dans le domaine logique et non plus physique.
Mais son tour, est une réalité essentiellement
cette Idée, à
déterminée, une forme toute faite que chaque être tend à
réaliser, une sorte de plan ou de modèle achevé. Elle seule
permet d'introduire dans le chaos du devenir l'ordre et la
stabilité, en même temps que l'intelligibilité fondamentale:

par cela même, elle oppose la perfection de ses contours


fixes et immobiles à l'imperfection foncière qui caractérise
l'infinité du devenir. Le Dieu de Platon, le Trépa;, est, dans

son essence finie, la réalité suprême, tandis que la matière,


en vertu de son infinitude, le principe du désor-
TaTretpov est,

dre et du mal. Et l'Acte pur d' Aristote, Pensée de la Pen-


sée, c'est-à-dire Forme des Formes, présente, comme le

Dieu en général de la philosophie grecque, les caractères


du fini. '

Cependant, à l'opposé de cette philosophie qui, dès sa


naissance, avait considéré la terre et cherché dans la limi-
tation le moyen d'adapter le monde sensible à la destination
22 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

utilitaire de rintelligence, afin d'offrir une prise à son


action, la pensée judéo-orientale, au contraire, avait *out de
suite dirigé ses regards vers le Ciel. Au lieu de partir des
choses pour s'élever jusqu'à dans une dialectique
Dieu,
forcée de demeurer constamment enfermée dans le fini,
c'est en ,Dieu lui-même que se plaça d'emblée l'esprit juif.
Tandis que la spéculation grecque est une science, la phi-
losophie juive est une théologie. La première pose la Nature
et cherche à en induire Dieu et c'est pourquoi ce Dieu ne
;

peut être que fini, car le raisonnement qui l'atteint, ayant


son point de départ dans la nature et dans la science, ne
peut aboutir qu'à l'exprimer lui-même en termes naturels
et scientifiques, à le déterminer comme les Idées immuables

qui en fondent la réalité. L'œuvre propre de l'esprit grec est


la science ; or la science, pour avoir prise sur la réalité, doit
la morceler en moments, découpés une fois pour toutes, et
figés dans le devenir universel : elle doit porter sur des
concepts aux contours arrêtés, c'est-à-dire parfaitement
déterminés. La pensée grecque ne peut accepter la notion
du Dieu infini elle est avant tout une physique.
:

La pensée juive, en revanche, suit un processus inverse :

elle descend de Dieu aux choses premier donné n'est


; le

plus le monde sensible mais l'infinité divine, car ce Dieu


n'est pas extrait d'une dialectique qui aurait son point de
départ dans la nature il n'est même pas le fruit d'un rai-
;

sonnement, mais plutôt d'une expérience, expérience toute


mystique d'ailleurs, résultat d'une extase ou d'une révéla-
tion. Ce n'est plus d'une Idée de Dieu qu'il «faut parler, mais
d'une vision de Dieu ou d'une communion intime, d'une
intuition ineffable.

6. Tel fut le Dieu de la tradition judéo-orientale, et tout


de suite il apparut comme infini. Philon, le premier, en
avait élaboré la doctrine : non point sans doute qu'il pré-
sentât dans toute sa rigueur et sa pureté la notion orientale
de l'infinité absolue, car déjà, il aspirait à fondre le
er
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 23

judaïsme dans une conciliation de Moïse et


et l'hellénisme,
de Platon mais il apportait au monde une théorie suffi-
;

samment nette de la Puissance infinie du Principe premier,


de sa nature ineffable et de son indétermination originelle.
Quand le prophète, dans l'Exode, demande à Dieu ce qu'il
devra répondre aux hommes lorsqu'ils désireront savoir
son nom, l'Eternel répond simplement « Je suis Celui qui :

est », et il ajoute « Voici ce que tu diras aux enfants


:

d'Israël « C'est Je suis qui m'envoie


: auprès de vous
C'est « Celui qui est », le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abra-
ham, d'Isaac et de Jacob C'est là mon nom à tout jamais,
et ce sera ma désignation d'âge en âge. » (Exode III, lb). Ce
Dieu infini est parfait et tout puissant; sa puissance remplit
l'univers et le déborde de toutes parts elle est infiniment ;

infinie c'est elle que nous retrouverons toujours au plus


;

profond de la pensée de Spinoza.


Or ce monothéisme absolu des anciens Hébreux était la
façon dont ils exprimaient, dans leur philosophie, la pure
infinité du panthéisme oriental. Là était le point de vue
vraiment opposé à l'esprit grec :un immense panthéisme
d'émanation où les êtres découlaient de Dieu comme la
lumière émane du soleil, et où ils se dégradaient à partir de
ce premier Principe, comme la lumière s'atténue à mesure
qu'elle s'éloigne de la source lumineuse. Telle était la notion
orientale du Divin une seule méthode permettait, dans la
;

spéculation, d'atteindre une pareille réalité : l'allégorie.


Elle conduisait tout droit à l'extase et au mysticisme. Tan-
dis que l'idée tendait chez les Grecs à s'exprimer sous forme
précise, elle ne pouvait ici que rester voilée sous des images.
A la lumière, que cherchaient les Grecs, les Orientaux pré-
féraient la couleur ; à la contemplation extérieure de l'Idée
de Dieu, ils préféraient la communion ineffable avec sa
Puissance. A Dieu ils donnaient le nom d'ex-
cet élan vers
tase, et ils lui demandaient le secret de la béatitude la :

limite du bonheur, dit Philon, c'est de se tenir en Dieu seul,


fermement et sans pencher.
oi LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Une semblable union avec l'Essence divine, point d'abou-


tissement du panthéisme oriental, est tout imprégnée de
mysticisme ; or elle restera, ne l'oublions pas, l'assise fon-

damentale de toute la construction spinoziste, l'élément


primitif irréductible au cartésianisme comme à tout mode
rationaliste de penser. Non pas que Spinoza puisse être taxé
de mysticisme. L'union avec Dieu, par laquelle s'achève
son système dans la béatitude finale, est véritablement une
connaissance puisqu'elle résulte de l'effort suprême de la
purification de l'entendement. Mais on ne saurait oublier
davantage que cette connaissance est au fond amour, et que
cet amour auréole et réchauffe d'une nuance mystique les
notions mêmes de béatitude, de de salut, par lesquel-
gloire,
les s'achève le dernier livre de V Ethique. L'amour infini de
Dieu, communion ineffable avec sa Toute-Puissance est
l'élément fondamental que l'on ne saurait rattacher à
d'autre source qu'à la tradition orientale de l'Infinitisme
divin.
Or qu'une conséquence immédiate de cet infinitisme
voici
était la conception particulière de la production des êtres
par Dieu, dans une sorte de panthéisme d'émanation. Les
êtres émanent de Dieu comme la lumière émane du soleil,
et l'éclat s'atténue à mesure que l'on s'éloigne de la source
lumineuse c'est la notion originale de la continuité par
:

rayonnement. Entre les produits dérivés, en effet, on ne


saurait concevoir de discontinuités tout est dégradation ;

insensible, coloration de plus en plus estompée, sans qu'il


soit possible de marquer nulle part de saut brusque ou de
différence plus accentuée. Là est l'image primitive de la

hiérarchie de VUnivers de son émanation continue à


et
partir de l'Infini divin, source de toute puissance et de
toute réalité. Il semblait qu'une pareille conception fût
inséparable du sentiment oriental de l'Infinité du premier
Principe ; on devrait donc la retrouver plus ou moins expli-
citement chez tous les philosophes qui ont commencé par
admettre cet Infinitisme : n'est-elle pas exigée par la cohé-
r
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 25

rence du système, ou plutôt par son principe d'harmonie


interne et d'organisation vitale ?

Le problème à résoudre donc le suivant lorsque des


est :

circonstances externes sont venues modifier les conditions


d'existence, comment a dû se modifier le thème originel de
vie, pour rendre possible une nouvelle adaptation, grâce à

une harmonie suffisante de l'ensemble ? En d'autres ter-


mes, quand nous trouvons chez Spinoza une conception
bien nette de l'Infinité divine, il importe de se demander ce
qu'est devenue l'idée corrélative qui lui apparaissait, à la
source, intimement associée l'idée panthéiste de la dégra-
:

dation ininterrompue des êtres et de leur hiérarchie conti-


nue. Il s'agit donc, en réalité, d'un problème dévolution
historique, en donnant au mot évolution son sens biologi-
que, le sens d'une transformation des organismes suscepti-
ble de les adapter à de nouvelles conditions d'existence ;

seulement, l'organisme en question est un organisme psy-


chologique, une pensée vivante. .

Or il est évident que pour reconstituer une semblable


adaptation, il avant tout de retracer les prin-
est nécessaire
cipales phases intermédiaires, de suivre dans ses grandes
lignes la série des modifications successives du thème pri-
mitif.Le système semblera alors se détacher naturellement
du mouvement évolutif qui Ta préparé dans tous les cas ;

la méthode aura l'avantage, si l'on rencontre des organes


en apparence discordants, de les présenter comme des
adaptations insuffisantes, des désharmonies momentanées
résultant de variations trop brusques du milieu, ou bien
encore de les concevoir comme des sortes « d'organes inuti-
les », qui ne semblent subsister dans l'organisme que parce
qu'ils ont leur place nettement assignée dans un certain
plan primitif d'organisation.
Quelles sont donc les grandes étapes qui ont pu conduire
de la émanative et continue des êtres dans
hiérarchie
r antique panthéisme d'émanation à la doctrine logique
de ce parallélisme apparent de deux attributs divins
36 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

privilégiés, dans le panthéisme mathématique de Spinoza ?

7. La première rupture (Téquilibre allait se produire,


nous savons déjà, quand, à l'intellectualisme grec vint
le

s'opposer ce mysticisme oriental quand l'esprit grec, ratio- ;

ne voyant partout que mesure, limite et


naliste et logique,
détermination, prisme rigide aux arêtes et aux plans fixes,
vint réfracter l'Infinité divine de l'Orient. Le résultat fut
immédiat : ce qui était apparu comme indéterminé par
essence, se détermina bientôt. L'Un infini, simple et ineffa-
ble, se précisa, et çà et là, le long de la série des émanations,
des points d'arrêts apparurent, où l'insaisissable mouve-
ment de la procession se matérialisait, pour ainsi dire, et
se figeait en immobilités, en « hypostases » suivant l'ex-
pression consacrée. Ce fut la doctrine de Plotin.
La transposition porta d'abord sur la détermination du
Principe premier Plotin maintint sans doute ridée origi-
;

nelle de l'ineffabilité absolue de Dieu. L'Un est supérieur à


tout Il n'est pas le Bien, mais il est au-dessus du bien
; ;
j

n'est pas l'intelligence, car il est bien au-dessus de l'intelli-


gence ; Il n'est ni repos ni mouvement parce que ce ne sont
là encore que des effets dérivés ; Il n'est pas volonté, parce
que marquerait une sorte de désir et d'imperfeo
la volonté
tion comme il possède tout, il n'a à aspirer à rien. Surtout
:

Dieu est ineffable et inconnaissable nous disons tout au :

plus ce qu'il n'est pas, mais ce qu'il est, nous ne saurions le


dire et quand nous énonçons à son sujet quelque chose,
;

ce n'est pas lui que nous énonçons. Nous sommes en pré-


sence de lui comme l'artiste que l'enthousiasme saisit et
transporte, mais qui, bien qu'il sente en lui une réalité qui
le dépasse infiniment, ne peut néanmoins en préciser la

nature ne serait-il pas risible en effet d'essayer de com-


:

prendre ce qui par nature est incompréhensible ? Peut-on


nommer l'ineffable ?
Telle était la doctrine de l'ineffabilité divine : elle tenait
aux fibres les plus profondes de l'âme juive. Or, disons-le
er
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 27

tout de suite, ce dogme vital, ce principe de vie, Spinoza ne


l'abandonnera jamais. Il n'est pas davantage besoin de le
lire et de l'apprendre dans ouvrages de sa bibliothèque
les
d'Amsterdam, ou du moins ce qu'il puisa là, ainsi d'ailleurs
que dans l'enseignement de la Synagogue, ce ne fut pas la
lettre, mais l'esprit de la doctrine. Cet enseignement et ces

lectures furent les causes occasionnelles qui permirent à


son esprit de révéler les virtualités qui sommeillaient dans
l'âme de sa nation. Ainsi, disait Platon, l'âme tombée dans
le monde sensible, se souvient, à la vue des objets impar-
faits de ce monde, des idées lointaines qu'elle a jadis con-
templées dans l'univers Et c'est pourquoi, à tra-
intelligible.
vers Maïmonide et Chasdaï Crescas, Spinoza dut avoir la
réminiscence de ce qu'était devenue la vision des Alexan-
drins à travers les formes de la philosophie d'ARisTOTE,
comme à travers Giordano-Bruno, Léon l'Hébreu et les
Platoniciens de la Renaissance, il revit ce qu'était devenue
déjà la doctrine de l'Inefïabilité de l'Un à travers les idées
de Platon.
Spinoza vit tout cela parce que son génie était d'intuition,
parce que ce génie surtout participait, de par sa race, à
l'idée fondamentale de l'Infinité divine, à ce monothéisme
intégral de Jahveh qui affirmait Dieu plus énergiquement
encore que le plus absolu des panthéismes, à cet Etre ineffa-
ble et terrible qui, sur le Sinaï, ne laissa apercevoir à Moïse
lui-même que le pan de sa robe, parce qu'on savait qu'aucun
être humain ne pouvait le contempler sans être frappé de
mort « Voici un lieu près de moi,
: dit l'Eternel à Moïse
dans l'Exode ; tu te tiendras sur le rocher. Quand ma
dans un creux du rocher et je
gloire passera, je te mettrai
te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé. Et
lorsque je retournerai ma main, tu nie verras par derrière,
mais ma face ne pourra pas être vue. » (Exode XXXIII, 21.)
Or Spinoza ne se souviendra-t-il pas de cet arrêt impla-
cable quand, malgré toutes les sollicitations de son intellec-
tualisme, il maintiendra en somme l'incognoscibilité de
og LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

l'Essense divine ? Nous verrons qu'en dépit de la doctrine


cartésienne de la réductibilité de Dieu et des choses à des
idées claires et distinctes, aura toujours présente à l'es-
il

prit la sentence du Livre des Juges où Manoach, compre-


nant que c'est l'Ange de l'Eternel qu'il vient d'apercevoir,
s'arrête frappé de terreur « Nous allons mourir car nous
:

avons vu Dieu. »
Voilà sans doute la source où il faudra chercher, bien
plus primitivement Maïmonide, la doctrine
que chez
spinoziste que toute détermination est négation, et dans
tous les cas, que sur l'infinité des attributs de la substance,
deux seulement peuvent nous être accessibles. Sans doute,
on dira que la thèse de Chasdaï Grescas permettait à
Spinoza de corriger la thèse de Maïmonide, et par là on
croira avoir expliqué la solution de V Ethique ; mais c'est
que la conciliation, en réalité se trouvait déjà tout entière
dans Plotin. Revenons donc sur ce point. Si nous avons
d'ailleurs anticipé un instant sur la pensée de Spinoza,
c'est uniquement pour montrer qu'il ne suffit pas de recou-
rir à quelques ouvrages de sa bibliothèque, comme à des

matériaux immédiats, mais à des courants généraux de la


tradition philosophique. Ce sera le seul moyen de saisir le
sens profond des conciliations, ou pour employer le lan-
gage de la science des organismes, des adaptations.
Or,Plotin avait justement concilié
si l'inefïabilité du
Premier Principe avec la nécessité, pour l'intelligence, de
le déterminer et de le rendre accessible à l'esprit, c'est par
l'intermédiaire de ridée nouvelle que la pensée juive venait
d'introduire dans le monde grec, et par le sens même qu'il
donnait à cette idée d'Infini. L'infini, en effet, cessait désor-
mais de désigner le principe inférieur, la matière toute
passive, pure réceptivité ; il devenait le symbole de la fécon-
dité immense de la vie. C'est pourquoi, s'il est vrai en un
sens que, seules, des peuvent
déterminations négatives
convenir à Dieu, il faut ajouter aussitôt que ces détermina-

tions négatives ont leur contre-partie dans la plus positive


LIVRE I CHAPITRE PREMIER 29

des déterminations, à savoir dans la perfection surabon-


dante de ce Dieu. « Le Principe premier est la puissance de
toutes choses (ôjvajju; uàvTtov), non dans le sens où la matière
est dite en puissance parce qu'elle reçoit et pâtit, mais dans
e
le sens opposé parce que le Principe premier produit. » (5

Knn. III, § 15.)


C'est donc par Vidée de causalité que Plotin opère la
conciliation l'attribut positif de l'Un, c'est son infinie
:

causalité. Et ce sera là encore la solution profonde de


Spinoza. L'infinité du Dieu de l'Ethique, c'est, en définitive,
sa puissance de production infinie. Aussi quand Spinoza
fera cette concession à l'intellectualisme cartésien, que
l'on peut connaître deux attributs de Dieu, il ajoutera tou-
jours que ces attributs eux-mêmes ne sont accessibles, en
réalité, que par les modes qui découlent de leur infinie
causalité, par leurs modes infinis.
Maintenant, la détermination de l'Un ineffable, sous la
pression du rationalisme grec, n'était qu'une première
adaptation au nouveau courant de pensée et une première
réfraction de l'Infinitisme à travers le prisme de l'intelli-

gence. La seconde était la conception des hypostases, tout


d'abord fondamentale de l'Un et des produits
la distinction
dérivés de sa causalité en d'autres termes, de la « Face »
;

de Dieu qui ne pouvait être vue et qui constituait en quel-


que sorte son « essence », et des résultats de sa procession
dans lesquels s'épanouissait son « existence ». Peut-être
faut-il voir là la source de la dualité célèbre qui devait plus
tard servir de pivot au système de Spinoza. t

Or la procession divine par laquelle l'Essence passait à


l'existence formaitune immense hiérarchie, une continuité
d'êtres qui se dégradaient insensiblement jusqu'à la pure
matérialité. Pour avoir prise sur cette continuité, il fallait,
çà et là, y marquer des points d'arrêt la première hypos-
;

tase devait être naturellement celle qui fonderait à tout


jamais l'intelligibilité de l'acte créateur et le rendrait acces-
sible à la raison: ce devait être V Intelligence. Par là, l'esprit
30 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

grec trouvait satisfait son besoin de clarté et de détermina-


tion. En faisant de l'intelligence la première étape de
l'émanation, il justifiait par avance toutes les spéculations

qu'il édifierait dans la suite sur la notion si nouvelle pour


lui de l'Infinité divine : celle-ci offrait désormais une prise
à son action. Comme la Pensée allait être plus tard, chez
Spinoza le premier des attributs divins, l'intelligence appa-
raissait, dans la philosophie des Ennéades, comme le pre-
mier terme de la hiérarchie des existences et comme le

premier degré de l'émanation.

D'ailleurs, assez avant Plotin, la pensée juive, sous l'in-

fluence de la Grèce, tendait à hypostasier en une sorte de


Personne ce principe de l'intelligibilité des choses, et à
placer, à immédiatement au-
l'origine de la procession,
dessous de Dieu, un Verbe créateur, unLogos fondement de
toute connaissance. Le Verbe, avait dit Philon, est inter-
médiaire entre Dieu et le inonde il apparaît en un sens ;

comme sa propre puissance créatrice, mais en un autre


sens, comme il est le siège des Idées, essences des choses et

paradigmes incorporels dont le lieu est le monde intelligi-


ble, il est le soutien et la base de notre connaissance du
monde. Le Logos est la raison transportée à l'infini en Dieu,
c'est la Raison de Dieu destinée à rendre Dieu accessible au
inonde, à faire que la Puissance de Dieu se .déploie en une
série d'êtres qui seront en réalité ses pensées, des pensées
actives. D'une part le Logos pense les idées de Dieu, d'autre
part il manifeste Dieu dans le monde, en imprégnant le
monde de ses pensées.
Ainsi le rationalisme grec était satisfait : l'intelligibilité
du monde Sous l'influence de ce Logos, l'Un
était fondée.
infini et ineffable, dont toute détermination était jusque-là
négation, devenait un être aux déterminations positives et
aux attributs concevables, et cela grâce à la contemplation
de l'intelligence qui avait suffi à le réfracter en idées. Par
le Logos, en effet, l'Etre divin s'épanouissait en essences
er
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 3t

intelligibles. Or Spinoza retient sur ce point l'idée antique :

l'idéequ'un être intermédiaire est nécessaire pour rendre


Dieu accessible à nous ; cet intermédiaire immédiat, ce
premier stade dans la procession divine, il l'appellera dans
le Court Traité l'Entendement infini, le Fils de Dieu. Et
quand, sous le nom de « Mode infini et éternel », il le fera
planer, indécis, entre la Nature naturante et la Nature natu-
rée, il ne fera que transposer la pensée de Philon lorsqu'il
écrit : « Le Verbe n'est ni éternel comme Dieu, ni engendré
comme nous ; mais il tient le milieu entre les deux extrê-
mes et participe des deux. » (Quis rerum divinarum hères,
42.)
Un problème pourtant que n'avait pas
surgissait ici

connu la pensée grecque ce « Fils premier-né de Dieu »,


:

ce Logos intelligible, voici justement que le Christianisme


était venu le présenter, comme un Dieu fait homme, à
l'adoration des hommes. Comment le situer dès lors dans
la hiérarchie des êtres ? Fils de Dieu, il devait occuper le

premier rang, au-dessus des Anges et des créatures spiri-


tuelles homme, il devait venir au premier rang de l'huma-
;

nité sans doute, mais au-dessous des créatures incorporel-


les. C'est même en ce dernier sens que l'avaient entendu

certains Gnostiques. Dans tous les cas, le problème qui


dominait les spéculations de la Gnose ne fut pas sans pré-
occuper Plotin et l'on sait comment la philosophie
;

d'Alexandrie représentait le dernier effort et le dernier sur-


saut du paganisme, l'assaut livré, avec toutes les ressources
de la pensée grecque, contre le Christianisme naissant.
Cependant, l'esprit nouveau, déjà, imprégnait le ploti-
nisme par la Gnose, il s'y était infiltré par endroits. Mais
;

ce que Plotin en retenait avant tout, c'était la tendance


philonienne, la signification exclusivement intellectualiste
du Verbe, celle que devait accentuer la doctrine du Logos,
dès le début du Quatrième Evangile et dans YEpitre aux
Hébreux. Contre les Gnostiques en effet, qui soutenaient
que la rédemption divine n'était applicable qu'à un petit
;•) LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

nombre de aux pneumatiques, Plotin déduisa


privilégiés, sait

de son panthéisme que la conversion intéressait également


tous les êtres de la création, car il est naturel que tous les
rayons lumineux puissent revenir à leur source: seulement,
cette conversion était soumise à une hiérarchie. Eloignant
de son système l'idée chrétienne du salut par les mérites
moraux, que la Gnose avait transposée en une série de puri-
fications par des rites initiatoires, Ploiin restait fidèle s
l'intellectualisme grec, en rendant Dieu accessible i

l'homme non par le cœur, mais par l'intelligence, en faisan


de la seconde hypostase la voie qui, seule, peut donner accèî
jusqu'à lui.

N'est-ce pas justement ce point vue que reprendr;


de
Spinoza ? et là-dessus, il est intéressant encore de retrouve!
chez les deux penseurs, les traces des mêmes hésitations e
une évolution analogue dans les idées. De même que 1

paganisme de Plotin s'était imprégné du souffle bibliqu


de Philon et de la théorie du Verbe, de même le judaïsm
de Spinoza s'imprègne sinon de la doctrine, du moins d
l'esprit du Christ, du Christ des Evangiles.
Lé Court Traité révèle cette orientation de la pensée spi
noziste. Excommunié par la Synagogue, on sait que Spinoz
se tourna un moment du côté des chrétiens, qu'il manifest
même pour leur religion du salut les plus grandes sympa
thies, allant peut-être jusqu'à fréquenter une de leurs sec
tes les plus libérales, où l'on devai
celle des Collégiens,
trouver plus. tard les manuscrits de ses œuvres inédite*
Quoiqu'il en soit, c'est en somme par l'Idée du Christ qu
Spinoza pénétra dans la théorie du salut. Le Court Trait
était écrit, disait la Préface du manuscrit A, « pour guéri
enfin ceux qui sont malades en leur entendement, par l'espri
de douceur et de patience, selon l'exemple du Seigneu
Christ, notre maître le meilleur ». Plus loin, Spinoza "pari
du « Fils de Dieu » et en même temps il emploie les mot
de « prédestination », de « régénération », même
« grâce ». Contrairement surtout aux thèses de Y Ethique, \
r
LIVRE T CHAPITRE PREMIER '
33

plaisir y est considéré avec un certain mépris, alors que


l'humilité, vertu purement chrétienne, y est considérée
comme une passion bonne, comme le moyen de faire son
e
salut (C. Tr., 2 partie, ch. VIII) ; or va de soi que, dans
il

l'Ethique, l'humilité ayant comme conséquence immédiate


la tristesse, est essentiellement mauvaise, parce qu'elle est
opposée à la raison.
L'inspiration ascétique du Court Traité est donc le reflet

de l'esprit du Christ. Mais ne faut pas oublier qu'il y eût


il

seulement reflet, en ce sens que les idées chrétiennes, sous


l'influence sans doute des fréquentations de Spinoza, péné-
trèrent dans son esprit où, tout en restant gravées peut-être,
elles ne tardèrent pas à se modifier quelque peu. On a fait
valoir que, pour un esprit avant tout épris de liberté et d'in-
discipline religieuse, la soumission aux sacrements et aux
cérémonies traditionnelles du christianisme était à jamais
impossible. En réalité, la cause est plus profonde. Si Spinoza
ne se fit jamais chrétien, ce n'est pas tant parce qu'il n'en-
trevoyait pas la nécessité de diminuer sa liberté d'action
par l'affiliation à une Eglise ou à une Confession détermi-
née un semblable motif, en effet, n'eût pas suffi à justifier
:

les invectives violentes, dont il accable, dans la lettre à


Albert Burgh, les x sectateurs du Christ. Ce qui ressort
nettement de cette lettre, c'est que Spinoza ne sera jamais
chrétien, parce que le dogme fondamental d'une telle reli-

gion est inaccessible entendement. S'il accepte le


à son
Christ selon l'esprit, il se refuse à admettre le Christ selon
la chair dès les premiers pas, il est arrêté par le dogme
:

« scandaleux » du Dieu fait homme. C'est que la théorie de

l'Incarnation, en effet, impliquait un problème capital que


la philosophie de Descartes venait de poser en termes nou-

veaux, en des termes que la pensée grecque avait complète-


ment ignorés problème de l'étendue en Dieu.
: le

Un semblable problème, ou plutôt la façon particulière-


ment originale dont le cartésianisme venait de le présenter,
rompait cette fois avec le courant de la tradition antique,
3
34 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

avec la pensée de Philon ou de Plotin. Déjà, la manière


dont il avait conçu l'étendue avait soulevé chez Descartes,
pour -la solution du dogme de l'Eucharistie, des difficultés
que dans ses Lettres à Arnaud ou au Père Mesland, il
n'était guère parvenu à éclaircir. La notion de l'étendue,
telleque l'avait élaborée la révolution cartésienne, devenait
désormais la notion centrale autour de laquelle allaient se
débattre les systèmes issus de cette révolution elle allait ;

être la source de toutes leurs contradictions et de leurs


incohérences. Chez Spinoza, en particulier, les difficultés
ne devaient pas tarder à apparaître : héritier de l'infini-
tisme antique, comment le nouveau philosophe allait-il

adapter à la conception judéo-grecque de l'étendue, la


manière de voir cartésienne ? C'est ce problème, ainsi que
nous allons le voir, qui était destiné à donner un tour si
original et si singulier à la philosophie de Spinoza.
Jusqu'ici, nous avons pu retrouver, dans les grandes con-
ceptions de l'Antiquité, les affirmations initiales du spino-
zisme : cependant détermination de cette
infinité divine, et
infinité par l'intelligence. Mais avec l'introduction de
l'étendue, la scène change à un milieu nouveau, il faut
;

une adaptation nouvelle. Sans doute, cette adaptation


entraînera quelques déchirements et quelques contradic-
tions dans le système, car le cartésianisme a été une révo-
lution plutôt qu'une évolution ; la pensée philosophique,
après lui, ne retrouvera pas tout de suite une forme d'équi-
libre stable. L'organisme spinoziste en fut le premier
ébranlé, et" c'est pourquoi, dans ses efforts d'adaptation, il

ne représente qu'un moment critique, un produit instable,


le résultat d'une harmonie insuffisante. Il convient donc de
retourner, suivant notre méthode, au milieu antique, afin
d'examiner sa conception de l'étendue, et de rechercher
ensuite quelle série de modifications de ce milieu avait pu
l'amener à la conception moderne que Spinoza trouva en
face de lui quand il aborda Ja spéculation philosophique.
LITRE T r
— CHAPITRE PREMIER 35

8. Révenons à notre dualité de la tradition grecque et


de la tradition orientale. L'idée maîtresse du rationalisme
grec était que le maximum de réalité devait appartenir à ce
qui possède en même temps le maximum d'intelligibilité et

de détermination. Le Principe premier, dans un tel système,


ne peut donc être que fini. Platon le conçoit quelquefois
comme un Démiurge dont les pensées sont un monde
d'Idées éternelles et immuables, d'autant plus réelles
qu'elles sont plus limitées et plus finies. en face Dès lors,

de ce démiurge, va se poser ou plutôt s'opposer un terme


antithétique, aussi imparfait que le premier est parfait,
aussi infini que le premier est fini.
La matière est infinie, tel est le postulat de la philosophie
grecque, et le terme infini est pris ici dans un sens nette-
ment péjoratif, comme synonyme d'imparfait et d'illimité.
La matière est une sorte de chaos, réceptacle informe et
dépourvu de toute qualité, véritable non-être par consé-
quent. Mais comme, d'autre part, l'esprit grec est intellec-
tualiste, et que l'intelligence ne connaît les choses que
quand elle les a enserrées dans un ensemble d'idées et de
concepts aux contours bien déterminés, la matière, pour
offrir à l'intelligence une prise, a besoin avant tout d'être
enfermée cà et là dans des limites, ou, comme disaient les
Grecs, d'être informée. Le monde réel, le devenir rendu
intelligible, est le produit de la détermination par l'idée de
cette matière infinie : la matière représente un déficit fon-
damental, l'obstacle qui s'oppose à l'actualisation parfaite
de la forme et à la réalisation de l'idée.

Qu'allait-il arrivermaintenant quand le Premier Prin-


cipe serait conçu non plus comme fini, mais comme infini,
ainsi qu'il l'était dans la tradition orientale ? quand le
terme « puissance », au lieu de désigner la pure réceptivité
matérielle de Platon ou d'ARiSTOTE, impliquerait au con-
traire l'activité infinie de Dieu, la surabondance de sa vie
et de sa causalité ? En face d'un tel infini, on ne pouvait

laisser subsister, cette fois, aucune réalité étrangère, si


3fi LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

inférieure soit-elle : la matière ne pouvait être, à l'égal de


toute réalité, qu'un produit dérivé de la fécondité créatrice
de Dieu Dieu a tout engendré, disait Philon, sans être
: «

lui-même touché par rien. Il n'était pas possible, en effet,


qu'une matière infinie et sans consistance touchât l'Etre
sage et heureux ». (De Vict offer. 13).
Pourtant, si la matière dérive de Dieu, il faut reconnaître
qu'elle constitue, dans terme ultime,
la procession divine, le

le plus inférieur des échelons. Dernier degré du rayonne-

ment de l'infini, elle est en quelque sorte la limite extrême


vers laquelle tend, par l'affaiblissement continue de la
procession, l'épanouissement du premier Principe. De
même que les ténèbres ne sont pas une réalité opposée à
la lumière, mais seulement la limite idéale vers laquelle
tend l'affaiblissement du rayonnement lumineux, de même
la matière ne saurait être une réalité opposée à Dieu ;

elle est au contraire le résultat nécessaire de la procession.


« L'Un, écrit Plotin, ne devait pas être seul ; il est naturel
à chaque essence de produire quelque chose au-dessous
d'elle, par une puissance ineffable qui lui est propre. Or il

ne fallait pas que cette puissance s'arrêtât et fût, en quelque


sorte, circonscrite par jalousie. La procession devait être
continue, jusqu'à ce que toutes choses fussent parvenues
au dernier degré du possible ». (Enn. /V, vin, 6). Ce der-
nier degré est la matière, qui n'a plus rien du bien (ibid, 7).
Ici encore, la tâche de Plotin fut de concilier la Grèce
et l'Orient ; montrer que l'infinité pouvait
il s'agissait de
être, en même temps, le symbole de l'imperfection de la
matière, et l'attribut du Dieu souverainement parfait. On
sait que Plotin crut y parvenir par sa conception des deux
infinis : V infini-archétype et V infini-image. « Dans le inonde
intelligible, la matière est engendré
l'infini. Celui-ci serait
par l'infinité de l'Un, ou par sa puissance ou par son Eter-
nité... Comment donc y a-t-il infinité ici et là ? C'est que

l'infini même est double. En quoi alors l'un diffère-t-il de

l'autre ? Comme l'archétype diffère de l'image. Le second


er
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 37

donc moins infini que l'autre ?


-est-il 11 l'est davantage. Plus
en effet cette image fuit l'existence véritable, plus elle est
infinie. L'infinité est en raison même de l'indétermination.
L'infini d'en-haut, possédant plus l'être, est l'infini-idéal ;

linfini d'ici-bas, possédant moins l'être, parce qu'il est une


e
image de l'être, est l'infini réel ». (II Enn. iv, 15.)

Telle était la façon dont Plotin avait cru pouvoir conci-


lier, avec le monisme oriental de l'émanation, le dualisme

plus ou moins avoué du rationalisme grec. En réalité,


comme Spinoza le fera après lui, il oscille entre ces deux
solutions contradictoires. S'il oriente sa pensée vers une
sorte de personnalité divine, il est porté à faire de la
matière une réalité opposée à Dieu et coéternelle à lui ;

s'il insiste davantage sur l'infinitisme, il s'oriente au con-


traire vers le monisme absolu ; l'infinité de Dieu absorbe
toutes choses, et la matière ne peut être qu'un produit plus
ou moins lointain de sa causalité, mais toujours de même
nature, la transposition à un plan inférieur de l'infini

originel.Le seul moyen de réunir les deux idées était de


supposer que la procession, en éloignant les êtres de leur
source, diminuait leur perfection, parce qu'elle les enseve-
lissaitpeu à peu dans les ténèbres : ce fut le thème que
développa Plotin.

9- Si nous avons insisté sur cette conception judéo-


orientale de la matière, c'est qu'elle était le point de départ
d'une théorie nouvelle qui était restée jusque là étrangère
à la pensée grecque, la théorie des puissahees, intermédiai-
res et de leur hiérarchie. Or
justement l'idée dont
c'est
nous nous proposons particulièrement de rechercher les
survivances dans système de Spinoza. Nous essayerons
le

de voir comment ce dernier, en transformant en panthéisme


mathématique l'ancien panthéisme d'émanation, a trans-
formé corrélativement sa théorie des puissances.
L'Infinité divine et la matière sensible, que nous avons
examinées jusqu'ici, représentent les deux termes extrêmes
38 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

de la hiérarchie métaphysique. Mais, précisément, la façon


même dont ils sont conçus exige impérieusement qu'on ne
limite pas là cette hiérarchie, et qu'on étage entre eux une
infinité d'être intermédiaires, correspondant à l'abaissement
progressif de la lumière, à mesure que Ton s'éloigne de la
source lumineuse. (

Ce n'est évidemment pas dans la philosophie grecque


qu'il y a lieu de chercher cette notion des Puissances, puis-
que, nous l'avons vu, le mot tâvotpiç n'y est guère employé
que dans un sens passif la conception de Soviet; intermé-
; ,

diaires entre Dieu et le monde, ne pouvait apparaître .que


du jour où l'intuition orientale de Tinefïabilité divine eût
amené à considérer l'infinité comme un attribut vraiment
positif du Principe suprême. « Il était impossible, en effet,
disait Philon, qu'une matière infinie et sans consistance
touchât l'Etre sage et heureux. » (De Vict. offer. 13.) Il
fallait, de toute nécessité, remplacer ce contact impur par

une dégradation insensible. Quand la tradition juive eut


posé Dieu comme la source de toute réalité, elle s'aperçut
vite que le monde était trop imparfait pour qu'un tel Dieu
eût pu entrer en commerce avec lui aussi la Bible nous
:

parle-t-elle, à chaque instant, de ces « Anges de l'Eternel »,


délégués par lui pour ses communications avec les hommes.
Il importe, cependant, de distinguer ici deux courants,
suivant que l'esprit juif conservait, dans son intégralité,
le sentiment oriental de Pinelfabilité du Dieu infini, ou

bien que, s'orientant vers un certain rationalisme, il était


amené plutôt à concevoir Dieu comme personnel. Sans
doute l'intuition ineffable que l'esprit oriental avait prise
dès l'abord de la Divinité, excluait, comme incompatible
avec sa fécondité débordante, la notion un peu anthropo-
morphique de la personnalité du Dieu de la Genèse. Mais,
pour pouvoir en parler, il fallait bien, d'une part, le déter-
miner en une certaine mesure d'autre part, Dieu se révé-
;

lait au monde par son action providentialiste, et cette

action encore exigeait, pour être concevable, la même


e
LIVRE I
'

CHAPITRE PREMIER 39

existence d'une personnalité. Or, si Ton concevait Dieu


comme personnel, comme l'architecte et le père de l'Uni-
vers, ses puissances ne pouvaient être que personnelles
aussi : c'étaient ses serviteurs immédiats, ses Anges, qui
prenaient place au-dessous de son trône, suivant leur rang
dans la hiérarchie céleste. Le « Roi » avait à ses côtés ses
« gardes du corps », ses « Doryphores ». (Philon : De Con-
fus, ling. 34-35). Toujours elles étaient chargées de servir
de trait d'union entre le monde et Dieu: « Ce sont elles,

dit Philon, que certains philosophes nomment ordinaire-


ment démons, et la parole sacrée anges. Or ce nom est
Ce sont elles en effet qui annoncent les ordres du
juste...

Père à ceux qu'il a engendrés, et lui font savoir leurs


besoins ». (De Somn. I. 22).
Mais ce n'était là qu'une première tendance. Dans la
mesure inverse où la pensée judaïque concevait Dieu
comme purement infini, ses puissances ne pouvaient plus
être de simples personnes: elles apparaissaient alors comme
le résultat d'une « diffusion » de la Divinité, découlant
naturellement de Dieu, de par la nécessité même de son
essence, au lieu d'être « détachées » de lui, comme dans le

premier cas, par un acte de libre production créatrice.


Ainsi, ce qui, dans la conception de la personnalité divine,
se présentait comme une « une sorte de détache-
section »

ment de l'Etre divin, se transposait, dans l'infinitisme, en


un écoulement nécessaire de son essence infinie : le sens
assez indéterminé du terme « création », du mot hébreu
« bara » dans la Genèse, permettait d'ailleurs cette dualité
d'interprétation.
Quoiqu'il en soit, il y avait là comme deux traductions
d'une même Sans doute, cette réalité suprême était
réalité.
ineffable et infinie, sa puissance débordait la nature comme
l'entendement humain. Mais comme il fallait, d'autre part,
la rendre en quelque façon accessible à l'homme, comme
Dieu lui-même avait jugé nécessaire de laisser apercevoir
à Moïse ne fût-ce que le pan de sa robe, les attributs
40 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

humains étaient amenés, en ce sens, à revêtir l'aspect de


personnes déterminées, de messagers angéliques. Mais il
n'en demeurait pas moins évident que, dans la mesure où
la spéculation initiale reprenait ses droits et rétablissait
l'infinité originelle, les puissances personnelles se transpo-
saient immédiatement en attributs infinis du Dieu suprême:
« Le Père de l'univers tient le milieu »... auprès de lui, de
chaque côté, sont les Puissances les plus anciennes et les
plus voisines de l'Etre... De ces Puissances l'une est la Puis-
sance créatrice, l'autre est la Puissance royale ». (Philon :

De Abrahamo, 24).
On ne saurait trop insister sur cette conception de
Philon, car nous verrons bientôt qu'elle contient en germe
toute la théorie spinoziste des attributs infinis. D'une part,
Philon estime que Dieu étant une Providence, et devant
par suite avoir des attributs moraux, ces attributs doivent
pouvoir s'induire des attributs humains correspondants,
élevés jusqu'à l'infini Un Dieu Tout-Puissant ne peut être
:

qu'infiniment sage et bon. Mais si, d'un point de vue anthro-


pomorphique, et pour se rendre accessible à l'homme, Dieu
manifeste cette sagesse et cette bonté par l'entremise, d'êtres
intermédiaires, dans l'absolu, en revanche, ces attributs
sont des sortes d'êtres métaphysiques, découlant nécessai-
rement de la perfection de l'essence divine.
En d'autres termes, quand on arrive aux attributs
moraux, il convient de s'arrêter, car on se trouve en face de
réalités nouvelles les Puissances de Dieu
: « La Justice, en :

particulier, assistante de Dieu, est une Puissance qui hait


le vice par nature, et dont l'œuvre propre est de châtier les
coupables ». (Philon : De decem oraculis, 33). Dans la

Légation à Caïus, Philon cite quelques unes des principales


Puissances : ce sont, par exemple, la Puissance créatrice,
la Puissance royale, la Puissance prévoyante, la Puissance
législative, la Sagesse. La Puissance créatrice est la plus
rapprochée de Dieu; c'est elle qui, sous l'empire de la bonté,
a créé le monde et continue sans cesse, par la suite, l'œuvre
rr
LIVRE I CHAPITRE PREMIER 41

de sa création. Les autres Puissances sont, dans le inonde,


des émanations de la productivité divine elles le conser- ;

vent et le gouvernent selon les principes du juste et du bien.


Mais elles participent toujours, au fond, de l'ineffabilité
divine : « Le Dieu unique a autour de lui des- Puissances
ineffables qui toutes organisent et conservent l'univers. »

(De Confus, ling. 3k.) « Et comme Dieu n'est pas circons-


criptible, ses Puissances ne sauraient l'être davantage. »

(De SS. Abel et Caïn, 15.)


Voilà comment, par une simple transposition du mono-
théisme biblique de Jahveh dans le plan de l'Infinité abso-
lue du Dieu ineffable, les Puissances intermédiaires appa-
raissaient tour à tour, à la fois comme des êtres personnels
et déterminés, ou comme de purs attributs métaphysiques
infinis. Dans le premier cas, elles étaient « créées » par Dieu
et détachées de sa personnalité, dans le second cas, elles
découlaient de son Essence, par une émanation nécessaire
et continue. En ce sens, la personnalité des Puissances
n'était qu'un autre aspect de leur impersonnalité, un mode
d'apparition directe à l'homme, proportionné à la limitation
et à la faiblesse de son esprit.

S'il en est ainsi, la théorie philonienne des Puissances

présente le plus grand intérêt, car elle nous paraît contenir


l'inspiration fondamentale de la doctrine spinoziste des
attributs divins. Nous avons cru que l'on pouvait établir
une correspondance frappante entre les deux conceptions.
Comme chez Philon, on retrouve chez Spinoza la même
dualité d'interprétation : la doctrine de l'Infinité divine,
telle qu'elle est élaborée dans YEthique, représente elle
aussi une simple transposition de la doctrine personnaliste,
telle qu'elle est exposée dans le Traité Théologico-Politïque.
Sans doute ne faut-il voir également dans ces deux concep-
tions qu'une traduction, dans deux langues différentes,
d'une même réalité fondamentale. Le Dieu du Théologico-
Politique serait au Dieu de YEthique ce que le Jahveh bibli-
que de la tradition personnaliste de Philon est à son Dieu
4V LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

ineffable, ne possédant d'autres déterminations que des


attributs tout aussi ineffables et infinis.
Or nous verrons que le Théologico-Politique nous pré-
sente bien, en effet, la notion judaïque des Intermédiaires
personnels ':
Spinoza conserve les « Anges » de la Bible et

les incorpore à son système. Mais, d'autre part, l'Ethique


ne présente-t-elle pas aussi une curieuse théorie des attri-
buts divins, ineffables et inconnaissables à l'exception de
deux seuls ? et comme ces attributs semblent bien découler
de l'Essence divine, par une nécessité interne, une sorte de
besoin d'épanchement de cette Essence, ne sont-ils pas
l'équivalent de ces « Puissances impersonnelles » du Dieu
infini,que Philon, héritier de la tradition orientale, éri-

geait en êtres métaphysiques ineffables, échelonnés en


hiérarchie au-dessous de Dieu ?

10. Dans cette reconstitution de la pensée spinoziste,


nous voyons se dessiner peu à peu, comme les organes dans
l'embryon, les articulations principales de l'organisme défi-

Sans doute, nous aurons ensuite à grouper, autour de


nitif.

ces grandes lignes, l'ensemble des détpî ^ qui' donnent au 1

système son individualité originale mais il importe ;

d'abord d'en faire apparaître la charpente. Or, voici


qu'après Dieu, nous avons fait surgir ses Puissances, et nous
avons vu que l'infinité des attributs spinozistes correspon-
dants devait impliquer primitivement . une hiérarchie
continue.
Pourtant cette hiérarchie ne semble pas se présenter au
premier abord chez Spinoza avec une netteté apparente :

au contraire, l'auteur de l'Ethique insiste sur la place privi-


légiée qu'il convient d'attribuer à deux de ces attributs
Une cause doitdonc être intervenue qui a obscurci l'idée
originelle, ou du moins l'a modifiée. Déjà nous avons
signalé qu'à l'occasion de l'étendue il s'était produit brus-
quement une sorte de rupture dans la continuité des Puis
sances ; et c'est pourquoi la théorie de l'étendue nous avail
LIVRE I
e '
CHAPITRE PREMIER 4?»

conduit à expliciter cette conception des Puissances inter-


médiaires, car la révolution cartésienne, à laquelle nous
attribuions la rupture, a reçu de celle-ci toute sa significa-
tion. C'est Descartes qui a brisé la continuité de l'émana-
tion antique ; il a voulu appliquer à l'étendue, c'est-à-dire
au dernier rang de l'émanation, cette détermination intel-
lectuelle que Philon et Plotin n'avaient cru pouvoir attri-
buer qu'au premier terme, à l'intelligence pure, tout au
plus à l'àme raisonnable. Comment le déchirement a-t-il pu
s'opérer ? >

Nous connaissons la première rupture, celle qui se pro-


duisit chez Philon par la théorie du Verbe. Son « Logos »,
en effet, synthétise déjà dans une sorte d'hypostase méta-
physique, tout ce qui, dans la hiérarchie des Puissances,
peut offrir une prise à la détermination intellectuelle. Il est
l'intermédiaire entre Dieu et l'homme, le fondement dans
l'homme de la connaissance divine, et par là il est vraiment
le germe de cet attribut privilégié de la pensée qui fondera
également, chez Spinoza, l'intellectualisme mathématique
de la doctrine. Mais, entre ce Verbe, ou cette Pensée, et
l'étendue finale, il s'échelonnait encore toute une série de
Puissances :nous ne saurions expliquer ce qu'elles sont
or,

devenues dans le panthéisme spinoziste, si nous n'assistions


d'abord au premier travail d'adaptation que leur fit subir
Plotin.
Disons-le tout de suite: ce travail consista à insérer entre
l'Intelligence et la Matière une hypostase déterminée, Y Ame.
A première vue, la nouveauté ne paraissait pas bien grande:
n'était-ce pas Y « Ame du monde » telle que l'avait pré-
sentée déjà les Stoïciens ? N'était-elle pas tout simplement,
d'autre part, une conséquence naturelle de l'hypothèse
émanatiste ? « L'Intelligence, dès qu'elle est parfaite,
engendre l'Ame, par cela même qu'elle est parfaite, et
qu'une si grande puissance ne doit pas rester stérile. »
(Plotin, V e Enn. i, 7) Certes, ajoute Plotin, « cette doctrine
n'est pas nouvelle, elle fut professée dès les temps les plus
44 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

anciens ; seulement elle ne fut jamais développée explicite-


ment. > (lbid. § 8.)

De fait, l'invention était capitale, car l'introduction de


l'Ame dans la hiérarchie des hypostases permettait de
résoudre un des problèmes les plus graves de la philoso-
phie le passage de l'éternité au temps. Avec l'Un et l'In-
:

telligence, en effet, nous demeurions dans le monde intelli-


gible, c'est-à-dire dans ce monde où la forme vraie de l'exis-

tence est l'éternité : là est la vie véritable, la seule qui


convienne à Sans doute, les idées représen-
l'Infinité divine.

tent déjà un amoindrissement de l'Essence divine, puisque


l'unité, en un sens, s'y réfracte en multiplicité. Mais, si
elles sont devenues multiples, les idées n'ont pas, pour cela,

perdu leur éternité ne faut-il pas cependant qu'elles la


;

perdent dans leur écoulement jusqu'à la matière ? Or c'est


lame qui est chargée d'opérer cette nouvelle rupture.
L'intelligence, avons-nous dit ,avait pour effet de cris-
talliser l'unité de Dieu en une pluralité de déterminations,
sans quoi elle ne pouvait avoir prise sur elle ces détermi- :

nations, dont l'ensemble constituait le monde intelligible,


formait le contenu du Verbe divin. Mais, en devenant mul-
tiple, l'intelligence voyait disparaître, par là même, le prin-
cipe de son équilibre originel ; incapable désormais de se
suffire à elle-même, puisque l'idée ne retrouvait sa vie que
dans son union avec toutes les autres idées, elle n'allait pas
tarder à connaître une nouvelle déchéance et à se voir
engagée dans le cours du devenir matériel.
L'Ame joue, en ce sens, vis-à-vis de l'éternité, le rôle que
l'Intelligence avait joué vis-à-vis de l'Unité. L'artifice de la
solution consistait à les concevoir toutes deux comme dou-
bles. De même que, par sa partie supérieure, l'Intelligence
restait unie au Premier principe, tandis que, par sa partie
inférieure, elle s'irradiait en Intelligibles, de même l'Ame
s identifie par sa partie supérieure avec l'élernité de Dieu et

de ses idées, tandis que, par sa partie inférieure, elle se


déroule dans le temps et évolue désormais dans le monde
r
LIVRÉ T CHAPITRE PREMIER C>

de la matière Par sa partie la plus divine et la plus


: «

haute.»., l'Ame touche au monde intelligible... Mais, malgré


cette dignité, l'Ame n'est que l'image de l'intelligence... Elle
est la vie qui s'en échappe pour former une autre hypostase,
de même qu'il y a dans le feu la chaleur latente qui consti-
tue son essence, et la chaleur qui en rayonne à l'extérieur.
Cependant l'Ame ne sort pas tout entière du sein de l'intel-
ligence elle y demeure en partie, mais elle forme une
;

essence distincte d'elle. » (Plotin, V e Enn. i, § 3.) La partie


supérieure de l'Ame, la manifestation de sa puissance
intellectuelle s'appelle la « raison discursive ». Absolument
supra-sensible, elle ne pénètre pas dans le monde corporel,
et même n'agit pas immédiatement sur lui. L'autre partie
de l'Ame, image et effet de la première, est unie au corps
de l'univers, de la même façon que l'âme humaine l'est au
corps humain ; en se répandant dans les choses, elle les
fait participer de sa propre vie.

Cependant, quand
contemple dans l'Intelligence
elle

divine les idées qui en forment le contenu, l'Ame ne les


conçoit plus de la même façon que l'intelligence les conce-
vait. Celle-ci en effet concevait les intelligibles en s'identi-
fiant avec eux la partie principale de l'Ame, au contraire,
;

perçoit en réalité des idées extérieures à elle. Au lieu de se


penser elle-même, à la façon d'une vo^a-.c vor^etoç la raison ,

discursive, à l'inverse de l'intelligence pense des idées exis-


tant en dehors d'elle. Et la conséquence est qu'au lieu de
les embrasser dans une sorte de contact instantané, elle les
ordonne le long du temps elle raisonne, et son raisonne-;

ment, par là, implique succession « S'il est vrai que :

l'éternité est une vie en repos, toujours identique à elle-

même et par suite infinie, letemps est l'image de l'éternité.


La vie qui existe là-haut a pour homonyme la vie de cette
Puissance que constitue l'Ame A la place d'un infini
intensif, c'est un infini par succession et qui n'a plus de
e
terme » (Plotin, III Enn. vu § 11.)
C'est donc la vie de l'Ame qui opère le passage de l'éter-
4<, LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

nitë au temps, et cette conception est capitale dans le pan-


théisme alexandrin. Il faudrait relire tout entière la péné-
trante critique que Plotin adresse aux théories des Grecs,
à Platon, aux Stoïciens, à Aristote. Vis-à-vis d'ARiSTOTE
surtout sa position est intéressante, et elle l'est en particu-
lier pour le sujet qui nous occupe. Parfois, en effet, on rap-

proche Spinoza d'ARiSTOTE touchant le passage de l'éter-


nité au monde du devenir or il ne faut pas oublier, dans
;

ce rapprochement, l'intermédiaire essentiel, 1-e philosophe


qui, bien avant l'Ethique, avait prispour tâche de concilier
avec le rationalisme grec, l'émanatisme judéo-oriental.
Quand Aristote, en effet, définissait le temps comme le
nombre nombre du mouvement, ce qui lui retirait toute
réalité en dehors de lame qui le mesure, n'y avait-il pas une
lacune dans son système ? Ne semblait-il pas qu'un besoin
de symétrie dût lui faire accepter l'existence d'une Ame
du monde, en même temps que
de la sphère parfaite,
celle
solidaire d'ailleurs de cette dernière et ayant pour fonction
d'actualiser le temps, en mesurant le mouvement de cette
sphère. Ce fut là justement l'élément nouveau introduit
dans l'aristotélisme, la lacune comblée par Plotin.
. prenons y garde, l'innovation était vraiment pro-
Or,
fonde elle ne rétablissait pas seulement dans la pensée
;

grecque une cohérence superficielle. Car l'apparition du


temps, chez un Platon ou un Aristote, demeurait malgré
tout contingente, contingente comme la création qu'en
avait fait le Démiurge du Timée « sur le modèle de l'immo-
bile éternité », contingente comme la Première Sphère qui,
dans Aristote, restait son seul support, et l'unique fonde-
ment de son existence.
Mais Plotin comprit qu'il était impossible de rendre
compte de l'existence nécessaire du temps, si on ne la fon-
dait sur la nécessité même de l'existence divine, sur la
nécessité de sa' procession. Point n'était besoin désormais
de justifier l'apparition du temps par une création toujours
contingente l'Ame universelle participait cette fois de
:
LIVRE T CHAPITRE PREMIER 47

l'affirmation même de l'Essence divine. Par le fait seul que


Dieu se posait infini, à l'origine des choses, il devait néces-
sairement s'épanouir jusqu'aux derniers degrés de l'éma-
nation, dans les ténèbres de l'étendue matérielle au cour& :

de ce rayonnement apparaissait l'Ame, dont la fonction


était précisément d'hypostasier le passage de l'éternité au
temps. Par cela même que « l'Essence de Dieu passait à
l'existence », son éternité était amenée à se dérouler dans le
temps.
Il important de faire, dès maintenant, cette remar-
était
que, car nous verrons que l'une des plus grandes difficultés
du système de Spinoza consistera justement dans la trans-
formation de l'essence-éternelle en existence-durée. Il sera
bon de se rappeler alors comment la pensée judéo-alexan-
drine, avec sa notion de l'Infinité divine, résolvait le pro-
blème, ou plutôt ne croyait pas pouvoir le résoudre autre-
ment cruepar l'intervention d'une Ame-hypostase au cours
de la procession. Nous aurons, de ce fait, à nous demander
si Spinoza, partant lui-aussi de la même notion du Dieu
infini, a pu échapper à la solution plotinienne, c'est-à-dire
s'il a pu une place à l'Ame dans la
se dispenser de faire
série de ses attributs, entre la Pensée et l'Etendue.
Cela est d'autant plus difficile, d'ailleurs, que l'Ame re
sert pas seulement à effectuer la transition de l'éternité à
la durée, mais encore de l'inétendu à l'étendu. Les deux
fonctions, en effet, sont corrélatives en déroulant l'exis-
:

tence divine dans la durée, l'Ame l'étalé du même coup


dans l'espace. C'est que la philosophie antique repose sur
ce postulat que le devenir ne saurait constituer la réalité
véritable. Le Monde change, sans doute, mais en droit il ne
devrait pas changer la seule forme vraie de l'existence est
;

la forme logique, dont les Idées sont le type c'est l'éternité.


:

Or les Idées ne sont intemporelles que parce qu'elles sont


inétendues Dieu ne peut jouir de la Vie pleine et absolue,,
;

disait Aristote, que parce qu'il est éternellement en acte,


c'est-à-dire étranger à toute matérialité. La matière est
18 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

l'obstacle qui s'oppose à la réalisation forme et par de la


suite, de l'être vrai, elle est une sorte de déchéance de
l'Acte divin, parce qu'en l'étendant dans l'espace, elle
précipite son éternité dans le temps aussi la matérialisa- ;

tion des choses mesure-t-elle la chute des Idées correspon-


dantes.
Mais quand le sentiment de l'Infinité divine eut amené la
pensée juive à ne concevoir, en dehors de Dieu, aucune
modalité quelconque de l'existence, fût-ce la matière elle-
même dans toute son imperfection, il fallut bien dériver de
Dieu cette matière. Entre la Pensée, qui participait de
l'éternité du Premier Principe, et l'Etendue qui traduisai
sa déchéance dans le temps, il fallut concevoir un intermé-
diaire. Or la conception de l'Ame, au rang des hypostases,
avait cet avantage de ménager la transition, d'adoucir la
notion platonicienne de chute, et de présenter l'abaissement
de l'Etre dans le devenir matériel comme un simple dérou^
lement de son essence, comme une conséquence nécessaire
de la procession. C'est pourquoi Plotin, précisant la pensée
de Philon et sa théorie du Verbe, Logos » la fit de ce «

partie supérieure de l'Ame, celle qui contemplait, dans l'In-


telligence, les essences éternelles, mais qui, en revanche,
lorsqu'elle regardait au-dessous d'elle, transformait ces
intelligibles en « raisons séminales », c'est-à-dire en prin-
cipes vitaux des corps organisés.
Voilà comment l'Ame, « par sa procession, a engendrt
le lieu et le corps », « car la grandeur de l'Univers est déter-
minée par celle du lieu où l'Ame est présente, et son étendue
a pour limites celles de l'espace dans lequel il est vivifié pai
elle. L'ombre de l'Ame a donc une étendue déterminée pai

celle de la Raison qui rayonne de ce foyer de lumière ei ;

d'un autre côté, cette Raison devait produire une étendu*


telle que son essence lui commandait de la produire.

(IV Enn. m, § 9). // a donc suffi que l'Ame s'abaisse d'ui


e

degré seulement pour engendrer VElendue, et la pensée d<


Plotin, sur ce point, est d'une pénétrante profondeur
r
LIVRE T CHAPITRE PREMIER 49

« La raison séminale, en s'approchant de la matière eten


lui donnant l'extension qu'elle a voulu, en a fait une gran-
deur elle a tiré d'elle-même la grandeur pour la donner à
;

la matière qui ne la possédait pas, et qui n'est pas pour


cela devenue grande sinon la grandeur qui se trouverait
;

en elle serait la grandeur même Or cela n'est pas la ;

grandeur est une forme et non un réceptacle Elle symbo-


lise la puissance de l'Ame qui a voulu devenir grande.....

Ainsi l'Ame, par sa procession, a fait paraître la matière


grande en l'étendant avec elle-même, sans que cette exten-
sion l'ait remplie ». (III e Enn. vi § 16-17).
Il était nécessaire d'insister sur cette conception de la
matière, car elle représente l'apogée de l'effort de concilia-
tion qu'avait tenté Plotin pour unir dans une même syn-
thèse le rationalisme grec, la philosophie de la mesure et de
la détermination, avec l'Infinitisme judéo-oriental et la
continuité essentiellement fuyante et indéterminée de son
rayonnement divin. Arrêtons-nous donc ici sur ce point, car
nous en avons fini avec le mouvement d'intellectualisation
que la Grèce avait fait subir à la pensée juive. L'Antiquité,
en effet, ne crut pas possible d'aller plus loin le processus :

de détermination, par les hypostases, de l'Infinité divine*


était à la fois nécessaire et suffisant. Nécessaire parce que,
pour rendre la procession accessible à la pensée, il fallait
bien en briser la continuité et réaliser, çà et là, quelques
stades privilégiés. Mais il était impossible d'autre part, aux
yeux de Plotin, de diminuer le nombre des termes de la
hiérarchie des existences : « L'Ame est le verbe et l'acte de
l'Intelligence, comme l'Intelligence est le Verbe et l'acte de
l'Un Mais il n'y a nul intermédiaire entre l'Un et l'Intel-
lignce, non plus qu'entre l'Intelligence et l'Ame ». (V e Enn.
i, § 6). La preuve en est, d'ailleurs, qu'il est possible à
l'Ame de s'unir directement à Dieu dans la conversion et
dans l'extase.
C'est la même idée que nous retrouverons chez Spinoza.
Quant à pousser encore l'effort d'intellectualisation en sup-
4
50 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

primant l'Ame comme hypostase intermédiaire, on ne pou-


vait y songer, car son importance était par trop capitale ;
n'établissait-elle pas en effet, par la dualité de sa nature, la
seule transition possible entre l'éternité et le temps, l'Intel-
ligible et la matière, entre la pensée et l'étendue ? N'était-

ellepas indispensable pour expliquer, suivant le langage


qui deviendra plus tard celui de Spinoza, le passage de l'es-
sence à Vexistence, à la fois en Dieu et dans les produits
dérivés de son infinie causalité.
CHAPITRE II

La Révolution Cartésienne.

11. Pourquoi la pensée antique s'arrêta-t-elle là dans


la voie de la rationalisation des choses ? Pourquoi l'intel-
lectualisme ne poussa-t-il pas plus avant son effort ? C'est
que la philosophie grecque, en dépit de ses tendances logi-
ques, était demeurée malgré tout, dans son fond, une philo-
sophie de la qualité. Concevant les relations logiques sur
le modèle des espèces et des genres, et assimilant, par là,

les objets à des sortes d'êtres organisés, elle se représentait


la nature comme une hiérarchie de genres s'emboîtant les
uns dans les autres. Les « concepts » ou les « idées » qui
traduisaient ces genres n'étaient autre chose, en somme,
que des qualités, puisqu'ils exprimaient l'aspect qualitatif
que semblaient revêtir les êtres et les choses, à certains
moments privilégiés de leur devenir ainsi l'existence d'un :

individu vivant s'explique par la hiérarchie d'un petit nom-


bre de « formes » ou d'idées dans chacune desquelles vient
se concentrer toute une période de son développement,
d'abord la naissance, puis le point culminant, l'àx^V, , le
maximum de réalisation de la forme, enfin la vieillesse et
la mort. De même le mouvement des corps s'explique par
des concepts qualitatifs, par la tendance vers le « bas »

ou vers le « lieu naturel » ou, quand il s'agit des astres,


vers la « circularité » des orbites.
En résumé, l'intelligibilité des choses est loin d'être deve-
nue encore une mathématisation. Sans doute, la pensée
pythagoricienne semble faire des nombres le fondement
52 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

exclusif de la nature. Mais ne nous y trompons pas les :

nombres du pythagorisme sont des qualités, plus encore


que des grandeurs ce sont des réalités qui agissent, des
:

principes de vie, qui ne peuvent diriger les actions de l'Uni-


vers que par leur vertu qualitative. Plotin, lui aussi, ne
dépasse pas cette conception les nombres ne sont pas
;

seulement des intelligibles, ils sont des âmes et des raisons


vivantes, de véritables principes d'organisation.
Mais l'action est la loi d'intelligence. L'esprit humain
comprit peu à peu la stérilité d'une telle vision de la nature,
et lorsque la Renaissance eut commencé a le dégager des
ténèbres de la Scolastique, il secoua assez vite le joug de
l'aristotélisme et de ses entités à l'état métaphysique de
;

la connaissance succéda sa positivité. Constituée sous l'ins-


piration de Bacon, autour de la mécanique de Galilée et
de Kepler, la philosophie nouvelle abandonnait résolument
l'antique point de vue de la qualité au lieu de décrire les :

variations de l'Univers sous la forme de changements .qua-


litatifs, on se bornait désormais à noter entre les faits des

variations quantitatives.
Ainsi se fit jour la notion de loi, c'est-à-dire de relation
constante entre ces Kepler en
variations quantitatives.
fournissait le type à la science par ses études des mouve-
ments planétaires à la prétendue explication de ces mou-
:

vements par des concepts tout qualitatifs, de « circula-


rité » par exemple, il substituait un rapport fixe entre des
quantités déterminées, les aires balayées par les rayons
vecteurs et le temps employé à les décrire. Par là, la mathé-
matique elle-même tendait à changer d'aspect. A la géomé-
trie d'EucLiDE, uniquement fondée sur la considération des

figures, impliquant, par suite, un recours à l'imagination


plutôt qu'à l'intelligence pure, elle s'efforçait de substituer
une Géométrie nouvelle, considérant dans les objets, non
plus leurs figures, mais leurs rapports abstraits, une Géomé-
trie qui n'aurait plus aucune attache avec l'imagination.

Ce fut la Science que Descartes esquissa dans les


e*
LIVRE I CHAPITRE II 53

Recfulœ, celle qu'il prit à tâche d'opposer, comme une Géo-


métrie purement analytique, à la Géométrie encore Imagi-
native d'EucLiDE : Autre chose est le cercle, dira Spinoza,
«

interprétant Descartes, autre chose l'idée du cercle l'idée ;

du cercle, en effet, n'est pas quelque chose ayant une péri-


phérie et un centre, comme le cercle, de même que l'idée
du corps n'est pas le corps lui-même (Int. Emend, i, 11.)
La méthode nouvelle, en d'autres termes, est une algèbre :

tandis que le cercle est, aux yeux d'EucLiDE, une « image »,


il devient, pour Descartes, une « équation ». Aussi l'inven-

teur de l'Analytique pouvait-il écrire « Par la méthode


:

dont je me «sers, tout ce qui tombe sous la considération


des géomètres se réduit à un même genre de problèmes, qui
est de chercher la valeur des racines de quelque équation. »

(Descartes, Géom. livre III, A.-T., vi, p. 475.)


Ainsi présentée, la révolution cartésienne était profonde;
elle consistait à transporter dans une région nouvelle de
l'esprit l'intelligence des vérités mathématiques. Si la
démonstration euclidienne, en effet, impliquait autre chose
que la perception sensible, elle ne dépassait pas toutefois ce
domaine intermédiaire que Plotin, par exemple, assignait
à l'âme. Par la dualité de sa nature, l'âme avait pour fonc-
tion de faire passer, de sa partie inférieure dans sa partie
supérieure, les données que lui fournissaient les sens ainsi ;

s'opérait, en quelque sorte, un processus de « conversion »


de l'imagination en raison discursive.
Mais, prenons-y garde» ce processus ne nous introduisait
pas, pour autant, dans la zone de l'intelligence celle-ci ;

n'était-elle pas beaucoup trop près de Dieu et de sa perfec-


tion, pour avoir un contact quelconque avec cette étendue
vile et imparfaite où l'imagination puisait, pour les amener
ensuite dans la partie supérieure de l'âme, les données pre-
mières de ses raisonnements ? Sans doute Plotin, héritier
comme Platon de la tradition pythagoricienne, voyait 4dans
les essences mathématiques des réalités absolues et leur

assignait même le premier rang dans la hiérarchie des


LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

idées, puisqu'il en faisait, dans la pensée divine, le fonde-


ment de la procession des intelligibles.
Mais, encore une fois, si ces essences parvenaient à infor-
mer ensuite la matière, si le monde sensible était soumis
aux lois du nombre et de la figure, dont il était d'ailleurs
un pâle reflet, ce ne pouvait être par une application directe
de l'intelligence à l'étendue il fallait, de toute nécessité,
;

ménager la transition par l'intermédiaire de l'âme. Tant que


l'on persistait à voir dans l'étendue le dernier degré du
rayonnement de l'Infini, un affaiblissement, par suite, de
l'Etre originel, on ne pouvait admettre, entre elle et l'Intel-
ligence, un contact quelconque dont l'impureté eût souillé
celle-ci. Pourtant, n'était-ce pas à la matière, bien plus
rigoureusement qu'aux corps organisés, que s'appliquaient
les notions mathématiques entre elle et l'Intelligence, ne
;

semblait-il pas dès lors qu'il dût exister une affinité assez
profonde ? Une philosophie moins imbue de rationalisme
eût pu se dire que l'Intelligence, si bien adaptée à la matière,
représentait peut-être au fond, comme elle, une sorte de
chute de la vie et de l'âme, si bien qu'il valait mieux avouer
par une interversion fondamentale, que l'Idée était une
chute de l'Ame, plutôt que l'Ame une chute de l'Idée.
Mais, une telle hypothèse, l'intellectualisme ne pouvait h
concevoir. Plotin n'entrevit même pas qu'elle était pour
tant suggérée par le sentiment judéo-oriental de l'Infinit*
et de l'Ineffabilité divines il ne s'aperçut pas que c'étai
;

seulement à la matière, à l'infini d'ici-bas, que convenaien


les déterminations mathématiques, tandis que l'Infini d<

là-haut, le Dieu ineffable du panthéisme d'émanation, repu


gnait à tout mode de détermination par des concepts, à plu
forte raison par des nombres. La conséquence naturell
n'était-elle pas alors que nombre et détermination n
devaient apparaître que dans les dernières étapes de la pre
cessjon, en même temps que se dessinait peu à peu, dan
le rayonnement divin, la discontinuité de l'étendue mate

rielle ? Mais l'esprit grec avait eu trop d'emprise su


er
LIVRE I CHAPITRE II 55

Plotin : l'intellectualisation du devenir divin l'emporta


sur son ineffabilité. Dans la hiérarchie des Idées, à leur
tour, les essences mathématiques revendiquèrent le premier
rang le rationalisme géométrique n'allait pas s'arrêter là.
:

Plotin, en effet, avait dû faire appel à l'Ame pour main-


tenir la conciliation entre les deux tendances opposées sa ;

nature intermédiaire permettait encore de relier, par l'en-

tremise de l'imagination, les « figures » euclidiennes à


l'enchaînement de leurs propriétés. Mais lorsque Descartes
eut coupé définitivement le pont entre les deux domaines,
lorsqu'il eut montré que l'idée du cercle, par exemple, au
lieu d'être, comme Géométrie d'EucLiDE,
l'impliquait la
une véritable image, perçue en quelque sorte dans une
étendue imaginative, se ramenait en réalité à une relation
tout abstraite, alors le maintien de l'Ame n'eut plus désor-
mais sa raison d'être. Car c'était l'élimination totale du
point de vue de la qualité du moins, c'était la suppression,
;

au regard de la science nouvelle, de tout ce qui constituait


la vie et l'organisation, de ces « raisons séminales » dont
Plotin faisait le principe vital de l'individu sensible. Il ne
pouvait plus rester que deux termes en présence d'une :

part la matière, siège de relations purement quantitatives,


d'autre part une Pensée pure, susceptible de concevoir ces
rapports.
Mais comment échapper alors à la difficulté de l'an-
cienne théorie de l'Infinité divine, à l'impossibilité de laisser
la matière souiller l'Intelligence par un contact impur ?

Simplement en dépouillant cette matière de tout ce qui en


faisait la réalité vivante, de ses qualités en un mot. Tout
montré par l'exemple du morceau de cire, n'est,
cela, est-il
aux yeux de Descartes, que « qualités secondes », essen-
tiellement variables et temporaires, inaccessibles surtout
à la pensée. Une seule chose reste quand on a ainsi éliminé
de la notion de corps tous ces éléments étrangers à l'enten-
dement : c'est la notion purement intellectuelle et abstraite
de l'étendue, c'est l'étendue qui n'est ni chaude, ni froide,
56 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

ni sonore, ni colorée,mais qui est le substrat de ces diverses


qualités, parce qu'elle n'a précisément d'autre définition
que d'être le siège des rapports quantitatifs établis par la
géométrie nouvelle. Finies, désormais, ces conceptions du
vitalisme antique, sans signification pour l'entendement !

Héritage de l'émanatisme, elles ne sauraient trouver place


parmi les idées claires et distinctes, seules accessibles à
1 esprit. Il faut rayer à tout jamais cette vieille idée de
« hiérarchie », car la continuité qu'elle implique est en
opposition avec la tendance essentiellement déterminatrice
de l'intelligence, qui ne se meut à l'aise que parmi les idées
distinctes, c'est-à-dire précises, discontinues, aux contours
nettement définis et délimités.
La première réforme à opérer, par suite, est de bannir
la notion qui constitue, pour ainsi dire, le terme le plus
important de la hiérarchie, celui-là même que la pensée
antique avait dû conserver pour effectuer la soudure entre
le rationalisme grec et l'Infinitisme divin : la notion d'âme.
Comment équivoque qui la pose, tantôt
tolérer ce caractère
en fonction de l'intelligence pure, par sa partie supérieure,
tantôt en fonction de la matière pure, à laquelle elle commu-
que le mouvement par sa partie inférieure ? Il n'y a plus
désormais deux âmes ou deux fonctions de l'âme, il n'y a
plus qu'une seule âme, si tant est que l'on veuille même con-
server le terme: c'est l'âme rationnelle: (Cf. Lettre à Régius,
A.-T., m, 371) homine unica est, nempe ratio-
« Anima in
nalis ». D'ailleurs, le maintien du mot n'est qu'une conces-
sion à la terminologie habituelle, car ce n'est aucunement
la' troisième des hypostases plotiniennes que Descartes a

conservée mieux vaut donc, l'appeler, d'un nom nouveau,


:

la substance pensante, ou tout simplement la Pensée; n'est-


elle pas beaucoup plus semblable, en effet, à la seconde
hypostase ?

La révolution cartésienne est donc dirigée contre l'idée

antique de la hiérarchie continue des êtres. En même


temps qu'elle dépouillait l'étendue de ses éléments quali-
r
LIVRE l' CHAPITRE II 57

latifs, de ses éléments d'âme, elle dépouillait la pensée de


ces mêmes éléments. Aucun rapprochement n'était plus
concevable entre les deux termes : une fois qu'on avait
défini le corps par l'étendue géométrique, et l'âme par la
pensée pure, il devenait impossible d'établir entre eux un
contact ou, du moins, une transition quelconque. Une
seule voie restait ouverte : recourir à l'interprétation ana-
lytique que venait de créer la mathématique nouvelle ;
profiter de ce que la fonction de la pensée est d'exprimer
les rapports abstraits de l'étendue, pour ériger l'une en
traduction de l'autre. Voilà comment, à Vidée de hiérarchie,
se substituait désormais une idée nouvelle : Vidée de paral-
lélisme. L'étendue et la Pensée apparaissaient maintenant,
non plus comme échelonnées, mais comme parallèles. Le
problème de l'union de l'âme et du corps semblait posé par
3escartes sous une forme presque contradictoire, dont la
solution ne serait tentée qu'au prix des plus graves diffi-
cultés.
Mais ce qui obtenu en revanche, c'était le triomphe
était
de l'intellectualisme, l'universelle mathématisation de l'Uni-
vers ;et Descartes pouvait écrire avec orgueil « Ma :

jhysique n'est autre chose que géométrie. » (A. T., n,


3. 268.) Grâce à l'hypothèse du corps-machine, il pouvait
ajouter ma biologie l'est également. En réduisant la
:

matière à la seule notion de l'étendue géométrique, en sup-


primant tout principe actif et vital, il amenait le monde à
ne plus contenir que deux réalités d'une part, cette éten-
:

lue passive siège de rapports exclusivement quantitatifs ;

Je l'autre, une Pensée, elle aussi passive, dont les modifica-


ions se bornaient à dérouler, en les traduisant mathémati-
quement, la série des relations de l'étendue. Entre les deux
lotions, aucune continuité n'était possible, aucune coïnci-
ience chacune d'elles se suffisait à elle-même et pouvait
;

itre conçue indépendamment de l'autre c'est ce que Dés- :

ertes exprimait en disant quelles constituaient deux subs-


ances irréductibles.
58 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Le pivot du cartésianisme, en effet, est sa théorie de


substance. Renversant la tradition aristotélicienne de la

recherche de l'être, Descartes pose, en principe, qu'avant


de se demander « si l'être est », il faut se demander tout d'a-

bord « ce qu'il est». Ainsi s'affirme, dès l'origine, le postulat


intellectualiste. La justification de l'existence d'une chose
sera son intelligibilité, la clarté avec laquelle elle est conçue
par l'entendement. Dès lors, ce que l'entendement concevra
avec une clarté aura pas besoin de supposer
telle qu'il n'y

autre chose pour rendre raison de sa notion, cela existera


comme substance. Voilà pourquoi le point de départ du
système cartésien est l'acte du sujet pensant et comme, ;

dans cet acte, l'esprit atteint une réalité qui se conçoit indé-
pendamment de toutes les autres, cette réalité est une subs-
tance la substance pensante.
:

Pourtant Descartes ne va pas jusqu'au bout de sa con-


ception de l'indépendance logique de la substance. Par unt
restriction que ne semble pas exiger cette logique, il ajoute
« Pour entendre ce que sont des substances, il faut seule

ment que nous apercevions qu'elles peuvent exister san.


laide d'aucune chose créée. » (Principes i, 52.) En sort»
que l'indépendance de la substance n'est pas absolue ell< ;

ne s'affranchit pas de la subordination, à Dieu elle ne s» :

pose qu'en fonction des autres réalités créées. Mais il ei


résulte immédiatement que Dieu mérite aussi le nom d
substance même, son indépendance logique à l'égard d
;

toutes les autres choses est telle que la conception même d


sa notion entraîne, avec elle, la nécessité de son existence
en cela consiste l'argument ontologique. La substance divin*
une fois démontrée, en entraîne d'ailleurs une autre ca ;

il y a une troisième idée que l'esprit conçoit comme suffi

samment claire et distincte pour se poser en elle-même c


constituer une substance l'étendue. Sans doute, une tell
:

essence ne passerait pas d'elle-même à l'existence mais 1 ;

nécessité absolue qui forme le caractère privilégié de 1

substance divine, assure maintenant ce passage ; en sorl


LIVRE I
er
— CHAPITRE II 59

que trois substances sont finalement posées, possédant du


reste des degrés divers d'indépendance : la substance pen-
sante, la Substance divine, la substance étendue.

12. Pour définir d'un mot une semblable attitude philo-


sophique, il faut dire qu'elle substituait, à la prééminence
antique de l'être sur la connaissance, le point de vue stric-
tement intellectualiste de la prééminence inverse de la
connaissance sur Vêtre. N'était-ce pas vraiment, dans le
domaine de la pensée, un de ces bouleversements compara-
bles à ce quêtait, dans la géologie de Çuvier, une révolution
du Globe ? La victoire de l'intelligence géométrique sur la
pure contemplation de l'Ineffabilité divine brisait, cette
fois, toutes les conciliations antérieures, et rejetait résolu-
ment les antiques conceptions intermédiaires, qui s'étaient
efforcées de ménager encore quelque transition entre des
tendances aussi opposées. Pourtant, n'était-ce pas justement
ces notions conciliatrices qui avaient permis aux grands
organismes philosophiques de la période alexandrine et de
la Renaissance, de conserver encore une participation à la
vie originelle, en face de l'intelligence qui s'acharnait cha-
que jour à y introduire, avec la logique de ses idées claires,
la détermination et la mort ? Cette vie, en effet, ne la
devaient-ils pas à l'intuition de l'unité primitive, à l'Infinité
divine dont l'éternelle surabondance était la véritable raison
de l'existence des choses, la source profonde de l'apparition
de toute substance ?

Une première fois, en face de l'agression du rationalisme


grec, l'Infinitisme judéo-orintal, grâce à des transactions de
détail et à quelques modifications dans certains organes,
avait réussi à sauver l'organisme, sans briser tout à fait
la continuité à laquelle il devait le mouvement et la vie.
Par la hiérarchie qu'il maintenait toujours entre l'étendue
et Dieu en passant par la Pensée, il donnait la vie à toutes
deux, en les animant du rayonnement et de la procession
divines. Mais quand l'Intelligence eut revendiqué peu à peu
£ LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Le pivot du cartésianisme, en effet, est sa théorie de la

substance. Renversant la tradition aristotélicienne de la

recherche de l'être, Descartes pose, en principe, qu'avant


de se demander « si l'être est », il faut se demander tout d'a-

bord « ce qu'il est y). Ainsi s'affirme, dès l'origine, le postulat


intellectualiste. La justification de l'existence d'une chose
sera son intelligibilité, la clarté avec laquelle elle est conçue
par l'entendement. Dès -lors, ce que l'entendement concevra
avec une clarté telle qu'il n'y aura pas besoin de supposer
autre chose pour rendre raison de sa notion, cela existera
comme substance. Voilà pourquoi le point de départ du
•système cartésien est l'acte du sujet pensant et comme ;

dans cet acte, l'esprit atteint une réalité qui se conçoit indé-
pendamment de toutes les autres, cette réalité est une subs
tance : la substance pensante.
Pourtant Descartes ne va pas jusqu'au bout de sa con
ception de l'indépendance logique de la substance. Par un*
restriction que ne semble pas exiger cette logique, il ajoute
« Pour entendre ce que sont des substances, il faut seule

ment que nous apercevions qu'elles peuvent exister san


l'aide d'aucune chose créée. » (Principes i, 52.) En sort
que l'indépendance de la substance n'est pas absolue ell ;

ne s'affranchit pas de la subordination, à Dieu elle ne s :

pose qu'en fonction des autres réalités créées. Mais il ei


résulte immédiatement que Dieu mérite aussi le nom d
substance même, son indépendance logique à l'égard d
;

toutes les autres choses est telle que la conception même d


sa notion entraîne, avec elle, la nécessité de son existence
en cela consiste l'argument ontologique. La substance divin»
une fois démontrée, en entraîne d'ailleurs une autre es ;

il y a une troisième idée que l'esprit conçoit comme suff

samment claire et distincte pour se poser en elle-même <

constituer une substance l'étendue. Sans doute, une tell


:

essence ne passerait pas d'elle-même à l'existence mais ; 1

nécessité absolue qui forme le caractère privilégié de 1

substance divine, assure maintenant ce passage ; en sorl


LIVRE T' — CHAPITRE II ~M

que trois substances sont finalement posées, possédant du


reste des degrés divers d'indépendance : la substance pen-
sante, la Substance divine, la substance étendue.

12. Pour définir d'un mot une semblable attitude philo-


sophique, il faut dire qu'elle substituait, à la prééminence
antique de l'être sur la connaissance, le point de vue stric-
tement intellectualiste de la prééminence inverse de la
connaissance sur l'être. N'était-ce pas vraiment, dans le
domaine de la pensée, un de ces bouleversements compara-
bles à ce qu'était, dans la géologie de Cuvier, une révolution
du Globe ? La victoire de l'intelligence géométrique sur la
pure contemplation de l'Ineffabilité divine brisait, cette
fois, toutes les conciliations antérieures, et rejetait résolu-
ment les antiques conceptions intermédiaires, qui s'étaient
efforcées de ménager encore quelque transition entre des
tendances aussi opposées. Pourtant, n'était-ce pas justement
ces notions conciliatrices qui avaient permis aux grands
organismes philosophiques de la période alexandrine et de
la Renaissance, de conserver encore une participation à la
vie originelle, en face de l'intelligence qui s'acharnait cha-
que jour à y introduire, avec la logique de ses idées claires,
la détermination et la mort ? Cette vie, en effet, ne la
devaient-ils pas à l'intuition de l'unité primitive, à l'Infinité
divine dont l'éternelle surabondance était la véritable raison
de l'existence des choses, la source profonde de l'apparition
de toute substance ?

Une première fois, en face de l'agression du rationalisme


grec, l'Infinitisme judéo-orintal, grâce à des transactions de
détail et à quelques modifications dans certains organes,
avait réussi à sauver l'organisme, sans briser tout à fait
la continuité à laquelle il devait le mouvement et la vie.
Par la hiérarchie qu'il maintenait toujours entre l'étendue
et Dieu en passant par la Pensée, il donnait la vie à toutes
deux, en les animant du rayonnement et de la procession
divines. Mais quand l'Intelligence eut revendiqué peu à peu
ft) LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

son indépendance, quand elle eut définitivement posé, en


face de l'Etre et de la Puissance de Dieu, la suprématie
de sa fonction de connaissance, alors l'antique lien avec la
vie se trouva soudain rompu ce ne pouvait être que la
:

mort de la pensée philosophique.


De fait, en dépit de sa cohérence extérieure, de l'enchaî-
nement géométrique de ses diverses pièces, ce n'était guère
qu'un cadavre que présentait le cartésianisme toute vie :

vraiment profonde en avait abandonné un à un les organes.


Pouvait-il en être autrement dans un système où tout se
ramenait à un froid développement mathématique, à un
déroulement de fonctions dans l'étendue, et d'idées pures
et inertes dans la pensée ?

Plus d'activité, désormais, dans les deux substances


fondamentales seulement deux substrats immobiles éter-
:

nellement indépendants et inconciliables. La pensée est une


notion toute statique, incapable de rendre compte, par une
action quelconque, de la production des phénomènes men-
taux : c'est une conception de l'esprit, une idée claire et
distincte. La notion d'étendue est aussi statique que celle
de la pensée, c'est une idée claire encore, le substrat de
l'intelligibilité de la matière ; les deux substances sont des-
tinées à demeurer perpétuellement en repos, et si elles
paraissent manifester une certaine activité, cette activité
leur est surajoutée du dehors à la matière, sous forme de
:

mouvement donné par Dieu, à la pensée, sous forme de


volonté, la volonté étant conçue comme une faculté indépen-
dante de l'entendement, comme le seul lien qui unisse
l'homme à Dieu, en le faisant participer en quelque façon
de sa puissance. Seule, en effet, la volonté est infinie dans
l'homme, comme elle l'est en Dieu; par le pouvoir qu'elle
nous donne de répondre librement oui ou non à toutes les
questions, elle symbolise, dans l'esprit humain, l'acte divin,
essentiellement libre lui aussi, de la création de la vérité.
Mais, répétons-le, ce n'est là qu'une pièce surajoutée, une
sorte d'épiphénomène de l'entendement, la concession qu'il
livre I
er
— Chapitre ii 61

fallait tout de même pour réchauffer la froide


faire à la vie
armature conceptuelle de la doctrine, pour lui donner le
mouvement et l'action. C'était la revanche de l'être sur le
connaître, revanche bien faible d'ailleurs, car ce Dieu auquel
Descartes demandait d'animer, par sa volonté, la matière
et lesprit, il ne savait pas le concevoir autrement que du

point de vue de l'intelligence pure aussi n'établissait-il;

entre l'entendement humain et l'Entendement divin qu'une


différence de degré et non de nature, comme le nombre
trois, par exemple, diffère du nombre infini.

Il est vrai qu'une philosophie qui partait de l'esprit de

l'homme et de la suprématie absolue de sa connaissance,


s'interdisait, par avance, de prendre de Dieu autre chose
qu'une notion toute humaine. Dieu était seulement un
Entendement beaucoup plus extensif, capable de saisir,
dans le monde, des relations mathématiques infiniment plus
complexes que celles qui étaient accessibles au commun
des hommes. Il restait, avant tout, meilleur géomètre et
meilleur mathématicien mais, comme l'indiquait Gas-
;

sendi, il y avait moins de distance entre l'homme et Dieu


qu'entre un éléphant et un ciron. Comme nous sommes
loin de Spinoza et de sa fameuse comparaison de la science
humaine avec la Science divine Non seulement l'intelli- !

gence du Dieu de Spinoza diffère de celle de l'homme, plus


que l'éléphant du ciron, mais il n'y a pas plus de rapport
entre elles qu'entre le Chien, constellation céleste, et le chien,
animal aboyant. Cela suffit à marquer, dès maintenant, la
distance qui va séparer les deux systèmes, et aussi l'effort
de Spinoza pour rendre à l'organisme cartésien la vie qui
lui manquait, en puisant cette vie à la source originelle, à

la puissance de l'Etre infini.

Déjà, cependant, Descartes avait senti ce besoin d'en


appeler à « l'être » pour rendre raison du « connaître » ;

il avait compris que de le fait la substance


« concevoir »

comme se suffisant à elle-même et n'ayant besoin d'aucune


autre chose pour exister, n'était pas un critérium absolu
(V> LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

susceptible de justifier son existence: il avouait la nécessité


de recourir à Dieu, pour gonfler dame et de vie la notion
toute statique de la substance. Après l'avoir définie du
point de vue de son intellectualisme: une chose qui est
«

capable d'exister par soi», il est obligé d'ajouter, quand il


veut passer du domaine de la connaissance à celui de l'être:
« une chose qui ne peut exister que si elle est créée par
Dieu ». (Cf. IIP Médit. A. T., t. ix, p. 35, et Abr. des Médit.,
p. 10) et dans les Principes de la Philosophie il va jusqu'à
reconnaître « qu'à proprement parler, il n'y a que Dieu qui
soit véritablement substance ». (Princ. § 51). La notion de
substance, en d'autres termes, « n'est pas univoque au
regard de Dieu et des créatures ».

Ainsi, au sein du cartésianisme lui-même, se manifestait


déjà la désadaptation de la pensée philosophique, par suite
de brusque rupture d'équilibre que venait de produire la
la
victoire de l'intelligence sur la vie, du principe de la déter-
mination conceptuelle sur l'ineffabilité et le caractère
insondable.de l'Etre vrai. Que fallait-il, dès lors, pour insuf-
fler à l'organisme une vie nouvelle ? amplement réintégrer

dans la substance, l'élément de puissance que Descartes en


avait éliminé. Il fallait voir que la notion de substance n'im-
pliquait pas seulement un rapport de sujet à attribut, une
relation rien qu'intelligible entre un substrat immobile et
des propriétés en quelque sorte géométriques, mais un rap-
port de cause à effet entre une activité vivante et produc-
trice et les résultats de sa causalité dynamique. Il fallait,
en un mot, à la place du point de vue statique qui était
celui de la philosophie scientifique nouvelle, restituer l'an-
cien point de vue dynamique qui avait été celui des systè-
mes vraiment vivants de l'Antiquité, de ceux qui deman-
daient à l'intuition de l'Infinité divine et de sa surabondance
le secret de la production des êtres de l'Univers. Le Carté-
sianisme devait mourir, parce que la révolution dont il était
issu l'avait détaché de la source même de la Vie.
LIVRE II

L'Evolution Ontogénétique.

CHAPITRE PREMIER
Le Thème directeur de l'Adaptation.

13. Après un semblable bouleversement de la pensée, il

fallait procéder, ainsi que le pensait Cuvier à une création


nouvelle, du moins à une réadaptation. Il fallait reconnaître
que la puissance d'exister n'appartient pas à « ce qui peut
être connu par soi mais à ce qui possède réellement le pou-
»

voir de se produire soi-même. Telle était la véritable con-


ception de l'indépendance, et la définition de la substance.
En d'autres termes, au lieu de se définir par le « substrat »,

la substance, comme
Dieu de l'Infinitisme antique, devait
le

se définir par la causalité ou la force* par la fécondité créa-


trice, ou, comme le disait Plotin, par la surabondance. A

cette condition seulement, la pensée retrouverait sa vie


perdue.
Spinoza le comprit, et ce fut sur cette critique de la subs-
tance et ce retour au souffle judéo-oriental, qu'il édifia sa
philosophie. Or, un tel changement d'orientation, il ne
pouvait mieux le marquer que par la façon justement dont
il commençait son Ethique, en posant, avant même la défi-
nition de la substance, la notion de la « causa sui ». De la
64 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

sorte, il pouvait définir ensuite la substance : « ce qui est


en conçu par soi », parce que le second caractère,
soi et est
« est conçu par soi », au lieu d'être présenté, ainsi que dans

le cartésianisme, comme la condition du premier, appa-

raissait maintenant au contraire comme sa conséquence.


Par un renversement du point de vue cartésien, l'être rede-
venait le fondement et la raison de la connaissance avant :

d'être « conçue par soi », la substance « était en soi », à la


façon d'une « causa sui ».
Est-ce à dire que Spinoza se bornait à abandonner Des-
cartes, pour revenir tout simplement au thème antique, à
la conception plotinienne de l'Infinité divine, et à la hiérar-
chie de la procession qu'elle semblait devoir entraîner à sa
suite Ce serait oublier que le temps influe sur tout ce qui
?

est vivant, et qu'aucune pensée, pas plus qu'aucun orga-


nisme, ne peut remonter le cours du temps, pour revenir
coïncider avec sa source. Une atmosphère nouvelle s'était

créée, qui imposait à l'esprit certaines attitudes et certaines


façons de voir nouvelles. Spinoza retournait à l'idée
Si
judéo-orientale de la Divinité, il ne pouvait, pour autant,
faire table rase des innovations cartésiennes, surtout de la
conception paralléliste de l'étendue et de la pensée, que
venait d'introduire la mathématisation générale de l'Uni-
vers. Au lien de causalité qui unissait jadis l'âme et le corps,
elle substituait maintenant un rapport de correspondance ;

l'intégralité de la substance pensante devenait parallèle à


l'intégralité de la substance étendue. Par là, l'étendue se
dégageait des bas-fonds ténébreux où la laissait plongée
l'émanatisme plotinien, pour s'élever au niveau même de la
pensée, au même rang que cette dernière ainsi l'exigeait
:

la Géométrie analytique. Contester la valeur et la place


nouvelles de retendue, n'était-ce pas contester la valeur et
la fécondité absolues de la méthode mathématique ?

Mais voici qu'une conséquence surgissait, aussi singu-


lière qu'inattendue du moment que la pensée et l'étendue
:

étaient mises sur le même rang, les rapports de Dieu avec


LIVRE II CHAPITRE PREMIER 6&

l'étendue allaient devenir les mêmes que les rapports de


Dieu avec la pensée. Comme on était amené, enfin de compte,
à fonder les mathématiques en Dieu, c'est-à-dire à le consi-
dérer comme l'Entendement suprême capable de penser
toutes les relations quantitatives de l'étendue, ne fallait-il
*pas, de toute nécessité, mettre cette étendue en Dieu ?
Sans doute, Descartes n'avait pas formulé explicitement
une conclusion aussi paradoxale mais la tendance natu-
;

relle de son système y conduisait invinciblement ses suc-


cesseurs. Le cartésianisme, en effet, impliquait une concep-
tion de la Divinité que n'avait pu connaître aucune des
doctrines de l'Antiquité. Après Plotin, le Christianisme
avait emprunté à la tradition judaïque, pour la transmettre
à l'Occident, la notion du Dieu Infini et Parfait c'est celle :

que Descartes accueillit dans sa philosophie. Mais, au


contact de son intellectualisme, les mots se recouvraient
d'un sens nouveau. S'il est vrai qu'Infinité, contrairement
à l'esprit grec, était synonyme de perfection, cette perfec-
tion, en revanche, semblait 'toujours se poser en termes
logiques, comme dans le rationalisme de Platon ou
d'ARiSTOTE. Avant d'être le Créateur de la Genèse, le Dieu
de Descartes est géomètre et mathématicien aussi n'est- ;

il plus l'Etre ineffable et Tout-Puissant, mais le parfait


calculateur ; moins peut-être sa fécondité créatrice
c'est
qui est inépuisable que son Entendement et sa Science il :

est le plus parfait des géomètres, parce qu'il connaît toutes


les relations qui existent dans l'étendue. Et Leibniz suren-
chérira encore : non seulement il connaît toutes les rela-
tions existantes, mais encore toutes les relations possibles,
toutes celles qui pourraient exister.
Un tel Dieu est évidemment personnel ; mais, ici encore,
les mots ont-ils conservé le même sens ? Il s'agit cette fois
d'une « Conscience personnelle », c'est-à-dire d'un sujet de
connaissance, d'un Entendement individuel. Mais quelle
différence avec la personnalité de Jahveh Car ! il était per-
sonnel aussi, le Dieu des anciens Hébreux î II était la
66 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

personnalité la plus riche, la plus pleine, la plus féconde,


la plus jalouse même qui soit au Monde ! Mais il était

Toute-Puissance bien plutôt qu'omniscience, et quand il


disait, en parlant de son Infinité « Je suis Celui qui est »,
:

c'est peut-être moins sur la première partie que sur la


seconde qu'il mettait l'accent; il insistait davantage sur
l'Immensité sans bornes de son Etre objectif que sur la
conscience subjective de son Individualité.
Ne soyons pas étonné d'une semblable nuance. Le pas-
sage de l'objet au sujet, aussi bien dans le développement
de l'humanité que dans l'histoire de l'individu, est un pro-
cessus qui n'apparaît qu'assez tard dans l'évolution il ;

implique une sorte de déchirement dans l'être, un détache-


ment de la conscience, analogue à ce qui se produit chez
l'enfant, quand son moi semble se séparer de la réalité
objective extérieure. Ainsi en allait-il de la pensée antique
par rapport à la pensée moderne. L'Ame platonicienne est
de la nature de l'Idée ; elle est une sorte de « chose »,

comme Pensée suprême d'ARiSTOTE, qui se pense elle-


la
même, est plutôt objet que sujet de connaissance.
Mais la substitution du point de vue de la quantité à
celui de la qualité dans la science cartésienne, entraînait le
détachement et l'apparition de la conscience, car une
relation quantitative n'existe que pour un sujet qui la
conçoit en sorte que l'entendement, en devenant la faculté
;

d'établir des rapports, laissait évidemment en dehors de lui,,


comme une réalité étrangère, les termes entre lesquels il
établissait ces rapports. L'Antiquité, qui concevait la ratio-
nalisation des choses sur le type du concept qualitatif,
c'est-à-dire de l'objet, plutôt que sur le type de la relation
quantitative ne pouvait par suite qu'ignorer un tel point
de vue.
L'entendement cartésien, au contraire, était un entende-
ment-sujet, et son Dieu, nous l'avons vu, n'était autre chose
que ce même entendement humain, doué seulement de
facultés infiniment plus étendues. Ce Dieu tout anthropo-
LIVRE II CHAPITRE PREMIER 67

morphique n'était qu'une extension de la personnalité


humaine, une Conscience où toutes les idées confuses se
transposaient en idées claires, mais qui demeurait toujours
accessible à l'esprit humain, puisqu'il suffisait de prendre
les qualités qui sont dans l'homme en les élevant à l'infini.

14. Qu'âllait-il arriver, dès lors, quand la philosophie de


Descartes serait aperçue par un penseur imbu, par avance,
d'une conception tout orientale du Dieu infini, d'un Dieu qui
écrase l'homme par sa Toute-Puissance insondable, plutôt
qu'il ne le domine par sa Science? quand le Jahveh biblique,
en d'autres termes, serait envisagé à travers l'intellectua-
lisme cartésien ? Nous avons déjà vu ce qu'avait donné,
chez Plotin, la notion orientale de l'Infinité divine, inter-
prétée à la lumière du rationalisme grec, c'est-à-dire des
Idées-choses, de la Pensée-objet d'un Platon ou d'un
Aristote. On aboutissait aux vo^xà, à la détermination, par
trois hypostases, de l'Infinité des Puissances intermédiaires,
non pas même comme la der-
à la conception de l'étendue,
nière hypostase, mais comme une chose informe et téné-
breuse, le degré ultime du rayonnement de l'émanation.
Demandons-nous maintenant ce qui allait arriver quand,
partant de cette même Infinité divine déjà aperçue une
première fois à travers la Pensée-objet des Grecs, on la
considérerait, dans une deuxième réfraction, à travers la
pensée-sujet de Descartes, par suite à travers la concep-
tion correspondante de l'étendue ?

Cette deuxième réfraction, essentiellement originale, on


le voit, puisque jamais elle n'avait pu apparaître encore
dans l'histoire de la philosophie, ce fut la « vision spino-
ziste ». Tout l'effort de Spinoza fut d'interpréter dans l'es-
prit cartésien, en tenant compte de la notion nouvelle de
l'étendue et aussi de la pensée, l'Infinitisme divin ou plutôt
le mélange d'Infinitisme et de Personnalité divine qui cons-
tituait, à proprement parler, la tradition judéo-orientale.

De cette tradition, Philon et Plotin avaient présenté une


68 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

transposition initiale dans le rationalisme grec ; et la


Scolastique juive avait continué leur œuvre et leur orien-

tation à travers tout le Moyen-Age. Deux systèmes surtout


incarnaient à ce moment deux systèmes
la transposition,
dont s'était nourri profondément Spinoza. Le courant juif,
passant à travers le rationalisme d'ARiSTOTE, avait donné
la philosophie de Maïmonide, comme, à travers le rationa-
lisme de Platon, il venait de produire la philosophie de
Léon L'Hébreu.
C'est d'une telle réfraction de la source primitive que
partit Spinoza. Mais le fait même qu'il y avait eu précé-
demment réfraction, montre assez combien il serait faux de
se demander si ce dernier philosophe est un disciple direct
soit de Maïmonide, soit de Léon L'Hébreu, à plus forte
raison de chercher, comme l'ont fait certains interprètes,
à le immédiatement d'ARiSTOTE ou de Platon.
dériver
Spinoza ne pouvait être ni l'un ni l'autre, pour cette raison
bien simple que le même motif qui, dès l'origine, l'avait
séparé de Descartes, avait séparé radicalement, avant lui,

les deux penseurs juifs de leur modèle grec correspondant.


Ce. que Maïmonide eût reproché à Aristote, comme Léon
L'Hébreu à Platon, n'était-ce pas justement ce que Spi-
noza, au rapport de Tschirnhaus, reprochait à Descartes,
d'avoir commencé par l'esprit, au lieu de commencer par
Dieu? Là-dessus, l'auteur de l'Ethique ne pouvait se séparer
de ses initiateurs juifs ni abandonner leur postulat il en :

faisait, au contraire, le point de départ de sa propre spécu-

lation. Seulement, cette première synthèse, il allait être


amené à l'accommoder à la nouvelle ambiance philosophi-
que, dont le cartésianisme venait d'imprégner la pensée,
car le point de vue mathématique de Descartes imposait
à tous les problèmes anciens une forme nouvelle qui en
modifiait profondément la solution. Il substituait désormais
le parallélisme de la pensée et de l'étendue à l'infériorité
de cette étendue, que réclamait justement la tradition anti-
que. De par sa conception géométrique de l'Univers, Des-
LIVRE II CHAPITRE PREMIER 69

cartes devait placer l'étendue en Dieu, du moins la mettre,


au regard de Dieu, sur le même rang que la pensée. L'Infini-
tisme divin, au contraire, et la perfection non plus logique
mais ineffable du Dieu premier, défendait de souiller cette
perfection par le contact d'une étendue, si mathématique
fût-elle.

La position apparaissait, d'emblée, comme nettement


contradictoire. Mais Spinoza ne pouvait manquer, d'autre
part, de chercher à tout prix un terrain de conciliation.
Tout concourait à l'y amener. D'un côté, au souffle hébraï-
que de la synagogue, la Toute-Puissance de Jahveh, sa
Personnalité débordante combinée avec son Infinité ineffa-
ble, n'avait cessé de demeurer à ses yeux un postulat, un
acte de foi, une catégorie vitale de son. esprit. Mais, en pré-
sence de la découverte cartésienne et de s«s merveilleux
résultats, il en revanche, fasciné même, comme
était séduit,
les meilleurs penseurs de l'époque, par les vertus démons-
tratives de la méthode nouvelle. Lui aussi se demandait
comment, sur des bases si solides, on n'avait rien fondé de
plus assuré. Il se disait que rien de ce qui était vrai ne devait
pouvoir échapper à un raisonnement mathématique. Or la
Toute-Puissance de Dieu était la Vérité même, le Dogme
par excellence rien au monde n'était en dehors de son
;

Infinité ne devait-on pas, dès lors, pouvoir démontrer


;

mathématiquement, à la fois, son existence et l'expansion


de sa causalité ? Ne devait-on pas, en d'autres termes, prou-
ver géométriquement que la substance infinie existait
nécessairement, et que, d'elle, découlaient toutes les exis-
tences de l'Univers ? Cette extase des Alexandrins, cette
vision ineffable du Dieu biblique, n'allait-elle pas être éta-
blie désormais par un raisonnement irréfutable Et ce ?

salut individuel, cette éternité qui hantait son âme, Spinoza


L'allait-il pas immédiatement la vivre ? Ne serait-il pas cer-

tain, cette fois, de l'avoir atteinte, puisqu'il lui serait possi-


ble d'en donner une démonstration mathématique ? Dépas-
sant, certes, Plotin et Maïmônide, il pourrait dire qu'il
7Q LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

avait atteint l'Essence de Dieu ; il pourrait le prouver


« more geometrico ». Quel couronnement pour sa vie et

pour sa doctrine !

Or, pour un philosophe imprégné de cartésianisme, ce


retour à la pensée alexandrine était une entreprise difficile
entre toutes. Pour adapter l'idée ancienne aux nouvelles
conditions, d'existence, il fallait des organes nouveaux, en
tout cas un usage nouveau d'organes anciens. L'organisme,
d'ailleurs, ne se trouverait certainement pas adapté du pre-
mier coup ; après les tiraillements et les contradictions,
inséparables d'un changement aussi brusque, ne faudrait-il
pas une lente accommodation et une élaboration profonde
de la pensée ? La difficulté la plus grande ne serait-elle pas
surtout d'enserrer la vie initiale dans les pinces de la déduc-
tion géométrique le mécanisme cartésien n'allait-il pas
;

tuer à sa source l'Infinie Fécondité créatrice de Jahveh ?


Car il ne faut pas oublier que si Descartes partait de l'es-
prit, c'est-à-dire du principe de la déduction mathématique,
Spinoza partait de Dieu, c'est-à-dire du principe même de
la vie et de la libre surabondance.
Il en résultait que la tâche la plus délicate serait le pas-

sage de Dieu au monde. Nous avons vu comment la philo-


sophie antique avait résolu le problème Dieu, ou les Idées
:

dont il est la synthèse, représente en quelque sorte, concen-


trées dans une immobilité éternelle, les choses qui changent
dans le monde son Eternité est la réalité véritable, et c'est
;

l'apparition de la matière qui engendre ou qui déclenche le


devenir ; c'est la matière qui fart que les Idées ne peuvent
pas rester immuables, que la forme est impuissante à se
réaliser en acte. Par la matière, s'opère la rupture d'équi-
libre initiale, qui précipite l'être vrai dans le devenir, c'est-à-
dire dans une forme d'existence inférieure, dont le principe,
qui est désormais le temps, ne représente plus, suivant la
forte expression du Timêe, qu'une « image mobile de l'éter-
nité ». De même, dans la conception émanative des Alexan-
drins, puisque le monde découle de Dieu, la durée, comme
LIVRE II CHAPITRE PREMIER 7t

l'étendue, un affaiblissement de l'éternité. C'est la


est
matière seule, la GXr, qui marque dans la pensée antique,
,

l'écart entre l'éternité et le temps, entre Dieu et le Monde.


Or voici que cette matière, cette pure « potentialité » de
Platon et d'ARiSTOTE, Descartes semble l'avoir éliminée
pour toujours. Elle est devenue, une fois dépouillée de ses
qualités, une étendue géométrique, c'est-à-dire une subs-
tance qui, au regard de Dieu, est parallèle à la pensée.
Comment va-t-on expliquer, dès lors, le passage de « l'es-
sentiel » à « l'accidentel », de l'Eternité de Dieu au devenir
du Monde ? Comment accommoder la notion cartésienne de
l'étendue avec le rôle qu'elle jouait dans l'Antiquité, quand
elle expliquait justement cette transition de l'éternité au
temps, de l'essence immuable à l'existence changeante,
perpétuellement mobile dans la durée ?
Ce sera le problème capital que Spinoza aura à résoudre ;

ce sera le « de son système. Quelle conception fau*


pivot »

dra-t-il désormais se faire du Dieu Tout-Puissant de la


tradition judaïque, pour replacer en lui l'étendue de la
matière, — car sa Toute-Puissance exclut la présence, en
dehors de lui, d'une forme quelconque de la réalité, et —
faire, en même temps, que cette étendue continue à rendre
compte de l'affaiblissement de l'Essence divine dans l'acte
de la Création? D'une façon plus précise, — car on ne sau-
rait trop insister sur un point aussi capital — : il s'agit
d'adapter la conception alexandrine de l'étendue, affaiblis-
sement de l'Essence divine, et rendant raison, par là, du
passage de Dieu au monde, ou encore de l'éternité à la
durée, avec la notion cartésienne de l'étendue, lieu et siège
des rapports mathématiques dans l'Entendement divin.
D'une part, en effet, la notion tout anthropomorphique
du Dieu cartésien de l'entendement, exigeait que pensée et
étendue fussent parrallèles à ses yeux, d'autre part, l'Infi-

nité du Dieu judéo-oriental reléguait cette étendue bien loin


de lui, au degré le plus lointain de son rayonnement. Pour-
tant, si éloignée qu'elle fût de son Essence dans l'échelle
72 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

de la procession, l'étendue devait faire partie de son exis-


tence le postulat de l'Infinité défendait de concevoir, con-
,:'

trairement à l'affirmation courante de Descartes, qu'au-


cune réalité substantielle pût exister et trouver place en
dehors de Dieu.
Telle était la position contradictoire qui s'offrait à Spni-
noza : dans l'éternité de son
mettre l'étendue en Dieu,
Essence, et en faire en même temps le domaine des choses
créées, finies et temporelles, c'est-à-dire la reléguer au
terme de sa procession, comme le périssable par rapport à
l'éternel. Le problème était, en d'autres termes, la transpo-
sition, en panthéisme mathématique, de l'ancien pan-
théisme d'émanation. Le point de vue de l'émanation impli-
quait une hiérarchie des êtres, qui permettait de maintenir
jusqu'au bout la vie originelle, en l'irradiant dans des puis-
sances de plus en plus obscures le point de vue mathéma-
;

tique, au contraire, substituait à cette hiérarchie un parallé-


lisme qui en brisait la fécondité vivante. Il fallait pourtant
réadapter l'organisme, rendre à la pensée cette vitalité qui
lui échappait Spinoza essaya de tenter cette adaptation,
:

de concilier Descartes et Plotin.

15. Nous allons voir qu'il y parvint par l'idée d'une


double émanation. En premier
pour satisfaire le point
lieu,
de vue judéo-oriental de la Toute-Puissance de Jahveh, on
allait assister à une sorte de création de Dieu par lui-même,

à un déroulement de son Existence dans l'éternité, à partir


de son Essence ce déroulement en laissait s'écouler une
:

infinité d'attributs, qui s'échelonnaient à partir de la


Pensée, et dont le dernier ne pouvait être que l'étendue.
Mais Dieu ainsi obtenu n'était, en somme, qu'un Dieu-
le

objet, « Celui qui est » dans sa Toute-Puissance, son pre-


mier attribut, la Pensée, n'étant encore, comme la No^iç
oT;<yew; de l'Antiquité, qu'une Pensée-objet, non une Pensée-
v
sujet.
Pour retrouver la Penséersujet, c'est-à-dire justement
LIVRE II CHAPITRE PREMIER 73

l'Entendement cartésien, il en quelque façon, déta-


fallait,

cher le sujet de l'objet, par une sorte d'acte analogue à


celui qui, dans l'être humain, fait apparaître la personna-
lité consciente. A ce second processus correspondait la
production, par la Nature naturante, de la Nature naturée:
Le point capital en détachement d'un Entendement-
était le
sujet, le Dieu-Conscience de l'intellectualisme cartésien, le
Mode privilégié que Spinoza appelle Y Intellect-Infini ou
le Fils de Dieu, et qui est destiné à servir de fondement à

l'intelligibilité des choses, conformément au point de vue

nouveau de la mathématique de Descartes.


Or, si l'on y regarde de près, c'est la première procession
qui suffit à rendre raison de l'autre. Sans doute, au regard
de l'Intellect-Sujet de la Nature naturée, la hiérarchie des
attributs, dans la procession de l'Essence divine, se trans-
pose immédiatement en un parallélisme mathématique;
mais il n'en est pas moins vrai que la raison de l'apparition
de cet Intellect est la nécessité de poser, comme l'indiquait
Descartes, un sujet de Conscience susceptible de penser
les rapports quantitatifs dans l'Etendue divine. D'un autre

côté, maintenant, l'apparition de l'Intellect-Infini a entraîné


le déclanchement de toute la Nature naturée, c'est-à-dire,

comme nous le verrons, d'un immense organisme qui se


déroule en hiérarchie dans le temps les éléments ultimes
:

en sont précisément des fragments de l'étendue matérielle,


c'est-à-dire d'une étendue qui, de degré en degré, a procédé,
à titre de mode, à partir de l'Etendue-attribut originelle.
N'est-ce pas la preuve, que l'Etendue-attribut devait
occuper, dans la hiérarchie de la Nature naturante, le même
degré inférieur qu'elle occupe dans la hiérarchie corres-
pondante de la Nature naturée ? N'est-ce pas assez dire aussi
que c'est à la place inférieure de l'Etendue-attribut, que la
Nature-naturée doit de se dérouler de plus en plus dans le
temps, en modes toujours plus finis et périssables, jusqu'à
ces modalités ultimes de l'étendue qui représentent le
dernier degré de l'abaissement des êtres, et dont l'existence
74 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

essentiellement changeante et transitoire n'a d'autre fonde-


ment que sa participation lointaine à l'éternité de l'Etendue-
attribut ?

Nous revenons ainsi à l'idée antique : Dans le panthéisme


mathématique de Spinoza, comme dans l'émanatisme
alexandrin, la matière demeure, en définitive, la raison
cachée qui rend compte du passage de l'éternité au temps
ou de l'essence à l'existence. Au sein de la Nature natu-
rante, elle rend compte de l'abaissement progressif des
attributs dans la Procession de l'Existence éternelle de
Dieu mais cet abaissement dans l'éternité, à son tour, se
;

transpose, dans la Nature naturée qui en découle, en un


abaissement de l'existence dans la durée, sous des formes
de plus en plus limitées et périssables.
Telle est, semble-t-il, la façon dont Spinoza a cru pouvoir
opérer la conciliation et résoudre le problème. Le point de
départ est l'idée d'une double procession, dont l'une est la
raison et fondement de l'autre
le :

1). Dans un premier moment, l'Essence de Dieu engen-


dre son Existence, en laissant découler d'elle une infinité
d'attributs disposés en hiérarchie.
Dans un second moment, l'Existence de Dieu produit
2).
celle du monde, en laissant découler, à son tour, de chacun
de ces attributs, les modes correspondants de la Nature
naturée, nécessairement échelonnés par là suivant ïa
même hiérarchie.
Examinons successivement ces deux processus, et deman-
dons-nous si leur synthèse constituait bien un organisme
viable et suffisamment adapté, susceptible de redonner la
vie à la pensée philosophique.
CHAPITRE H
La détermination de l'Etre originaire-

L'Essence divine
et son passage à l'Existence.

16. « La philosophie vulgaire commence par les créa-


Descartes par l'esprit humain, mais celle de
tures, celle de
Spinoza par Dieu ». Telle est la façon dont nous avons
défini, par opposition à l'intellectualisme cartésien, la
méthode spinoziste. Cette méthode, nous le savons, avait
sa source profonde dans l'inspiration judaïque de la doc-
trine, dans le sentiment inné de l'infinité divine qui animait
par avance son fondateur. Voilà pourquoi certains modes
de démonstration manquent parfois de précision, précisé-
ment parce que deux procédés fondamentaux s'y enchevê-
trent à tout moment.
D'une part, Spinoza est en quelque sorte idéaliste, en ce
sens que la pensée demeure la seule route qui nous per-
mette d'appréhender l'être il est d'ailleurs trop pénétré
:

de l'éducation cartésienne pour séparer la vérité de la


conception des idées claires. Mais, d'autre part, un dogma-
tisme absolu reste le point de vue qu'il n'abandonnera
jamais : la prédominance de l'être sur la connaissance
s'impose à son esprit, dès l'origine,avec la netteté et la
vigueur d'un axiome. JDieu^ l'Etre souverainement réel, en
dehors de -qui --neii-jQLjgûste^ sWfirme par sa~^Tbute-Puis-
sance, J^ri„âyant^ dN|jbre_^aisi par l'entendement. Aussi tout
l'effort de Spinoza sera-t-il de substituer à la philosophie

cartésienne de l'entendement, sa propre philosophie de


76 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

son dogmatisme substantialiste, qui n'est à ses yeux


l'être,

qu'une expression du dogme traditionnel de l'Infinité de j

Dieu. j

du point de vue idéaliste, issu du


Cette distinction carte- I

sianisme, et du point de vue dogmatiste, hérité de la tradi-


]

tion judéo-orientale, est le point de départ de toute inter- I

prétation du spinozisme. C'est pour avoir considéré l'un ou I

l'autre exclusivement que


plupart des interprètes ont été
la I

conduits à voir dans Spinoza, soit un pur cartésien, soit |

un penseur absolument opposé à Descartes. En réalité,

comme nous l'avons déjà indiqué, les deux points de vue,


loin de s'exclure, se concilient parfaitement ; seulement
ils correspondent à deux moments successifs dans la créa-
tion des divers organes de la pensée spinoziste. Le point de
vue du connaître est évidemment premier pour l'entende- |

ment humain mais il n'apparaît que dès l'instant où


;

l'Intellect-sujet, en se détachant du Dieu-objet, a donné


naissance à la Nature naturée et à son écoulement de la
Nature Naturante. Eii revanche, du point de vue de la
Nature naturante, c'est-à-dire de l'objet, l'affirmation du
dogmatisme absolu est fondamentale la position de Yêtre,
:

indépendamment de la connaissance que nous en prenons,


est première en soi, elle a lieu une fois pour toutes, à l'ori-
gine du système, dans l'absolu.
Tel est le sens de l'opposition que Louis Meyer établit,
dans la Préface des Principes de Philosophie cartésienne,
entre ce qu'il appelle la méthode analytique et la méthode
synthétique Descartes distingue à la fin de la
: « Réponse
aux Deuxièmes Objections, deux sortes de démonstration
apodictique, lune par Analyse, qui montre la vraie voie
par laquelle une chose a été inventée méthodiquement, et
comme a priori ; l'autre par la synthèse qui se sert d'une
longue suite de définitions, de demandes ou d'axiomes, de
théorèmes et de problèmes, afin que, si on lui en nie quel-
ques conséquences, elle fasse voir comment elles sont
contenues dans leurs antécédents, et qu'elle arrache ainsi
LIVRE II CHAPITRE II 77

le consentement au lecteur, tout obstiné ou opiniâtre qu'il


puisse être.
«Bien que, dans l'une et l'autre manière de démontrer,
se trouve une certitude s'élevant au-dessus de tout risque
de doute, elles ne sont cependant pas toutes les deux égale-
ment utiles et commodes pour tous. Car la plupart des
hommes, n'étant pas versés dans les sciences mathémati-
ques, et ignorant ainsi complètement et la méthode par où
elles sont exposées (Synthèse) et celle par où elles sont
inventées (Analyse) ne peuvent ni saisir pour eux-mêmes,
ni expliquer aux autres les choses apodictiquement démon-
trées dont il est traité dans ces livres... Pour leur venir en
aide, donc ^souvent désiré qu'un homme, également
j'ai

exercé à l'ordre Analytique et au Synthétique, très familier


avec les ouvrages de Descartes, et connaissant à fond sa
philosophie, voulût bien se mettre à l'œuvre, disposer dans
l'ordre synthétique ce que Descartes a présenté dans
l'ordre analytique et le démontrer à la façon de la géomé-
trie ordinaire. (Préf. des Pr. de Phil. Cartes. V.-L., t. m,
p. 109, tr. A pp. I, p. 295).
Voilà donc, sur le principe même de sa méthode, Spinoza
nettement opposé à Descartes. Descartes en effet, dans ses
Réponses aux 2 es objections, insistait particulièrement sur
la supériorité de la méthode analytique, surtout pour ce
qui regarde la métaphysique or cette analyse était celle
;

que mettait en jeu son « Algèbre » philosophique, par oppo-


sition à la méthode synthétique d'EuCLiDE et des Anciens,
qu'il rejetait comme insuffisante.
Que au contraire Spinoza ? Il prétend retourner au
fait
point de vue des Anciens « Cela revient à ce qu'ont dit les.-
:

Anciens que la ~V4^ie~~^ence_ p™^


: -

effejts » (Int. Em. V.-L., t. i, p. 27. App. 1, p. 266). Là est

justement le sens profond de la méthode spinoziste si elle ;

consiste plutôt dans une synthèse, c'est que le point de


départ de la synthèse est moins une idée pure et abstraite
qu'un être doué de causalité. Arrêtons-nous un instant sur
80 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

autre chose que des concepts, parce que les données du


problème se réduisaient, en fin du compte pour lui, d'une
part à l'idée claire de la pensée, d'autre part à l'idée claire
de l'étendue, et qu'entre ces deux idées
ne pouvait y il

avoir aucune commune mesure, il demeurait impuissant à


rendre compte, en quelque façon, de leur correspondance.
La notion cartésienne de Yexplicabilité, en effet, en
ramenant tout le réel à des idées claires et distinctes, impli-
quait que chaque ordre de choses ne pouvait être rendu
explicable qu'en le rattachant à son idée les phénomènes :

de la pensée à l'idée de la pensée, les phénomènes de l'éten-


due à l'idée de l'étendue. Pour expliquer» il faut définir,
c'est-à-dire disjoindre, désunir, isoler dans les limites d'une
idée claire. Comment, dès lors, la jonction de deux idées,
leur union intime pourrait-elle devenir intelligible ?
Ainsi en va-t-il de l'âme et du corps : leur union, par
hypothèse, échappe à toute explication ; elle est un fail

irréductible, dont on ne saurait rendre raison, pas plus qu*


l'on ne saurait expliquer, du point de vue même de la phi-
losophie cartésienne, cette correspondance de la géométrit
et de l'algèbre qui constitue précisément la géométrie analy
tique. L'imagination déroule dans son plan les figures géo
métriques, l'entendement, daus le sien, les fonctions algé
briques, mais les deux domaines restent parallèles et ni
peuvent à aucun moment interférer le mécanisme intimi
:

de leur union est aussi inexplicable que l'union de l'âme e


du corps, si bien que le fait seul d'en chercher une explica
tion dans le cartésianisme, impliquerait tout simplemen
une méconnaissance fondamentale de son point de vue ini
tiaL Par son impuissance à pénétrer dans la sphère d
l'être, Descartes s'est condamné à ne jamais sortir de l'idé

pure pour rendre raison du réel et de la vie.


Par là se manifestait l'insuffisance de sa méthode analy
tique il eût été légitime, sans doute, de partir de la pensé*
:

ou même de la conscience humaine, puisque c'était le fai


primitif qui s'offrait à la spéculation mais ne fallait-il pa
;
LIVRE II CHAPITRE II 81

ensuite rattacher cette pensée-individuelle, cette pensée-


sujet à une pensée-objet, c'est-à-dire à une réalité véritable-
ment substantielle susceptible d'en fonder et d'en garantir
l'objectivité ? A cette condition seulement, on pouvait dire
que le passage était effectué du connaître à l'être au terme :

de l'analyse de l'idée on trouvait l'être, dont la solide réa-


lité offrait, cette fois, à la synthèse un point de départ infi-

niment riche et infiniment fécond.


Descartes, il est vrai, avait bien fait de sa pensée initiale
une substance mais comme il n'avait pu s'empêcher, en
;

dépit de ses explications embarrassées, de concevoir sim-


plement manière scolastique, comme le
la substance, à la
sujet passif qui sert de support aux divers attributs, il se
trouvait bien vite dans l'impossibilité de relier cette subs-
tance pensante humaine à la Substance divine. Il n'avait
pas osé pousser jusqu'au bout cette affirmation que la
subsistance par soi, et non la subsistance en soi, caractéri-
sant l'existence substantielle, il en résultait qu'il ne pouvait
y avoir dans le monde qu'une seule substance, la Substance
divine la « subsistance par soi », en effet, exigeait beau-
;

coup plus que la notion passive de substrat elle impliquait ;

une idée nouvelle, l'idée de causalité, ou pour mieux dire


l'infinie fécondité de la vie créatrice.
La conséquence était énorme : au lieu d'apparaître
comme le soutien inerte des attributs, la substance appa-
raissait comme leur cause productrice, la source d'où ils

émanent. Dans tous les cas, on tenait vraiment le point de


départ de synthèse, et l'on pouvait être assuré que, sur un
tel point d'appui, jamais on ne serait exposé à bâtir vaine-
ment dans L'union des substances notamment, la
l'abstrait.
synthèse de la pensée et de l'étendue, loin de se réduire à
l'éternelle opposition de deux idées irréductibles, se révélait
comme le fait le plus immédiatement explicable, puisqu'il
se bornait à traduire l'existence même de la Substance, la
nécessité pour elle de s'épancher librement et, par là, de
s'exprimer en une infinité d'attributs.
6
82 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Aussi, tandis que la tentative de déduction cartésienne


était destinée à échouer, parce qu'elle mettait à ses origines
de simples notions abstraites, irrémédiablement dissociées,
incapables dès lors de reconstituer par leur union dans la
suite un être concret et vivant, au contraire une philosophie
qui bien vite se serait élevée à la vie, à la Substance-Cause,
pouvait aisément rendre raison de l'être individuel, syn-
thèse d'une âme et d'un corps, et cela précisément parce
que la Substance infiniment débordante qu'elle atteignait
au terme de son analyse, n'était autre chose que l'Individu
le plus concret, la Personnalité la plus riche et la plus
réelle qui soit.
Cette philosophie fut le spinozisme. En s'installant d'em-
blée au sein de la fécondité créatrice de la substance,
Spinoza pouvait dire que la méthode synthétique, ainsi que
l'exprimait Louis Meyer dans sa Préface des Principes,
prenait entre ses mains un sens et une portée vraiment
nouvelles, une signification bien différente de la déduction
cartésienne des principes aux conséquences, car l'implica-
tion mathématique des notions les unes dans les autres
devenait désormais, au sens le plus fort du mort, une causa-
litê, ou, pour mieux dire, une surabondance : «L 'idée vraie,

disait Spinoza, fait connaître comment et pourquoi une


chose existe ou à lieu... Et cela revient à ce qu'ont dit les
Anciens, que la vraie science procède de la cause aux
effets ». (Int. Em. loc cit. V.-L., p. 27, tr. App. i, 226).

17. Pourtant, s'il est vrai que la méthode scientifique par


excellence soit la progression synthétique à partir de l'Etre-
Cause, il n'en est pas moins nécessaire de s'élever tout
d'abord jusqu'à cet une régression analytique
Etre par
qui ait son point d'appui dans l'âme humaine et dans ses
sources ordinaires de connaissance. Le problème est capital
pour l'intelligence du spinozisme: il est l'équivalent de ce
qu'était, chez Descartes, la démarche fondamentale du
Cogito. Cette affirmation célèbre que Descartes considérait
LIVRE II CHAPITRE II 83

comme première vérité évidente, Spinoza à son tour, la


la
présente comme un axiome au début du II e Livre de Y Ethi-
que : « L'homme pense ». (Eth. H, Ax, 11).
Mais, ne nous y trompons pas, la ressemblance n'est
qu'apparente elle cache les plus profondes
; divergences.
Car cette pensée, que le Discours de la Méthode présentait
avant tout comme une pensée humaine, Spinoza en marque
nettement la nature dès la Proposition suivante
'
« La :

pensée est_un attribut _de.„.Dieu; autrement dit Dieu est


Chose pensante ». (Eth. Il, 1). Voilà pourquoi le « Cogito »
de Spinoza, ou plutôt' le « Homo cogitât » n'est introduit, à
l'inverse du Cogito cartésien, qu'au second Livre de
YEthique, lorsque le premier livre a déjà traité de Dieu, de
sa nature et de ses attributs. Nous voilà donc avertis que la
pensée, dans le spinozisme, au lieu de se mouvoir simple-
ment dans le domaine des idées pures, apparaît dès l'origine
comme la réalité la plus solide, là plus objective qui soit,

puisqu'elle n'est qu'un aspect de la Substance divine elle-

même, dont J'àme^Jiiiin^in^^out^ ent ière_ri^est_qu'une


.modalité*.'
Ce fondement de la pensée humaine dans l'attribut divin
qui la sous-tend, constitue l'objectivisme intégral de
Spinoza dans sa théorie de la Vérité. Ici encore, cependant,
il faut distinguer, dans cette affirmation de l'objectivité du

vrai, deux moments successifs. Le premier, correspondant à


la méthode analytique, décrit les progrès croissants de
l'âme dans son ascension vers l'Etre ; le second, correspon-
dant à la méthode synthétique, garantit à son tour la
légitimité de l'opération analytique, en fondant l'accord de
la pensée et de l'être non plus sur une influence déterminée
de l'objet sur la pensée, mais sur le parallélisme éternel des
deux attributs privilégiés de la Substance.
Le Court Traité représente à ce point de vue le premier
loment de la doctrine, où Spinoza, n'étant pas entièrement
en possession de son idée maîtresse, ou même de sa termi-
nologie définitive, gravit encore les échelons de la dialec-
$4 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

tique ascendante, et ne peut par suite considérer la connais-


sance autrement, que comme une action des choses sur
l'esprit, ou, dans son langage, comme une « passion ». Il

faut observer que le Connaître (bien que le mot ait un autre


son) est un pur pâtir, c'est-à-dire que notre âme est modi-
fiée en telle sorte qu'elle reçoive en elle d'autres modes de
e
penser qu'auparavant elle n'avait pas ». (C. Tr. 11 p. ch. 15,
tr. App. t. I, p. 143.) Il s'ensuit que la vérité que la
n'est
conformité de la pensée et de son objet : « La vérité est une
affirmation ou une négation relative à une chose et s'accor-
dant avec cette même chose ». (ibid. p. 142).
Il est vrai qu'il se présente alors une difficulté : Comment
distinguer l'idée fausse de l'idée vraie Spinoza l'examine ?

tout aussitôt : « S'il en est ainsi cependant, il semble qu'en-


tre l'idée vraie et la fausse, il n'y ait aucune différence,
sinon que l'une s'accorde avec la chose et l'autre non, et
qu'alors l'une et l'autre/ qu'elles affirment ou nient, étant
de véritables modes de penser, il n'y ait entre elles qu'une
distinction seulement et non une distinction
de raison
réelle... (En d'autres termes) comment l'un peut-il savoir

que son concept ou son idée s'accorde mieux avec la chose


que l'idée de l'autre ? ». (ibid. p. 142).

La solution de Spinoza a naturellement quelques analogies


avec celle de Descartes. Ici, comme là, c'est le même
recours à l'évidence : « Celui qui a la vérité ne peut douter
qu'il l'a par contre, qui est plongé dans la fausseté
; celui,
ou l'erreur peut bien s'imaginer qu'il est dans la vérité,
comme quelqu'un qui rêve peut bien penser qu'il veille,
mais jamais quelqu'un qui veille ne peut penser qu'il rêve. »
(Ibid. p. 143.) C'est que les idées claires, étant claires par
dessus tout, ne se font pas seulement connaître elles-mêmes,
mais par opposition à elles, font aussi ressortir les idées
fausses. Quant à
cause pour laquelle lun a de sa vérité
la
une conscience plus grande que l'autre, c'est que l'idée qui
affirme « s'accorde entièrement avec la nature de la chose
et est par conséquent plus riche en essence. »
LIVRE II CHAPITRE II 85

En rester là, cependant, ne serait pas dépasser le point


de vue subjectiviste de la dualité de la conscience et de son
objet. Au fond, l'explication demeure jusqu'ici
spinoziste
toute formelle pas rendre compte de cette cor-
: ne faut-il
respondance mystérieuse de l'entendement et du réel ? Car,
on ne saurait trop le rappeler, le problème de la connais-
sance se confond avec le problème du salut le Court Traité :

les pose dans la même indissoluble union. Il n'y a pas deux


connaissances, lune qui explique, l'autre qui sauve il n'y ;

a qu'un acte unique de l'esprit qui, en nous amenant peu à


peu à la vérité, nous introduit dans l'Etre réel, c'est-à-dire
dans l'objet suprême de notre amour. Or c'est précisément
dans cet effort de l'entendement pour saisir son objet que
l'esprit, pour ainsi dire automatiquement, se libère de lui-

même en vient à coïncider de façon absolue


de l'erreur, et
avec cet objet. Spinoza a résumé cet effort dans sa hiérar-
chie célèbre des genres de la connaissance, théorie capitale
dans le système, puisqu'elle en constitue en somme la seule
voie d'accès.
Nous n'insisterons pas ici sur les divergences, plutôt appa-
rentes que réelles, que semble présenter la terminologie,
suivant que l'on envisage la doctrine dans le Court Traité,
dans le De Emendatione ou dans ïEthique. Que Spinoza
ait distingué tantôt trois, tantôt quatre genres de connais-
sance, selon qu'il séparait ou non dans la connaissance du
premier genre, le simple ouï-dire de l'expérience vague, peu
importe à l'esprit même de la classification. Au fond, en
dépit d'une légère diversité dans l'exposition, le processus
fondamental demeure le passage de la connaissance par
l'entendement à la connaissance immédiate ou intuitive,
union ineffable du sujet et de l'objet.
C'est un lieu commun, pour comparer
la Critique, de
cette hiérarchie à l'échelle platonicienne des modes du con-
naître, telle que nous la présente le VIP Livre de la Répu-
blique. Pourtant l'analogie semble prendre dans notre inter-
prétation particulière du spinozisme une importance excep-
80 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

tionneUe, car elle nous montre le système, dès l'origine, se


séparant nettement du cartésianisme pour retourner au
point de vue antique, à la vieille idée de la continuité de l'es-

prit et des degrés de lame. Comme il fallait s'y attendre,


c'est justement cette échelle de continuité que les Néo-
platoniciens mirent en relief chez Platon pour la trans-
porter dans la philosophie alexandrine, où elle trouvait un
cadre merveilleusement adapté pour la recevoir. A leur
tour, les JScolastiques juifs s'empressèrent de la développer
avec complaisance, si bien que la notion plotinienne de la
conversion et de la hiérarchie continue des puissances de
l'âme, cette idée que Descartes s'était acharné à bannir
pour jamais de la spéculation philosophique, se retrouvait
maintenant installée, avec toutes ses conséquences, au cœur
d'un système qui s'efforçait de conserver, malgré tout,
quelque chose de l'esprit cartésien.
Or,il apparaissait d'avance que la conciliation serait
malaisée. Tandis que l'originalité du cartésianisme consis-
tait à couper le pont entre la pensée et l'étendue, en suppri-

mant dans l'âme tous les intermédiaires qui pouvaient l'a-


baisser jusqu'au corps, le retour de Spinoza à la pensée
alexandrine rétablissait brusquement la série des transi-
tions. en résultait
Il que Spinoza, pour justifier l'application
à son système de la méthode géométrique de Descartes, se
mettait résolument dès l'abord en contradiction avec le
postulat même de cette méthode, à savoir le parallélisme
de la pensée et de l'étendue, que l'inventeur de la géométrie
analytique venait de substituer à la conception tradition-
nelle de leur continuité hiérarchique. Evidemment, c'est à
l'opposition de ces deux idées, — que leur irréductibilité
fondamentale devait amener nécessairement à se heurter
sans cesse dans une doctrine qui prétendait les concilier,
— c'est à une telle opposition que l'on doit attribuer les
divergences de textes, les explications embarrassées, voire
même les exposés contradictoires que l'on rencontre dans
^cette partie du système spinoziste. Prenons, par exemple, le
LIVRE II CHAPITRE II 87

Court Traité qui, par la date assez reculée de sa composi-


tion, se ressent surtout de ces difficultés et de ces confu-
sions. Spinoza, tout d'abord, commence par établir la clas-
sification suivante :

1 croyance seule, qui se subdivise à son tour en croyance


°

par ouï-dire et croyance par expérience ;

2° croyance droite ;

3° connaissance claire et distincte.


Les deux modes du premier groupe, ne s'appuyant que
sur l'imagination, c'est-à-dire sur cette faculté inférieure
de l'âme qui est la plus voisine du corps, sont naturellement
sujets à l'erreur ; ils correspondent, semble-t-il, aux deux
premiers termes de la division platonicienne : l'etxaata et la

La croyance droite marque un degré plus élevé, car nous


pénétrons avec elle dans le domaine de la vérité; elle cons-
titue, à proprement parler, le raisonnement. termeMais le
« croyance » est assez caractéristique, sans doute, pour que

Spinoza tienne à le confirmer dans la suite, en insistant


d'une façon nette sur le manque d'objectivité que présente,
malgré tout, une telle connaissance. Rappelant la 86 £a àX^e^
de Platon, le défaut capital de la croyance droite est de ne
pas atteindre la chose en elle-même, de ne pas nous dire ce
qu'elle est réellement, mais seulement ce qu'elle doit être.
Sans doute, comme elle s'appuie quand même sur la Raison
vraie, sur la 8 tàvoia platonicienne, elle n'est pas, dans son
genre, sujette à l'erreur « car la Raison vraie n'a jamais
:

trompé ceux qui en ont fait bon usage. Cette Raison dit
notamment que, par la propriété des nombres proportion-
nels, cela est ainsi et ne pouvait pas être ni arriver autre-
ment. (C. Tr. II, i, tr. App. i, p. 102.)
Mais il n'importe pas moins de remarquer qu'une telle
connaissance ne mérite que le nom de croyance, « parce
que les choses que nous saisissons par la Raison toute seule
ne sont pas vues par nous, mais nous font simplement
connaître, par la conviction qui se fait dans l'esprit, que cela
88 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

doit être ainsi et non autrement. » (Ibid. p. 103.) En d'au-


tres termes, comme la Stâvota de Platon, la croyance droite
de Spinoza, ou la raison discursive, est incapable jusqu'ici
de garantir la possession de la vérité, c'est-à-dire l'adéqua-
tion de J'idée et de l'être, et cela parce qu'elle continue à se
mouvoir dans un plan où le sujet, encore opposé à l'objet,
demeure évidemment distinct de lui. L'entendement se
meut toujours au milieu d'idées abstraites dont il saisit sans
doute un enchaînement théorique, mais sans que rien lui
garantisse que cette connexion logique et idéale est, en
même temps, une connexion réelle, un ordre objectivement
fondé dans la nature.
Que faut-il donc pour légitimer définitivement la connais-
sance ? Franchir un degré de plus et arriver au mode
suprême la connaissance claire et distincte. Celui qui y est
:

parvenu « n'a plus besoin ni du ouï-dire, ni de l'expérience,


ni de l'art de conclure, parce que, par son intuition claire,
il aperçoit aussitôt la proportionnalité dans les calculs. »
,(Ibid. p. 102.) Il s'agissait, en effet, dans l'exemple choisi par
Spinoza, de la recherche de la quatrième proportionnelle à
trois grandeurs données. Mais, quelle que soit la chose à
connaître, le résultat est le même l'esprit n'imagine ni ne
:

croit jamais, « il voit la chose même, non par quelque


autre, mais en elle-même. » (Ibid. note.) La supériorité de
la connaissance claire sur la croyance pure est, par là,
incommensurable en elle, désormais, aucune erreur,
;

aucune doute ne saurait plus subsister, car elle s'acquiert


« non par une conviction née de raisonnements, mais par

sentiment et jouissance de la chose elle-même, et elle l'em-


porte de beaucoup sur les autres. » (Ibid. p. 103.)
Que s'est-il donc passé pour obtenir une telle certitude ?
Simplement ceci on s'est élevé brusquement du plan où le
:

sujet et l'objet s'opposaient encore, au plan suprême où ils


s'identifient tous deux dans une union ineffable, dans un
contact à la fois instantané et éternel. La solution de
• Spinoza est donc catégorique l'intuition seule réalise la
:

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LIVRE II CHAPITRE II 89

...
vente, parce que, seule, elle objective la connaissance ; par
delà l'idée pure, elle nous fait atteindre la chose mime, ou
plutôt elle nous conduit jusqu'au point même où l'idée
coïncide avec son objet.
Ainsi présentée, la doctrine spinoziste dépasse infiniment
déjà la théorie cartésienne ; Descartes ne voyait guère
d'opposition qu'entre la connaissance claire et la connais-
sance confuse, entre l'entendement d'un côté, les sens et
l'imagination de l'autre. Mais l'entendement demeurait jus-
qu'au bout le sujet individuel qui pense les idées ; à aucun
moment il ne. se confondait avec l'objet. Il est vrai que,
dans les Regulœ, Descartes lui aussi avait parlé d'une
sorte d'intuition des « natures simples ». A y regarder de
près, cependant, la différence grande entre les deux
est
conceptions. La première demeure une vision intuitive de
l'idée ou du concept mathématique elle n'est pas, comme
;

l'intuition une pénétration absolue de l'être


spinoziste,
substantiel. Tandis que l'une ne vise à nous apprendre
autre chose que la nature en quelque sorte géométrique de
l'idée, la façon dont les propriétés se déduisent de la défi-
nition, l'autre nous donne le sentiment de la causalité de
letre, le sentiment que l'idée, loin d'être une abstraction,
une peinture muette sur un tableau, est un être vivant,
débordant d'activité et de fécondité productrice.
La conséquence est importante. Alors que l'on n'avait
affaire jusqu'au bout, avec Descartes, qu'à un processus
de connaissance, voici que, chez Spinoza, le simple passage
à l'intuition suffit à transformer cette connaissance en
amour « Pour en venir aux effets, on dira que de la pre-
:

mière sortent toutes les passions qui sont contraires à la


droite raison, de la deuxième les bons désirs, de la troisième
le véritable et pur amour avec tout ce qui naît de lui. »

(C. Tr., ibid. p. 103.) C'est cet amour que Spinoza décrit,
en termes éloquents, comme une véritable jouissance mysti-
que. Par opposition au premier genre qui, ne produisant
qu'une connaissance confuse, ne peut engendrer que des
90 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

passions néfastes pour l'âme, par opposition même au


second genre qui, s'il nous fait connaître, il est vrai, le bien

et le mal, nous les présente toujours comme des concepts


abstraits, ou des « êtres de raison » sans signification dans
l'absolu, le troisième degré seul nous fait percevoir « non
plus les choses qui sont en dehors de nous, mais les choses
qui sont en nous » seul il nous fait communier avec la cau-
;

salité infinie de l'être et, par là, il produit en notre âme


l'amour le plus intense et le plus pur.
Or que parce que l'union intui-
ce résultat n'a été obtenu
tive, en effaçant la dualité du sujet et de l'objet, nous a

libérés en même temps de tout changement et de toute mul-


tiplicité pour nous introduire au cœur même de l'Unité
,

primitive « Certains objets,


: dit Spinoza, sont en eux-
mêmes périssables, d'autres impérissables par leur cause ;

un troisième est par sa propre force et sa seule puissance


éternel et impérissable. Les choses périssables sont toutes
les choses particulières qui n'ont pas été de tout temps, mais
qui ont pris commencement. Les autres sont les modes
universels que nous avons dit qui étaient causes des parti-
culiers. Mais le troisième est Dieu ou ce que nous prenons
pour une seule et même chose, la Vérité. » (C. Tr. II, v, tr.
App. I, p. 115.)
Voilà la hiérarchie spinozisjte : à la base, les existences
contingentes du monde sensible, les objets particuliers
appréhendés par la partie inférieure de l'âme dans la con-
naissance du premier genre. Au-dessus, atteints par la con-
naissance discursive, des « modes universels » qui servent
de fondement aux précédents, des espèces d'idées générales
ou d'universaux, comparables en somme à ces réalités que
Descartes du nom de substances l'étendue et
qualifiait :

la pensée par exemple. Mais Descartes en était resté là


dans son explication de l'Univers s'il avait recouru ensuite
;

à un Dieu tout anthropomorphique, ce n'était guère que


pour demander à son Entendement de penser ces modes
universels, pour cette seule raison du reste que l'Entende-
LIVRE II CHAPITRE II 91

ment divin était plus large et plus extensif que l'enten-


dement humain, bien que de même nature et tout aussi
individuel que lui. Descartes ne pouvait donc songer à une
identification quelconque de l'âme humaine avec Dieu. Tout
au plus, quand il accordait à l'intuition le pouvoir de forti-
fier lesdéductions ultérieures, comparaît-il simplement la
vision par l'esprit des natures simples à la façon dont ces
idées apparaissaient à Dieu et se posaient devant son Enten-
dement, toujours extérieures à lui.
La vérité et l'erreur, en effet, ont un sens mêmeau regard
de Dieu, car les Idées restent distinctes de son Entende-
ment il les contemple en dehors de lui et choisit, par un
;

décret libre de sa Volonté, celles qui désormais seront


vraies à l'exclusion de toutes les autres. Or le Dieu de
Spinoza répugne à un aussi grossier anthropomorphisme :

N'est-ce pas aboutir en effet à cette conséquence que, « si


Dieu l'eût voulu, il eût pu faire que ce qui est actuellement
perfection fût une extrême imperfection et vice versa? Mais
qu'est-ce donc autre chose qu'affirmer ouvertement que
Dieu, qui a nécessairement l'Idée de ce qu'il veut, peut, par
sa volonté, faire qu'il ait des choses une idée autre que celle
qu'il en a ; ce qui est la plus grande absurdité ». (Eth. i,
33, Se. ii.) Pas plus que la Volonté divine ne peut être autre
qu'elle n'est, les choses ne peuvent être autres qu'elles ne
sont. N'est-il pas ridicule de « poser, en dehors de Dieu,
quelque chose qui ne dépend pas de Dieu et à quoi Dieu
a égard comme à un modèle dans ses opérations ?... Vrai-
ment c'est perdre son temps que de réfuter une telle absur-
dité ». (Ibid. fin du Scolie.) En vérité, ne cesse de répéter
Spinoza, « les choses n'ont pu être produites par Dieu
d'aucune manière autre et dans un aucun autre ordre que
de la manière et dans Tordre où elles ont été produites. »
(Eth. i, Pr. 33.) Et la démonstration, ne l'oublions pas,
réside toujours dans ce principe que l'auteur de YEthique
emprunte, à la façon d'un axiome, aux antiques traditions
des Hébreux et de la Kabbale, à savoir que Dieu, l'Intelli-
92 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

gence de Dieu et les choses conçues par Dieu sont une seule
et même chose.
En résumé, c'est toujours dans la mesure où Spinoza se
rattache à la pensée hébraïque de l'Infinitisme divin, qu'il
abandonne délibérément le point de vue cartésien : c'est
pourquoi Dieu n'apparaît plus seulement comme le soutien
et le garant de la Vérité, mais « comme la Vérité même ».

Le passage de la croyance droite à l'intuition permet de


donner un sens véritablement nouveau et profond au pro-
cessus synthétique: il ne s'agit plus simplement d'une
opération inverse de l'analyse, d'une déduction mathémati-
que à partir d'idées claires et distinctes, mais d'un véritable
écoulement de l'Etre, d'une surabondance de sa causalité.
Jusque là Spinoza ne pouvait parfaitement définir le vrai,
puisque le postulat même qu'il allait plus tard justifier lui
interdisait d'avance d'établir entre l'idée vraie et l'idée fausse
une ligne de démarcation. Il s'en remettait à l'évidence
comme critérium de l'idée claire: celui qui avait la vérité
disait-il, n'en pouvait douter. Maintenant, au contraire, il

estpleinement en mesure d'en donner la preuve. Comment


l'homme, en effet, douterait-il qu'il possède la vérité puis-
qu'il s'identifie avec la Source même
Par ce de la vérité? «

qui vient d'être dit s'explique aussi en une certaine mesure


ce que nous disions que Dieu est la Vérité ou que la
:

Vérité est Dieu même ». (C. Tr. H, xv, tr. App. i, p. 134).»
Telle est la doctrine qui, du Court-Traité au De Emenda-
tione, et du De Emendatione à YEthique, se poursuivra sans
modifications réelles. Peut-être, dans le Court-Traité sur-
tout, quelques formules passagères, ainsi que nous l'avons
indiqué, trahissent dans la pensée de l'Auteur des tirail-
lements dans le sens du Cartésianisme. Tantôt (11 e part,
ch. m) faisant des « concepts vrais » le troisième mode de
connaissance, ne distingue plus de la croyance droite,
il

ce qu'il avait appelé l'Intuition. Tantôt encore (ch. vn-x-


xix), il emploie à la manière cartésienne le terme d'Enten-*
dément, sans séparer de la connaissance déductive la Vision
LIVRE II CHAPITRE II 93

immédiate ; ou bien il semble prêter au raisonnement


<ch. iv et v) le pouvoir d'atteindre Dieu.
Mais, dès qu'on les suffisamment dans le con-
replace
texte, ces passages discordants auxquels on a attribué par-
fois une importance exagérée, traduisent plutôt une impré-
cision dans l'expression que dans la pensée. Si la forme du
Court Traité n'a pas encore la rigueur du style de YEthique,
l'esprit de la doctrine présente déjà, du moins dans ses
grandes lignes, une stabilité dont il ne se départira jamais.
C'esJ; toujours avec la même vigueur que Spinoza affirme

l'impuissance de la croyance droite à nous amener à la


vérité absolue et à Dieu « Toutes ces passions qui combat-
:

tent la droite raison naissent de l'opinion, et tout ce qui


dans les passions est bon ou mauvais, la croyance droite
nous le montre. Mais ni ces deux modes joints, ni l'un d'eux
pris à part, ne peuvent nous en délivrer. Ce n'est que le
troisième mode, c'est-à-dire la connaissance vraie qui le
peut ;sans cette connaissance, il est impossible que nous
en. soyons jamais affranchis». (C. Tr. II, xix, tr. App. i,
p. 158).
Cela est si que Spinoza, soudant aussitôt sa théorie
vrai
de la Vérité à sa théorie du Salut, remarque que sa propre
conception n'est au fond qu'une simple transposition des
dogmes traditionnels de la Théologie « Ne serait-ce point
:

là, suggère-t-il en note, ce dont d'autres, se servant d'autres


mots, parlent Qui ne voit combien juste-
et écrivent tant ?
ment par l'opinion nous pouvons entendre le péché, par la*
croyance la Loi qui nous montre le péché, et par la connais-
naissance vraie la Grâce qui nous délivre du péché ?» De
fait, au terme même du Court Traité, cette intuition immé-

diate est présentée comme une « régénération », une


seconde naissance: « Il suit de là, sans contredit, que c'est la
connaissance qui est cause de l'amour, de sorte que si nous
apprenons à connaître Dieu de cette façon, nous devons
nécessairement nous unir à lui, puisqu'il ne peut se mani-
fester et être connu de nous autrement que comme souve-
94 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

rainenient magnifique et souverainement bon, et dans cette


union seule consiste notre Et cela peut d'autant
félicité. »

mieux être appelé une régénération que de cet Amour et de


cette Union seulement peut suivre une stabilité éternelle et
inaltérable ». (C. Tr. Il, xxn tr. App. I, p. 175-178).
Voilà ce qui, en dépit de toutes les variantes, constitue
l'originalité constante du spinozisme
la théorie de la :

connaissance ayant son aboutissement dans une théorie de


salut. Le De Emendatione n'a d'autre but que d'expliciter
et d'enrichir sur ce point la thèse du Court Traité. Mais le

nouvel ouvrage marque naturellement un progrès énorme


dans la pensée ; il n'est désormais de la
plus besoin
méthode de régression analytique du Court Traité, puisque
l'on a atteint, avec l'intuition,. l'Etre-Substance, point dt
départ de toute synthèse postérieure. Aussi la classification
des modes du connaître est elle exprimée en termes plus nets
et plus objectifs, en termes d'essence et d'existence cette
fois,puisque l'essence désigne cette puissance productrice
à laquelle l'esprit est parvenu à s'élever. C'est pourquoi,
après le ouï-dire et l'expérience vague, le troisième et le

quatrième mode impliquent l'un « la perception où l'es-


sence d'une chose se conclut d'une autre chose, mais non
adéquatement, comme on tire de quelque caractère général
une certaine conclusion » l'autre la perception dans
;

laquelle une chose est perçue par sa seule essence. (Cf. De


Emend, tr. App. t. i, §§ 10-14).
Ces deux derniers degrés correspondent, on le voit, l'un
à la déduction générale du Court Traité, l'autre à la vision
intuitive. Mais combien est dépassé le point de vue primitif
où les idées résultent de l'action des choses sur l'esprit !

C'est maintenant l'esprit qui produit les idées en même


temps qu'il trouve dans son identification avec la Causalité
de l'Etre Infini la garantie suprême de la vérité des idées
claires. Par la possibilité pour l'âme de s'unir directement
à Dieu, le panthéisme de Spinoza a fait de l'esprit, non plus
seulement une conscience capable de contempler des idées,
LIVRE II CHAPITRE II 95,

mais une cause susceptible de les produire elle-même, pour


ainsi dire automatiquement, en déployant les conséquen-
ces de l'Emanation divine, devenue dorénavant sa propre
émanation.
Dans YEthique enfin la thèse est achevée. Le ouï-dire et
l'opinion, groupés ensemble, constituent la Connaissance
du Premier genre ou Imagination ; la Croyance droite
devient la Connaissance du deuxième genre ou Raison ; et
la Connaissance claire et distincte prend le nom de Connais-
sance du troisième genre ou Science intuitive (Eth. II T
40-Sc). Celle-ci, comme toujours, demeure la voie d'accès
dans l'absolu ;nous identifie avec la Causalité de l'Es-
elle

sence divine Lame humaine, grâce à elle, peut parvenir


:

« à une connaissance adéquate de l'Essence éternelle et


infinie de Dieu ». (Eth. II, 47). Plus que jamais l'amour
en est la conséquence « L'effort suprême de l'âme et sa
:

suprême vertu est de connaître les choses par ce troisième


genre de connaissance ». (Eth. V, 25). Et de ce troisième
genre naît le contentement de l'âme le plus élevé qu'il
puisse y avoir. Sur lui s'achève le dernier livre de YEthique;
les mots d'Amour infini, de Béatitude, de Jouissance
suprême ne suffisent pas à traduire un tel bonheur. Purifiée
des erreurs de l'entendement et des entraînements de la
passion, l'âme n'a plus aucun obstacle qui la sépare de
Dieu : dans son union intime avec lui, elle goûte la pléni-
tude de la puissance et de la Vie.
Ainsi, à l'inverse du cartésianisme, la pensée de Spinoza
retourne en fin de compte à la conversion des Alexandrins :

L'idée de l'émanation demeure le fondement du système.


Il a suffi que l'âme s'approfondisse elle-même et se déploie

intérieurement pour que, par la transformation de Vlmagi-


nation en Raison, de la Raison en Science intuitive, elle
vienne se confondre avec Dieu, de la même façon que, dans
le panthéisme néoplatonicien, par la transformation corres-

pondante de lV.xaaïapuis de la 7:1*11; en âtàvoia, de laôtàvota en


ovr,ai;, elle parvenait, au terme de la conversion, à rentrer
% LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

et à s'abimer dans la Puissance sans bornes de l'Infinité

divine.
Toute la distance qui sépare Spinoza de Descartes est
la substitution de Dieu à l'esprit. En posant la vérité en
fonction, non plus de l'entendement seul, mais de la
causalité divine, dans ce plan suprême où le sujet et l'objet
sont confondus à leur source indivisible, Spinoza échappe
pour adopter le point de vue
à l'idéalisme intellectualiste
judéo-alexandrin du dogmatisme substantialiste. La pensée
en effet loin d'être, comme pour Descartes, la réalité pre-
mière, devient ici une réalité dérivée sujet et objet, ;

disions-nous, émanent d'une source commune l'Essence :

de Dieu qui, suivant un théorème capital de l'Ethique n'est


autre chose que sa Puissance: « La Puissance de Dieu est
son Essence même. » (Eth. I, 34.) En d'autres termes, la
pensée, soit comme objet en tant que modifiée en idées*
soit à plus forte raison comme sujet en tant qu'entende-
ment conscient, a besoin, pour exister, de s'écouler d'une
réalité antérieure qui contienne, à l'état indifférencié
encore, toutes les choses de l'Univers. Cette réalité supé-
rieure à toute détermination, c'est l'Essence divine ; d'elle

découlent à la fois et l'Attribut de la Pensée et le Mode


fnfini correspondant, comme de l'Un ineffable émanait, dans
le panthéisme de Plotin, l'Intelligence deuxième hypostase
divine.
nous sommes parvenus au faîte
Ainsi, avec l'Essence :

de Dieu, nous avons atteint en quelque sorte le point de


rebroussement où la méthode analytique, après nous avoir
conduit au cœur même du système, et s'y être brusquement
transformée en intuition, cède désormais la place à la
méthode synthétique, qui va pouvoir se développer à partir
de cette intuition. Telle est du moins l'oppdsition théorique
de ces deux méthodes. Mais, d'autre part, comme elles cor-
respondent à deux points de vue radicalement hétérogènes,
quoique néanmoins inséparables, il s'ensuivra, dans la pra
tique, que leur emploi intermittent donnera lieu à des con-
LIVRE II CHAPITRE II 97

fusions forcées. Sans doute Spinoza entend s'installer dans


l'être, et c'est pourquoi, suivant l'avertissement de Louis
Meyer, seule la synthèse devrait demeurer la méthode
exclusive qui déroulerait progressivement la doctrine, en
mettant au jour une à une les manifestations successives de
la Substance-Cause initiale. Mais à tout instant Spinoza se
trouve nécessairement amené aussi, par l'introduction dans
sa philosophie de l'être, du point de vue cartésien de l'en-
tendement et du sujet, à entremêler sa déduction synthéti-
que d'exposés analytiques. Il est bien obligé, en effet, de
s'exprimer en termes de pensée-sujet, en termes de Nature
naturée, pour faire comprendre ce qui en réalité doit se
poser en termes d'objet, c'est-à-dire de Nature naturante.
Certes, la Substance est antérieure en soi à ses attributs,
mais, aux yeux de l'entendement elle n'est accessible que
par ses attributs ; aussi le rapport des attributs à la sub-
stance apparaîtra-t-il comme exactement inverse suivant que
l'on se placera au point de vue de l'analyse ou à celui de la
synthèse. Mais dans la mesure également où les deux points
de vue interféreront, bn sera tenté, suivant la prédominence
de l'une ou de l'autre, de présenter le spinozisme soit comme
une doctrine idéaliste, soit comme une doctrine réaliste..
C'est que la solution, en vérité, ne réside ni dans l'un ni
dans l'autre de ces aspects exclusifs ou plutôt idéalisme ;

et réalisme se rejoignent dans une conception supérieure

qui les dépasse tous deux infiniment, parce qu'elle fait


apparaître, dans une intuition inaccessible à l'intelligence,
la Substance comme une réalité vivante et féconde qu'il
faut définir non plus en langage cartésien d'idée, mais en
langage alexandrin de causalité. Nous allons voir que c'est
pour n'avoir pas suffisamment mis en relief cette dernière
tendance, que les interprètes du spinozisme ne sont pas
parvenus à dégager l'idée fondamentale d'une sorte de
hiérarchie des attributs divins au sein de la Nature natu-
rante. Trompés par l'apparence et par l'expression carté-
sienne du système, ils ont été amenés à identifier cette
7
98 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

causalité émanative avec la causalité tout abstraite de


la déduction géométrique. Peut-être n'a-t-on pas assez vu
que le parallélisme des attributs n'était qu'une transposi-
tion, dans le plan nouveau de la mathématique cartésienne,,
de leur écoulement réel à partir de l'Essence divine, suivant
une continuité hiérarchique. Essayons donc de nous placer
au sein de cette Essence, et voyons s'il est possible, en nous
tenant cette fois au véritable esprit de la méthode synthé-
tique, de retrouver chez Spinoza l'idée antique de l'émana-
tion

18. Nous voici installés, grâcedans l'Es-


à l'intuition,
sence divine elle-même. Mais avant d'entrer plus profonde-
même dans l'étude du spinozisme, il importe justement de
préciser cette notion d'essence. Présente à tout instant dans
le système, elle semble y revêtir en effet des significations

diverses qui déroutent nécessairement les interprètes. Sem-


blable à un insaisissable Protée, l'opposition de l'essence à
l'existence déjoue, par ses multiples aspects, les tentatives
d'unification de la doctrine comme elle en est pourtant
;

l'armature, il faut l'éclaircir avant tout.


Or, si nous nous reportons aux « Principes de la Philoso-
phie de Descartes, et à ce recueil de « Pensées Métaphysi-
ques que Spinoza y a joint en Appendice, nous voyons que
»

c'est en fonction du cartésianisme que la conception de


l'essence est posée dans toute sa vigueur c'est qu'à l'épo- :

que de Descartes, la distinction de l'essence et de l'exis-


tence était courante dans la terminologie scolastique. Deux
tendances cependant s'y étaient déjà manifestées Pour les :

Réalistes, héritiers de la pensée de Platon, l'essence, iden-


tique à l'Idée, désignait l'être véritable, celui qui fondait
par sa réalité souveraine dans le Monde intelligible,
l'existence toute contingente des choses sensibles. Inverse-
ment, dans la mesure où les Nominalistes prétendaient
interpréter la pensée d'ARiSTOTE, ils étaient portés plutôt à
ne voir dans l'essence qu'une pure conception de l'esprit,.
LIVRE II CHAPITRE II 99

une simple possibilité logique à laquelle l'existence pouvait


venir s'ajouter sans doute, mais sans y être aucunement
impliquée d'une façon nécessaire. En d'autres termes, pour
lesuns l'essence est un être réel et vivant, l'antique to<vtsXô><; ôv
du Réalisme platonicien, qui emporte avec lui le maximum
d'existence pour les autres, c'est une sorte de concept
;

seulement possible, dont l'existence a besoin d'être démon-


trée.
En deux courants, Descartes hésita. Prenant
face de ces
son point de départ dans la pensée individuelle, son idéa-
lisme ne semblait-il pas lui interdire de définir l'essence
autrement que par l'idée claire et distincte ? Toute la
réalité de l'essence n'était-elle pas celle même de l'idée,
l'essence la plus réelle en tout cas étant alors celle dont le

concept possédait le plus de perfection logique ? Ainsi le

voulait l'intellectualisme cartésien où l'être puisait dans la


connaissance seule le principe et le fondement de son
existence.
Mais d'autre part, .Descartes entendant se tenir aussi
loin de l'idéalisme absolu que du réalisme pur, se gardait
d'identifier, malgré tout, le réel avec l'intelligible. Tout le
possible alors, tout le concevable n'est pas forcément réel :

à chaque essence ne correspond pas nécessairement une


existence objective. Et c'est pourquoi, le même philosophe
qui était parti du « en venait à distinguer plus
Cogito »,

tard dans ses Principes, entre la simple « existence dans la


pensée » qui constitue la réalité « objective », et V « exis-
tence en soi », qui constitue la réalité propre à l'objet, la
réalité « formelle ».

Il s'ensuivait immédiatement que toute idée claire et


listincte contenait sans doute objectivement toutes les
ropriétés qui se trouveraient dans l'objet formellement,
s'il mais qu'inversement, on ne pouvait conclure
existait,
le l'existence de ridée dans l'esprit, à l'existence de l'objet

tn dehors de lui. Cependant, le fait qu'un objet corresponde

une idée claire et distincte, implique pour cet objet une


>>
'vïnWerslt«r*^

&IBLIOTHECA
100 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

possibilité d'existence réelle qui est plus que la simple


existence idéale dans la pensée : à cette possibilité d'exis-
tence en dehors de l'esprit, intermédiaire par suite entre
l'existence purement « objective » et l'existence « for-
melle », entre la pensée et l'être,Descartes donnait le
nom d'essence. Il restait ainsi à égale distance du Nomina-
lisme et du Réalisme scolastiques, ne voulant se prononcer
ni, comme le fit parfois Malebranche, pour une sorte
d'identification de l'essence avec l'Idée platonicienne, ni
pour l'interprétation exclusivement logique de l'essence
opposée à l'existence comme l'idéal au réel, ce dernier point
de vue cependant étant celui que devait retenir Kant et au
nom duquel il devait contester, par la suite, la valeur de
l'argument ontologique.
Pourtant, en dépit de la tournure réaliste des Principes
qui déjà, on le sait, inclinait vers Spinoza, l'esprit véritable
du cartésianisme restait quand même l'inspiration idéa-
liste du Cogito. L'essence, encore bien loin de la réalité que

devait lui donner Malebranche, demeurait plutôt un con-


cept, pensé par l'esprit humain, à tel point que ce n'était
qu'après avoir démontré, par l'artifice de la preuve ontolo-
gique, que l'Idée ou l'Essence de Dieu impliquait son exis-
tence, que Descartes pouvait justifier ensuite l'existence
« formelle » des autres essences ; il les soutenait désor-
mais, en effet, non plus dans l'entendement humain, mais
cette fois dans l'Entendement divin, à la façon dont l'in-

tellectualisme de Saint Thomas avait concilié Platon et

Aristote, en identifiant dans Pensée divine l'essence et


la
l'existence des choses, en faisant des êtres, en un mot, les
pensées de Dieu. .

Mais justement toutes ces notions demeuraient impréci-


ses. Comme l'essence était une idée, l'existence apparaissait
comme une sorte d'attribut, ou de propriété, et c'est ce qui
faisait aux yeux de Kant, la faiblesse de l'argument ontolo-
gique. Pour lui rendre toute sa force, il fallait dépasser
l'idéalisme, et attribuer à l'essence un degré de perfection,
LIVRE II CHAPITRE II loi

au sens non plus seulement logique mais métaphysique,


au sens vital et plus exactement causal. Or, quoi qu'en
aient pensé certains interprètes, sur la foi des modifica-
tions que Descartes fut amené à apporter à sa doctrine
primitive, pressé qu'il était par les multiples objections de
ses contemporains, une semblable interprétation de l'Argu-
ment ontologique n'est certainement pas tout à fait con-
forme à l'esprit initial du cartésianisme.
La tâche était double en effet : d'une part il fallait mon-
trer que de la présence de l'Idée de Dieu dans l'esprit, on
pouvait conclure à son Essence que cette
; d'autre part
Essence impliquait une existence. Sur le premier point,
Descartes se contentait de dire que « la Nature de Dieu ne
répugnant point à la pensée humaine, Dieu en ce sens était
possible, c'est-à-dire qu'à son Idée correspondait une
« Essence » ou, suivant le terme scolastique, une
es
« Realitas » (Cf. Rép. aux II Objections) Quant à la seconde
. .

partie de la preuve, le passage de la « realitas » à 1' « exis-


tentia », l'auteur des Méditations le résolvait par un recours
à l'idée de perfection. Une essence a d'autant plus de
pouvoir d'exister qu'elle est plus parfaite ; donc, comme
l'Essence divine possède une perfection immense, elle enve-
loppe l'existence nécessaire, au même sens que la nature du
triangle enveloppe l'égalité à deux droits de la somme de
ses angles.
Sans doute, sous l'influence de ses contradicteurs, Des-
cartes sentit vite la faiblesse d'une semblable argumenta-
tion, et dans ses Réponses aux Quatrièmes objections sur-
tout, il donner un fondement supralogique.
s'efforça de lui
Développant à Arnauld la conception de la « Causa sui »
en Dieu, il en vint à transposer la preuve initiale dans le
langage du pur réalisme métaphysique Dieu .existe, disait- :

il maintenant, non plus en vertu de la nécessité géomé-


trique de son Essence, mais par l'Immensité de sa Puissance,
c'est-à-dire par la surabondance même de cette Essence.
Ainsi il s'éloignait de plus en plus du simple principe
102 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

d'identité pour recourir à la Raison suffisante, à la pléni-


tude et à la force de l'idée de Perfection. En même temps,
un progrès de pensée parallèle l'amenait à asseoir îe
premier passage de l'idée ànon pas seulement
l'essence,
sur une analyse logique du concept d'infini, mais sur une
au raisonnement.
sorte d'intuition de cet infini irréductible
Il suffit de « considérer » cette idée pour s'apercevoir,
« sans preuve » et « sans aucun raisonnement », qu'il
lui correspond bien une « realitas » une « essence ». (Cf.
Rép. aux II" obj.).
Voilà certes des formules qui ne sont rien moins que du
spinozisme. Mais encore une fois, elles dépassent le
système primitif du moins, elles montrent comment les
;

Critiques de Descartes, apercevant les premiers l'insuffi-


sance de la doctrine, avaient peu à peu conduit son auteur
à en orienter l'esprit, avant Spinoza lui-même, dans la voie
du spinozisme. En ce sens, d'ailleurs, ces modifications
venues après coup nous intéresseront assez peu, parce que
comme nous l'avons dit, ce que nous retenons exclusive-
ment du cartésianisme, c'est son postulat particulier et sa
tendance initiale, non son acheminement postérieur vers
le réalisme.
Là-dessus, la question ne saurait faire aucun doute : le

fait de passer de l'essence à l'existence, par l'intermédiaire


de la notion de puissance et de force active, est proprement
spinoziste il
: dépassait singulièrement les prémisses du
cartésianisme. Partant de l'esprit, on ne pouvait, par la
seule vertu du raisonnement logique, franchir la double
étape de ridée à l'essence, puis de l'essence à l'existence,
opérer en d'autres termes la synthèse des deux grandes
preuves cartésiennes : la preuve par l'idée de l'infini et
l'argument ontologique. Il eût fallu pour cela que la philo-
sophie de Descartes se déroulât, comme celle de Spinoza,
suivant un processus synthétique en dépit de ses
; or,
concessions tardives au réalisme, la méthode du Discours
et des Méditations ne pouvait que demeurer analytique.
LIVRE II CHAPITRE II 103

Il apparaissait donc comme impossible, dès le début, de


sortirjamais du domaine de la pensée. Quelques formules,
sans doute, purent faire illusion plus tard, ces formules
qui présentaient la réalité de l'essence comme une « causa-
lité surabondante » mais, contradictoires en quelque
;

sorte avec le système, allaient-elles lui rendre la Vie qui


lui manquait ? allaient-elles suffire à écarter le sophisme,
dénoncé dès la première heure, de l'argument ontologique ?
Celui-ci en somme n'avait d'autre point de départ que la
pensée, l'idéalisme subjectif du Cogito l'« Essence » dès ;

lors, à laquelle il prétendait s'élever, pouvait-elle être autre


chose qu'une pure idée, plus riche si l'on veut que les
autres idées distinctes, mais toujours de même nature
qu'elles ? et l'existence pouvait-elle, à son tour, lui être
liée autrement que comme un attribut ? Les essences n'ont
de réalité que dans l'entendement auquel elles sont présen-
tes et quand Descartes, passant du Cogito à Dieu, les
;

transporte pour ainsi dire de l'entendement humain à l'En-


tendement divin, elles ne sauraient perdre pour autant leur
caractère subjectif. Même aux yeux de Dieu, toutes les
essences n'enveloppent pas l'existence nécessaire, et cela
parce qu'en vertu de la liberté d'indifférence qui définit
avant tout sa Causalité, ces essences restent distinctes de
son Entendement, comme des possibles indifféremment
réalisables. On comprend dès lors comment Spinoza, en
ruinant le dogme cartésien de la liberté d'indifférence et
en identifiant en Dieu l'Intelligence avec les essences intel-
ligibles, renversait du même coup toute l'armature du sys-

tème cartésien. L'Essence de Dieu demeurait pour Descar-


tes une conception intelligible qui se posait au regard de
l'esprit humain, tout comme après la preuve ontologique
les essences des êtres créés se posaient de la même façon au
regard de l'Entendement divin.
Une telle conception de l'essence l'éloignait encore, on le
I voit, de la « realitas » proprement scolastique et d'inspira-
tion platonicienne, c'est-à-dire de cette réalité pleine et en
104 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

quelque sorte objective qui allait devenir celle de Male-


branche. Mais ce dont, à plus forte raison, ne pouvait il

être question, c'était d'envisager l'essence absolument en


soi,indépendamment de tout esprit : l'idéalisme subjectif
du Cogito s'opposait à une pareille interprétation. Male-
branche lui-même ne devait pas aller aussi loin. Sans doute,
reprenant « l'Idée » de Platon, il identifia l'être non plus
avec la pensée-sujet, mais avec la pensée-objet : encore
s'agissait-il toujours d'une pensée. Spinoza seul osa aller
jusqu au bout du réalisme
?
; la pensée-objet à son tour, il

prétendit la dépasser par ; l'intuition, il voulut s'installer


d'emblée au cœur même de l'Essence, dans sa cau-
et saisir
salité intime l'écoulement naturel de ses attributs au pre-
mier rang desquel apparaissait la pensée. Mais cette appa-
rition suffisait à transformer la notion initiale considérée ;

à travers la forme de la pensée, l'intuition ineffable de


l'Essence-Cause se transposait en une conception intelli-
gible et en une idée distincte on était ramené par là au
:

point de vue cartésien qui devenait un point de vue dérivé.


Voilà comment deux façons différentes d'envisager l'es-
sence^ se trouvent à la fois chez Spinoza l'essence semble :

tournée en même temps vers l'esprit et vers les choses.


D'une part, elle e st la nature fondamenta le de la chose,
celle dont .dé£w^t,„_j^r_uri^œulernent nécessaire,, toutes
ses qualités d'autre part, elle paraît désigner simplement
;

la notion intelligible de la chose. Certes, une telle dualité


de sens ne contribue pas évidemment à rendre la notion
claire, et comme Spinoza n'en marque pas toujours très
nettement la différence, la doctrine au premier abord n'est
pas aisée à unifier. Mais tandis que chez Descartes, l'obs-
curité demeure jusqu'au bout sans qu'il soit possible de
lever jamais l'incertitude, Spinoza s'est efforcé au contraire
de prévenir d'avance l'équivoque, en faisant des deux signi-
fications différentes de l'essence, non plus deux points de
vue perpétuellement en balance, sur lesquels la pensée est
impuissante à se fixer, mais deux moments successifs dans
LIVRE II CHAPITRE II 105

la génération du système. A l'opposé de ses contemporains


en effet, il ne s'est pas contenté d'osciller simplement entre
le réalisme mais réalisme et idéalisme lui
et l'idéalisme,
sont apparus, à vrai dire, comme deux étapes de la doctrine.
Comme il a procédé à une génération véritable de toute
réalité, le réalisme s'est présenté à lui comme le point de
vue premier, celui qui correspond à la position dans l'absolu
de la Nature naturante, tandis que l'idéalisme n'était des-
tiné à apparaître qu'après coup, avec la création par Dieu,
ou mieux le détachement de la Nature naturée.
Cette interprétation que nous avons déjà esquissée, Spi-
noza justement la pose avec netteté à propos de l'essence
et de sa dualité de signification. Il la pose, disions-nous,
quand, à propos des thèses cartésiennes, il précise dans les
Cogitata ses propres idées. Tout le mystère de l'essence
tient alors dans ceci z7 faut distinguer l'essence avant la
:

création des choses, de Vessence après cette création ; dans


le premier cas, essence est synonyme de puissance et de

force ; dans le second cas, essence est synonyme d'idée. On


ne saurait trop insister, dit Spinoza, sur cette différence de
points de vue : « Notre motif est l'ignorance de ceux qui
ne connaissent aucune distinction entre l'essence et l'exis-
tence, ou s'ils en reconnaissent une, confondent l'être de
{'essence avec l'être de l'idée ou l'être de la puissance. (Cog.
Met. I, ch. i. Tr. App. i, p. 434.) Voici pourtant la distinc-
tion :

s*
/1° « L'être de la puissance se dit en ayant, égard à la
Puissance de Dieu, par laquelle il a pu, dans la Liberté
absolue de sa Volonté, créer tout ce qui n'existait pas>
encore ;

2? « L'être de l'idée, en second lieu, se dit en tant que


toutes choses sont contenues objectivement dans l'Idée de
Dieu. » (Ibid. Ch. n, p. 436.)
Du
premier point de vue, qui est celui de la Nature natu-
*ante, l'essence se confond avec la puissance, et c'est pour-
quoi l'Essence de Dieu passe naturellement à l'Existence.
106 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Du Nature natu-
second point de vue, qui est celui de la
rée, l'essence devient un intelligible conçu par l'entende-
ment, et l'existence ne lui est plus nécessairement liée.
Spinoza s'attache à éclaircir ces notions dès le début des
Pensées Métaphysiques (I., ch. n), dans sa « Réponse à cer-
taines questions sur V Essence » toute les essences des:

choses dépendent de la seule Essence divine qui est avant


tout Puissance, et elles ne deviennent accessibles à notre
esprit que lorsque Dieu, en les représentant à son Enten-
dement, c'est-à-dire en prenant connaissance de lui-même,
crée les existences correspondantes.
Ceci montre qu'il convient de se défier avant tout, dans
le spinozisme, des interprétations unilatérales. Autant il

faut se garder, dans un idéalisme excessif d'assimiler 1 es-


sence à l'idée, autant il faut éviter en revanche de la consi-
dérer exclusivement comme une force, comme une puis-
sance en quelque sorte ineffable. En réalité, l'essence est
successivement l'un et l'autre. Elle est d'abord puissance
lorsque, suivant les formules des Cogitata, « Dieu est cause
de toutes choses et opère par la Liberté absolue de sa
Volonté. » Elle devient ensuite idée lorsque, par l'apparition
de FIntèllect divin, Mode infini de la Nature naturée, « Dieu
se connaît lui-même et connaît toutes choses, c'est-à-dire
a en lui toutes choses objectivement. » (Cog. Met. I, ch. n.)
D'ailleurs va de soi que l'Essence, quand elle devient idée,
il

en se manifestant à l'intellect, ne perd pas pour autant ses


caractères de puissance et de force c'est précisément en ;

communiquant aux essences qu'il conçoit une parcelle de


la Puissance qui constitue sa propre essence, que Dieu fait
passer dans la création, ces essences à l'existence. En résu-
mé, avant la création des choses, l'essence est seulement
puissance, après la création, elle transforme en exis-
se
tence. En Dieu seul les deux termes coïncident, parce que la
Puissance divine absolument infinie,
étant de sa nature
l'Essence d'elle-même passe à l'existence dans un processus
privilégié, à la fois instantané et éternel.
,
LIVRE II CHAPITRE II 107

C'est ce passage, immédiat, vraiment unique et


acte
ineffable, que nous allons essayer d'approfondir. Bien
entendu nous n'y considérerons l'essence que comme force,
puisque la Nature naturée n'est pas encore apparue, et que
l'essence ne devient pensable, c'est-à-dire ne voit s'adjoin-
dre une signification nouvelle, qu'au moment précis de
cette apparition. Jusque-là, semblable à l'Un ineffable et
infini du panthéisme d'émanation, échappe à touteelle
détermination intellectuelle pour se manifester seulement
comme vie et comme pure causalité créatrice. Et cela nous
avertit qu'il suffit peut-être de dissocier suffisamment les
éléments de provenance opposée que Spinoza a synthétisés
dans sa doctrine, pour retrouver soudain, au fond de ce
creuset métaphysique, la conception néoplatonicienne dans
sa pureté primitive, l'Acte émanateur par lequel l'Essence
divine, passant à l'existence en vertu de sa surabondance
infinie, amène par là cette Essence à se déterminer ou, pour
mieux dire, à se différencier en une infinité d'attributs hié-
rarchisés.
Nous suivrons ainsi le système dans son processus de
création organique. Un à un nous verrons naître les divers
organes : mesure que l'Essence de Dieu laissera
d'abord, à
découler d'elle son existence, nous la verrons se déployer
en une continuité d'attributs où sa Puissance s'affaiblira
peu à peu, à mesure qu'ils s'éloigneront de la source ini-
tiale. D'autre part, comme avec la production de l'Intellect
Infini, Fils de Dieu, ces attributs apparaîtront désormais
non plus comme des émanations, mais comme des détermi-
nations intellectuelles de l'Essence, leur hiérarchie primi-
tive setransposera instantanément en parallélisme. La con-
ception première, cependant, laissera un peu partout des
traces de son origine. Sans doute, comme elle appartient
en Nature naturante, et que l'on ne peut s'exprimer
soi à la
malgré tout qu'en termes d'entendement, c'est-à-dire de
Nature naturée, il faut d'avance s'attendre à ne la trouver
jamais explicitement exposée. Mais elle n'en sous-tendra
108 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

pas moins l'ordonnance générale du système, continuant à


faire circuler la vie à travers ses articulations rigides. Par-
tout présente, quoique invisible, il faudra, pour la mettre
en lumière, savoir la déceler jusque dans les moindres
détails et l'inférer des parties successives de la doctrine
qu'elleanimera une à une.
Or si elle est ainsi une sorte de puissance de vie, ou une
âme organisatrice, n'est-ce pas assez dire qu'elle tirera sur-
tout sa démonstration de l'organisation même du
système
achevé, comme « l'Idée directrice » du germe embryonnaire
ne se manifeste que par le fonctionnement de l'individu
définitivement constitué et par l'agencement final de tous
ses organes ? Puisque la doctrine va s'élaborer par syn-
thèse, n'est-ce pas à la synthèse une fois terminée qu'il
appartient de justifier, en retour, la propre fécondité de
son point de vue initial ?Et sans aucun doute d'ailleurs,
c'est bien le sentiment d'une telle nécessité d'attente qui
inspirait à Spinoza lui-même ce scolie de l'Ethique qu'il
n'est pas sans intérêt de rappeler et d'appliquer ici « Les :

lecteurs se trouveront (souvent) empêchés sans doute, et


beaucoup de choses leur viendront à l'esprit qui les arrê-
teront pour ce motif, je les prie d'avancer à pas lents avec
;

moi etde surseoir à leur jugement jusqu'à ce qu'ils aient


tout lu ». (Ethj.il, 11 Se).

19. Quelques uns, dit Spinoza dans les Pensées Méta-


«

physiques, admettent que l'Immensité de Dieu est triple,


à savoir l'immensité de l'Essence, celle de la Puissance et
enfin de la Présence mais ceux- là disent des niaiseries,
;

car ils ont l'air de distinguer entre l'Essence de Dieu et


sa Puissance ». Or, ajoute-t-il, si la Puissance était autre
chose que l'Essence, ou bien elle serait une Créature qui
aurait besoin alors de la Puissance de Dieu pour se conser-
ver, ce qui amènerait un progrès à l'infini ou bien elle
;

serait quelque accident de l'Essence divine, sans lequel


cette Essence ne pourrait être conçue, ce qui, étant con-
LIVRE II CHAPITRE. II 109

traire à la simplicité absolue de Dieu, serait une hypothèse


ausssi manifestement absurde que la première. Si l'on a été
amené à soutenir une telle absurdité, c'est que, confondant
d'une façon générale l'Entendement de Dieu avec l'enten-
dement humain, on n'a pas craint d'autre part de « compa-
rer sa Puissance avec la puissance des Rois ». (Cog. Met. Il
iv, tr., App. I, p. 463).
Cette affirmation paraît fondamentale à Spinoza qu'il si

y revient sans cesse dans ses écrits Il l'érigé en théorème :

au début de l'Ethique : « La Puissance de Dieu est son


Esssence même ». (Eth. i, 34). Ailleurs il va même plus
loin et désigne cette Puissance divine comme une force,
« comme la force suivant laquelle Dieu persévère dans son

Etre » suivant l'expression des Cogitata (Cog. Met. II, vi,

V.-L., t. m,qua Deus in suo esse persévérât »


p. 216) « vis ;

et la même formule se retrouve dans les lettres 34 et 36 à


Hudde a Tout ce qui est conçu comme multiple existe par
:

des causes étrangères, au lieu d'être produit par la force


même de sa propre nature (proprise suse naturse vi) »

(Ep. 54, V.-L. t. il, p. 316) «Je conclus donc, comme


dans ma précédente lettre qu'il n'y a rien que Dieu seul
qui subsiste par sa propre vertu ». (Ibid. 321).
Il dans YEthique, Spinoza semble indiquer
est vrai que,
que ce terme de « vis » est un peu impropre quand il s'agit
de Dieu, et il aime mieux le réserver pour désigner le
« conatus » par lequel les essences particulières, plutôt
que l'Essence divine, persévèrent dans leur être. Mais s'il
l'applique de préférence à ces essences finies, ce n'est nulle-
ment pour le retirer à Dieu c'est pour montrer, au con- :

traire, que la force (vis), impliquant un effort, par suite


une tendance vers quelque chose qu'on ne possède pas
encore, contient une restriction qui ne saurait convenir à
Dieu. En d'autres termes, le mot « force » n'est même pas
assez fort pour définir l'Essence divine il vaut mieux ;

employer celui de « Puissance », ou plutôt ce terme par


lequel, dans les textes sacrés, le monothéisme juif désignait
110 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Jéhovah la Toute-Puissance absolue. Aussi, dans la Lettre


:

36 à Hudde, est- il écrit « Dieu est l'Etre indéterminé et


:

Tout-Puissant, non pas sous un point de vue particulier,


mais absolument et dans l'essence {absolute in essentia
indeterminatum et omnipotens est » (V.-L. t. II, p. 321).
Finalement, c'est toujours dans la conception théologique
du traditionnalisme juif qu'il faut chercher le sens véritable
de l'identification spinoziste de l'Essence et de la Puissance
divines L'Essence se ramène à la fécondité créatrice de
:

Jahveh, à la « Face de Dieu », qui, suivant la défense faite


jadis à Moïse, « ne pouvait pas être vue » « Absolute :

indeterminatum in Essentia », traduit Spinoza. Aussi la


thèse est-elle naturellement reprise dans le Théologico-
Politique: « La démonstration pourrait encore se tirer de
ce que la Puissance de la Nature est la Puissance même et
la Vertu de Dieu, et la Puissance de Dieu absolument iden-
tique à son Essence (divina autem Potentia sit ipsissima
Dei Essentia) » (Th.-pol, ch. vi, V.-L., t. n, p. 24).
Mais, de ce que cette Essence est en soi indéterminée et
ineffable, Toute-Puissance absolue antérieure à toute déter-
mination, il ne s'ensuit nullement qu'elle ne soit qu'un
vague substrat, un pur sujet indifférent à recevoir n'importe
quel attribut. Bien au contraire, elle est la vie véritable et
pleinement surabondante, la Vie de Dieu ; Spinoza consacre
à la définir tout un chapitre des Cogitata. Avant tout et —
il est important de le retenir —
une telle Vie n'a rien de la
conception aristotélicienne de la Pensée pure. « La vie pour
Aristote est l'acte de l'Entendement, et en ce sens il attri-
bue la vie à Dieu qui perçoit par l'Entendement et est acte
pur. Nous ne nous fatiguerons guère à réfuter ces opinions...
qui ne sont que des fictions... Pour ce qui est de la Vie en
Dieu, j'ignore pourquoi elle est dans Aristote plutôt l'Acte
de l'Entendement que l'Acte de la Volonté ou d'autres sem-
blables. » (Cog. Met. II, vi début.)
Il va de soi, en effet, d'après ce que nous avons dit, que
l'Entendement étant une production dérivée de Dieu, la
LIVRE II CHAPITRE II 111

Vie doit être définie indépendamment de lui : en ce sens


elle n'est pas un attribut de Dieu, elle est Dieu même. C'est
pour les choses seulement que la force par laquelle elles
persévèrent dans leur être est distincte d'elles-mêmes, « et

c'est pourquoi nous disons proprement que les choses ont


de la vie. Mais la force par laquelle Dieu persévère dans son
être n'est autre chose que son Essence ceux-là parlent ;

donc très bien qui disent que Dieu est la Vie. Il ne manque
pas de théologiens qui comprennent que c'est pour cette
raison (que Dieu est la Vie et ne se distingue pas de la Vie),
que les Juifs quand ils juraient disaient par Dieu vivant, :

et non par la vie de Dieu, tandis que Joseph, jurant par la


:

Vie de Pharaon, pouvait dire au contraire par la Vie de :

Pharaon ». (Ibid. II, vi fin).


Ainsi Spinoza retrouvait, dans toute sa vigueur première,
la conception plotinienne de l'Essence divine. Nous l'avons
déjà esquissée. L'Infinité du Dieu des Ennéades réside, elle

aussi, dans la perfection absolue de sa Puissance. Son Infi-


nité, en un mot, est sa Puissance même^oô'aTreipov^ôôvafA^è'xei)
e
(V Enn. v, § 16.) Et cette Puissance à son tour se confond
avec la Vie. Ici encore, on s'étonne de rencontrer chez
Plotin la distinction spinoziste. : le premier Principe ne
possède pas la Vie, à la manière des êtres finis, comme une
sorte d'attribut extérieur à eux. La vie de ces êtres est
« l'empreinte de Celui qui l'a donnée, mais elle n'est pas sa
propre vie. » § 17.) En ce sens Dieu est infi-
(VI e Enn. vu,
niment supérieur à la vie de tel ou tel vivant particulier.
Pour bien dire, il est le Vivant en soi : « Il n'a point une
vie mêlée de mort, il ne contient rien de mortel ni de péris-
sable... Il est la Vie première, pleine de vigueur et d'éner-
gie, lumière initiale dont les rayons vivifient également les
âmes qui demeurent là-haut et celles qui demeurent ici-

bas. Cette Vie sait pourquoi elle vit elle connaît son prin- :

cipe et son but ou plutôt son principe se confond avec son


but... Un tel Etre, en un mot, possède l'Existence par lui-

même. » (VI e Enn f


vi, § 18.)
112 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Une difficulté se pose cependant : ce Primat de l'Essence


ou de Puissance divine, qui implique une sorte d'anté-
la

Tiorité de l'essence sur l'existence, comment le concilier


maintenant avec l'affirmation réitérée de Spinoza que l'exis-
tence de Dieu se confond d'une manière absolue avec son
Essence, qu'une semblable distinction, possible dans les
créatures, s'efface vite et disparaît en Dieu? « Quoniam vero
Dei existentia ipsius sit essentia. » (Ep. 50, V.-L.,t.n,p.361).
La solution, ici encore, consiste dans la séparation nette
des deux points de vue que nous avons déjà distingués :

^elui de la Nature naturante et celui de la Nature naturée.


Pour les créatures, l'essence n'est pas identique à l'exis-

tence ;mais cela tient à ce que l'existence, déroulant l'es-


sence dans le temps, marque par là une sorte de déchéance
de son éternité il y a dans ce domaine deux modes d'être
;

différents un être éternel et un être changeant et périssa-


:

ble. Or, il est clair qu'en Dieu, une distinction semblable n'a

plus aucune signification, puisque la Vie divine est l'Eter-


nité même ; en ce sens l'équation « existentia est essentia »

exprime simplement que les deux termes sont sur un même


plan de réalité qui est le plan de la Vie éternelle. A ce plan
correspond la copule « est », l'identification si l'on veut.
Mais il n'en résulte pas du tout qu'à l'intérieur r1 ** ce
plan d'éternité, on ne puisse pas parler d'une distincti n en
quelque sorte ontologique, de l'essence et de l'existence, et
d'une antériorité de la première sur la seconde. Cela est si
vrai au contraire qu'il y correspond maintenant, chez
Spinoza, un nouveau groupe de formules qui impliquent
entre l'essence et l'existence, un rapport d'enveloppement
et de dérivation. N'est-ce pas la définition même de Dieu
par laquelle s'ouvre le 1 er Livre de l'Ethique : « J'entends
par Cause de soi, ce dont l'essence enveloppe l'existence.
(Cujus essentia involvit existentiam). » (Eth. i, déf. 1.) Et
plus loin : « Ce dont la nature enveloppe l'existence est
cause de soi et existe par la seule nécessité de sa nature. »

(Eth. i, 24 dém.)
LIVRE II — CHAPITRE II 113

D'ailleurs si l'Essence est l'existence « enveloppée »,

inversement l'existence apparaît comme un « développe-


ment » Relativement à la substance, écrit
de l'essence. «

Spinoza à Louis Meyer, je vous prie de considérer que


l'existence appartient à son essence, c'est-à-dire qu'il suit de
sa seule essence qu'elle existe réellement. » (Ep. 12, V.-L.,
t. II, p. 230.) Or le « sequi » qui définit ainsi le passage de
l'essence à l'existence, ne désigne pas autre chose qu'une-
procession à partir de la Puissance infinie de Dieu ; on
trouve dans un scolie de YEthique
terme « effluere » le :

« Je crois avoir montré assez clairement que de la souve-

raine Puissance de Dieu, une infinité de choses en une


infinité de modes, c'est-à-dire tout a nécessairement découlé
( effluxisse ) ou en suit (sequi) toujours avec la même
,

nécessité (Eth. I, 17 Scolie.) Il n'est pas jusqu'au mot


« émanation » qui ne se rencontre dans une Lettre à Jean

Oosten « Omnia necessario a Dei natura emanare, et,


:

Universum ipsum Deum esse. » (Ep. 43, V.-L., t. n, p. 349.)


Spinoza enfin n'avait-il pas défini la Causalité de Dieu, dans
le Court Traité, comme une « Causalité émanative »
(uituloejende). (C. T. I, m, V.-L., t. m, p. 23.)

20. Il aucun doute que Spinoza


ne semble donc faire
admette derrière l'existence une réalité plus intime qui la
fonde et l'explique parce que justement elle la produit.
Cette réalité d'où l'existence des attributs émane, comme
d'une source intarissable de vie, c'est l'Essence divine en
tant que Puissance infinie antérieure à ses manifestations.
En ce sens, explique Spinoza, « pouvoir ne pas exister est
impuissance, tandis qu'au contraire pouvoir exister est
puissance. » (Eth. 1,11 Dém. 3.) Or, que cette distinction et
ce dédoublement de la Nature divine soient vraiment légi-
times, c'est ce qui résulte nettement de la conception spino-
ziste Causa sui » appliquée à Dieu. Après avoir
de la «

exposé dans le Court Traité la preuve a priori et la preuve


a posteriori, Spinoza terminé par cette remarque « De peu :
114 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

de signification est donc cette parole de Thomas d'Aquin


suivant laquelle Dieu ne peut pas être démontré a priori»
et cela précisément parce qu'il n'a pas de cause. » (C. Tr. I,

I, fin.)

Saint Thomas, en effet, avait dit dans sa Somme Théolo-


gique : « Il que quelque chose soit cause
n'est pas possible
efficiente de soi-même parce que, s'il en était ainsi, il exis-
teraitantérieurement à soi-même, ce qui est impossible. »
(S. Th. 1, qu. 2, Resp. 2). Dans le même sens d'ailleurs, la
philosophie juive faisait peu de cas du concept de la causa
sui ; Maïmonide le considérait également comme sans signi-
fication au regard de Dieu tout au plus pouvait-il désigner ;

Yabsence de cause, Dieu se posant dans l'absolu par la seule


nécessité de sa nature. Mais il faut évidemment distinguer
ici entre l'essence et l'existence. S'il s'agit de l'Essence
divine, il est bien certain alors qu'elle n'a pas de cause,
puisqu'elle se confond avec la Puissance même de Dieu,
avec sa Vie. Il en va tout autrement s'il s'agit de l'Existence
car, parce qu'on a défini précisément l'Essence par la
Puissance, il faut bien que cette Puissance, étant par nature
agissante, produise certains effets dont elle soit véritable-
ment la cause ; et comme le premier de ces effets est
d'amener le passage de l'essence à l'existence, il en résulte
que Dieu, en tant que Puissance vitale et infinie de produc-
tion, est cause de sa propre existence, c'est-à-dire « Cause
de Soi ». Voilà comment Spinoza, pouvait adapter à son
système la « Causa sui » que Suarez assimilait à « l'Ens per
se » ; seulement, grâce à l'idée d'émanation, il l'enrichis-
sait d'un sens nouveau que n'avait pas connu le verbalisme
scolastique.
Certes, il ne faudrait pas confondre cette « Causalité
émanative de soi » avec la causalité physique efficiente qui
régit le déroulement des phénomènes dans la Nature natu-
rée. Sur ce point déjà, à Arnauld qui lui objectait la
nécessité de séparer la « Causa sui »Causa effi-
de la «

ciens », Descartes se contentait de répondre que la Causa-


LIVRE II CHAPITRE II 115

lité efficiente n'avait de sens en effet qu'au regard des


choses dont l'essence n'enveloppait pas l'existence ; quant
à Dieu lui-même il restait vrai « qu'il ne se conservait pas
par une influence réelle et positive de la cause efficiente ».
e
(Cf. Rép. aux IV *
ObjJ. Là-dessus Spinoza est aussi
catégorique, et les explications fort nettes qu'il a données
suffisent à écarter absolument l'idée d'une causation tem-
porelle de l'existence que Schopenhauer par l'essence,
ne craignait pas de lui reprocher. (Quadr. rac I, § 8.) Com-
bien de fois pourtant, n'avait-il pas répété que l'existence
de Dieu n'ayant rien de commun avec l'existence des autres
êtres, la causalité de son Essence ne pouvait être une
efficience physique autant vaudrait dire, remarquait-il
:

dans les Cogitata, que Dieu peut se transformer en un autre


Dieu, « ce qui est la chose la plus Demandons-
absurde.
nous en effet, s'il peut y avoir en Dieu un changement
venant de Dieu. Or nous le nions absolument, car tout
changement qui dépend de la volonté du sujet se fait afin
de rendre son état meilleur, ce qui ne peut avoir lieu dans
l'Etre souverainement parfait. De plus, un changement de
cette sorte ne se fait que pour éviter quelque dommage ou
en vue d'acquérir quelque bien qui manque or l'un et ;

l'autre ne peuvent avoir lieu en Dieu D'où nous concluons ;

que Dieu est un être immuable ». (Cog. Met. H, iv, tr. App.,
t. I, § 2-5.) Il est pourtant des gens qui posent des questions
aussi ridicules : « Ils demandent si Dieu n'est pas plus
vieux maintenant que lorsqu'il a créé Adam..., ce qui
revient à lui attribuer une durée plus longue pour chaque
jour écoulé, et à supposer par suite qu'il est continuel-
lement comme créé par lui-même... Or c'est là manifeste-
ment une pétition de principe... La durée en effet est une
affection non de l'essence, mais de l'existence. Or l'exis-
tence de Dieu étant une production de son Essence
(venant de son essence, existentia (ejus) est de ipsius
essentia), nous ne pouvons attribuer aucune durée à
Dieu ; attribuer à Dieu la durée, c'est distinguer en
U6 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

son existence de son essence ». (Cog. Met. II, i, § 2).


pfïet
La pensée de Spinoza est donc très nette L'identifica- :

tion en Dieu de l'Essence et de l'Existence signifie tout sim-


plement qu'il ne faut pas distinguer, dans la Nature divine,
une essence éternelle et une existence engagée dans la
durée. Il n'y a dans la Nature naturante proprement dite
aucun passage possible de l'éternité au temps, et ceci suffit
à nous avertir que Spinoza rejette d'avancé le panthéisme
émanatiste des Alexandrins dans lequel une procession
unique opérait la transition continue de l'Essence éternelle
de Dieu à l'existence temporelle des choses. Tout au
contraire, il s'appuie précisément sur cette émanation
même de l'Existence divine à partir de l'Essence ( existentia

de essentia) pour démontrer que, si la « Causa sui » ne doit


pas s'entendre au sens physique et temporel, elle n'en
demeure pas moins une véritable Causalité efficiente de
nature émanative, qui se déroule seulement dans l'éternité
.

stricte, au lieu de se déployer à un moment donné dans le

temps, comme la procession néoplatonicienne.


Le point de vue de Spinoza était donc profondément
original, et c'est pour en marquer la nouveauté qu'il s'effor^-
çait de préciser sans cesse la conception de la Causa sui et f

de la définir de son mieux en fonction des conceptions


traditionnelles dont il Par exemple,
tenait à la distinguer.
il montre dans l'Ethique (Eth. 7, 25 Scolie) que la Causalité

de Dieu vis à vis de soi est de la même nature que sa


Causalité vis à vis des choses « En un mot, au sens ou
:

Dieu est dit cause de soi, il doit être dit aussi cause de
toutes choses ». Mais il a déjà été dit, quelques propositions
plus haut (Prop. 16, Cor. i), « que la causalité vis à vis des
choses est de natuie efficiente ». Et pourtant, même effi-
ciente, elle se distingue de la causalité physique Spinoza :

l'indique dans une Lettre à Tschirnhaus: Il faut distinguer,


y est-il expliqué, une causalité efficiente externe et une
causalité efficiente interne ; la « causa sui » est de ce der-
nier genre. (Ep. 60, V.-L. t. n, p. 386).
*
LIVRE II CHAPITRE II 117

Il que certains interprètes ont cru pouvoir assi-


est vrai
miler cette causalité efficiente interne à une causalité
logique et mathématique. Certes, de nombreux textes
spinozistes illustrent fréquemment la formule célèbre :

« causa sive ratio » (Eth. I, Pr. il dém.), et nous en verrons

nous-même la légitimité. Mais, ainsi que nous n'avons


cessé de le répéter, c'est là un point de vue postérieur dans
le système, et ce serait anticiper arbitrairement sur sa
génération que d'introduire, avant l'apparition de l'Intel-

lect Infini de Dieu, la notion d'un déroulement mathéma-


tique. Ce n'est que quand l'Essence de Dieu a pris cons-
cience de son existence, quand s'est formée dans la Nature
naturée « YIdea Dei », que la production émanative des
attributs par la Puissance divine se transpose automatique-
ment en une production des propriétés mathématiques à
partir d'une définition initiale. Mais, tant que le Mode
Infini de l'Intellect divin n'a pas encore fondé, à la manière
du Logos antique, l'entière intelligibilité des choses, trans-
posant par là en un panthéisme mathématique le pan-
théisme d'émanation originaire, jusque là la formule
logique de la « ratio sive causa » n'a pas encore la moindre
valeur. Elle ne deviendra exacte qu'après l'apparition de
l'attribut Pensée et surtout du Mode infini qui en découle ;

alors, sans doute, Spinoza pourra dire que la définition


logique de Dieu coïncide avec sa génération dans l'absolu,
qu'elle « l'exprime » au regard de l'entendement, ou encore,
comme dans la Lettre déjà citée à Tschirnhaus, « que
l'Existence découle de l'Essence de Dieu comme les pro-
priétés du triangle découlent de sa définition. (Ep. 60, L.-V.
t. ii, p. 386).
Mais ce point de vue ne sera qu'une conséquence dérivée
du système, bien loin d'en être le principe fondamental.
Originairement et dans l'absolu, « la causalité efficiente
interne » de la « Causa sui » demeure une causalité éma-
native, une procession à partir de l'Essence divine, et en
ce sens une production très réelle de l'Existence de Dieu
M8 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

par sa Puissance, c'est-à-dire par son infinie surabondance


et sa Vie créatrice. S'il n'en était pas ainsi, Spinoza aurait-il
pu dire que le fait d'exister était un signe de puissance
e
(Eth. I, 11 3 dém.), en sorte que l'existence de l'Etre infini
devait être attribuée à une véritable « force » la force interne
de sa causalité émanative ?. « Car si pouvoir exister est
puissance, il s'ensuit que plus à la nature d'une chose il

appartient de réalité, plus elle a par elle-même de forces


(vires) pour exister Ainsi un Etre absolument infini,
;

autrement dit Dieu, a de lui-même une puissance absolu-


ment infinie d'exister (infinitam absolute potentiam exis-
tendi), et, par suite, il existe absolument ». (Eth. I, H
Scolie). Remarquons qu'il est dit « absolument >x, et non
« nécessairement », pour montrer mieux par là que l'exis-

tence est véritablement un acte de la Puissance divine, avant


d'être une conséquence mathématique de la définition de
son Essence.
Nous l'avons déjà dit une telle conception reste profon-
:

dément différente de l'ancien panthéisme dynamique de


l'Ecole d'Alexandrie. Non, Spinoza n'est pas Plotin, et la
divergence entre les deux philosophes est importante, car
elle met en lumière le point de vue essentiellement original

du spinozisme. Le Néo-platonisme n'avait songé qu'à une


seule émanation celle qui, par l'intermédiaire de l'Ame,
:

opérait le passage de l'éternité au temps. Cest que, d'une


part, il fallait expliquer l'existence de l'étendue, et que
cette étendue, d'autre part, ne se concevait, aux yeux de
l'Antiquité, que comme une réalité inférieure, nécessaire-
ment engagée dans la durée. Pour rendre compte, par suite,
de la génération par Dieu de l'étendue, il fallait bien
établir, à un moment donné, dans la procession, une transi-
tion soudaine entre l'éternité de l'Essence divine et l'exis-
tence temporelle de la matière d'où l'interposition de
:

l'Ame dans la hiérarchie des hypostases, et sa division, à


son tour, en deux Puissances secondaires, « la Raison
discursive » et « l'Ame proprement dite», destinées par leur
LIVRE II CHAPITRE II 119

continuité à ménager la redoutable transition. Or voici que


Descartes venait de donner une définition de l'étendue qui
la faisait participer désormais de l'éternité mêmede Dieu.
Le problème de l'émanation, dès lors, se posait à Spinoza
tout autrement qu'à Plotin. La conception nouvelle d'une
étendue purement géométrique permettait de concevoir le
passage de l'Essence divine à, l'existence, en le maintenant
jusqu'au bout dans l'éternité : A une Essence éternelle,
Spinoza pouvait faire correspondre cette fois une Existence
également éternelle. Après avoir posé dans la Définition VI
de VEthique, l'infinité des attributs comme l'expression
d'une « Essence éternelle et infinie », Spinoza pouvait
ajouter (Eth. 1, 19, dém.) que « chacun de ces attributs
enveloppait par cela même l'éternité », autrement dit
« que les mêmes attributs divins qui expliquaient l'essence
éternelle de Dieu, expliquaient en même temps son exis-
. tence éternelle ». (Prop. 20, Dém.).
Seulement, s'il est vrai que l'étendue géométrique est
compatible avec l'Eternité de Dieu, il n'en faut pas moins
expliquer, dans tout panthéisme, l'existence de l'étendue
temporelle des corps périssables. Le postulat de l'Infinité
divine défend de concevoir une réalité quelconque autre-
ment que comme une production plus ou moins directe de
Dieu c'est là ce qui a amené Spinoza à la nécessité d'une
:

seconde émanation, celle des modes à partir des qttributs.


Par deuxième procession, chacun des attributs éter-
cette
nels engendre à son tour une nouvelle série d'existences
qui se déploient peu à peu dans des durées de plus en plus
limitées : modes modes de plus en plus
infinis d'abord, puis
finis. Ce sont ces deux émanations que Spinoza résume dans
la grande formule de l'Ethique : « Ex necessitate divinœ
naturœ infinita infinitis modis sequi debent », avec cette
conséquence « hoc est omnia quœ sub intellectum inflni-
:

tum cadere possunt ». (Eth. I, 16).


Cette proposition est la clef du système tout entier. Le
« sequi », nous l'avons vu, est expliqué dans le scolie du
120 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Théorème suivant (Pr. 17, Se.) où il est ramené au terme


<(
effluere », et désigne ainsi une véritable procession. Les
« inflnita » ce sont les attributs éternels dont le déroule-
ment à partir de l'Essence divine constitue la première
procession. Les « infinitis modis » ce sont les modes
successifs qui découlent à leur tour, dans une seconde
émanation, de l'infinité des attributs. Enfin, par l'apparition
de l'Intellect divin, premier mode immédiat de la Nature
naturée, ce double panthéisme d'émanation se transpose
aussitôt en un panthéisme mathématique qui fonde l'intel-

ligibilité des deux processions. Par là, attributs et modes


deviennent conscients à Dieu, parce que l'Intellect infini,
comme nous le verrons, est double lui aussi : il est à la fois
Idée de Dieu et Idée du Monde. C'est le sens de la paren-
thèse (hoc est omnia quœ sub Intellectum infinitum cadere
possunt) ». Au regard de cet Entendement, la « Causalité
émanative » du Court Traité apparaît comme une causalité
mathématique, (causa sive ratio). Mais ce dernier sens
n'est que dérivé originairement toute causalité est effi-
;

ciente. Spinoza d'ailleurs, dans la Lettre à Tschirnhaus,


n'en avait-il pas nettement distingué les deux formes,
interne et externe. Nous étudierons la seconde à propos de
l'émanation des modes. La première est celle de la « Causa
sui », la procession dans l'éternité des attributs divins à
partir de l'Essence infinie. Examinons d'un peu plus près
ce déroulement.
GHAPITRK III

L'Existence de Dieu.
La hiérarchie fondamentale
des Attributs divins dans la Nature naturante.

21. C'est par l'infinie surabondance de sa Causalité que


l'Existence de Dieu découle de son Essence, que la Toute-
Puissance divine est amenée à laisser émaner d'elle une
infinité d'attributs éternels. Que sont au juste ces attributs?
Quelle a pu être, sur ce point, la pensée intime de Spinoza ?

Une affirmation, assez au premier abord,


singulière
domine toute la question Sur l'infinité des attributs, deux
:

seulement nous sont connus l'étendue et la pensée


: les ;

autres demeurent inaccessibles à l'entendement. Pourquoi


ce privilège étrange ? A supposer d'ailleurs que la logique
du système interdit à Spinoza d'englober dans sa synthèse
géométrique définitive l'infinité des autres attributs, lui-
même assurément ne devait-il pas avoir à leur sujet une
opinion quelconque, une opinion peut-être qu'il ne pouvait
traduire en langage de géométrie, « more geometrico »,
mais qui n'avait pas moins pour rôle de donner à la doctrine
la cohérence et l'harmonie d'ensemble qu'elle ne devait pas
manquer de posséder dans l'esprit de son fondateur ?

Examinons donc la lettre de la doctrine ; de la lettre nous


essayerons de dégager en suivant, comme nous
l'esprit,

l'avons fait jusqu'ici, l'idée inspiratrice de notre méthode :

replacer la pensée spinoziste, d'une part dans sa tradition


philosophique, de 1 autre dans son ambiance propre, et
rechercher par quelle série d'adaptations le thème antique
122 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

avait pu s'accommoder aux conditions nouvelles, de manière


à assurer à cet organisme une vitalité solide et durable,
résultat d'un agencement harmonieux de toutes ses parties.
La théorie des attributs semble revêtir chez Spinoza trois
aspects principaux :

1°Les attributs sont des substances ;


2° Les attributs manifestent l'Essence de la Substance ;
3° Les attributs n'expriment la Substance qu'au regard

de l'entendement.
a) Le premier aspect est présenté par le Court Traité :

« Pour ce qui concerne dont Dieu est formé,


les attributs
ils ne sont autre chose que des substances infinies dont

chacune doit être elle-même infiniment parfaite ». (C. Tr. I,


Vu § 1 note).
b) Le second aspect, moins réaliste sans doute, n'en
relie pas moins les attributs à la substance, en dehors de
tout entendement: « Tous les attributs que possède la
substance ont toujours été â la fois en elle,... et chacun
exprime sa réalité ou son être... A proportion de la réalité
ou de l'être qu'il possède, un être a un plus grand nombre
d'attributs... Donc un
absolument infini doit être cons-
être
titué par une infinité d'attributs, dont chacun exprime une
certaine essence éternelle et infinie ». (Eth. I, 10 Se). Et
plus loin « Il faut entendre par attributs de Dieu ce qui
:

exprime l'Essence de la Nature divine, c'est-à-dire appar-


tient à la Substance ». (Eth. I, 19 dém.).
c) Reste le troisième aspect qui semble au contraire
n'attribuer à l'attribut d'autre réalité que dans l'entende-
ment. Il y correspond en vérité un assez grand nombre de
formules dont la plus significative est celle de la Lettre 9 à
Simon de Vries. « J'entends par attribut la même chose que
par substance, avec cette exception qu'on ne doit parler
d'attribut qu'au regard de l'entendement». (Ep. 9, V.-L.,
t. il, p. 224).
Si l'on s'en tenait à la lettre même de ces textes, ou bien
il y aurait dans le système une contradiction fondamentale,
LIVRE II CHAPITRE III 123

ou bien pensée de Spinoza, du Court Traité à l'Ethique,


la

aurait évolué progressivement d'un réalisme à un idéa-


lisme absolus. Les deux opinions ont été d'ailleurs soute-
nues. N'est-il pas un moyen cependant de rétablir, sous ces
affirmations en apparence opposées, l'unité vitale de la
doctrine ?

La solution résulte évidemment de ce que nous avons dit

jusqu'ici. L'idéalisme de la troisième conception est par-


faitement conciliable avec le réalisme plus ou moins atténué
des deux premières il suffit toujours de reprendre la
:

distinction de la Nature naturante et de la Nature naturée.


Quelle que soit en effet la façon d'être et le mode d'exis-
tence des attributs dans l'absolu, il est clair qu'à l'instant
précis où l'Intellect divin aura fait son apparition, quand,
à l'attribut-Pensée, se sera ajouté un Entendement-sujet,
alors le point de vue cartésien de l'analyse s'introduira
nécessairement, et les Attributs apparaîtront avant la

substance : celle-ci sera postulée, à vrai dire, comme sou-


tien de leur existence : « Vous remarquerez, écrit Spinoza
à Oldenbourg, que j'entends par attribut tout ce qui est
conçu en soi et par soi, de telle façon que le concept d'un
attribut n'enveloppe le concept d'aucune autre chose. »

(Ep. 2, V.-L., t. il, p. 197.)


Sans doute mais cela n'implique nullement que toute
!

la réalité de l'attribut consiste dans le fait d'être conçu. Ce


que Spinoza a voulu seulement dire, c'est qu'en dehors de
l'entendement, il était impossible de se représenter l'Es-
sence divine autrement que comme une Infinie Causalité,
de laquelle découlaient une infinité de produits, de Puis-
sances dérivées qui venaient déployer, dans l'éternité, la
Toute-Puissance originaire. 4
Ainsi, dans Fémanatisme
antique, la surabondance nécessaire de l'Un l'étalait auto-
matiquement en une de Puissances où s'épanouis-
infinité
sait sa vie. En ce sens, pouvait dire Spinoza dans le Court
Traité, les attributs sont de véritables substances infinies,
puisqu'ils sont autant de Puissances émanées de la Puis-
124 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

sance première. Maintenant, que ces Puissances ineffables


en soi filtrent à trav ers le pris me
de __ Tentende ment, elles
paraîtront aussitôt se stabiliser en hypostases, et comme
d'autre part l'entendement ne manie que des idées, ces
hypostases se réfracteront en idées, en façons de concevoir
la substance, ou, pour employer la terminologie scolastique
de Descartes, en attributs.
Voilà une première adaptation du réalisme judéo-alexan-
drin au point de vue nouveau du cartésianisme. Au regard
de l'entendement, les Puissances divines se transposent en
essences conceptuelles, en espèces d'attributs logiques qui
sont la seule manière pour l'intellect de se représenter
l'Essence divine. En d'autres termes, si l'on veut adapter le
réalisme antique au vocabulaire scolastico-cartésien, c'est-

à-dire si l'on considère les attributs comme des « propriétés


essentielles de la substance », définissant non pas ses
manières d'être accidentelles, mais son « actuosa essentiel »,
alors il est bien vrai de dire que c'est seulement au regard
de l'entendement, c'est-à-dire au regard des modes de la
Nature naturée, que la Puissance divine manifeste son
existence sous la forme d'attributs.
Le passage suivant du Théologico-Politique est signifi-
catif à cet égard « Il faut
: noter qu'on ne trouve dans
l'Ecriture aucun nom en dehors de Jehovah, qui exprime
l'Essence absolue de Dieu, sans rapport aux choses créées.
C'est pourquoi les Hébreux prétendent que seul ce nom
appartient en propre à Dieu, les autres n'étant que des
appellations ; et effectivement les autres noms de Dieu,
substantifs ou adjectifs, sont des attributs qui conviennent
à Dieu, en tant qu'on le considère dans sa relation aux
choses créées ou comme se manifestant par elles... Et c'est
pourquoi nul commandement n'oblige les hommes à con-
naître les attributs de Dieu. » (Th. pol. ch. xm,
App. II, tr.

p. 262-263.) Telle était la cause de la restriction de Spinoza


à Simon de Vries « J'entends par attribut la même chose
:

que par substance, sauf ceci qu'on ne doit employer le mot


LIVRE II CHAPITRE III 125

d'attribut qu'au regard de l'entendement. » En effet, remar-


quaient les Cogitata, « l'être en tant qu'être ne nous affecte j

pas par lui-même comme substance il faut donc l'expli-


;

quer par quelque attribut, sans qu'il s'en distingue autre- (

ment que par une distinction de raison. » (Cog. Met I, m,


§ 1.)

En définitive, le point de vue subjectif et idéaliste de l'at-

tribut, loin d'être contradictoire avec le point de vue réa-


liste, représente simplement une transposition des notions
initiales dans le langage de l' Intellect-sujet, quand Dieu a
pris conscience de lui-même dans les modes de la Nature
naturée. Mais qu'il correspondît aux attributs, conceptions
de l'entendement, une réalité effective dans la Nature natu-
rante, c'est ce qu'on ne saurait contester. Spinoza d'ailleurs
exprimait lui-même cette correspondance réelle dans une
formule caractéristique qui conciliait à merveille le point
de vue idéaliste et le point de vue réaliste « J'entends par :

attribut ce que l'entendement perçoit de la Substance


comme constituant son essence (tanquam ejusdem essen-
tiam constituens). » (Eth. I, déf. 4.) Le mot « constituons »
étant ici un adjectif neutre et signifiant par suite « ce qui
constitue en fait son essence », on voit qu'en ouvrant ainsi
YEthique par cette définition de l'attribut, Spinoza, fidèle à
sa méthode synthétique, se plaçait au cœur même de l'Etre,
dans l'Essence divine originaire, et lui rattachait ensuite
les attributs par un lien tout interne, indépendant de l'intel-
lect et de ses conceptions.
Ce lien, du reste, nous le connaissons déjà : Spinoza le
traduit le plus souvent par le mot « expression ». « Il faut
entendre par attributs de Dieu ce qui exprime l'Essence de
la Nature divine. » (Eth. I, 19 dém.) Or, s'il est vrai que le
point de vue idéaliste et le point de vue réaliste ne sont que
deux aspects d'une même pensée, quel autre terme pouvait
mieux convenir pour indiquer que l'attribut « exprime » la
substance au regard de l'entendement, en même temps
qu'il « l'exprime » dans l'absolu ? en sorte que l'attribut,
126 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

originairement, est ce par quoi l'Essence divine manifeste


son existence « extra intellectum », parce que, semblable à
l'Un des Néoplatoniciens, elle ne peut pas rester enfermée
en elle-même met à surabonder naturellement. Il est
et se
donc en ce sens un produit de la fécondité immanente à
cette Essence, produit qui, à son tour, manifestera la subs-
tance à l'intelligence. N'est-ce pas justement pour mieux
marquer la conciliation qu'il cherchait, entre le panthéisme
dynamiste et sa transposition en panthéisme mathémati-
que, que Spinoza avait adopté le mot « expression » qui
convient parfaitement à ces deux formes du panthéisme ?
((Expression», c'était la façon nouvelle de désigner les

rapports d'intelligibilité de l'Analyse cartésienne ; l'équa-


tion exprime
« la courbe, comme les variations des idées
>

dans la pensée expriment les variations correspondantes


du corps. Mais il est aussi vrai de dire, au sens dynamiste,
que l'Essence divine « s'exprime »dans des attributs où se
manifeste sa Puissance.
Voilà, pourquoi, sans doute, Spinoza voulut de même se
servir du mot unique d'attribut pour désigner ces deux
sortes de manifestations, et cela en dépit de la confusion
apparente qui en résultait pour sa doctrine. Il eût pu sans
doute employer deux termes, réserver celui d'attribut pour
l'expression logique dans la Nature naturée, et user pour
la Nature naturante d'un autre mot, comme Plotin, par
exemple, s'était servi de celui d'hypostase. Mais le fait

d'appliquer à l'émanation divine un terme précis avait le


grave défaut d'y introduire une détermination qui en
altérait à jamais la nature ineffable, toute détermination
étant une sorte de limitation incompatible avec la plénitude
de la vie créatrice. Aussi, tout en faisant remarquer que
le mot « attribut » convenait de préférence à la détermi-
nation par l'entendement, Spinoza se contentait de laisser
planer sur la procession de la Nature naturante l'indéter-
mination du terme général de « substance » « J'entends :

par attribut, disait-il en ce sens, la même chose que par


LIVRE II CHAPITRE III 127

substance, sauf que l'attribut s'applique plutôt au regard


de l'entendement ». Et tout de suite c'est la comparaison
biblique qui vient à l'appui de sa pensée : « Je dis que par
Israël, j'entends le troisième patriarche, et je n'entends pas
autre chose par le nom de Jacob, ce patriarche ayant été
appelé Jacob parce qu'il tenait en naissant le pied de son
frère.Pareillement ce qui réfléchit sans altération tous les
rayons lumineux est appelé plan si on le considère en soi,
et « blanc » si l'on songe à l'homme qui regarde ce plan ».

(Ep. 9, V.-L., t. il, p. 224). De même, d'après le texte déjà


du Théologico-Politique, le Dieu Infini des Hébreux est
cité

appelé Jéhovah, quand on veut désigner son Essence


absolue, tandis qu'il prend une foule d'autres noms, quand
on pense à ses rapports avec les Créatures (Cf. Th. pol.,
ch. xin, tr., App., 262).
Commeon sent bien que c'est toujours de Jéhovah qu'il
s'agit, que c'est lui à qui Spinoza songe sans cesse Mais !

comment, dans ce cas, aurait-il pu refuser aux attributs


une véritable réalité substantielle même en dehors de tout
entendement ? N'allait-il pas dans le Court Traité, jusqu'à
les appeler des « substances ? Non pas certainement qu'il
ait jamais eu l'intention de les ériger en autant de dieux
indépendants, hypothèse absurde en vérité, et que contre-
disaient à la fois ses affirmations réitérées sur l'Unité
divine et son dogme de l'Infinité de la Substance, mais il

voulait signifier par là que la Puissance initiale était


présente en chacune de ses manifestations, que toutes, en
ce sens, « exprimaient la même substance », et possédaient
en tout cas, en tant que « Puissances dérivées » une véri-
table « substantialité ».

que confirme une autre note du Court Traité


C'est ce
destinée à préciser la nature des attributs « Les attributs: :

mieux vaudrait dire ce qui est propre à Dieu car ces ;

choses telles qu'infinité, perfection immutabilité, ne sont


pas des attributs de Dieu. Sans elles, à la vérité, Dieu n'est
pas un Dieu, mais il ne l'est point par elles, car elles ne

f
128 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

font rien connaître qui existe substantielléjnent, mais sont


seulement comme des adjectifs qui exigent un substantif
pour être compris. » (C. Tr. I, i, § 9, note 4.) Et plus loin :

« Elles ne font rien connaître de substantiel or c'est seule- ;

ment par ce qu'il a de substantiel en lui que Dieu existe. »


(Ibid. I, m, note 1.)

// Il est donc plus exact de dire que les attributs, dans


g l'absolu, sont non pas de véritables mais des substances,
\« réalités substantielles », de même nature que la Substance
originaire. Qu'ils ne soient d'ailleurs pas des substances au
même titre et au mê^me degré qu'elle, c'est ce qui resssort de
cette explication de Spinoza, qu'à la différence de la Subs-
tance qui est « absolument et infiniment infinie », les attri-
buts ne sont infinis que « chacun en son genre » Ainsi, dans .

la lettre 2 à Oldenbourg « Je définis Dieu un Etre consti-


:

tué par une infinité d'attributs infinis, c'est-à-dire parfaits,


chacun en son genre (unumquodque infinitum in suo
génère), ...tandis que Dieu est souverainement parfait et
absolument infini (absolute infinitum). » (Ep. 2. V.-L., t. n,
p. 197.)
En définitive, non seulement aucun attribut n'est absolu-
ment infini comme l'essence qu'il manifeste, mais chacun
5 ne représente qu'un certain degré de l'exprime
cet infini. Il

à sa manière, « en son genre » : ne faut-il pas ajouter, sans


-crainte de dépasser la pensée de Spinoza, « suivant son
éloignement de l'Essence divine dans la continuité de son
-écoulement »? Or il faut bien s'exprimer ainsi, puisque
Spinoza pose problème en termes de « puissance », que
le

les attributs, dans la Nature naturante, ne sont pas encore

des conceptions de l'entendement, mais des « irradiations


de l'Essence divine », des « forces », des « expressions de
son Essence active » suivant le terme des Cogitata. (II, xi
§ 4.) Appelons-les, si l'on veut, des « attributs-puissances >

pour les distinguer des attributs proprement dits qui con


cernent plutôt l'appréhension premiers par l'entende
des
ment. N'ont-ils pas d'ailleurs tous les caractères des Puis
LIVRE II — CHAPITRE III 129

sances successives émanées de l'Un dans le panthéisme


alexandrin ?

1°) Qu'ils soient véritablement un « écoulement » de


l'Essence divine, c'est ce qui résulte des affirmations réité-
rées de Spinoza : « A summa Dei potentia, sive infinita
Natura, infinita infinitis modis, hoc est omnia, necessario
effluxisse, vel semper eadem necessitate sequi. ». (Eth. I f
17 Se).
2°) En second lieu, comme dans l'émanatisrne encore, la
Puissance originaire se manifeste dans chacun d'eux c'est ;

pourquoi le Court-Traité les désigne d'une façon formelle


comme des « forces » (Kragt)... « Tous les effets que nous
voyons dépendre de l'étendue doivent être rapportés à cet
attribut... Car si la Puissance productrice de ces effets
n'était pas dans la Nature (want by aldien deze Kragt van
uytwerkinge niet in de Natuur en was...) ils ne pourraient
être en aucune façon, quand bien même il existerait dans la
Nature beaucoup d'autres attributs. Car si une chose doit
produire quelque effet, il faut qu'il y ait en elle quelque
chose par quoi elle puisse plus qu'aucune autre le produire.
Ce que nous disons de l'étendue, nous le disons aussi de la
pensée et de tout ce qui est. » (C. Tr. II, xix, V.-L., t. m,
p. 76, tr. App. I, p. 160.)

22. Les Attributs, dans la Nature naturante, sont donc les


Puissances, chacune infinie en son genre, qui découlent de
V Essence divine, et par lesquelles cette Essence manifeste
ou exprime sa Vie et sa Causalité productrice. Or une telle
conception écarte évidemment l'idée que ces attributs puis-
sent être, en quoi que ce soit, autant de dieux indépendants,
dont la pluralité eût été en contradiction au premier chef
avec l'unité de la Substance unique. Sur ce point encore, il
importe de préciser la signification réelle de la multiplicité
infinie des attributs.
Un problème en effet se posait à Spinoza qui n'avait pas
seulement une importance doctrinale, mais qui intéressait
9
130 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

en outre la tradition métaphysique juive et de la phi-


de la
losophie cartésienne. D'une part, Descartes fondait sur la
diversité des attributs la diversité des substances, de sorte
que l'affirmation spinoziste de l'unité fondamentale de
l'être était certainement contraire à la théorie cartésienne
des idées claires et distinctes. Il paraissait difficile de con-
cilier la conception d'une infinité numérique d'attributs
avec la simplicité de la Substance. Et pourtant Spinoza
soutient la possibilité de la conciliation : « Quoique deux
attributs soient conçus comme réellement distincts (realiter
distincta concipiantur ) », c'est-à-dire l'un sans le secours
de nous ne pouvons en conclure cependant qu'ils
l'autre,
constituent deux êtres (duo entia), c'est-à-dire deux sub-

I
lances différentes, car il est de la nature d'une substance
que chacun de ses attributs soit conçu par soi (per se
[
concipiaturj... Loin donc qu'il y ait absurdité à attribuer
plusieurs attributs à une même substance, il n'y a rien de
plus clair que ceci... qu'à proportion de la réalité ou de
l'être qu'il possède, un être a un plus grand nombre d'attri-

buts..., en sorte qu'un Etre absolument infini doit être

défini un Etre constitué par une infinité d'attributs, dont


chacun exprime une certaine essence éternelle et infinie ».
(Eth. 1, 10 Se).
FauMl en conclure que la diversité dans
des attributs
l'absolu, en soi, consiste en une distinction numérique, en
d'autres termes, au sens scolastique et cartésien du mot,
qu'il existe « formellement » dans l'Etre divin, un nombre
infini d'Attributs ? Mais une semblable détermination
numérique serait aussitôt en contradiction avec cette thèse
capitale de la tradition judéo-orientale, que Spinoza, d'au-
tre part, trouvait exprimée avec force chez Maïmonide, cette
thèse que la Nature divine ne saurait souffrir de détermi-
nations d'aucune sorte. C'était en effet un axiome, aux yeux
de Maïmonide, que l'Essence divine étant une et simple,
excluait par là même toute idée de multiplicité. Admettre
en elle des attributs multiples, se serait poser en dehors de
LIVRE II — CHAPITRE NI 131

Dieu, de nombreuses divinités. Guide des Indécis I,


(Cf.
ch. 51 et 52). En réalité, les attributs dont il est question
dans l'Ecriture, loin d'impliquer une multiplicité incompa-
tible avec l'Essence suprême, désignent simplement des

manifestations diverses de V activité divine (ibid. ch 53). Or


ces modalités diverses dans l'action peuvent très bien
coexister avec l'unité de l'agent n'est-ce pas le même feu
;

qui tour à tour noircit, blanchit, brûle, liquéfie ? (ibid.,


ch. 54).
Il qu'en sens inverse, un autre philosophe juif,
est vrai
Chasdaï Crescas avait cru pouvoir transformer les attri-
buts négatifs de Maïmonide dans les Attributs positifs
correspondants : ne revient-il pas .au même de nier de Dieu
l'impuissance et la déraison, ou d'affirmer de lui la Puis-
sance et la Raison ? Mais la solution de Spinoza n'a rien de
commun avec celle de Chasdaï Crescas, et certainement,
quoiqu'on en pu croire, celle-ci n'a eu aucune influence
ait
sur celle-là. Nous savons déjà ce que l'auteur du Court-
fraité pensait « de ces choses teljes qu'infinité, perfection,
immutabilité... qui, a vrai dire, n'étaient pas des attributs
divins, mais des adjectifs exigeant pour être compris un
substantif (C. Tr. I, i note 4).
En réalité, c'est bien à la thèse de Maïmonide que se
rallie Spinoza; Les attributs de Dieu, écrit-il dans les
«

Cogitata, n'ont entre eux qu'une distinction de raison, mais


ils ne se distinguent pas réellement entre eux. Entendez

des distinctions de raisoncomme celles que j'ai citées un


peu plus haut et qui se reconnaissent à ce que telle subs-
tance ne peut être sans tel attribut. D'où nous concluons
que Dieu est un Etre parfaitement simple et nous n'avons ;

cure, à ce sujet, du fatras des distinctions des Péripaté-


ticiens ». (Cog. Met. II, v., § 4).

Comment concilier alors ce texte avec celui de l'Ethique


où Dieu est présenté comme exprimé par une infinité réelle
d'attributs Toujours par l'opposition habituelle du point
?

de vue de l'être et du point de vue de la connaissance, par


132 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

le double aspect du système. Si Ton veut expliquer les


rapports de Dieu avec le monde par l'intermédiaire de
Dieu se détermine
l'Intellect infini, aussitôt mais toute ;

détermination disparaît, au contraire, dès qu'on l'élève


au-dessus du Monde. Spinoza nous fait assister d'ailleurs
à cette marche progressive vers l'indétermination A la :

base, dans les modes finis et inférieurs de la Nature natu-


rée, les attributs apparaissent aux yeux de l'imagination
comme une pluralité numérique. Le nombre, en effet, n'est
qu'un auxiliaire concevant les
de V imagination : « En
affections de la Substance, abstraction faite de la substance
elle-même, et en les réduisant en de certaines classes pour
les imaginer plus aisément, nous formons la notion de
nombre, laquelle est un moyen de déterminer les affections
de la Substance... comme
Substance échappe à l'ima-
Et la
gination, vouloir l'expliquer par des notions qui sont de
simples secours donnés à l'imagination, c'est vouloir faire
servir l'imagination à nous rendre déraisonnables » (Ep. 12,
V.-L., t. il, p. 232).
Cela est si vrai, explique Spinoza à Jarigh Jellès, qu'il est
même absurde en un sens de demander si Dieu est unique
ou multiple car, pour pouvoir nombrer les choses, il faut
;

s'être représenté d'abord par l'imagination des choses sem-


blables, et les avoir réduites en de certains genres. Par
exemple celui main un sesterce et un
qui tient dans Sa
impérial ne pensera pas au nombre « deux », tant qu'il
n'aura pas rangé les deux objets sous une classe plus géné-
rale, celle de pièce de monnaie si l'on veut. Or il en est de
même pour Dieu ;pour pouvoir se demander si son exis-
tence —ou ce qui revient au même, son Essence est une — -

ou multiple, il faudrait, par la représentation d'existences


semblables, avoir fait rentrer la première dans une idée
générale, ce qui est manifestement absurde, Dieu étant un
Etre Vivant et non une Idée générale. (Cf. Ep. 50, V.-L.,
t. il, p. 361).
Voilà pour la pluralité numérique des attributs : Elle est
LIVRE II CHAPITRE III 133

une simple fiction de l'imagination, et dans ce cas d'ailleurs


ellene peut même pas être considérée comme infinie, car,
ajoute Spinoza à Louis Meyer, « le nombre, la mesure et
le temps étant de simples auxiliaires de l'imagination, ne

peuvent être infinis ». (Ep. 12, ibid., p. 232). Ainsi, de l'im-


possibilité de tout infini numérique, il résulte que le nom-
bre des attributs ne saurait être considéré sans absurdité
comme infini, du moins au regard de
Nature naturante. la
Maintenant, en s'exerçant sur ces données de l'imagi-
nation, l'entendement en atténue quelque peu la fausseté.
Entre ces attributs que l'imagination a radicalement sépa-
rés, —comme une pièce de monnaie se distingue d'une
autre pièce de monnaie, —
il conçoit des rapports intelli-

gibles qui peu à peu rétablissent entre leurs essences les


liens que l'imagination a tranchés. Mais le rapprochement
est loin d'être complet. L'entendement ne peut opérer que
sur des idées claires et même distinctes, c'est-à-dire qu'il
est amené en vertu de sa tendance naturelle, à
lui aussi,
concevoir encore comme séparées, en dépit de leurs rap-
ports, ces essences dont l'imagination achève en les dénom-
brant, l'isolement.
C'est ce que signifie le texte de l'Ethique. La distinction
des attributs n'y est posée que comme une « conception » de
l'entendement. Jamais elle n'y est affirmée en soi, sans être
précédée du verbe « concipi » . Il est de la nature d'une
substance que chacun des attributs soit conçu par soi.
Spinoza ne dit pas « en sorte que Dieu est un être cons-
:

titué par une infinité d'attributs », mais « en sorte que Dieu m


doit être défini un être etc.. » (Loc. cit Eth. 1, 10 Se).
En résumé la détermination de Dieu par des attributs est
tout entière V œuvre de la Nature naturée et n'a de sens que
par rapport à ses modes, qu'il s'agisse d'ailleurs soit de la
détermination en essences opérée par l'entendement, soit
de la détermination numérique opérée par l'imagination.
Mais, que l'on s'élève au-dessus du Monde pour se trans-
porter, par delà l'entendement, dans le domaine de la
134 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Nature naturante, et l'on voit aussitôt les attributs, effaçant


entre eux toute limite, se réunir les uns aux autres dans
l'indivisible indétermination de la Substance.
Est-ce à dire pour cela qu'ils viennent s'y confondre et y
perdre toute réalité ? Au contraire, ainsi que le répète
Spinoza, ils continuent à exprimer réellement, c'est-à-dire
à manifester dans l'absolu l'Existence divine. Seulement
l'infininumérique, œuvre de l'imagination, s'est transposé
soudain en un infini d'une autre nature, le seul qui soit
véritablement réel l'infini par continuité, le continu. Voilà
:

où il faut chercher le fond de la pensée de Spinoza Bien ;

plus que dans l'Ethique et les autres écrits métaphysiques,


il se révèle dans cette Lettre à Louis Meyer sur l'Infini, du

20 avril 1663, qui devait demeurer parmi les correspondants


et les amis du Maître comme une pièce maîtresse de sa
philosophie, un document que, treize ans plus tard,
Tschirnhaus se plaisait encore à rappeler. (Cf. Ep. 80, du
2 mai 1676, V.-L., t. n, p. 426).
Or l'intérêt de la Lettre porte justement sur la distinc-
tion, capitale aux yeux de Spinoza, de ce qui est infini
réellement et de ce qui est divisible à Vinfini. « Une distinc-
tion qu'on n'a pas faite est celle d'une chose qu'on appelle
infinie comme n'ayant pas de limites, et d'une chose dont
les parties ne peuvent être égalées ni déterminées par aucun
nombre, quoiqu'on ait le maximum et le minimum où elle
est enfermée. Si on avait remarqué ces différences, je répète
qu'on n'aurait pas rencontré une foule de difficultés dont
on a été accablé on aurait clairement aperçu quelle espèce
:

d'infini est indivisible et ne peut avoir de parties, et quelle


autre espèce en peut contenir, sans contradiction ». De cette
dernière espèce est évidemment la quantité, telle qu'elle
apparaît à l'imagination, ce qui est le procédé le plus facile
et le plus ordinaire : « elle est divisible, finie, composée de
parties et multiple par conséquent ». Mais si on la considère
telle qu'elle est en soi, « chose difficile je l'avoue, il se
trouve alors, comme je vous l'ai suffisamment démontré
LIVKE II CHAPITRE III [X>

autrefois, qu'elle est infinie, indivisible et unique ». (V.-L.,

t. il, p. 231).
donc autre chose au fond
L'infinité de la substance n'est
que son indivisibilité, ou, ce qui revient au même, sa conti-
nuité, puisque le continu désigne justement ce qu'on ne
saurait diviser en parties. Et Spinoza explique que s'il a
défini l'existence de Dieu par l'Eternité, c'est encore au sens
où sa durée forme un continu indivisible, que l'imagination
se complaît à découper ensuite en moments séparés, créant
par là des fantômes de problèmes, arrivant à se demander,
par exemple, comme l'indiquaient les Cogitata, si Dieu n'est
pas plus vieux maintenant qu'à l'époque .où il a créé le
Monde. En sorte que c'est dans la notion de continuité que
se résout en dernière analyse le redoutable problème, posé
à Maïmonide et à Spinoza par la Scolastique juive tradi-
tionnelle, de la conciliation de l'Essence indéterminée de
Dieu avec sa détermination ultérieure par une multiplicité
infinie d'attributs. L'Existence divine, la Nature naturante
tout entière est un Continu, et c'est par là qu'elle se mani-
feste par une infinité d'attributs. Quant à cette continuité
à son tour, elle se ramène, nous le savons, à une continuité
de Puissances, puisque l'attribut exprime dans l'absolu la
Puissance de l'Etre originaire.
Telle est la conclusion qui découle naturellement de tou-
tes les affirmations éparses de Spinoza. De ces trois prémis-
ses :

1°) Il existe une infinité d'attributs qui expriment la


Puissance divine ;

2°) Cette infinité n'est pas une pluralité numérique ;

3°) Elle n'implique pas davantage une distinction essen-


tielle, sinon au regard de l'entendement ;

Onne peut conclure qu'une chose c'est que l'infinité en


:

question est une infinité par continuité, ou, mieux, une


infinité de Puissances continues. En d'autres termes, pour
qu'à une série de modes discontinus et distincts dans la
Nature naturée corresponde, dans la Nature naturante,
136 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

une réalité qui les fonde terme pour terme suivant la for-
mule « infinita infmîtis modis », où linfinité des modes
:

découle respectivement de l'infinité des attributs, il faut


nécessairement que ces attributs soient disposés eux aussi
en une série continue de Puissances. Alors, par le méca-
nisme que nous avons indiqué, premiers infinita qui sont
les
ces Puissances continues, se transposent, en passant dans
l'entendement, en une hiérarchie d'essences, et se tradui-
sent au regard de l'imagination par une infinité, numérique
cette fois, de modes finis et discontinus. La continuité pri-
mitive se brise et se fragmente en une discontinuité indé-
finie.

23. Quelque infinie cependant que soit cette continuité


Spinoza déclare d'une façon expresse que deux
d'attributs,
seulement nous sont accessibles la Pensée et l'Etendue.
:

Pourquoi cette restriction ? Elle est aisée à comprendre :


c'est ici qu'intervient dans toute sa rigueur le point de vue
cartésien. Remarquons-le, en effet ce n'est pas de ce que
:

la Pensée et l'Etendue existent en Dieu que Spinoza conclut


qu'il doit y avoir des esprits et des corps dans la Nature. La
marche de son raisonnement est certainement inverse. C'est
parce que, à la suite des démonstrations de Descartes,
Spinoza tient pour établies l'existence dans le monde de la
substance pensante et de la substance étendue, et surtout
leur connaissance exclusive, qu'il est amené à postuler en
Dieu une réalité qui les fonde terme pour terme.
Que la Pensée, d'ailleurs, soit la première manifestation
de l'Essence divine, n'était-ce pas l'axiome fondamental de
toute interprétation intellectualiste du réel ? La même ten-
dance qui avait conduit Philon à réunir dans le Verbe le
premier échelon des Puissances divines, comme Plotin à
les hypostasier dans l'Intelligence, cette même tendance

avait donné chez Descartes l'hypothèse initiale du Cogito T

la réduction de toutes choses à des idées claires et distinc-


tes. D'où l'affirmation de la Substance pensante, parallèle
LIVRE II — CHAPITRE III 137

en un sens à Substance étendue, mais supérieure à elle


la

en un autre sens, en tant que plus aisée à connaître d'abord,


et que logiquement antérieure aussi, dans le processus de
reconstruction du monde par l'entendement. Or, ce dogme
de tout Intellectualisme, Spinoza est trop imprégné de la
mathématique cartésienne pour ne pas l'accepter à son
tour. Seulement il lui fait subir la transposition radicale
qu'exige son adaptation au point de vue réaliste la :

ô pensée » qui, chez Descartes, est un entendement con-


scient, un sujet de conscience, ne saurait, sous cette forme,
trouver place dans le Dieu de Spinoza. Elle n'est même pas
un attribut de la Nature naturante, mais un mode, le —
premier il est vrai, de la —
Nature naturée.
Voilà la confusion
possible contre laquelle il convient
avant tout de se mettre en garde : la pensée-attribut n'est
r
pas une conscience elle n'est même pas, à proprement
;

parler, connaissance. Certes, Spinoza a parlé maintes fois


de la connaissance que Dieu a de lui-même, d'une « Idea
Dei » par laquelle « se ipsum intelligit ». Mais cette « Idea
Dei », ainsi que nous le verrons (p. 253) n'est pas un attri-
but, mais un des Modes immédiats qui découlent de l'Attri-
but-Pensée. En fait, elle n'est qu'un aspect déterminé de
l'Intellect infini, dont Spinoza précise dans l'Ethique, « qu'il
se rapporte à la Nature naturée et non à la Nature
naturante. » (Eth. /, SI.) Il insiste à plusieurs reprises sur
ce fait que cette Idée doit être rapportée à Dieu, en tant
qu'il est Entendement infini, c'est-à-dire mode immédiat,
mais non en tant qu'il est « Absoluta Cogitatio ».
Qu'est donc cette « Absoluta Cogitatio » par laquelle
se définit l'attribut de la Pensée, et d'où découle, avec l'In-
tellect infini, Mode éternel, à la fois l'Idée que Dieu prend

de lui-même et l'Idée qu'il se forme de la Nature naturée ?


La réponse se tire justement de cette Puissance même de
production. Spinoza ne définit V Absoluta Cogitatio que
comme la Puissance susceptible d'engendrer, à titre de
mode dérivé, la Conscience que Dieu est appelé à prendre
138 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

ultérieurement de lui-même et du monde. Ce n'est pas un


<< Je pense », un acte quelconque de conscience c'est un ;

« // pense » impersonnel, ou plutôt Dieu un : « Il existe en


Attribut-Puissance capable de produire un « Je pense »
auquel cette Puissance productive, cette Absoluta Cogitatio
apparaîtra à son tour comme un objet de pensée, c'est-à-
dire comme une des parties deVIdea Dei ». L'Idea Dei n'est-
elle pas, en effet, la représentation dans l'Intellect infini de

tous les attributs qui découlent de l'Essence divine ?

A l'opposé des idéalistes, Spinoza pose donc l'intelligible,


la chose pensée avant l'être pensant. Ce n'est pas encore
assez dire : ce qui est posé en réalité dans l'absolu, avant
l'être pensant, ce n'est même pas la chose pensée, c'est une
Puissance qui ne se transforme en intelligible qu'en se
réfractant à travers le prisme d'un Intellect Infini. Mais ne
dirait-on pas que Spinoza ne
que reprendre la doctrine
fait
plotinienne, et presque la lettre des Ennéades : « Quand
l'Intelligence s'est élancée hors du Premier Principe, ce
n'était pas à l'état d'Intelligence, maïs de vue qui ne voil
pas encore (à;ô^tçoûira) îôowra)... quelque chose d'autre qu'elh
était, pour elle, l'objet d'un désir indéterminé elle en por- ;

tait une sorte d'empreinte... Avant d'être l'Intelligence

celle-ci n'est d'abord qu'une aspiration et une vue informe .

Mais, s'appliquant au Premier Principe, et le saisissant


elle devient l'Intelligence ;... incapable de contenir la Puis
sance qu'elle recevait, l'Intelligence l'a brisée et a rendi
multiple ce qui était un... Ayant reçu du Principe premiei
la puissance d'engendrer (Suvajxiv élç xô yewav), et de s<

remplir de ce qu'elle engendre, elle détermine elle-mênn


son être à l'aide de la puissance qu'elle tient de Lui. » (Cf
e
V° Enn. m, § 12 et VI Enn, vu, § 15). Plus loin, enfin, cett<

formule saisissante « Si l'Intelligence


: voit, c'est par 1;

lumière qu'elle reçoit de Celui qui lui donne en mêmi


temps et ce qu'elle voit et cette lumière même. » (Ibid. § 16.
Ainsi la Puissance est antérieure non seulement à li
Pensée-sujet, mais encore à la Pensée-objet. L'Attribut

I
LIVRE II — CHAPITRE III 139

Pensée n'est même pas une représentation ; il ne le devien-


dra qu'après l'apparition de l'Intellect Infini. Jusque-là, il
est simplement la Puissance de produire à la fois et la
représentation, et l'entendement qui prendra conscience, à
son tour, de cette représentation « Je crois avoir suffisam-
:

ment démontré, écrit Spinoza à S. de Vries, que l'Enten-


dement quoique infini, se rapporte à la Nature naturée et
non pas à Nature naturante. » (Ep. 9, V.-L., t. II, p. 224.)
la
Et, dans la Nature naturante elle-même, Dieu est, au sens
le plus indéterminé du mot, « Chose pensante » (Eth. Il, i),

res cogitans, ou si l'on veut, « Absoluta Cogitatio », sui-


vant une autre expression de VEthique (Eth. 1, 31 dém.)
lais, comme chez Plotin enfin, cette Absoluta Cogitatio ne

désigne pas autre chose, en dernière analyse, qu'une


« Potentia infinita cogitandi », ainsi que Spinoza la défi-

nit dans la lettre 32 à Oldenburg, lorsque cette Puis-


sance vient, d'ailleurs, de se personnifier en Puissance cons-
ciente « Il existe à mon avis dans la Nature une Puissance
:

infiniede penser qui, en tant qu'infinie, contient en soi,


objectivement, toute la Nature, et dont procèdent toutes les
pensées particulières. » (Ep. 32, V.-L., t. II, p. 310.) Voilà
en quel sens la Pensée est un des attributs de Dieu, lequel
exprime son Essence éternelle et infinie », ou, ce qui revient
au même, l'infinité de sa Puissance et de sa Causalité éma-
native.

24- Passons maintenant au second des attributs divins


qui nous soit accessible, l'Etendue. Or si, pour la Pensée,
Spinoza avait pu concilier Plotin et Descartes, grâce à sa
distinction de la Nature naturante et de la Nature naturée,
le problème était loin d'être aussi aisé en ce qui touchait

l'Etendue, car les deux tendances qui venaient se rencon-


trer semblaient par avance inconciliables. Tandis qu'aux
ici,

yeux des Anciens, la matière était une sorte de non-être,


de la forme, ou bien, trans-
l'éternel obstacle à la réalisation
>osée dans l'émanation panthéiste, ce degré le plus ultime
140 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

de la procession où la lumière éclatante de l'Un et de


l'Intelligence s'éteignait définitivement dans les ténèbres du
mal, au regard de Descartes, au contraire, cette matière
s'était brusquement transformée en une substance, au
même titre que la Pensée, parce qu'à toutes deux corres-
pondaient également des idées claires et distinctes. La révo-
lution s'était opérée par la réduction de la matière à une
idée nouvelle sur laquelle reposait tout l'édifice de la géo-
métrie et de la science cartésiennes : l'Etendue géométrique.
Sous la multitude des qualités des corps et des changements
du Monde, une chose demeurait immuable, et par là offrait
une prise à la Science l'étendue, sorte de substrat inerte
:

et passif des qualités secondes, substance purement stati-


que. L'extension indéfinie en tous sens, voilà la matière
cartésienne : « Materia est indefmite extensa. »

Or, toute l'originalité de Descartes résidait, sur ce point,


dans la façon dont il définissait, à l'inverse de l'Antiquité,
les rapports de l'Etendue avec la Pensée. Entre le corps et
l'âme, les Anciens n'avaient pu établir qu'une relation de
continuité, et c'était toujours la vieille idée aristotélicienne
de l'âme, forme du corps, que Plotin avait adaptée à son
panthéisme. Mais, à cette hiérarchie, Descartes venait de
substituer un parallélisme. Tandis que la Pensée, dans le
néoplatonisme, était condamnée à n'avoir d'autre objet
qu'elle-même ou la Substance infinie, à l'entendement
conscient du Cogito, au contraire, Descartes faisait corres-
pondre en outre un objet véritablement une
extérieur,
substance étendue, distincte de la substance pensante. La
véracité divine nous était un sûr garant de la correspon-
dance des deux substances, parce que l'Entendement de
Dieu ayant pour rôle de penser, à la manière de l'entende-
ment humain, les relations mathématiques de l'étendue,
était le fondement de notre connaissance des corps, en
même temps que la continuité de l'Acte créateur était le
soutien de leur existence.
Ainsi, deux tendances contradictoires, héritées l'une de
LIVRE II CHAPITRE III 141

sa race, l'autre de son éducation, allaient se disputer dans


l'œuf lesystème de Spinoza. Certainement il était à prévoir
d'avance quelles seraient la source de tiraillements, et de
difficultés d'évolution redoutables. Il s'agissait, nous l'avons
dit, d'intégrer en un système cohérent la conception alexan-

drine de l'étendue affaiblissement de l'Essence divine et ;

rendant raison, par là, du passage de Dieu au Monde, avec


la notion cartésienne de l'étendue, parallèle à la pensée et
siège des rapports mathématiques dans l'Entendement divin.
Spinoza eut le mérite de tenter la conciliation ; il s'efforça
d'engendrer en dépit de ces tendances divergentes, un ensem-
ble harmonieux, un organisme vivant et bien adapté.
Il sembla payer d'audace d'une part, il accepta le dua-
;

lisme cartésien de la pensée et de l'étendue bien mieux, il


;

renchérit sur l'irréductibilité des deux substances, allant


même jusqu'à blâmer assez sévèrement Descartes des
concessions que, par sa théorie de la glande pinéale et des
esprits animaux, il avait faites à l'aristotélisme scolastique,
touchant l'idée d'une communication concevable entre
l'âme et le corps « Je ne puis assez m'étonner, écrit-il dans
:

la Préface du V Livre de l'Ethique, qu'un philosophe, après


e

s'être fermement résolu à ne rien déduire que de principes


connus d'eux-mêmes, et à ne rien affirmer qu'il ne le con-
nût clairement et distinctement, après avoir si souvent
reproché aux Scolastiques de vouloir expliquer les choses
obscures par des qualités occultes, admette une hypothèse
plus occulte que toute qualité occulte. Qu'entend-il, je le
demande, par l'union de l'âme et du corps ? Quelle concep-
tion claire et distincte a-t-il d'une pensée très étroitement
liée à une certaine petite portion de l'étendue ? Je voudrais

bien qu'il eût expliqué cette union par sa cause prochaine.


Mais il avait conçu l'âme distincte du corps, de telle sorte
qu'il n'a pu assigner aucune causée singulière, ni de cette
union, ni de l'âme elle-même, et qu'il lui a été nécessaire
de recourir à la cause de tout l'Univers, c'est-à-dire à Dieu ».

( Eth. V, Préface.)
142 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

semble donc que Spinoza accepte dans toute sa rigueur


Il

la thèse paralléliste entre les idées claires de la Pensée et


:

de l'Etendue, aucune commune mesure. Ne s'ensuivait-il


pas alors que Dieu, étant avant tout Entendement et Pensée,
excluait de son Etre toute nature matérielle ? Mais, d'autre
part, le postulat panthéiste interdisait à Spinoza de conce-
voir une quelconque qui fût étrangère à l'Essence
réalité
divine. Allait-il choisir entre les deux hypothèses ? Il crut
pouvoir les adopter toutes deux et, à la face des Cartésiens
indignés et qui criaient au scandale, il n'hésita pas à mettre
l'Etendue en Dieu. Il n'estima pas que ce contact impur pût
souiller la notion de l'Etre infini.
Comme toujours, le principe de la conciliation fut le

même la : distinction des points de vue de l'être et de la


connaissance. Descartes a raison du dernier point de vue:
au regard de l'entendement, Pensée et Etendue sont irré-
ductibles l'une à l'autre. Mais en est-il de même dans l'ab-
solu, dans la Réalité première ? C'est ici que se place une
des parties de la philosophie de Spinoza qui mérite peut-
être la plus grande attention car elle représente la tâche
;

la plus délicate et l'effort d'adaptation le plus pénible


qu'allait entreprendre le Maître, celui où il devait nécessai-
rement se heurter aux plus graves difficultés, le seul enfin
qu'il avoua n'avoir pu complètement mener à bonne fin.
Pourquoi Descartes avait-il exclu de Dieu l'étendue ?
Spinoza l'explique dans son Exposé des Principes carté-
siens. La Proposition 16 s'énonce « Dieu est incorporel »,
:

et se démontre ainsi « Le corps est sujet immédiat du


:

mouvement dans l'espace donc si Dieu était corporel il


; ;
|

serait divisé en parties or cela enveloppant une imperfec-


;

tion, il est absurde de l'affirmer de Dieu» Pourtant, ajoute —


la Proposition 21, « La substance étendue en longueur, lar-
geur et profondeur existe réellement ». Elle n'existe pas en
Dieu, sans doute, « mais elle peut être créée par Dieu » et

nous sommes alors unis à une de ses parties » (Pr. Phil,


V partie, Pr. 16 et 21).
LIVRE II CHAPITRE III I43

Mais ici Spinoza s'arrête et ne comprend plus il ne peut;

s'empêcher de terminer l'exposé cartésien par cette obser-


vation personnelle « A moins que le lecteur ne se consi-
:

dère ici seulement comme une chose pensante et sans corps,


et ne renonce à toutes les raisons qu'il a eues auparavant

de croire que le corps existe, comme étant des préjugés, il


essaiera en vain d'entendre cette démonstration ». En quoi
consiste donc, aux yeux de Spinoza, l'erreur fondamentale
de Descartes ? Toujours dans la même confusion de l'être
et du connaître. Descartes a cru que la réalité en soi
correspondait exactement aux idées claires et distinctes que
lui en donnait l'entendement. Il a cru que, dans l'absolu
notamment, la substance étendue était réellement ce que
lui en représentait son idée claire ce fut la source de
:

toutes ses erreurs dans la philosophie de la nature. Car


l'idée claire de la substance étendue est une notion toute
statique: l'extension en longueur, largeur et profondeur ;

mais d'une telle masse en repos, comment fera-t-on jamais


sortir l'existence des corps ? Dans la Préface du Court
Traité (2 e partie), Spinoza montre qu'un corps ne saurait
être amené à l'existence que par l'intervention, à côté du
repos, d'un principe de mouvement « Chaque chose parti-
:

culière qui vient à exister réellement, devient telle par le


mouvement et le repos, et ainsi sont tous les modes, dans
l'étendue substantielle, que nous nommons des corps ».
(C. Tr., II part., Préf., note 7). Et le Lemne 1 du II Livre
e e

de Y Ethique est ainsi conçu « Les corps se distinguent les


:

uns des autres par rapport au mouvement et au repos, à


la vitesse et à la lenteur, et non par rapport à la substance »
(Eth. Il, Lemne I).

La cause de donc un principe


l'existence des corps est
actif extérieur à la pure extension indéfinie de la masse
matérielle. Cela est si vrai que Descartes attribuait ce
principe à Dieu: Dieu avait communiqué du dehors à la
matière, une fois pour toutes, la quantité de mouvement
qui lui était nécessaire. Mais cela justement, Descartes le
144 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

pouvait-il sans contradiction ? Comment un Dieu, pur


Entendement et pur Esprit, eût-il pu jamais entrer en con-
tact avec la matière ? La démonstration cartésienne est
entachée d'un cercle vicieux. D'une part « les Cartésiens
nient que Dieu soit corporel, en s'appuyant sur ce qu'un
corps est toute quantité longue, large et profonde, ce qui
est d'ailleurs absurde. En même temps toutefois, ils font
voir clairement, en essayant de le démontrer par d'autres
raisons, qu'ils séparent complètement la substance corpo-
relle ou étendue de la Nature de Dieu et admettent qu'elle
est créée par Dieu. Mais ils ignorent complètement par
quelle Puissance divine (ex qua divina Potentiel) elle a pu
être créée, ce qui montre qu'ils ne connaissent pas ce qu'ils
disent eux-mêmes. J'ai du moins démontré assez claire-
ment que nulle substance ne peut être produite ou créée
par un autre être. Et comme, en dehors de Dieu, nulle
substance ne peut être, ni être conçue, il s'ensuit que la
substance étendue est un des attributs infinis de Dieu ».
(Eth. 1 ,15 Scolie).
donc en partant de la conception cartésienne elle-
C'est
même que Spinoza est conduit à placer l'étendue en Dieu,
comme le veut le panthéisme. Mais précisément, une fois
qu'on a fait subir à la matière cartésienne la correction
qu'elle exige, voici qu'elle n'est plus incompatible avec
la Nature divine. Il suffit de comprendre que, du connaître
à l'être, la conclusion n'est pas aussi rigoureuse que le

pensait Descartes, que si la matière en tant qu'idée, peut)


être une masse passive en repos, en tant qu'être réel, au
contraire, elle doit impliquer un principe dynamique, une
activité interne, source de tous ses mouvements « Vous :

pensez, dit Spinoza à Tschirnhaus, qu'il est difficile, en


partant de la notion de l'espace tel que le conçoit Descar
tes, c'est-à-dire comme une masse en repos, de démontrei
l'existence des corps Pour moi, je ne dis pas seulement
;

que cela est difficile, je dis que cela est impossible. Car h
matière, étant donnée en repos, persévérera dans son repos

l
LIVRE II CHAPITRE III 145

autant qu'il sera en elle, et n'e pourra être mise en mouve-


ment que par une cause extérieure plus "puissante. C'est
pourquoi, j'ai osé dire autrefois que les principes des choses
naturelles imaginés par Descartes, sont inutiles, pour ne
pas dire absurdes ». (Ep. 81, V.-L., t. n, p. 427). Et quelques
mois après il répétait : « Vous me demandez si du seul
concept de l'étendue, la variété des choses peut se déduire
à priori. Non certes et je crois avoir prouvé clairement que
cela est impossible. C'est même pour cette raison que j'ai

reproché à Descartes d'avoir défini la matière par l'éten-


due. Selon moi, il la faut expliquer par un attribut qui
exprime une essence éternelle et infinie (Ep. 83, V.-L., t. il,

p. 429).
Reste à savoir maintenant en quoi consiste au juste cet
attribut divin, seul principe capable, aux yeux de Spinoza,
de rendre compte de l'existence des corps ? La solution est
analogue ici à celle de l'Attribut-Pensée : De même que
YAbsoluta Cogitatio était une Puissance de produire des
pensées particulières, la « Res extensa », ou si l'on veut
1' « Absoluta extensio » est la Puissance de produire les
corps particuliers (et même le Mouvement en général, car
le « Motus et Quies » est, comme l'Intellect infini, un mode
de la Nature naturée). Spinoza dans le
Ainsi la définit
Court Traité «En outre, après avoir montré qu'en dehors
:

de la nature qui est infinie, il n'y a plus et ne peut plus y


avoir aucun être, il apparaît avec évidence que ces effets
du corps, par lesquels nous percevons, ne peuvent venir
que de l'étendue elle-même et nullement de quelque autre
•chose possédant l'étendue éminemment (comme le veulent
quelques-uns) ». (C.Tr. H, xix § 5).
Spinoza rejette donc par là l'hypothèse occasionnaliste
qui assimilerait l'Etendue-Attribut, source des corps, à une
sorte d'Idée de Dieu, à une étendue intelligible conçue à
la manière de Malebranche. Absoluta Extensio est une U
véritable Puissance, une force active ; du raison-
la suite
nement le prouve : « Il est à observer en conséquence que
10
146 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

tous les effets que nous voyons qui dépendent nécessaire-


ment de l'étendue, doivent être rapportés à cet attribut,
ainsi le mouvement et le repos. Car si le pouvoir de pro-
duire ces effets n'était pas dans la Nature (et ici Spinoza
emploie le mot Kragt) ils ne pourraient être en aucune
façon... Car si une chose doit produire quelque effet, il faut
qu'ily ait en elle quelque chose par quoi elle puisse plus
qu'aucune autre le produire ». (ibid. § 6). Et c'est dans le
même sens dynamique que Spinoza, dans le Scolie déjà
cité de l'Ethique (Eth. I, 15 Se.) reprochait à Descartes de
ne pas avoir admis comme attribut de Dieu cette t< divina
potentia » seule capable de rendre compte de l'étendue
corporelle.
Ainsi, c'est par la que l'étendue
notion de puissance
comme la pensée se rattache aux attributs divins : Mais
alors que devient, dans la Nature naturante, le parallélisme
ou même la séparation absolue qui régnait entre leurs
idées respectives semble bien qu'une communication
? Il

existe cette fois, et que la distinction entre les modes ne


soit encore qu'une opération artificielle de l'entendement.
D'abord la Pensée et l'Etendue ne sont que deux formes,
deux façons d'agir d'une même Puissance fondamentale ;

toutes deux manifestent la même Essence. Dieu produit les


âmes en tant que Puissance pensante, comme il produit les
corps en tant que Puissance extensive.
Que ces deux Puissances d'ailleurs ne soient pas Puis-
sances au même degré, c'est ce qui implique l'affirmation
constante que chaque attribut n'est infini et parfait qu'en
son genre. L'Etendue, comme la Pensée, comme la multi-
tude des autres attributs, représente une émanation de la
Puissance absolument infinie originaire. Mais qui dit éma-
nation dit continuité en série, en sorte que Pensée et Eten-
due sont en réalité deux termes privilégiés d'une série con-
tinue de Puissances.
Reste à savoir quelles places respectives ces deux termes
occupent dans la série. Sur ce point, il faut le reconnaître^
LIVRE II — CHAPITRE III 147

Spinoza n'a fait aucune réponse précise. Il s'est contenté


d'annoncer jusqu'à sa mort que c'était là la partie de soi
système qu'il n'avait pu entièrement élaborer, et pouf
laquelle il préparait une mise au point définitive. Dans la
lettre 83 à Tschtrnhaus, du 15 juillet 1676, la dernière que
nous ayons de lui, il fait l'aveu de la difficulté après avoir ;

rappelé le reproche jadis adressé à Descartes d'avoir défini


la matière par l'étendue, ce qui rend impossible l'explica-
tion de la variété des corps, il ajoute : « Selon moi il la
faut expliquer par un exprime une Essence
attribut qui
éternelle et infinie. Mais là-dessus j'espère avoir quelque
jour l'occasion, si Dieu me prête vie, de traiter à fond avec
vous cette matière, sur laquelle je n'ai rien pu mettre en
ordre jusqu'à ce moment. » (Ep. 83, V.-L., t. II, p. 429.)

25. Cette théorie de l'Etendue-Attribut et cette Physique


des corps qui devait en découler, Spinoza, sans doute, ne la
jamais élaborée nettement. Nous avons dit d'ailleurs quels
obstacles durent le faire hésiter d'une part, il connaissait
:

trop l'ancien panthéisme d'émanation et il était lui-même


trop attaché à cette vision ineffable du monde, pour ne pas
se douter que l'étendue devait représenter en quelque façon
un amoindrissement de l'Essence divine, qu'elle devait être,
en tout cas, au dernier rang de la procession, comme la
Pensée devait occuper la première place. L'idée d'éternité,
il est vrai, lui permettait d'écarter l'hypothèse d'un amoin-
drissement réel ; la procession des attributs se maintenant
dans on pouvait dispenser l'étendue de ce rôle
l'éternel,
qu'elle jouait dans le .néoplatonisme et qui consistait à
rendre compte du passage de l'éternité au temps.
L'ancien panthéisme dynamiste, en effet, ne concevait
qu'une émanation unique la première moitié appartenait
:

au Monde intelligible et éternel la seconde moitié nous


;

faisait assister au déroulement du Monde sensible dans


l'espace et dans le temps Entre les deux mondes, la notion
;

d'â-me servait à assurer la liaison ; par sa partie supérieure,


1 tS LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA
i

elle planait dans l'éternité intelligible, tandis que, par sa


partie inférieure, elle s'abaissait dans le temps et dans les
ténèbres de la matière. De là l'amoindrissement continu de
la Puissance originaire au cours de la procession.
Mais Descartes était venu supprimer comme inintelli-
gible toute conception d'une âme intermédiaire entre la
pensée et l'étendue, en même temps qu'il rehaussait singu-
lièrement niveau de cette étendue, en la faisant participer
le

de la réalité éternelle d'une idée claire. Spinoza se dit alors


qu'ily avait peut être un moyen de concilier les deux points
de vue. Maintenant que l'étendue était devenue une réalité
éternelle et infinie, il n'y avait plus d'inconvénient à la
ranger dans la série des Puissances émanées de Dieu.
Comment expliquer dès lors l'existence des corps maté-
riels temps ? Simplement en concevant
éparpillés dans le
une deuxième émanation où chacun des attributs-Puissan-
ces laissait découler de lui une série de modes qui abais-
saient peu à peu, dans des durées de plus en plus limitées
et finies, les Puissances éternelles correspondantes. Ainsi se
détachait insensiblement de toute la Nature naturante, une
Nature naturée qui en déroulement hors de l'absolu.
était le
L'attribut-Pensée par exemple, première Puissance émanée
de l'Essence divine laissait découler d'elle, à son tour, une
multiplicité de pensées particulières, c'est-à-dire d'âmes
pensantes. L'attribut-étendue, à l'autre bout de la série de
l'émanation, laissait découler de sa puissance des corps de
plus en plus finis et périssables réunion d'une de ces
: la
âmes pensantes avec le corps correspondant formait un être
de la Nature naturée, un individu humain.
Maintenant, aux yeux de l'entendement, les attributs qui,
dans l'éternel formaient une procession continue, apparais-
saient,au contraire, comme nettement distincts les uns des
autres à mesure qu'ils donnaient naissance aux modes.
Le corps et l'âme pensante, comme l'avait voulu Descartes,
semblaient former deux modalités irréductibles, deux
expressions rigoureusement parallèles de la Substance.
LIVRE II CHAPITRE III 149

Mais ce n'était là qu'une transposition du réel au regard


de l'entendement. En fait, âme pensante* et corps conti-
nuaient à former la hiérarchie qu'ils offraient déjà dans
la nature naturante pour bien dire, ils occupaient les
;

deux termes opposés d'une hiérarchie entre lesquels s'éche-


lonnait toute une série de modes intermédiaires. Par la
série des facultés décroissantes de la Pensée, âme discur-
sive, imagination etc., l'âme pensante se reliait peu à peu

au corps.
Nous allons essayer d'établir l'existence de cette hiérar-
chie dans toute la suite de cette étude. Mais d'avance nous
voyons ne servirait à rien d'objecter contre une telle
qu'il
interprétation, l'absence chez Spinoza de formules précises
affirmant cette hiérarchie : car Y Ethique était composée
more geometrico, c'est-à-dire au strict point de vue de
l'entendement. Or l'entendement ayant transposé une fois
pour toutes, dès la sortie de l'absolu, la continuité en
parallélisme, et ne pouvant, d'autre part, connaître claire-
ment dans cette hiérarchie que les deux termes privilégiés
érigés par Descartes en substances, la Pensée et l'Etendue,
pour ces deux raisons, Spinoza se voyait à jamais interdit
d'introduire les termes intermédiaires dans la chaîne de ses
déductions : il lui était aussi impossible d'exprimer, dan's
son langage intellectualiste, la continuité de l'âme et du
corps, qu'il est impossible au mathématicien d'exprimer
rationnellement les rapports que peut soutenir dans l'absolu
la figure géométrique avec son équation analytique. Il y a
là, pour l'entendement, deux expressions parallèles, deux
domaines radicalement irréductibles l'un à l'autre.
Pourtant, à y regarder de près, la notion de continuité
reste le ressort caché de tout le système. Partout présente,
elle transparaît sous les formules parallélistes qui en sont
la traduction intellectuelle mais précisément parce que
;

Spinoza se fait une obligation de ne jamais sortir du


domaine de l'entendement et de ses déductions, cette conti-
nuité est difficile malgré tout à mettre en pleine lumière.
150 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Il faut recourir, par exemple, à l'équivalence terme pour


terme de la Nature naturante et de la Nature naturée pour
remonter, de la hiérarchie des facultés humaines échelon-
nées entre la pensée et la perception sensible du corps, à
la hiérarchie correspondante dans l'absolu des Puissances
divines qui les fondent respectivement et qui s'éche-
lonnent par suite elles aussi entre l'Attribut-Pensée et
l'Attribut-Etendue. De là découlera la place de ce dernier
attribut dans la série des manifestations de l'Essence
divine, au dernier rang, bien entendu, de l'émanation ori-
ginelle.
Voilà pourquoi notre reconstruction du spinozisme ne
peut prendre la forme d'un exposé logique, rationnellement
conduit, et cela parce qu'à des matériaux logiques, elle est
obligée d'intégrer des éléments alogiques, sans commune
mesure avec les premiers : A côté du langage de l'entende-
ment, il faut employer le langage de facultés hétérogènes
comme Y imagination. Mais cet emploi, ajoutons-le tout de
suite, est nécessaire, si l'on prétend du moins réunir dans
une synthèse d'ensemble les divers organes de la pensée
spinoziste : il que Spinoza n'a
ne faut pas oublier, en effet,

pas écrit seulement VEthique, mais aussi le Traité Théo-


logico-Politique !

Or ce dernier ouvrage ne va-t-il pas justement fournir


à notre postulat de la continuité des attributs, cet appai
indispensable que l'Ethique et les autres ouvrages logiqurs
laissaient seulement transparaître ? Sans doute le principe
ne se dégagera pleinement que lorsque nous aurons
examiné toutes les parties de la doctrine, comme la vie
animatrice de l'organisme ne dans toute sa force et jaillit

ne se révèle que par le fonctionnement harmonieux de


l'ensemble des organes. N'était-ce pas là d'ailleurs, nous
l'avons vu, l'impression que suggérait Spinoza au Lecteur
de VEthique et cela justement au moment précis où il
interrompait, au milieu du scond Livre, sa théorie de l'âme,
pour entreprendre cette fameuse théorie du corps dont il
LIVRE II — CHAPITRE III lot

signalait à cette place même toutes les difficultés ? (Cf.


Eth. II, 11 Se).
Quoiqu'il en soit, et bien que nous ayons à anticiper à
chaque instant sur la théorie de la Nature naturée, nous
allons tâcher, avant d'aborder cette théorie, de terminer
enfin l'étude de la Nature naturante, en examinant, à côté
de la pensée et de l'étendue, ces autres attributs innombra-
bles qui leur font pourtant cortège dans la procession
divine, bien que l'Ethique, prisonnière de son intellectua-
lisme, n'ait pu en donner la signification en les enserrant
dans ses théorèmes. Déjà, en signalant les antécédents his-
toriques du système, nous nous demandions si Spinoza
avait pu échappe^* à la nécessité d'intercaler entre la Pensée
et l'Etendue, à la façon du panthéisme alexandrin, une
âme-hypostase au cours de sa procession. Or nous allons
voir que les attributs inconnus de l'Ethique correspondent
précisément à cette âme intermédiaire; seulement, le
rationalisme cartésien, en bannissant désormais de la
spéculation toute notion d'âme, comme entachée de vita-
lisme, interdisait expressément à Spinoza de leur conférer
la moindre détermination logique.

26. Une première interprétation des attributs inconnus


se trouve ainsi écartée par ce qui précède : c'est celle qui,
s'appuyant sur la terminologie intellectualiste de Spinoza
transporte dans la Nature naturante la conception parallé-
liste des modes qui ne convient qu'à
Nature naturée. Les la
attributs alors deviennent des sortes de traductions paral-
lèles, dans des langues différentes, d'un même texte fonda-

mental la Substance unique et infinie.. Mais Spinoza lui-


:

même n'a-t-il pas pris soin de nous mettre en garde, dans


les Cogitata, contre le « cercle vicieux » impliqué par un
semblable passage des modes aux attributs. Il y revient
encore dans l'Ethique pour en dévoiler la cause: « (Si des
philosophes ont pu tomber dans ce cercle), la cause en a
été, je pense, qu'ils n'ont pas observé l'ordre requis pour
152 _ LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

philosopher. Au lieu de considérer avant tout la nature de


Dieu, comme ils le devaient, puisqu'elle est antérieure tant
dans la- connaissance que par nature, ils ont cru que, dans
dans l'ordre de la connaissance, elle était la dernière... Il
en est résulté que, tandis qu'ils considéraient les choses de
la nature, il n'est rien à quoi ils aient moins pensé qu'à la
Nature divine, et quand ils ont entrepris plus tard de consi-
dérer la Nature divine, il n'est rien à quoi ils aient pu moins
penser qu'à ces premières fictions sur lesquelles ils avaient
fondé la connaissance des choses de la nature, vu qu'elles ne
pouvaient les aider en rien pour connaître la Nature divine:
il n'y a donc pas à s'étonner qu'il leur soit arrivé de se
contredire. » (Eth. Il, 10 Se.) .

En d'autres termes, comme l'expliquent les Cogitata


e
(V part. ch. n), Dieu avant la création des choses, n'est
pas identique à Dieu après la création : la Natiira naturans
ne saurait se déduire de la Natiira naturata. La notion de
parallélisme, en effet, n'apparaît qu'avec la naissance de
l'entendement ; or l'entendement appartient à la Nature
naturée, non à la Nature naturante : d'où le cercle vicieux
de toute interprétation qui prétendrait conclure légitime?
ment de la première à la seconde, des modes aux attributs.
L'idée d'attribut, c'est-à-dire d'une « réalité distincte » de
la réalité des autres attributs, n'a de sens, de l'aveu de
Spinoza lui-même, qu'au regard de l'entendement mais ;

dès que l'on se transporte dans l'Absolu de Dieu, les attri-


buts logiquement conçus se transforment en Puissances
émanées de la Causalité divine, en mê.me temps que la dis-
continuité indéfinie de leurs expressions modales se trans-
pose naturellement, par la seule suppression de l'intellect
et de son action déterminatrice, en une série continue de
Puissances, dont chacune, loin d'être absolument infinie
comme l'Essence initiale, n'est infinie qu'en son genre
suivant son rang dans la procession,

27. Les attributs inconnus ne sont donc pas des traduc-


LIVRE II CHAPITRE III 153

tions parallèles de la Substance dans des langues différen-


tes. Quelle sorte de représentation peut-on s'en faire
encore Tschirnhaus, par l'entremise de Schuller, essaya
?

d'amener Spinoza à expliciter sa pensée sur ce point :

« C'est très sérieusement, je vous assure, que je vous prie

de résoudre mes difficultés et que je vous demande une


réponse. Je voudrais savoir premièrement si nous pouvons
connaître d'autres attributs de Dieu que la pensée et
l'étendue. Et là-dessus, veuillez me donner une démons-
tration directe, et non pas une preuve par l'absurde. Sup-
posé que nous ne connaissions que les deux attributs dont
je viens de parler, s'ensuit-il que les créatures qui sont
constituées par d'autres attributs ne puissent concevoir
aucune étendue? Il résulterait de là qu'il faudrait admettre
autant de mondes qu'il y a d'attributs en Dieu et alors, ;

autant notre monde aurait d'étendue, autant on devrait


donner une proportion équivalente des autres attributs aux
autres mondes constitués par les dits attributs. Or, de même
que nous ne percevons, outre la pensée, que la seule étendue,
les créatures de chacun de ces mondes ne percevraient, avec
la Pensée, que les attributs de leur monde particulier. »

(Ep. 63, V.-L., t. II, p.- 389.)


Etait-ce donc que, parmi contemporains de Spinoza,
les
la théorie de l'infinité des attributs semblât éveiller, au
premier abord, le souvenir de l'ancienne doctrine épicu-
rienne de l'infinité des univers? Mais cette doctrine, Spinoza
n'était pas sans la connaître : la lettre 61 à Hugo Boxel
nous indique qu'il était assez familier avec les conceptions
atomistiques de Démocrite, d'EPicuRE, de Lucrèce, et il

tourne en ridicule, à ce sujet, ceux pour prouver l'exis-


iqui

tence des spectres et des lémures, invoquent l'autorité de


Démocrite. Quant à l'hypothèse plus précise d'une multi-
tude d'univers matériels, il l'ignorait si peu qu'il en fait
mention dans le Court Traité et qu'il ne s'y montre aucu-
nement hostile. Il n'y a, explique-t-il, que les gens qui
connaissent les choses par le premier genre de connaissance
154 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

qui soient susceptibles de s'étonner de tout, ou plutôt de


tout ce qui dépasse la sphère bornée de leurs opinions par-
ticulières. Ainsi l'on raconte d'un paysan qui s'était per
suadé qu'il n'y avait pas de champs en dehors des siens,
qu'une vache étant venue à disparaître, il fut obligé de la
chercher au loin et tomba dans un grand étonnement de ce
qu'en dehors de ses propres champs, il s'en trouvât encore
une grande quantité. « Et certainemen t, ajoute Spinoza,
si

la même aventure arrive àHbeaucoup de Philosophes qui se


s ont-peisuadës qu en denors de ce p etit cnamp ou de cette

petite bo ule de terre sur laquelle i ls sont, il n'en existait_


pas d'autres, parce qu'ils n'e n considéraient pas d'autres. »
~
CC. Tr. 11, m, § 2-3.)
Sidonc Spinoza avait entendu faire de l'infinité de se»
attributs une simple transcription de l'infinité des univers
de l'Atomisme, il l'eût, sans hésiter, indiaué à Tschirnhaus,
puisqu'il avouait, dans son passage précité du Court Traité,
que lui-même partageait cette opinion. Il n'en fut rien
pourtant il affecta, au contraire, dans sa réponse,
; de
n'apercevoir aucun lien direct entre les deux théories :

« Vous me demandez s'il faudra reconnaître autant de


mondes différents qu'il y a d'attributs de Dieu. Je vous
renvoie pour cela au Scolie de la Prop. 7 de l'Ethique, par-
tie II. Du reste cette proposition pourrait se démontrer plus
aisément par l'absurde ; et quand il s'agit d'une proposition
négative, je préfère ce genre de démonstration à la preuve
directe, comme plus analogue à son objet. Mais puisque
vous ne voulez que des démonstrations positives, je n'in-
siste pas et j'arrive à votre seconde objection ». (Ep. 64,
V.-L., t. II, p. 391.)
Que donc ce Scolie de YEthique auquel devaient se
disait
référer Tschirnhaus ainsi que Schuller ? C'était juste-
ment le fameux Scolie où Spinoza accusait les philosophes
'hébreux de n'avoir entrevu qu'à travers un nuage cette
grande vérité que Dieu, l'Entendement de Dieu et les
choses perçues par lui sont une seule et même chose. L'idée
LIVRE II CHAPITRE III 155

dominante était qu'un mode quelconque de


Nature ne la

s'explique que par l'attribut correspondant, et que tous les


attributs exprimant la même Essence divine, la connexion
des choses dans toutes les séries modales parallèles qui en
découlent présente exactement le même ordre, transposé
seulement dans différentes traductions « en sorte que, ;

était-il conclu, aussi longtemps que les choses sont consi-


dérées comme des modes du penser, nous devons expliquer
l'ordre de la nature entière, c'est-à-dire la connexion des
causes, par le seul attribut de la pensée, et en tant qu'elles
sont considérées comme des modes de l'étendue, l'ordre de
la Nature entière doit être expliqué aussi par le seul attri-
but de l'étendue, et je l'entends de même pour les autres
attributs. C'estpourquoi Dieu est réellement, en tant qu'il
est constitué par une infinité d'attributs, cause des choses
comme elles sont en elles-mêmes et je ne puis présente-
;

ment expliquer cela plus clairement ». (Eth. H, 7, Se.)

du refus catégorique opposé


Faut-il maintenant s'étonner
par Spinoza, d'entrer dans des détails plus précis ? Nous
l'avons déjà dit : la conception intellectualiste de Y Ethique
lui interdisait tout autre langage. Par le fait que l'on s'ex-
primait en termes d'entendement, on ne pouvait donner
d'autre traduction du réel que celle qui correspondait à
que Spinoza n'eût sur
l'attribut de la Pensée. Est-ce à dire
ce point aucune opinion intime ? Nullement Il se contenta !

seulement de répondre à son correspondant qu'une opinion


de ce genre ne saurait être exprimable au regard de l'intel-
lect et des idées claires. Dans tous les cas, il est aisé de
comprendre que cette opinion n'était pas le polycosmisme
de DÉMOCRITE.
Chez les Atomistes en effet, il n'est question que d'une
pluralité d'univers matériels ou de mondes physiques ; de
tels mondes, par conséquent, doivent tous participer de

l'étendue, si bien qu'il faudrait leur donner pour base fon-


damentale, à rinverse de la suggestion de Tschirniiaus,
non pas la pensée, mais l'étendue, les poser, en quelque
156 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

sorte, non pas en fonction de la pensée qui en serait la


« forme », mais en fonction de l'étendue qui en constitue-

rait la « materia prima ». Il faudrait dire par suite, que ces


mondes séparés correspondent, non pas à une « représenta-
tion des autres attributs dans l'attribut-pensée », mais à
des expressions diverses de l'étendue par les autres attri-
buts intermédiaires.
N'oublions pas en effet que la conception d'univers
séparés et distincts les uns des autres n'a de sens, comme
d'ailleurs toute multiplicité et numérique,
toute infinité
qu'au regard de l'imagination, et de la façon fictive » dont «

elle se représente l'étendue (Cf. La Lettre à L. Meyer sur

l'infini). Si donc, il existe des univers distincts en nombre


infini — et Spinoza n'en repousse nullement l'idée ce —
sont des mondes physiques participant nécessairement fi
la fois de Yétendue qui en constitue la materia prima, de
l'imagination qui se représente cette étendue comme décou-
pée en une multitude indéfinie de fragments, et, en fin de
compte aussi, de l'entendement qui, suivant le mot du Court
Traité (Il ni, § 3) « ne s'étonne pas » en apprenant leur
,

existence, parce qu'il en conçoit nettement la possibilité.


Mais n'est-ce pas assez dire alors que de tels univers ne
diffèrent pas essentiellement du nôtre, et nous comprenons
par là que Spinoza les admît corrélativement avec notre
Univers sans être obligé de recourir aucunement à la con-
ception des « attributs inconnus ? ».

En réalité les inondes auxquels faisait allusion Tschir-


nhals eussent été constitués tous par l'attribut- pensée,
successivement associé ensuite avec chacun des divers
attributs, autres que l'étendue — notre monde correspon-
dant justement à l'association de la pensée avec cette
étendue. Il est vrai que, sous cette forme, l'hypothèse,
qui peut à certains égards nous paraître étrange, était beau-
coup plus courante à l'époque de Spinoza, car on la trou-
vait déjà exprimée dans la Scolastique, chez Suarez
notamment. Contre certains philosophes scolastiques qui
LIVRE II — CHAPITRE III 157

soutenaient que l'esprit et le corps étant deux « opposés


contradictoires » Suarez
épuisaient la conception de l'être,

admettait au contraire que, la Toute-Puissance de Dieu


étant infinie, pouvait avoir donné naissance à une multitude
de mondes, non pas seulement physiques, comme l'ensei-
gnaient, à l'exemple des néo-épicuriens, les néoplatoniciens
de l'Ecole de Giordano Bruno, mais encore de mondes ,

« constitués par des qualités ontologiques autres que les


deux effectivement connues la spiritualité et la matéria-
:

lité ». Et ces mondes, ajoutait Suarez, différaient non par


leur forme spécifique, mais par leur « materia prima »,

c'est-à-dire par la nature de leur matérialité. (Cf. Suarez,


Métaph. Dis p., 29-2 35)
Mais, à y regarder de près, cette conception ne pouvait
être plus satisfaisante, aux yeux de Spinoza, que le poly-
cosmisme épicurien, car ce que le philosophe Contestait,
c'était moins l'association des attributs entre eux que la
matérialisation de ces associations en mondes séparés :

l'idée d'un univers distinct, en effet, ne pouvait se conce-


voir que par rapport à l'étendue qui l'individualise et à
l'imagination qui le juxtapose ensuite à un nombre indéfini
d'autres univers semblables. En d'autres termes la ques-
tion paraissait enfermée dans ce dilemne : Ou bien il fal-
lait faire intervenir l'étendue avec les autres attributs,ou
bien il était contradictoire de parler d'une pluralité numéri-
que de mondes. Et c'est pourquoi, au premier abord, la
solution de Suarez semblait plus légitime quand, il intro-
duisait dans chacun de ses univers, à titre de principe
d'individuation, une materia prima, quoiqu'il eût le tort de
considérer cette materia prima comme différente de la
matière physique ordinaire.
Mais il faut prendre garde aussi qu'en dépit de simili-
tudes apparentes de langage, la conception de Tschirnhaus
différait de celle de Suarez, comme Descartes différait
d'ARiSTOTE. Suarez concevait le rapport des deux qualités
ontologiques dans chacun des mondes, sur le modèle de la
158 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

relation aristotélicienne entre la forme et la matière. De


même que l'âme humaine était la forme du corps humain,
lame d'un être appartenant à ces divers mondes était la
forme ou l'entéléchie d'un corps constitué non plus de
matière physique, mais d'une qualité ontologique toute
différente et qui lui servait de puissance. Chez Tschirnhaus,
• au contraire, qui accommode l'hypothèse scolastique au
langage cartésien de Spinoza, les mots n'ont plus le même
sens. En passant par Descartes, l'âme forme ou entéléchie
du corps s'est transformée en idée du corps, le corps étant
devenu un véritable objet pour cette âme devenue elle-même
sujet. La relation de l'acte à la puissance s'est transposée
dans la relation de l'idée à l'idéat. Au rapport de hiérarchie
entre l'âme .et le corps dans la Physique aristotélicienne et
scolastique, s'est Descartes, un rapport
substitué, avec
d'opposition entre un sujet pensant et un objet pensé le ;

lien antique entre les deux termes érigés en substance a


été brisé à tel point qu'il n'est plus resté désormais d'autre
ressource que de considérer l'un de ces deux termes comme
une expression de l'autre. Au lieu d'être, comme chez
Suarez par exemple, l'entéléchie d'une matière-puissance,
la pensée exprime l'étendue, à la façon de l'idée qui exprime

son idéat, ou le sujet son objet.


Supposons maintenant que l'on parte de cette idée précon-
çue que le point de vue intellectualiste et cartésien de
VEthique est le point de vue unique du spinozisme, c'est-
à-dire que l'on commette cette grave faute de logique de
considérer la partie comme Vèquivalent du tout, l'effet
partiel comme capable d'expliquer la cause globale. Alors,
on pourra croire que l'entendement qui n'est pourtant
qu'un mode de la Nature naturée est capable de rendre
compte à lui seul de tout ce qui se passe en réalité- dans la
Nature naturante, et l'on tombera dans ce cercle vicieux
qui consiste à étendre aux attributs les déterminations que
l'intellect a introduites dans les modes. Dans ce cas parti-
culier notamment, on sera conduit à supposer que la pensée
LIVRE II CHAPITRE III 159»

doit s'opposer à n'importe quel attribut de la. même façon


qu'elle s'oppose à l'étendue, et cela dans le
parce que,
domaine des modes, il n'y a aucune raison pour que cha-
cun de ces modes pris isolément ne forme pas avec l'enten-
dement un couple distinct, exactement analogue à celui que
forme avec lui l'étendue. Tous les modes étant en effet dis-
tincts les uns des autres au regard de l'intellect, et ne
soutenant entre eux aucune relation intelligible en dehors
d'un simple parallélisme, on ne voit pas pourquoi, en effet*
l'entendement ne formerait pas avec chacun d'eux en —
vertu du rôle privilégié que lui confère l'intellectualisme —
autant de couples séparés (idée-idéat ou sujet-objet), qu'il
existe de combinaisons possibles d'une infinité de termes
pris deux à deux.
Telle était bien en fait la façon dont Tschirnhaus avait cru
pouvoir interpréter le langage rationaliste de V Ethique :
« J'arrive au fait, dit-il. Je vois bien, par le Scolie cité plus

haut, qu'il n'y a qu'un seul monde. Mais il résulte aussi de


ce Scolie que ce monde unique, et partant chaque chose
particulière, sont exprimés d'une infinité de façons. D'où
il suit que la modification qui constitue mon âme et celle

qui constitue mon corps, bien qu'elles ne soient qu'une


seule et même modification, sont exprimées d'une infinité
de façons par un mode de la pensée, par un mode de l'éten-
due, par un mode d'un autre attribut de Dieu que je le
connais pas, et ainsi à l'infini, puisque Dieu a une infinité
d'attributs, et que l'ordre et la connexion des modifications
de ces attributs sont les mêmes dans chacun d'eux. Or voici
la question qui se présentePourquoi l'âme, qui représente
:

une certaine modification, laquelle n'est pas seulement


exprimée dans l'étendue, mais d'une infinité d'autres
façons, pourquoi dis-je, l'âme ne perçoit-elle que l'expres-
sion de cette modification dans l'étendue, c'est-à-dire le
corps humain, et pourquoi n'en* perçoit-elle pas l'expression
dans d'autres attributs de Dieu ? Mais le défaut de temps
ne me permet pas d'insister plus longuement sur cette diffi-
160 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

^ulté qui s'évanouira peut être tout à fait par de nouvelles


méditations », (Ep. 65, V.-L., t. il, p. 393).

28. Une telle rigueur logique n'allait-elle pas embarras-


ser Spinoza ? Ne satisfaisait-elle pas au point de vue
intellectualiste de YEthique, de la suprématie absolue de
l'attribut-pensée sur les autres attributs, suprématie qui
conduisait à considérer le Mode de l'Intellect infini corres-
pondant comme l'unique sujet possible de représentations
ou Vunique Idée, tous les autres modes devant jouer vis-
à-vis de lui le rôle d'objets, et lui servir d'idéats, au même
titre que l'étendue.

En ce sens la nécessité d'une sorte de principe d'indivi-


duation dans chacun des Etres ainsi formés, se trouvait
sauvegardée. Ce n'était plus l'étendue, sans doute, mais
quand même un « idéat » déterminé, qui suffisait à
'c'était

donner un contenu objectif à l'idée correspondante, tout


comme, dans la conception scolastique de Suarez, en —
tenant compte bien entendu de la transposition exigée par le
passage de Descartes à Aristote, —
chacune des qualités
ontologiques autres que le « genus physicum » individuait
tour à tour une même entéléchie spirituelle en lui servant
en quelque façon de materia prima. Si donc l'entende-
ment avait été l'unique sujet de représentations, tous les
autres modes devenant des objets, le raisonnement de
Tschirnhaus étant alors irréfutable, Spinoza eût été obligé
d'en convenir.
En réalité, le nœud de la difficulté résidait dans la dou-
ble façon dont on pouvait concevoir l'extension du cartésia-
nisme à la philosophie spinoziste, à la condition même de
réserver d'avance cette question préjudicielle qu'une sem-
blable extension était légitime, ce qui, nous allons le voir,

n'était nullement évident et pouvait donner lieu aux plus


graves contradictions. Descartes, en effet, avait considéré
la pensée et l'étendue comme deux réalités symétriques, et
il n'admettait pas qu'il pût en exister d'autres dans l'uni-
LIVRE II CHAPITRE III 161

vers : la dualité en aucune


sujet-objet n'indiquait par là,

façon, sur lequel des deux termes il convenait de mettre de


préférence l'accent. L'étendue était l'idéat de la pensée ou
la pensée était l'idée de l'étendue les deux formules :

offraient le même plan de symétrie.


Mais voici que Spinoza, dépassant le cartésianisme dès
son point de départ, admettait à priori non plus deux ordres
de réalités, mais une infinité cette belle symétrie ne se
:

trouvait-elle pas brisée ? On avait le choix maintenant entre


deux orientations possibles ou bien mettre l'accent sur la
:

pensée et en faire le sujet des autres modalités de la subs-


tance, qui passaient toutes également au rang d'idéats, (au
même que l'étendue); ou^bien mettre Vaccent sur V éten-
titre

due et en faire l'objet ou l'idéat fondamental de toutes les


modalités restantes qui devenaient par rapport à elle des
sujets, toutes représentatives de l'étendue, à la façon de la
pensée, quoique à des degrés et à des plans divers. Les deux
orientations, vers le sujet ou vers l'objet, étaient logique-
ment possibles.
A vrai dire cependant, la genèse du système cartésien
semblait incliner vers la première. La base n'en était-elle

pas en effet le « Cogito », le déroulement de la réalité entière


à partir du sujet, la réalité de l'étendue, par conséquent,
fondée sur la clarté et la distinction de l'idée qui s'en trou-
vait dans la pensée ? C'était le postulat de l'intellectualisme
justifié par un idéalisme initial.
Or Spinoza, en introduisant l'Intellect-Infini comme pre-
mière production de la Nature naturante, s'enfermait lui-
même dans cette interprétation stricte du Cogito. A la
question de Tschirnhaus qui revenait sans cesse Pour- :

quoi l'esprit humain ne peut-il connaître d'autres attributs


de Dieu que l'Etendue et la Pensée ? il ne pouvait guère
répondre qu'une chose, c'est qu'il obéissait simplement à
la vieille tradition intellectualiste, telle que Descartes
venait de la transformer. En se tenant strictement, dès lors,
au point de vue cartésien du Cogito, représenté dans
11
162 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

VEthique par le point de vue de l'Intellect-infini, pouvait-il


légitimement admettre la possibilité, pour les deux modes
privilégiés, de se dépasser eux-mêmes, et de sortir du
domaine précis où les enfermait leur essence logique dans
le but de nous faire connaître d'autres attributs que ceux

dont ils exprimaient les affections ? L'essence de l'Ame, dit-


il, est tout entière dans l'idée du corps. Or le corps, d'une

part, n'enveloppe que l'attribut de l'étendue, l'âme, d'autre


part, que l'attribut de la pensée. « Il est donc évident que
l'âme humaine ou l'idée du corps humain n'enveloppe ni
n'exprime d'autres attributs de Dieu que la pensée et

l'étendue. Or de
deux attributs et de leurs affections, il
ces
est impossible de déduire aucun autre attribut. Je conclus
donc que l'âme humaine ne peut connaître que les attri-
buts de la pensée et de l'étendue ». (Ep. 6k, V.-L., t. n,
p. 391).
Mais, encore une fois, si la réponse était satisfaisante chez
un Descartes qui n'admettait dans l'univers que les deux
séries de modalités en question, elle était loin de l'être
également chez Spinoza qui, ayant transcendé par l'intui-

tion, dès l'origine, le point de départ cartésien, admettait


à priori une infinité de modalités analogues. C'est pourquoi,
dès que l'on essayait d'étendre à cette infinité d'attributs le
raisonnement cartésien qui ne convenait légitimement qu'à
deux seuls, on amenait bien vite Spinoza à des contradic-
tions telles qu'il lui devenait impossible de ne pas expliciter
davantage sa conception intime. Tschirnhaus ne se plaçait-
il pas justement sur le terrain même où prétendait l'enfer-

mer l'auteur de VEthique ? N'allait-il pas forcer celui-ci à


livrer le fond de sa pensée ? Spinoza, d'ailleurs, ne se plai-
sait-il pas à répéter qu'il était impossible à l'entendement
de nous faire saisir vraiment le secret de l'Essence divine
et de son écoulement dans la Nature naturante ? Etait-ce
donc qu'il n'avait aucune intuition, aucune
là-dessus
représentation à tout le moins métaphorique ? L'idée
était à peine croyable et, du reste, l'inspiration même de
LIVRE II — CHAPITRE III 163

son grand ouvrage théologique suffisait à la démentir.


Jusqu'au bout cependant il s'obstina à ne rien dévoiler à
son correspondant, et à se maintenir sur le terrain de la
logique. Il se dérobait ou essayait de renvoyer au texte de
l'Ethique. La question posée était pourtant bien pré-
cise « Vous dites, dans le Scolie déjà cité de l'Ethique, que,
:

s'il y a une chose claire dans la nature, c'est que chaque

être se doit concevoir sous un attribut déterminé, et qu'à


mesure qu'il a plus de réalité ou d'être un plus grand nom-
bre d'attributs lui conviennent ; en sorte que, contraire-
ment à votre démonstration, il doit y avoir des êtres qui
possèdent trois, quatre attributs ou un plus grand nombre
(Ep. 63, V.-L., t. il, p. 390). Mais Spinoza, flairant le piège,

se contenta de répondre vaguement


Le principe que : «

vous invoquez est fondé, comme je l'ai dit à la fin du Scolie,


sur l'idée que nous avons de PEtre absolument infini, et
non point sur ce qu'il y a ou peut y avoir des êtres doués
de trois, quatre, cinq attributs ». (Ep. 6k, V.-.L, t. n, p. 392).
Cependant les objections devenaient plus pressantes.
Tschirnhaus, décidément peu satisfait, mettait maintenant
en doute la rigueur des démonstrations de l'Ethique : « Je
viens à nouveau vous demander la démonstration de ce
principe que l'esprit humain ne peut connaître d'autres
attributs de Dieu que l'étendue et la pensée. Ce n'est pas
que je ne voie très clairement la chose, mais il me semble
qu'on pourrait tirer une conclusion toute contraire du Scolie
de la Prop. 7., part. 2 de l'Ethique... » Et il terminait par
la question bien nette Pourquoi l'âme qui représente une
: «

certaine modification, laquelle n'est pas seulement exprimée


dans l'étendue, mais d'une infinité d'autres façons, pourquoi
dis-je l'âme ne perçoit-elle que l'expression de cette modi-
fication dans l'étendue, c'est-à-dire le corps humain, et
pourquoi n'en perçoit-elle pas l'expression dans d'autres
attributs de Dieu ? ». (Ep. 65, V.-L., t. n, p. 393).
Cette fois Spinoza se sentit acculé: il laissa enfin échap-
per l'explication tant attendue : « Pour répondre à votre
164 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

objection, il me suffira de dire qu'il est impossible, bien que


chaque chose particulière soit exprimée d'une infinité de
façons' dans l'Entendement de Dieu, que toutes ces idées en
nombre infini qui l'y représentent ne constituent qu'une
seule et même âme, l'âme de cette chose particulière elles ;

doivent constituer une infinité d'âmes (infinitas mentes) ;


ce qui est d'autant plus concevable que chacune de ces
idées en nombre infini n'a aucune connexion avec les autres,
ainsi que je l'ai expliqué dans le Scolie de la Prop. 7. part. 2.
Veuillez faire quelque attention à ces passages et je crois
que toute objection disparaîtra ». (Ep.66, V.-L., t. n,p.393).
Que peut signifier cette laconique réponse ? La première
interprétation qui se présente à l'esprit l'incline évidem-
ment vers un idéalisme absolu. Cette affirmation d'une
prééminence apparente de la pensée sur tous les autres
attributs ne semble-t-elle pas réduire tout simplement ceux-
ci —ou plutôt leurs modes —
à autant de modes-objets
qui n'auront de réalité que dans la mesure où ils seront
objets de pensée pour l'entendement infini? Tous les modes
inconnus ont ainsi dans l'Intellect divin une idée qui les
exprime, ou, en termes spinozistes une âme (mens est idea
cujusdam ideati) que cet idéat ou cet objet soit le corps
f

ou toitf autre mode inconnu.


En revanche, tandis que tous les autres attributs ou —
leurs modifications —
sont exclusivement des objets pour
la pensée, les modifications de l'attribut-pensée seules
sont à la fois objectives et subjectives, puisque l'âme n'est
pas seulement sujet en tant qu' idea corporis, mais qu'elle
devient à son tour objet vis-à-vis d'une « idea Mentis » qui
est unie à l'âme, comme l'âme est unie au corps. (Cf. Eth. H f

21). Voilà comment la pensée semblerait absorber au pre-


mier abord tous les autres attributs réunis, ceux-ci n'appa-
raissant que comme des aspects objectifs de la pensée elle-
même.
Pourtant une telle conclusion est-elle légitime ? Nous
avons déjà montré, contre les sollicitations de l'idéalisme
LIVRE II CHAPITRE III 165

absolu qu'attributs et modes possèdent en dehors de l'en-


tendement une solide réalité ils ne sont pas seulement
:

objets de pensée, mais objets en soi. L'hésitation ne serait


possible que si nous n'étions pas prévenus d'avance du sens
exact de l'idéalisme spinoziste, si nous ne savions pas qu'il
constitue nécessairement le point de vue de la Nature
naturée, l'Entendement infini ayant pour but de fonder
l'universelle intelligibilité des choses et de les traduire en
langage cartésien d'idées claires. Spinoza se trouvait donc
amené, quelle que fût son opinion intime, non pas à pré-
senter cette opinion sous forme d'image destinée à la
suggérer, mais à la transposer dans le langage de l'intellec-
tualisme, en la réfractant à travers le prisme de l'Intellect
infini. Or, du connaître à l'être, nous le savons, le passage

n'est pas forcément légitime.

29. Le problème est donc le suivant : « Quelle pouvait


être,dans l'absolu, la nature réelle des attributs inconnus,
pour que leurs modes respectifs puissent se traduire dans
l'entendement infini par une infinité d'âmes sans connexion
apparente entre elles ? » Sous cette forme, la question a
quelque chose d'analogue à l'énigme kantienne Chez :

Kant aussi, nous ne connaissons des choses que leur réfrac-


tion à travers les catégories de l'esprit : sur leur nature en
soi, l'entendement reste muet ; même le seul.fait de vouloir
l'exprimer dans son langage impliquerait une illusion
fondamentale. Va-t-on conclure de là qu'il n'existe pas,
sous cette traduction logique, une réalité qui la fonde ? Ce
serait oublier qu'il peut y avoir, après tout, d'autres sources
d'informations que la raison pure. Or si, d'une source
étrangère, nous pouvons arriver à savoir que les noumènes
existent, alors nous comprendrons que les données des
catégories n'étaient qu'une transcription intellectuelle étalée
pour ainsi dire en surface, d'une réalité profonde, foyer de
vie et de moralité.
De même, chez Spinoza, sans rien préjuger encore
166 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

de la nature de cette réalité mystérieuse qui se cache sous


les attributs inconnus modes, nous sommes certains
et leurs

d'avance qu'il n'est pas impossible de la déterminer, et que


le débat surtout n'est nullement clos par la réponse de
Spinoza à Tschirnhaus, puisque l'idéalisme absolu qui
semble s'en dégager au premier aspect n'est que la projec-
tion d'un réalisme absolu dont nous savons qu'il ne faut pas
douter. Nous nous trouvons en présence d'une sorte
d'épuré dans un plan de projection déterminé essayons ;

de nous représenter l'objet réel qui lui correspond dans


l'espace, en nous disant, comme le montre la géométrie
descriptive, que deux lignes distinctes sur le dessin peuvent
être fort bien confondues dans la réalité, en tout cas que
les relations présentées sur le papier par les divers éléments
de la figure sont loin de correspondre nécessairement à leurs
relations réelles dans l'objet représenté.
Nous donc conduits à reconstituer, en partant de
voici
leur projection dans le plan de l'entendement, la réalité des
attributs et des modes inconnus. 11 sera nécessaire, bien
entendu, de sortir de ce plan ; mais, comme en géométrie
descriptive aussi, c'est le dessin de la figure projetée qui
devra servir à tout instant de point de départ à notre évoca-
cation de l'objet réel. Ne convient-il pas d'ailleurs, de pous-
ser jusqu'au bout la comparaison? Qu'arriverait-il, en des-
criptive, si l'on ne donnait de l'objet que sa projection sur
un seul plan ? Ceci, évidemment, que la solution du pro-
blème serait entièrement indéterminée, une infinité, de corps
pouvant être projetés suivant la même figure plane, en
sorte que toute la réalité de l'objet, dans ce cas, résiderait
dans sa représentation. Tel est le point de vue étroit où se
place l'interprétation idéaliste celle-ci, en ce sens, n'est
:

ni vraie ni fausse ; elle est l'indétermination absolue.


Mais tout ne changera-t-il pas, au contraire, si l'on se
donne une seconde projection sur un nouveau plan diffé-
rent du premier et pourtant solidaire de celui-ci ? Aussitôt,
l'indétermination cesse, et, de la mise en commun des deux
LIVRE II CHAPITRE III 1&7
i «

giczpcs de données, on peut remonter désormais à un


objet unique, parfaitement déterminé en son genre, quoi-
que possédant un mode d'existence tout différent de sa
projection, puisqu'il se déploie dans un espace à trois
dimensions, au lieu de se dessiner sur un plan.
Appliquons la comparaison à notre problème ;
peut-être
nous mettra-t-elle sur la voie de la solution. Tout ce que
nous savons jusqu'ici, c'est qu'aux modifications inconnues,
autres que la pensée et l'étendue, correspondent, dans le
plan de la pensée ou plutôt de l'entendement, une infinité
d'âmes. Ne pourrions-nous savoir ce qui correspond à ces
mêmes modifications dans un plan autre que le plan de la
Pensée, quoique solidaire de lui, le plan de l'étendue par
exemple, puisque ce sont là, en quelque sorte, les deux plans
de référence auxquels Spinoza a prétendu rapporter tout
son système, et que l'étendue, d'autre part, en vertu de la
tradition cartésienne, possède un pouvoir de détermination,
aussi précis dans son genre que celui de la pensée ?

Or l'artifice, — ainsi qu'il fallait s'y attendre — semble


réussir à merveille. Indépendamment de la projection sur
un plan unique, que nous fournit la lettre à Tschirnhaus,
Spinoza nous a laissé également une transcription bilingue,
une projection deux plans privilégiés.
faite à la fois sur les
Il existe, en effet, un second texte assez curieux où se trouve

reproduite la même conception de cette infinité d'âmes


correspondant aux modes inconnus c'est cet ensemble de
:

commentaires ajoutés en Appendice au Court Traité, et qui,


composé visiblement après ce dernier ouvrage, présente en
ce sens un véritable intérêt de transition, car il semble
avoir justement pour but d'en relier la doctrine, originai-
rement plus concrète et plus vivante, à la transposition
ultérieure et purement intellectualiste de YEthique et de
la plupart des Lettres. Voici le passage en question : « L'es-
sence de l'âme consiste donc uniquement en ce qu'elle est
dans pensant une idée ou une essence objective
l'attribut
qui naît de l'essence d'un objet existant réellement dans la
168 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

nature. Je dis d'un objet existant réellement etc..., et sans


particulariser davantage, afin de comprendre ici non seule-
ment les modifications de l'étendue, mais aussi les modifi-
cations de tous les attributs infinis qui ont une âme aussi
bien que l'étendue. » (C. T., Append. II, § 9.)
N'est-ce pas là la théorie exposée à Tschihnhaus ? Spi-
noza poursuit il rappelle qu'il a appelé « Créature immé-
:

diate de Dieu, cette Idée qui contient en elle objectivement


l'essence formelle de toutes choses sans augmentation ni
diminution ». Dès lors, il se fait qu'en émanant des attri-

buts où ils sont contenus, les modes inconnus se différen-


cient en essences distinctes qui deviennent à leur tour des
objets pour cet Entendement infini : « Et telle est la cause
pour laquelle nous avons dans notre définition usé de ces
mots Vidée naît d'un objet existant réellement dans la
:

nature. Par où nous croyons avoir suffisamment expliqué


quelle sorte de chose est Vâme en général, entendant par là
non seulement les Idées qui naissent des modifications cor-
porelles, mais aussi celles qui naissent d'une modification
déterminée des autres attributs. Comme cependant nous
n'avons pas des autres attributs une connaissance telle que
de l'étendue, voyons nous pouvons trouver, concernant
si

les modifications de l'étendue une définition plus précise et

plus propre à exprimer l'essence de notre âme, ce qui est


notre véritable propos ». (ibid. § 12 et 13).
Or, continue Spinoza, il n'y a dans l'étendue d'autres
modifications que le mouvement et le repos « Lé corps :

humain n'est rien d'autre qu'une proportion déterminée de


mouvement et de repos ». A cette proportion existante à un
moment donné correspond, dans l'attribut pensant, une
essence objective qui est, par définition, « lame du corps ».
Maintenant, supposons que îtune de ces modifications, soit
le repos ,soit le mouvement vienne à changer, étant accru

ou diminué, l'idée change aussi dans la même mesure ;

quand, par exemple, il arrive que le repos s'accroît et que


le mouvement diminue, cela cause la douleur ou la tristesse
LIVRE II CHAPITRE III Ifi9

que nous appelons froid. Si, au contraire, le mouvement


s'accroît, cela cause la douleur que nous appelons chaleur...
Ainsi « quand les degrés de mouvement et de repos ne sont
pas les mêmes dans toutes les parties de notre corps, mais
que quelques unes ont plus de mouvement ou de repos que
les autres, alors naissent divers sentiments, (hier van daan

is de verscheidenheid van gevoelen). Par exemple, nous


éprouvons une sorte particulière de douleur quand on nous
frappe sur les yeux ou les mains avec un bâton. Puis, sui-
vant que les causes extérieures qui produisent ces change-
ments sont différentes, des sentiments divers naissent de là.
Et d'autre part, changement qui s'introduit dans quel-
si le

que partie est cause que cette partie se trouve ramenée à sa


proportion primitive de mouvement et de repos, il suit de
là la joie que nous nommons repos, exercice agréable ou

gaieté ». (ibid. § 14 à 17). Enfin, termine Spinoza, « après


avoir ainsi expliqué ce qu'est le sentiment (Gevoel), nous
pouvons voir aisément comment une Idée réflexive, ou la
connaissance de nous-mêmes, l'Expérience et le Raisonne-
ment en sortent. Et par tout cela (comme aussi parce que
notre âme est unie à une partie de l'Idée infinie
Dieu et est
naissant immédiatement de lui), on peut voir très distinc-
tement l'origine de la Connaissance claire et l'immortalité
de l'âme. Mais nous en avons assez dit pour le moment ».
(Ibid. § 17).
mots que s'achève l'Appendice Ils méritent
C'est sur ces :

d'être médités, et profondément. Ne dirait-on pas que


Spinoza a ajouté après coup, à son œuvre primitive, ces
quelques réflexions, suggestives par-dessus tout, et qui, rap-
prochées de la laconique réponse à Tschirnhaus, éclairent
la doctrine d'une singulière lueur ? L'intuition ne jaillit-elle
pas, en vérité,que tous ces attributs inconnus correspon-
dent aux modalités du sentiment, de sorte que, s'ils sont
inconnaissables pour la pensée pure, c'est que leur réalité
intime consiste seulement dans une coloration émotionnelle,
irréductible à l'idée claire. C'est un fait sui generis, un
170 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Gevoel (= Gefùhl) qui, s'il se traduit dans l'âme pensante


une idée confuse et inadéquate, n'en conserve pas moins,
dans son propre domaine, une réalité inexprimable. Dans
tous les cas, nous le voyons, le retentissement de ces modes
se fait également sentir dans l'âme pensante celle-ci les ;

exprime, comme elle exprime toute réalité, et c'est pour-


quoi Spinoza parle ici de l'« âme en général » qui contient
non pas seulement les idées correspondant à l'étendue ou
même mais encore les idées confuses,
à sa propre essence,
reflets de ces modes inexprimables du sentiment.
Prenons-y donc garde Ce serait, semble-t-il, une erreur
:

profonde, de considérer le sentiment comme un simple


mode inférieur de la pensée dans ses dégradations successi-
ves.Ce que Spinoza a dit, c'est qu'il correspondait au senti-
ment, dans la sphère de la pensée, des expressions assez
confuses, c'est-à-dire des idées essentiellement inadéqua-
tes ; et il un Livre de YEthique à exposer
a consacré tout
cette traduction intellectualiste des modes affectifs ou, si
l'on veut, la transposition de ces modes dans l'attribut-
pensée, mais, en aucune manière, il n'a entendu affirmer
par là que toute la réalité de ces « affectus » consistait dans
leur retentissement intellectuel. C'était là peût.-être leur
réalité au regard de l'entendement, c'est-à-dire au point de
vue rationaliste de l'Ethique, mais nullement leur réalité en
soi absolument comme les attributs en général n'ont une
;

réalité « exprimable » qu'aux yeux de l'entendement, bien


qu'ils n'en conservent pas moins dans la Substance une
objectivité absolue, «extra intellectum »
Nous reviendrons sur cette terminologie à propos de
l'étude des modes. Il pour le moment d'insister
nous suffit
sur cette séparation radicale du sentiment et de la pensée.
Le « Gevoel » du Court Traité, Y « affectus ». de YEthique,
n'est en aucune façon une connaissance, fût-elle confuse
au dernier point. II fait « sentir » au sujet un état absolu-
ment « indéfinissable » en langage conceptuel, une dispo-
sition interne à propos de laquelle, nous le verrons, Spinoza
LIVRE II CHAPITRE III 171

parle d'une « tendance à persévérer dans l'être », d'une


puissance d'être, d'une activité sui generis qui donne lieu à
trois sentiments fondamentaux, le désir, la joie, la tristesse.

Cet « état affectif », mode essentiellement original dans


la Nature naturée, ne se rapporte exclusivement ni à l'âme
ni au corps : à l'âme, parce qu'à l'inverse de l'idée propre-
ment dite, il n'implique pas la « connaissance d'un objet »,

mais suivant la définition formelle de l'Ethique, « l'affirma-


tion d'une certaine puissance d'exister du corps, plus ou
moins grande qu'auparavant ». (Eth. III, déf. gén. des
Affections) au corps enfin, parce que la nature propre du
;

corps, n'est que mouvement et repos, tandis que le sentiment


est le fait d'éprouver ce mouvement et ce repos. Sans doute,
dans ce troisième Livre de l'Ethique, Spinoza ne pouvait
évidemment s'exprimer qu'en termes de Nature naturée,
en termes d'entendement il devait donc considérer les sen-
;

timents soit comme des idées confuses, soit comme des


espèces de d'épiphénomènes de l'étendue. Mais ce
reflets,

n'était là, comme tout le reste, que la transposition intel-


lectualiste de la réalité, une transposition que lui-même
tenait d'ailleurs à distinguer de cette réalité véritable en la
désignant par ce terme consacré de « quatenus », destiné
toujours dans sa pensée à en préciser la signification toute
e
relative. C'est seulement, dit-il à la fin du III Livre, en
ayant égard à ce qui a été dit auparavant de la Nature de
l'âme, que nous pourrons définir comme il suit les « Affec-
tus », en tant qu'ils se rapportent à l'âme (quatenus ad
solam mentem referuntur). (Eth. III, déf. 68. Expl.).
C'est pour marquer la distinction profonde et absolu-
ment irréductible en soi entre cet « affectus » mode sui
generis d'un attribut inconnu, et une « idée » quelle qu'elle
soit, mode général de V attribut-pensée, que Spinoza en
donne aussitôt cette définition de tout point caractéristique:
« Affectus, qui animi Pathema dicitur, est confusa idea,
qua Mens majorem vel minorem sui Corporis, vel alicujus
ejus partis, existendi vim, quam antea affirmât. » N'y a-t-il
172 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

pas une suggestion significative? L'affectus n'est-il pas en



soi, bien plutôt qu'une « idea mentis », un « pathema
animi », c'est-à-dire une modification d'un « attribut ani-
mique affectif », différent de la pensée et auquel correspon-
draient dans la pensée, ces « ideœ confusœ », expressions
d'une certaine « vis existendi », c'est-à-dire justement de
cette « Puissance originale » qui constituerait par là l'es-

sence de l'attribut en question. Or qu'il y ait là plus qu'une


simple hypothèse, c'est ce que nous allons chercher main-
tenant à établir.
Nous en étions restés tout à l'heure à cet Appendice du
Court Traité, où Spinoza semblait avoir eu pour but d'ac-
corder, avec la transposition intellectualiste de l'Ethique,
sa théorie intime des modes inconnus ». L'Appendice, en
«

ce sens, jouant à nos yeux un rôle de transition, demandons-


nous donc avec quel chapitre du Court Traité la transition
était censée s'effectuer. Ce ne pouvait être évidemment que
celui où était exposée, dans la conception originaire, cette
même théorie des sentiments et des passions, qui se ratta-
chait invinciblement dans la pensée-mère du philosophe à
la doctrine logique des attributs inconnaissables nous :

voulons parler du chapitre XIX où la théorie des passions


est expliquée par l'union de l'âme et du corps.
Revenons à notre comparaison géométrique étant :

donné un objet inconnu X, nous en connaissons deux pro-


jections, l'une dans le plan de la pensée, l'autre dans le
plan de l'étendue, et nous savons d'autre part que l'objet
en question possède un mode d'existence absolument diffé-
rent de la nature de ces deux plans nous l'avons appelé en :

effet « sentiment » ou état affectif, tandis que, dans le plan

de la pensée, il dans le plan de l'éten-


s'agissait d'idées, et
due, de mouvements. Pourtant le problème reste encore
indéterminé. Il ne suffit pas en effet de connaître les deux
projections il faut en outre indiquer le rapport des plans
;

projecteurs entre eux : (on sait par exemple qu'ils sont per-
pendiculaires en Descriptive). Or, si nous nous en rap-
LIVRE II CHAPITRE III 173

portons à VEthique, l'étendue et la pensée sont présentées


comme parallèles, ce qui est précisément le seul cas
d'exception où la détermination soit insuffisante : c'est
pourquoi, à s'en tenir à ce point de vue, les modes envisa-
gés sont destinés à demeurer éternellement inconnaissables.
Nous savons bien quelque part un objet réel de
qu'il existe
la nature du sentiment, mais comment le situer par rapport
à ses deux projections dans l'âme pensante et dans le
corps ?

Voilà la lacune que l'Ethique laisse ouverte et que, par


bonheur, le Court Traité vient combler merveilleusement :

car il précise cette fois la nature intime de la relation exis-


tant entre l'âme et le corps. A la notion indéterminée d'un
parallélisme irréductible entre ces deux termes, il substitue
l'image bien plus précise d'une union, en quelque sorte et

d'une hiérarchie continue s'opérant par l'intermédiaire d'un


troisième terme, à savoir l'objet même dont nous cher-
chions à fixer la position relative. Spinoza, pour tout dire,
nous représente maintenant la passion non pas seulement
comme la mais
présence dans l'âme d'idées inadéquates,
comme le résultat du mouvement des esprits animaux.

Or ces esprits animaux constituaient on le sait, dans la


psychologie vitaliste de la Scolastique, un « genre d'être »

intermédiaire entre l'âme et le corps, participant à la fois


de leurs deux natures, et que Descartes, par une inconsé-
quence inexplicable avait invoqué dans son système pour
servir de trait d'union entre ses deux substances hétérogè-
nes. Donc, il ne s'agit pas ici, comme dans YEthique, d'un
parallélisme irréductible entre les deux grands attributs.
Bien au contraire, il convient d'admettre entre eux une inter-
action réciproque de leurs modes correspondants. Le corps
n'apparaît pas encore comme cet « objet de l'âme » qu'il
va devenir dans la transposition intellectualiste ; il semble
rappeler plutôt cette réalité inférieure que lui attribuait,
dans laristotélisme et le néoplatonisme, la vieille conception
de la continuité des degrés de l'existence.
174 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Résumons en quelques mots cette curieuse théorie spi-


noziste : pour connaître les effets réciproques des deux
attributs l'un sur l'autre, examinons le mécanisme de leur
influence. nous considérons l'étendue seule, nous n'y
Si
trouverons rien autre chose que du mouvement et du repos,
et de ces deux modes ne peut naître d'ailleurs aucune réalité
différente le mouvement d'une partie de l'étendue ne peut
:

être modifié que par un mouvement de même nature d'une


autre partie de l'étendue. Mais tout change de face si nous
faisons intervenir, en face de ce corps étendu, l'âme pen-
sante qui lui est unie de façon à former un tout car l'âme ;

va pouvoir elle aussi modifier la direction du mouvement


en changeant le cours des esprits animaux, et cela en les
faisant dévier de la route primitive que leur avait assignée
le corps, lequel est également capable de les faire mouvoir

lui aussi. -« Il peut ainsi arriver que, tenant du corps un


mouvement vers un lieu et dirigés par l'âme vers un autre,
ils produisent et causent en nous une angoisse comme
nous en percevons souvent sans en connaître la raison. » .

(C. Tr. II, xix, § 11.)


D'une manière générale, les passions sont dues aux mou-
vements des esprits animaux grâce auxquels le corps agit
sur l'âme comme l'âme sur le corps. Suivant que les corps
extérieurs viennent modifier la quantité de mouvement et
de repos qui est dans notre corps propre, en résulte, dans il

l'individu, des sentiments de nature différente, que l'âme


perçoit ensuite sous forme d'idées confuses « Et ainsi :

naissent toutes sortes de sentiments, que nous percevons


en nous qui sont fréquemment produits par des objets
agissant sur notre corps et que nous appelons des impul-
sions ; par exemple, quand on fait rire quelqu'un en le
chatouillant, ce que l'âme perçoit bien, mais ne 'produit
p** Inversement, lorsque l'âme agit, les égaiements
sont d'un tout autre ordre ce n'est plus un corps qui
;

agit sur un corps, mais l'âme intelligente use du


corps comme d'un instrument, et conséquemment, plus
LIVRE II CHAPITRE III 17;>

l'âme agit, plus parfait aussi est le sentiment ». (Ibid., § 15,.

note 4).
Voilà certes une théorie des rapports de l'âme et du corps
dans la passion, assez différente de celle de YEthique ;

mais, rapprochée à la fois de cette dernière et de la doctrine


exposée dans l'Appendice du Court Traité, elle permet des
inductions intéressantes. Ces « ou ces états senti-
affectus »

mentaux que Spinoza appelait des pathemata animi se


révèlent maintenant comme des sortes de manifestations
des esprits animaux, c'est-à-dire d'une modalité de l'être
intermédiaire, elle aussi, entre l'âme pensante et le corps.
Nous aurions alors atteint, avec Yanimus, l'un de ces modes
inconnus qui se projetaient dans le plan de l'étendue et dans
celui de la pensée, suivant des mouvements ou des idées ;

non pas que ce mode fut « cause », par ses propres varia-
tions, des variations correspondantes de ses deux projec-
tions il ne joue au contraire
: entre celles-ci que le rôle
d'un organe de transmission. Ainsi adviendrait-il d'une
épure où l'initiative des déformations des figures appar-
tiendrait non pas au corps projeté, mais de part et d'autre
à ses deux projections respectives, le corps ne faisant lui-
même qu'en subir le contre-coup et se bornant à les trans-
mettre de l'une de ces projections à l'autre.
N'est-ce pas par là d'ailleurs que Spinoza affirme dans
Joute sa force le primat de V intelligence sur le sentiment ?

Les modes que soit leur importance, demeu-


affectifs, quelle
rent toujours subordonnés aux modes intellectuels : l'âme,
comme dans la procession néoplatonicienne, n'est qu'une
hypostase inférieure, qui ne laisse au-dessus d'elle que la
matérialité de l'étendue corporelle. Une fois de plus, nous
sommes ramenés à Yantique hiérarchie alexandrine, car
cette infériorité traditionnelle du corps par rapport à une
pensée à laquelle le relie une âme intermédiaire, symbolisée
par les esprits animaux de la Scolastique, une telle infério-
rité est nettement affirmée par Spinoza dans ce même pas-

sage du Court Traité : par les sentiments que provoque et


176 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

fait naître le corps, l'àme s'éprend d'abord d'amour pour


lui. « Mais comme un amour est détruit par l'idée que nous
pouvons acquérir d'une autre chose meilleure, il suit de là
clairement que, si nous commençons une fois à connaître
Dieu... nous lui serons unis plus étroitement qu'avec notre
corps et serons détachés de ce dernier. » (Ibid. § 14.) Enfin
dans un chapitre suivant sur la Régénération, « l'esprit »
manifeste sur la « chair » toute sa supériorité. Comme la
première naissance était l'union aVec le corps, notre seconde
naissance ou notre régénération en sera le détachement
dernier et la séparation définitive. A l'amour affectif de
l'âme pour le corps succédera l'amour intellectuel de l'àme
pour Dieu ; et ce sera là l'union sans fin dans l'éternelle
béatitude. (Ch. xxn, fin.)

Nous examinerons, avec plus de détails, dans la Nature


naturée, le processus par lequel s'opère, à travers la hiérar-
chie des modes, cette ascension vers une éternité de félicité
et d'amour. Mais, dès à présent, nous voyons que les fameux
« modes inconnus,
nous ouvrent vers le cœur du système
»

une nouvelle avenue. L'infinité numérique qu'ils impli-


quent au regard de l'imagination représente seulement la
continuité des dégradations successives de l'être entre la
pensée et l'étenduemais cette continuité, à son tour, peut
;

être hypostasiée, comme dans l'antiquité, dans une sorte


de réalité intermédiaire que Spinoza désigne, suivant les cas,
sous les noms d' « animus » ou d' « anima » et qui englobe
le domaine général de la Vie affective et organique dans son

ensemble. D'ailleurs, la distinction de ces deux modalités


ne peut être éclaircie encore. La terminologie elle-même va
forcément rester flottante un certain temps. Tout ce que
nous voyons se dessiner pour le moment, en effet, c'est cette
tâme à double face du panthéisme alexandrin, dont la partie
supérieure était tournée vers l'Intelligence, tandis que la
partie inférieure s'abaissait dans la matière. La dualité
correspondante de l'âme spinoziste ne pourra évidemment
se préciser que peu à peu, à mesure que nous pénétrerons
LIVRE II — CHAPITRE III 177

davantage dans l'intimité de la procession. Mais il apparaît


déjà que Vanimus, siège du sentiment, est la face la plus
voisine de la pensée, tandis qu'il faut réserver le nom
d' anima pour cette partie plus proprement matérielle, qui
confine à l'étendue, et dans laquelle consistent les esprits
animaux, eflluves directs des particules du sang.
Certes, cette réalité est inexprimable en termes de pensée
claire, et en ce sens Spinqza reproche vivement à Descar-
tes, dans la Préface du V Livre de l'Ethique, d'avoir osé
e

introduire des esprits animaux dans une construction intel-


lectualiste de l'univers. Mais il faudrait se garder de voir là
une contradiction quelconque avec le texte du Court Traité.
Ce que Spinoza conteste, c'est la coexistence du vitalisme
scolastique avec une traduction du monde dans le langage
des idées claires et distinctes de l'entendement. Il ne s'en-
suit pas cependant qu'il songe à contester, même dans —

VEthique - la réalité de ce vitalisme, à condition de le
considérer extra-intellectum. On a l'impression bien nette,
e
surtout dans le III Livre, qu'en dépit des formules parallé-
listes, il hypostasie en une réalité sui generis « l'union elle-
même » de l'âme et du corps, ce que Leirniz appelait le

uinculum substantiale. Il y a, dit-il, des choses qui se rap-


portent à l'âme seule, d'autres au corps seul, mais il y en
a d'autres qui se rapportent à la fois à l'âme et au corps (ad
mentem et corpus simul). Ainsi l'effort pour persévérer dans
l'être, que Spinoza désigne sous le nom de conatus, s'appelle
volonté, quand il se rapporte à l'âme pensante seule (cum
ad mentem solam refertur) ; mais quand il se rapporte à
la fois à au corps, il est appelé appétit (sed cum ad
l'âme et
mentem et corpus simul refertur, vocatur appetitus). (Eth.
111, 9 Dém.) En sorte que Vappétit, source du principe même

de la conservation de la vie, serait l'essence fondamentale


de l'activité de Yanima, puissance émanée d'ailleurs de
l'attribut correspondant, de la même façon que la volonté
est l'essence de la pensée, en quoi elle se confond avec l'in-
telligence. La Volonté est, en effet, la puissance qui anime

12
178 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

les idées, l'émanation, comme toujours, de l'attribut-pensée


correspondant.
Ainsi se révèle un « animisme spinoziste » celui-là même
qui inspire les philosophies panthéistiques de la Renais-
sance. Descartes avait cru pouvoir remplacer l'âme
vivante par la pensée pure ou l'esprit, Yanima et Vanimus
par la mens ; la ^o^ antique, entéléchie d'un corps vivant,
était ramenée à l'Idée. Or
que Spinoza était conduit à
voici
rendre à la vie la réalité dont Descartes s'était plu à la
e
dépouiller il
; en célèbre la puissance au III Livre de
YEthique : « Bien que chaque individu vive dans le conten-
tement et l'épanouissement de sa nature, cette vie dont
chacun est content et cet épanouissement ne sont rien autre
aue Vidée ou Y âme de cet individu (idea seu anima). (P. 57
Se.) Qui ne voit ici que, si Spinoza emploie encore le terme

d' « idea » c'est qu'il donne à ce mot son sens le plus large,
celui de sujet de perception en général, qu'il s'agisse de la
« connaissance d'un objet ou du fait d' « éprouver, » et de
sentir ce même objet, avec cette remarque
que d'ailleurs
Y idea se rapporte à l'attribut-pensée, tandis que Yanima,
mode parallèle à Y idea se rapporte à un attribut inconnu
différent de la pensée.
L'erreur fondamentale était donc bien, comme nous l'in-

diquions, de s'en au seul langage de la Lettre à


tenir
TschiRnhaus, pour considérer les modes inconnus comme
jouant exclusivement le rôle d'objets vis-à-vis de l'entende-
ment, au même titre que l'étendue. Une étude plus appro-
fondie des textes nous a appris au contraire qu'il ne fallait
pas les envisager seulement dans leurs rapports avec la
pensée, mais aussi dans leurs rapports avec Vétendue. Or
de ce dernier point de vue, il apparaît que ces modes inter-
médiaires se comportent vis-à-vis de l'étendue, de la même
façon que la pensée comme l'entendement ils sont à leur
;

manière des « sujets de perception », en ce sens qu'ils nous


font saisir la même réalité extérieure, le corps humain,
dans ses relations surtout avec les corps environnants. Il
LIVRE II CHAPITRE III 179

s'agit,en somme, d'une modalité de la conscience autre


que l'intellect c'est le « sentiment », l'impression affective
:

que font éprouver à l'individu les changements qui survien-


nent à tout instant dans les rythmes corporels du mouve-
ment et du repos. Quant à ce sentiment, il devient à son
tour objet pour la pensée qui le perçoit sous forme d'idée
confuse.

30. Voilà comment l'ensemble des modes inconnus


forme une hiérarchie échelonnée de la pensée à l'étendue,
ou pour mieux dire, de la mens au corpus, et comment ces
modes sont à la fois sujets et objets, suivant que l'on se
tourne pour les considérer, soit du côté du corps, soit du
côté de l'âme pensante. Nous verrons même que les deux
termes extrêmes ne font pas exception non plus. La mens,
par exemple, se comporte comme un objet vis-à-vis d'une
idée supérieure qui lui est unie, comme elle-même est unie
au corps quant au corps, à son tour, Spinoza n'est pas loin
;

d'admettre que certaines impressions ne sauraient lui être


refusées, et il invoque, dans VEthique, quelques actions
dont le corps seul est capable indépendamment de ses
attaches avec tout autre mode de l'âme. On pressent déjà
qu'il va se trouver fatalement amené, par la continuité
latente qui plane au-dessus de son système, à cette conclu-
sion du leibnizianisme que tout est animé dans la nature
(individua omnia, quamvis diversis gradibus, animata
tamen sunt). (Eth. Il, 13 Se.)
N'est-ce pas dire qu'il y jusque dans les corps, quelque
a,

chose de la nature de l'âme et de la vie, que le parallélisme


des modes n'est qu'une expression intellectuelle, sans fon-
dement objectif dans la réalité, que le corps enfin, loin
d'être pour la pensée un objet strict, est un mode d'exis-
tence inférieur qui se relie à cette pensée par une série
indéfinie de transitions ? Comme le dira plus tard Leibniz,
un corps entièrement une impossibilité métaphy-
inerte est
sique, parce qu'on ne saurait marquer la limite précise où
180 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

les modes de modes de la vie et de


l'étendue se relient aux
l'âme. N'était-ce pas d'ailleurs, en un sens, une conséquence
indirecte du cartésianisme? Si le mécanisme est la loi
universelle de la Nature, tout doit être également inerte ou
également animé ; mais si Ion admet quelque part un prin-
cipe d'activité, il faut l'étendre à l'intégralité de l'existence,
car il n'y a aucune raison pour fixer à un endroit plutôt
qu'à un autre le point où la vie se sépare de la matière. ,

Il n'y a donc pas, entre les modes, de différence radicale


de nature mens, animus, anima, corpus, n'ont entre eux
:

que des différences de degré. Pourtant, aux yeux de l'en-


tendement, ils demeurent irréductibles les uns aux autres,
comme une série de plans parallèles il n'y a pas plus de
;

commune mesure entre la mens et Y animus qu'entre l'anima


et le corpus, parce que la pensée est hétérogène au senti-
ment, et la vie organique à la matière; c'est pourquoi le paral-
lélisme reste, malgré tout, le point de vue fondamental de
la Nature naturée. En prenant conscience de soi, nous dit
Spinoza, l'appétit devient désir(cupiditas).(Eth.HI,9 Dém.)
Mais ce désir, en tant que tel, s'il donne à Yanima la cons-
cience de sa nature, ne lui fait pas saisir pour autant la
nature de la matière ; c'est un domaine étranger, un plan
nouveau, infiniment voisin du précédent sans doute, mais
destiné à lui être éternellement parallèle, sans avoir avec
lui lemoindre point de contact.
Mais il en va tout autrement quand des modes on passe
aux attributs correspondants car la réalité des attributs
:

consiste tout entière dans la puissance qu'ils possèdent de


donner naissance aux modes par un écoulement de cette
puissance. Or, entre une série de puissances, il ne saurait
être question de parallélisme, mais de continuité : nous
n'avions déterminé jusqu'ici que deux de ces puissances :

une potentia mentes formandi, ou si l'on veut YAbsoluta


Cogitatio de l'attribut-pensée, et une potentia corpora for-
mandi, identique à l'attribut-étendue. Voici que la hiérar-
chie des modes nous conduit maintenant à insérer, entre
LIVRE II CHAPITRE III 181

ces deux Puissances, une continuité infinie de Puissances


intermédiaires que nous hypostasierons, à la manière du
néoplatonisme, en un attribut privilégié dans lequel elles
viendront se grouper; et nous le définirons lui aussi comme
une Potentia animos animasque formandi, puisqu'il laisse
émaner de lui des modes indéterminés, de la nature de
Tâme affective et de la vie.
Voilà ce que sont, peut-être, les attributs inconnus : une
série continue de Puissances animatrices, susceptibles d'en-
gendrer des âmes vivantes, intermédiaires entre la pensée
et l'étendue corporelle. Or, que ces attributs soient absolu-
ment inconnaissables en eux-mêmes, c'est ce que nous com-
prenons maintenant Spinoza ne pouvait parler tout au
:

plus que d'une connaissance de leurs modes qu'il prêtait


à l'Intellect infini, mode immédiat et éternel de la Pensée.
Encore ne s'agissait-il évidemment que d'une transposition
ou mieux d'un reflet de ces modes dans le plan de l'enten-
dement on pouvait, en d'autres termes, en concevoir jus-
;

qu'à un certain point l'idée, mais il demeurait impossible


à la pensée de saisir l'essence intime de ces modes en tant
qu'émanation de la puissance correspondante des attributs.
Si l'âme pensante arrivait à connaître Dieu comme res cogi-
tans, c'est qu'elle pouvait, par un effort d'intuition, s'iden-
tifier avec la Potentia infînita cogitandi elle-même, dans un

mouvement de conversion analogue à l' èiru-cpo^ alexan-


drine, et qui peu à peu faisait rentrer les modes dans le sein

de leurs attributs respectifs. La mens alors rentrait dans


YAbsoluta Cogitatio comme dans la Puissance d'où elle

avait procédé.
Il donc entendu qu'un attribut ne peut être véritable-
est
ment saisi en soi que par le mode correspondant un :

entendement, fût-il infini, devait connaître sans doute les


« ideae » des modes inconnus, mais jamais à coup sûr la
puissance génératrice des essences de ces modes, c'est-à-dire
les attributs eux-mêmes. La connaisance de ces derniers,
ou plutôt le fait d'être saisi en soi, demeurait réservé à leurs
182 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

modes, et naturellement —
ainsi que cela se passait pour
la Pensée —
non pas à n'importe quel mode, mais aux
modes supérieurs de la hiérarchie des « animae » analo-
gues sans doute à ce que l'Intellect infini représentait dans
la hiérarchie parallèle des « mentes ». De même en effet
qu'il n'appartenait pas indifféremment à toutes les âmes
pensantes de connaître l'essence absolue de la Cogitatio,
mais seulement à ces « mentes » qui étaient parvenues par
une purification suffisante de l'entendement, à s'identifier
avec sa puissance, dans la connaissance du troisième genre,
de même ne pouvaient aspirer à saisir l'essence de
« YAbsoluta Animatio », si l'on peut ainsi s'exprimer, que

certaines âmes d'élite, certaines « animae » privilégiées en


leur genre et qui étaient parvenues de leur côté, par une
purification suffisante de V « affectus » et du « désir », à
prendre conscience en quelque façon de la Puissance Ani-
matrice originelle, à s'élever par suite jusqu'au mode
immédiat et éternel correspondant. Nous essayerons plus
loin de retracer, à l'aide des éléments épars dans le spino-
zisme, cette « purification du désir » et de Yaffectus qui
élève progressivement l'âme affective jusqu'à son attribut,
en lui faisant franchir les degrés de la hiérarchie des
« modes animiques » intermédiaires entre les esprits
(mentes) et les corps.
D'ailleurs, ici encore, un curieux texte du Court Traité
vient à notre secours pour prouver qu'il ne s'agit pas là
d'une hypothèse sans fondement. C'est une brève note du
chapitre VII où Spinoza, en dépit de ses affirmations de
VEthique, concède que si deux attributs seulement nous
sont connus, cette restriction n'est pas définitive: « Il est vrai
cependant que de tous ces attributs infinis, deux seulement
jusqu'ici nous sont connus par eux-mêmes et ces attri- :

buts sont la Pensée et l'Etendue ». (C. Tr. I, vu, note 1).

Le philosophe avait-il donc l'espoir qu'il serait possible


à l'homme d'en connaître un jour davantage ? Il n'est pas
douteux que ce fût là sa véritable pensée, sa conviction
LIVRE II CHAPITRE III 183

intime et profonde. Interrogeons à nouveau le Court Traité


qui nous a déjà mis sur la voie de la connaissance des
modes. Une autre note du chapitre I —
toujours de ces
notes ajoutées sans doute après coup pour servir de transi-
tion à Y Ethique — revient encore sur la connaissance des
attributs eux-mêmes :« Après avoir réfléchi sur la Nature,

nous n'avons pu trouver en elle jusqu'ici que deux attributs


qui appartiennent à cet Etre souverainement parfait. Et
ces attributs ne sont pas suffisants à nous contenter loin :

que nous les jugions les seuls dans lesquels doive consister
cet Etre parfait, au contraire, nous trouvons en nous
quelque chose qui nous révèle clairement l'existence non
seulement d'un plus grand nombre, mais d'une infinité
d'attributs parfaits, devant appartenir à cet Etre avant qu'il
puisse être dit parfait. Et d'où vient cette idée de perfection?
Ce quelque chose ne peut venir de ces deux attributs,
attendu que deux ne font que deux et non une infinité. Non
de moi, certainement, ou il faudrait alors que je pusse
donner ce que je n'ai pas. D'où donc enfin, sinon des attri-
buts infinis qui nous disent qu'ils sont, sans nous dire en
même temps ce qu'ils sont car de deux seulement nous
;

savons ce qu'ils sont ? » (C. Tr. I, i, § 9, note 4.)


Que signifie maintenant le « jusqu'ici » dont il est ques-
tion dans ces deux passages ? En vérité, s'agit-il de la vie
présente ? Sans doute, il résulte de certaines déclarations
du spinozisme, que notre esprit, du moins dans sa partie
finie et périssable, ne peut s'identifier avec l'Essence divine;
il ne le peut que par cette partie plus noble qui, « ne pou-

vant être détruite avec le corps, subsiste comme quelque


chose d'éternel. » (Eth. V. 23.) Mais d'autre part, par la
connaissance du troisième genre, Spinoza dans YEthique
nous permet d'espérer dès cette vie, la réalisation de la vie
éternelle. « Le troisième genre de connaissance en effet est
éternel, par suite l'Amour qui en naît et qui représente le
maximum de Joie et la Béatitude suprême est lui aussi
éternel. » (Prop. 33.) Il est vrai que cette notion d'une
184 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

éternité dès la vie présente marque, avec le V Livre de


YEthique, l'aboutissement de la doctrine, encore que l'iden-
absolue avec la Pensée divine ne se réalise pleine-
tification
ment qu'après la mort corporelle, après la séparation dans
la mens de la partie supérieure éternelle, siège de l'enten-
dement, et de la partie inférieure périssable avec le corps,

siège de l'imagination. (Ibid. Pr. £0. Cor.) Il semble, en d'au-


tres termes, qu'il soit peut-être possible de se confondre
dès cette vie avec Vlntellect infini, mode immédiat, mais
jamais avec la puissance de Vattribut pensant lui-même.
C'est dans ce sens que le Court Traité insistait, nous l'avons
vu, sur la séparation radicale de l'esprit et du corps.
Faisons encore un pas de plus :du troisième genre de
connaissance, dit Spinoza, naît nécessairement un Amour
intellectuel de Dieu. Or cet amour intellectuel diffère de
l'amour non intellectuel, de l'amour sentiment si l'on veut,
en ce sens que «dans le premier nous concevons Dieu
comme éternel, tandis que dans le second nous Yimaginons
comme présent ». Or l'imagination corres-
(Pr. 32. Cor.)
pond aussi dans le plan de l'esprit, à ces modes inter-
médiaires du sentiment qui forment le domaine de Yanimus.
Il s'ensuit que Yanimus, à son tour, s'il lui est donné de

saisir Dieu, grâce à une purification suffisante du désir et


de l'amour affectif, devra le saisir dans une sorte de vision,
« comme s'il lui était présent ». En ce sens, le Dieu des
attributs intermédiaires, se révélerait à Yanimus à la façon
d'une Personne », c'est-à-dire d'un Etre susceptible d'ins-
«

pirer non plus un amour purement intellectuel, mais un


sentiment plus affectif et plus vivant.
Or, qu'il faille entendre ainsi la nature de ces attributs
inconnus, n'est-ce pas ce qu'indique d'une manière évi-

dente le passage suivant des Cogitata : « La volonté de


Dieu, par quoi aimer lui-même, suit nécessaire-
il se veut
ment de son Entendement infini par quoi il se connaît.
Mais comment ces trois choses, l'Essence, l'Entendement
par quoi il se connaît, la Volonté par quoi il se veut aimer
LIVRE II CHAPITRE III Î8f>

lui-même, se distinguent entre elles, c'est ce que nous met-


trons au nombre des connaissances qui nous manquent.
Nous n'ignorons pas le mot (celui de Personnalité) qu'em-
ploient à l'occasion les philosophes pour expliquer la chose;
mais nous connaissons le mot, nous en ignorons la signi-
si

fication et nous n'en pouvons former aucun concept clair


et distinct bien .que nous puissions croire avec constance
:

que dans cette vision bienheureuse, de lui-même promise aux


fidèles, Dieu le révélera aux siens. » (Coq. Met. II, vin, § 1.)
Ne serait-ce pas là l'explication du mystérieux « jus-
qu'ici » ? L'accession de l'âme aux attributs inconnus n'est-
elle pas le privilège des élus dans la vision béatifique de

Dieu? La réponse maintenant n'est plus douteuse et le


rapprochement des deux textes du Court Traité et des
Cogitata, nous livre le secret de la pensée de Spinoza. Il
n'ignore pas le mot de Personnalité, et s'il n'a pas voulu
l'employer lui-même, c'est qu'un tel terme, semblable à
celui de vie ou d'esprits animaux, n'est pas exprimable en
langage d'idées claires il reste en dehors des catégories
;

de l'entendement et de l'étendue. Mais s'il est « extra ihtel-


lectum », il n'en conserve pas moins une réalité solide
fondée sur une autre source d'affirmations que Spinoza
s'est attaché à justifier dans un second aspect de ses

œuvres la foi, la croyance religieuse. Nous devons croire


:

avec constance à la Personnalité divine, si nous ne pouvons


la connaître rationnellement. Or la vision de cette Person-
nalité ne sera réservée qu'aux Elus, c'est-à-dire qu'elle
implique avant tout un autre mode d'existence que l'exis-
tence corporelle actuelle : tant que l'esprit reste « l'idée
d'un corps existant en acte », indiquait la Lettre 64 à
Tschirnhaus, il ne peut connaître que les deux attributs
Pensée et Etendue. Mais Spinoza, par là même, ne s'inter-
disait pas la possibilité d'en atteindre davantage, lorsque
l'esprit ne serait plus « l'idée d'un corps existant en acte »,
c'est-à-dire lorsque la mort, ou quelque processus analo-
gue, aurait rompu ses liens avec le corps matériel.
186 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Nous disons mort ou quelque processus analogue,


: la
parce que la restriction comme nous le verrons, n'est pas
sans importance. Certes, il est manifeste que dans la mort
la séparation de la pensée d'avec le corps se trouve réalisée
d'elle-même. Spinoza déclare expressément à la fin de l'Ethi-
que que le corps est détruit quand cesse la vie terrestre ;

même une partie de la mens disparaît avec lui, celle qui


avait pour fonction de le représenter immédiatement et
qui par suite entretenait avec lui, en tant qu'idée, des rela-
tions directes. Mais, explique Tschirnhaus, il
Spinoza à
faut distinguer dans la « mens » deux points de vue en :

tant qu'idée du corps, elle a pour cause Dieu considéré


sous l'attribut de l'étendue, tandis qu'en tant que mode de
la Pensée elle a pour cause Dieu considéré sous ce dernier
attribut. Or, s'il est logique que le premier aspect dispa-
raisse avec le corps, le second n'enveloppant que l'attribut-
if ensée est apte, à partir de ce moment, à entrer dans la vie
éternelle.
Appliquons maintenant un raisonnement analogue à
Yanimus. Nous dirons que, dans la vie présente, il doit être
considéré lui aussi comme double d'une part en tant que
:

mode sujet, il a pour cause Dieu considéré sous l'Attribut


de l'étendue : ce sont les affectus divers, la gamme des
émotions corporelles d'autre part, en tant que mode-objet,
;

il a pour cause Dieu considéré sous l'Attribut générateur


de Yanimus, et c'est alors le désir avec ses progrès succes-
sifs dans la voie de la purification, l'Amour divin qui est

le fondement de la Foi. Or, ici encore, la mort va produire

la séparation des deux parties ; tandis que les appétits


physiques seront anéantis, la partie supérieure de Yanimus
pourra aller rejoindre les élus et jouir avec eux de la vision
béatifique.
Voilà pourquoi, certainement, Spinoza emploie le mot
« jusqu'ici » pour désigner la vie temporelle par opposition
à l'existence ultra-terrestre qui constitue le cas le plus
ordinaire et le plus fréquent de la séparation des deux
LIVRE II CHAPITRE III 187

éléments de l'âme. Mais il ne s'ensuit pas que la mort soit


Tunique circonstance qui permette un pareil détachement :

n'avons-nous pas vu déjà que l'intuition extrêmement —


rare, il est vrai —
réalise, au sein de l'âme pensante, une

sorte dédoublement, dans lequel la partie éternelle


de
arrive à s'identifier avec l'Entendement infini de Dieu ?
Et nous allons voir bientôt justement qu'il existe, pour
l'âme affective elle aussi, certains processus privilégiés qui
peuvent provoquer, tout comme la mort elle-même, une
séparation analogue d'avec le corps ce sont ces états aux- :

quels Spinoza fait allusion dans les visions divines qui


accompagnent le sommeil prophétique. Mais comme l'intui-

tion pure, d'une part, la vision prophétique de l'autre sont


des cas en somme assez rares, il n'est pas étonnant que le

Court Traité ait rejeté au-delà de l'existence terrestre le

privilège de saisir d'une façon adéquate, les attributs


inconnus de Dieu.

31. Il semble pas moins résulter des indications


ne
mêmes de Spinoza que ces attributs intermédiaires concer-
nent la Personnalité divine, ou plutôt ce que les philosophes
ont coutume de désigner par là. Qu'il ne s'agisse pas en
effet d'une Personnalité au sens humain du mot, c'est ce
dont nous pouvons être par avance, absolument assurés.
Rappelons en quoi consiste chez l'homme la notion de Per-
sonnalité. La Psychologie la définit comme le résultat ou
comme la synthèse d'une série d'éléments qui s'échelonnent
successivement à partir de l'existence purement matérielle
du corps à la base, une assise exclusivement organique
:

qui forme le noyau de Y Individualité ; ce premier faisceau


de besoins physiologiques s'accompagne d'une conscience
sourde ou cénesthésie. Au-dessus de cette couche initiale
viennent les tendances et les sentiments dont l'ensemble
représente la Vie affective, avec la conscience qui lui est
propre. Enfin, aux étages supérieurs, la vie intellectuelle
avec les modalités les plus hautes de la ^conscience, jusqu'à
188 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

son épanouissement, par dans la Personnalité


la Raison,
morale, synthèse définitive de tous ces éléments juxtaposés.
Telle est la personnalité humaine. Il est vrai que, quand
les philosophes étendent la notion à Dieu, ils la dépouillent
de tout ce qu'elle renferme de matérialité: Dieu étant conçu
comme purement ne saurait être question de
spirituel, il

lui attribuer aucune Individualité organique aussi ne con- ;

serve-t-on que les assises supérieures, les formes les plus


élevées de la vie intellectuelle et de la conscience.
Quelle va être maintenant, en face de ces conceptions
traditionnelles, le point de vue de Spinoza ? — Avant d'aller
plus loin, une réponse s'impose : Le philosophe qui a intro-
duit en Dieu l'étendue ne devra pas hésiter, à supposer
toutefois qu'il lui accordeune Personnalité, à asseoir cette
dernière en quelque sorte sur une individualité matérielle.
Le Personnalisme spinoziste, s'il existe, sera donc profon-
dément différent du Personnalisme spiritualiste ordinaire ;

il se rapprochera bien plutôt de la description que vient de

nous en donner la Psychologie humaine. Le Dieu de


Spinoza, en d'autres termes, s'il est personnel, ne sera pas
seulement pur Esprit et pure Conscience ; il devra être, en
outre, un Individu matériel, à la façon de V homme lui-
même.
Il est bien évident qu'en présence d'une pareille conclu-
sion, le transfert en Dieu de l'étendue corporelle ne 'pouvait
manquer d'apparaître comme un paradoxe un scandale et

à la fois, et l'on comprend sans peine qu'OLDENBOURG ait


bien vite signalé à Spinoza la dangereuse équivoque qui
déconcertait ses lecteurs (Ep. 71, V.-L., Mais t. n, p. 408).
Spinoza se hâte de protester « Ceux qui pensent que le
:

Traité Théologico-politique veut établir que Dieu et la


Nature sont une seule et même chose (et par Nature ils
entendent une certaine masse ou la matière corporelle)
ceux-là sont dans une erreur complète ». (Ep. 73, V.-L., t. n,
p. 411). Aussi s'efforce-t-il, dans Y Ethique, de lutter contre
ces préventions « Il y en a qui forgent un Dieu composé
:
LIVRE II CHAPITRE III 189

comme un homme d'un corps et d'une âme et soumis aux


passions ; combien ceux là sont éloignés de la vraie con-
naissance de Dieu, toutes mes démonstrations précédentes
suffisent à l'établir. Je laisse ces hommes de côté car ceux
qui ont quelque peu pris en considération la Nature divine
sont d'accord pour nier que Dieu soit corporel ». (Eth. I, 15,
Se). Seulement, insiste Spinoza, le fait de ne pas concevoir
Dieu comme une masse corporelle n'empêche nullement de
lui attribuer à titre d'attribut l'Etendue. Si Descartes par
exemple, l'excluait de la nature divine, c'est qu'il la consi-
dérait comme une masse longue, large et profonde »,
«

divisible par suite et composée de parties. Or la divisibilité,


en ce sens, marque un défaut, une « possibilité de pâtir »,
une imperfection, en un mot, qui est incompatible avec
l'Essence de Dieu.
Mais justement Spinoza ne s'est-il pas attaché constam-
ment à montrer que l'étendue est indivisible et continue ;

ce n'est que dans la mesure où nous nous la représentons


par l'imagination que nous y introduisons la discontinuité
et le fini l'imagination seule fragmente l'étendue et nous
;

croyons pouvoir ensuite la reconstruire avec ces fragments


multiples, comme si une absurdité analogue
ce n'était pas là
à celle qui prétendrait reconstituer une ligne avec une
série de points juxtaposés. Tous ces arguments, exposés
avec force dans la Lettre à Louis Meyer sur l'Infini, sont
repris dans le Scolie en question de l'Ethique. De même
que l'eau qui s'engendre et se corrompt en tant qu'eau, est
incorruptible en tant que substance, de même l'étendue en
tant que substance corporelle et Attribut divin ne souffre
plus ni séparation ni division « On ne voit donc plus
:

pourquoi la matière serait indigne de la Nature de Dieu ».


Ainsi la distinction de l'imagination et de l'entendement
permet de ne pas identifier Dieu avec l'existence sensible,
tout en mettant au nombre de ses attributs le fondement
même de la matérialité des êtres et des choses. Quand
Spinoza affirme que « Dieu est étendu », il veut dire seu-
190 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Jement qu'il possède en lui une Puissance correspondant


à l'existence matérielle, une « Puissance d'engendrer des
corps ». Voilà comment, bien que matériel, Dieu n'est pour-
tant pas un Individu matériel. Ce qui manque à la « matière
divine », à « Vlnfînita .extensio » pour constituer, à propre-
ment parler, un corps, c'est le principe même de l'indivi-
dualité, ce principe que Spinoza s'est attaché à définir vers
le milieu de la II
e
partie de YEthique. Or la conclusion est la
suivante : Tous les corps simples dont se compose un indi-
vidu sont en mouvement ou en repos ; mais, au milieu de
ces changements perpétuels, l'individu conservera son unité
et sa permanence, tant que demeurera constante et invaria-
ble la proportion totale de mouvement et de repos.
De là, par une sorte de théorie de l'enveloppement des
êtres, Spinoza arrive à considérer la nature entière comme
un individu unique, en ce sens, est identique à Dieu
lequel, :

« Continuant ainsi à l'infini, nous concevrons que la nature


entière est un seul individu, dont les parties, c'est-à-dire
tous les corps varient d'une infinité de manières, sans aucun
changement de l'individu total. (Eth. //, Lemne vn Se.) A ?

cette Individualité suprême correspond une sorte de Corps


de tout l'Univers que Spinoza désigne à Schuller sous le
nom de Faciès totius Universi. Mais ce corps immense, à
son tour, ne doit son individualité en acte qu'à un principe
supérieur qui a introduit en lui l'individuation, à savoir
le principe même du mouvement et du repos : c'est par lui

en que la discontinuité s'introduit au sein de l'étendue


effet
homogène, et que cette extension infinie se fragmente de
proche en proche en une pluralité de corps.
Quant à ce principe, Spinoza insiste à plusieurs reprises
sur ce point que le « motus et quies », fondement de toute
îndividuation, n'est nullement un attribut et ne fait partie
en aucune façon de la Nature naturante, mais au contraire
de la Nature naturée « Comme exemples de modes infinis,
:

dit-il à Schuller, je vous citerai, pour les modes du pre-

misr genre l'Intellect absolument infini dans la Pensée,


:
LIVRE II CHAPITRE III )9J

le « motus et quies » dans l'étendue ; comme modes du


second genre : la « Faciès totius Universi » qui reste tou-
jours la même, bien
change d'une infinité de
qu'elle
façons. (Ep. 6k, V.- L., t. II, p. 392.) Si donc Dieu est un
»

Individu immense, ce n'est pas en tant que Nature natu-


rante, mais en tant que Nature naturée, puisque le « Mouve-
ment et le Repos » qui introduit l'individuation dans l'Eten-
due-attribut, n'est qu'un simple mode, un Mode immédiat
il est vrai, un produit direct de la Causalité divine: Spinoza,
dans le Court Traité, l'appelle le « Fils de Dieu ». (C. Tr. I,

ix, § 2.)

Nous pouvons donc conclure que, si Dieu possède en


fait une Individualité corporelle, fondement de sa Person-

nalité, cette Individualité n'est pas un principe, mais un


résultat : elle se juxtapose à l'Etendue-Attribut, loin de se
confondre avec elle. Encore est-il à prévoir qu'entre cette
Individualité divine, même dérivée, et l'individualité
humaine, il doit y avoir la même différence
qu'entre l'En-
tendement divin et l'entendement humain, la distance qui
sépare du chien animal aboyant, le Chien constellation
céleste.
Ceci nous amène à examiner maintenant cet Intellect
divin, justement ce qui, à l'autre bout de la
c'est-à-dire
série, doit constituer le degré le plus élevé de la Personna-

lité divine nous avons vu ce qu'il fallait penser des assises


:

inférieures, de l'Individualité physique correspondant à


l'Attribut Etendue demandons-nous s'il ne va pas se pas-
;

ser quelque chose d'analogue pour cet autre attribut,


accessible à l'esprit humain, et le plus haut dans la hiérar-
chie la Pensée* En admettant en effet que Dieu ne possède
:

pas comme l'homme une Personnalité fondée sur l'Indivi-


dualité corporelle, peut-être pourrait-il se faire qu'il possé-
dât, ainsique l'enseignent les Théologiens, une Personnalité
purement spirituelle, une Conscience du Monde, ou, à tout
le moins, une Conscience de Soi.

Au premier abord, deux textes seuls semblent prêter à


192 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Dieu un Entendement qui ne se distingue pas de son


essence :

Le premier est le Scolie de l'Ethique. (I, Pr. 17.)


« L'Entendement de Dieu, en tant qu'il est conçu comme
constituant l'Essence de Dieu, est réellement la cause des
choses. » (Eth. 1, 17 Se.) Mais il suffit de replacer la phrase
dans le pour en apercevoir la signification toute
contexte
conditionnelle. Il s'agit d'une polémique avec des philoso-
phes cartésiens qui soutiennent justement l'existence d'un
Entendement de Dieu, et le raisonnement de Spinoza n'a
d'autre but que de combattre cette opinion pour cela il la :

suppose admise et montre les conséquences absurdes qui


en découleraient.
2° Reste le texte, plus décisif en apparence, du II e Livre :

« il résulte de la nécessité de la Nature divine que Dieu se


connaît lui-même (se ipsum intelligat), comme il en résulte
avec la même nécessité qu'il produit « inflnita infinitis
modis ». (Eth. H, 3 Se.) Or Dieu se connaît lui-même parce
que son Entendement forme une « Idea Dei », c'est-à-dire
une Idée à la fois de ses attributs et de ses modes. Et comme
l'on sait, d'autre part, qu'il n'y a pas d'idée qui n'enveloppe
la conscience de soi, (Eth. 11, 43 Se.) « Yldea Dei », par
laquelle Dieu se saisit lui-même, rend son Entendement
nécessairement conscient.
Certes, il ne saurait être question de contester une aussi
catégorique affirmation, mais encore ici, comme dans la
théorie de l'individualité, l'Entendement divin auquel il est
fait allusion, ainsi d'ailleursque VIdea Dei correspondante,
appartiennent non pas à la Nature naturante, mais à la
Nature naturée. En aucune façon, en effet, Yldea Dei ne sau-
rait être identifiée à un Attribut de Dieu, à YAbsoluta Cogi-
tatio par exemple. D'abord, cette Idée est « in Deo », comme
le modes, tandis que les Attributs sont Dieu
sont les

lui-même. En outre, Spinoza déclare nettement, au I er Livre


de YEthique, que « tout ce qui découle de la nature d'un
attribut pris absolument est infini et éternel », et il cite
LIVRE II CHAPITRE III 193

aussitôt, au nombre de ces Modes Immédiats, « Vldea Dei »


(Eth. I, 21 ). Enfin, l'Entendement iniini qui est le siège de
cette Idée est toujours désigné expressément comme un de
de ces Modes immédiats de la Nature naturée « L'entende- :

ment en acte, c'est-à-dire celui qui comprend les Attributs et


les Modes, autrement dit l'Idée de Dieu, doit être rapporté
à la Nature naturée et non à la Nature naturante. » (Eth. I,

P. 30 et 31.)
Cette vérité, écrit-il à Simon de Vries (Ep. 9, V.-L., t. II,
p. 224), Spinoza croit l'avoir suffisamment démontrée :

n'était-ce pas celle qu'il énonçait pour la première fois dans


le Court Traité, quand il plaçait l'Entendement infini sur le
même plan que le Mouvement dans l'étendue, et les dési-
gnait tous deux sous le nom de « Fils de Dieu » ? « Pour ce
qui concerne le Mouvement en particulier, comme il appar-
tient plus proprement à ceux qui traitent de la science de
la Nature qu'à nous ici d'expliquer comment il se fait qu'il
a été de toute éternité et doit demeurer immuable dans
l'éternité, qu'il est infini en son genre, qu'il ne peut exister
ni être conçu par lui-même, mais seulement par le moyen
de l'étendue, de tout cela dis- je, nous ne traiterons pas ici,
mais nous en dirons seulement qu'il est un Fils, un
Ouvrage, ou un Effet immédiatement créé par lui.
Concernant YEntendement dans la chose pensante, il est
aussi bien un Fils, un Ouvrage ou une Créature immédiate
de Dieu, créée de toute éternité et demeurant immuable
dans l'Eternité. » (C. Tr. I, ix, § 3.)

Ce donc déformer gravement le spinozisme que


serait
d'attribuer à son Dieu un Entendement conscient suscepti-
ble de lui conférer une Personnalité définie. Dieu ne se
connaît que par ses créatures tel est l'enseignement du
:

Court Traité. Seulement les créatures dont il s'agit ne sont


pas les esprits humains : ou telle
ce n'est pas dans telle

âme humaine que Dieu prend conscience de lui-même; c'est


dans une créature privilégiée, une de ces productions immé-
diates des Attributs divins que le Court Traité appelle
13
194 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

(( Fils premiers-nés de Dieu », et Y Ethique « Modes infinis et

éternels ». C'est pourquoi, malgré tout, il est permis de


parler, chez Spinoza, de la Personnalité de Dieu, à condi-
tion de ne pas la considérer comme appartenant à l'Essence
de Dieu ou à ses attributs, mais d'y voir une sorte de pro-
duit dérivé, une première émanation de sa puissance infinie.
Elle est fondée, sans doute, dans les Attributs divins, mais
au lieu d'être comme eux, « Deus absolute », elle est seule-

ment « Deus quatenus », bien que le « quatenus », on ne


saurait trop le répéter, concerne non pas l'ensemble des
modalités de DieU, mais exclusivement cette partie de la
Nature naturée que le Court Traité qualifie d'universelle
et « qui se compose de tous les modes dépendant immédia-
tement de Dieu ». (C. Tr. I, vin.)
Ainsi s'opérait, par ce dédoublement de la Nature natu-
de l'Infinité et de la Personnalité divines
rée, la conciliation
dont nous avons déjà parlé (p. 65) et qui permettait à
Spinoza de juxtaposer au Dieu infini de la tradition judéo-
orientale, leDieu personnel du cartésianisme et de l'ortho-
doxie théologique, le Dieu dont la Puissance créait les êtres
du monde, en même temps que son Entendement prenait
conscience de leurs rapports. Nous avons comparé alors ce
premier écoulement de la Nature naturée universelle à ce
processus de différenciation ontogénétique qui, de l'objet,
détache le sujet individuel et fait apparaître la conscience.
Dieu crée sa propre Conscience sans' être lui-même une
Conscience, et le Dieu personnel ainsi engendré crée à son
tour les êtres finis, en sorte que l'équivalent spinoziste de la
création théologique orthodoxe est le passage des Modes
infinis aux modes finis, ou encore de la Nature naturée uni-
verselle à la Nature naturée particulière.
Or, chez Spinoza, ce n'est là en réalité qu'un deuxième
acte créateur, la première génération ayant eu lieu avec le
passage des attributs aux Modes infinis, de la Nature natu-
rante à la Nature naturée universelle. Par cet artifice, Spi-
noza pouvait se vanter, dans le Court Traité, d'emprunter
LIVRE II CHAPITRE III 195

aux Thomistes eux-mêmes leur notion de la création (C. Tr.,


ibid.) Eux aussi distinguaient la Nature naturante et la
Nature naturée ; mais Spinoza, en s'appropriant leur termi-
nologie, ne pouvait faire un choix plus heureux, car la pré-
sence dans les deux expressions du terme commun
« Nature », permettait leur assimilation et rendait possible,

dès lors, la conciliation ultérieure du point de vue création-


niste avec le panthéisme d'émanation.
Mais tous les problèmes n'étaient pas par là résolus il :

ne suffisait pas seulement en effet de concilier, avec l'éma-


natisme, la personnalité en quelque sorte subjective du
Dieu de Descartes ou de Saint Thomas il restait encore ;

à résoudre, 'pour Spinoza, le problème qui jadis s'était posé


à Philon le Juif la conciliation du pur Infinitisme divin
:

de la tradition orientale avec la Personnalité de Jahveh. En


effet, si le Dieu des anciens Hébreux était, en un sens, la
Personnalité la plus forte et la plus jalouse qui soit, celle-ci

ne représentait pas pour autant l'Entendement-sujet du Dieu


de Descartes, ni la Conscience toute spirituelle du Dieu de
la Théologie : d'une part, en effet, il avait laissé entrevoir à
Moïse le pan de sa robe, ce qui impliquait en lui une espèce
de matérialité ; d'autre part, sa Personnalité était plutôt
« objective permis d'associer les deux mots, car
», s'il est
en se nommant lui-même « Celui qui est », il entendait
marquer l'Immensité de son Etre bien plus que la Con-
science « subjective » de son Entendement ou, d'une
manière générale, de son Individualité.
Nous avons déjà essayé de montrer (p. 41) comment l'op-
position des deux tendances, infinitiste et personnaliste,
s'était traduite chez Philon par une double conception des
« Puissances divines ». Dans la mesure où Dieu se mani-

festait comme personnel, ses Puissances apparaissaient


elles aussi comme des Personnes, comme les Anges de
l'Ecriture; mais, dans la mesure inverse où le courant
oriental faisait prédominer l'Infinité du Principe ineffable^
les Puissances personnelles devenaient aussitôt des Puis-
196 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

sances également infinies, échelonnées en hiérarchie au-


dessous de lui et découlant de son Essence par une émana-
tion naturelle.
De ces Puissances deux seulement, jusqu'ici,
infinies,

nous ont été accessibles: celles qui dans la série des émana-
tions constituent les deux termes extrêmes, la Pensée et
l'Etendue. Nous avons vu aussi comment, de ces deux Puis-
sances encore indéterminées et ineffables,, se détachaient, à
la façon de « Modes immédiats », les deux couches extrê-
mes d'une Personnalité divine à la base l'individualité
:

physique, au sommet la conscience intellectuelle. Or ces


deux éléments ultimes suffisaient à Spinoza pour concilier
l'Infinitisme divin avec l'intellectualisme cartésien ; car
Descartes venait de supprimer justement dans la person-
nalité tous les degrés intermédiaires de l'âme, le sentiment
et la vie,pour ne conserver lui aussi que les extrêmes la :

pensée et l'étendue. Leur juxtaposition alors donnait l'être


dans son intégralité, puisqu'il y avait en lui, d'un côté
l'étendue pour y dérouler des relations mathématiques, de
l'autre l'entendement pour prendre conscience de ces
relations.
A cette simplification du réel correspondait la tâche de
VEthique : sur l'infinité des attributs divins, elle n'avait à
en déterminer que deux privilégiés, ceux qu'exigeait la
traduction intellectualiste du monde en langage cartésien,
les fondements et le sommet de l'édifice de la personnalité.
Mais il restait maintenant tous les étages intermédiaires
que Descartes avait bannis comme réfractaires à toute
détermination intellectuelle : tout l'ancien domaine de la

4*0)^, l'âme non plus pensante mais sensitive, la vie affec-


tive dans son ensemble et la vitalité générale de la cénes-
thésie. De ces modes mystérieux de Yanimus et de l'anima,
VEthique demeurait impuissante à nous révéler la nature.
Pourtant la Psychologie nous apprend qu'ils constituent
la plus importante partie de l'édifice, et d'autre part ce que
le spinozisme nous a laissé entrevoir jusqu'ici de leur infi-
LIVRE II — CHAPITRE III 197

nité imposante, nous assure d'avance qu'ils doivent avoir


dans le système total une place d'honneur. Or Spinoza n'a
encore adapté à l'Infinitisme divin que la Personnalité du
Dieu cartésien de l'entendement ; il manque à concilier
avec lui la Personnalité vivante et morale cette fois du Dieu
de l'Ecriture les attributs intermédiaires ne vont-ils pas
:

correspondre précisément à ce dernier aspect de l'Etre

divin ?

Que pouvons-nous en dire jusqu'à présent? Ceci du moins


qu'en tant qu'attributs, ne peuvent être qu'ineffables
ils

et inaccessibles à toute détermination. Ainsi en allait-il déjà

des attributs moraux du Dieu de Philon; quand on arrivait


à ce genre de Puissances, il convenait de s'arrêter, car on
se trouvait en présence d'Emanations sui generis, comme
la Justice ou la Bonté dont le rôle consistait à laisser écou-
ler d'elles, dans le Monde, les fruits de leur activité mais ;

« comme Dieu n'est pas circonscriptible, ces Puissances ne

sauraient l'être davantage. » (De ss Abel et Coin, 15.)


Quant à Maïmonide, les Attributs moraux dont parle
l'Ecriture désignaient pour lui simplement les « manifes-
tations de l'Activité divine ». Loin de signifier que Dieu
possédait en fait des qualités morales telles que la Justice
et la Bonté, elles indiquaient qu'i/ y avait en Dieu certaines

Puissances susceptibles de produire des actions corres-


pondant à ces qualités, des actions analogues à celles qui,
chez l'homme, émaneraient d'un cœur enclin à la Justice

et à la Bonté. Or n'est-ce pas la définition même des attri-

buts spinozistes en général ? Comme


y a en Dieu une il

Puissance génératrice d'Idées et une Puissance génératrice


de corps, il doit y avoir aussi en lui une Puissance généra-
trice de sentiments et d'affections, et cette Puissance doit,
en tant qu'attribut divin, demeurer ineffable et inaccessible
à l'entendement humain.
Il est vrai qu'il existe, dans l'Intellect infini, une « Idea

Dei » par laquelle Dieu prend conscience de ses propres


attributs ;mais cet Intellect conscient fait partie, nous le
198 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

savons, de la Nature naturée. Si donc, comme cela est pro-


bable, Dieu prend également conscience de ses Attributs
intermédiaires, non plus au point de vue intellectuel comme
dans « VIdea Dei », mais au seul point de vue « affectif »,
cette Conscience ou cette Personnalité affective doit appar-
tenir elle aussi à la Nature naturée universelle à titre de mode
Immédiat. En d'autres termes, les Attributs, ineffables en
tant que Puissances productrices, ne peuvent recevoir de
détermination que par la Personnalité-sujet qui s'en déta-
che. En ce sens, la conception vraiment originale d'une
Nature naturée universelle, distincte du reste du monde, était
l' invention décisive qui permettait à Spinoza de corriger la

doctrine de Philon et de Maïmonide, en introduisant dans


le système, grâce à un Mode dérivé, un moyen de préciser
si peu que ce soit la nature insondable des attributs incon-
nus. Telles sont les réserves qu'il importait de faire ; mais,
en tenant compte, bien entendu, de ces restrictions préjudi-
cielles, nous avons au moins l'espoir maintenant de péné-

trer directement dans ce domaine.

32. Les textes rationalistes, en effet, nous avaient laissé

entrevoir seulement la possibilité de l'atteindre d'une façon


tout indirecte. Nous savions, par la Lettre 66 à Tschirnhaus,
qu'il devait y avoir dans l'Intellect infini et par suite dans
VIdea Dei, une certaine répercussion des attributs et des
modes inconnus. L'Entendement infini, en d'autres termes,
n'exprime pas simplement les modes de l'Etendue, mais
l'intégralité des modes intermédiaires bien entendu il les
:

traduit nécessairement du strict point de vue de la pensée.


Sans doute il ne faudrait pas en conclure que ces modes
soient également accessibles aux divers entendements
humains Entre l'Intellect de Dieu et celui de l'homme,
!

nous ne connaissons que trop la distance Cependant si la!

répercussion n'est pas immédiate dans l'homme comme en


Dieu, elle se fait néanmoins dans une certaine
sentir
mesure. Certes, Spinoza a pu dire que les deux Entende-
LIVRE II — CHAPITRE III 199

ments différaient entre eux comme le chien animal et le


Chien constellation mais, d'autre part, n'indiquait-îl pas
;

à Oldenburg que l'âme humaine n'était autre chose au


fond que la Puissance même de penser de l'Intellect infini,
seulement « qu'au lieu d'être infinie et de percevoir toute
la nature, elle était finie et ne percevait que le corps

humain » (et hac ratione Mentem humanam partem cujus-


dam infiniti intellectus statuo). (Ep. 32, V.-L. t. II, p. 310).
Or si le rapport des deux intellects n'est qu'un rapport de
tout à partie, peut-on vraiment contester à l'intelligence
humaine la possibilité de refléter à sa manière ces modes
intermédiaires dont Spinoza n'hésitait pas à déclarer qu'ils
sont représentés dans Yldea Dei ?

De une traduction anthropomorphique des divers


fait,

attributs se rencontre bien dans la pensée humaine elle :

consiste dans ce que Spinoza appelle les « Propres » ou les


« Propriétés » de Dieu. Ce que la Philosophie traditionnelle,

et la Scolastique en particulier, ont pris tout à fait impro-


prement pour les véritables attributs divins, n'en est qu'une
réfraction dans le champ de l'imagination humaine il ne :

faut voir là que des « adjectifs » qui, pour être compris


exigent des « substantifs ». Ainsi Eternel, Infini, Omni-
:

scient, Miséricordieux, Sage, etc. (C. Tr. î, i, § 9 ; n, § 29 ;

m, § 1 ; surtout vu; Int. Em. Append.) Sans ces


§ 42; Eth. I,

adjectifs sans doute, Dieu ne serait pas Dieu, mais ce n'est


cependant point par eux qu'il est Dieu, car ils ne font rien
connaître de substantiel, tandis que c'est seulement par ce
qu'il a de substantiel en lui que Dieu existe. Le « substan-
tif », au contraire, c'est-à-dire la « réalité substantielle »

qu'il faut adjoindre à l'adjectif-propriété, voilà ce qui cons-


tituevraiment l'attribut spinoziste. Néanmoins, comme les
« Propres » sont, malgré tout, une transcription en langage

humain des attributs réels, comme ils « conviennent » à


Dieu, il est intéressant de les examiner de plus près.
1. Tout d'abord, il est une catégorie de « Propres » qui

expriment les caractères de l'Essence divine dans sa gêné-


200 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

ralité, c'est-à-dire conviennent à tous les attributs ensem-


ble. Ce sont par exemple Eternel, Existant par lui-même,
:

Infini, Cause de tout, Immuable, etc. (C. Tr. I, vu, note 1) ;

ceux-là ne sont que des « dénominations extrinsèques » de


Dieu, et n'offrent pas un grand intérêt pour nous.
2. Mais il est un second groupe de Propres qui ne concer-

nent cette fois qu'un seul attribut, et ici il sera intéressant


de distinguer ceux qui ont trait aux attributs déjà connus
ir'ensée et Etendue), de ceux qui ont trait aux attributs
intermédiaires que nous cherchons à explorer.
a) Parmi les Propres qui se rapportent à l'Etendue,
Spinoza cite l'Immensité de Dieu: Il est partout, remplit
tout, etc. (Ibid, note 1).
b) Parmi ceux qui se rapportent à la Pensée : il est
Omniscient, Sage, etc.

c) Restent ceux qui correspondent aux Modes intermé-


diaires. Or, il est aisé de les dégager, quand ce ne serait que
par que fait Spinoza pour lés rattacher à la Pen-
les efforts
sée. Nous nous servirons, pour cela, du ch. VII, du Court
Traité (l re partie), et des chapitres successifs que Spinoza
consacre à chacun d'eux dans la seconde partie des Cogitata.
(Cog. Met. II, ch. vi à xm).
A l'inverse des Propres de la première Catégorie qui,
n'ajoutent rien à la connaissance de Dieu, les Propres de la
deuxième catégorie se rapportent plutôt à ses actions et à
son activité dans le monde. Spinoza remarque encore une
fois qu'ils ne peuvent concerner en réalité que les modes,
non les attributs eux-mêmes, car « Omniscient, Miséricor-
dieux, Sage, etc. ne peuvent en aucune façon exister ni être
conçus sans la Substance dont ils sont les modes ». (C. Tr.
I, vu, § 7.) C'est pourquoi le chapitre est intitulé « Des Attri-

buts qui n'appartiennent pas à Dieu », parce que les Pro-


pres en question ne conviennent pas à la Nature naturante,
mais à la Nature naturée universelle. Ainsi, il est évident
que l'Omniscience, par exemple, s'applique à l'Intellect
infini, non à l'Attribut Pensée. Sans doute, Spinoza s'em-
LIVRE II CHAPITRE III 201

presse de rattacher également à l'Intellect infini les autres


Propres tels que « Miséricordieux, Sage, Souverain Bien,
Providence, etc. » Mais
ne faut pas oublier que VIdea Dei
il

enveloppant, avec les idées des corps étendus, l'infinité des


idées ou des « âmes » des autres modes inconnus, il doit y
avoir nécessairement, parmi les « Propriétés » de l'Intellect
infini, des Propriétés correspondant à ces derniers modes-
On ne serait donc pas fondé à objecter que Spinoza rattache
expressément les Propres en question au Mode immédiat
de la Pensée, parce que la logique de son système l'y oblige.
Il est indispensable, au contraire, de chercher à démêler
parmi les Idées de l'Intellect infini, par suite parmi les
Propriétés correspondantes, celles qui se rapportent stricte-
ment à cet Intellect en tant que Mode émané de Vattribut
pensée, et celles qui se rapportent indirectement à ce même
Intellect, en tant qu'il exprime dans son langage les modes
des autres attributs.
Nous avons été amené à considérer ceux-ci comme les
assises intermédiaires de la personnalité et nous les avons
érigés pour ainsi dire en une hypostase à double face la ;

face tournée vers l'Etendue engendrant les modalités de


Y anima, la face tournée vers la Pensée engendrant les moda-
lités de Yanimus.

Or, parmi les « Propriétés » de Dieu que Spinoza passe


en revue dans les Cogitata, il en est une qui intéresse mani-
festement Yanima : c'est la Vie. Pourtant, rapportée aux
deux plans de référence de l'intellectualisme, la vie ne peut
forcément apparaître que comme une projection sur chacun
d'eux, c'est-à-dire comme une propriété de l'Etendue et
comme une propriété de la Pensée. Aussi Spinoza con-
damne-t-il sévèrement cette « fiction » aristotélicienne
d'une triple « anima », végétative, sensitive et intelligente,
car elle conduit à cette conclusion que les êtres qui ne sont
ni plantes, ni animaux, ni hommes, doivent être privés de
toute vie. Or « le mot vie s'étend communément davantage,
et il n'est pas douteux qu'il ne faille attribuer la vie même
VO? LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

aux choses non unies à des esprits,


corporelles et à des
esprits séparés du corps. » (Cog. Met H, vi, § 2.)
Sans doute, Spinoza ajoute ici qu' « il n'y a rien dans la
matière sinon des assemblages et des opérations mécani-
ques » (Ibid. § 1), et c'est pourquoi, si l'on veut attribuer la
Vie aux « choses corporelles », il faut en donner une défini-
tion purement mécanique, qui la représente comme la con-
séquence même de Yinertie de la matière : « la force par
laquelle les choses persévèrent dans leur être » (Ibid. § 3).
Telle est la seule façon dont la Vie puisse apparaître à l'En-
e
tendement. Mais déjà dans le Scolie de la Pr. 57 du III

Livre de YEthique, Spinoza examinant la nature des êtres


les plus inférieurs (oiseaux, poissons, insectes même) y
découvre un épanouissement de vie qui n'est autre que
« Yldea seu anima » de chaque individu, Yldea étant visi-

blement ici l'expression intellectualiste de Yanima dans les


modes de la Pensée. Enfin, dans un Scolie antérieur (Eth.
///, 2), il découvre que le « corps, par les seules lois de sa
nature, est capable d'une foule de choses qui causent à son
àme de l'étonnement Personne ne connaît si exacte-
». «

ment la structure du corps qu'il ait pu en expliquer toutes


les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que Ton observe
maintes fois dans les bêtes qui dépassent de beaucoup la
sagacité humaine, et de ce que font très souvent les som-
nambules pendant le sommeil, qu'ils n'oseraient pas pen-
dant la veille... Nul ne sait en outre en quelle condition ou
par quels moyens l'âme meut le corps, ni combien de
degrés de mouvements elle peut lui imprimer, et avec quelle
vitesse elle peut le mouvoir. D'où suit que les hommes,
quand ils disent que telle ou telle action du corps vient de
l'âme (oriri a mente), qui a un empire sur le corps, ne
savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer,
en un langage spécieux, leur ignorance de la vraie cause
d'une action qui n'excite pas en eux d'étonnement. »
Mais Spinoza, à son tour, n'avoue-t-il pas, par cela même
que le « clair mécanisme de l'étendue », comme son exprès-
LIVRE II CHAPITRE III 2W

'
sion claire dans la pensée, ne sont que des traductions
intellectuelles d'une réalité beaucoup plus profonde, desti-
née à rester éternellement cachée aux yeux de l'entende-
ment. Les « esprits animaux », en effet, demeurent inacces-
sibles à ses prises et pourtant ne sont-ils pas, en somme, le
moteur obscur de l'étendue, suivant la conception du Court
Traité ? Car si Spinoza peut dire que l'étendue est animée
dans toutes ses parties, quoiqiïà des degrés divers, le peut-il
autrement qu'en supposant derrière cette étendue, ou plutôt
intimement lié à elle et la longeant constamment en quel-
que sorte, un principe d'animation physique, quelque
,

chose comme le souffle vital de Yanima, infiniment voisin


de la matérialité ?

Maintenant, au regard de l'intelligence, Nature dans la


naturée, la vie semble une « propriété » surajoutée aux
choses et distincte d'elle, ce qui est d'ailleurs évident, en
raison du parallélisme et de la séparation des modes ; mais,
dans la réalité absolue de la Nature naturante, cette pro-
priété se confond avec la puissance même des Attributs
divins : « Les choses, dit Spinoza, ont de la vie, tandis que
Dieu est la Vie. » (Cog. Met. H, vi, § 4.) Et comme cette
vie, d'autre part, doit s'épanouir jusqu'aux confins de
l'Existence dans l'attribut ultime de l'étendue, il
divine,
apparaît, en fin de compte, que la puissance génératrice
des modes de Yanima est infiniment voisine de « Y Absoluta
extensio », génératrice des divers corps de l'Univers, en
sorte que cette Puissance proprement vitale ne serait
guère que le dernier reflet de l'Essence divine et l'expres-
sion la plus simple de sa fécondité initiale. « Dieu lui aussi
persévère dans son être comme les choses, enseignent les
Cogitata, et cette force de vie que son
n'est autre chose
Essence ceux-là parlent donc très bien qui disent que
;

Dieu est la Vie. » (Ibid. § 4.) Mais, tandis que la force imma-
nente à l'Essence divine est la Vie dans toute sa plénitude,
la Vie infiniment surabondante de l'Un primitif dans le

panthéisme d'émanation, cette Force originaire, après avoir


204 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

traversé les diverses formes de l'existence — vie intellec-


tuelle et vie affective — n'est plus, aux degrés inférieurs de
l'être, que la vie purement biologique, de plus en plus
rapprochée de l'inertie de la matière avec laquelle, à la
limite, elle arriverait à se confondre.
Voilà tout ce que nous pouvons induire des « Propres »

divins touchant la nature inconnue des attributs et des


modes de Y anima. Peut-être une source étrangère à l'enten-
dement nous permettra-t-elle de les saisir d'une façon plus
immédiate. Mais, avant d'aborder ce problème, continuons
à examiner les « Propres » relatifs à Yanimus t
c'est-à-dire
à l'important domaine de l'affectivité.

33. Quels sont ces « Propres » ? Nous les avons déjà cités:
Sage, Miséricordieux, Souverain Bien, Providence, etc.,
d'une façon générale ceux qui désignent, plutôt que des
opérations de l'entendement, des actes de la volonté. Or, il

importe ici surtout de ne pas nous laisser tromper par l'in-

terprétation intellectualiste que Spinoza nous a nécessai-


rement donnée de la volonté.
« L'effort pour persévérer dans l'être, quand il se rap-
porte à l'âme seule, est appelé volonté ; il est appelé appétii
quand il se rapporte à la fois à l'âme et Quanl au corps...
au désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même.
(Eth. III, 9 Se.)
La volonté donc chez l'homme, en ce sens, une
est
re
fonction de l'âme pensante la l partie de Y Ethique nou$
:

apprend qu'il en est de même pour Dieu « La Volonté, d< :

même que l'Entendement est un certain mode du penser.


(Eth. I, 32 Dém.) Il en résulte dès lors que toutes les opéra-
tions divines ressortissant à la volonté refléteront immédia-
tement la même que l'Entendement d<
nécessité logique
Dieu confère à ses propres opérations la Providence ne :

sera qu'un aspect anthropomorphique d'une Prédestinatior


éternelle. Le possible et le contingent sont des détermina
tions des choses qui n'ont de sens que pour notre imagina
LIVRE II CHAPITRE III 205

tion ; en soi il n'existe qu'une seule catégorie d'existence :

l'universelle nécessité.
De ce point de vue évidemment, Bien
Mal ne sont que et
des êtres de raison, sans signification objective au regard
de Dieu qui, voyant toutes choses comme également néces-
saires, ne saurait leur attribuer aucune valeur. « Ils appel-
lent Dieu le Souverain Bien, dit Spinoza si cependant ils ;

entendent par là quoi que ce soit d'autre que ce qu'ils ont


déjà dit, à savoir que Dieu est immuable et cause de toutes
choses, ils se sont égarés dans leur propre concept ou n'ont
pu se comprendre eux-mêmes, et cela est venu de leur
erreur sur le bien et le mal. Ils croient en effet que
l'homme lui-même, et non Dieu, est cause de ses péchés et
de son mal, ce qui, d'après ce que nous avons démontré ne
peut pas être, sans quoi nous sommes contraints d'affirmer
que l'homme est aussi cause de lui-même. » (C. Tr. I, vu,
§ 8.)

En définitive, les Propres relatifs à la volonté sont impuis-


sants à nous faire connaître quoi que que ce soit de nou-
veau sur Nature divine, puisque la Volonté, en un sens,
la
semble ne faire qu'un avec l'Intelligence de Dieu. Mais
peut-on se contenter de cette première approximation ? Ne
sommes-nous pas au tournant décisif qui décidera de la
ici

signification profonde de la doctrine, soit en plongeant


toutes choses dans la nécessité universelle, soit en faisant
au contraire une certaine place à la liberté du vouloir et au
choix ?

Or il suffit d'approfondir les textes spinozistes pour s'a-


percevoir que problème n'est pas si simple que l'indique
le

au premier abord la projection du système sur le plan de


l'entendement. En réalité Spinoza n'a ni cru, ni voulu lais-
ser croire que la Volonté de Dieu pouvait se confondre aussi
aisément avec son Intelligence. Au contraire, il a répété
sans cesse, dans les Cogitata notamment, que la question
de leurs rapports était la plus obscure qui soit, et la plus
inaccessible à la raison humaine.
206 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

On ne saurait passer de tels aveux sous silence. En voici


quelques-uns :

L'Omniprésence de Dieu ne peut être expliquée pour


1° :

que maintenant l'ubiquité de Dieu ou sa présence dans


chaque chose pût être dûment entendue, i7 faudrait pouvoir
pénétrer dans la nature intime de la Volonté divine, celle
par où il a créé les choses et procrée continuellement leur
existence et comme cela dépasse la compréhension
;

humaine, il est impossible d'expliquer comment Dieu est


partout. (Cog. Met. II, ni, § 4).
La Volonté de Dieu, par quoi il se veut aimer lui-

même, suit nécessairement de son Entendement infini par
quoi il se connaît. Mais comment ces trois choses, l'Essence,
l'Entendement par quoi il se connaît, la Volonté par quoi
il se veut aimer aimer lui-même se distinguent entre elles,

c'est ce que nous mettons au nombre des connaissances qui


nous manquent. Nous n'ignorons pas le mot de Personnalité
qu'emploient à l'occasion les philosophes pour expliquer
la chose ; nous connaissons le mot, nous en igno-
mais si

rons la signification et nous n'en pouvons former aucun


concept clair et distinct (Cog. Met. II, vin, § 1).
3° Nulle chosene peut déterminer une volonté et inver-
sement nulle volonté ne peut se déterminer sinon par la
seule Puissance de Dieu. Comment cependant cela se conci-
lie avec la liberté humaine ou comment Dieu peut faire

cela tout en maintenant la liberté humaine, nous avouons


l'ignorer. (Cog. Met II, xi, § 2.)

De semblables formules seraient évidemment la condam-


nation même du système s'il était vraiment le panlogisme
que l'on pourrait être tenté d'y voir. Que la liberté de la

volonté existe réellement, c'est ce que Spinoza n'hésite pas


à déclarer : la détermination nécessitante vient seulement
de ce que la volonté n'est pas un attribut, mais un mode ;

or l'action du mode est naturellement déterminée par la

puissance de l'attribut correspondant. C'est ce qui résulte


re
expressément de la 32 e Prop. de V Ethique (l partie) : ce qui
LIVRE II CHAPITRE III 207

faitque « la volonté ne peut être appelée cause libre, mais


seulement cause nécessaire » (Pr. 32), c'est, dit Spinoza
(Déni, de la Pr. 32), que « si une volonté est supposée
infinie, (ainsi la Volonté divine), elle doit aussi être déter- .

minée à exister et à produire quelque effet par Dieu, non en


tant qu'il est une Substance absolument infinie, mais en
tant qu'il a un attribut qui exprime l'essence absolue et
éternelle de la pensée ». Et c'est en ce sens strict qu'il faut
dire (Cor. 1) que Dieu ne produit pas ses effets par la
:

liberté de sa Volonté.
Le corollaire suivant précise d'ailleurs l'explication :
« La Volonté et l'Entendement soutiennent avec la Nature

de Dieu la même relation que le « Mouvement et le Repos. »


Ce sont donc des « Modes infinis et immédiats », au même
titre que le « Motus et quies ». Par suite, la façon dont ils

sont déterminés par l'attribut-Pensée est analogue à la


façon dont Y Absoluta Extensio détermine à agir, par sa
puissance, le Motus et quies ainsi que les modes qui en
dérivent. Maintenant, songeons que la Volonté « n'est pas »

l'Entendement lui-même, mais qu'elle « suit » de l'Enten-


dement, et que Spinoza a mis justement au nombre des
connaissances qui nous manquent manière dont la
« la
Volonté par quoi Dieu se veut aimer lui-même suit de l'En-
tendement par quoi il se connaît, en même temps qu'elle se
distingue de lui. » (Coq. Met II, vin, § 1.) Songeons aussi
qu'il y a dans l'Entendement Infini des « âmes », des
« mentes » qui sont les « idées » des modes inconnus. Com-

ment ne pas soupçonner alors que ce Mode immédiat de la


Volonté, qui se trouve dans l'Intellect infini, sans qu'on
puisse dire quelle relation exacte il soutient avec lui, que
cette « Volonté, mode de la Pensée », ne réside dans la

Pensée que comme représentant attitré d'un mode inconnu


tout différent de l'Entendement ? On s'expliquerait alors
que Spinoza n'ait pu clairement définir leurs rapports.
Or, dans le texte cité des Cogitata, c'est à la notion de
:

< Personnalité » qu'il renvoie, comme à la conception mal-


208 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

heureusement inaccessible qui permettrait seule de résou-


dre la difficulté, alors qu'elle doit se borner à la faire éva-
nouir, et cela parce qu'elle est d'un domaine radicalement
irréductible à la raison. Tout ce que la raison nous auto-
rise à inférer c'est que, s'il existe quelque part une volonté
divine dictant librement ses décrets, cette Volonté n'est pas
un attribut, par conséquent n'appartient pas à la Nature
naturante ; elle est simplement le « Mode immédiat d'un
attribut » et doit dès lors être placée au même rang que
l'Intellect infini ou le Motus et quies, dans ce que Spinoza
appelle la « Nature naturée universelle ». Elle appartient
donc à cette première production des attributs de Dieu qui
constitue sa Personnalité.
Mais cette Volonté, d'autre part, au lieu d'engendrer des
idées, engendre des volontés, c'est-à-dire des actes qui con-
cernent non pas à proprement parler la vérité ou Terreur,
mais des notions nouvelles comme le bien et le mal la :

Volonté, dirons-nous alors, conformément à la définition


citée de V Ethique (Eth. III, 9 Se), traduit dans la Pensée
ce qui, rapporté « à l'âme et au corps à la fois », constitue
l'appétit et le désir.
Or nous avons groupé sous une hypostase intermédiaire
ces modes de Vaffectus qui ont trait au « mens et corpus
simul », et nous les avons désignés sous le nom d' « anv
mus ». Il en résulte alors cette conséquence importante que
ce que l'entendement saisit et comprend sous le terme de
volonté n'est que le reflet ou l'idée représentative d'un
mode hétérogène à la Pensée, et comprenant tout le domaine
de l'affectivité et des tendances morales. Par suite, U
« Volonté divine » prise en soi, c'est-à-dire en tant qu'objei
de cette « Idée », doit avoir nécessairement une réalité ei
dehors de Vattribut Pensée. Elle doit constituer, suivan
l'explication de Spinoza, « un Mode immédiat, infini e
éternel » ; et ce mode qui ne peut qu'émaner d'un de ce;

Attributs intermédiaires inconnus, doit définir la Person


nalité morale de Dieu et son rôle comme Souverain Bien »
LIVRE II CHAPITRE III 209

« Providence » et « Miséricorde », tous les « Propres » en


un mot relatifs à la Volonté.
La question étant ainsi posée, on comprend que l'Enten-
dement soit impuissant à résoudre les problèmes qu'elle
soulève. Spinoza les examine en passant « Si l'on demande :

pourquoi Dieu avertit les hommes, il faut répondre qu'il a


ainsi décrété de toute éternité d'avertir les hommes à tel

moment, afin que soient convertis ceux qu'il a voulu qui


soient sauvés. Si l'on demande encore :Dieu ne pouvait-il
pas les sauver sans avertissement ? nous répondrons il :

l'aurait pu. Pourquoi donc ne les sauve-t-il pas ? insistera-


t-on peut-être alors ?... On demandera de nouveau : pour-
quoi les impies sont-ils punis ? car ils agissent par leur
nature et selon le décret divin ». (Cog. Met. II, vm, § 4). Sur
tous ces points, la pensée de Spinoza est bien nette: la coexis-
tence de la liberté humaine avec la Prédestination divine
« passe notre compréhension que ce sont deux
», parce
domaines hétérogènes mais ce n'est pas une raison pour
;

sacrifier en quoi que ce soit l'un des domaines à l'autre, car


chacun d'eux enferme la vérité, à condition de le prendre à
son propre point de vue.
Le passage des Cogitata mérite d'être cité en entier :

« Pour ce qui touche la liberté de la volonté humaine que

nous avons dit être libre, elle se conserve aussi par le con-
cours de Dieu, et aucun homme ne veut ou ne fait quoi que
ce soit, sinon ce que Dieu a décrété de toute éternité qu'il
voudrait et ferait. Comment cela est possible tout en main-
tenant la liberté humaine, cela passe notre compréhension ;

et il ne faut pas rejeter ce que nous percevons clairement à


cause de ce que nous ignorons nous connaissons en effet
;

clairement, si nous sommes attentifs à notre nature, que


nous sommes libres dans nos actions et que nous délibérons
sur beaucoup pour cette seule raison que nous le voulons ;

si nous sommes attentifs aussi à la Nature de Dieu, nous

percevons clairement et distinctement que tout dépend de


lui et que rien n'existe sinon ce dont l'existence a été décré-

14
nO LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

tée de toute éternité par Dieu. Comment maintenant l'exis-


tence de la Volonté humaine est créée par Dieu à chaque ins-
tant, de telle sorte qu'elle demeure libre, nous l'ignorons ;

il y a en effet beaucoup de choses qui passent notre com-

préhension que nous savons cependant qui sont faites


et

par Dieu, comme par exemple cette division réelle de la


matière en particules indéfinies en nombre, démontrée par
nous avec assez d'évidence, bien que nous ignorions com-
ment cette division a lieu. On notera que nous supposons
connu ici que ces deux notions de possible et de contingent
signifient seulement un défaut de notre connaissance au
sujet de l'existence d'une chose. » (Cog. Met. II, iv fin).
En d'autres termes, l'Entendement de Dieu d'une part,
sa Volonté de l'autre semblent dérouler leur fonctions res-
pectives suivant deux séries parallèles, dont chacune est
explicable dans son domaine, sans que l'on puisse expli-
quer, en revanche, le rapport qui les unit: N'est-ce pas là

justement le parallélisme des modes spinozistes ? la pensée


déroule ses modes de son côté, l'étendue les déroule du sien,
sans qu'à aucun moment deux séries interfèrent
les le ;

lien qui les unit est supérieur à chacune d'elles et réside


dans la Substance. De la même façon, les modes de la
volonté, ou pour mieux dire de « Yanimus » se déroulent
eux aussi dans un plan parallèle aux deux précédents, et
sont clairement explicables dans ce plan.
Entre ces trois plans, de la mens, de Yanimus, du corpus,
l'esprit humain ne saisit pas de rapports distincts de déri-
vation ; c'est que la dérivation n'a lieu que derrière les
modes, dans les attributs correspondants qui découlent de
l'Essence divine suivant une hiérarchie continue. Et comme
dans l'émanation des attributs à partir de l'Essence divine,
la Pensée, ou si l'on veut YAbsoluta Cogitatio, est antérieure

à « YAbsoluta Voluntas », Spinoza a raison de dire que « la


Volonté, par quoi Dieu se veut aimer lui-même, « suit »
de son Entendement par quoi il se connaît ». Mais s'il ajoute
aussitôt que le processus de dérivation demeure incom-
LIVRE II CHAPITRE III 2ll

préhensible, c'est qu'en réalité la volonté en question,


comme d'ailleurs l'entendement, ne sont que des modes
immédiats, tandis que la procession ne concerne que les

attributs correspondants.
Spinoza Volonté par quoi Dieu se veut aimer
dit : « la
lui-même ». N'est-ce pas caractériser, par là, la nature de
ce Mode infini ? La Volonté divine est une Volonté d'amour;
elje définit la morale de Dieu. Dieu
Personnalité affective et

prend ainsi conscience de lui-même à des points de vue


successifs rd'abord, en se connaissant (se ipsum intelligit),
c'est sa Personnalité intellectuelle ensuite en s'aimant ;

(se ipsum amat), c'est sa Personnalité affective enfin en ;

s'épanouissant dans l'étendue (se ipsum extendit), ti'est

son Individualité !

Or ces trois aspects de la Personnalité divine marquent


des degrés croissants de matérialité. Le premier stade, la
conscience intellectuelle, c'est-à-dire le Mode immédiat de
l'Intellect infini, est une réalité purement spirituelle, sans
autre rapport avec l'étendue qu'une idée représentative. Le
second degré, au contraire, le Mode immédiat de V Amour
infini, implique avec l'étendue des attaches plus directes.

Par l'intermédiaire de Y anima qui le relie à elle, il revêt


nécessairement une apparence plus matérielle, car les
affectus sont les traductions directes des modifications cor-
porelles ; ils sont le reflet de l'individualité. Aussi, tandis
que l'Intellect infini n'impliquait que des idées pures, la
Volonté de Dieu est déjà un Etre plus personnel et plus
vivant ; un degré de plus, et ce sera un Etre étendu.
Voilà certainement la raison profonde du caractère mys-
térieux que ce Mode immédiat de la Volonté divine revêt
pour l'entendement étant en quelque sorte une personne
:

vivante, sa nature ne saurait être complètement épuisée par


des idées, car leur spiritualité trop grande ne permettrait
pas de l'atteindre. C'est ce que Spinoza exprime en disant
que l'Entendement de Dieu concerne les essences des êtres,
tandis que sa volonté concerne leurs existences. Or, tandis
0J2 «
LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

que l'essence est éternelle comme la pensée dont elle parti-


dans le temps elle est un Indi-
cipe, l'existence se déroule ;

vidu vivant déterminé, ou, pour employer le terme spino-


ziste, une créature.

On trouve encore à ce sujet, dans les Cogitata, un texte


significatif : s'il est permis, explique Spinoza, de faire de
la volonté une fonction de l'intelligence, il faudra faire cette
distinction que l'Intellect Infini connaît les essences, tandis
que la « volonté » ou le Décret de Dieu » est « la connais-
sance ayant trait aux choses créées. Mais il faut tout de
suite ajouter cette restriction que « la connaissance ayant
trait aux choses créées qui est en Dieu ne peut pas être
proprement rapportée à la science de Dieu ; car, si Dieu
Vauait voulu, les choses créées auraient eu une autre
essence, ce qui n'a pas lieu dans la connaissance que Dieu
a de lui-même. » (Cog. Met. II, vu § 7).
Enfin, affirmant une fois de plus l'analogie des deux
Modes immédiats parallèles « Idea Dei » et « Voluntas
:

Dei », en même temps que la distinction de ces deux Modes,


Spinoza démontre que chacun d'eux, malgré sa différencia-
tion postérieure en une multitude soit d'idées soit de voli-
tions particulières, constitue cependant, en tant que Mode
infini, une réalité indivisible et un Etre unique « En :

définitive, nous avons égard à l'analogie de la Nature


si

entière, nous pouvons la considérer comme un seul Etre,


et par conséquent une aussi devra être Vidée ou un le Décret
de Dieu ». (Ibid. § 7 fin).
Nous sommes donc parvenus à déterminer la nature
exacte des modes de la volonté Par opposition au domaine
:

des essences qui est celui de l'Intellect, il constitue le domaine


des créatures vivantes qui se meuvent dans la durée. En
sorte que, dans les plans intermédiaires de Yanimus et de
Vanima, le rapport des Modes infinis aux modes finis, n'est
plus ce qu'il était dans le plan extrême de la mens. Il ne
s'agit plus, désormais, d'une génération toute spirituelle
des idées par l'Intellect infini, mais d'une relation plus
LIVRE II CHAPITRE lil 213

sensible et plus vivante entre les créatures et le Créateur.


Aussi, tandis que les rapports des idées entre elles, au sein
de ne pouvaient être conçus que sur le
l'Intellect divin,
modèle d'un accord logique ou mathématique, les rapports
de Créateur à créature peuvent impliquer une notion nou-
velle, la finalité.

Or nous pourrions répéter à son sujet ce que nous avons


déjà dit à propos de la volonté libre : la finalité n'est pas
plus opposée à la causalité logique que la liberté du Vouloir
divin à la nécessité de la Prédestination. Nous reviendrons
d'ailleurs sur cette question curieuse de la finalité, et nous
verrons qu'elle justement l'un des aspects de
constitue
cette double causalité divine, dont la nature paradoxale a
si vivement préoccupé les interprètes du spinozisme. Mais,

auparavant, et pour la mieux mettre en lumière, il importe


d'explorer plus avant ce domaine mystérieux de la Volonté
finaliste de Dieu et de son libre Décret.,
Ce domaine, avons-nous dit, dépasse la compréhension de
l'entendement mais la dépasse-t-il par sa trop grande
;

complexité, ou bien par l'hétérogénéité de sa nature ? N'en


serait-il pas de lui tout simplement comme il en est des

opérations de la vie en général ? Elles apparaissent à


l'intelligence comme extrêmement complexes, et cependant,
pour le vivant qui les produit, elles sont la simplicité
même. Il au sang de créer ses globu-
n'est pas plus difficile
les qu'à l'esprit de faire une addition mais l'intelligence
;

la plus perspicace reste muette devant le moindre phéno-


mène de création organique. —
Qu'est-ce à dire, sinon que
la complexité peut fort bien n'être pas dans les choses,
mais dans la traduction que l'intelligence est amenée à en
donner ? On comprendrait alors que les rapports de Créa-
teur à créatures, si difficiles à interpréter dans le plan intel-
lectualiste, retrouvent une merveilleuse simplicité dès qu'on
pénètre dans leur propre plan, pour les atteindre dans leur
réalité originale.
Toute la question est donc celle-ci : « Existe-t-il dans le
214 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

spinozisme un moyen de quitter radicalement le plan de


l'intellect, pour pénétrer dans ce plan mystérieux de la
volonté ? Si ce moyen existe, les innombrables problèmes

que la traduction rationaliste laissait jusqu'ici sans solu-


tion, vont s'éclairer, à coup sûr, d'une lumière imprévue.

34. Disons-le tout de suite, une telle possibilité d'investi-

gation existe, et Spinoza lui-même s'est plu à nous l'indi-


quer : A la suite du texte des Cogitata où il énumère quel-
ques-unes des difficultés que soulève l'accord de la liberté
du Décret divin et de la Prédestination, il ajoute : (Cog.
Met. II, vin § 5). « Nous cherchons ici seulement celles que
nous pouvons atteindre par la Raison naturelle ». Or, paral-
lèlement à ce dernier moyen de connaissance, il en est un
second qui revêt, aux yeux d'un philosophe juif notamment
une importance particulière YEcriture. Et c'est à l'Ecri-
:

ture que Spinoza renvoie tout naturellement pour complé-


ter l'explication des divers problèmes, car elle constitue,
dans son domaine, une source d'information tout aussi légi-
time que l'entendement dans le sien « Il nous suffit de
:

déterminer ces questions avec évidence pour savoir que


l'Ecriture Sainte doit enseigner les mêmes car la vérité ne ;

contredit pas à la vérité, et l'Ecriture ne peut enseigner des


niaiseries comme celles que l'on imagine communément.
Car nous trouvions en elle quelque chose qui fût contraire
si

à la Lumière naturelle, nous pourrions la réfuter avec la


même liberté que l'Alcoran et le Talmud. Mais loin de nous
la pensée qu'il se puisse trouver dans les Livres Saints quel-
que chose qui- répugne à la Lumière de la Nature. » (Ibid.
vin fin.)

Or, que Spinoza éprouvât lui-même le besoin d'expliciter


enfin sa pensée intime, tandis qu'il s'ingéniait à la traduire
dans YEthique en symboles géométriques, c'est ce que nous
apprend une lettre à Oldenburg de septembre 1665. « Je
m'occupe à présent à composer un Traité où j'exposerai ma
manière de voir sur l'Ecriture » ...et parmi les motifs qui
LIVRE II CHAPITRE III ?15

lui ont fait entreprendre ce travail, il cite « l'opinion qu'a


•de lui le vulgaire : on ne cesse de l'accuser d'athéisme, aussi
est-il obligé de ^redresser autant qu'il le pourra l'erreur
faite à son sujet ». (Ep. 30, V.-L., t. II, p. 305).
C'est pourquoi, laissant pour quelque temps l'Ethique
inachevée, Spinoza jugea utile d'interrompre la chaîne de
ses déductions abstraites pour mettre enfin, sous ce voile
mathématique, la vie réelle qui n'avait jamais cessé d'ani-
er
mer le système. Au Dieu impersonnel du I Livre de l'Ethi-
que, il Dieu de l'Ecriture, doué
importait de juxtaposer le

d'une Personnalité si riche et si vivante, ou plutôt de mon-


trer que ces deux conceptions différentes de la Divinité
cachaient la même réalité fondamentale, que le Dieu du
Court Traité et de l'Ethique, accessible au seul Entende-
ment, par ses attributs et ses modes rien qu'intelligibles,
^tait Celui-là même qui s'était révélé à Moïse dans les éclairs
du Sinaï, ou qui s'était manifesté aux Prophètes par l'inter-
médiaire de ses Anges.
On ne saurait douter, en effet, de la sincérité des inten-
tions de Spinoza c'est apprécier mal sa farouche indépen-
:

dance que de lui prêter quelque but intéressé, celui par


exemple de flatter certains amis ou d'éviter les mesquines
tracasseries de ses adversaires. Ce qu'il exprime au con-
traire dans le Théologico politique, ce sont ses croyances
intimes et profondes, non une vérité à l'usage des fidèles.
Quand Guillaume de Blyenrergh lui reproche de ne pas
avoir « démontré la Révélation », Spinoza répond que l'ob-
jection est tout simplement absurde autant demander à ;

une science quelconque de démontrer ses principes pre-


miers « quant au 5 e Argument que vous élevez contre moi
:

savoir que les Prophètes ont dû manifester la Parole de


:

Dieu de telle façon déterminée, la vérité ne pouvant être en


contradiction avec la vérité, cela revient, pour quiconque
entend la méthode de démonstration, à me demander que
je démontre que l'Ecriture est la vraie Parole de Dieu révé-
lée, comme elle l'est en effet. Or je ne puis donner de cette
216 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

vérité une démonstration mathématique sans le secours


d'une Révélation divine c'est pourquoi je me suis exprimé
;

de cette sorte je crois, mais je ne sais pas mathématique-


:

ment tout ce que Dieu a révélé aux Prophètes, etc.; en effet


je crois fermement, mais sans le savoir d'une façon mathé-
matique (firmiter credo, non vero mathematice scio), que
les Prophètes ont été les conseillers intimes de Dieu et ses

fidèles ambassadeurs. Il n'y a donc dans ce que j'ai affirmé


aucune contradiction, tandis qu'il ne s'en rencontre pas
médiocrement dans le sentiment contraire ». (Ep. 21, V.-L.,
t. II, p. 281).
Spinoza donc sincèrement convaincu de l'inspiration
est
divine de l'Ecriture seulement il tient sur ce point à défi-
,

nir d'une façon nette sa position. Il trouvait en présence de


lui, en deux tendances opposées. D'une part le pur
effet,

intellectualisme, que venait de fonder Descartes, séparait


radicalement la Religion de la Philosophie. La Raison
devait s'interdire à jamais toute discussion touchant les
dogmes de la Foi et de la Révélation, et Descartes, jus-
qu'au bout, était resté si respectueux de ce principe, posé
dès le Méthode, qu'il aima mieux renoncer
Discours de la

à la publication de son Traité du Monde que de susciter les


plus légères polémiques sur la conciliation possible des
deux domaines.
Mais, en face de ce rationalisme indépendant, la tradition
juive représentait le courant opposé. L'Ecriture avait tou-
jours symbolisé au regard de l'âme juive, la vérité fonda-
mentale qui avait nourri l'espritdu peuple depuis sa plus
lointaine origine, en même temps qu'elle conduisait la
nation à ses destinées. Aussi la tradition hébraïque ne con-
cevait-elle pas de séparation possible entre la philosophie
rationnelle et. la révélation divine des Prophètes.
Il est vrai qu'au sein de cette dernière école, une scission
s'était encore produite les uns, poussant à l'extrême le
:

respect des Textes admettaient que les enseigne-


Sacrés,
ments et les affirmations de l'Ecriture devaient être tenus
LIVRE II — CHAPITRE III 217

pour absolument vrais sur la seule autorité de la Bible et ;

cette doctrine, que Spinoza attribue à un certain Jehuda


Alpakhar (médecin célèbre du xm e
siècle), « soutenait que
laRaison doit s'incliner devant l'Ecriture et lui être entiè-
rement soumise. » (th. Pol., ch. xv, tr. ,App., p. 281.)
Mais la plupart des docteurs Pharisiens s'étaient rangés
à l'avis de Maïmonide, pour qui l'Ecriture devait au con-
traire s'incliner devant la Raison. Conciliant Moïse et
Aristote, dans une synthèse étroite de l'intellectualisme
et de la Foi, Maïmonide pensait que l'Ecriture ne saurait
rien enseigner qui contredise la Raison ; aussi, comme tout
passage de la Bible a plusieurs sens quelquefois contraires,
il faut toujours choisir celui qui est d'accord avec les ensei-
gnements rationnels ; on ne doit pas même hésiter en
certains cas à presser et à violenter le texte sacré pour le
mettre en conformité avec ces enseignements.
Or, en face de ces trois interprétations, Spinoza n'adop-
tera aucune Sans doute, la tradition juive est trop
d'elles.

enracinée en lui pour qu'il puisse s'empêcher de prendre


en considération l'Ecriture et la laisser en dehors de son
système, comme le voulait Descartes ; mais, d'autre part,
il retiendra du cartésianisme cette idée que les deux domai-
nes doivent rester nettement séparés, parce que la Raison
et la Foi sont deux facultés distinctes. Seulement, tandis
que Descartes, rejetant par avance toute allusion aux
choses de la Foi, n'avait pas à envisager le problème de
leurs rapports, Spinoza se voyait dans l'obligation de jus-
tifier tout d'abord le fondement même et la légitimité de sa

distinction.

35. Sa solution consista à rattacher la philosophie et la


Révélation non pas comme chez Maïmonide à la seule action
de l'entendement, mais à deux fonctions bien distinctes de
l'âme humaine : V entendement d'une part, l'imagination
de l'autre. Tandis que les Prophètes, aux yeux de Maïmo-
nide, sont des hommes doués d'une acuité d'esprit et d'une
218 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

intelligence supérieure au reste des mortels, ils sont plutôt


caractérisés pour Spinoza par une imagination plus vive ;

mais cette imagination, le plus souvent, s'exerce au détri-


ment de l'entendement les textes prophétiques, en effet,
:

s'enveloppent de paraboles et d'énigmes qui les rendent


parfois incompréhensibles, en sorte que le seul témoignage
de l'Ecriture suffit à réfuter la thèse de Maïmonide.
Mais alors, si la Prophétie n'est pas affaire d'entende-
ment, comment sera-t-on assuré de sa véracité ? Il faut, dit
Spinoza, qu'au témoignage incertain de l'imagination
vienne s'ajouter une donnée nouvelle susceptible de con-
férer au Prophète le caractère d'un homme vraiment supé-
rieur :cette qualité supérieure réside dans les dispositions
du cœur « leur cœur n'avait d'inclination que pour le
:

Juste et le Bon. » (Th. pol. ch. n, tr. App. II, p. 45.) C'est là
ce qui fera désormais la divinité de l'Ecriture « elle doit :

se conclure de cela seul qu'elle enseigne la vertu véritable. »


(Ch. vu ibid, p. 152.) En d'autres termes, elle est l'objet non
plus d'une certitude mathématique, mais d'une certitude
morale (ch. II, ibid 43) et cette dernière, bien que ne dépen-
;

dant pas absolument de l'intelligence, n'en possède pas


moins une grande force, « car Dieu ne déçoit jamais les
pieux et les Elus, mais se sert d'eux comme instruments de
sa piété et des impies comme exécuteurs et moyens de sa
colère. »

Or l'admission d'une telle espèce de certitude ne serait-


elle pas un scandale, si le rationalisme de YEthique était le

dernier mot du système et son unique point de vue ? Mais


la certitude morale de la Piété prouve surabondamment que

le Dieu infini du panthéisme spinoziste ne se manifeste pas

seulement par ses attributs logiques, Pensée ou Etendue,


mais par des attributs accessibles au cœur, à défaut de l'in-
telligence. Comme le philosophe en effet qui, par ses idées
claires et distinctes, l'Entendement divin, le
participe à
Prophète, « par son âme juste et bonne », touche le Cœur
divin et en reçoit lui aussi la vérité à sa manière suivant le :
LIVRE II CHAPITRE III 219

mot de Spinoza, « le Prophète est inspiré de l'Esprit de


Dieu. »

Il est intéressant d'examiner ici ce passage du Théologico-


Politique où le philosophe montre que « l'Esprit de Dieu »

qui inspire les Prophètes est celui-là même qui inspire les
enseignements des savants : pour que l'unité s'établisse, en
effet, importe de se
entre toutes les parties de la doctrine, il

demander si l'Essence divine est susceptible de ces diverses


modalités or le problème est nettement posé par Spinoza
:

dès le début de son grand ouvrage théologiqUe : « Il faut


chercher avant tout, que l'Ecriture Sainte entend
dit-il, ce
par YEsprit de Dieu descendu dans les Prophètes et, pour
faire cette recherche, étudier d'abord ce que signifie le mot
hébreu ruagh que le vulgaire traduit par Esprit ». (Th. pol.
ch. i, tr. App. II, p. 29.)
La réponse de Spinoza peut se résumer ainsi ce que :

l'Ecriture appelle « Esprit de Dieu » (Spiritus Dei) et qui


n'est autre chose que ce que le Court Traité et YEthique
appelaient Essence de Dieu, se manifeste sous trois sortes
de modalités :

1° Au point de vue purement physique de souffle, d'ha-


leine, de respiration, comme dans le Psaume 135 et dans
Samuel (i, 30).
2° Au point de vue affectif et moral, de courage, de force,
de vertu ; ainsi, dans les Proverbes (I. 23), Ezéchiel (I. 12),
etc. Dans ce cas, « il s'emploie pour signifier la volonté,
c'est-à-dire le Décret, l'appétit et le mouvement de l'Ame »

(appetitum et impetum animi). En outre, ajoute Spinoza,


ce mot ruagh, en tant qu'il signifie âme (quatenus animvm
significat), sert à exprimer toutes les passions de l'âme et
même les dons ; par exemple, une âme sage, prudente, cou-
rageuse, etc.. ».
3° Au point de vue intellectuel de pensée (Ecclésiaste ni
19, etc.).
On reconnaît dans cette hiérarchie, la gamme des émana-
tions successives de l'Essence divine, et Spinoza emploie
220 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

cette fois pour les désigner les termes que nous leur avions
déjà respectivement assignés mens, animus, anima. Il est
:

curieux de noter la façon même dont l'Auteur assimile


tantôt à Vanimus, tantôt à Vanima, cette âme que, dans
l'Ethique, il désignait d'une façon générale sous le nom de
mens. Ici, au contraire, il précise « mens sive animus, ou
:

« mens sive anima », suivant qu'il s'agit des dispositions


affectives ou de la seule Vie physique de Dieu, de son
« Souffle vital ». Ainsi le Les Gieux ont été
Psalmiste dit «

créés par l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire par le Souffle de sa


bouche ». Et Zacharie « non par mon armée ni par ma
:

violence, mais par mon Esprit seulement, c'est-à-dire par


ma seule miséricorde ». Mais, que cet « Animus » divin ne
soit qu'une autre expression de sa « Mens », c'est ce que
Spinoza s'attache à établir « Quant au passage d'Isaïe
:

(ch. 48, v. 16) maintenant m'a envoyé le Seigneur Dieu


: et
et son Esprit, on peut entendre ou bien le Cœur et la
Miséricorde de Dieu (Dei animum et misericordiam) ou
encore son âme révélée dans la Loi (ejus Mentem in Lege
revelatam) (Ibid. p. 36).
Par là s'éclaircit le sens des paroles de l'Ecriture Le :

Prophète a en lui l'Esprit de Dieu, l'Esprit Saint sans ;

doute — et ce sera la thèse capitale du Théologico Politique,


— elles signifient surtout « que les Prophètes avaient une
vertu singulière et au-dessus du commun, et qu'ils prati-
quaient la piété avec une constance extraordinaire ». Mais
il ne faudra jamais oublier non plus que cet « Animus » de
Dieu n'est qu'une expression de son Essence éternelle, au
même titre que son Intelligence. En même temps que les
Prophètes communiaient avec les sentiments divins, « ils
percevaient, dit Spinoza, la manière de penser ou de juger
de Dieu nous avons montré, en effet, que Esprit, en hébreu,
:

signifie également âme et jugement de l'âme (tam mentem


quam mentis sententiam) et que, pour ce motif, la Loi
elle-même qui exprimait une pensée de Dieu, s'appelait
Esprit et Pensée de Dieu (Spiritum sive Mentem Dei) ; au
LIVRE II CHAPITRE III 221

même titre l'imagination des Prophètes, en tant que les


Décrets de Dieu étaient révélés par elle, pouvait être appelée
aussi l'Esprit et la Pensée de Dieu, et l'on pouvait dire que
les Prophètes avaient la Pensée de Dieu ». (Th. pol. ch. i,

V.-L., t. I, p. 369 ; tr. App II, p. 37).

36. Voilà donc, semble-t-il, l'imagiriation des Prophètes


rattachée à l'Esprit de Dieu et par là à son Essence et à ses
Attributs. Certitude mathématique et certitude morale sont
donc toutes deux fondées sur la même réalité, sur le même
Dieu infini qui se manifeste tantôt par son Entendement,
tantôt par sa volonté. Mais une telle attitude ne rappelle-t-
elle pas alors d'une façon singulière la position prise par
Kant morale ? L'Ecriture, aux yeux d'un
vis-à-vis de la
Spinoza, se revêt de cette indépendance qui doit constituer
pour Kant le caractère de la morale. Pas plus qu'il ne faut
déduire la morale d'une métaphysique rationaliste, il ne
faut, suivant Spinoza, déduire de la Raison le sens de l'Ecri-
ture.
Les deux processus de pensée sont parallèles UEthique :

est au Théologico- politique ce que la Critique de la Raison


,

pure est à la Grundlegung, et quant à la Critique de la Rai-


son pratique, il faut en chercher peut-être l'équivalent dans
ces derniers théorèmes de YEthique que Spinoza écrivit du
reste après le Traité, et où, comme Kant, il esquissait une
conciliation des deux domaines. La froide raison se réchauf-
fait enfin à la lumière de la Foi, et la connaissance se gon-

flait d'amour, comme dans « la Raison pratique » les


catégories abstraites de l'entendement trouvaient, à leur
tour, un contenu réel dans les affirmations concrètes de la
volonté morale. —
Et quand Spinoza insistait sur l'impos-
sibilité de connaître d'autres attributs de Dieu que la

Pensée et l'Etendue, peut-être n'était-ce après tout que pour


fonder plus solidement les vérités de l'Ecriture, tout comme
Kant, lorsqu'il démontrait que le monde n'était connaissa-
nte qu'à travers les catégories de l'entendement, n'avait
222 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

d'autre but que de justifier la morale en lui réservant un


domaine radicalement Mais la « Raison pratique »,
distinct.
en fin de compte, appelait, pour la légitimer, un certain
nombre de postulats de même, « l'Ecriture » ne doit-elle
:

pas postuler à son tour certains principes qui en garantis-


sent la valeur réelle en la fondant sur la nature de la
Substance Infinie elle-même ? ces sortes de postulats de la
Foi ne sont-ils pas justement ces Attributs inconnus que
YEthique avait laissés indéterminés et qui puisent mainte-
nant un contenu et une signification morale dans les '

Révélations de l'Ecriture ?

Peut-être convient-il cependant de faire une restriction:


Tandis que Kant aboutissait, en dernière analyse, à suspen-
dre la métaphysique à la morale, puisque c'est dans la Rai-
son pratique que la Raison pure trouvait son explication
ultime, le point de vue de Spinoza paraît inverse en un sens,
car la dignité de la Foi est inférieure à celle de l'Entende-
ment : inconnus qui la fondent ne sont que
les attributs
des attributs intermédiaires, subordonnés, dans la hiérar-
chie, à l'attribut de la Pensée. Mais il ne faut pas moins
retenir du parallélisme des deux solutions, l'idée fonda-
mentale d'une séparation des deux domaines, séparation
destinée à les justifier tous deux de leurs points de vue
respectifs.
Du point de vue de la Volonté, c'est-à-dire de Vanimus,
les rapports de Dieu aux êtres créés apparaissent comme
des ordres, des « impératifs catégoriques », ou suivant le

terme spinoziste, des « Décrets » qui exigent de la part des


réatures une obéissance sans conditions. Du point de vue
supérieur de l'entendement, au contraire, c'est-à-dire en
tant qu'ils se rattachent à l'attribut Pensée, ces mêmes
Décrets absolus apparaissent comme des conséquences
logiques de principes clairement intelligibles ; dès lors, au
lieu djexiger une, obéissance passive, ils entraînent le con-
sentement un peu comme les impératifs
libre de la raison,
catégoriques semblaient eux aussi émaner d'une volonté
LIVRE II — CHAPITRE III 223

autonome, dès qu'on les considérait du point de vue supé-


rieur de la « Sainteté », au lieu de les envisager dans leurs
rapports avec les esprits finis et limités des créatures
humaines phénoménales. « Nous tenons pour solidement
établi, dit Spinoza, que ni la Théologie ne doit être la ser-
vante de la Raison, ni la Raison celle de la Théologie, mais
que Tune et l'autre ont leur royaume propre la Raison, :

comme nous l'avons dit, celui de la vérité et de la sagesse,


la Théologie, celui de la piété et de l'obéissance. La puis-
sance de la Raison en effet, ne s'étend pas, nous l'avons
montré, tellement loin qu'elle puisse établir la possibilité
pour les hommes de parvenir à la béatitude par l'obéissance
seule sans la connaissance des choses. La Théologie d'autre
part ne prétend rien que cela, ne commande rien que l'obéis-
sance, ne veut ni ne peut rien contre la Raison. Elle déter-
mine en effet les dogmes de la Foi, dans la mesure où il

suffit pour l'obéissance ;


par contre le soin de déterminer
comment les dogmes doivent être entendus de façon précise
eu égard à la vérité, elle le laisse à la Raison qui est vrai-
ment la lumière de la Pensée, sans laquelle elle ne voit rien
que rêves et fictions. » (Th. pol., ch. xv, tr. App. II, p. 287.)
Voilà la première partie de la démonstration spinoziste :

indépendance rigoureuse des deux domaines. Ensuite


vient le deuxième point : accord de ces domaines : « Com-
prise ainsi, en effet, la Théologie, si l'on considère ses pré-
ceptes, lesenseignements qu'elle donne pour la vie, se
trouvera entièrement d'accord avec la Raison, et si l'on a
égard à son objet et à sa fin, on ne découvrira rien en elle
qui contredise à la Raison par conséquent elle est univer-
:

selle et commune à tous. » (Ibid. p. 288.) Seulement cet


accord, la Raison ne peut pas le démontrer, et c'est juste-
ment cette impossibilité qui fait la force et la valeur absolue
de la Foi : « Nous ne pouvons démontrer par la Raison la
vérité ou la fausseté du principe fondamental de la, Théo-
logie, qui est que les hommes sont sauvés même par
l'obéissance seule... Car si nous prétendions que ce fonde-
224 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

ment peut démontrer par la Raison, alors la Théologie


se
deviendrait une partie de la philosophie, et il n'y aurait
plus à l'en séparer. Je réponds que j'admets absolument que
ce dogme fondamental de la Théologie ne peut être décou-
vert par la Lumière naturelle... et que par suite la Révéla-
tion a été nécessaire au plus haut point. » (Ibid., p. 289.)
Or, de cette Révélation et de sa légitimité, nous devons
avoir une certitude morale, fondée sur l'autorité même des
Prophètes. C'est se tromper totalement que de vouloir éta-
blir l'autorité de l'Ecriture par des démonstrations mathé-
matiques. L'autorité de la Bible, en effet, dépend de l'auto-
rité des Prophètes elle ne peut donc être démontrée par
;

des arguments plus forts que ceux dont les Prophètes


avaient l'habitude d'user pour établir leur propre autorité,
c'est-à-dire la valeur morale de leur vie et la sainteté
de leurs enseignements. Cela suffit pour nous persuader
qu'ils n'ont point trompé les hommes en leur assurant le
bonheur par l'obéissance et la foi, et qu'ils n'ont point dit
cela à la légère, ni déliré tandis qu'ils prophétisaient :

« Nous nous confirmons encore plus dans cette croyance en


considérant qu'ils n'ont donné aucun enseignement moral
qui ne s'accorde pleinement avec la Raison, car ce n'est pas
une chose de peu de poids que le parfait accord de la Parole
de Dieu, telle qu'elle est dans les Prophètes, avec la Parole
vivante de Dieu, en nous. » (Ibid. p. 291.)
telle qu'elle est

Telle est la seconde partie de la démonstration spinoziste:


le parfait accord de la Raison et de la Foi fondé sur leur

indépendance même. Comme il y a deux sortes de certitu-


des, il y a deux voies qui conduisent également au Salut la ;

loi morale, que le Dieu législateur des Prophètes prescrit

sous forme de commandements, est l'équivalent de la Loi


naturelle que le même Dieu, considéré cette fois comme
Entendement, inscrit dans nos âmes sous forme de vérités
éternelles.
Certains interprètes de Spinoza ont bien mis en relief
cette équivalence ; mais ils se heurtent alors aux affirma-
LIVRE II CHAPITRE III 225

lions réitérées du philosophe qui présentent la Foi comme


une connaissance inadéquate, enseignements de
et les
l'Ecriture comme bien inférieurs à ceux de la Raison. De
fait, si tous les modes de la Substance infinie sont rigoureu-
sement on ne voit pas pourquoi une « expression
parallèles,
particulière » de la Nature divine pourrait revendiquer une
valeur privilégiée, et Ton est alors conduit à supposer, où
bien que Spinoza s'est contredit, ou bien qu'il a composé le
Théologico-Politique dans le but de satisfaire à de mesqui-
nes considérations d'intérêt, pour ne pas être trop inquiété
du fait de ses accusations d'athéisme et pour sauver du
moins les apparences. Ou bien encore, on cherchera la con-
ciliation dans une sorte de pragmatisme religieux qui ne
voit dans la Révélation de l'Ecriture qu'une institution utile
pour le peuple et, par là, un bon instrument de gouverne-
ment.
Mais comment accorder alors ces interprétations, peu
dignes en somme de la droiture et de l'indépendance d'es-
prit de Spinoza, avec les multiples déclarations où l'Auteur
du Théologico-Politique témoigne de sa propre piété et de la
sincérité de ses croyances intimes ? Il semble qu'il n'y ait
qu'un moyen et un seul d'opérer la conciliation de tous
les textes en maintenant l'unité complète de la doctrine :

c'est de juxtaposer au parallélisme des modes divins une


hiérarchie des attributs. Tout s'éclaircit alors :

1° L'indépendance des deux domaines de la Raison et de


la foi traduit le parallélisme rigoureux des modes dans la
Nature naturée.
2° Leur accord vient de ce que ces modes sont tous au
fond des expressions de la même Substance infinie.

3° La supériorité enfin du domaine de Raison sur


la
celui de la Foi se fonde sur la prééminence, dans la Nature
naturante, de l'attribut Pensée sur tous les autres attributs,
sur ce que VAbsoluta Cogitatio, en particulier, est anté-
rieure à VAbsoluta Voluntas dans l'émanation des attributs.
15
220 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

37. Là est l'idée dernière du spinozisme, le postulat qui


permet de souder aux théories de l'Ethique les conclusions
du Théologico- politique ; car nous entrevoyons enfin la
solution de l'énigme des Cogitata, à savoir que « la notion
théologique de la Personnalité divine pouvait seule faire
comprendre comment la Volonté de Dieu, par quoi il s'aime
lui-même suivait de son Entendement par quoi il se con-
naît. » (Cog. Met. II, vin, § 1.) La procession a
en effet, lieu
par derrière les modes, dans les attributs correspondants.
Dans l'absolu de la Nature naturante, Dieu pense avant
toutes choses, comme un système de vérités éternelles et
nécessaires, les rapports des êtres qu'il pourra présenter
ensuite comme des Décrets inspirés par son amour des
créatures, et cela sans la moindre contradiction, parce que
les deux .points de vue appartiendront à deux modes diffé-
rents destinés à demeurer constamment parallèles chacun :

traduira ainsi à sa manière la même éternelle vérité.


Spinoza consacre le chapitre XIV du Théologico-Politique
à résumer la traduction « volontariste », si l'on peut ainsi
s'exprimer, correspondante aux modes de l'Amour divin.
Dans ce domaine, Dieu est défini en fonction de son « Ani^
mus » « il a une Ame juste et miséricordieuse » (Animuni
:

justum et misericordium habet), il est un modèle de Vie


vraie ». (Th. pol., ch. xiv, V.-L., t. II, p. 111 tr. App. II.
;

p. 276.) « L'Esprit de Dieu » ici désigne sa « Charité », et


Spinoza reprend à son compte le mot de Saint Jean « Par :

ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et qu'il


demeure en nous qu'il nous a donné de son Esprit, c'est-à-
;

dire la charité. De là suit un petit nombre de dogmes de la


Foi universelle qui tendent tous à ce seul principe « qu'il
existe un Etre suprême qui aime la Justice et la Charité,
auquel tous, pour être sauvés, sont tenus d'obéir, et qu'ils
doivent adorer en pratiquant la Justice et la Charité envers
le prochain. Ce principe général d'ailleurs se diversifie
»

en sept articles de foi particuliers. (Ibid. Th. pol.. ch. xiv,


tr. App. II, p. 275).
LIVRE II CHAPITRE III 227

Le Dieu de VAnimus est souverainement bon


1° et misé-
ricordieux il est un modèle de Vie vrai
; ;

2° Il est unique : à lui seul doivent aller notre dévotion


et notre amour ;

3° Il est partout présent et voit tout : rien ne saurait lui


être caché puisqu'il doit diriger toutes choses par l'équité
de sa Justice ;

4° Il ne fait rien par obligation légale, mais par bon plai-


sir absolu et grâce singulière ;

5° Le Dieu et l'obéissance à Dieu consistent dans


culte de
une Loi d'Amour, dans l'amour du prochain ;

6° Tous ceux qui suivent cette Loi d'Amour sont sauvés ;


7° Enfin Dieu pardonne leurs péchés aux repentants,

car il est l'infinie miséricorde.


Ainsi tout ce qui, dans YAbsoluta Cogitatio, était posé
en termes d'intelligence est transposé dans YAbsoluta
Voluntas en termes d'amour. De ce second attribut divin,
en effet, découle un « mode immédiat infini », constitutif
de la Nature naturée universelle, et qui peut être appelé :

l'Amour infini de au même la


Dieu, ou ce qui revient
« Volonté infinie de Dieu », comme le mode immédiat cor-

respondant à la Pensée était son Entendement Infini. Par


cette « Volonté infinie » qui lui donne désormais une Per-
sonnalité, Dieu s'aime lui-même d'un Amour infini, comme
il se pensait lui-même, par l'intermédiaire de son Intellect,

Mode immédiat et cet Amour suit de cette connaissance,


;

parce que l'attribut-Volonté découle* de l'attribut-Pensée


dans la procession divine.
D'ailleurs, une fois engendré le Mode immédiat de la
Volonté, la Personnalité divine, ainsi constituée, se pose
vis-à-vis des modes dérivés de la Nature naturée particu-
lière, comme la Personnalité d'un Créateur souverainement
miséricordieux vis-à-vis de créatures sujettes au péché, mais
qui peuvent se justifier par leurs œuvres « car la Foi sans ;

les œuvres est morte », déclare Spinoza, et il cite à se sujet


le mot de l'Apôtre Jacques : « Montre-moi ta foi sans les
228 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

œuvres et je te montrerai ma
par mes œuvres» (ibicL
foi

p. 272)... ou encore « Ce n'est pas celui


: qui expose les
meilleures raisons en qui se voit la foi la meilleure, mais
celui qui expose les meilleures œuvres de justice et de
charité » (ibid. p. 277).

Or, que le pécheur puisse se racheter par ses œuvres et


par son repentir, voilà qui semblait difficile à concilier avec
la nécessité inflexible de la connaissance divine Comment :

la Liberté de la Providence pouvait-elle s'accorder avec la


Prédestination ? c'était le problème dont le Court Traité et
les Cogitata signalaient la difficulté et que le point de vue
exclusivement intellectualiste était impuissant à résoudre.
C'était le problème de le double Causalité divine ; la Cau-
salité libre de sa Providence miséricordieuse, et la Causa-
lité nécessaire de sa Prédestination ou de son Intelligence

éternelle. Or la conciliation apparaît nettement dès qu'on


envisage le parallélisme des Modes divins correspondants et
leurfondement dans les attributs d'où ils émanent respecti-
vement Alors, il est parfaitement concevable en effet que
:

Dieu puisse à la fois, suivant le mot de Spinoza, « prescrire


des lois à la façon d'un Prince et les enseigner comme des
vérités éternelles que l'homme, à son tour, lui obéisse
»,

en même temps par une libre décision ou par la nécessité


du Décret divin, enfin que la récompense des bons et la
punition des méchants puisse être naturelle et surnaturelle
à la fois ». (Ibid. p. 276).
Dans nous l'avons vu, ces problèmes ne
les Cogitata,
recevaient pas de réponse Si l'on demande, y était-il dit,
:

pourquoi Dieu avertit les hommes, il faudra dire qu'il *i


ainsi décrété de toute éternité d'avertir à un moment donné
ceux qu'il voulait d'avance sauver et si l'on demande à
;

nouveau pourquoi les impies sont punis alors qu'ils agissent


pourtant suivant le Décret divin, il faudra ajouter que le
même Décret divin exige également qu'ils soient punis. Le
dernier mot de l'explication était l'aveu suprême de l'igno-
rance de l'homme et de son impuissance devant Dieu. Ne
LIVRE II CHAPITRE III 229^

pouvant résoudre la difficulté Spinoza se contentait de la


faire évanouir dans le mot de l'Apôtre Paul Nous sommes :

dans les mains de Dieu, comme l'argile entre les mains du


potier. « En vérité, ô homme qui es-tu, toi qui contestes
contre Dieu ? La chose formée dira-t-elle à celui qui l'a
formé : Pourquoi m'as-tu ainsi Le potier n'a-t-il pas
faite ?
la puissance de faire d'une même masse de terre un vais-
seau à honneur et un autre à déshonneur? » (Cog. Met. II,

vin, § Mais déjà il annonçait que l'Ecriture seule pour-


3).

rait fournir une réponse satisfaisante, et que cette solution


serait « vraie », car « la vérité ne peut contredire à la
vérité, et l'Ecriture ne peut qu'être d'accord avec la Lumière
Naturelle.
Or voici que nous connaissons maintenant les Enseigne-
ments de l'Ecriture. Elle transpose dans les modes de la
Volonté ce que Raison se bornait à dérouler dans les
la
modes de la Pensée. Aux relations de convenance logique
des idées dans l'Intellect infini, elle substitue dans l'Amour
divin des rapports de finalité providentielle entre les créa-
tures et le Créateur ; et ces créatures se meuvent dans la
durée, tandis que leurs essences correspondantes demeu-
raient immobiles dans l'éternité de l'Intellect infini.
En ce sens le problème de la double Causalité divine se
ramène à l'opposition de la Causalité de Dieu dans l'ordre
des essences éternelles et de sa Causalité dans l'ordre des
existences temporelles, c'est-à-dire des créatures vivantes
sujettes au péché et susceptibles de repentir. — Mais nous
n'avons examiné jusqu'ici ces créatures qu'au point de vue
de leurs dispositions morales, en tant qu'elles ressortis-
saient aux modes affectifs de l'animus. Par là elles ne sont
encore qu'à mi-chemin pour ainsi dire entre l'Eternité et

la Durée. Pour achever de les plonger dans le temps, il faut


les envisager en tant qu'individualités vivantes
aussi
douées de caractères proprement organiques, en un mot,
dans leurs rapports avec les modes de Vanima, par où elles
confinent à l'étendue matérielle alors seulement nous :
•230 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

pourrons comprendre dans toute sa portée le problème de


la double Causalité divine.
Achevons donc notre investigation du Théologico-Poli-
tique. Dans la certitude morale, en effet, nous n'avons guère
considéré jusqu'à présent qu'un seul élément les disposi-
:

tions simplement affectives, la pureté du sentiment et la


bonté du cœur, tout ce qui, en un mot, manifeste Dieu
comme Volonté morale ou comme Personnalité affective.
Mais ce n'est pas là l'élément unique Dieu se manifeste
:

encore aux Prophètes comme une Réalité vivante, comme


une Individualité en quelque sorte sensible Il se rend, dit
:

Spinoza, perceptible à l'imagination, il revêt une apparence


extérieure, devient souffle vital, parole animée, objet de
vision enfin. C'est ce nouvel aspect de l'Etre divin que nous
allons étudier.

38. Les Prophètes, avons-nous vu, ne se distinguent pas


seulement par leur piété, mais aussi par la vivacité de leur
imagination qui leur permet de saisir Dieu sous des aspects
ignorés du reste des hommes « En parcourant les Livres
:

Sacrés, nous^ verrons que ce que Dieu a révélé aux Prophètes


l'a été par des paroles, des figures ou par ces deux moyens
à la Et il s'agit ou bien de paroles et de figures réelle-
fois.

ment perçues existant en dehors de l'imagination du Pro-


phète, ou bien de signes imaginaires, l'imagination du
Prophète étant ainsi disposée, même dans la veille, qu'il
lui semblât clairement entendre ou voir quelque chose ».
(Th. pol., ch i, tr. App. II, p. 22). Or, pour comprendre la
position de Spinoza, il convient de rappeler quels étaient sur
ce point les enseignements traditionnels de la Théologie
juive, ceux que Maïmonide notamment avait pour ainsi dire
codifiés dans son Commentaire de la Mischna.
La Prophétie représente aux yeux des Juifs le plus haut
degré de la connaissance et de la perfection. Bien qu'appar-
tenant au domaine de l'imagination, on ne saurait douter
de sa certitude, car l'inspiration provient de l'intellect agent
LIVRE II CHAPITRE III 231

qui répand son influx d'abord sur la faculté rationnelle de


Tâme, ensuite sur la faculté imaginatiye elle est donc une ;

Lumière venue tout entière de l'intérieur, et cela est néces-


saire si l'on songe que la matière est l'obstacle qui nous
empêche de dans leur réalité spirituelle les Intelligen-
saisir
ces pures, celles-là même que la Théologie désigne sous le
nom d'Anges. Ces derniers par suite ne peuvent devenir
perceptibles que quand les sens sont fermés à toute
influence extérieure, condition qui n'est réalisée que dans
deux cas dans le songe d'abord, et en second lieu dans cet
:

état de « vision » où l'imagination présente au Prophète


une hallucination prend pour un objet réellement
qu'il
existant, alors qu'il s'agit d'une pure création imaginative.
Mais, encore une fois, ces créations ne sont nullement fan-
taisistes pour autant, car ce que l'imagination contemple au
travers d'elles, ce sont, par l'intermédiaire de la Raison, les
Intelligences angéliques pures. C'est pourquoi, bien que les

Anges soient des visions de nature hallucinatoire, ils n'en


sont pas moins la révélation la plus immédiate de ces
Intelligences pures, et c'est même en un sens, parce qu'ils
apparaissent comme des hallucinations qu'ils sont des Etres
véritablement réels.
« Songes » et « Visions », cependant, ne concernaient pas
la totalité des Prophètes. Un seul d'entre eux faisait
exception : Moïse, le grand Inspiré. Une tradition, intan-
gible au regard des Juifs, opposait sa prophétie à l'ensem-
ble de toutes les autres : Moïse, à lui seul, formait une
classe à part. Dans son « Commentaire de ta Mischna »,

Maïmonide lui attribuait quatre privilèges principaux :

Tandis que Dieu ne communiquait avec les autres


Prophètes que par les Intermédiaires angéliques, il parlait


directement à Moïse et l'entretenait « Face à Face ».
2° Tandis qu'il ne leur apparaissait que dans des songes
ou des visions, c'est-à-dire quand Vexercice des sens était
suspendu, Moïse le voyait tout éveillé et sans que Vimagi-
nation y prît aucune part.
232 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

3°Moïse était calme alors que les autres étaient agités


de tremblements convulsifs.
4° Moïse pouvait voir Dieu constamment, à toute heure,
tandis que cette grâce n'était accordée qu'accidentellement
aux autres Prophètes.
Tels étant les enseignements de la Synagogue, ce fut sur
ces divers points que Spinoza fit porter ses critiques.
Disons-le tout de suite, elles tendirent toutes vers le même
but : Ne pas Moïse une place privilégiée, réintégrer
faire à
sa prophétie dans le domaine de l'imagination, en contes-
tant sa communication directe. Et cela conduisait à rabais-
ser l'orgueil des Rabbins en montrant que le peuple hébreu
n'était pas spécialement l'élu de Jéhovah, ou du moins qu'il
ne l'était qu'au point de vue tout à fait inférieur de la vie
matérielle cette conclusion semblait même faire du Dieu
;

de Moïse une Puissance divine, d'ordre inférieure elle aussi,


et que surpassait fort en tout cas le Dieu universel de l'En-
tendement qui, lui, avait communiqué avec le Christ d'âme
à âme et n'hésitait pas à étendre sa Providence à tous les
êtres et à tous les peuples du Monde. Résumons ces étapes
successives de l'argumentation spinoziste.
Tout d'abord, Maïmonide soutient, avec la majorité des
Rabbins, qu'en dehors de Moïse, il n'y a jamais eu d'appa-
rition d'Anges que dans des songes ou des visions extati-
ques. Mais c'est déformer à plaisir les Textes sacrés il est :

manifeste notamment, par le premier livre des Paralipo-


mènes, qu'une Révélation a eu lieu par des figures réelle-
ment perçues, existant en dehors de l'imagination du
Prophète c'est lorsque Dieu montre à David sa colère
:

par moyen d'un Ange tenant un glaive à la main et de


le ;

même pour Ralaam « A la vérité, ajoute Spinoza, Maïmo-


:

nide et d'autres veulent que cette histoire (et toutes celles


d'ailleurs qui racontent Vapparition d'un Ange, comme
celles de Manué, a Abraham pensant immoler son fils, etc.)

soient arrivées pendant le sommeil et nient que personne


ait pu voir un Ange les yeux ouverts, mais c'est un simple
LIVRE II CHAPITRE III 233

bavardage ils n'ont eu d'autre souci que de torturer l'Ecri-


;

ture pour en tirer les billevesées d'ARiSTOTE et leurs propres


fictions, ce qui est bien, selon moi, l'entreprise la plus ridi-
cule du monde ». (Th. pol., ch. i, tr. App. II, p. 26).
Moïse n'est donc pas le seul qui ait eu des révélations
prophétiques « les yeux ouverts ». Mais ce n'est pas tout :

est-il seulement le seul qui, au témoignage de l'Ecriture, soit

censé avoir vu Dieu Face à Face ? Ce n'est même pas


certain ! « Je serai tenté, dit Spinoza, de considérer comme
également réelle la voix par laquelle Dieu appela Samuel. »
Cependant, remarque-t-il non sans ironie, « obligés comme
nous sommes de distinguer entre la Prophétie de Moïse et
celle des autres Prophètes, nous faut dire nécessairement
il

que cette voix entendue par Samuel fut imaginaire. » (Ibid.


p. 23.)
Reste maintenant le dernier point : non seulement Moïse
n'est pas le seul Prophète qui ait perçu des figures et des
voix réelles, mais il n'est même nullement prouvé qu'il
jouisse de ce privilège d'avoir communiqué directement
avec Dieu, et de l'avoir entretenu « Face à Face », « comme
un compagnon avec un compagnon ». Il est curieux de sui-
vre les efforts de Spinoza pour diminuer à tout prix le
caractère de supériorité de la prophétie mosaïque. Un
moment, dit-il, il a été tenté de se rallier à l'opinion de cer-
tains théologiens juifs, « d'après lesquels les paroles du
Décalogue ne furent pas prononcées par Dieu, les Israélites
ayant seulement entendu un bruit sans nulle parole pro-
noncée, pendant que durait ce bruit, ayant perçu par la
et,

pensée pure les Lois du Décalogue ». (Ibid. p. 23). Malheu-


reusement cette opinion a contre elle le texte formel du
Deutéronome : « Dieu vous a parlé face à face », et elle ne
peut être acceptée « Nous nous conformerons donc mieux
:

à l'Ecriture en croyant que Dieu a créé réellement une voix


par laquelle il a révélé le Décalogue ».
Telle est la conclusion à laquelle aboutit Spinoza, et il

semble bien qu'elle soit d'accord avec l'interprétation offi-


?34 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

cielle de la Synagogue. Mais il n'en est rien, car « les diffi-

cultés qu'elle soulève obligent à en modifier le sens habi-


La voix créée par Dieu, en effet, n'est pas Dieu lui-
tuel ».
même, mais un de ses Anges en tout cas, « elle ne soutient
;

pas avec lui d'autre rapport que les autres choses créées et

n'appartenant pas à sa Nature ». donc pas qua-


Elle n'est
lifiée pour dire « Je suis Dieu, Je suis Jévohah, votre Dieu »

en s'exprimant à la première personne. « Je le demande ^n


vérité, si Dieu avait tordu les lèvres de Moïse, que dis-je, de
Moïse ? d'une bête quelconque, de façon à en tirer ces mots:
Je suis Dieu, aurait-on connu par là l'existence de Dieu ? ».
Il y a plus D'une part, la Loi révélée à Moïse enjoint de
:

ne lui point prêter de figure et de n'en façonner aucune, et


d'autre part, l'Ecriture indique que Dieu a une figure visi-
ble et que Moïse, au moment où il entendait Dieu lui parler,
l'aperçut sans qu'il lui fût donné cependant d'en voir autre
chose que sa partie postérieure. Aussi Spinoza de conclure:
« Je ne doute pas qu'il n'y ait là un mystère dont nous par-

lerons plus longuement dans la suite ». (Ibid. p. 25).


Or, ce mystère, Spinoza l'éclaircit finalement au grand
préjudice de la renommée de Moïse, en affirmant r

1° Que Moïse vu la Face dé Dieu, mais qu'il


n'a jamais
a seulement entendu sa Voix (cela d'après le chap 33 de
l'Exode), (Ibid. 27).
2° Que cette Voix n'était pas, bien entendu, Dieu lui-
même, mais une de ses créations aériennes, ou, pour
employer la terminologie juive, un de ses Anges (Ibid. p. 28).
3° Que Voix enfin, bien qu'elle fût réelle, (au même
cette
titre d'ailleurs que celle entendue par David), n'en impliquait

pas moins des rapports avec l'imagination de Moïse (ou


avec celle de David).
Maïmonide, au contraire, enseignait que l'imagination
n'avait aucune part dans la prophétie de Moïse, puisqu'il
s'agissait cette fois de Dieu lui-même et non d'un intermé-
diaire aperçu en songe ou dans une vision. Mais, dit
Spinoza, il en est de Moïse comme des autres prophètes: Les
LIVRE II — CHAPITRE III 235

représentations prophétiques, bien qu'ayant même signifi

cation, différaient d'une façon générale suivant leur imagi-


nation ; Dieu abandonnant le Temple est
ainsi la Gloire de
représentée à Isaïe autrement qu'à Ezéchiel. A la vérité, les
Rabbins peuvent contester ce point, mais c'est une invention
de leur part, car Isaïe vit des_ séraphins à six ailes, Ezéchiel
des bêtes à quatre ailes (Ibid. p. 49)... De même si le Pro-
phète était de la campagne, ilne voyait que bœufs et vaches,
s'il était soldat des chefs et une armée.
Or Moïse ne fait pas exception à la règle commune,
« pourvu que examiner les textes sans idées pré-
l'on veuille
conçues ». « Il est raconté au chap. 33 vs 8 de YExode, que
Moïse demanda à Dieu de se laisser voir à lui mais Moïse, ;

nous l'avons dit, n'ayant formé dans son cerveau aucune


image de Dieu, et Dieu, je l'ai montré, ne se révélant aux
Prophètes que conformément à la disposition de leur Ima-
gination, Dieu n'apparut à Moïse sous aucune image. Je dis
qu'il en fut ainsi, parce que l'imagination de Moïse répu-
gnait à ce qu'il en fût autrement... C'est pourquoi Dieu lui
répondit Tu ne pourras voir ma Face... parce que nul ne
:

peut me voir et rester en vie... Là encore Dieu donna une


raison en accord avec l'opinion de Moïse. » (Ibid. p. 58.)
Pourquoi donc Spinoza tenait-il tant à rabaisser le rôle
du grand Prophète et à contester qu'il ait vu Dieu lui-
même ? Ici encore, il ne nous semble pas qu'il y ait lieu
d'invoquer le souci mesquin de maintenir, vis-à-vis de la
Synagogue, une opposition de parti-pris. Ne faut-il pas y
voir bien plutôt la satisfaction que devait éprouver l'Auteur
de l'Ethique, en constatant que l'Ecriture se trouvait d'ac-
cord avec l'armature générale de son système métaphysi-
que ?
Reportons-nous un instant» en effet, aux textes rationa-
listes et demandons-nous ce qu'aurait pu être la prétendue
« Face de Dieu », s'il avait été donné à Moïse de l'aperce-

voir réellement ? La réponse est simple. En se rendant


« Visible », Dieu se manifestait sous le mode de l'Etendue ;
?3G LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

par suite, s'il voulait se montrer lui-même, et non pas un


de ses Anges, ilne pouvait naturellement se rendre sensible
que par le « Mode Infini immédiat », correspondant à l'at-
tribut de l'Etendue, et par lequel, nous l'avons vu, il créait
dans cet attribut sa propre Individualité. Or, ce mode
immédiat, quel est-il ? C'est la « Faciès totius Universi »'«
résultat direct de l'action du « Motus et quies » dans VAbso-
luta Extensio. Il n'est pas besoin d'insister pour comprendre
que la « Faciès totius Universi » eût été difficilement révé-
lable à un être humain mieux vaut croire, par suite, que
;

jamais Moïse n'entrevit la « Faciès Dei », et que c'est dans


toute sa rigueur littérale qu'il faut admettre la réponse de
Dieu dans Y Exode : « Tu ne pourras voir ma Face, parce
que nul ne peut me voir et rester en vie ». Spinoza avait
donc eu raison. La vérité ne peut contredire à la vérité, ni
la Révélation à la Lumière naturelle ; à condition de l'in-
terpréter « par elle-même » et de ne pas la tirailler dans
un sens préconçu, l'Ecriture vient confirmer à merveille
les déductions de l'Ethique.

39. Moïse n'a donc pas vu Dieu ; l'Ecriture l'enseigne au


fond, et la Raison, par avance, nous disait qu'il fallait s'y
attendre. Un seul attribut l'eût en effet rendu visible
l'étendue ; or, l'unique Mode immédiat qui constitue son
Individualité sous cet attribut : la Faciès totius Universi
représente une sorte de formule mécanique, une certaine
proportion de mouvement et de repos qui ne saurait être
l'objetd'aucune perception visuelle. N'oublions pas d'ail-
leurs que nous ne sommes pas, avec l'imagination prophé-
tique, dans l'attribut mais dans celui de
de l'Etendue,
1' « Anima », par suite que le Mode immédiat infini corres-

pondant à cet attribut —


(celui-là par conséquent qui dut
se révéler à Moïse) —
ne peut être qu'une « Anima Mundi »

une sorte de pendant de la Faciès Universi dans « YAbsoluta


Animatio ». Or, de cette « Anima Mundi » qui constitue
effectivement la Vie de Dieu, son « Souffle Vital », nous
LIVRE II — CHAPITRE III 237

comprenons très bien, en revanche, qu'elle ait pu se révéler


aux Prophètes par des modes dérivés émanés d'elles, modes
qui, formant les premiers échelons de la Nature naturée
particulière, ne sont autre chose que les Anges.
En ce sens, les Anges de Spinoza ne sont nullement,
comme ceux de Maïmonide^/cs Intelligences pures descen-
dant jusque dans le plan de l'imagination, en passant par
la partie rationnelle de l'âme. Nous le voyons : Spinoza
repousse formellement la doctrine de Maïmonide de l'Intel-
ligence des Prophètes les Anges n'appartiennent donc en
;

aucune façon aux modes de V Entendement. Comme on nous


l'annonçait à la fin des Cogitata, « bien qu'étant des Etres
ne sont point connus par la Lumière naturelle et
créés, ils
ne regardent pas le domaine de la Métaphysique. Leur
essence et leur existence ne sont connues que par la Révéla-
tion et n'appartiennent donc qu'à la seule Théologie. » (Cog.
Met. Il, xii, § 1.)

Sur ce point, la pensée et les déclarations de Spinoza-


théologien sont fort nettes Anges sont des Créations de
: les
Dieu (voix ou visions) ressortissant à ces modes intermé-
diaires que nous avons définis par le nom d'Anima, et qui
ne peuvent être saisis que par Yimagination c'est-à-dire par
la faculté qui nous permet justement d'appréhender ces
modes de V Anima. Il faut ajouter en outre que ces Anges
ont été les intermédiaires absolument nécessaires entre Dieu
et tous les Prophètes quels qu'ils soient, sans même en
excepter Moïse : « Dieu s'est servi d'Anges, c'est-à-dire de
voix créées et de visions pour communiquer aux Prophètes
les vérités à révéler. » (Th. Pol., ch. App. II p. 97.)
iv, tr.

Toujours, « la Loi ancienne a été transmise par un Ange et


non immédiatement par Dieu. » (Ibid. ch. i, p. 28.)
Ce n'est pas tout encore
Spinoza ne s'en tient pas à cette
:

seule détermination des Anges. La perception imaginative,


en effet, ne constitue qu'un aspect de l'enseignement pro-
phétique. Le Prophète communique aussi avec les attributs
divins par les modes de YAnimus, et cette connaissance
238 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

affective et morale est même l'essentiel de leur Révélation.


Il est donc à présumer que si Dieu crée ces voix et ces
visions, intermédiaires entre Lui et les Prophètes, c'est pour
exprimer et pour matérialiser en quelque sorte ce qui, en
tant que mode affectif de YAnimus, resterait en soi inex-
primable. Les Anges, en d'autres termes, ont pour rôle de
manifester Dieu dans l'espace et dans le temps, non pas
sans doute encore dans cette étendue solide et palpable qui
est celle des corps réels, mais dans ce milieu inconsistant
et virtuel où évoluent les visions et les figures de l'imagina-
tion, et qui constitue en ce sens la première ébauche et la
première manifestation du devenir.
Quelle est donc l'opinion de Spinoza, non plus sur la réa-
lité organique, mais sur la « fonction » des Anges ? Elle est

intéressante à tous égards car, en même temps qu'elle


témoigne de son dernier effort pour ruiner, avec la tradition
mosaïque, les prétentions orgueilleuses de la Synagogue,
elle présente une nouvelle confirmation de notre théorie

générale de la hiérarchie des Attributs divins. Mais pour la


bien comprendre, il convient de revenir à nouveau sur les
rapports de YAnimus et de Y Anima dans la Théologie spi-
noziste.

40. Quand nous avons exposé l'origine phylogénétique du


système de Spinoza, nous avons vu que la grande nouveauté
introduite par Plotin en philosophie avait consisté à insé-
rer dans la hiérarchie des émanations divines une hypostase
intermédiaire, susceptible de rendre compte du passage de
la Pensée à l'Etendue. Cette hypostase était l'Ame, et son
rôle était important, car il permettait désormais de résou-
dre le plus grave des problèmes :le double passage de
Vinétendu à l'étendu et de Véternité au temps.
Or nous avons dit que le principe de la solution consistait
à admettre une dualité dans l'Ame. Par sa partie supérieure,
l'Ame touchait au Monde intelligible, étranger à l'espace et
se déroulant dans l'éternel ; par sa partie inférieure, l'Ame
LIVRE II CHAPITRE III 239'

s'irradiaiten raisons séminales et engageait la Procession


divine dans la matière et dans le temps. Par là, le problème
du panthéisme se trouvait résolu la jonction était opérée
:

entre les degrés extrêmes de l'émanation la Pensée et la ;

matière se reliaient entre elles par une « Ame » dont la


nature double participait à la fois de l'éternité de la pre-
mière et de la durée passagère de la seconde l'Ame enga- :

geait la Pensée divine dans le devenir de la matière.


Quelle maintenant la difficulté centrale du spino-
est
zismè ? N'est-ce pas justement le passage analogue de
V essence-éternelle à V existence-durée ? avec la conséquence
qu'il comporte le passage de la causalité éternelle des
:

essences à la causalité temporelle des existences. La conci-


liation de ces deux modes de l'Activité et de la Causalité
divines a paru redoutable aux interprètes. De fait, il faut
avouer que si l'on s'en tient à l'exposition purement intel-
lectualiste du système, c'est-à-dire à sa projection dans les
deux seuls attributs, Pensée et Etendue, la difficulté est
insurmontable. En dépit de tous les artifices de raisonne-
ment, on aboutit toujours à deux mondes distincts, à deux
causalités concurrentes et sans commune mesure entre
elles ; et comme Spinoza, d'autre part, a employé la termi-
nologie aristotélicienne de l'âme-idée du corps, on se borne
en fin de compte à constater que le système est incomplet,
qu'il manque, pour expliquer la transition et le lien des
termes, une « matière » semblable à la GXt) du devenir
antique, une sorte de réalité négative qui projette l'être
dans l'espace et dans le temps, qui projette la Pensée dans
l'Etendue.
Nous n'avons pas l'intention de passer en revue les solu-
tions plus ou moins ingénieuses qui ont été proposées ne :

suffit-il pas de constater qu'elles sont condamnées d'avance

\ échouer parce qu'elles cherchent à concilier deux domai-


,

les inconciliables en eux-mêmes, et qui ne peuvent trouver


m point de contact qu'à la condition de faire intervenir, à
a manière d'un pont jeté entre eux, un domaine intermé-
1240 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

diaire ? Ne
nous sommes-nous pas toujours interdit,
fidèle à notre méthode, de chercher l'explication de
Spinoza « après lui » ? Comme dans tout organisme, c'est
à l'évolution antérieure, tant ontogénique que phylogéni-
que, qu'il faut demander le secret de la création du germe
et « l'Idée directrice » de son développement. Pourquoi
d'ailleurs s'efforcer, par des artifices de logique, à chercher
en dehors du système les raisons de sa cohérence, quand il

suffit de s'adresser au système lui-même pour y découvrir


le principe interne de son harmonie ? Seulement, il faut,
bien entendu, tenir compte de tous ses organes, au lieu de
se borner à la considération exclusive de deux éléments
privilégiés.
Or, de ce point de vue, c'est au Théologico-Politique qu'il
appartient, selon nous, de servir de trait d'union entre les
deux attributs extrêmes de l'Ethique. L'Ame-hypostase de
l'ancien panthéisme d'émanation, ce sont les Puissances
intermédiaires du Dieu de la Foi quant à la fameuse
;

dualité de sa fonction éternelle et de sa fonction temporelle


n'est-ce pas encore le double aspect de la Révélation prophé-
tique, la manifestation de ces Puissances, d'une part ai
« cœur », de l'autre à « l'imagination » des Prophètes, er
un mot ce que nous avons appelé la dualité des modes d<
YAnimus et des modes de Y Anima ? Tandis que les pre
miers, en effet, en tant que sentiments et que disposition}
intérieures du cœur et de la volonté, constituent en quelqu*
sorte la partie supérieure de l'âme (de l'âme intermédiaire
bien entendu, et non de la « mens) », les seconds, au con
traire, représentent cette âme engagée dans le devenir di

l'imagination, lequel n'est qu'une première étape vers h


devenir de l'étendue matérielle.
Mais il faut prévenir ici une équivoque. Est-ce à dire qu
Spinoza, reprenant strictement l'émanatisme antique, ai
fait passer à un moment donné les attributs divins, autre
ment dit l'Existence divine, de l'éternité dans temps
le

comme l'impliquait encore la solution de Plotin, plus sim


LIVRE II CHAPITRE III 241

pliste naturellement parce qu'antérieure de plusieurs siècles


dans l'évolution? En aucune façon: jamais les attributs de
Dieu ne se déroulent en dehors de l'éternité, en ce sens que
qu'à aucun instant ils ne quittent la durée infinie pour
entrer dans une durée finie quelconque. Mais peut-être
l'apparition des Puissances de V Anima amène-t-elle cepen-
dant un changement d'aspect dans la détermination de
l'éternité. Tout en maintenant indéfinie la durée de l'exis-
tence, peut-être y introduit-elle un commencement de
distinction en passé, présent et futur.
Cette hypothèse paraît justement confirmée par les textes
de Spinoza : quel est en effet le Dieu qui, par le moyen des
Anges, modes créés de l'Anima, se manifeste aux Prophè-
tes ? Il a donné son nom Moïse il s'appelle Jehovah : On
à ;

sait que le véritable sens du tétragramme IHVH soulève


chez les hébraïsants des discussions sans fin et reste sans
détermination précise : suivant Maïmonide,
ne désignait il

pas autre chose qu'une « simple Existence ontologique » et


était impuissant à nous donner un renseignement quelcon-
que sur la nature de Dieu. Or il est significatif que Spinoza
au lieu d'adopter lui aussi le « sens ontologique » de l'exis-
tence impliquée par le mot Jahveh,
donne plutôt un lui
aspect et une signification phénoménales : C'est moins
l'Existence dans l'Eternité sans détermination aucune, que
l'Existence dans une Eternité impliquant présent, passé et
futur « Et certes, si l'on veut examiner
: sans idée pré-
conçue les phrases de Moïse, on trouvera clairement que son
opinion sur Dieu fut qu'il est un Etre qui a toujours existé,
existe et existera toujours et pour ce motif, il le nomme
;

Jehovah, mot qui, en hébreu, exprime ces trois parties de


la durée » (Th. pol., App. II, p. 55).
ch .11, tr.

Il semble bien en outre que cette signification nouvelle

de l'Eternité ne concerne pas seulement les modes créés,


mais les attributs eux-mêmes, car Spinoza ajoute, quelques
chapitres plus loin « Il faut noter qu'on ne trouve dans
:

l'Ecriture, aucun nom, en dehors de Jehovah, qui exprime


16
242 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

l'Essence absolue de Dieu, sans rapport aux choses créées.


C'est pourquoi les Hébreux prétendent que ce seul nom
appartient en propre à Dieu, les autres n'étant que des
appellations et effectivement les autres noms de Dieu,
;

substantifs ou adjectifs, sont des attributs qui conviennent


à Dieu, en tant qu'on le dans sa relation aux
considère
choses créées et comme se manifestant par elles ( ainsi le
Grand, le Terrible, le Juste ; le Miséricordieux ». (Th. pol.,

ch. xm, tr. App. II, p. 262).


Que si, maintenant nous rapprochons ces affirmations du
Théologico-Politique, du texte de la Lettre à Louis Meyer
sur nous comprendrons peut-être l'origine profonde
l'Infini,

de ce « penchant naturel » qui porte l'imagination à intro-


duire dans la continuité primitive de la Substance le prin-
cipe de la divisibilité. En d'autres termes si, aux yeux de
Spinoza, le temps naît de V imagination, au même titre
d'ailleurs que la divisibilité de l'étendue et sa fragmentation
en corps, ne serait-ce pas que cette opération loin d'être
entièrement artificielle, trouve en dernière analyse son fon-
dement dans eux-mêmes, par la façon
les attributs divins
nouvelle dont l'apparition de Jehovah, dans l'Ecriture,
détermine désormais l'éternité de Dieu en passé, présent et
futur ?

Sans doute, en tant que « Puissances productrices », tous


les attributs quelqu'ils soient, restent quand même éternels
et en un sens ineffables mais il faut reconnaître qu'à
;

partir des Puissances de Vanima (qui représentent la


deuxième moitié de l'Ame, et aussi de la procession tout
entière) ces attributs ont en eux —
de par la certitude
morale de la Révélation, — une tendance naturelle à trans-
former leur mode originaire d'existence, c'est-à-dire à
déployer le bloc indistinct et continu qui formait jusque là
leur Eternité absolue en une Eternité de durée impliquant
passé, présent et futur, une sorte de temps indéfini et
immense, sans commencement ni fin.
Dans tous les cas, ce nouvel aspect de l'éternité des
LIVRE II — CHAPITRE III 243

attributs se manifeste tout de suite dans les modes qui en


découlent: Tandis que les modes de la mens et de Yanimus
restaient en dehors de l'espace et du temps (une pensée et

un sentiment n'étant susceptibles d'aucune détermination


spatiale ou temporelle), les modes de Y anima et de Yexten-
sio au contraire représentent des existences de plus en plus
engagées dans l'espace et le temps, le plan de l'imagination
les faisant glisser progressivement dans le plan plus solide

de l'étendue matérielle, et permettant en même temps,


grâce à sa propre continuité avec le plan affectif de Yani-
mus, d'opérer le rapprochement tant cherché entre les plans
extrêmes de V Etendue et de la Pensée. Or si l'on songe que
les attributs ne sont vraiment connaissables que par leurs
modes, il est bien légitime en somme d'inférer des modes
aux attributs et de transporter à ces derniers les caractères
nouveaux que revêtent les modes à partir de l'anima. En
sorte que les conclusions rationalistes de Y Ethique viennent
confirmer la certitude théologique de l'Ecriture en se :

manifestant à Moïse comme Jehovah, c'est-à-dire comme


le Dieu de la durée, le Dieu initial de l'entendement n'a-t-il

pas, par là même, transformé son Eternité ?


Et voici qu'apparaît de nouveau la grande conclusion :

Ce Jéhovah, le Dieu de Moïse, n'est qu'une Puissance


intermédiaire de Dieu. Ce Dieu qui lui dicta la Loi sur le
Sinaï et lui promit « d'élire son Peuple pour l'Eternité » ne
lui assura à vrai dire qu'un mode inférieur d'élection, la
seule compatible d'ailleurs avec le caractère des Hébreux,
Election temporelle ne comportant que des jouissances
terrestres et toute proches de la matérialité. Telle est l'idée
qui, si l'on y regarde de près, fait le fond duThéologico-
Politique et sur laquelle s'édifient même les théories pro-
prement politiques qui font l'objet des derniers chapitres.
Sur ce point, nous allons le voir, la doctrine politique est
inséparable des conclusions théologiques et ne tient que
d'elles sa signification profonde. Par là aussi, elle est une
pièce essentielle de la hiérarchie des attributs, à laquelle
244 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

elle se rattache naturellement. Examinons là-dessus le


développement interne de la pensée spinoziste.

41. Revenons toujours à la Révélation mosaïque. L'es-


sentiel de l'enseignement de Moïse, d'après Spinoza, consiste
en ceci : Jehovah unique
est singulier et seulement il y
;

a des Etres qui, « par son ordre et en vertu de son mandat,


ont reçu de lui l'autorité, le droit et la puissance de diriger
jles nations, de veiller sur elles et en prendre soin ». Mais,

quant à la nation des Hébreux, il l'a élue pour lui seul,


laissant les autres au soin des autres Dieux qu'il s'est subs-
titués. « Moïse cependant a-t-il cru que ces Etres tenant la
place de Dieu avaient été créés par lui ? On peut en douter,
attendu qu'il n'a rien dit, que nous sachions, sur leur
création et leur origine ». (Th. pol., ch. n, tr. App. II, p. 56).
— Or, pour Spinoza, ces êtres sont évidemment les Anges,
et nous avons dit plus haut ce qu'il faut penser de ces
modes créés de Y Anima. D'ailleurs, on lit quelques lignes
plus loin « De plus, pour révéler, à Moïse que les Israéli-
:

tes, pour avoir adoré un veau, étaient devenus semblables

aux autres nations, Dieu dit qu'il enverra un Ange, c'est-à


dire un Etre prenant soin des Israélites à la place de l'Etre
suprême ; quant à lui il ne veut plus être parmi eux. De
la sorte, conclut Spinoza il n'y avait plus rien qui pût faire
croire à Moïse que les Israélites étaient plus aimés de Dieu
que les autres nations, également commises aux soins d'au-
tres Etres, c'est-à-dire au soin des Anges » (Ibid. p. 58).
Telle est donc la fonction des Anges ce sont des Etres
:

créés par Dieu, chargés de veiller à la direction des Nations,


et auxquels Dieu Tout-Puissant délègue sa Providence.
le

Ceci posé, les inductions de Spinoza sont les suivantes Les :

Hébreux n'étaient pas plus privilégiés, aux yeux de Dieu,


que les autres nations de la Terre Jehovah les avait sim-
;

plement confiés à l'un de ses multiples Anges. Quant à


Moïse, il le savait fort bien mais comme il connaissait « la
;

complexion de sa Nation et son âme insoumise », il fut


LIVRE II CHAPITRE III 245

obligé d'enseigner les Hébreux comme des parents ont


accoutumé d'enseigner des enfants entièrement privés de
raison, c'est-à-dire de les terrifier par la Puissance sans
bornes de l'Etre commis à leur soin, les détournant par de
redoutables menaces de la transgression de ses commande-
ment. (Ibid. p. 59 et 79). Enfin il leur enseigna que ce Dieu
est ^extrêmement jaloux des autres Dieux, et cela afin d'an-
crer dans leur âme la haine de l'Etranger, ce qui ne pou-
vait, du que consolider le lien social et la grandeur
reste,
de la nation en lui assurant à tout le moins, une grande
prospérité matérielle. Et Spinoza se propose de montrer
que c'est en cela, et en cela seulement, que consista ce que
l'Ecriture a coutume d'appeler l'Election du Peuple Hébreu:
« Moïse a voulu surtout instruire les Hébreux au culte de

Dieu et les y mieux attacher par un moyen en rapport avec


leur enfance d'esprit. Nous prétendons montrer en outre
que les Hébreux n'ont pas excellé sur les autres nations par
la science ni la piété, mais bien en autre chose, ou, pour
parler comme l'Ecriture, que les Hébreux n'ont pas- été
les élus de Dieu pour la vie vraie et les hautes spéculations,
mais pour tout autre chose ». (Ibid. ch. ni, p. 67).
Or cet autre chose, Spinoza nous apprend que c'est la
seule félicité temporelle de l'Etat et les avantages matériels,
c'est-à-dire le développement et la conservation la plus
sûre de l'individu ; que l'harmonie apparaît de
en sorte
plus en plus entre les diverses parties du système La :

« Science » concerne la mens, la Piété concerne Yanimus,

la conservation de la vie individuelle, enfin, est du domaine


de Yanima, puisque Vanima n'est autre chose que le prin-
cipe mêmede la vie organique. Et le rôle de Jehovah, ainsi
se dessine plus nettement Il est le soutien de la Vie et non
:

pas, cette fois, de cette vie purement idéale des essences


dans le Monde intelligible de la mens et de Yanimus, qui
ne sort pas de l'éternité, mais de la vie effective et vraiment
« biologique » des créatures du Monde sensible, ou, si Ton

veut, des Existences temporelles qui se déploient d'une


246 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

façon de plus en plus matérielle à travers les Modes de


Y anima et de Yextensio.
Toute la question est donc celle-ci : « Comment serai-il
possible à VAbsoluta Animatio de Jehouah, c'est-à-dire à
la Puissance qui soutient la vie des créatures, de donner
en même temps à chaque être le maximum de vie compa-
tible avec la Vie corrélative des autres Etres, de manière
que la vie totale de V ensemble des Modes compris sous cet
Attribut soit également maxima. Sous cette forme, on
reconnaît, une fois de plus le problème de la double Cau-
salité divine, qui constitue en réalité la difficulté redoutable
de tout panthéisme : Toute existence, quelle qu'elle soit,

n'est qu'un mode de la Puissance divine, et cette Puissance


est infinie ; commnt donc qu'en s'irradiant en
se fait-il

essences particulières l'Essence de Dieu soit amenée bientôt


à se limiter elle-même, chacune de ces Essences dérivées,
en effet, ne pouvant se déployer sans se heurter au déploie-
ment réciproque des autres essences ? Mais ce problème —
en vérité, qui regarde plutôt la difficulté du panthéisme
lui-même, n'a pas à nous préoccuper encore. N'oublions pas
que, par sa conception des Modes immédiats de la Nature
naturée universelle, Spinoza a pu transposer momentané-
ment son panthéisme en une sorte de doctrine de la créa-
tion. Le caractère de cette dernière doctrine s'est encore
accentué avec le Dieu personnel de l'Ecriture, défini nette-
ment comme Créateur et comme Providence, comme sou-
tien perpétuel de la vie et garantie souveraine du Bien par
sa Justice et sa Charité.
Il nous suffit donc, pour l'instant, de nous en tenir à ce
point de vue et de nous demander avec Spinoza ce qu'il
faut réellement entendre par YElection d'une Nation,
ensuite quel rapport lie cette « Election d'un Peuple » au

Gouvernement général de Dieu et à sa Providence vis-à-


vis des Individus. Nous verrons alors que la Politique de
Spinoza n'a eu d'autre but que de s'harmoniser avec la
théorie des « Nations élues », c'est-à-dire avec le problème
LIVRE II — CHAPITRE III 247

par excellence que la tradition hébraïque posait dans


toute sa force, et que l'excommunié de la Synagogue allait
résoudre d'une façon si opposée à la conception des Rab-
bins et de toute la philosophie juive.
Or, pour résoudre ce problème, il faut, dit Spinoza,
procéder par ordre «Avant de commencer toutefois, je
:

veux expliquer ici, en peu de mots, ce que par la suite,


j'entendrai par gouvernement de Dieu, secours de Dieu
externe et interne, par élection de Dieu et enfin par îor-
tune ». (Th. pol., ch. m, tr. App. II, p. 69). Mais, ajoute
Spinoza, ces diverses notions impliquent certains princi-
pes qui ont été « montrés ailleurs ». Il est donc nécessaire
de les exposer avant tout. Il s'agit manifestement de la
théorie de la Causalité divine et de la Création, exposée à
plusieurs reprises* dans le Court Traité, les Cogitata et
l'Ethique ;Et l'appel à ces théories métaphysiques montre
bien le lien et l'unité générale de la doctrine c'est la sou-
:

dure avec le Thèologico-Politique, la jonction des deux


domaines de la Raison et de la Foi.
Il faut donc s'interrompre encore une fois, suivant le
procédé auquel Spinoza lui-même nous a déjà habitués.
Mais, puisque nous cherchons à retrouver la marche de sa
propre pensée, acceptons, nous aussi, ces interruptions, et
revenons en arrière à la recherche de ces questions « déve-
loppées ailleurs » : c'est le passage de la Nature naturante
à la Nature naturée, de l'Essence divine aux autres essences.
Il est impossible, si l'on n'éclaircit pas d'abord ce point, de

songer à comprendre quoi que ce soit des théories politiques


et tnéologiques qui vont suivre.
CHAPITRE IV
La Hiérarchie des Modes
dans la Nature naturée

42. Par son intuition ineffable de l'Essence divine r


Spinoza s'est placé du premier coup au cœur même de
l'être, dans l'unité et l'éternité de la vie originelle. Mais

il reste alors une difficulté redoutable :comment passer


de cette Essence une et éternelle à la multiplicité des
existences sensibles qui se déroulent çà et là dans la
durée? Quel est donc ce nouvel aspect de la causalité
divine qui, après avoir fait passer d'elle-même son
Essence à l'existence par la génération des attributs, fait
découler de ces attributs, à leur tour, une infinité de
modes?
Il faut reconnaîtreque Spinoza, sur ce point, a souvent
enveloppé sa pensée de formules assez obscures; mais
pouvait-il en être autrement si l'on songe au caractère
même de la tentative qu'il avait osé entreprendre? D'une
part, expliquer dans un panthéisme d'émanation l'existence
des êtres finis; d'autre part, traduire ce panthéisme d'éma-
nation en panthéisme mathématique, exprimer une pro-
cession, pourtant ineffable, dans le langage de l'intelligence
et l'enserrer dans un réseau abstrait de formules rationa-
listes. Mais, comme nous avons déjà exposé les éléments

de la solution, il nous sera plus aisé maintenant de dégager


celle-ci d'une façon claire.
i° Pour résoudre la première partie du problème :
LIVRE II CHAPITRE IV 24$

coexistence de l'Infinité divine du Panthéisme avec la


multiplicité des êtres Spinoza eut recours à l'idée
finis,

antique d'une hiérarchie continue dans la Causalité de


Dieu : Il distingua sa Causalité immédiate » de sa
v<

« Causalité éloignée » et consacra à leur examen le second

dialogue inséré dans le Court Traité : « Je t'ai entendu


dire, objecte Erasme à Théophile, que Dieu est cause de
toutes choses, et avec cela qu'il ne peut être que cause
immanente ; s'il est ainsi cause immanente de toutes choses ,.

comment peux-tu donc l'appeler cause éloignée ? car cela


est impossible à une cause immanente? (C. Tr. 2 e dial.,
App. § \) » Et le philosophe de répondre, parla bouche de
Théophile, qu'il importe de distinguer dans la production
divine deux sortes d'effets en premier lieu, ceux qu'il a
:

produits immédiatement par ses seuls attributs, sans autre


circonstance, et qui ne peuvent périr aussi longtemps que
dure leur cause ;en second lieu, ceux qu'il a produits
seulement par l' intermédiairejies'^précédents, et qui peuvent
périr parce qu'ils ne sont pas produits immédiatement par
Dieu. » (Iôid. § 10.) Spinoza appellera les premiers effet s
« Modes infinis et éternels », les seconds « Modes finis. »

Il est certain qu'en un sens la transition est forcément

insensible entre les deux catégories de modes les formules :

que nous avons vues toujours employées « effluere, sequi,


émanais » marquent bien qu'il s'agit d'une descendance
continue et laissent clairement reconnaître l'idée antique
de la Procession ininterrompue du Panthéisme dynamique
d'émanation. Par là Spinoza retrouve la conception néo-
platonicienne d'une dégradation insensible de la vie, à
mesure qu'elle passe de l'éternité au temps, et de l'intel-
ligible au sensible. Mais, en même temps, le philosophe
juif est trop imbu de l'idée personnaliste du Dieu-Provi-
dence, pour ne pas essayer de la soudera son panthéisme.
Et voici que, quelques chapitres plus loin, nous le voyons
s'efforcer de concilier, avec Plotin, St Thomas (C. Tr. 1 ve
part., ch. vm et ix).
-250 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Le procédé est simple : Au


de concevoir la sépara-
lieu
tion entre la Nature naturante d'un côté, la Nature naturée
de l'autre, il suffira de rattacher au contraire, à la Nature
naturante, ces toutes premières productions de la Nature
naturée que nous avons appelées « Modes immédiats » ou
« Nature naturée universelle », et de les considérer comme

une sorte de Personnalité que Dieu a dérivée de lui. Alors


l'ensemble « N. naturante et N. naturée universelle »
paraîtra constituer un tout qui sera, cette fois, un Dieu
personnel, et en face duquel le reste de la N. naturée, c'est-
à-dire la N. naturée particulière, se posera non plus comme
un produit d'émanation, mais plutôt comme le résultat
même d'une création !
Voilà comment la conception orthodoxe de la création
thomiste trouve fort bien sa place dans le panthéisme
néoplatonicien, et cela sans rompre, en quoi que ce soit, la
continuité de la hiérarchie fondamentale. Il suffit de
remarquer que l'on obtient indifféremment l'un ou l'autre
point de vue suivant l'endroit où l'on se place dans la pro-
cession pour imaginer la coupure. Voilà pourquoi aussi
Spinoza peut employer indistinctement —
et d'une façon
également légitime —les mots « res creatœ, res pro-
ductœ », pour désigner les choses particulières, et parler
expressément de la « Création » dans les mêmes termes
que Descartes ou que St Thomas. C'est ainsi que l'un
des plus importants chapitres des Cogitata (ch. x, 2 e p.),
ne définit pas et n'interprète pas autrement les rapports
de Dieu vis-à-vis de ses « Créatures ». Or, si l'on songe
que les Cogitata nous ont présentera maintes reprises, les
points de jonction des thèses intellectualistes avec le
providentialismc du Théologico-Politique, on comprendra
toute la portée de la transposition spinoziste et de son
passage du panthéisme primitif à un créationnisme dérivé.
Car on voit maintenant qu'il va suffire de se placer à ce
second point de vue pour que tous les problèmes, si diffi-
ciles à interpréter dans un panthéisme, se posent tout
LIVRE I! — CHAPITRE IV 251

naturellement, en termes personnalistes de Providence et


d'Election, comme on a l'habitude de les poser et comme
on les conçoit aisément dans une doctrine de la création.
2° Mais, une fois résolue la première difficulté coexis-
:

tence d'un Dieu infini avec des êtres finis, il reste encore à
résoudre la seconde: transposer le panthéisme dynamique
en panthéisme mathématique, exprimer en termes d'intel-
ligence une procession qui est, par sa nature, ineffable.
Sous cette forme, la solution du problème fut incontesta-
blement suggérée à Spinoza par Philon, ou plutôt par la
tendance que Philon avait déjà systématisée dans sa
philosophie, et qui devait acquérir dans la Théologie juive
et chrétienne une si grande fortune l'idée de considérer
:

la création du monde comme sopérant par l'intermédiaire

d'un Logos, principe originel de toute intelligibilité ulté-


rieure des choses.
Reprenant, la vieille idée stoïcienne du \6yoi èvôtàeexo; et du
Àoyo; Tpocpoptxô;, Philon avait distingué deux aspects du
Verbe divin, lun qui représentait la Raison divine consi-
dérée en quelque sorte dans sa force d'expansion, l'autre
par lequel cette Puissance s'exprimait dans le monde en
pensées actives, et de là en créatures intelligibles. Ne faut-
il pas voir là la distinction spinoziste de la « Pensée-
Attribut » pure puissance productrice, et de l'Intellect-
Infini, Mode immédiat, toujours en acte (Eth. I. 31. Se),
par l'intermédiaire duquel s'opère la procession de la
Nature naturée? Spinoza, dans le Court Traité l'appelle le
« Fils de Dieu », sa « Créature immédiate », et Ton
reconnaît là l'ancienne théorie juive du Logos, telle qu'elle
avait passé dans la Théologie chrétienne, surtout dans le
IVe Evangile et YEpître aux Hébreux, cette idée que le Fils
Eternel de Dieu, Jésus-Christ, peut, avant d'être homme,
en tant que « Verbe » ou « Logos », avec
être identifié,
l'Entendement divin lui-même, en sorte qu'il est la pre-
mière production de Dieu, qu'il contient les Idées ou les
Essences de toutes choses, et que toutes les choses finies
252 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

ont été créées par lui, comme cause intermédiaire. Ains


donc, indépendamment de toute personnification corporelle
du Verbe, Spinoza pouvait concevoir, suivant le début de
YEvangile de St-Jean, le Fils de Dieu comme éternellemen
antérieur à toute création, et le placer, à titre dTntellec
au premier rang de la Nature naturée, en face d<
infini,

Dieu lui-même conçu comme Nature naturante. De h


même façon, .St Thomas opposait le « Fils » en tant que
« Dens genitas » Dens gêner ans » (Cf., S. Th
au Père, «

qu. 34, art. 2), et le regardait, avec toute la Scolastique


chrétienne, comme identique, dans l'éternité, avec l'Enten
dément divin.
Parce moyen Spinoza réussissait encore à juxtaposer i\

la notion panthéiste de l'Infinité divine, la théorie judéo\


chrétienne de la Création par le Verbe. Mais, de la théorie
chrétienne, il ne retenait que du Verbe Eternel, c'est
l'idée
à-dire les premiers mots du IV e
Evangile, et il s' arrêtai!
ait point précis où ce Verbe se personnifiait dans l'Incarnai
tion. Il acceptait le Christ, Fils de Dieu selon l'Esprit; i

rejetait, résolument, disait-il, « le Christ selon la Chair »

Nous donc renseignés sur la nature de cet Intellect


voilà
infini, Mode immédiat qui va donner désormais au pan
théisme d'émanation une signification tout intellectua
liste. Dès les premiers pas de sa procession, Dieu détachJ

de lui son propre Entendement qui va lui servir à créer l


Monde, en conférant l'existence aux diverses Idées conte
nues dans cet Entendement. Quoiqu'il en soit d'ailleurs d<
ce passage à l'être, nous sommes assurés d'avance que 1;

Création sera rationnelle et pourra s'exprimer entièremen


en termes de Pensée, puisqu'elle est contenue tout entier
en tant qu' « Idée », dans l'Intellect infini de Dieu, avan
même de recevoir de ses divers attributs la « force » qu
lui permettra de se traduire ensuite en individus finis

engagés dans l'espace et dans le temps. En d'autre


termes, les choses sont d'abord contenues dans l'Enten
dément divin sous forme d'Idées, et ces Idées forment ui
LIVRE II — CHAPITRE IV 253

Tout, une réalité unique, ce que Spinoza appelle Vldea Dei


(Eth. II. 4).
Cette Idea Dei, qui représente contenu effectif de le
Y Intellectas absolute infinitifs', s'identifie en ce sens avec
lui, car suivant l'affirmation réitérée de Spinoza, il n'y a

pas un Entendement en puissance et un Entendement en


acte: L'Intellect de Dieu est toujours en acte (Eth. 1,31 Se).
Mais, en un autre sens, et en tant que l'on considère cet
Intellect dans son rôle de Créateur, on peut concevoir
Vldea Dei comme sa production, dans le même sens où
Spinoza disait à Schuller (Lettre 64) que la Faciès totius
universi, constituait un mode infini du second genre> au
regard du Motus et quies, Mode infini du i cl genre. On
aurait ainsi le parallélisme :

Attr. Pensée Attr. Etendue

Mode Infini du 1 er genre : Intellect absolument infini Motus et ûuies


(toujours en acte)
id. 2 e genre: Idea Dei Faciès totiusllniversi.

Il est vrai qu'en face de cette interprétation, une objec-


tion paraît se dresserau premier abord : Pourquoi Spinoza,
lorsqu'à la demande de Schuller, il citait à ce dernier des
exemples de modes infinis du 1 er et du second genre, n'a-
t-il pas indiqué lui-même la correspondance ci-dessus et

s'est-il contenté de ne citer qu'un seul mode infini dans la


Pensée, (à savoir l'Intellect infini), alors qu'il en citait
deux dans l'Etendue? Pourquoi n'a-t-il pas affirmé d'une
façon expresse la correspondance de Vldea Dei avec la
Faciès totius Universi ? La raison nous paraît résider ici
encore dans la considération des modes intermédiaires :

L'Idea Dei, en effet, suivant les formules mêmes de


Y Ethique (II. Prop. 3 sq), est l'idée de l'infinité des attri-
buts diversifiés dans l'infinité de modes; car, ainsi que
l'indique Spinoza pour éclaircir le terme infinita infinitis
modis, « l'Entendement infini ne comprend rien sinon les
attributs de Dieu et ses affections » (Eth. II,4et dém.)So\ji-
254 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

venons-nous [Lettre 66) que l'Intellect infini contient, avec


les âmes des modes de l'Etendue, les âmes des modes de
tous les autres attributs que faut-il en conclure? Simple-
;

ment que Yldea Dei, en même temps qu'elle est dans la


Pensée le correspondant de la Faciès, en même temps
qu'elle est, si l'on veut, « Idea totius Universi », est éga-
lement Idée de l'infinité des autres modes immédiats, idée
de la Voluntas Dei, par exemple, ou de Y « Amor Dei »,
idée encore de Y Anima M
undi. Elle exprime, dans l'Intellect
infini, chacun de ces modes en langage de pensée et ;

voilà pourquoi Spinoza ne pouvait la mentionner comme


le symétrique exact de la Faciès, car ce terme symétrique

eût été une Idea Universi, c'est-à-dire l'un des aspects


seulement de Yldea Dei, parmi une infinité d'autres aspects.
Nous \oici donc au premier stade de la procession
divine ; nous ne sommes encore que dans le domaine de
l'Idée. Dieu, par son Intellect infini, a formé jusqu'ici
l'idée de son Essence et de ce qui en suit nécessairement.
Mais il importe de remarquer que ces multiples essences,
en lesquelles se diversifie Yldea Dei, ne sont pas encore
des êtres, mais seulement des obj,ets idéaux, des Essences-
Idées, et non des Essences-Etres. C'est ce que Spinoza
explique dans la Pr. 5 du Livre II, après avoir défini
Yldea Dei: « L'être formel des idées, dit-il, reconnaît pour
cause Dieu, en tant seulement qu'il est considéré comme
être pensant, non en tant qu'il s'explique par un autre
attribut ». En effet, démontre-t-il, l'être formel des idées
est un mode du penser, c'est-à-dire un mode qui exprime
d'une certaine manière la nature de Dieu, en tant seule-
ment qu'il est chose pensante, et ainsi n'enveloppe le ''

concept d'aucun autre attribut de Dieu, et conséquemment


n'est l'effet d'aucun autre attribut, sinon de la pensée
(Eth. IL 5 et déni.).
En d'autres termes, VIdea Dei commence par être d'abord
une sorte de monde intelligible, une réunion d'essences
idéales. Alors se produit le second moment de la procès-
LIVRE II CHAPITRE IV 255

. sion, que nous avons appelé la création par le Verbe;


L'Essence-idée devient Essence-force et engendre un Etre
réel. — Le processus est décrit par Spinoza dans le Scolie
de la Pr. 3. Uldea Dei chose que l'idée de
n'est autre
l'Essence divine; or l'Essence de Dieu est active et n'est
rien d'autre que la Puissance de Dieu. Donc, par cela seul
qu'il pense son Idée, Dieu est amené à en développer le
contenu d'une façon effective, c'est-à-dire à produire une
infinité d'êtresen une infinité de modes car il nous est ;

aussi impossible de concevoir Dieu comme n'agissant pas


que comme n'étant pas. En pensant son Idée, Dieu est
nécessairement amené à rendre sa pensée effective, c'est-
à-dire à créer des êtres réels. Et ainsi, conclut Spinoza,
« de l'Idée de Dieu suivent maintenant une infinité de
choses en une infinité de modes » (Pr. 4).
Le mécanisme est simple chaque essence idéale dans
:

l'Entendement infini est une sorte de mixte qui comprend,


en proportions variables, des idées dépendant des divers
attributs il suffit alors que Dieu féconde en quelque sorte
;

ces essences intelligibles, en laissant découler des attri-


buts correspondants la quantité de puissance nécessaire
pour animer peu à peu les divers éléments de l'Idée.
Celle-ci devient bientôt, à son tour, un être vivant, une
essence active qui, comme l'Essence divine initiale, va
s'efforcer de passer à l'existence, dans la mesure où le lui
permettra la quantité de puissance qu'elle va recevoir des
divers attributs impliqués dans sa notion. « A ce moment
précis les choses ne sont plus seulement des modes du penser,
elles deviennent des modes qui suivent de leurs attributs pro-
pres, avec la même que leurs Idées suivaient de
nécessité
l'Attribut de la Pensée (Cor. de la Pr. 6). En résumé, toute
l'opération créatrice tient dans cette courte formule du
Cor. de la Pr. 7 que « la puissance de penser de Dieu
étant égale à sa puissance actuelle d'agir, tout ce qui suit
formellement de la nature infinie de Dieu, suit aussi en
Dieu objectivement, dans le même ordre et avec la même
*256 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

connexion, de l'Idée de Dieu Voilà comment, suivant


».

le théorème célèbre, « l'ordre et la connexion des idées

sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses ».


(Pr.7.)
^ La démonstration s'éclaircit encore dans le Scolie qui
«Aussi longtemps que les choses sont
suit la Prop. 7 :

considérées comme des modes du penser, nous devons


expliquer l'ordre de la nature entière, c'est-à-dire la

connexion des causes, par le seul attribut de la Pensée,


et en tant qu'elles sont considérées comme des modes de
l'Etendue, l'ordre de la nature entière doit être expliqué
aussi par le seul attribut de l'Etendue, et je l'entends de
même pour les autres attributs. C'est pourquoi Dieu est
réellemejitLj3n_J^Ljpu^ infinité

d'attributs, cause des choses comme elles sont en elles-


mêmes, et je ne puis présentement expliquer cela' plus
clairement. » (Eth. IL 7 Se.) Telle est la description
intellectualiste de l'acte créateur; mais, bien entendu,
c'est toujours la même
Essence divine qui est partout
présente; sous les attributs, sous l'Intellect infini, sous les
modes enfin, c'est toujours la même activité émanatrice
qui se déploie, et cette grande idée permet à Spinoza de
retrouver, au terme de sa description presque personna-
liste de la création, l'idée première du panthéisme qui
avait été celle des plus anciens philosophes hébreux.
« Ils avaient vu, comme à travers un nuage, que Dieu,

l'Entendement de Dieu et les choses dont il forme l'idée,


4î sont une seule et même chose. »
T
43 Ainsi se justifie formule des Cogitata que nous
la

avions déjà expliquée à propos de l'Essence divine :

l'essence, avant la création des choses, diffère de l'essence


après la création. Avant la création, elle est seulement
puissance indéterminée après la création, cette puissance
;

reçoit de l'idée sa détermination, et tend à passer à l'exis-


tence. Et elle se distingue alors de l'Essence divine origi-
LIVRE II CHAPITRE IV 257

naire, en ce que passe à l'existence par une sura-


celle-ci
bondance naturelle et nécessaire, parce que libre, tandis
que les essences des modes créés ne passent pas, d'un
seul coup, nécessairement à l'existence, empêchées qu'elles
sont par la tendance corrélative des autres essences à y
passer elles-aussi.
Nous touchons ici à un des problèmes les plus délicats
peut-être du spinozisme. Dans cette doctrine de l'univer-
sellesurabondance divine, dans ce panthéisme où il
semble que l'Essence de Dieu doive se déployer dans tous
les sens et réaliser en bloc tous les possibles, comment se
fait-il que toutes les essences ne passent pas à la fois à
l'existence, automatiquement, par la même nécessité que
l'Essence divine? Comment se fait-il, en d'autres termes,
que toutes les essences-idées ne se transforment pas, au
même instant en essences- forces, c est-à-dire qu'elles ne
reçoivent pas des divers attributs impliqués par leur notion
la puissance qui leur serait nécessaire pour passer à l'exis-
tence et devenir des êtres réels? Le problème, en deux
mots, est le suivant : Comment peut-ily avoir dans le
panthéisme de Spinoza des idées de Modes inexistants,
c'est-à-dire des essences-idées auxquelles ne corresponde
aucune existence réelle?
Ce problème de l'actualisation effective des essences
dans la durée, par quoi l'éternité divine arrive à se mani-
fester dans le temps, ne va-t-il pas impliquer encore, en
dépit des textes intellectualistes, une sorte de choix volon-
taire et d'élection des' possibles jusque dans la Nature
divine elle-même? Spinoza ne va-t-il pas être amené à
limiter la surabondance infinie de son Dieu-substance, qui
tendrait a réaliser indifféremment tous les possibles, par
un Dieu personnel qui les appelle à 1 existence, chacun à
leur tour, dans un ordre déterminé, et dans la mesure où
ils sont compossibles en même temps dans cette « Face

de tout l'bnivers » qui constitue vraiment l'affirmation


de Dieu dans le temps et dans l'espace? Essayons
.

17
258 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

cTéclaircir quelque peu cette théorie délicate de l'actualisa-


tion effective des possibles.
Elle apparaît dans Y Ethique avec la 8 e Pron. du II e Livre,
immédiatement après la théorie de la création par l'Idée
de Dieu Spinoza y consacre un seul théorème et un sco-
:

lie assez obscur : « Les Idées des choses singulières ou

modes n'existant pas doivent être comprises dans l'Idée


infinie de Dieu, de la même façon que les essences for-
melles des choses singulières ou modes sont contenues
dans les attributs de Dieu.» Tout d'abord, ces idées de
choses inexistantes: sont-elles des possibles (analogues
aux possibles leibniziens), que Dieu pourrait, à son gré T

appeler à l'existence, mais qu'il choisit, suivant des raisons


morales par exemple? Là n'est pas la pensée de Spinoza ;

Il a affirmé trop souvent, et d'une façon expresse, que la

notion de choses contingentes ne se pose pas au regard de


Dieu, pour que l'on puisse s'arrêter à cette interprétation.
Il n'y a pas en face du Dieu de Spinoza, comme en face

du Dieu de Leibniz, un monde de possibles que son


Entendement pourrait réaliser indifféremment. Tout ce
qui est possible à ses yeux est absolument nécessaire la ;

notion de contingence, comme nous allons le voir, loin


d'impliquer une plus grande puissance de l'entendement r

implique plutôt une faiblesse et une impuissance. Ce sera le


point original du spinozisme.
Certes, il existe dans YIdea Dei une quantité de possi-
bles qui, non seulement ne sont pas réalisés, mais encore
ne le seront jamais. Mais ces possibles ne sont pas dans
YIdea Dei en tant que pensés par Dieu ils y sont contenus
;

en tant que pensés par les âmes humaines, au même


titre que les idées fausses, comme la chimère, et les
divers êtres de raison :« On demande si Dieu connaît les

maux et les péchés, les Etres de raison et les autres


choses semblables. Nous répondrons que Dieu doit néces-
sairement connaître les choses dont il est cause... Seule-
ment, comme ils ne sont rien dans les choses, mais
LIVRE II CHAPITRE IV 259

n'existent que dans humain, il s'ensuit que Dieu


l'esprit
ne les connaît pas en dehors de l'esprit humain .. Et de
même pour les choses universelles qui ne sont pas l'objet
de la Science de Dieu, et qu'il ne connaît qu'en tant qu'il
connaît les esprits des hommes. » (Cog. II, ch. vu, § 4-5).
Enfin, remarque Spinoza, il y a dans Yldea Dei des
idées vraies, et qui pourtant ne seront jamais réalisées:
« Sinous concevions tout l'ordre de la Nature, nous
trouverions que beaucoup de choses dont nous percevons
la nature clairement et distinctement, c'est-à-dire dont
l'essence est nécessairement telle ou telle, ne peuvent
exister en aucune manière, car il est aussi impossible que
de telles choses existent dans la Nature que nous connais-
sons présentement, qu'il est impossible qu'un grand élé-
phant puisse pénétrer dans le trou d'une aiguille. » [Cog. I,
ch. m §6.)
Ce texte pourrait encore faire croire que ces possibles
contenus dans Yldea Dei, pourraient être réalisés par
Dieu s'il le voulait. Mais ne nous y trompons pas; ils n'y
sont contenus que médiatement. par l'intermédiaire des
âmes humaines, c'est-à-dire des choses déjà créées. Ils ne
sont donc pas, en Dieu même, antérieurs à la création,
comme le seront les possibles leibniziens; ils sont, au
contraire, logiquement postérieurs. On
ne peut même pas
dire qu'ils soient impossibles au regard de Dieu à vrai ;

dire, ils ne sont ni contingents, ni même impossibles; ils


ne se posent pas du tout à son Entendement, au moment
où il va créer. Ils ne sont pas encore, ils n'ont pas encore
apparu.
Par suite les « Idées de modes inexistants » dont il est
question dans le Théorème 8, ne sont pas des Idées d'êtres
contingents qui pourront exister ensuite ou ne pas exister;
ce sont des Idées d'êtres nécessaires qui existeront certai-
nement, mais dont ce n'est pas encore le moment d'être
créés. C'est ce qui confirme le Corollaire : « Aussi long-
temps que des choses singulières n'existent pas, si ce
%Q LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

n'est en tant que comprises dans les attributs de Dieu,


leur être objectif, c'est-à-dire leurs idées n 'existent pas,
si ce n'est qu'en tant qu'existe l'Idée infinie de Dieu. »

Ainsi, une fois pour toutes, il convient de faire dans


YIdea Dei deux parts les Idées qui s'y trouvent avant la
:

création, et celles que la création y a ajoutées à titre de


pensées des âmes humaines. Les secondes peuvent être
contingentes ou nécessaires, peu importe elle ne nous
;

intéressent pas pour le moment. Les premières seules nous


intéressent, parce qu'elles concernent i Entendement divin
avant la création. Or, toutes ces idées ne sont pas seule-
ment possibles, mais nécessaires, ou plutôt elles ne sont
possibles que parce qu'elles sont nécessaires, parce qu'elles
se confondent avec l'Etre divin lui-même qui va se
réaliser, avec ce que Dieu va produire par la surabon-
dance à la fois nécessaire et libre de sa Puissance. Comme
le répète Spinoza, « l'objet de la Science de Dieu » est
Dieu lui-même :Dieu ne peut penser avant la création
que ce qu'il va réaliser nécessairement.
Voilà pour les idées possibles de modes encore inexis-
tants contenus dans YIdea Dei. Nous savons qu'à toutes
ces idées correspondront des êtres réels comment va
:

s'opérer leur création ? Le voici : Si, suivant la termino-


logie scolastique, l'être objectif de ces choses singulières
est contenu dans YIdea Dei, leur être formel, avant la
création, est contenu dans les divers attributs divins. Autre-
ment dit, de même que les Idées des choses ne possèdent
encore, avant la création, qu'une existence en quelque
sorte virtuelle et simplement logique dans YIdea Dei, leur
être futur n'existe également dans les attributs divins qu'à
l'état de simple virtualité. Là réside vraiment là contin-
gence, bien plutôt que dans Yfdea Dei; les choses avant
la création, sont contingentes quant à leur puissance ou,
si l'on veut, quant à leur essence-productrice, tandis
qu'elles sont nécessaires, au contraire, quant à leur con-
naissance et à leur Idée.
LIVRE H — CHAPITRE IV . 261

Sur ce point, en effet, la solution ne saurait faire de


doute: les essences des choses ne sont pas individualisées tant
qu'elles restent contenues dans les attributs divins avant
leur création ; ne se distinguent et s'individualisent
elles
que lorsque, descendant des attributs par émanation, elles
passent au rang de modes. C'est ce que Spinoza explique
dans le 2 e Appendice du Court Traité, qui constitue avec le
théorème précité de Y Ethique, Tunique source de la théorie
des modes inexistants « L'essence de toutes les modifica-
:

tions est contenue, y est-il dit, dans les attributs Mais


il faut remarquer que ces modes, considérés en tant que

n'existant pas réellement, sont néanmoins tous compris


dans leurs attributs, et comme il n'y a entre les attributs
aucune sorte d'inégalité, non plus qu'entre les essences des
modes, il ne peut y avoir aussi dans l'Idée aucune distinc-
tion puisqu'elle ne serait pas dans la Nature. Mais si
quelques uns de ces modes revêtent leur existence parti-
culière et se distinguent ainsi en quelque manière de leurs
attributs (parce que l'existence particulière qu'ils ont dans
l'attribut est alors le sujet de leur essence), alors une
distinction se produit entre les essences des modes, et par
suite aussi entre leurs essences objectives qui sont néces-
sairement contenues dans l'Idée. » (C. Tr. Append. H,
§ ii)-
Est-ce à dire pour cela que toutes les essences indivi-
duelles futures soient confondues dans les attributs en
une sorte de bloc homogène, totalement indifférencié ?
Peut-être faudrait-il invoquer ici la distinction leibnizienne
de la simple virtualité et de l'acte achevé. Les attributs
divins, avons-nous vu, sont des puissances infinies de
production, YAbsoluta Cogitatio est capacité infinie de
produire des Esprits (Mentes), comme YAbsoluta Extensio
est capacité infinie de produire des corps, comme YAbso-
luta Animatio est capacité de produire des âmes (animas).
S'ensuit-il que cette capacité de production soit totale-
ment indifférente, que la contingence soit absolue entre
262 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

ces essences possibles ne le semble pas, et Spinoza paraît


? Il

indiquer au contraire une espèce de préformation quand,


dans le Scolie du Th.4 S de l'Ethique, Livre H, il cherche à
illustrer sa pensée par un exemple, naturellement emprunté
au domaine de la Cogitatio. On peut concevoir dans un
cercle une infinité de paires de segments d'égal produit;
toutefois aucune de ces paires ne peut exister avant que le
cercle existe, et, de même, l'idée d'aucune de ces paires
ne peut être dite exister si ce n'est en tant qu'elle est
comprise dans l'Idée du cercle. Concevons maintenant que
de cette infinité de paires, deux seulement viennent à
exister, savoir D et E. Alors leurs idées existent, non
seulement en tant que comprises dans l'idée du cercle,
mais aussi en tant qu'elles enveloppent l'existence réelle de
ces paires de segments, par où il arrive quelles se dis-
tinguent des idées des autres paires.
Telle est la notion spinoziste de la préformation des
essences au sein des attributs avant la création : Certes,
dit Spinoza,qu'on ne s'attende pas à avoir un exemple
qui puisse expliquer adéquatement la chose attendu quelle
est unique [Eth. JI, 8, Se). Faut-il parler d'un enveloppe-

ment analogue dans l'espèce, ou des


à celui des individus
objets particuliers dans l'idée générale? Non, rien n'est
capable de donner une explication adéquate, et cela parce
que la question est posée en terme de puissance, de capa-
cité productrice, et qu'aucun concept fixe et figé ne saurait
donner une idée de cette virtualité de production. La
contingence des essences est donc quelque chose de sui
generis: à en juger par l'exemple des segments du cercle,
il semble que la contingence concerne plutôt la place que

ces essences seront susceptibles d'occuper dans l'Univers.


Les deux segments de chaque paire pourront avoir des
dimensions respectives différentes, mais ils sont assujettis
à la condition d'avoir leur produit égal. Et cela fait songer
à la définition de la Faciès Totius Universi, dont Spinoza
disait à Schuller « qu'elle reste toujours la même, quoi-
LIVRE II CHAPITRE IV 263

quelle change dune infinité de façons.» (Ep.64. V.-L. t. Il,


p. 392). La façon dont se comportent les divers mouve-
ments individuels au sein de cette Faciès est éminemment
variable, mais la proportion finale de tous ces mou-
vements, l'Equation générale de l'Univers, en dépit de
tout, doit rester invariable. Et, de même, chaque individu
particulier est susceptible d'une infinité de variations dans
le repos et la vitesse de ses éléments, mais l'individualité
subsiste tant que subsiste la même proportion de mouve-
ment et de repos.
Tout porte donc à croire que les essences des individus
créés sont contenues dans leurs attributs respectifs d'une
manière à peu près analogue. Prenons YAbsoluta Exten-
sio, le dernier des attributs. En soi, elle est simple puis-

sance de mouvement, capacité infinie de production, sus-


ceptible par suite d'engendrer dans l'Univers des mouve-
ments de toutes sortes en cela consiste sa contingence. En
:

ce sens, les mouvements des individus particuliers sont


contenus en elle, peut-on dire, à l'état de purs possibles,
d'essences contingentes toutes également possibles. Mais,
aux yeux de Dieu, c'est-à-dire dès que, par l'apparition
de la Faciès, Dieu prend conscience de lui-même, la
question de possibilité contingente qui se pose pour nous,
perd tout son sens. Une seule série d'essences est possible,
parce quelle est nécessaire celle qui
; s'accorde avec
l'équation de la Faciès, c'est-à-dire avec l'existence même
de l'Individualité de Dieu

44. Telle est la façon dont Spinoza conçoit ce que le


panthéisme alexandrin appelait la « Chute des Ames », et
leur descente de l'absolu. Ici également, il y a pour ainsi
dire chute les essences descendent elles aussi des attri-
;

buts divins, où elles existaient à l'état d'enveloppement,


et où elles participaient de l'éternité divine, pour tomber
dans la durée et dans le monde du devenir. A cet instant
précis, suivant le mot du Court Traité, « l'existence parti-
264 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

culière qu'elles avaient dans l'attribut devient le sujet de


leur essence. »

Sur la nature de cette existence particulière au sein de


nous nous sommes, semble-t-il, suffisamment
l'attribut,
expliqués. Les essences ne sont pas, par avance, entière-
ment individualisées, comme elles le seront par la suite.

En d'autres termes, il n'y a pas, à proprement parler, dans


les attributs , comme l'eût dit Plotin, « une idée de
Socrate ou une idée de Pythagore. » A la question de la
5 e Ennéade (ch. vu) « Y a-t-ii des Idées des Individus
:

avant toute création ?», Spinoza eût répondu sans hésiter


par la négative. Non! tant que les essences sont conte-
nues en puissance dans les attributs divins, elles ne sont
pas différenciées en tel ou tel individu. Sans cela, comme
elles y participent évidemment de la nature de Dieu, ces
essences devraient, comme Dieu, passer d'elles-mêmes
automatiquement à l'existence. Or Spinoza a constam-
ment affirmé le contraire avec la plus grande énergie. A
l'inverse de l'Essence divine, les essences des créatures
n'enveloppent pas l'existence nécessaire « Rerum a Deo :

productarum essentia non involvit existentiam. » [Eth. I,


24). Une fois de plus, pour employer le langage de
Plotin, il n'y a pas, à vrai dire, «dans VAbsoluta Extensio
« le corps de celui-ci, le corps de celui-là », pas plus

qu'il n'y a dans YAbsoluta Animatio « l'âme de celui-ci,


l'âme de celui-là. »
Ce qui permet à Spinoza de ne pas suivre Plotin sur ce
point et d'échapper à ses commentaires embarrassés, c'est
sa conception véritablement originale des modes infinis^
intermédiaires entre la Nature naturante et la Nature
naturée. ne faut pas l'oublier: Ç est seulement avec ces
Il

modes immédiats et après leur apparition, qu'il peut être


,

question d'individualité, sous quelque forme que ce soit.


N'est-ce pas assez dire que toute notion d'individualité
est exclusivement du domaine de la Nature naturée? elle
ne saurait exister, en aucune façon, dans la Nature natu-
LIVRE II CHAPITRE IV 265-

rante, dans les attributs divins eux-mêmes.


c'est-à-dire
Tant quelles demeurent enveloppées dans ces attributs,
les essences des créatures sont contingentes, parce que
la puissance qui va les animer est susceptible encore d'une

infinité de déterminations possibles. Tant qu'ils sont


contenus dans YAbsoluta extensio, les corps de l'Univers
peuvent être encore tels ou tels, comme les âmes-esprits y

tant qu'elles sont en puissance dans YAbsoluta Cogitatio


ne sont pas encore prédéterminées à revêtir telle ou telle
forme.
Mais il n'en est rien, en revanche, dès que l'Entende-
ment divin, premier mode immédiat, les a fait passer dans
Yldea Dei. désormais, toute indétermination a cessé :
Ici,

Tundis que la Puissance de Dieu pouvait réaliser n'importe


quel possible, son Entendement ne peut concevoir que le
nécessaire. Si donc on discute et on hésite sur la notion
spinoziste de la contingence, c'est qu'on ne la place pas là
où elle est on pense à un démiurge comme
véritablement ;

ïè Dieu de Leibniz, en face duquel se présentent indiffé-

remment une infinité de possibles idéaux, tous également


réalisables. En vérité, on peut dire qu'une infinité de
possibles se présentent aussi en face de l'Intellect infini
du Dieu spinoziste. Mais ces possibles ne sont pas des idées,
ce sont des possibilités de production. Cela n'est même
pas assez exact; car ces possibilités ne constituent pas
une pluralité mais une continuité indivisible. h'Absoluta
Cogitatio n'est susceptible de produire plus tard des idées
particulières que parce qu'elle est en soi capacité continue
d'émanation, susceptible de produire indifféremment n'im-
porte quelle idée, n'importe quelle âme.
La contingence existe donc bien dans Spinoza, mais
elle n'est pas là où les systèmes exclusivement personna-
listes, ont l'habitude de la présenter à savoir dans l'En-
:

tendement divin. Et cela tient à ce que la Personnalité du


Dieu spinoziste n'est qu'un produit dérivé. Avant de
prendre conscience de lui-même, le Dieu de Y Ethique est
^266 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

la Substance infinie du panthéisme. En deux mots, la


contingence est vraiment dans la Puissance de Dieu, mais
elle n'estpas dans son Intelligence; ou plutôt, lorsque cette
Intelligence est apparue, la contingence ri est plus; la
nécessité règne désormais sur les essences. Ya-t-elle régner
aussi sur les existences qui s'ensuivront? C'est ce que nous
allons maintenant examiner.
Certes, nous savons d'avance qu'il n'en est rien : « Les
essences des choses produites par Dieu, est-il dit dans
V Ethique, n'enveloppent pas l'existence nécessaire. »

Comment donc l'existence de ces choses singulières suit-


ellede leur essence? La réponse est donnée au II e Livre,
par la Prop. P. « L'Idée d'une chose singulière, existant
en acte, a pour cause Dieu, non en tant qu'il est infini,
mais en tant qu'on le considère comme affecté de l'idée
d'une chose singulière existant en acte, idée de laquelle
Dieu est cause pareillement en tant qu'il est affecté d'une
troisième, et ainsi à l'infini. » — Ce qui signifie : les
essences peuvent développer leur existence, dans la me-
sure où elles sont toutes compossibles dans l'Univers.
Mais alors n'est-ce pas introduire, sous une autre forme,
une détermination nécessaire de l'existence, incompatible,,
semble-t-il, avec l'affirmation précédente? Nous retrou-
vons ici le problème de la conciliation du libre-arbitre
des créatures avec la Prédestination de Dieu, dont Spinoza
avait dit dans les Cogitata, qu'il dépassait la compréhen-
sion humaine. Voici, en effet, que la contingence que nous
avions pu éliminer des décisions divines touchant la
création des essences, reparaît cette fois, à nouveau, à
propos de la volonté des créatures, et menace de renverser
le plan divin. Car la liberté des êtres créés, Spinoza ne la

nie plus Avec la même certitude qu'il affirmait la création


:

nécessaire des essences par Dieu, il affirme la liberté de


déploiement de ces essences « Si nous sommes attentifs
:

à notre nature, nous concevons clairement que nous


sommes libres dans nos actions, et que nous délibérons
LIVRE fi — CHAPITRE IV 2f>7

sur beaucoup pour cette seule raison que nous le voulons.»


(Cog. /, ch. m fin.)

Tout ce que concède Spinoza, c est que nous ignorons


absolument « comment cette volonté humaine peut être
créée par Dieu à chaque instant, de telle sorte qu'elle
demeure libre. » Mais il n'en reste pas moins vrai que
dans ce même chapitre des Cogitata, où il avait écarté
résolument de Dieu ces deux notions de possible et de
contingent, il termine en les rétablissant toutes deux au
regard des créatures. Sans doute, puisque tout dans
l'Univers, en dernière analyse, doit être exprimé dans
Yldea Del, possible et contingent « ne peuvent évidem-
ment signifier qu'un défaut de notre connaissance au sujet
de l'existence des choses ». Malgré tout cependant, dans
la mesure où les essences particulières ont reçu des attri-

buts divins, au moment de l'Acte créateur, ne fût-ce


qu'une parcelle de la Puissance émanatrice de Dieu, elles
doivent participer elles aussi de la libre capacité de
production qui était dans leur principe; ne vont-elles donc
pas agir et se comporter, à leur tour, comme autant de petits
dieux ?

45. Le mécanisme de la création, en effet, a consisté à


faire correspondre aux diverses idées de Yldea Dei des
essences actives, c'est-à-dire à détacher de chacun des attri-
buts divins la part de puissance impliquée dans l'Idée à
créer. Car, explique Spinoza, dans l'Appendice déjà cité
du Court Traité, les Idées ne sont pas seulement des
expressions des modes de l'étendue, mais encore des
modes de tous les autres attributs. Au premier rang de
ceux-ci se trouve naturellement YAbsoluta Cogitatio ; donc
le premier effet de la création sera de laisser émaner de

cet attribut une certaine part de puissance divine, suscep-


tible d'animer l'Idée. Le produit de cette émanation
constitue ce mode fini de la pensée que Spinoza appelle
la mens. En même temps, découlent de tous les autres
?68 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

attributs les expressions successives de Puissance de


la

Dieu, en so.rte que cette mens se complète par un qnimu s,


une anima, un corpus. Quand tous les attributs ont ainsi
procédé, la synthèse ainsi produite constitue un mode
fini, une créature essentiellement active comme Dieu.

En ce sens, tous les êtres de la Nature naturée participent


évidemment de l'infinité des attributs divins. Sans doute,
quand Tschirnhaus demandait s'il y avait dans la nature
des êtres participant à deux, trois ou quatre attributs,
Spinoza ne parlait dans sa réponse que des deux seuls
attributs privilégiés de la pensée et de l'étendue. Mais il
ne s'agissait là, nous l'avons vu, que de la connaissance
rationnelle et claire des attributs, dans la transcription
purement intellectualiste du système. En fait, le texte de
l'Appendice du Court Traité est formel : « Nous croyons

avoir expliqué quelle sorte de chose est lame en général,


entendant par là non seulement les idées qui naissent des
modifications corporelles, mais aussi celles qui naissent
d'une modification déterminée des autres attributs ».
(C. Tr. Append. 11, § 12.)
Or cela montre que notre conception des attributs inter-
médiaires n'est en aucune façon artificielle, puisque nous
n'avons fait que réaliser et étaler en quelque sorte le
contenu de l'âme en général, en la déployant graduelle-
ment en mens, animas et anima. Mais il faut remarquer
qne ce déploiement n'est nécessaire que si l'on veut faire
entrer dans l'ensemble de la doctrine les points de vue de
la théologie et de la politique. Si, au contraire, on veut

s'en tenir à l'expression seulement intellectualiste, alors


les deux attributs extrêmes, Pensée et Etendue, suffisent,
car, suivant la conception fondamentale du spinozisme,
chacun des attributs, ou plutôt chacun d(s modes, est
représentatif de tous ceux qui sont au-dessous de lui dans la
hiérarchie. Il suffit d'ailleurs de pénétrer un peu profon-
dément dans YEthique pour s'apercevoir que la symétrie
du couple mens-corpus est toute apparente.
LIVRE II — CHAPITRE IV 269

L'âme humaine, par exemple, sur laquelle Spinoza a


insisté davantage, n'est pas simplement cette idée du
corps, qu'elle devrait être pourtant, si l'homme ne parti-
cipait qu'aux deux attributs divins privilégiés. En fait, ses
fonctions sont multiples. Elle est d'abord «idée du corps»,
et cette idée est claire ; elle est ensuite idée des corps
extérieurs, mais cette idée est confuse et du domaine de
l'imagination. Comme ces corps extérieurs sont la source
d'affections, elle est idée de ces affections. Gomme son
propre corps est composé d'une pluralité d'éléments, elle
est idée de ces éléments. Comme les esprits animaux
produisent des sentiments, elle est idée confuse de ces
sentiments. Comme les hommes entre eux s'aiment ou se
haïssent, elle est idée de cet amour. Enfin elle est idée
de Dieu. Et pour couronner cet édifice, voici que Spinoza
déclare tout à coup, au milieu du II e Livre de Y Ethique,
qu'elle est idée d'elle-même, en ce sens qu'il « existe une
idée de l'âme qui est unie intimement à l'âme, comme
l'âme est unie au corps ». (Pr. 21.)
L'âme est donc une synthèse infiniment complexe, et
cela va de soi, puisqu'elle a pour rôle d'exprimer dans son
langage l'infinité des attributs. Or nous n'avons fait autre
chose qu'étaler ce contenu de l'âme, correspondant à ces
divers attributs, et nous avons ainsi abouti à la déployer
en une hiérarchie de puissances, échelonnées entre les
deux grands attributs de la traduction intellectualiste, la
pensée et l'étendue. Quant à comprendre pourquoi Spinoza
s'est efforcé de rapporter toutsystème à ces deux seuls
le

plans de projection, la raison en est simple c'est que :

toute spontanéité disparaissait par là, que tout se rame-


nait à un mécanisme inflexible, d'une part le mécanisme
des mouvements dans l'étendue, de l'autre le mécanisme
des idées dans la pensée, et cela grâce à la conception
cartésienne qui avait permis, contrairement à la tradition
antique, de réduire la matière aux lois mathématiques de
l'entendement.
270 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Mais cette matière ainsi entendue ne représente, nous


lavons vu, que le dernier échelon de l'Existence divine
dans la procession des attributs. En fait, Y Absoluta Exten-
sio se double immédiatement dune Absoluta Animatio qui
caractérise vraiment la Vie de Dieu en engageant son
Essence dans l'étendue et cette
: Absoluta Animatio,
à son tour, se relie à Y Absolu ta Cogitatio par l'inter-
médiaire d'un attribut affectit qui est. si Ion veut, YAbso-
lutus Âmor. Par suite, si nous voulons rendre compte
de la procession des modes, il convient de l'envisager
successivement dans chacun de ces attributs divers, en
commençant plutôt par l'étendue que par la pensée,
parce que les modes du corps ne contiennent que des
éléments émanés de YExtensio, tandis que, pour obtenir
les modes de la mens à l'état pur, il faudrait d'abord faire
le départ, dans ce que Y Ethique appelle l'âme, entre ce

qui dérive exclusivement de la Cogitatio et ce qui provient


de l'expression des autres modes.

46. Transportons-nous donc dans Y Absoluta Extensio,


au moment de la création. Que se passe-t-il? Conformé-
ment au plan de YIdea Dei, le Motus et quies, premier
mode immédiat, fait émaner de la puissance de l'Etendue
attribut toutes les essences actives de tous les corps de
l'Univers, et ces essences constituent une immense syn-
thèse harmonieuse : la Faciès totius Universi, deuxième
mode éternel. On peut considérer, dès lors, toute la

procession comme le développement de la Faciès, comme


un déroulement hiérarchique de tous les modes qui vien-
nent s'échelonner au-dessous d'elle, suivant la diminution
progressive de leur éternité et leur abaissement dans le?
durées, de plus en plus courtes, d'une existence de plus
en plus voisine de l'inerte matérialité de l'atome.
Lemnes, insérés au II e Livre de
C'est dans une série de
Y Ethique, après la Prop. 13, que Spinoza a exposé cette
hiérarchie des corps dans la nature Naturée. L'idée qui h
LIVRE II — CHAPITRE IV 27Ï

domine une sorte de généralisation des théories biolo-


est
giques de Leuwenhoeck et de Swammerdam, qui venaient
de se faire jour: Un corps qui parait simple se compose de
plusieurs individus, dont chacun est lui-même fort com-
posé. Pourtant, tandis que Leirniz poussera jusqu'à
l'infini cette composition, Spinoza s'arrête à des éléments

premiers qui sont de véritables corps simples, des atomes r


ou, au sen& étymologique, des individus (ce qui ne peut
plus être divisé).
Il semble que ce soient en somme des infiniment petits
de matière, car dans les Cogitata, Spinoza met au nombre
des vérités indiscutables « cette division réelle de la
matière en particules indéfinies en nombre, démontrée avec
assez d'évidence, bien que nous ignorions comment cette
division a lieu ».(Cog. 1. ch. m, fin). Ces corps élémentaires
ne se définissent plus que par leur vitesse, leur quantité
de mouvement et de repos. De la sorte un individu quel-
conque, un individu du second degré pourrait-on ,dire, est
composé de ces « individua corpora » élémentaires, « de
ces corps les plus simples qui se distinguent entre eux par
le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur », et
l'individu-synthèse conserve sa forme tant que persiste
dans les composants la même relation entre le mouvement
et le repos. Mais, ajoute le Scolie du Lemne VII, on peut
concevoir un individu du 3 degré composé d'individus du
e

second, et qui conservera encore sa forme, dans les mêmes


conditions « Et continuant ainsi à l'infini, nous conce-
vrons que la Nature entière est un seul individu, dont les
parties, c'est-à-dire tous les corps, varient dune infinité de
manières, sans aucun changement dans L'Individu total ».

(Eth. IL Lemne Ml Scolie.)


Sans doute, nous savons par une des dernières lettres à
Tschirnhatjs, du 15 juillet 1676, que Spinoza « espérait
avoir quelque jour l'occasion, si Dieu lui prêtait vie, de
traiter à fond cette matière, sur laquelle il n'avait pu rien
mettre en ordre jusque là »(£/>.&?. V.-L. t. II, p. 429). Mais
1>72 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

la mort Ta empêché d'exécuter ce projet ; aussi la théorie


des modes de l'étendue demeure-t-elle confuse. Spinoza,
sans doute, eût probablement poussé jusqu'au bout, comme
Leibniz, les conclusions des expériences de Leuwenhoeck;
il eût été amené à reculer à l'infini les corps élémentaires, et
à ne plus concevoir aucune limite à la division de l'étendue.
A cette limite, la matière se volatilisait, comme il devait
arriver dans les monades : on retrouvait véritablement
l'idée antique de la continuité infinie de la procession,
jusque dans ces degrés ultimes où la matière, comme
l'avait voulu Plotin, semblait sombrer dans le néant.
Telle était la conclusion logique de l'hypothèse initiale
de la procession que venaient confirmer les découvertes
nouvelles de la Biologie. Malheureusement, Spinoza se
laissa influencer par la mécanique cartésienne qui le
détourna de la voie que lui traçait Plotin et que devait
retrouver Leibniz. Il eut conscience, d'ailleurs, qu'il
introduisait par là une sorte de désharmonie dans son
système, et, jusqu'à sa mort, il conserva l'espoir de la

corriger. Mais en l'absence de textes définitifs, nous devons


nous en tenir à ceux que nous a laissés Spinoza, Or, dans
une lettre à Oldenbourg du 20 nov. 1665, il commentait la
théorie de l'emboîtement des corps exposée dans Y Ethique,
Nous croyons être des individus indépendants, c'est une
illusion; c'est à peu près comme si les diverses parties du
chyle et de la lymphe se considéraient, au milieu du sang,
comme des organismes indépendants. Sans doute il pour-
rait en être ainsi aux yeux d'un petit ver qui vivrait dans le
sang et dont la vue serait assez perçante pour en distin-
guer les particules. A ce ver les mouvements de la lymphe
et du chyle apparaîtraient comme réglés uniquement par
la nature du sang, car il ne concevrait pas d'autre milieu:
Le sang lui semblerait être un tout. Mais nous qui savons
que le sang, loin d'être un tout individuel, n'est qu'une
partie d'un organisme plus vaste, nous ne manquerions pas
de trouver la conception du ver par trop simpliste bien ;
LIVRE II CHAPITRE IV 273

vite,nous nous élèverions, de degré en degré, à un emboî-


tement des êtres les uns dans les autres, chacun d'eux
jouant alternativement le rôle de partie et de tout « Je :

dis maintenant que tous les corps de la nature peuvent être


conçus comme nous venons de concevoir cette masse de
sang, puisque tous les corps sont environnés par d'autres
corps, et se déterminent les uns les autres à l'existence et
à l'action suivant une certaine loi, le même rapport du
mouvement au repos se conservant toujours dans tous les
corps pris ensemble, c'est-à-dire dans l'univers tout entier.
D'où il suit que tout corps est une partie de l'Univers qui
s'accorde avec le tout et est uni à toutes les parties. Et
comme la nature de l'Univers n'est pas limitée comme celle
du sang, mais absolument infinie, toutes ses parties
doivent être modifiées d'une infinité de façons et souffrir
une infinité de changements, en vertu de la puissance
infinie qui est en elle » V.-L. t. II, p. 310).
(Ep. 32, v

Ainsi donc, s'il est vrai que Spinoza ne pousse pas,


comme le fera Leibniz, la division des corps à l'infini, en
revanche il pousse jusqu'à l'infini leur synthèse, ce que
Leibniz au contraire se refusera à faire. La Théodicée
enseignera que si chaque parcelle de matière contient une
infinité de créatures, l'Univers, pris en bloc ne saurait être
considéré comme un animal ou une substance. Si chaque
individu est comme un étang plein de poissons, l'étang *

n'est pas un animal, mais une masse qui les contient.


(Théod. Préf. et § 195.)
Mais cette concession que Leibniz n'a pas voulu faire au
panthéisme, Spinoza la dégage expressément des pré-
misses de son système la réalité fondamentale appartient
:

à l'individu, à l'être singulier. Et c'est pourquoi deux sortes


d'êtres seulement possèdent l'indépendance ; au sommet,
l'Individualité suprême du Dieu-Nature; à la base, l'indi-
vidu élémentaire, la portion d'étendue qui ne peut plus être
divisée. Entre les deux termes extrêmes, pourtant, la
différence est immense L'Individu suprême se suffit à
!

18
?74 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

lui-même, parce qu'il englobe toute la Nature; il est l'af-


firmation totale de l'Etre, il est Dieu. L'individu élémen-
taire, au contraire, représente l'isolement absolu, la
parcelle ultime dans laquelle est venu peu à peu s'éteindre
le rayonnement de la Puissance divine. Un tel être est

singulier sans doute mais son individualité possède


;

autant de faiblesse que le terme supérieur possédait de


forcé. Tandis que ce dernier est le tout qui n'est plus partie,
le premier est la partie qui ne peut plus être conçue comme

tout à l'égard d'aucune autre chose. Entre les deux termes


s'échelonnent les êtres qui sont à la fois partie et tout;
mais précisément parce qu'ils n'ont pas l'indépendance
véritable de l'individu, ne possèdent pas de réalité
ils

absolue. Ce sont de simples chaînons dans l'immense


hiérarchie de l'Univers.
Il semble, par là, que la procession tende à retrouver à
son terme l'être individuel dontelle était partie; Ausommet r
Dieu à la base l'atome. Tout ce qui remplit l'intervalle
;

n'est qu'individus d'individus. Pour s'exprimer en termes


de logique, tout le reste n'est qu'espèce. Le genre suprême
seul et l'individu dernier sont les deux termes indé-
pendants de la série mais c'est parce que le genre
;

suprême, loin d'être une notion générale, est l'individu le


plus riche, la synthèse de tous les genres subordonnés.
Or c'est ce que traduit justement, dans l'attribut Pensée,
la hiérarchie des âmes et des degrés de connaissance.

Tout à fait à la base, l'imagination, la connaissance du


premier genre, qui concerne l'individu au-dessus, vient
;

la connaissance du deuxième genre qui concerne lés espè-


ces et les notions communes. On croirait alors que la
connaissance du général est supérieure à celle de l'indi-
viduel? Erreur Voici qu'elle est surpassée, elle-même, par
!

la connaissance du troisième genre qui, à nouveau,


revient a l'individuel. Et cela s'explique par la descente
même de la procession, qui tend à retrouver à son terme
l'être indépendant dont elle était partie. Seulement, tandis
LIVRE II CHAPITRE IV 275

que l'indépendance initiale était caractérisée par le fait de


se suffire à soi-même, ou l'aùxâpxeta, l'indépendance finale,
au contraire, consiste dans l'isolement.
Rappelons maintenant que tous les systèmes panthéistes
ont 'toujours défini le mal comme le dernier degré de
l'émanation. Plotin en faisait le mode d'existence ultime
de la matière Spinoza, à son tour, l'a-t-il conçu autre-
;

ment? Le mal n'est-il pas, aussi, dans son système, l'exis-


tence de ces individualités élémentaires qui voudraient
reproduire à leur manière l'image de Dieu comme dans ,

les Ennéades la matière, « Infini d'ici-bas »,


, s'efforçait
d'imiter « l'Infini d'en haut », la Puissance infinie de
l'Un originaire?
Mais l'effort était vain, car, tandis quePuissance de
la

l'Un était infiniment surabondante, parce qu'elle était une


Unité de synthèse, en sens inverse la puissance des
,

unités élémentaires dans lesquelles s'est diluée la proces-


sion « ne peut plus rien », parce que la vie initiale s'est
éteinte, en s'irradiant dans une somme indéfinie de termes.
En sorte que la &Svapi'c primitive pouvait être dite « puis-
sance » au sens actif, alors que la frjvajitç finale conservait,
au contraire, la signification toute passive qui avait été
celle de la matière de Platon et d'AmsTOTE. Partie de la
« Puissance », la procession plotinienne s'achevait encore

dans la « Puissance »; partie de l'a7r£toov, elle aboutissait


sans doute à l'obteipov. Mais la première Puissance était
l'Infinité intensive de Dieu, surabondante;
la vie la ôûva<ju<;

de la
àtiTsipo; matière impliquait, en sens inverse,
la passi-

vité absolue et le mal.


Ces considérations vont nous aider à comprendre ce
qu'est devenu, dans le système spinoziste, le « mal » des
anciens panthéismes d'émanation. Certes, dans la traduc-
tion intellectuelle de son svstème, Spinoza se défendra
évidemmentd'employer le mot ; Bien et Mal sont des
notions humaines qui n'ont pas de sens, au regard de
l'intelligence d'une part, au regard du mécanisme de
276 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

l'étendue d'autre part. Spinoza ne parlera que de mou-


vement et de repos, d'action et de passion. Mais,
d'avance, nous pouvons prévoir que ces notions humai-
nes, qui ne sont pour l'entendement que des «.êtres de
raison », retrouveront un sens réel dès qu'on les envisa-
gera dans les modes intermédiaires de Dieu on s'aper-
:

cevra alors qu'elles sont fondées dans les attributs corres-


pondants. Nous allons les examiner maintenant, afin de
voir ensuite comment le problème du mal nous amène à
la conversion, c'est-à-dire à ce processus de retour en

Dieu, que Spinoza,, à l'exemple des émanatistes antiques,


oppose lui aussi à la procession, comme l'èrtarpocpr, des
Alexandrins s'opposait à la irpooâo;.
CHAPITRE V
La Conversion.

47. Nous voici parvenus au terme de la procession.


Par un écoulement de ses divers attributs, l'Essence de
Dieu s'est irradiée en une infinité d'essences individuelles,
et chapune d'elles, à l'exemple de son modèle divin, tend
naturellement à passer à l'existence. Mais nous avons vu que
cet effort étant contrebalancé par l'effort corrélatif des
autres essences, aucune d'elles ne passe finalement à l'exis-
tence que dans la mesure où les autres le lui permettent,
autrement dit dans la mesure où le règle la connexion
totale des choses dans YIdea Dei.
Ainsi s'établit l'équilibre de l'Univers l'enchaînement
:

des corps dans l'étendue reproduit l'enchaînement des


idées dans l'Entendement divin, et l'ensemble constitue le
déroulement infini de la Nature nàturée. Mais si un tableau
aussi harmonieux satisfait pleinement l'entendement, cor-
respond-il à la réalité ? Sans doute, l'intelligence, parce
qu'elle opère dans le devenir des modes une coupe instan-
tanée qui fige brusquement la procession, ne peut pas
prendre du monde une autre vision elle ne peut concevoir
;

l'ordre et la connexion des choses que comme le reflet


exactement parallèle de l'ordre et de la connexion des
idées.
N'oublions pas que YEthique ne nous a présenté du
devenir émanatif qu'une épure immobile dans les deux
plans extrêmes. Mais ce devenir qu'elle semble avoir
immobilisé, en le projetant à la fois dans le plan de la
278 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

pensée el dans le plan de l'étendue, n'en existe pas moins


en fait. Les essences créées devront participer, en effet,
de la liberté d'expansion de l'Essence divine livrées à
;

elles-mêmes, elles ne connaîtront aucune entrave; ne


vont-elles pas troubler, par là, l'économie du plan divin
dans Yldea Dei ? Or Spinoza, d'autre part, affirme avec
énergie, au nom du sentiment intérieur, la liberté des
créatures. Dès lors l'équilibre de l'Univers, au lieu d'être
la conséquence d'une harmonie initiale, ne sera-t-il pas

plutôt la résultante d'une infinité de heurts, de luttes et


de 'déchirements ? Au lieu de s'en tenir au monde tout
fait que nous présente le tableau éternellement réalisé
dans Yldea Dei, peut-être vaut-il mieux considérer le
monde se faisant. Nous avons jusqu'ici considéré Yldea
Dei comme la cause de la procession n est-elle pas plutôt
;

le résultat de la conversion, et nesommes-nous pas victimes,


tout simplement, de l'illusion du géométrisme, c'est-à-dire
de notre vision des choses à travers l'attribut pensée,
quand nous la plaçons à l'origine même de l'acte créateur?
Il importe donc de nous dégager, avant tout, de cette

interprétation unilatérale qui provient de ce que nous


oublions trop le postulat fondamental du système :à
savoir que la pensée n'est que l'un des attributs, parmi
une infinité d'autres, et que cette infinité caractérise jus-
tement la fécondité et la vie sans bornes de la Substance.
Pourquoi se condamner alors à l'enfermer dans les limites
d'un unique attribut, pourquoi la résoudre dans lune de
ses productions, fût-elle privilégiée ? Si nous voulons
rendre compte de la doctrine dans son intégralité, la pre-
mière condition est de ne pas l'envisager sous un seul
aspect. Que faut-il faire alors ? Prendre la créature libre
à l'origine, sans se préoccuper de son harmonie avec les
autres créatures, harmonie qui n'est peut-être qu'un résultat,
suivre, en un mot, le déroulement naturel delà procession,
sans se laisser influencer par une interprétation préconçue.
Partons simplement de l'Essence divine et de sa sura-
LIVRE II — CHAPITRE V 279

bondance infinie. Son premier acte est de passer (Telle-même


à l'existence, c'est-à-dire de se déployer en une infinité
d'attributs. Sans doute, au sein de la Nature naturante, ces
attributs ne forment pas une infinité numérique, mais une
continuité indéterminée, sans séparation intérieure et sans
juxtaposition de parties. Mais l'un de ces attributs est
létendue, et nous avons montré qu'il ne pouvait être que
le dernier. Or, en quoi consiste sa nature ? L'Extensio,
comme les autres, n'est certes qu'une puissance, et par
suite une capacité encore indéterminée. Mais cette puis-
sance a ceci de particulier que, si elle n'est pas elle-même
une étendue matérielle, elle est la source de cette étendue,
elle est une puissance génératrice de corps, potentia
corpora formandi. Et ceci est gros de conséquences, car
la génération de l'étendue va avoir pour résultat immédiat
d'amener de Dieu dans le monde
l'Essence ineffable
sensible, et de la matérialiser en corps; en d'autres termes,
elle va transformer l'Infinité de Puissance initiale en une
infinité spatiale, et briser sa continuité qualitative en une
discontinuité quantitative, c'est-à-dire en une multiplicité
de corps.
Voilà donc, par le seul jeu de la procession des attributs,
l'Essence unique deDieu tendant à s'irradier en une
infinité d'essences, et cela dès que le dernier de ces attri-
buts, l'étendue, qui est le soutien de tous les autres, laissera
émaner de lui les virtualités impliquées par sa puissance.
Tous les attributs, d'ailleurs, en feront autant à leur tour,
mais comme ne feront que traduire, chacun dans leur
ils

langage, la procession de l'étendue, ils n'ajouteront pas


aux essences dérivées de l'étendue des essences nouvelles;
ils enrichiront simplement les premières, en augmentant à

l'infini le nombre des voies le long desquelles elles pour-

ront se déployer. Ils leur permettront ainsi de passer à


l'existence, comme auparavant l'Essence divine,
l'avait fait
en se développant elles aussi suivant l'infinité des modes
correspondant à l'infini des attributs.
?S0 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

En sorte queformule lapidaire du I er Livre de


ia
Y Ethique : Ex necessitate divinœ Naturœ infinita in/initis
modis sequi debent (Eth. I, Pr. 16), désigne la procession
divine dans son intégralité. Dans un premier moment,
l'Essence originaire s'écoule en une infinité d'attributs, et
procession de la Nature naturante; dans un second
c'est la
moment, tous les attributs engendrent des séries parallèles
de modes, et c'est la procession de la Nature naturée. Mais
en s'exprimant dans l'étendue, ces modes se traduisent en
mille et mille corps distincts; la matière qui leur sert de
support individualise les émanations de l'Essence divine,
si bien que cette Essence, au terme de sa surabondance, se

trouve fragmentée en une infinité d'essences, ou, si l'on

veutf en une infinité de petits dieux qui vont tendre à


imiter le Dieu initial, en s'efforçant de développer leur
puissance suivant l'infinité des voies ou des modalités de
la Nature naturée.

Finalement, le résultat de la création, tel qu'il suit, au


e
II Livre, de YIdea Dei est bien encore : infinita in/initis
modis. Peut-être, d'ailleurs, Spinoza a-t-il évité de déter-
miner et de préciser le terme « infinita », pour qu'il puisse
signifier à la fois, l'infinité qualitative des attributs, c'est-
à-dire la continuité indivise de leur puissance, et l'infinité
numérique des choses créées, la multiplicité des essences*
susceptible de s'exprimer d'une infinité de façons.

48. Dans tous les cas, la première sorte d'infinité, ce


que nous avons appelé la première émanation, est le
fondement de l'autre.G'est parce que l'Essence divine s'est
d'abord irradiée, dans son passage à l'existence, en une
infinité qualitative d'attributs hiérarchisés, quelle s'écoule,
à son tour, de ces mêmes attributs, en une continuité de
modes disposés suivant une hiérarchie corrélative. La
correspondance entre les deux émanations est d'ailleurs le
centre du système l'abaissement progressif des attributs
:

vers l'étendue se transpose dans la Nature naturée, en une


LIVRE II — CHAPITRE IV 281

chute graduelle de l'éternité dans le temps. En ce sens,


l'apparition de la durée, dans les modes de plus en plus
éloignés, est peut-être moins paradoxale qu'il peut le
sembler au premier abord, puisqu'elle trouve sa raison et
qu'elle existe déjà, en quelque sorte, au sein de la Nature
naturante. C'est parce que l'âme sentante s'insère à un
moment donné dans la série des attributs que, fatalement,
la procession postérieure des modes sera amenée à se

dérouler dans un devenir de plus en plus accentué, depuis


la durée encore indéfinie des modes immédiats, jusqu'à

l'instantanéité des particules élémentaires, c'est-à-dire


des derniers individus, termes ultimes du rayonnement
divin.
Cette infinité d'individus constitue donc autant d'es-
sences divines en raccourci et, par là, autant de centres
d'action et de causalité. Or, comme la puissance est le

fond même de l'Essence de Dieu, la même puissance doit


être le fond de toutes les essences créées chacune d'elles
:

se définit par sa capacité d'effort, ou, suivant l'expression


de Spinoza, par son «conatus». Un tel effort, par suite, ne
peut être qu'universel ;il doit animer toute la Nature :

e
« Chaque chose,, est-iT dit, au III Livre de Y Ethique,
s'efforce autant qu'il est en elle, de persévérer dans son
être » (Eth. fil, P. 6). Et cet effort, ce « conatits » n'est rien
en dehors de l'essence actuelle de cette chose [ibid. Pr. 1) ;

c'est le retentissement, dans les créatures de l'Essence


divine initiale, l'expression de sa causalité maintenant
répartie sur une infinité d'essences dérivées.
S'il en est ainsi, est-il bien nécessaire de discuter et de

se perdre en hypothèses sur la nature exacte de ce conatus?


d'y voir, par exemple, un effort soit entièrement mécanique,
soit psychologique ou moral ? En réalité aucune de ces
interprétations exclusives ne conviendrait, parce que nous
voyons d'avance que cet effort revêtira sucessivement l'un
ou l'autre de ces aspects suivant la série des modes, ou
plutôt suivant l'attribut auquel il se rapportera. Correspon-
?8? LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

dant aux modes de l'étendue, il apparaîtra comme méca-


nique mais à mesure qu'il s'étendra aux modes supérieurs
;

de Y anima, de Yanimus, de la mens, il prendra naturelle-


ment une signification de plus en plus élevée, biologique
d'abord, puis affective et enfin intellectuelle. Nous passe-
rons en revue ces nuances successives ; mais ce qu'il
importe de mettre en lumière avant tout, c'est le caractère
primitif et fondamental du conatus, antérieurement à ses
diverses spécifications dans la série des attributs. Sur ce
point, la pensée de Spinoza n'est pas douteuse Le conatus :

est le « principe de la conversion » de tous les systèmes


panthéistes, c'est l'effort des êtres pour remonter à leur
source du mal au bien.
et revenir
Le mal est en effet, pour Spinoza, ce qu'il était pour
l'émanatisme plotinien le dernier degré de
: la proces-
sion, la matière, ultime attribut divin. En dépit d'un
parallélisme de façade, l'écoulement des attributs est
continu, et le terme extrême qui marque nécessairement
le maximum d'affaiblissement de la Puissance divine, ne
peut être que le mal.
Tout système de Spinoza s'achemine vers cette inter-
le

prétation. Que le mal ne soit pas un principe opposé à


Dieu, c'est ce qui est expressément indiqué à plusieurs
reprises. Déjà, à la fin du Court Traité, le chapitre sur
« les Diables » est la négation la plus nette d'un dualisme

quelconque non seulement l'existence de démons est une


;

supposition inutile, mais elle est contradictoire en soi, car


la durée d'un être étant mesurée par l'intimité de son union
avec Dieu, on ne saurait concevoir qu'un être contraire à
Dieu puisse subsister un seul instant. On sait combien,!
dans la lettre à Albert Burgh, Spinoza accable de son
mépris et de ses railleries la croyance chrétienne à un
Prince des esprits rebelles, éternel ennemi de Dieu. Une
telle croyance ne ressort nullement, d'après le Théologico-
politique, des véritables enseignements du Christ, qui s'est
borné à adapter ses raisons aux opinions de chacun quand ;

1
LIVRE II — CHAPITRE IV 283

il aux Pharisiens « Si Satan rejette Satan dehors, il


dit :

est divisé contre lui-même, et son, royaume ne saurait


subsister », il n'a voulu que convaincre ses interlocuteurs
par leurs propres principes il n'a pas voulu enseigner
:

qu'il y ait des démons et un royaume des démons (Théol.


pol. ch. h, tr. App. p. 03).
Il n'existe dans le monde qu'un seul Etre, par qui tout

tout se fait et se conserve, et auprès duquel tout le reste


n'est que néant cet Etre est le Dieu infini, unique et
:

éternel, dont la causalité se manifeste à l'exclusion de


toute autre et élimine, par avance, toute supposition d'un
principe quelconque du mal. «Le véritable enfer», ajoute le
Court Traité (IIe partie, ch. xvin, § 6), ce sont les passions
mauvaises, la tristesse, le désespoir, l'envie, la frayeur.
Or, de cet enfer, une seule chose peut nous affranchir,
l'ascension croissante vers Dieu, ce que Spinoza appelle
ici dans YEthique, le conatus.
Xeffort de régénération, et,
Là est la source de tout bien et de toute vertu, antérieure-
ment, d'ailleurs, à toute spécification affective ou intellec-
tuelle. « L'effort pour se conserver, est-il affirmé dans le
IV e Livre, est la première et unique origine delà Vertu; on
ne saurait concevoir aucun autre principe antérieur à
celui-là, puisqu'il est l'essence même de toute chose, et
sans lui nulle vertu ne peut être conçue. » (Eth. IV, P. W
et coroll.) Mais avant d'être un principe de progrès moral,

le conatus est un principe de conservation physique.


Gomme l'étendue, en effet, est le dernier degré du rayon-
nement divin dans la procession des attributs, elle doit
être, par cela même, l'origine première de l'effort inverse
de conversion. Il faut donc chercher, dans la série de ses
modes, l'expression primitive et la signification initiale
•du conatus.
284 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

A) La Conversion dans les Modes de VExtensio.

49. Correspondant aux modes de Yextensio, le conatus


n'est autre chose au fond que le principe mécanique de
l'inertie. Spinoza le formule dans ses Principes de Philoso-

phie « Chaque chose, en tant qu'elle est simple et indivise,


:

et qu'on la considère seulement en elle-même, persévère


toujours, autant qu'il est en elle, dans le même état »
(P.phil. II, p. 14). Et la raison de ce principe est dans la
Toute-Puissance de Dieu qui, ayant communiqué le mou-
vement à la matière, tend à l'y conserver éternellement en
vertu de la constance de sa nature.
Approfondissons cependant ce point. Spinoza, à la suite
de Descartes, rattache en somme l'inertie des corps à la
persistance de la causalité divine; il emploie, nous l'avons
vu, le même mot conatus pour désigner à la fois la force
par laquelle Dieu persévère dans son être, et la force par
laquelle les créatures y persistent à leur tour. Or, ces deux
efforts sont-ils bien identiques ?I1 ne le semble pas. Quand
Dieu, en effet, passe à l'existence, il le fait « naturellement »,
par une surabondance de son Essence, sans que rien ne
vienne gêner son expansion. On sait que Leibniz s'appuyait
justement sur cette remarque pour compléter l'argument
l'ontologique, en démontrant avant tout que l'Essence de
Dieu était possible Dieu est possible, disait-il, parce que
:

son Essence ne trouve, sur la même ligne qu'elle, aucune


autre essence qui pourrait venir limiter son action.
Mais si le conatus divin n'est ainsi entravé par aucun
obstacle, lors de son expansion dans la Nature naturante,
en de même des conatus des êtres individuels dans
est-il
la Nature naturée ? La situation est ici toute différente et
l'on peut dire que, dans ce cas seulement, il est vraiment
permis de parler d'effort, parce que cet effort implique une
résistance une lutte. La restriction qu'ajoute Spinoza, eh effet,
LIVRE II CHAPITRE IV 285

est significative: «Un


corps qui se meut une fois continue
toujours à se mouvoir, s'il n'est pas ralenti par des causes
extérieures ». (Coroli. de la Prop. 14.) Or ce corollaire est
particulièrement important, car il est la base de la
grande
théorie postérieure de la double causalité divine, et par
suite du problème du mal et de la conversion.
D'une part, puisqu'un corps, s'il veut conserver son mou-
vement, estobligé de luttercontre des influences extérieures,
il est bien vrai qu'au regard de ce corps tout au moins, il

existe dans l'univers deux ordres de causalité une causa- :

lité interne et une causalité externe, opposée et comme


ennemie. Mais, d'autre part, cette seconde espèce de
causalité provient d'êtres analogues au premier, et qui
manifestent comme lui le même effort interne, c'est-à-dire
la même part de la Puissance divine. En ce sens, les deux
causalités viennent de Dieu au même
seulement, tout
titre;

ce qui dans un être est causalité interne devient immédia-


tement causalité externe pour tous les êtres qui l'entourent.
Pour employer la terminologie de V Ethique, « tout ce qui
est action dans un être est passion au regard de tous les
autres » un individu, ou pour mieux dire un fragment de
;

l'Univers, un corps pâtit dans la mesure où tous les autres


agissent. Mais action et passion traduisent quand même
Un fait unique la Puissance divine initiale et son effort
:

de surabondance.
Suivons alors l'ordre de la procession à l'origine, une
:

seule causalité, la Causalité interne de l'Essence divine ;

puis, à mesure que cette Essence se divise, créant ainsi


un milieu extérieur de plus en plus opposé au milieu inté-
rieur, la cfiiisalité externe apparaît dans le monde et étend
progressivement son empire et comme elle constitue
;

l'obstacle à l'épanouissement de la première, elle se


manifeste par là comme le principe même du mal, puis-
qu'elle représente la résistance au libre développement des
êtres. Voilà comment Spinoza, tout en conservant jusqu'au
bout son monisme, arrive à interpréter le problème du
286 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

mal dans les termes mêmes du Le dualisme


dualisme.
n'est pas, sans doute, entre deux formes de l'être ou de la
volonté, mais entre deux manifestations de la causalité
divine Spinoza a fait consister la lutte des deux Principes
;

dans le conflit de ces deux formes de la causalité, le


conflit du milieu interne et du milieu externe.
Or, si Ton remarque que le milieu externe résulte de
l'apparition progressive des individualités au sein de
l'essence initiale, on voit que la lutte en question se ramène
au conflit de deux tendances fondamentales d'une part,
:

la tendance primitive à l'unité, à l'indivisibilité infinie de


la Substance, d'autre part la tendance postérieure à la

multiplicité, qui transforme peu à peu la continuité qua-


litative de la Puissance de Dieu en une pluralité quantita-
tive d'êtres indépendants. Le mal -est donc la tendance à
la division, et comme cette division est actualisée d'une

façon expresse par la matière, on peut dire que cette


matière, divisant effectivement ce qui était originairement
uni, constitue bien, au terme de la série des émanations,
le principe réel du mal, à la fois dans les attributs et dans

les modes.
Mais si la procession traduit ainsi les progrès croissants
du mal, n'appelle-t-elle pas un effort inverse de conversion
qui tendra à éliminer ce principe mauvais et à retrouver
l'indivisibilité primitive de la substance ? Le thème de la
conversion est par là tout tracé il faudra diminuer pro-
:

gressivement l'empire des causalités externes, jusqu'à ce


qu'il n'existe plus à nouveau que la Causalité interne,
redevenue enfin libre, dans son élan d'expansion. A ce
moment l'être aura retrouvé l'éternité, qui n'est autre
chose que cette expansion libre de la vie, sans entraves
d'aucune sorte. Spinoza a élaboré en effet une théorie du
temps dont on ne saurait trop marquer la profondeur.
Elle tient dans les propositions 4 et 8 du III e Livre :

« Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause

extérieure ». (Pr-, 4.)


LIVRE II — CHAPITRE IV 287

« L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer


dans son être, n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps
indéfini ». (Pr. S.)
En d'autres termes, le conatus est un effort qui s'exerce
en dehors du temps; il est seulement une intensité de
puissance et n'a aucune relation avec la durée. Quand ce
Conatus, dès lors, ne rencontre aucun obstacle, il est
illimité et infini. Spinoza dira qu'il est éternel, l'éternité
n'enveloppant ainsi aucune notion de durée plus ou moins
longue. Or ce cas n'est réalisé que pour le conatus de
l'Essence divine. Dès que l'on franchit le seuil de la
Nature naturée, la division s'introduit dans cette Essence
et amène l'apparition d'un « milieu externe » constitue par
l'action destructive de causes extérieures. Cette action
apporte à la causalité interne du conatus un principe de
limitation, un obstacle à l'épanouissement libre de la
puissance la capacité, désormais limitée, de l'expansion
:

de l'essence, est la définition même de sa durée.


Le temps est donc moins, pour Spinoza, un ordre des
successions qu'une série des limitations croissantes de la
vie originaire et indéfinie, de cette puissance d^expansion
sans bornes de l'Essence, qu'il a appelée l'éternité. Le
Temps s'introduit donc avec l'apparition de la causalité
externe, c'est-à-dire avec la Nature naturée, et il scande
l'éternité primitive en moments d'autant plus nom-
breux que cette causalité externe étend davantage son
influence dans le monde, c'est-à-dire que l'Essence divine
se scinde en un plus grand nombre de fragments. A la
limite extrême de la division, avec ces individualités
ultimes qui constituent le dernier rayonnement de l'Es-
sence, l'être est pour ainsi dire écrasé par la puissance
du milieu extérieur; c'est à peine s'il peut subsister un
instant nous sommes dans le domaine du mal, de la
;

destruction et de la mort.
Que faudra-t-il alors pour retrouver l'éternité? Diminuer
progressivement l'influence destructive des causes externes,
?8S LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

supprimer l'opposition des deux modes de la causalité, en


les fondant peu à peu en une causalité interne unique,
jusqu'à ce qu'on soit parvenu, au terme de la conversion;
à l'identification totale de tous les conatus individuels
dans l'unité indivise du conatus divin initial. A ce som-
met, la durée sera redevenue la vie éternelle, puisque le
principe du temps aura disparu, en même temps que la
limitation des essences le conatus retrouvera la capacité
;

d'expansion illimitée, ainsi que la « durée indéfinie » qui


caractérisait sa définition.
On donc: il y a dans le spinozisme un problème
le voit
dn mal, plus fortement posé peut être que dans les anciens
systèmes de l'émanation, parce que Spinoza ne s'est pas
contenté des notions vagues d'obscurité et de ténèbres,
de dégradation et d'affaiblissement continu du rayonne-
ment divin, mais qu'il a parlé expressément d'un conflit,
d'une lutte de deux causalités. Or l'origine de ce conflit,
qui provient dune limitation de plus en plus grande des
conatus par suite d'une division de l'Essence initiale,
réside en dernière analyse dans l'existence de la matière.
Car c'est la matière qui rend la division effective; c'est
parce qu'elle est apparue au teime de la procession des
attributs, que le mal est entré dans l'univers. Sans doute,
ce mode d'apparition lui enlève sa signification péjorative,
puisque l'étendue, comme les autres attributs, reste une
production divine d'ailleurs, l'Essence de Dieu surabon-
;

dant nécessairement, par une actualisation naturelle, le


mal perd son caractère habituel de volonté contingente
pour n'être plus, dans la transposition intellectualiste de
YEthique, qu'une des formes de la nécessité absolue de
l'existence divine. ne faut pas oublier, en effet, que
Il

l'étendue est, avec la pensée, l'attribut privilégié qui fonde


le mécanisme mathémathique de la doctrine; en sorte que

si le mal revêt quelque part un sens affectif, ce sera peut-

être dans les attributs intermédiaires, ce ne sera pas,


à coup sûr, dans les modes de YExtensio. Essayons, dès
LIVRE II — CHAPITRE V 289

lors, d'en suivre la nature à travers la hiérarchie des


attributs.
Nous savons maintenant ce qu'est le conatus dans la
matière, et comment l'inertie des corps est en réalité
l'expression d'un effort, d'une lutte contre le milieu exté-
rieur qui tendrait à les détruire, contre ce que Spinoza,
dans les principes de Philosophie, appelle du lerme le plus
général qui soit : les causes extérieures. C'est à l'influence
de ces causes qu'il faut attribuer la diminution de
durée la

des corps, et à sa suite la mort. Sans doute, nous ne de-


vrions parler, à propos de YExtensio pure, que des corps
simplement inorganiques, mais Spinoza, ayant réduit
dans Y Ethique son système aux deux attributs extrêmes, a
été naturellement amené à considérer l'organisme comme
un mode exclusif de l'étendue, alors qu'il implique en réalité
la puissance de Y Anima tout au moins. Nous sommes
donc obligé nous-même d'exposer la théorie des corps
vivants à propos de l'étendue, bien qu'elle ne soit destinée
à devenir complète que lorsque nous envisagerons ensuite
les modes de Y Anima, car Spinoza nous a suffisamment
avertis que tout corps était animé à quelque degré, pour
que nous devions considérer Y Anima comme doublant
YExtensio jusque dans ses dernières émanations, et par
suite le principe d'inertie comme la limite extrême de
l'instinct de conservation. Séparons-les cependant, artifi-
ciellement, pour la commodité de l'exposition.

50. L'idée fondamentale de la théorie des corps est la


suivante livré à lui-même, un corps est fatalement débordé
:

par la puissance des causes externes ; il voit sa durée


diminuer de plus en plus jusqu'à la mort, qui consacre la
défaite de son propre conatus : en ce sens, le mal est l'iso-
solement, l'émiettement de l'Essence divine en un nombre
infini d'individualités, sans lien qui les réunisse. Pourtant
cet état d'isolement absolu des corpuscules élémentaires,
qui serait la mort de l'étendue, est un état limite qui ne
20
?90 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

saurait être réalisé. En


corps que Fou rencontre
fait, les
dans la Nature sont des synthèses de corpuscules, ou,
comme dit Spinoza, des individus d'individus, et dans de
dans la constance d'une
tels corps, l'individualité consiste
certaine proportion de mouvement et de repos. Dans ces
conditions, dit Y Ethique [Eth. IV. Pr. 39) « ce qui fait que le
rapport de mouvement et de repos qu'ont les parties du
corps humain les unes vis-à-vis des autres se conserve,
est bon est mauvais au contraire ce qui fait que les parties
;

du corps humain ont, les unes vis-à-vis des autres, un


autre rapport de repos et de mouvement ». Il convient de
;

noter que Spinoza parle ici du corps humain seulement;


mais ceci pourrait être évidemment appliqué aux autres
«corps, qui ne diffèrent sous le rapport biologique, que par
« un degré inférieur d'animation. » Sans doute, la conscience

se manifeste chez lui d'une façon particulière, mais comme


nous ne nous occupons encore que des fonctions orga-
niques, nous n'aurons à examiner cette conscience qu'à
l'occasion des autres attributs.
Ceci posé, Spinoza s'efforce d'interpréter dans son sys-
tème le grand
de Y assimilation biologique et celui de
fait

Y adaptation. Le mal étant, pour l'essence, l'isolement et


la tendance à la division, l'effort inverse de conversion
sera naturellement la réunion et la convergence progressive
des divers conatus, de manière à diminuer de plus en plus
l'influence nuisible des causalités externes. Tout d'abord
e
le corps vivant, suivant les Postulats physiques du II Livre,

ne se maintient que par la parfaite harmonie des individus


élémentaires qui le constituent (sang, lymphe, os, etc.).
et dont certains sont fluides, certains mous, certains enfin
durs. {Eth. H. Posi. 2.) Cette conspiration des conatus
élémentaires est le premier effort du vivant dans la voie
de la conversion et de la libération du mal elle traduit le
:

phénomène général de la solidarité organique. Par là, le


principe de vie de l'individu a triomphé d'un certain
nombre de causalités externes, puisqu'il les a amenées à se
LIVRE II CHAPITRE V 291

synthétiser, par leur harmonie, en une causalité interne


unique.
Mais ce n'est pas suffisant en face de cette dernière
:

se dressent encore d'innombrables corps extérieurs,


causes de destruction à leur tour. Comme l'indique le
III e Postulat «: Les individus composant le corps
humain sont conséquemment le corps humain
affectés, et
lui-même est affecté d'un très grand nombre de manières
par les corps extérieurs (Post. S).' En présence de ces
conatus divers qui tous tendent à se déployer de leur côté,
lecorps humain n'a qu'un seul parti à prendre se faire de :

ces ennemis des associés, faire que ces causalités externes


se transforment, grâce à une nouvelle conspiration, en un
renforcement de sa propre causalité interne.
Un premier moyen consiste à s'annexer la plus grande
part possible de ces conatus extérieurs c'est le phénomène
:

biologique de Y assimilation. ïl fait l'objet du IV e Postulat :

« Le corps humain a besoin, pour se conserver, d'un très

grand nombre d'autres corps, par lesquels il est continuel-


lement comme régénéré » (Post. 4). Et la théorie est reprise
au Livre IV (Prop. 39 et Scolie), où Spinoza qualifie de
« bon », cet acte qui permet de maintenir dans le corps la

constance de la proportion de mouvement et de repos,


c'est-à-dire la vie organique.
Il reste enfin un dernier effort à faire, car la capacité
d'assimilation n'étant pas indéfinie, l'individu n'a pas
supprimé par là toutes les causalités externes. Il n'y a
plus qu'une ressource c'est de former avec ces causalités
:

encore un consensus harmonieux, ou pour employer le


langage de la Science des organismes, de s'adapter.
Spinoza a donné une interprétation profonde du phéno-
mène de Yadaptation. Non seulement, disent les Postulats
et les Lemnes du II e Livre, le corps vivant parvient à
modifier à son profit les corps extérieurs, mais, même
quand il se laisse au contraire modifier par eux, il en
résulte finalement pour lui, un surcroît d'activité et de
292 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

puissance de conservation, c'est-à-dire un accroissement


de sa propre causalité interne ou de son conatus. Le corps
a d'autant plus de chances de survie qu'il est adapté à plus
de corps extérieurs, « ad plurima aptum » ; savoir s'adapter,
c'est-à-dire être « passif » à l'occasion, devient bien vite
une source d'activité plus grande. Dans tous les cas, à
vouloir vivre par soi seul, contre le monde, il ne faut pas
songer : c'est la lutte contre l'infini, l'effort impossible.
<( 11 est impossible, dit Spinoza, que l'homme ne soit pas
une partie de la nature » dans cette
(Eth.1V, Pr. 4). Or,
nature, « la force avec laquelle l'homme persévère dans
l'existence, est limitée et surpassée infiniment par la puis-
sance des causes extérieures. » (Ibid. P. S). Aussi la seule
solution avantageuse à l'homme est-elle l'adaptation à son
milieu « Ce qui dispose le corps humain de façon qu'il
:

puisse être affecté d'un plus grand nombre de manières,


ou le rend apte à affecter les corps extérieurs d'un plus
grand nombre de manières, est utile à l'homme. Est nui-
sible, au contraire, ce qui diminue cette aptitude du corps.»
{Ibid. Pr. 38).

Mais tous les obstacles sont-ils par là vaincus ? Est-il


possible, dans les modes de VExlerisio, de triompher
suffisamment des causes externes, pour arriver à l'éternité?
Jl faut reconnaître que la théorie de Spinoza est restée,

sur ce point, un peu imprécise; et cela tient, nous lavons


vu, à ce que c'était dans le système l'élément perturbateur,
l'organe dont l'adaptation était, certes, la plus malaisée.
Spinoza était parti de la mécanique cartésienne mais il ;

lui était difficile de l'intégrer harmonieusement à un pan


théisme; aussi chercha-t-il à modifier les postulats de
l'étendue; mais il hésita et, finalement, ne put réaliser sa
tâche.
De désadaptations que traduit cette partie de la
là les

doctrine, et qui ont forcément persisté en l'absence d'une


mise au point définitive. Déjà les Lemnes du Livre ne W
forment qu'une Physique incomplète ; il s'y trouve seule-
LIVRE II — CHAPITRE V 203

ment ce qui est indispensable pour édifier les théories sur


lame. La question reparaît ensuite au IV e Livre, ébauchée
dans le court Scolie de la Prop. 39. Toujours Spinoza
annonce un long développement postérieur On l'attend
:

en vain jusqu'à la fin de YEthique, car on sent bien que le


Scolie de la V e Partie (Pr. 39), encore imprécis et incom-
plet, n'exprime pas une pensée entièrement systématisée.
Le style de l'auteur si net d'ordinaire, trahit ici son em-
barras... « Je n'ose pas nier que. ». « Nulle raison ne
.

m'oblige à admettre que... » « Pour ne pas donner aux


superstitieux matière à de nouvelles questions, je laisse là
le sujet » (Eth. IV, 39, Scolie).
Finalement le texte le plus précis est peut-être le passage
déjà cité de la Lettre 32 à Oldenburg, sur l'emboîtement
général des corps de l'Univers Rapproché des textes de
:

YEthique, il permet de se faire une idée assez curieuse de


la conception de Spinoza. Tout d'abord, la mort ne doit
pas être entendue au sens vulgaire pour qu'il y ait mort,
:

c'est-à-dire perte de l'individualité, il suffit que le rapport


du mouvement au repos vienne à être changé. Or, ce fait
ne se produit pas seulement quand le vivant passe à l'état
de cadavre, mais toutes les fois que la personnalité subit
des changements d'une certaine amplitude ainsi quand
:

une personnalité seconde vient se substituer à la person-


nalité normale, entraînant une amnésie plus ou moins
complète, ou même, plus simplement, quand l'enfant se
transforme en adulte (Eth. IV, 39 Scolie).
Dans ces conditions, le problème est singulièrement
modifié, puisque ce que nous appelons la mort n'est qu'un
phénomène analogue aux divers changements de l'indivi-
dualité, que nous constatons au cours du développement
de la vie et de ses phases successives ce n'est qu'une
:

variation, parmi bien d'autres, de la relation du mouvement


au repos dans les parties de l'organisme. On pressent
déjà la doctrine leibnizienne de la relativité de la naissance
et de la mort, qui ne sont chacune ni un commencement ni
294 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

une fin absolues. A tout instant, selon Spinoza, la même


proportion globale de mouvement et de repos existe dans
l'univers ; c'est elle qui définit la Faciès Universi. Or, à
l'intérieurde cette Faciès, les divers individus humains se
comportent de la même façon que se comportent à Tinté-
rieur de leurs propres organismes, leurs éléments consti-
tutifs, sang, lymphe, chyle, etc.. L'homme se meut dans
l'Univers à la façon d'une cellule dans le sang (Ep. 3$, V.-
L. L II, p. 310) ; l'apparition et la disparition des individus
de scène du monde est donc analogue au renouvelle-
la

ment constant des cellules de l'organime. Il n'y a pas mort,


en réalité, mais plutôt transformation d'éléments, cette
transformation étant assujettie à la seule condition de
laisser constant le rapport du « Motus et Quies », mode
éternel et infini de Dieu.
On le voit, c'est toujours la notion « d'adaptation » qui
résout problème de la conversion dans l'étendue
le :

il faut étendre aux relations de l'individu avec l'Univers


la solidarité fonctionnelle qui unit, à l'intérieur de son
propre organisme, les divers éléments dont il est lui-même
formé La durée de l'existence terrestre apparente sera
!

évidemment proportionnelle à cette adaptation « Dans :

cette vie, dit en substance Spinoza (Eth. F, 39 «Se), nous


devons faire effort avant tout pour que le corps de l'enfance
qui, n'ayant que très peu d'aptitudes, dépend au plus haut
point des causes extérieures, se change, autant que sa
nature le souffre, en un autre ayant un très grand nombre
d'aptitudes ». A ce point de vue, on tient pour bonheur
d'avoir pu parcourir l'espace entier de la vie avec une âme
saine dans un corps sain. Mais l'avantage est d'importance
bien plus grande encore que ne laissent voiries apparences.
La mort en effet n'est qu'une transformation l'essentiel est ;

donc que dans son effort de conversion, soit


l'essence,
parvenue à s'élever assez haut dans l'échelle des modes
de plus en plus éternels, aussi près que possible des modes
immédiats directs.
LIVRE II — CHAPITRE V 29T>

On
ne saurait trop le répéter, le corps, en mourant ne
passe pas de l'existence au néant il semble qu'il se
;

comporte seulement dune façon différente à l'intérieur de


la Faciès. Sans doute, certains théorèmes de la fin de
Y Ethique (Pr. 21-23), comme aussi les derniers chapitres
du Court Traité (ch. xxii-xxiii), parlent, en termes franche-
ment dualistes, de l'union ou de la séparation de l'âme et
du corps, lors de la naissance ou de la mort. La mort, dit
Spinoza, nous détache du corps, pour nous unir désor-
mais à Dieu, et l'amour de Dieu diffère de l'amour des
choses matérielles autant que le corporel diffère de l'in-
corporel^ l'esprit de la chair (ch. xxn,§7). Mais ce dualisme
— qui d'ailleurs ne fait que confirmer notre thèse de
l'infériorité de l'étendue —
est simplement approprié à la
transcription cartésienne en langage paralléliste, et à la

projection intellectualiste de tout le système dans les plans


des deux attributs extrêmes.
Il est vrai qu'il trahit aussi par là, l'insuffisante adap-
tation de cette partie de la doctrine. Mais dans la mesure
où Spinoza s'efforce de la rattacher à l'ensemble, c'est-à-
dire à l'infinité initiale des attributs, les choses changent
aussitôt d'aspect. A la brutale opposition de la vie et de
la mort se substitue l'idée formes
d'une hiérarchie des
mentales et corporelles, et d'une correspondance de leurs
différents états. Le corps visible et sensible que fait dis-
paraître la mort, n'est en réalité qu'une simple apparence
résultant de Y imagination, c'est-à-dire de la perception de
ce corps par la partie inférieure de l'âme.
Mais, plus le corps s'adapte, plus l'âme, de son côté,
s'élève vers les formes supérieures de la connaissance :

Plus le corps est « ad plurima aptum », dit le Th. 14 du


II
e
Livre, plus l'âme est apte à percevoir un grand nombre
de choses, et plus aussi, elle les conçoit dans le plan
de l'entendement. (Eth. \\ 39.) Dans ce cas, sa plus
grande partie est éternelle, l'entendement humain partici-
pant, dans la sphère de l'âme, à l'éternité de l'Intellect
296 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

Infini de Dieu. Mais peu importe que le corps


alors,
visible, à ce moment, se transforme en une autre modalité
du mouvement et du repos. Si le corps, par son effort
d'adaptation, était parvenu à un degré assez élevé dans la
hiérarchie des modes de l'étendue, ne reste-t-il pas éternel
à son tour, non pas en tant que saisissable par l'imagina-
tion, puisque l'imagination elle aussi a disparu, mais en
tant que saisissable par l'entendement pur ? En sorte que
l'âme, pourrait-on dire, n'est jamais, même après la mort,
entièrement séparée de tout corps elle est toujours jointe
:

à une modalité déterminée de la relation mouvement-repos.


Si l'effort de conversion de l'essence a été suffisamment
grand pour amener l'âme jusqu'au plan de l'entendement,
c'est bien un corps éternel qui correspond à cette âme,
étant donné que l'âme « conçoit alors le corps sous l'aspect
de l'éternité ». Maison pourrait, inversement, se demander
ce qui advient de ces essences qui, au lieu de s'élever vers
Dieu, se sont au contraire constamment abaissées, par la
turpitude des passions mauvaises, vers la matérialité du
corps? Spinoza, là-dessus ne nous a pas donné de réponse.
La logique de son système l'eût sans doute amené à
admettre que ces âmes devaient être jointes, après la
mort, à des modes de l'étendue d'un rang inférieur à la
forme humaine. Et, peut-être, est-ce à des hypothèses de
ce genre —familières d'ailleurs à la Théosophie de Léon
l'Hébreu, et que Spinoza aurait retranchées de Y Ethique, —
que Leibniz faisait allusion quand il prétendait avoir lu
dans le manuscrit original communiqué par Tschirnhaus
une sorte de théorie de la transmigration des âmes :

« mentes ire de corpore in corpus ».

On
ne saurait douter qu'une telle théorie ne vînt heu-
reusement compléter la doctrine un peu imprécise de
l'éternité des corps, esquissée à peine dans les derniers
théorèmes de YEthique. Mai» il est probable que si
Spinoza avait cru devoir la supprimer du manuscrit édité,
c'est qu'il comptait l'englober, en la modifiant peut-être,
LIVRE II — CHAPITRE V 297

dans sa Physique définitive, qu'il n'eut pas le temps


d'édifier. Ce qui d'ailleurs importait au point de vue de
Y Ethique, c'était la façon dont le corps pouvait intervenir
dans le salut de l'âme. Or, dans la mens, le corps terrestre
ne correspondait qu'au degré inférieur de l'imagination,
au-dessus duquel devaient s'échelonner, avant d'arriver à
l'éternité, la connaissance du 2 e et du 3 e genre. Pourtant,
au regard de la connaissance du 2 e genre, le corps n'était
déjà plus ce fragment de matière individualisée qui appa-
raissait aux sens, mais un simple élément dans une synthèse
supérieure en ce sens les individus sont des cellules par
;

rapporta l'espèce et, dans son sein, se renouvellent cons-


tamment pour maintenir l'individualité de l'espèce, de
même qu'à l'intérieur de l'individu, les diverses cellules
organiques se renouvellent sans cesse, afin de maintenir
aussi l'individualité du corps.
Mais le point de vue de l'espèce n'est encore- que provi-
soire; l'espèce appartient, en effet, à ce domaine des
« essences générales » auxquelles Spinoza dénie toute
réalité. Pour rencontrer le réel, il faut dépasser ce stade
intermédiaire de la conversion, et retrouver de nouveau
l'individualité avec la Faciès totius Universi, synthèse à la
fois de tous les individus et de toutes les espèces. En
même temps, du reste, nous nous sommes élevés dans la
mens, à la connaisance du 3 e genre qui est, elle aussi, un
retour à l'Individuel.
En résumé, le thème général de la conversion des modes
de l'étendue, est adaptation, la soumission de tous les
1\

individus, d'abord aux lois de leurs espèces et de leurs


genres qui en constituent des synthèses immédiates. Mais
ces synthèses ne sont, comme toute idée générale, que
des groupements artificiels, destinés seulement à servir
d'intermédiaires entre les individus particuliers et l'Individu
total, qui sont dans le mondedeux seules modalités
les
de l'existence réelle: si bien que le thème final est la sou-
mission des Individus, —
en tant que corps, bien entendu
^98 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

— à la loi généralede l'Univers matériel, à la conser-


vation éternelle au sein de la Faciès, de la relation
mathématique immuable du mouvement et du repos. Le
corps inadapté est automatiquement éliminé.
C'est ce qui fonde d'ailleurs de la
l'intellectualisme
doctrine le mécanisme cartésien de l'étendue emboîte
:

forcément les individus dans cette synthèse supérieure


que Spinoza définissait à Tschirnhaus comme la Réalité
Suprême. Quand l'individu s'est fondu dans cette synthèse,
il est rentré dans l'Unité divine la conversion des modes
;

de l'étendue est achevée, puisque, aux causalités externes,


a fait place désormais une causalité interne unique la :

causalité d'un attribut de Dieu, qui se déploie dans


l'éternité.
Par la façon dont Spinoza a défini l'Individualité
suprême de la Faciès comme une relation mathémathique,
il semble avoir enlevé toute contingence à la conversion.

L'équation des mouvements et des repos est prédéterminée


d'avance dans le plan divin, et nous savons, par la Lettre
à Tschirnhaus, qu'elle doit correspondre à l'emboîtement
parallèle des idées dans YIdea Dei. Certes, on ne saurait
douter que Spinoza ait conçu la création des êtres et leur
salut autrement que la tradition générale de l'intellectua-
lisme. Depuis les Stoïciens et leur doctrine du Logos, la
Providence de Dieu ne pouvait apparaître que comme un
ordre logique et rationnel, et l'intervention de Descartes
achevait de lui donner l'aspect d'un déterminisme mathé-
mathique. Jl était donc impossible à un philosophe carté-
sien, qui acceptait par avance la Physique mécaniste du
maître, de faire une place à la contingence et à la Liberté
divine, du moins dans les modes de l'étendue. L'équation
de la Faciès devait avoir été établie une fois pour toutes
par l'Entendement de Dieu, et les corps de l'Univers ne
pouvaient que se plier automatiquenlent à cet ordre,
comme des forces se composent en mécanique pour donner
une résultante nécessaire. •
LIVRE It — CHAPITRE V 299

Cependant cette contingence qui semblait totalement


éliminée de l'effort du salut, ce fut l'originalité de Spinoza
de la concilier avec son prédéterminisme, en l'introduisant
dans son système par une porte inattendue celle des :

modes intermédiaires. L'étendue, en effet, ne représente


que l'écorce extérieure de la doctrine et son revêtement
immobile et solidifié. Mais, à l'intérieur, bouillonne la
vie; le panthéisme mathématique n'est que l'expression
figée d'un panthéisme vitaliste qui, de tous côtés, tend à
faire craquer son enveloppe. Il n'y a rien qui ne soit animé
dans la Nature Vextcnsio pure n'est que l'aspect externe
;

et le reflet d'une anima qui la vivifie dans toutes ses


parlies. Il est donc temps, si nous voulons rendre à cette
matière sa vie, d'aborder avec les modes intermédiaires,
le principe qui l'anime. Etudions dans l'attribut immédia-

tement voisin, YAbsolu ta Animatio, le thème de la conver-


sion.

B) La Conversion dans lès Modes de V Anima.

51. —
Correspondant aux modes de X anima, le conatus
exprime d'une façon plus vivante que dans les modes de
l'étendue, l'instinct biologique de conservation. Spinoza
l'appelle ordinairement appétit : « L'appétit n'est rien
d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de
laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation. »

(Eth. 9 Se.) Procédant alors, comme dans Xextensio,


III,

nous examinerons d'abord ce qu'est le mal du point de


vue de X anima, puis ce que peut être, dans ces conditions,
l'effort de conversion et de retour au bien.

. Dans toutes les formes de l'existence, le mal est l'isole-


ment, l'acte de l'essence qui aspire à se détacher de
l'Univers et à vivre pour soi seul, comme un empire dans
un empire. C'est Pacte de l'individu qui s'absorbe et se
concentre dans son individualité exclusive, se bornant à
300 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

déployer son propre conatus, indépendamment de tous les


autres. Spinoza a maintes fois dépeint ce mode d'existence
absolument anarchique de l'être vivant, notamment au
IV e Livre de {'Ethique (Eth. IV, SI Se. Il) puis dans le Traité
politique (ch. u) et surtout dans les derniers chapitres du
Traité de Théologie (ch. xvi et suivants). Il l'appelle
Y état de nature, et la capacité de déploiement de chaque
conatus individuel constitue alors le jus -naturelle, qu'il
vaudrait mieux traduire par « pouvoir naturel » que par
« droit naturel ». Par exemple, les poissons sont déter-

minés par la nature à nager, les grands poissons à manger


les petits; par suite, les poissons jouissent de l'eau, et les
grands mangent les petits, en vertu d'un droit naturel
souverain. » (Th. pol. XVI, tr. App. H, p. 294).
Ainsi le droit de chacun s'étend exactement aussi loin
que sa puissance. « La loi suprême de la nature étant que
chaque chose s'efforce de persévérer en son état autant
qu'il est en elle, et cela sans tenir aucun compte d'aucune
autre chose, mais seulement d'elle-même, il suit que chaque
individu a un droit souverain de se déterminer exclusive-
ment suivant les seules lois de l'appétit. Et il ne faut . .

faire ici aucune différence entre les hommes et les ani-


maux, pas plus qu'entre les imbéciles, les déments et les
gens sains d'esprit » (ibid. p. 295).
L'état de nature est donc Y état de guerre, et Spinoza
reprenant la thèse de Hobbes et des empiristes, n'a
que railleries pour les utopistes de l'âge d'or. Un Ma-
chiavel, du moins, a le mérite d'avoir apprjs à l'école
des y aura des vices tant qu'il y aura des
faits qu'il
hommes. Entre des êtres livrés à la violence de leurs
appétits, une lutte fatale s'engage, de plus en plus terrible
à mesure que l'on s'élève des animaux aux hommes, car
ces derniers ont plus de puissance, d'habileté et de
ruse. Tous sont donc naturellement ennemis. (Cf. Pol.
Il, 14.)
Mais, ainsi que nous l'avons vu pour l'étendue, Je mal
LIVRE II CHAPITRE V 301

est impuissant à réaliser absolument son œuvre; l'indivi-


dualité absolue est une chimère. Parvenue à sa limite
extrême qui la ferait sombrer dans le néant, la procession,
d'elle-même, appelle un effort inverse de conversion. Car
l'être est bien vite amené, et cela précisément pour triom-
pher des causalités externes qui l'oppriment, non pas à
leur opposer vainement sa propre causalité interne, mais
au contraire à composer avec elles, afin de se donner un
surcroît de puissance et d'énergie. C'est le thème que
nous avons déjà décrit à propos de la conversion de l'éten-
due; appliqué à Y anima, il va se traduire parla constitution
progressive de Y état social.
L'état de nature, avec sa guerre perpétuelle, est, pour
ainsi dire, en contradiction même avec la vie; son main-
tien est impossible car le remède surgit de l'excès même
du mal. Pour mener une heureuse et pleine de sécu-
vie
rité, les hommes ont été conduits à s'entendre mutuelle-

ment et à faire en sorte de posséder en commun ce droit


sur toutes choses que chacun avait reçu de la nature « Ils :

ont dû nécessairement aspirer à s'unir en un corps et ont


fait, par là, que le droit que chacun avait, de nature, sur

toutes choses, appartînt à la collectivité, et fût déterminé


non par la violence des appétits individuels, mais par la
puissance et la volonté de tous ensemble. » (Th. pol.
ch. xvi, tr. App. II, p. 298).
Par là était résolu le problème de la conversion et de
l'élimination du mal : augmenter sa propre causalité in-
terne, par l'union avec les autres causalités externes. La
conséquence logique est le pouvoir absolu de l'Etat, et
l'on aurait tort par suite de reprocher à Spinoza un « éta-
tisme écrasant », car la puissance collective, loin d'amoin-
drir la puissance individuelle, la renforce au contraire de
toute son étendue. Spinoza demeure individualiste jusque
dans sa théorie de la suprématie apparente de l'Etat, car
c'est par l'excès même de son désir de conservation, que
l'individu est amené à entrer dans la société. Il ne lui
302 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

sacrifie rien de sa puissance, puisque, au contraire, il lui

demande de la renforcer.
C'est justement ce souci de conserver intact, au sein de
pouvoir de l'individu qui dirige toute la Politi-
l'Etat, le
que de Spinoza et le conduit à se séparer de Hobbes :

« Vous voulez savoir, écrit-il à Jarigh Jelles, quelle diffé- ,

rence existe entre sentiments de M. Hobbes et les


les
miens : elle consiste en ce que je conserve toujours dans
ma doctrine le droit naturel dans son intégrité. (Ep. 50, V.-
L. t. II, p.De la même façon, le panthéisme spino-
360.)
ziste se distingue du panthéisme de Plotin par son affir-
mation fondamentale du primat de l'individualité. Parce
qu'il a posé Dieu, la nature totale comme un immense
Individu, Spinoza doit nécessairement considérer comme
des individus aussi les essences dérivées, puisqu'elles
sont de véritables microcosmes. A aucun moment, « l'es-
sence générale » n'a de réalité dans le système. Les nations
sont en quelque sorte des êtres artificiels, et ce serait une
grave erreur de considérer Spinoza comme un défenseur
de l'Etat-souverain, au détriment des initiatives indivi-
duelles qu'il écraserait de sa puissance. Bien au contraire,
c'est l'idée inverse qui le guide en toute occasion et qui
inspire jusqu'à cette curieuse théorie de « l'indifférence
des formes de gouvernement Toutes sont également
».

bonnes dans la mesure où elles n'annihilent pas l'effort de


l'individu et l'expansion de son « conatus », où elles l'ac-
croissent au contraire de toute la puissance de l'ensemble.
Mais justement, de ce point de vue, on est obligé de
reconnaître, en fait, que le gouvernement réalise cet idéal,
d'autant plus qu'il s'éloigne de la monarchie et de l'aristo-
cratie, pour revêtir la forme démocratique cela tient évi- :

demment à ce que cette dernière n'implique pas une trop


grande réalité de la « nation », c'est-à-dire de ce que
Spinoza flétrissait comme une « essence générale » du
domaine politique. La démocratie, en effet, semble, par
sa nature même, faire craquer les limites de l'Etat, car
LIVRE II — CHAPITRE V 30&

elle est le seulgouvernement qui n'exige pas l'individua-


lité de telle ou telle nation particulière; elle tend au
contraire à réaliser une sorte de République de l'Univers,.
dans laquelle seulement on retrouverait cette Individualité
originaire, par le même
conversion qui avait
effort de
amené le corps matériel à dépasser les synthèses artifi-
cielles des espèces et des genres, pour s'agréger à l'Indi-
vidu suprême, le Corps ou plutôt la Face de l'Univers.
On le conversion des modes de X anima ne
voit : la
dépasse guère encore le point de vue de la matérialité :
c'est de la vie organique qu'il s'agit, d'un bonheur terres-
tre et tout extérieur, et nullement d'un effort interne inté-
ressant sentiment ou la pensée. Si l'homme se soumet à
le

la loi sociale, ce n'est pas par sentimentalité et par raison r

c'est par intérêt ; il y est poussé par la nécessité même de


vivre. Seulement il conséquence inatten-
se produit cette
due que, « tandis que dans l'étal naturel, rien n'était bon ou
mauvais du consentement de tous, le péché apparaît avec
l'établissement de l'état social : c'est; dit le Théologico-
Politique, la doctrinemême de St Paul, qui n'admet pas
de péché avant la Loi (Th. pol. ch. xvi, tr. App. II, p. 296).
Désormais, au contraire, le consentement universel ayant
décrété que la chose est bonne ou mauvaise, chacun est
tenu d'obéir à péché est cette désobéissance
la cité, et le

à la loi ; il entraîne après lui des sanctions nécessaires et


inflexibles (Eth. IV, 37, Se. II) ; mais ces sanctions sont
évidemment d'ordre terrestre et matériel comme la loi
même qu'elles ont violée.
Cette idée est importante, et Spinoza développe avec la
insistance. Le salut que comportent les modes de Y anima
n'est pas supra-terrestre il s'agit d'avantages matériels r
;

extérieurs, en aucune façon d'une béatitude infinie dans la


véritable éternité, béatitude qui convient seule aux senti-
ments et aux idées. Ceci s'éclaircira davantage quand
nous en donnerons bientôt l'interprétation théologique;
mais, d'avance, du point de vue exclusif du Traité Poli-
304 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

tique, il apparaît que la conversion de Y anima est soumise


à un déterminisme social, presque aussi rigoureux en
somme que celui des modes de l'étendue. Les actions
humaines, loin de se produire à l'aventure, manifestent
un ordre aussi nécessaire que Tordre de la géométrie.
{Cf. PoL, ch. i.)
Là dessus Spinoza est le précurseur de certaines théo-
ries modernes de la contingence des lois le déterminisme :

peut fort bien n'être qu'en surface et la liberté en profon-


deur ;peut régir les actions extérieures de la vie sociale,
il

dictées par les besoins de l'intérêt, et laisser cependant


hors de ses prises la causatité interne de l'intention. En
d'autres termes, l'individu peut être déterminé quant à sa
nature physique et sociale, dans l'intimité
et rester libre
plus profonde de son être il peut y avoir là deux plans
:

distincts, ou, pour employer le langage spinoziste, deux


séries de modalités indépendantes, émanées d'attributs
différents. A Y anima peut appartenir l'obéissance passive
à un déterminisme social; à Ydnimus la liberté absolue de
la vie intérieure; mais l'homme peut échapper à la
contrainte de la première en se réfugiant dans la seconde.
C'est ce que veut exprimer Spinoza par sa grande idée,
qui domine tout le Traité Politique et le Traité de Théologie,
de des actions sociales extérieures
la distinction radicale
et des sentiments intimes de l'individu quelle que soit :

la forme de gouvernement, elle doit laisser intacte la


liberté de conscience. Le souverain peut régner sur les
actes, mais non sur les volontés et les esprits; les hommes
peuvent vivre dans la concorde, tout en professant des
opinions opposées. Dans un état démocratique (c'est celui
qui rejoint le mieux l'état de nature), tous conviennent
d'agir par un commun décret, mais non de juger et de
raisonner en commun. (Th. pol., ch. xx, App. II, p. 387).
Telle estconclusion sur laquelle s'achève le Théolo-
la

gico Politique : il existe deux domaines à jamais irréduc-


tibles, celui des actes extérieurs d'une part, celui des
L1VRK II CHAPITRE V 305

volontés et des esprits de l'autre. Sans doute Spinoza


n'hésite pas à placer la Religion sous la souveraineté de
l'Etat mais la Religion dont il s'agit ne comprend que les
;

cérémonies externes du culte


jamais les sentiments
et
intimes « Le droit du souverain de régler toutes choses,
:

tant sacrées que profanes, est certainement absolu, mais


il se rapporte aux actions seulement pour le reste, il doit;

être accordé à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce


qu'il pense. » (Th. pol. fin du Livre.)
Certes, toutes ces théories politiques sont bien connues,
mais l'intérêt qu'elles présentent réside avant tout dans
leur signification métaphysique, c'est-à-dire dans leur
accord avec le postulat de la hiérarchie des attributs. Pour
bien mettre en lumière cet accord, il suffit de replacer,
sous le symbolisme politique, l'interprétation théologique
initiale qui en constituait dans la pensée de Spinoza la
racine profonde et la source inspiratrice Et voici qu'après :

un long détour, nous sommes ramenés à la doctrine


hébraïque de l'élection divine des Nations, c'est-à-dire
de leurs rapports avec le gouvernement direct de Dieu.
Remarquons-le bien, en effet, la Politique de Spinoza n'est
qu'un organe de son panthéisme elle n'est qu'une trans-
:

cription de sa Théologie, et c'est dans une même synthèse


que les unit le titre même du grand Traité. Disons-le
d'avance, ce qu'il faut voir sous la distinction des avan-
tages matériels, résultant de l'obéissance à la loi sociale
et au Culte extérieur d'une part, de la Béatitude infinie
d'autre part, de cette Béatitude qui est dans une éternité
supra-terrestre le prix de la libre purification du cœur et
de sous une telle dualité, c'est
l'esprit, ce qu'il faut voir
l'opposition capitale du point de vue judaïque au point de
vue chrétien. Nous allons voir que le passage de Y Anima
à Y Animas est le passage même de la religion hébraïque à
celle de Jésus-Christ.

52. Nous avions dû nous arrêter, en exposant la théorie


20
306 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

de l'élection des peuples, à ces notions métaphysiques de


secours interne et de secours externe de Dieu, qu'il fallait
avant tout éclaircir. Nous savons maintenant de quoi il
s'agit. Deux sortes de causalités se manifestent dans la
nature: d'un côté le conatus individuel, qui s'efforce de
conserver l'être vivant de l'autre, le milieu extérieur,
:

ensemble de tous les autres conatus, qui peut être pour le


premier, soit une cause de destruction, si l'individu ne s'y
adapte pas, soit au contraire une occasion de renfort et
d'accroissemept, lorsque l'individu, par l'adaptation orga-
nique et surtout par la vie sociale, sait tourner à son
profit ces forces d'abord hostiles et les faire servir, par
une conséquence inattendue, à augmenter d'autant sa
propre puissance.
La première espèce de causalité est la causalité in terne y

la deuxième la causalité externe maintenant si l'on con-


;

sidère que toutes deux sont, au même titre, des émanations


de Puissance divine qui se manifeste dans les créatures,
la

on pourra dire que, dans la mesure où la seconde parvient


à conserver et même à intensifier la vie des individus, elle
constitue pour eux une sorte de « secours externe de Dieu»,
l'effort intérieur de conservation pouvant s'appeler alors
u secours interne ». Ceci posé, voici à quoi se réduit la

tradition judaïque de l'élection des Hébreux Moïse se :

rendant compte, d'une part ,de la complexion matérialiste


de sa nation, d'autre part de l'insoumission de son âme,
décida de demander à Jehovah son appui, et cela sous la
forme même qui s'aceordait avec le caractère hébreu les :

avantages terrestres.
D'ailleurs Jehovah ne le comprend pas autrement {Exode
ch. xxxvi, vs. 10). « Voici, jeconclus une alliance parlaquelle
je ferai devant tout ton peuple des merveilles qui n'ont
pointété faites sur toute la terre, ni dans toutes les nations.
Ainsi Moïse n'a en vue que l'élection des Hébreux, telle
que je l'ai expliquée, et il n'a pas demandé autre chose à
Dieu.j> (Th. pol. ch. m. tr. App. n. p. 79.) Ilsuffit à mon
LIVRE II CHAPITRE V 307

dessein, ajoute Spinoza, d'avoir montré que l'élection des


juifs concernait uniquement temporelle du corps
la félicité

et la liberté, c'est-à-dire l'existence de l'Etat, ainsi que la


façon dont ils l'ont constitué et conservé, conséquemment
aussi les lois en tant qu'elles étaient nécessaires à l'éta-
blissement de cet' Etat particulier... Quant au reste et à ce
qui constitue la vraie félicité de l'homme, ils n'ont pas été
supérieurs aux autres. Quand donc il est dit dans l'Ecri-
ture que nulle nation n'a des Dieux qui soient aussi près
d'elleque Dieu est près des Juifs, il faut l'entendre seulement
à l'égard de l'Etat et polir le temps où tant d'événements
miraculeux lui sont arrivés (ibid. p. 73). Du reste, les
nations ne se distinguent les unes des autres que par
le régime social et les lois sous lesquelles elles vivent et

se gouvernent et la nation hébraïque a été élue par


;

Dieu plus que les autres, eu égard non à l'entendement


et à la tranquillité d'âme, mais au régime social et à la
fortune qui lui donna un empire et le lui conserva tant
d'années.
C'est que Spinoza se sépare de la tradition judaïque.
ici

Les Hébreux ne sont plus comme ils le prétendent, le 5 eul :

peuple élu de Dieu. Il résulte de l'Ecriture que d'autres


nations ont eu, par le gouvernement externe de Dieu, un
empire et des lois particulières. La Genèse raconte, par
exemple, que Melchisédec fut roi de Jérusalem et Pontile
du Très-Haut, ce qui indique clairement que Dieu, avant
qu'il eût fondé la nation Israélite, avait établi des rois et
des Pontifes à Jérusalem et leur avait prescrit des rites et
des lois. N'est-il pas dit non plus, dans Malachie (ch. i,
vs. 10, 11), que le Seigneur adresse aux Juifs ce reproche :

«Je ne me complais pas en vous. Car depuis le lever du


soleil jusqu'à son coucher, mon nom est grand parmi les
nations et partout parfum m'est apporté et une oblation
le

pure... » Ce qui prouve amplement, ajoute Spinoza, que


les Juifs n'étaient pas, à cette date, plus chéris de Dieu
que les autres nations, que même Dieu se faisait alors
308 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

connaître par des miracles aux autres nations plus qu'aux


Juifs.
Il donc pas douteux que toutes les nation» aient eu
n'est
des Prophètes et que le don prophétique n'ait pas été
particulier aux Hébreux. Seulement les Hébreux ont eu
soin de raconter leurs proores affaires, non celles des
autres peuples. Obadias prophétisa pour les Iduméens-
Jonas pour les Ninivites, Quant à Isaïe, après avoir prédit
les calamités des Egyptiens il leur annonce que Dieu leur
enverra un Sauveur et se fera connaître d'eux, afin que
ce jx-ci l'honorent par des sacrifices et des offrandes ; il

appelle finalement cette nation : lepeuple béni de Dieu.


Que reste-t-il dans tout cela, de la suprématie hébraïque?
Pas grand chose, à la vérité ! pas même, s'il faut en croire
Spinoza, le rôle privilégié de Moïse : En fait, Job, bien
qu'il fût un Gentil, fut de tous les Prophètes le plus
agréable à Dieu, parce qu'il l'emporta sur tous en piété et
en religion. Il ressort enfin très clairement de Jonas (cluiv r
vs. 2) que ce n'est pas seulement à l'égard des Juifs, mais
à l'égard de tous, que Dieu est propice, miséricordieux,
indulgent. D'où il faut conclure qu'un individu Juif consi-
déré seul, en dehors de la Société et de l'Etat, ne possède
aucun don de Dieu qui le mette au-dessus des autres, et
qu'il n'y a aucune différence entre lui et un Gentil (Th. poL
ch. m, tr. App. p. 74).
Ne voit-on pas reparaître bien vite le primat spinoziste de
l'individualité ? Les nations particulières participent des
critiques que Spinoza adresse à tout ce qui est « essence
générale ». Du point de vue théologique du Gouvernement
divin, on peut dire que Jehovah a préposé à leur direction
ces Modes supérieurs de V Anima que nous avons appelés
des Anges, en sorte que le Souverain temporel, à mesure
que s'efface le régime théocratique direct, n'est que le
dépositaire de cette puissance angélique. Mais les Anges
sont moins des Êtres personnels que de simples modes
d'expression et d'apparition de Jehovah c'est la façon :
LIVRE II — CHAPITRE V 309

dont Jehovah communique avec les prophètes par l'inter-


médiaire de l'imagination.
Or nous venons de montrer que Jehovah ne fait pas de
différence entre les nations; celles-ci ne diffèrent que par
les lois extérieures qui les régissent. « Quelles sont, dit
Spinoza (Th. pol. ch. xvn. tr. App. p. 340), les causes qui
ont amené la décadence du peuple hébreu? Peut-être pen-
sera-t-on que cela tient à l'insoumission de cette nation ?
Réponse puérile pourquoi cette nation a-t-elle été plus
;

insoumise que les autres ? Est-ce par nature ? La nature


ne crée pas des nations mais des individus, lesquels ne se
distinguent en nations que par la diversité de la langue,
des lois et des mœurs reçues; seules parmi ces traits dis-
tinctifs, les lois et les mœurs peuvent faire que chaque
nation ait une complexion singulière, une condition propre,
des préjugés à elle. Si donc on devait accorder que les
Hébreux furent insoumis plus que le reste des mortels,
cela devrait être imputé à quelque vice des lois ou des
mœurs reçues. Or si Dieu avait voulu assurer la constance
de son peuple, il lui eut donné d'autres lois destinées à la
sauvegarder toujours. Que faut-il en conclure, ajoute l'au-
teur, sinon que les Hébreux ont irrité leur Dieu ? Ezéchiel
l'atteste « Je leur ai donné des statuts qui n'étaient pas
:

bons des règles par lesquelles ils ne vivraient point,


et
afin que, par ma Volonté, ils fussentdévastéset connussent
par là que je suis Jehovah En sorte que Dieu prit soin
I

d'assurer sa vengeance, plutôt qu'il ne veilla à la sécurité


de la nation. »

La désobéissance à la Loi n'entraîne -t-elle pas, en


effet, des sanctions inévitables? C'est le leit-motiv de la
conversion. Si l'individu prétend se révolter et opposer sa
causalité interne à l'ensemble des conatus extérieurs, ceux-
ci, bien vite, l'écrasent de tout leur poids et l'entraînent
inexorablement à sa ruine. Or les Hébreux possédaient une
constitution sociale qui leur faisait prendre en haine toutes
les autres nations. Se croyant les seul élus de Dieu, ils
310 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

n'avaient que mépris pour l'étranger; aussi voulurent-ils


vivre seuls, sans commerce avec le dehors, renfermés
dans leurs limites et comme orgueilleusement isolés du
monde Leurs vicissitudes furent la conséquence naturelle
!

de leur isolement et de la perte progressive de ces biens


et de ces avantages temporels qui semblaient en avoir fait,
un moment, par leur prospérité matérielle, le peuple appelé
par Jehovah à la Vie éternelle. Leur punition fut dans
leur dispersion même, dans l'obligation qui leur était
désormais imposée de s'adapter à la Société universelle.
Finalement, nous retrouvons dans les modes de anima 1

un processus de conversion parallèle à la conversion des


modes de l'étendue. De même que le corps matériel
acquiert une durée et une puissance d'expansion d'autant
plus grande qu'il est « ad plurima aptum », adapté à un
milieu extérieur plus ample, de même l'individu acquiert
une prospérité d'autant plus grande qu'il se soumet aux
lois d'une Société plus étendue et plus nombreuse. Et
comme l'espèce n'est qu'un groupe aux limites artificielles,
la nation, à son tour, n'a pas de réalité dans la nature. De

la même façon que le corps matériel n'achevait son pro-

cessus de conversion que dans l'Individualité suprême de


la Faciès totiuz Universi, de même le terme final de la
conversion de l'homme vivant en société, l'idéal de la vie
sociale, en d'autres termes, consisterait, par delà la monar-
chie et l'aristocratie, dans une sorte de démocratie uni-
verselle, où chacun serait citoyen de l'Univers et non plus
de telle nation déterminée.
Le tort des Hébreux fut de n'avoir pas compris que,
Jehovah étant le Dieu de l'Univers, le Souverain de cette
Société universelle, devait veiller aux destinées de tous.
Pour rendre cette tâche plus commode, il répartissait les
hommes en nations et déléguait des Anges pour prendre
soin, à sa place, de ces diverses nations il leur manifestait
;

par là son « secours externe », c'est-à-dire l'organisation


la meilleure des forces humaines extérieures, susceptible
LIVRE II CHAPITRE V 311

de leur assurer le maximum


de bien-être et de puissance.
Mais, au-dessus de ces Nations ou de ces Anges, Jehovah
conservait le gouvernement et la direction générale de
l'ensemble; il Dispensateur suprême et je principe
était le
même de la prospérité matérielle du monde, Ame organi-
satrice et vitale de l'Univers, Principe de la fécondité de
sa vie terrestre et de sa perpétuité dans la durée.
Par là, nous revenons à l'idée déjà exposée, que le
Jebovah des anciens Hébreux constitue, dans la hiérar-
chie des Puissances-Attributs émanées de l'Essence divi-
ne, une Puissance intermédiaire, celle-là justement qui,
servant de soutien à la Vie biologique et à l'univers sensi-
ble des Individus temporels, avait pour rôle,' dans la pro-
cession de la Nature naturante, d'amener l'Essence divine
à se déployer de l'éternité dans la durée. L'Ame hypostase
dans le panthéisme alexandrin, avait cette même fonction:
elle étalait, pour ainsi dire, en passé, présent et avenir, le
long d'une ligne indéfinie, ce bloc indivisible de durée qui,
au-dessus d'elle, dans l'hypostase supérieure, constituait
l'Eternité véritable. Dans ce but, elle se trouvait scindée
en deux parties par l'étage supérieur, elle participait
:*

encore de l'éternité de l'Intelligence et de l'Un; par l'étage


inférieur, elle s'abaissait dans la durée et s'irradiait en
ne infinité de raisons séminales, principes vitaux de tous
les corps du Monde sensible. Or les modes de Y Anima nous
ont paru représenter ces raisons séminales, et Jehovah la
Puissance productrice qui les fonde, Jehovah dont le Nom-
Tétragramme implique une sorte de continuité linéaire du
temps, et exprime l'Essence absolue de Dieu dans son rap-
port aux choses créées. Mais Jehovah, dès lors pouvait-il >

donner aux Hébreux autre chose qu'une prospérité maté-


rielle, essentiellement temporaire d'ailleurs, ou n'ayant

dans tous les cas, à supposer qu'elle s'étendît à une durée


infinie,* aucun rapport avec la véritable vie éternelle ?
Telle est la conclusion de ce Chapitre sur la « Vocation
des Hébreux », qui est peut-être, aux yeux de Spinoza, le
312 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

plus célèbre du Théologico-Polïtique. Venant à examiner


les raisons de ceux qui essaient de se persuader quand
même que l'Election des Juifs ne fut pas temporaire, mais
quelle survit dans l'éternité, à la ruine de leur empire et
jusque dans leur dispersion, il invoque contre leurs illu-
sions le passage du Deutéronome (ch. vin, vs. 19) « Je :

vous atteste aujourd'hui que vous périrez entièrement;


comme toutes les nations que Dieu tait périr devant vous,
ainsi vous périrez. » Du reste, termine-t-il,« si l'on voulait
soutenir qu'à tel ou tel titre, les Juifs ont été pour l'éter-
nité élus de Dieu, je n'y contredirais pas, pourvu qu'il fût
entendu que leur élection, soit temporaire, soit éternelle,
en tant qu'elle leur est particulière, se rapporte unique-
ment à l'empire et aux avantages matériels, (nulle autre
différence n'existant d'une nation à l'autre), tandis qu'à
l'égard de l'entendement et de la vertu véritable, aucune
nation n'a été faite distincte d'une autre, et qu'ainsi il n'en
est pas une que Dieu, à cet égard, ait élue de préférence
aux autres. » [Th. pol. ch. m, fin.)
On ne pouvait rompre plus audacieusement avec les
enseignements de Maïmonide et la tradition de la syna-
gogue contester la nature de l'élection du peuple hébreu,
:

n'était-ce pas mettre en question l'essence même de la


religion judaïque? De fait, c'était une nouvelle révélation
que Spinoza, en définitive, lui opposait la Révélation
:

chrétienne. Là est l'aboutissement de la grande critique


du Mosaïsme : Le chapitre V du Théologico-Polilique, sur
le rôle des « cérémonies du culte », l'expose dans toute
sa force. 11 faut distinguer, dans la Religion, les cérémo-
nies extérieures et la piété intérieure de l'âme. L'ancien
judaïsme n'a connu que les premières « Les cérémonies
:

du culte de l'Ancien Testament, dit Spinoza, ont été ins-


tituées par les Hébreux seulement et adaptées à leur Etat,
de telle sorte qu'elles étaient célébrées par la communauté
entière, non par les individus isolés. Il est donc certain
qu'elles n'ont point trait à la Loi divine et ne contribuent
LIVRE 11 CHAPITRE V 313

en rien à la béatitude et à la vertu, mais concernent uni-


quement Hébreux, c'est-à-dire la seule féli-
l'élection des
cité temporelle des corps et la tranquillité de l'Etat,
puisqu'elles ne pouvaient être d'aucun usage, sinon pendant
la durée de l'Etat.

Or, la révélation de Moïse n'a pas uir autre caractère :

il ne promet que des avantages matériels ou des plaisirs


charnels honneurs, victoires, richesses, plaisirs, santé
:

du corps. Il n'enseigne pas aux Juifs, à la façon d'un doc-


teur ou d'un prophète, à ne pas tuer ou à ne pas voler;
il le leur ordonne à la façon d'un législateur ou d'un prince,

n'ayant en vue que l'intérêt de l'Etat. « S'il avait voulu


donner un enseignement moral qui concernât la tranquil-
lité de 1 âme et la vraie béatitude des individus, il n'eût

pas condamné seulement l'action externe, mais aussi le


consentement même de l'Ame. » (Th. pol. V, tr. App. II r
p. 106).
Que ce ne futcependant le véritable sens du
pas là

Vouloir divin, n'est-ce pas ce dont témoignaient déjà,


avant le Christ, les enseignements des Prophètes? Isaïe
déclare formellement (ch. i, vs. 10) que la loi de Dieu
consiste « dans une vraie règle de vie, non du tout dans les
cérémonies », il exclut les sacrifices de tous genres et les
fêtes, pour ne conserver que ce précepte purification de :

l'âme (purificaiio Animi), ou constant usage des vertus


c'est-à-dire des bonnes actions, secours apporté aux pau-
vres (Ibid. p. 105). Jésus-Christ ne fait donc que reprendre
en cela l'interprétation bien comprise de l'Ecriture « Il :

donne des enseignements universels et, pour cette raison y


il promet une récompense spirituelle et non corporelle comme

Moïse : car le Christ a été envoyé, non pour conserver


l'Etat et instituer des lois, mais |pour enseigner la seule
Loi universelle. » (Ibid. p. 107).
Nous sommes ainsi amenés
dans les régions
à chercher
plus profondes de l'âme, au-dessous de la couche exté-
rieure du déterminisme social et des cérémonies rituelles,
314 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA
t

le principe de la vie véritable et de la béatitude éternelle,


principe qui ne peut résider que dans la pure spiritualité,
dans ce que Spinoza appelle, comme nous venons de le voir,
la purification de ïanimus. Tel est doncledomainejnouveau
et plus élevé où nous introduit maintenant le progrès de
la conversion.

C) La Conversion dans les Modes de VAnimus.

53. —
Correspondant aux modes de Yanimus, le cona-
tus n'est plus désormais le simple effort d'adaptation à la
nature matérielle, au milieu physique extérieur ou au mi-
lieu social, mais un effort plus profond et plus intime de
purification du désir et de la volonté, pratique de la vertu
et développement de l'esprit de charité en cela consiste
:

vraiment, dit Spinoza, la Loi divine supérieure, celle qui


peut mener au Salut et à la Vie éternelle.
Faut-il en conclure qu'il y ait, en quelque sorte, une
rupture dans le système, et un brusque changement de
point de vue? Tout au contraire, la transition de Y anima
à Yanimus ménage toujours la continuité de la procession :

la nouvelle modalité du conatus se superpose plutôt qu'elle


ne s'oppose à l'ancienne. En réalité, dit Spinoza, « nous
connaissons aisément que le Christ n'a nullement abrogé
la loi de Moïse, puisqu'il n'a voulu introduire dans la
société aucunes lois nouvelles, et n'a eu d'autre souci que
de donner des enseignements moraux et de les distinguer des
lois de l'Etat. » (Th. pot., ch. v, tr. App. n, p. 107.) En ce
sens Moïse a pu préparer Jésus et le caractère supérieur
de sa Révélation.
Cette remarque est importante ce serait une grave
:

erreur, en effet, dans le spinozisme, de faire intervenir


directement le Christ dans la conversion des modes de
Yanimus. En fait, nous ne faisons ici qu'inaugurer un espril
nouveau, dont Jésus marquera l'apogée dans la men'
LIVRE II CHAPITRE V 315

seulement, par conversion de l'intelligence, car il ne


la

fera, selon Spinoza, que développer, contrairement â l'in-


terprétation matérialiste du peuple hébreu, le véritable
esprit de la Révélation prophétique et la « charte de la
vraie Loi divine. » Il opérera, ainsi que nous le montre-
rons, la transition de l'animus à la mens, en présentant la
Loi non comme un ordre, ou comme une suggestion de la
Foi, mais comme une vérité rationnelle, clairement
compréhensible.
Il en résulte qu'il faut, avant tout, s'adresser aux Pro-
phètes pour leur demander ce premier aspect spirituel de
la Loi divine. Nous en connaissons déjà les deux aspects
matériels inférieurs d'abord la loi mécanique d'inter-
:

action des corps matériels, ensuite la loi politique de l'or-


ganisation sociale. Toutes deux représentaient des efforts
successifs du conatus dans la voie de la conversion vers
l'Eternité ; mais ces pas encore à
efforts n'aboutissaient
nous affranchir des limitations de la durée, parce que la
causalité interne n'arrivait pas à triompher des causes
extérieures. L'individu, en dépit de son adaptation au milieu
physique, de sa soumission à la Loi sociale, demeurait*
suivant le mot de Spinoza, écrasé par les forces extérieures.
Sans doute parvenait-il, par une conspiration des conatus,
à puiser dans cette harmonie un renforcement de sa propre
puissance; mais les individus auxquels il s'unissait parla
vie sociale n'en restaient pas moins, malgré tout, extérieurs
à sa personnalité, découpés qu'ils étaient par la proces-
sion des modes, dans des fragments différents de l'étendue
matérielle et c'est pourquoi il ne gagnait lui-même qu'une
;

simple prolongation de sa durée, sans que jamais l'espoir


lui soit permis de passer de cette durée —
fût-elle indéfinie
— à l'Eternité véritable, au Bloc de l'Eternité divine.
Or s'il en était ainsi, si le triomphe était forcément
incomplet, c'est que le conatus, dans ces attributs infé-
rieurs, ne se développait et n'agissait qu'en surface, la
procession de l'Essence divine, de la pensée vers l'étendue,
316 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

ayant eu pour résultat d'étaler progressivement cette


Essence, du centre à la périphérie, des couches profondes
de l'esprit, puis du sentiment, jusqu'aux couches de plus
en plus superficielles de l'âme organique et enfin de
létendue. Les individus ne pouvaient donc, considérés
sous ces deux derniers attributs, que se présenter les uns
aux autres leur revêtement extérieur, et cela empêchait
une interaction et une coordination assez intimes pour
produire une synthèse unique, une sorte de Conatus
immense qui concentrât dans un même faisceau tous les
conatus dispersés.
Que faut-il faire alors, puisqu'on ne peut songer à sup-
primer la réalité des causes extérieures du
et à s'évader
monde Simplement s'efforcer
? de parvenir à une harmonie
plus profonde et, pour cela, pénétrer davantage à l'inté-
rieur de son être intime pour y chercher, dans des couches
de plus en plus profondes, le de son
principe même
action. Il suffit, en d'autres termes, de transposer dans un
plan plus rapproché du centre de jaillissement de l'essence,
le thème de la conversion. Mais qu'il ne faille jamais
modifier ce thème, c'est ce que Spinoza a toujours exprimé
avec la plus grande vigueur « C'est par une seule et
:

même tendance, la tendance à persévérer dans l'être, que


l'homme 4 ScolieJ.A aucun mo-
pâtit et qu'il agit » (Eth. V.
ment, il ne saurait se produire de coup d'Etat miraculeux
qui vienne bouleverser la continuité de la procession
Entre la passion et l'action, la différence n'est pas de
nature mais de degré bien mieux, c'est de l'esclavage
;

même de la passion que naît, par un processus naturel,


la possibilité de se libérer vaincu dans les plans superfi-
;

ciels de son être, par les causalités externes, l'individu est


amené à chercher dans une intériorisation progressive de
son effort, le moyen de l'intensifier.
On ne saurait trop le répéter il n'y a pas de discon-
:

tinuité dans le système le thème


; de la conversion
demeure identique quand on passe des attributs infé-
LIVRE II CHAPITRE V 317

rieurs aux attributs de YExtensio à Y anima,


supérieurs,
de Y anima à Yanimus, de Yanimus à la mens; et ce
thème est toujours, non pas la révolte, mais la soumis-
sion à la Loi de l'Univers et de Dieu. La Béatitude finale et
la possession de l'Eternité ne seront jamais atteintes que
par l'union des conatus individuels dans le Conatus unique
de l'Essence divine. Il faut, de toutes façons, parvenir à
réaliser l'individualité, car l'individu seul est éternel; l'in-
dividu particulier n'aura donc retrouvé l'Eternité de l'Es-
sence originaire que quand il se sera suffisamment harmo-
nisé avec tous les autres individus de l'Univers, si nombreux
soient-ils, pour produire, grâce à cet effort de synthèse,
un Individu encore, le Dieu infini des Modes éternels,
terme final de la conversion.
Le passage de Y anima à Yanimus répond à cette perpé-
tuelle aspiration. En s'intériorisant d'un degré nouveau,
le conatus se trouve transposé à un plan moins matériel

que celui de la vie organique, plus voisin par suite de la


spiritualité absolue de l'EssencçdeDieu ce plan est celui
:

du sentiment ou de l'affectivité, de ces états qui, dans le


Théologico Politique, constituent te domaine du cœur, et
dont Y Ethique nous présente, sous le nom de Passions, une
projection en termes d'idées dans le plan rationaliste de la
mens.
Telles sont les deux sources qui nous permettront d'édi-
fier dans ses grandes lignes, la conversion des modes de

Yanimus. Mais, tandis que le Théologico Politique nous la


présentera sous sa forme pure et vivante, YEthique et —
d'une façon générale les textes intellectualistes, —
ne nous
la présenteront que par réfraction à travers le prisme de

l'entendement. La théorie des passions, développée dans


les derniers livres de YEthique, n'est en somme qu'un

reflet, le reflet dans la mens de ce qui passe en réalité

dans Yanimus, car nous savons que la mens contient, en


I
vertu de la loi générale des attributs, une représentation
de tous les autres. N'est-ce pas grâce à cette propriété,
318 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

du reste, pu nous donner dans Y Ethique une


que Spinoza a
vision en perspective de tout son système, une sorte
dépure géométrique qui a fait évanouir tout relief et toute
hétérogénéité dans l'uniforme homogénéité d'une surface
plane? Nous serons donc obligés, pour reconstituer la
conversion dans Yanimus, de remonter de l'épure plane à
l'objet spatial, de la représentation au représenté nous
;

savons d'ailleurs que le problème est possible, Spinoza


nous ayant donné, d'autre part, une seconde épure dans
le plan de projection de retendue. Comme nous sommes

déjà familiarisés avec ce procédé de transposition, la


tâche est aisée maintenant.
Tout d'abord, pour suivre notre plan habituel, en quoi
consiste, dans Yanimus, le mal, c'est-à-dire le dernier
degré de la procession des Modes? La réponse est toujours
la même, puisqu'il ne saurait y avoir entre Y anima et
Yanimus de solution de continuité. Ici, comme là, le mal est
l'isolement, l'actede l'être qui se détache de l'Univers
pour se concentrer dans son individualité solitaire. Seule-
ment, comme il viie s'agit plus ici d'une existence pure-
ment organique, les mots se gonflent d'une signification
affective, tout imprégnée de spiritualité. La limite de
Yanimus de Y anima, en effet, marque le point précis où
et
l'Ame, hypostase intermédiaire, s'étale, par sa partie
inférieure dans l'existence sensible et matérielle, tandis
qu'elle se concentre, par sa partie supérieure, dans les
régions plus profondes de la vie et de l'esprit.
Spinoza nous répond donc Le mal, ici, est la haine,
:

oU, comme l'exprime danswsa forte concision un théorème


de Y Ethique « La haine ne peut jamais être bonne ».
:

(Eth. IV, 45), car celui qui a quelqu'un en haine s'effor-


cera de le détruire (Eth. III, 39). Par suite « tout ce que
nous appelons, étant affectés de haine, est vilain et injuste
dans la cité.» La haine, d'ailleurs, traîne derrière elle tout
le cortège des passions mauvaises « L'envie, la raillerie,
:

le mépris, la colère, la vengeance et les autres affections


LIVRE II CHAPITRE V 319

qui se ramènent à la haine ou en naissent sont choses


mauvaises ». (Eth. IV. 45 cor.)
Quant au critérium de la méchanceté de la haine,
Spinoza le trouve dans le sentiment même dont elle s'ac-
compagne :la Tristesse. Après avoir montré dans le
Court Traité (III, ch. vi) que la haine engendre la tristesse,
il va, dans Y Ethique jusqu'à les identifier lune à l'autre.
,

La nature de la haine est d'être une tristesse c'est une


:

tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure.


(Eth. III, Dé/. 7). Or, la valeur d'une chose devant être
estimée du point de vue de l'attribut particulier sous
lequel on la considère successivement, il est évident
que, pour les modes de Yanimiis, la tristesse est le signe
naturel du mal, comme la joie est le signe naturel du
bien, ou plutôt, afin de mieux marquer le devenir perpétuel
qui constitue l'effort de conversion du conatus : « La
tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande à
une moindre perfection » (Defin. S), tandis qu'inversement
« la joie est le passage de l'homme d'une moindre à une

plus grande perfection. » (Dé/. 2).


La conversion, dans les modes de Yanimus, consistera
donc, pour retourner au bien, à s'efforcer de passer de la
tristesse à la joie, ou ce qui revient au même, de la haine
à l'amour. Or, si étrange que cela paraisse au premier
abord, point ne sera besoin pour cela d'un brusque coup
de théâtre ;
quelque contradictoires que semblent ces
deux pôles extrêmes du sentiment, la transition s'opérera
de l'un à l'autre par simple continuité :la passion n'est
qu'une moindre action, et «non pas l'opposé de l'action;
c'est par un même appétit que l'âme agit et pâtit. Cette
remarque profonde, qui sépare nettement Spinoza de
Descartes, vient apporter encore une solide confirmation
à noire théorie de la réalité des modes intermédiaires et
de l'indépendance, dans chacun d'eux, du processus de
conversion. Si Spinoza s'en était tenu au simple point de
vue cartésien de l'existence exclusive des deux substances^
320 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

il eût été amené lui aussi à trouver dans l'intervention de


« l'idée » le remède à la passion mauvaise. Que fait-il
seul
au contraire ? Il possède à un trop haut degré le senti-
ment de la vie pour ne pas accorder aux puissances affec-
tives de l'âme un rôle que l'on s'expliquerait difficilement
dans un système gui prétendrait n'être qu'un intellectua-
lisme strict.
Mais le modes exige que
parallélisme d'une infinité de
la conversion s'accomplisse indépendamment dans chacun
d'eux : tel est le sens de cette forte affirmation que le
sentiment ne peut être modifié que par un autre sentiment
plus vif, et non par une idée, car ce sont là deux modali-
tés hétérogènes de la vie. Pour employer le langage de
Y Ethique, « une affection ne peut être réduite, ni ôtée,
sinon par une affection contraire et plus forte que l'affec-

tion à réduire. » (Eth. Il, 7.) Les cœurs ne sont pas vain-
cus par les armes, mais par l'amour et la générosité.
(lbid. Append. xi).

En sorte que, pour se libérer des passions mauvaises,


point n'est besoin de sortir du domaine de Yanimus la :

haine porte en elle-même le principe de sa destruction ;

il suffit de la laisser librement développer ses conséquences


affectives. Alors apparaîtra bientôt la tristesse qui sera
pour l'âme le meilleur stimulant de son activité ; l'expé-
rience seule de la vie fera bien vite sentir à l'homme que,
s'il veut triompher des causesextérieures, il n'y parvien-
dra pas en cherchant à les détruire, ce qui, nous l'avons—
vu, est l'essence de la haine —
mais au contraire er
,

s'unissant à elles pour puiser dans cette union un surcroîl


de force de puissance.
et
Or, cette union affective, cet unisson sentimental est
précisément l'amour. Et comme en éprouvant cet amoui
l'homme passera naturellement de la tristesse à la joie, h
joie ressentie sera pour lui le critérium de la valeur de soi
action et lui dictera désormais sa nouvelle attitude. Voili
comment la haine, « alors qu'elle est accrue par une hain<

LIVRE II CHAPITRE V 321

réciproque, peut, inversement, être extirpée par l'amour ».

(Eth. III, 43.) L'homme s'aperçoit que s'il se met peu à


peu à aimer la personne jusque-là haïe, sa tristesse se
change bientôt en joie; cette joie à son tour vient accroî-
tre son amour, amenant une joie plus grande et ainsi de
suite, si bien que « la haine, entièrement vaincue par
l'amour, se change en amour, et l'amour est pour cette
raison plus grand que si la haine n'eût pas précédé ».
(Eth. III, 44.) A quelque chose, malheur est bon! C'est à
l'épreuve du mal et de la douleur que l'homme puise le
meilleur stimulant du bien la procession, par une consé-
:

quence naturelle, appelle la conversion.

54. Jusqu'où maintenant doit s'étendre l'amour? Il est


ien évident qu'il ne saurait s'arrêter avant que la conver-
sion soit achevée, c'est-à-dire que la joie correspondante,
levenue infinie, procure à l'homme la béatitude éternelle,
'as plus que l'homme par suite n'a pu s'en tenir à
l'amour de soi, il ne saurait davantage limiter son amour
quelques individus Spinoza rejette toute notion
:

commune, entre l'individu particulier et l'Individu-Total


[ui est l'humanité. Le patriotisme exclusif ne serait à ses
'eux qu'une autre forme de l'orgueil : les Hébreux, pour
tvoir voulu pratiquer la haine des nations étrangères, ont
été punis par Jéhovah en ce sens que leur particularisme
social a été pour eux une cause de faiblesse et d'impuis-
sance.
Le terme de la conversion de Vanimus ne saurait donc être
que l'amour universel de l'humanité, cette caritas generis
humani de la morale stoïcienne. A ce moment, nous avons
atteint,par delà les généralités passagères, l'Individualité
suprême, Dieu, ou du moins le Mode éternel et infini qui
lui correspond dans Vanimus. De même, en effet, que les
modes de l'Etendue se synthétisaient au terme de la
conversion, dans l'individualité totale de la Faciès Universi,
sorte de corps divin, de même encore que les modes de
21
322 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Y Anima s'harmonisaient dans une sorte d'àme vitale du


monde, mode immédiat de YAbsoluta Animatio, de la même
façon, tous les cœurs des hommes viennent s'unir dans un
Cœur infini, dans ce Mode immédiat, source de la Person-
nalité divine, et que nous pourrions appeler Y Amour infini
de Bip a.
Ainsi, à la limite, l'amour universel des êtres devient
amour de Dieu ; la Charité universelle devient Religion.
Maintenant, si nous songeons que le mode immédiat de
l'Amour divin, production directe de l'attribut correspon-
dant, a pour fonction de manifester sa Personnalité, ce —
qui transforme le panthéisme d'émanation en créationnisme r
— nous comprendrons que l'explication panthéiste et natu-
raliste de la génération de l'amour, exposée dans Y Ethique,
se transpose aussitôt, dès qu'on envisage le point de vue
de la création, en une description personnaliste de la
Révélation divine de la Loi.
Nous avons déjà signalé, à plusieurs reprises, cette
transposition en quelque sorte automatique de point de
vue, suivant que, dans la continuité de la procession des
modes, on établit artificiellement la coupure soit entre la
Nature naturante et la Nature naturée, soit entre la Nature
naturée universelle et la Nature naturée particulière.
Le Théologico-Politique nous présente cette seconde
division, et c'est pourquoi, dans ce Traité, la transforma-
tion de la Haine en Amour apparaît plutôt comme une
inclination de l'âme suscitée par un mobile religieux la :

Foi. La Foi est une disposition du cœur qui nous pousse


à obéir aveuglément aux Commandements de Dieu, tels
que nous les ont révélés les Prophètes. Ceux-ci, en efîet r
en tant qu'ils ont été inspirés du véritable Esprit de Dieu,
ont enseigné qu'à l'égard de la vertu et de l'entendement,
Dieu n'était' pas favorable à certaines nations privilégiées,
mais était également propice à tous. Il demandait seulement
aux hommes de pratiquer un très petit nombre de dogmes
qui tous, d'ailleurs, tendaient à un même principe, à savoir
LIVRE II CHAPITRE V 323

« qu'il un Etre suprême qui aime la Justice et la


existe
Charité, auquel tous pour être sauvés sont tenus d'obéir,
et qu'ils doivent adorer en pratiquant la Justice et la Cha-
rité envers le prochain. » (Th. pol., ch. xiv, tr. App. II,

p. 275). Car c'est en proportion de l'amour du prochain


que chacun est en Dieu, et que Dieu est en chacun. Mais
la Foi consiste en ce que l'acceptation du Dogme universel
ne soit pas hésitante, mais pleine et sans réserve, afin
que son obéissance à Dieu vienne d'une âme pleinement
consentante. (Ibid., p. 277). Celui qui croit fermement
que, dans sa miséricorde et par sa Grâce, souveraine régu-
latrice, Dieu pardonne les péchés des hommes et qui,
pour cette cause, est plus brûlant d'amour pour Dieu,
celui-là connaît vraiment le Christ selon l'Esprit et le
Christ est en lui. (Ibid., p. 276).
Comme nous voilà loin de la croyance hébraïque à
l'élection de telle ou telle nation! C'est que l'Attribut divin
qui s'est révélé au cœur des Prophètes n'est pas cette
Puissance organisatrice de la vie qui présidait à la sécu-
rité et au bien-être matériel des hommes réunis en société,
mais la puissance supérieure de l'âme, la volonté morale
capable cette fois d'accorder à ses Elus l'infinie et la véri-
table Eternité. ne s'agit plus cette fois d'une élection
Il

plus ou moins longue dans la durée, mais d'une élection


dans l'Eternité.
Or, de même que ce Dieu d'Amour ne se manifeste
qu'aux Prophètes dont le cœur est pur et la vie sainte, ij
ne réserve sa promesse qu'aux « pieux ». Quand donc les
Prophètes ont prédit aux Hébreux une nouvelle alliance
éternelle de grâce et d'amour, il est facile de se convaincre
que cette promesse est faite aux pieux seulement. Dieu,
ajoute Ezéchiel, séparera d'eux les rebelles et les transfu-
ges et détruira les superbes pour ne laisser subsister que
les pauvres. (Th. pol. ch. in, App. II, p, 82/ Ne faut-il
tr.

pas dire, dès lors, qu'il existe dans l'attribut correspon-


dant à YAnimus, comme du reste dans tous les attributs,
3?4 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

deux modes immédiats de la Nature naturée, tous deux


infinis et éternels. Le premier de ces modes, parallèle au
Motus et Quies de YExtensio, est un principe analogue
« d'Amour et de Haine », d'Amour de Dieu pour les bons

et les pieux, de Haine pour les méchants. Quant au second


Mode infini, parallèle à la Faciès Universi, il traduit en
quelque sorte le résultat et le terme de la conversion ; c'est,
si Dessein providentiel de l'univers, quelque
l'on veut, le
chose comme une « Cité des élus » dont la synthèse forme
justement la Conscience que Dieu prend de lui-même en tant
que Volonté et Providence. En sorte que le point de départ
de la procession n'est pas le même, au fond, que le point
d'aboutissement de la conversion. C'est toujours Dieu, sans
doute, Dieu infini et éternel mais tandis que la proces-
;

sion part du premier mode immédiat, la conversion aboutit


au second de ces modes ainsi en sera-t-il encore pour
:

l'attribut de la Pensée.

55. Cette distinction est importante, car elle permet de


comprendre la théorie curieuse de la grâce qu'a exposée
Spinoza. L'Ethique s'achève sur cette idée que « la béati-
tude n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ;

et cet épanouissement n'est pas obtenu par la réduction de


nos appétits sensuels, mais c'est au contraire cet épa-
nouissement qui rend possible la réduction de nos appétits
sensuels. » (Eth. V,'4$). N'est-ce pas, dans toute sa force,
la notion de la grâce? Ce n'est pas la réduction des pas-
sions mauvaises qui nous conduit à la charité universelle
et à l'amour total, c'est au contraire parce que nous jouis-
sons de la béatitude résultant de l'Amour de Dieu que nous
acquérons la force de contenir nos passions.
Il y avait, en effet, un point du processus de libération

que les théorèmes du IV e Livre laissaient encore un peu


mystérieux; c'était la façon dont la haine se transformait
d'elle-même et naturellement en amour; car il fallait qu'une
volonté, jusque-là aveuglée par l'orgueil, se change peu à
LIVRE JI —CHAPITRE V 325

peu en volonté d'amour. Gomment le simple effort humain


pourrait-il être assez puissant pour passer ainsi radicale-
ment du mal au bien? En réalité, c'est qu'une puissance
d'amour infiniment supérieure est venue renforcer la fai-
blesse de la volonté individuelle, et cela précisément dans
le grand acte d'Amour où Dieu a manifesté aux hommes,

par l'intermédiaire des Prophètes, la Révélation de sa


Charité et,de sa Providence.
N'est-ce pas dans la Foi, dès lors, que l'homme va puiser
le La
ressort de son énergie? Foi en la Miséricorde
«

divine et en sa Grâce, souveraine régulatrice », devient,


dans les modes de YAnimus, l'équivalent de ce « secoitr s
externe » que Jehovah accordait aux hommes pour accroî-
tre leur bien-être matériel. Mais tandis que ce secours
externe ne parvenait à leur assurer qu'une durée de vie
plus ou moins grande, la.gràce de la Révélation leur assure
le Salut éternel. En d'autres termes, l'élection de Y Anima
n'étaitque temporelle, l'élection de YAnimus est éternelle.
Le thème de la conversion cependant demeure toujours le
même la soumission à la loi de l'Univers ou de Dieu. On
:

ne triomphe pas des causalités externes en se retranchant


de leur empire par la désadaptation ou l'orgueil, mais en
s'harmonisant avec elles.
Cependant harmonie n'est possible que parce que
cette
le conatus individuel peut puiser dans le Conatus de l'Es-
sence divine la de même
puissance nécessaire à son salut :

que le « secours externe » oiy l'élection matérielle de Jeho-


vah avait seule pu assurer aux Hébreux la conservation
temporelle de leur empire, de même le secours divin de la
Révélation et de la Foi peut seul nous donner l'espoir
d'une béatitude éternelle.
Par là s'opère, en définitive, la conciliation des deux
modes de la Causalité divine. Sans doute, la causalité
interne ne peut arriver à se manifester pleinement qu'en
triomphant des causalités externes, mais elle ne peut y
parvenir qu'en empruntant justement à ces mêmes causa-
326 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

lités externes réunies, la puissance supplémentaire dont


elle a besoin. Ainsi le corps matériel doit s'adapter au
milieu physique ; ainsi l'individu doit s'adapter à l'organi-
sation politique et sociale; ainsi encore l'homme n'a
d'autre ressource, pour lutter contre les passions, que de
lestransformer en actions. Les passions viennent de l'exis-
tence d'un objet extérieur imaginé, c'est-à-dire, au fond,
de de l'Essence divine en essences individuelles
la scission
séparées. Que faut-il donc pour les vaincre ? car leur
puissance tendra vite à s'opposer à notre puissance, leur
« droit naturel » à notre « droit naturel ».

La solution est paradoxale enapparence loin de lutter :

contre elles, il faut se les assimiler par l'amour. Seulement,


dans ce but, il est nécessaire de demander à Dieu son
« secours » or Dieu n'est-il pas précisément la Synthèse
;

de tous les modes de VanimUs, c'est-à-dire de tous les sen-


timents d'amour particuliers ? C'est Dieu seul qui, par sa
Révélation, peut donner aux hommes ce pouvoir d'aimer,
de même que Jehovah avait donné aux Hébreux, par
l'intermédiaire de Moïse, l'organisation sociale capable
de leur assurer la puissance matérielle.
Finalement, ce sont les causes externes qui, par un
détour inattendu, deviennent le moyen de salut. Il suffit
pour cela de croire, mais d'une foi pleine et entière, qu'elles
sont organisées par Dieu, pour le bien des hommes, sui-
vant un plan providentiel. En sorte que c'est dans l'idée
de finalité que s'opère la conciliation des deux ordres de
causes sur elle repose le Théologico-Politique En repor-
: .

tant à' Dieu, sous le nom de « Secours divin externe »,


l'harmonieuse ordonnance des causalités extérieures, l'in-
dividu y puise la volonté de s'adapter à elles, et d'entrer
dans leur concert comme un élément de la Providence du
monde.
Voilà pourquoi, bien qu'elles paraissent, au premier
abord, destructrices de l'individu qui doit s'efforcer d'en
diminuer peu à peu l'influence, Spinoza peut les présenter
LIVRE II CHAPITRE V 327

cependant comme un secours accordé par Dieu, parce quelles


reflètent en réalité le dessein de sa finalité organisatrice.
er
Sans doute, dans l'Appendice du I Livre de YEthique,
Spinoza critique avec force l'idée de cause finale mais ce ;

qu'il rejette est l'idée classique de la finalité externe,


d'après laquelle les choses auraient été disposées en vue
de l'homme; il ne rejette pas pour autant l'idée d'une
finalité interne, et Kant le reconnaît d'ailleurs dans sa
Critique du Jugement (§ 80). N'y a-t-il pas en effet finalité
interne dans une construction dont le Tout est la raison
même des parties, dont substance est la raison des
la

modes ? Or, dès qu'elles se rattachent à Dieu, les causes


externes multiples se transforment immédiatement en un
consensus de causes solidaires, en une Synthèse unique
qui constitue l'Individualité de Dieu. même
En les englobant ainsi à la limite, dans l'harmonie d'une
Unité suprême, en faisant de Dieu l'Individu total, Spinoza
a pu conserver, comme Kant, l'essentiel de la notion
anthropomorphique de la finalité externe. Certes, il serait
absurde de supposer, ainsi qu'il le dit dans l'Appendice
cité de YEthique, qu'il existe en dehors de Dieu un plan
de l'Univers qui s'imposerait à lui; mais il ne s'ensuit pas
qu'il faille pour cela rejeter le plan lui-même; il suffit
tout simplement, comme l'a fait Spinoza, de l'identifier
avec l'Individualité de Dieu.
Dans tous les cas, et du point de vue de Yanïmus, la
finalité providentielle de l'Amour divin doit être objet de
foi pour la volonté humaine, ce qui nous ramène à nou-

veau au thème constant de la conversion la soumission de :

l'Individu à la Loi divine. Si l'individu doit se soumettre


aux causalités extérieures, c'est qu'en réalité leur ensemble
constitue Dieu lui-même. Le Théologico-Politique nous
enseigne que cette obéissance a été imposée à l'homme
par Dieu, dans les révélations prophétiques. Chaque
Attribut nouveau, cependant, donne à cet ordre fondamental
un caractère plus souple et plus suggestif dans Yanima :
328 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

il s'agit d'un impératif catégorique sansaucune justifica-


tion; dans Yanimus la loi est présentée comme une finalité
heureuse, comme un arrangement providentiel de la Misé-
ricorde divine. Grâce à ce changement de nuance', l'obéis-
sance devient plus aisée à l'homme, et cela lui permet de
dépasser infiniment par sa puissance, les limites de son
individualité particulière et de s'identifier avec la somme
de tous les conatus du monde, avec le Conatus divin dans
son expansion infinie Cette transformation des causes
:

externes en causes internes est la définition de la conversion.


Maintenant, si l'individu, au lieu de persister à .lutter
contre les causalités extérieures et de chercher à les dé-
truire, a consenti à s'unir à elles, de façon à les changer
en sa propre nature, c'est qu'il s'est soumis de plus en
plus à la Loi divine; mais n'est-ce pas, disions-nous, parce
qu'elle lui a été présentée avec une plus grande force de
persuasion, à mesure qu'elle s'intériorisait davantage dans
son àme, en remontant la hiérarchie des Attributs? A la
soumission purement mécanique du corps matériel dans
les modes de l'Etendue a succédé l'ordre de Jehovah, les
commandements inflexibles de la Loi politique. Avec
Yanimus apparaît un degré de plus dans la persuasion :

Dieu rend la loi sensible au cœur, il indique qu'elle est une


Loi d'amour et de miséricorde.
Mais ce n'est pas suffisant encore, car Dieu ne s'adresse
qu'à la volonté pure; il lui demande de croire, d'avoir foi
en Lui et en son Election providentielle. Il faut faire un
pas de plus, il faut rendre la Loi, non plus seulement
sensible au cœur et à la volonté, mais à l'intelligence; il
faut transformer la foi en connaissance rationnelle, pour
que l'homme puisse enfin comprendre le fondement même
de la Loi et dans cette mesure s'identifier avec elle.

56. Tel fut précisément le rôle du Christ et le véritable


sens de son œuvre de Rédemption. Le Christ a libéré
les hommes de cette sorte de servitude de la Loi que la
LIVRE II CHAPITRE V Mty

volonté d'un Législateur fait peser sur ses sujets. En


la transposant dans le plan de l'intelligence, il Ta inté-
riorisée davantage, il l'a inscrite au plus profond de lame
humaine.
Mais la nature du Christ est présentée d'une façon assez:
curieuse par Smnoza, et sur ce point notre théorie de la
hiérarchie des Attributs nous permet de concilier les affir-
mations souvent étranges du philosophe juif. D'une part,
certains passages du Théologico-Politique nous présentent,
à la manière chrétienne, le Christ des Evangiles venu sur
Terre pour parachever l'œuvre des Prophètes et prêcher
la Loi d'Amour ; d'autre part, il rejette formellement le

dogme fondamental du* Christianisme, l'Incarnation du


.Fils de Dieu : « Nous répondrons, dit-il dans les Cogitata r

(II ch. x, § 12.) qu'il est très faux que Dieu puisse com-
muniquer son éternité aux Créatures ; et que le Fils de Dieu
n'estpas une Créature, ?nais est, comme le Père, éterneL
Quand donc nous disons que le Père a engendré le Fils
de toute éternité, nous voulons dire seulement qu'il a
communiqué au Fils son Eternité ».
Mais si le Fils de Dieu n'est pas une Créature, quel
rapport unit donc la Personne du Christ du Théologico-
Politique avec cet Entendement Infini du Court Traité
qui est, aux yeux de Spinoza, le véritable Fils de Dieu?
pour résoudre Ja difficulté, de distinguer
// suffit, le Christ 7
Mode de CAnimus, du Christ, Mode de la Pensée divine.
Au premier point de vue, qui est le point de vue de son
Humanité, le Christ représente dans les échelons les plus
élevés de YAnimus, au sommet de la Nature naturée parti-
culière (et non pas universelle), l'analogue de ces Anges
de l'Ecriture qui constituaient également les modes supé-
rieurs de Y Anima : « Nous connaissons à' la vérité que
Dieu peut se communiquer aux hommes immédiatement
car, sans employer de moyens corporels d'aucune sorte, il
communique son Essence à notre âme toutefois pour ;

qu'un homme perçût, par l'âme seule, des choses qui ne


330 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

sont point contenues dans les premiers fondements de


notre connaissance, il serait nécessaire que son âme fut de
beaucoup supérieure à Vaine humaine et la dépassât beau-
coup en excellence. Je ne crois pas qu'aucun se soit élevé
au-dessus des autres à une telle perfection si ce n'est le
Christ, à qui les décisions de Dieu, qui conduisent les
hommes au salut, ont été révélées sans paroles ni visions,
immédiatement; de sorte que Dieu s'est manifesté aux
Apôtres par l'Ame du Christ, comme autrefois à Moïse par
le moyen d'une voix aérienne. La Voix du Christ peut donc

être appelée Voix de Dieu comme celle qu'entendait Moïse»


(Th. pol. ch. i, tr. App. II, p. 28.) Et plus loin « Le Christ
:

fut non un Prophète, mais la Bouche de Dieu. Dieu, par


l'Ame du Christ, comme auparavant par les Anges,
c'est-à-dire par une voie créée, par des visions, etc., a révélé
certaines choses au genre humain. Il serait donc aussi
contraire à la Raison d'admettre que Dieu a adapté ses
révélations aux opinions du Christ que de supposer qu'il les
avait précédemment adaptées aux opinions des Anges,
c'est-à-dire d'une voix créée et de visions pour communi-
quer aux Prophètes les vérités à révéler. »(Ibid. ch. iv p. 27)
C'est donc véritablement aux Anges de l Ancien Testament
et non aux Prophètes qu'il faut comparer Jésus-Christ ; er
touchant le cœur des hommes, ilinculque en eux le senti
ment de l'universelle Charité à la contrainte extérieur*
;

de l'ancienne Loi fait place le consentement intérieur. Ei


incarnant la nature humaine dans les modes de ÏAnimus
le Christ a vraiment incarné la loi d'Amour.

Mais comme la foi est inférieure à la Raison et le senti


ment à l'intelligence, la Personnalité terrestre de Jésus es
infiniment surpassée par sa réalité purement spirituell
dans l'attribut delà Pensée. A Oldenburg qui lui demand
son véritable sentiment sur le Rédempteur du Monde
Spinoza, répond : « Je dis qu'il n'est pas absolument né
cessaire pour le salut de connaître le Christ selon la chair
mais il en est tout autrement si l'on parle de ce Fils d
m LIVRE II — CHAPITRE V 331

Dieu, c est-à-dire de cette éternelle Sagesse de Dieu qui


s'est manifestée en toutes choses, et principalement dans
l'âme humaine, et plus encore que partout ailleurs dans
Jésus-Christ. » (Ep. 13, V.-L., t. II. p. 411).
Ainsi, de même
que Dieu, par ses Anges, s'était mani-
festé aux Prophètes, rendant la Loi pour ainsi dire sensible
à l'organisme humain, de même en se manifestant aux
Apôtres par l'intermédiaire de Jésus-Christ, il rend la loi
sensible au cœur et à la volonté des hommes. Mais il ne
faut pas oublier que si, en tant que Personnalité terrestre,
Jésus leur prêche encore l'obéissance à ses enseignements,
en tant qu'Esprit, au contraire, il conçoit la Loi comme une
vérité éternelle, car l'Esprit du Christ est vraiment le Fils
de Dieu avec le Christ, « Dieu a communiqué d'Esprit
;

à Esprit, » d'Intelligence à Intelligence. L'Esprit du Christ


est le Logos éternel et la Raison de l'Univers. En passant
de Yanimûs à la mens, il fonde en raison la Loi d'amour ;

il transpose le sentiment de l'universelle charité en une loi

éternelle de l'intelligence. Et comme les Anges de l'an-


cienne Loi opéraient le passage de la Loi politique à la Loi
du cœur, du « Traité de Politique » au « Traité de Théolo-
gie », à son tour, dans la « Nouvelle Alliance », Jésus-
Christ opère la transition de la Loi d'amour à la Loi de
l'entendement, du « Traité de Théologie » à « Y Ethique ».
Désormais, en effet, dans YEthique, le Christ s'identifie
avec « l'Idée de Dieu », Mode immédiat et infini de l'Attri-
but Pensée « Spiritus Christi, hoc est Idea Dei ». (Eth. IV,
:

68, Se o lie.)
Avec lTdée de Dieu, c'est-à-dire avec les modes de la
Pensée, nous atteindrons le maximum d'approfondisse-
ment du conatus, puisque nous pénétrerons dans les plans
les plus intérieurs de la en sorte que
vie spirituelle ;

YEthique nous présentera une traduction de la Loi divine


en termes d'intelligence. Seulement, comme l'intelligence
est représentative des autres attributs, YEthique traduira
successivement dans sa projection en épure, la loi de
332 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

l'Etendue d'abord, puis la loi de 1 Anima, puis la loi de


YAnimus: voilà pourquoi elle
sera à la fois, en tant que
répondant à des plans différents, une Physique des corps
matériels, un Traité de Politique, une Morale des Passions.
C'est le départ entre ces divers, plans que nous avons
essayé d'esquisser, en les déployant le long de la continuité
de la procession et, à sa suite, de la conversion. La conver-
sion n'est alors achevée que lorsque la Loi de Dieu est
devenue progressivement loi naturelle, loi sociale, loi
morale, enfin loi rationnelle, car la victoire sur les causes
externes ne sera complète que lorsqu'on sera arrivé à une
harmonie totale. Mais il faut, pour cela, un effort d'inté-
riorisation de plus en plus grand du conatus. un effort qui
le fasse pénétrer jusque dans les profondeurs de l'enten-

dement, au point de le faire coïncider avec la Loi dans une


intuition intellectuelle suprême. La conversion de Y Animus
doit s'achever par une conversion de la Mens.

D) — La Conversion dans les Modes de la Mens.

57. Correspondant aux modes de la Pensée, le conatus


devient donc effort intellectuel « L'âme, Mens) en tant
:

qu'elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant


qu'elle a des idées confuses, s'efforce de persévérer dans
son être et a conscience de cet effort » [Eth. III, 0). Nous
retrouvons toujours le même thème, transposé seulement
d'un degré, de la spiritualité du sentiment dans la spiri-
tualité plus grande de l'intelligence. Le Mal encore sera
l'isolement, non plus sans doute l'isolement du cœur par
la haine et l'orgueil, mais l'isolement de l'idée qui prétend

se retrancher de l'universelle Synthèse: en cela consiste


l'erreur. Bien entendu, l'erreur n'est rien de positif; c'est
parle même appétit que l'àme agit et pâtit ; entre elle et
la vérité il ne saurait y avoir qu'une différence de degré,
puisque le dernier terme de la procession, si lointain soit-
LIVRE II — CHAPITRE V 333

il. est Dieu encore, el non pa?» quelque chose de différent


de E)ieu.
L'erreur ou le donc une idée de la même nature
mal est
que toutes autres, un mode de la pensée toujours;
lement c'est une idée inadéquate, une connaissance
empiète. L'âme humaine, par exemple, est l'idée du
corps humain: or. le corps humain, d'une part,
composé d'un très grand nombre d'individus d'autre part. :

il n'est qu'un fragment dans l'ensemble des corps de


l'Univers: par suite, pour le connaître clairement, il fau-
drait connaître également tous ces corps, puisque c'est
leur synthèse seule qui constitue une réalité, et qu'un seul
anneau de la chaîne implique tous les autres anneaux.
Mais l'âme ne peut percevoir que le petit nombre de corps
extérieurs avec lesquels son propre corps est en relation
directe, d'une façon habituelle: il s'ensuit que l'idée cor-
respondante, purement fragmentaire, esi essentieliemeni
inadéquate. Dieu, sans doute, possède bien l'idée de chaque
individu particulier, mais c'est en tant qu'il est affecté en
uêrne temps de l'idée de tous les autres individus, c'est-à-
•iire de la totalité de la Faciès: l'homme, au contraire,
possède cette idée isolément et. dans cette mesure, sa
connaissance e^t inadéquate. L'erreur vient de ce que cette
dée particulière se pose comme une réalité en face des
lutres idées, alors qu'elle n'a de réalité que dans le rap-
t qui l'unit à toutes les autres.
du conatus, c'est-à-dire la purification de ren-
L'effort
iement, consistera donc à englober progressivement
idée partielle dans des synthèses de plus en plus géné-
ale>. de même que la purification du cœur consistait à
mbrasser dans un même sentiment d'amour des individus
e plus en plus nombreux. Ainsi ^e formaient des groupe-
îents plus ou moins extensifs, familles ou nations par
xemple. mais qui ne pouvaient être, du point de vue de
expansion de amour, que des stades de transition le
1 :

îrme de la conversion n'était atteint que lorsque l'homme


334 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

s'était élevé jusqu'à l'amour de l'Humanité, la Charité


universelle identique à Dieu. De la même façon ici, les

idées individuelles et partielles tendent d'abord à se grou


per dans des cadres plus ou moins amples que Spinoza
appelle notions communes (Eth. IL 40. Scolie).
Sans doute, ces sortes de synthèses possèdent une
réalité un peu plus solide que les universaux artificiels d<
la Scolastiquc. Les idées générales habituelles, homme

cheval, chien, sont de simples superpositions d'images


dont contenu varie avec les individus suivant la dispo
le

sition de leur corps; tel définira l'homme un animal ;

deux pieds sans plumes, tel autre un animal raisonnable


Les notions communes, au contraire, sont déjà l'œuvre d<
l'entendement; elles expriment une propriété rationnellequ
se retrouve dans une multiplicité d'êtres singuliers pa ;

exemple le mouvement dont sont doués tous les corps


Mais, à y regarder de près, ces notions elles-mêmes parti
cipent du caractère d'irréalité qui s'attache à tout ce qu
est général et abstrait. L'individuel, l'être singulier e

unique est seul réel. Et c'est pourquoi l'esprit humai


n'aura pas encore trouvé un point d'appui définitif et u;
principe d'intelligibilité intégrale lorsqu'il sera parvenu,
l'aide des notions communes, à se considérer comme u
fragment de l'Ordre universel, des Lois générales du moi
vement par exemple. Il faudra en outre qu'il considère c(
ordre universel comme un Organisme unique, comme 1

Solidarité des cellules d'un individu immense.


En ce sens, les modes de
Pensée s'emboîtent progre:|
la

sivement dans l'Individualité d'un Entendement suprêm<


comme les modes de l'Etendue s'emboîtent parallèlemeil
dans l'Individualité de la Faciès Universi. Après avol
montré à Oldenburg comment le corps humain est ur
partie de la nature —
non pas parce qu'il est un cas parti
ailier de la loi générale ou notion commune du mouvemeni
mais parce quil est une cellule dans l Individualité <
Dieu —
il ajoute Quant à l'âme humaine, je crois qu'el
:
LIVRE II CHAPITRE V 33f>

est, dans le même sens, une partie de la Nature, car il


existe, à mon avis, dans la Nature une Puissance infinie de
penser, qui, en tant qu'infinie, contient en soi objective-
ment toute la Nature, et dont toutes les pensées procèdent
dans le même ordre que la Nature elle-même qui est son
idéat. Et Y âme humaine est cette même Puissance, non pas
en tant qu'elle est infinie et perçoit toute la Nature, mais
en tant qu'elle est finie et qu'elle perçoit le corps humain,
et pour cette raison je dis que l'âme humaine est une partie
d'un Entendement infini « Mentem humanam partent cujus-
dam In fini ti Intellectus statuo » (Ep. 32. V.-L. t. II, p. 310).
Or cet entendement Infini, synthèse de toutes les Pensées
du monde, est, nous le savons, un Entendement individuel;
il définit, dans la Nature naturée universelle, la Personna-

lité de Dieu.

58. Approfondissons un peu cette théorie de la « Mens


humana » qui, il faut le reconnaître, manque de clarté, et
cela justement par suite de l'interférence des divers points
de vue qui se superposent dans sa notion. D'une part,
Spinoza ment de la définir comme une « Potentia cogitandi »/
d'autre part il en fait une « idée », l'idée du corps humain.
Quel est le rapport de ces deux définitions ?
Il suffit de se reporter à la procession de l'Essence
« divine. Tout d'abord, dans son passage à l'existence,
elle laisse émaner d'elle une infinité d'Attributs dont
le premier est la Pensée, V Absoluta Cogitatio. Alors se
produit une deuxième procession —
corrélative de la pre-
mière —
à partir de chacun des Attributs. Considérons
seulement le premier De YAbsoluta Cogitatio découlent
:

une infinité de modes, la Nature naturée dans son ensemble.


Mais de cette échelle de modes, les deux premiers ont un
caractère privilégié : ils sont infinis et éternels et créent,
au sein de l'indétermination de l'Attribut, une Personnalité.
Le plus immédiat, celui qui, à juste titre, mérite d'être
appelé le Fils de Dieu est l'Intellect Infini c'est cette :
LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

Puissance infinie de penser dont parle Spinoza à Olden- I

rurg —
non pas impersonnelle comme YAbsoluta Cogitatio
qui est de la façon la plus indéterminée Potentia Ideas
:

formandi —
mais personnelle cette fois, et dont les essences
dérivées ne sont que des émanations ou des parcelles.
L'âme' humaine est au nombre de ces essences, à un
-certain rang de la procession des modes elle est, par :

suite, comme l'Essence divine qui l'a produite, un sujet


actif, et qui va, comme elle, manifester sa propre causalité
par production d'idées. Par là, l'âme humaine, en tant
la

que parcelle de l'Essence de Dieu, imite à son tour, dans


sa sphère particulière, l'acte divin originaire de la pro-
duction des âmes. Les idées sont donc à l'âme humaine ce
que l'âme humaine est à l'Entendement infini, et c'est
pourquoi, dit Spinoza, ne sont pas des peintures
elles
muettes sur un tableau, mais des réalités actives, partici-
pant de la causalité de l'âme elle-même.
Revenons maintenant à l'Intellect Infini, sujet de Cons-
cience et de Personnalité.
Il va être amené, puisqu'il a procédé en une hiérarchie
d'âmes, à prendre conscience de leur emboîtement naturel
et cela en les considérant dans une synthèse d'ensemble,
qui se définira évidemment YIdea Dei, réalité essentiel-
lement active encore puisqu'elle est la synthèse de toutes
les âmes humaines. Ce n'est pas suffisant cependant :

quel est au juste le contenu de cette synthèse de, mentes


dans YIdea Dei, c'est-à-dire de Puissances spirituelles de
penser? C'est évidemment la représentation totale que
Dieu peut se donner de lui-même elle doit comprendre
:

l'infinité des modes émanés de l'infinité des attributs, en

sorte qu'il y aura, dans YIdea Dei, à côté des « mentes »,


modes de l'Etendue, des mentes en nombre infini, corres-
pondant à la représentation des autres attributs. A cette
condition seulement, Conscience que Dieu prendra de
la

lui-même sera complète et intégrale. Nous avons déjà cité


à ce sujet les deux textes les plus intéressants de Spinoza,
LIVRE II CHAPITRE V 337

la Lettre 66 à Tschirnhaus et l'Appendice II du Court


Traité, § 9. Il présumer que ces diverses
est d'ailleurs à
mentes ne peuvent pas être des mentes au même titre, et,
sans doute, elles doivent comporter, au sein de YIdea Dei,
une hiérarchie de degrés correspondant à la nature ou
plutôt au rang de l'Attribut considéré.
Mais ce que les mentes sont à l'Intellect infini, les
« Idées », disions-nous, le sont aux mentes dans les modes
finis Pensée, en particulier dans les âmes humaines.
de la
Que va-t-il en résulter? Ceci nécessairement que la mens
hïimana, par exemple, sera la synthèse de toute une série
d'idées correspondant à l'infinité des modes parallèles
dont elle est la représentation. Gomme elle représentera
l'Etendue, elle sera « mais comme elle
idea corporis » ;

prendra conscience aussi de tous les autres modes, elle sera


à des degrés divers, idée de ces différents modes c'est :

sur la rigoureuse nécessité de ce raisonnement que nous


avons élaboré notre théorie de la hiérarchie des modes inter-
1
médiaires. Comme les mentes dans l'Intellect infini compor-
tent certainement des degrés, de même ces idées se hié-
rarchisent dans l'intellect humain suivant leur degré de
degré de clarté paraît dépendre, à son tour,
clarté, et ce
de ïéloignement du mode représenté. Ainsi il y a des
idées du corps, véritablement confuses et inadéquates,
résultant de l'imagination ; ce sont en quelque sorte des
sensations, des perceptions, ou si l'on veut des images.
Il y a ensuite des correspondant aux modes de
idées
Yanima : ce sont des affections de plaisir ou de douleur,
qui traduisent les diverses fluctuations de la vie organique,
ce qui correspond au bien-être et aux jouissances maté-
rielles que donne l'état social. Il y a, en troisième lieu,
des idées correspondant aux modes de Xanimus elles :

constituent toute la gamme de la représentation des senti-


ments et des passions. Enfin, à mesure que nous nous
élevons aux degrés supérieurs de la mens, nous y trouvons
des idées proprement « intellectuelles », des idées pures,
22
338 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

productions immédiates de la mens : ce sont justement ces


«notions communes » destinées à devenir le point de
départ de tous les raisonnements abstraits elles n'ont
;

plus rien de commun avec la nature des attributs infé-


rieurs, tout caractère imaginatif ou affectif en ayant désor-
mais disparu.
En résumé, la Mens humana, comme chacune des essen-
ces actives émanées de l'Attribut Pensée et dans lesquelles
est venue se diviser l'Essence divine, a reproduit pour son
compte la procession originaire; elle a successivement
engendré une infinité « d'idées » dont la hiérarchie cor-
respond naturellement à la hiérarchie des attributs divins,
c'est-à-dire que ces idées sont de plus en plus confuses à
mesure quelles s'éloignent vers les modes inférieurs de
l'Etendue. L'Ame humaine, parcelle de l'Essence divine, a
voulu faire ce qu'avait fait cette essence elle a surabondé
;

en idées comme cette Essence avait surabondé en attri-


buts. Elle l'a d'ailleurs imitée jusqu'au bout; de même
que l'Essence indéterminée de Dieu avait pris, à un moment
donné, conscience d'elle-même, en créant au sein de
chaque attribut un Mode immédiat et éternel dans lequel
elle venait se réfléchir, de même l'âme humaine, originai-
rement simple puissance de production d'idées, ne tarde
pas à prendre conscience d'elle-même dans chacune de
ces idées. Pour cela elle crée, à son tour, au sein de chaque
idée, une sorte de Mode réflexif immédiat, par lequel cette
idée prend conscience d'elle-même.
C'est là l'explication de cette mystérieuse « Idée de
l'Ame » dont Spinoza déclare au second Livre de YEthique
(P. $1) qu'elle est « unie à l'âme de la même façon que
l'âme est unie au corps ». Cette Idea Mentis dont on a
donné de multiples interprétations, jusqu'à supposer —
contrairement aux affirmations expresses de Spinoza dans,

le Scolie suivant quelle devait se rapporter à un attribut
inconnu différent de la Pensée, et dont on sent bien, dès
maintenant, quelle constitue là une pierre d'attente pour
LIVRE II — CHAPITRE V 339

leV* Livre et pour la Théorie du salut éternel dont elle va


devenir la base fondamentale et le centre incontesté, cette
Idée de l'Ame ne parait pas pouvoir s'expliquer autrement
que par une analogie intime entre la procession de l'Es-
sence divine et la procession des essences émanées d'elles,
par l'intermédiaire de ses attributs. Insistons sur ce
parallélisme :

1° L'âme humaine, en que puissance productrice


tant
d'idées, est l'équivalent de la puissance indéterminée de
l'Attribut Pensée qui est Absoluta Cogitatio ou encore
Potentia Ideas formandi.
2° Les idées humaines, résultat de cette activité, sont
l'équivalent de ces « mentes » dont la synthèse forme
YIdea Dei, mode infini du deuxième genre.
3° En outre l'acte par lequel l'âme-puissance
prend
conscience de cette idée, et que Spinoza a décrit dans le
théorème précité du II e Livre (P. 21) est l'équivalent de
l'acte par lequel Y Absoluta Cogitatio prend conscience dans
son mode le plus immédiat, l'Intellect Infini, de YIdea Dei
qui en découle.
4° Il convient enfin d'ajouter que, si Y Absoluta Cogitatio est
le premier des attributs de Dieu dans l'ordre de la pro-
cession, il s'en écoule après lui une infinité d'autres qui
sont autant de puissances productrices de modes. On sait
du reste que ces modes sont représentés dans la mens par
des idées qui s'échelonnent suivant leur degré de clarté :

les plus confuses correspondent aux attributs les plus


éloignés, perceptions ou images de l'étendue matérielle des
corps, puis, de proche en proche, impressions organiques
et affections de ces corps, sentiments par eux éprouvés.
Or tous ces états intellectuels, d'ordre inférieur à l'idée
pure, s'accompagnent eux-mêmes de conscience : « L'âme
humaine perçoit non seulement les du corps,
affections
mais les idées de ces affections. »(Eth. 77, P. 22). Autrement

dit, il n'existe pas seulement des affections du corps, mais

des « idées des idées des Affections » (dé m. du Th.). Tous les
340 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

états représentatifs de l'âme, quelle que soit leur clarté r


s'accompagnent donc de conscience. Sommes-nous bien
loin de la conception dune échelle des degrés de cons-
cience à laquelle va aboutir Leirniz et qu'il exprimera
d'une façon nette en termes définitifs ?

On le voit, la hiérarchie des idées dans cette essence


dérivée qu'est mens, correspond terme pour terme à la
la

hiérarchie des attributs dans l'Essence divine A la base, :

les représentations confuses du corps et de l'étendue


matérielle, le domaine de l'imagination; ce sont moins des
idées que des perceptions et des images. Mais ce domaine
s'éclaire de plus en plus à mesure qu'on s'élève vers les
régions de l'entendement où l'image est devenue concept
général puis notion commune. A ce moment, nous avons
atteint les véritables matériaux de la connaissance intel-
lectuelle et du raisonnement désormais la vérité nous est
:

accessible.
Pour achever conversion "cependant, un effort de plus
la

est nécessaire, car nous savons que le thème général est


la suppression des causalités externes par leur transforma-
tion en une causalité interne unique et immense; c'est le
passage de l'individualité fragmentaire isolée à l'Individu,
Synthèse suprême. Certes un grand pas a été fait déjà par
le passage de la connaissance du premier genre à celle du
second genre car les perceptions ou les images ne dépas-
;

saient pas la sphère de l'Individu particulier, du moins


son voisinage immédiat, à savoir les individus avec les-
quels il immédiatement en rapport. En ce sens
se trouvait
les notions communes représentaient un progrès énorme
dans l'harmonisation des idées, car elles embrassaient,
non pas une collectivité artificielle comme les universaux
scolastiques, mais une réalité définie, le mouvement par
exemple de tous les modes de l'Etendue.
Malheureusement, ces idées générales restent encore
extérieures à l'entendement qui les pense, et par là elles

ne réalisent pas la fusion intime de tous les conatus


LIVRE U — CHAPITRE V 3 11

idéaux dans limité d'une même


Synthèse. Pour parvenir
à cette unité supérieure, il faudra dépasser les notions
communes elles-mêmes, considérer non pas seulement
une propriété commune à tous les modes d'un attribut,
maià toutes les propriétés de tous les modes de L'infinité
des attributs il faudra englober dans une synthèse unique
;

les idées des mouvements de YExtensio avec les idées des


impressions organiques de V Anima, avec les idées des
affections de YAnimus, avec les idées des modes de la
Mens eux-mêmes, ou, si Ion veut, le& « idées des idées ».
Mais qui ne voit alors qu'arrivée à ce point, la Mois pre-
nant conscience de sa propre puissance créatrice s'identifie
avec la synthèse qu'elle vient de former et qu'elle embrasse
désormais dans une intuition ineffable. A cet instant,
toutes les causalités externes se sont évanouies, puis
qu'elles sont venues coïncider avec la puissance de l'enten-
dement qui les pense par là cet entendement s'est gonflé
;

au point de venir se confondre avec l'Entendement divin,


puisque tous deux maintenant ayant même contenu, rien
ne saurait plus les distinguer. La mens humana, dans son
effort infini d'expansion est rentrée au sein de YIdea Dei et
elle prend éternellement conscience d'elle-même, parce
que sa puissance de penser est remontée en même temps
dans l'Intellect Infini.
tEn définitive, pour arriver à triompher radicalement des
causalités externes, il a fallu se résoudre à les harmoniser
entre elles ou plutôt à les identifier en une causalité interne
unique qui redevenait individuelle. Or, cette identification,
qui a exigé une intériorisation croissante de l'effort de
conversion, n'a pu être obtenue que dans les deux derniers
plans de l'âme, le plan des sentiments et celui des idées.
Même dans le plan des sentiments, l'union n'était pas
absolument totale, parce que la raison même de la Loi
échappait à l'esprit, ce qui empêchait l'individu particu-
lier de coïncider avec l'Individu divin total. Dans le plan

de l'idée au contraire, l'individu n'est plus extérieur à


342 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

la Loi; il s'apparaît à lui-même comme le créateur de la


Loi, parce qu'il la comprend, parce que, dans un acte
d'intuition, il s'identifie avec l'Entendement divin lui-
même. Tandis que la Loi d'Amour impliquait encore une
obéissance extérieure de la volonté, la loi de la Raison
emporte avec elle l'assentiment immédiat. L'homme n'aime
plus ses semblables par amour pour Dieu, il les aime
parce qu'il comprend le lien qui les unit à lui. En eux
comme en lui, il voit des esprits, des mentes, c'est-à-dire
des parties de YIdea Dei; et comme, dans son effort, il
s'est identifié avec la causalité de l'Essence divine, il saisit,
dans l'intuition de la connaissance du troisième genre,
l'harmonie totale de ïldea Dei, c'est-à-dire l'harmonie
des âmes humaines dans leur intégralité, dans l'enchaî-
nement non seulement de leurs idées, mais de leurs affec-
tions et de leurs désirs jusque des mouvements de leurs
corps !

L'intellect infini est, premier mode


disions-nous, le

immédiat par lequel Dieu prend conscience de YIdea Dei,


c'est-à-dire de la subordination des diverses mentes déri-
vées, et ces mentes, d'autre part, en tant que puissances
productrices d'idées, se définissent par leur activité, leur
conatus. Or ce conatus n'est pas seulement présenté par
Spinoza comme un simple effort pour persévérer dans
l'être, mais pour s'élever à un état meilleur, suivant l'ex-

pression même du Court Traité ; dans Y Ethique il indique


que l'âme s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou favorise la
puissance d'agir du corps. Le conatus de l'âme humaine
est donc le principe de la conversion, la tendance qui la
pousse à s'élever plus haut. En sorte que la Conscience
que Dieu prend de lui-même est en réalité la conscience
des efforts que font les âmes pour remonter jusqu'à lui.
Cette conscience de Dieu par lui-même n'est donc absolue
que dans les Ames parvenues à la suprême béatitude.
Nous avons vu en effet qu'il fallait admettre dans YIdea Dei
une hiérarchie de Mentes échelonnées suivant leurs degrés
LIVRE II CHAPITRE V 343

de conscience et cela parce que cette Idea Dei ne compre-


nait pas seulement des idées des modes de la Pensée,
mais des représentations de tous les autres modes infé-
rieurs. Certes, cette conception d'une continuité des degrés
de la Conscience divine pourra paraître étrange au premier
abord, mais nous savons que Spinoza ne pouvait projeter
d'une autre manière dans le plan de la Pensée les diverses
modalités que cette Conscience était amenée à revêtir
dans les autres attributs. Le Théologico-Politique nous a
appris, entre Dieu des Prophètes
autres choses, que le

prenait de lui-même une sorte de Conscience affective dans


les modes de YAnimus, qu'il s'aimait lui-même d'un Amour
infini. Les Cogitata ajoutaient que « cette Volonté de Dieu
par laquelle il se voulait aimer lui-même, suivait néces-
sairement de son Entendement infini par lequel il se con-
naît » (Cog. II, ch. vin, § 1); mais, disait l'auteur, le

mécanisme de cette dérivation n'est pas accessible à l'en-


tendement dans la notion de personna-
et vient s'évanouir
lité. La volonté de Dieu était donc bien aux yeux de Spinoza

une de ces formes inférieures de la Conscience divine, au


second rang par suite dans YIdea Dei, puisqu'elle demeu-
rait un mode de la Pensée. Mais puisqu'il ne pouvait,
malgré cela, donner de leurs rapports aucune idée claire
et distincte, n'était-ce pas reconnaîfre que la Volonté
n'était dans YIdea Dei que la projection sur le plan de la
Pensée d'un mode en réalité hétérogène à l'entendement?
Seulement Spinoza, qui avait réduit tout l'Univers à son
épure dans les deux plans extrêmes de projection, ne pou-
vait en donner une description différente.

59. Nous avons essayé de passer de l'épure à l'objet


représenté. Alors il nous a paru que ce que Spinoza avait
appelé la mens était en fait une projection complexe de
l'infinité des autres modes, que l'Entendement infini et
YIdea Dei, à leur tour, contenaient en projection et comme
en raccourci l'infinité des autres modes immédiats infé-
344 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

rieurs, de la même façon que l'Attribut Pensée contenait


virtuellement dans son sein la série des Puissances qui
allaient successivement découler de lui. Mais alors, une
fois le plan de la pensée dépouillé de ses diverses projec-
tions, il ne restait plus, parmi les mentes de YIdea Dei, que
les pures idées divines, les entendements purs sans repré-
sentation affective d'aucune sorte ces entendements cons-
;

tituaient bien les esprits parvenus au terme de la conversion


de la pensée, et dans lesquels Dieu prenait vraiment une
Conscience intellectuelle de lui-même, Se Ipsum Intellig ébat
Finalement, ce déploiement du contenu de la Pensée a
abouti à scinder en deux composantes l'effort de conver-
sion. Ayant déployé les modes suivant une série de plans
parallèles, l'effort du conatus nous est appaiu à l'intérieur
de chacun de ces plans, comme une tendance à s'élever
du particulier à l'universel, mais jusqu'à ce que futatteint,
avec le plus haut degré d'universalité, l'Individualité
suprême :ainsi la Face de tout l'Univers, ainsi l'Ame
du Monde, ainsi la Cité d'Amour des Elus, ainsi enfin,
dans YIdea Dei, la synthèse des esprits purs. Et c'était là,
à n'en pas douter, cette suite de choses fixes et éternelles,
(séries rerum fixarum œUrnarumque) à la fois individuelles

et universelles, dont Spinoza disait dans le De Emendatione


que la hiérarchie dans l'éternité était la raison même de
la hiérarchie des existences dans la durée. « Les choaes

singulières soumises au changement dépendent si intime-


ment et si essentiellement des choses fixes, qu'elles ne
pourraient sans ces dernières ni être, ni êtres conçues.
Ces choses fixes et éternelles, bien qu'elles soient singu-
lières, seront donc pour nous, à cause de leur présence
partout et de leur puissance qui s'étend au plus loin, com-
me des universaux ou des genres à l'égard des définitions
des choses singulières, et comme les causes prochaines de
toutes choses. » (De Em. §57, V-L, p. 30).
Maintenant, cette conversion vers l'universel, vers la
« Res fixa et œteraa » à l'intérieur de chaque mode, traduit
LIVRE II — CHAPITRE V 345>

en réalité un effort de l'essence individuelle particulière


pour retrouver, grâce à une union avec les autres essences r
l'Individualité initiale de l'Essence divine elle est donc un
;

effort pour lutter contre tendance à la division et à


la
l'isolement des individus. Or c'est le corps matériel, par
suite l'apparition de l'Etendue dans l'écoulement des Attri-
buts, qui est la cause de cette tendance à l'isolement le :

Mal consiste donc, comme pour tous les panthéismes


d'émanation, dans la réalité même
de l'Etendue matérielle.
Dès lors, comme la hiérarchie des « choses fixes et éter-
nelles », c'est-à-dire des modes immédiats, est le fonde-
ment de la hiérarchie des modes temporels, il en résulte
que la conversion des modes inférieurs aux modes supé-
rieurs, dans le plan modal de chaque attribut, correspond
à un passage corrélatif des plans des attributs inférieurs
aux plans des attributs supérieurs. En d'autres termes,
l'effort (¥ universalisation implique un effort corrélatif
d'intériorisation du conatus, un approfondissement dans le
sens de la spiritualité croissante, jusqu'aux plans les plus-
internes du sentiment et de l'idée.
Mais de ces deux efforts, f un est le fondement de l'autre.
Pour adapter au spinozisme la terminologie alexandrine y
la conversion des Modes est la contre-partie de la procession
des Attributs et est exigée par elle. Dieu procède d'abord en
une hiérarchie d'attributs dont l'infinité consiste en une
continuité qualitative de dégradations. Or l'apparition du
dernier de ces attributs, l'Etendue, suffit à transformer la-

continuité- qualitative en infinité quantitative; la matière


divise effectivement ce qui était encore uni dans l'Essence
initiale; elle matérialise les individualités en corps indé-
pendants. A ce moment précis, comme l'Essence divine,
par suite de son acheminement vers l'expansion matérielle,
s'est briséeen un nombre infini d'essences fragmentaires,,
la conversion est nécessaire pour remonter à l'Unité et à

l'Eternité originaires. La conversion des individus est


ainsi le mouvement inverse de la Procession de Dieu ;
346 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

conversion, d'après ce que nous venons de dire, va


et cette
nécessairement commencer par les modes de l'Etendue,
terme ultime où s'est arrêtée la procession. Elle cherchera
à remonter la série de ces modes pour retrouver l'Eternité ;

elle n'y parviendra pas seulement des durées


et atteindra
plus ou moins longues; elle s'intériorisera un peu dans
Y Anima là encore elle n'atteindra que la durée, indéfinie
:

si l'on veut, mais jamais infinie. Pour parvenir à cette

dernière, il faudra intérioriser davantage le conatus, et


pénétrer dans cette partie supérieure de l'Ame intermé-
diaire qui confine à l'Esprit, tandis que la partie infé-
rieure, Y Anima, confine au corps, dans la mesure où elle
matérialise la première.
En passant de Y Anima à YAnimus nous franchissons la
limite du monde sensible pour entrer dans le monde spi-
rituel désormais la causalité temporelle des existences maté-
;

rialisées s'est transformée en une Causalité spirituelle des


essences, qui cette fois ne soutient plus de rapports directs
avec le temps. Avec le sentiment et surtout avec l'idée nous
ne sommes plus dans le domaine de la durée c'est pour-
:

quoi, dit Spinoza, le temps est né avec le monde sensible,


« la durée ne se peut entendre sans les choses créées. »

(Cog. II, ch. x et fin). En réalité le temps apparaît dans les


Attributs divins quand on passe de YAnimus à Y Anima ;

dès lors, quand on franchira le passage en sens inverse,


on pourra, par la conversion de YAnimus, prétendre à la vie
éternelle. C'est que les causalités externes, à mesure qu'on
s'éloignait de la croûte superficielle de l'Etendue, pour
pénétrer dans les couches intérieures du sentiment et de
l'idée, ces causalités externes tendaient à perdre de plus
en plus ce caractère d'extériorité matérielle pour devenir
plus aisément pénétrables les unes aux autres; les senti-
ments, et plus encore les idées, peuvent se fondre intime-
ment entre eux, tandis que les corps ne le peuvent pas.
Dans cette mesure, par suite, les causalités externes se
transforment progressivement en causalités internes et, à
LIVRE II — CHAPITRE V 347

la limite, enune causalité interne unique, la causalité de


l'Essence divine elle-même.
Finalement, des quatre voies dans lesquelles nous avons
hypostasié la conversion des modes, deux seulement
peuvent conduire à l'Eternité vraie et au Salut: ce sont la
purification du Sentiment et la purification de l'Intelli-
gence, ou, comme dit Spinoza, la Foi et la Raison. Encore
ces deux voies n'ont-elles pas la même valeur, parce qu'elles
correspondent à deux stades différents de la procession des
attributs. En ce sens la Foi est un mode inférieur de salut,
parce que l'Amour ne peut réaliser, comme l'idée pure,
l'union intime de tous les conatus. Mais la Foi suffit pour
assurerlavieéternelle:« Celui qui croit fermement que Dieu,
dans sa miséricorde, pardonne les péchés des hommes, et
qui, pour cette cause, est plus brûlant d'amour pour Dieu,
celui-là connaît vraiment le Christ selon l'Esprit et le
Christ est en lui ». (Th. pol. ch. xiv, tr. App. II. p. 276).
Cependant, « si la Foi est productrice de salut, elle ne
lest pas par elle-même, mais seulement eu égard à
l'obéissance à la loi de Dieu. » (Ibid. p. 272). La Raison
seule, parce qu'elle nous identifie avec le motif de notre
action, est vraiment « productrice de salut par elle-
même. » Elle réalise dans cette identification avec l'Idée
pure, une sorte d'autonomie de la volonté, tandis que la
Foi n'est encore qu'un principe d'hétéronomie. Mais on
ne saurait trop rappeler qu'il n'existe entre ces deux do-
maines qu'une simple transposition. C'est toujours dans la
Loi d'universelle charité et d'universel amour que réside
le salut; seulement cet amour est devenu intellectuel, en

s'intériorisant dans le plan de l'entendement. Et la grâce


qui, ici encore, est nécessaire pour nous sauver, c'est
également l'Amour de Dieu, devenu à son tour « Idée de
Dieu », c'est-à-dire connaissance de la Loi totale de l'Uni-
vers. Cette grâce a été apportée au monde par l'Esprit du
Christ; en intellectualisant les Enseignements des Pro-
phètes, elle parachève l'œuvre de la conversion.
318 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

C'est justement la nécessité de compenser la Procession


divine par une conversion de sens inverse, se transposant
progressivement dans une série de plans hiérarchisés, qui
permet à Spinoza, dans un scolie de YEthique, d'une remar-
quable ampleur, d'interpréter, à la lumière de son propre
système, le problème antique de la « Chute des Ames» et.
plus précisément, le récit biblique du Péché originel avec
la Rédemption. « Cest là avec d'autres vérités, par nous
déjà démontrées, ce que Moïse paraît avoir voulu signifîei
dans cette histoire du premier homme. Il n'y conçoit, er
effet, d'autre Puissance de Dieu que celle qui lui sert è

créer l'homme, c'est-à-dire une Puissance pourvoyani


uniquement à l'utilité de l'homme et, suivant cettt
;

conception, il raconte que Dieu a interdit à l'homme libre


de manger le fruit de l'Arbre de la connaissance du Bier
et du Mal, et que, sitôt qu'il en mangerait, il devrait crain
dre la mort plutôt que désirer vivre; puis qu'ayant trouv*
la femme, qui s'accordait pleinement avec sa nature
l'homme connut n'y avoir rien dans la nature qui pût lu
être plus utile mais qu'ayant cru les bêtes semblables
; i

lui, il a commencé tout aussitôt d'imiter leurs affection


etde perdre sa liberté liberté recouvrée plus tard par le;
;

Patriarches sous la conduite de l'Esprit du Christ, c'est-à


dire de l'Idée de Dieu, de laquelle seule dépend qu«
l'homme soit libre et qu'il désire pour les autres homme
le bien qu'il désire pour lui-même, comme nous l'avon

démontré plus haut. » (Eth. IV, 68 Scolie.)

60. Ainsi apparaît la série des transpositions succès


sives du thème général de la conversion transposition d ;

la Loi mécanique initiale d'adaptation des corps matériel


en Loi d'utilité; de la Loi d'utilité en Loi d'Amour; de 1

Loi d'Amour en Loi d'Intelligence. A travers ces passages


la causalité physique se transforme en une causalit
sociale qui est déjà un aspect de la finalité de Jehovai
dans le gouvernement de l'Univers; puis cette fînalit
LIVRE II — CHAPITRE V 349

sociale se transforme en finalité providentielle des cœurs


et des volontés dans la cité des Elus. Enfin, en passant a
travers le prisme de l'intelligence, la finalité de l'Amour
divin se réfracte en nécessité, en enchaînement idéal des
Esprits dans YIdea Dei.
Telle est la façon dont s'opère, grâce à cette hiérarchie
des attributs, la conciliation, que Spinoza déclarait intra-
duisible en langage d'entendement, de la Finalité des
Décrets divins, émanés de sa Volonté, avec la nécessité de
sa prédestination idéale D'une part, toutes
éternelle.
choses dépendent absolument du Décret de Dieu, Décret
qu'il a rendu par la seule liberté de sa volonté d'autre ;

part, ce Décret est aussi nécessaire qu'est nécessaire l'éga-


lité des trois angles d'un triangle à deux droits (Cog. II,

ch. vin et îx). Sans doute, comme il s'agit de deux plans


différents de modes, cette vérité est « au-dessus de la
connaissance humaine », et c'est pourquoi certaines
choses sont jugées par nous possibles, et non néces-
saires. Mais cette distinction provient de la confusion des
|deux domaines de l'intelligence et de la volonté. En
réalité, « l'Idée de Dieu » est un Mode infini, parallèle au
< Décret de Dieu »; aussi leurs rapports de subordination
sont-ils inverses suivant que l'on considère l'ordre de la
3rocession ou l'ordre de la conversion. Dans l'ordre de la
procession, la Voluntas est postérieure à la Cogitatio, la
Puissance de Vouloir de Dieu suit naturellement de sa
uissance de penser. Mais, dans l'ordre de la conversion,
•/est la Volonté ou, pour mieux dire, le « Décret » qui en

ésulte dans la Nature naturée générale, qui est antérieur


« l' Idea Dei », Mode infini correspondant dans l'Attribut

^ensée, si bien que la nécessité mathématique de l'ordre


lu monde n'est qu'un reflet de la liberté sans bornes du

/ouloir divin.
Or, ce Vouloir étant tout Amour, la connaissance qui en
st l'équivalent dans les modes de la Pensée est ce même

tmour devenu intellectuel. L'Amour de Dieu pour lui-


350 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

même, dont nous avions dans VAnimus le mode infini


fait

du premier genre qui définit la Conscience affective de


Dieu, devient, en se transformant dans l'Entendement
Infini, mode parallèle de la Mens, Amour Intellectuel de
Dieu pour lui-même. En sorte qu'il revient au même de
dire que Dieu se connaît lui-même ou qu'il s'aime luw
même par son Intellect infini (Eth. V, 35), ou encore que
« l'Amour intellectuel de lame envers Dieu est une partie

de l'Amour infini duquel Dieu s'aime lui-même » (ibid.


36). Nous savons, en effet, que l'âme, par la conversion,
devient une partie de ïldea Dei, et prend conscience d'elle-
même dans cet Intellect infini auquel, en tant que sujet
conscient, elle vient également se réunir.
On le voit, le Dieu doà s écoule la Procession, le Dieu du
I Livre de l'Ethique, n est pas le même, en somme, que le
er

Dieu du Ve Livre, auquel l'âme retourne par la conversion


et auquel elle s'unit dans la Gloire et la Béatitude. Le
point de départ de la procession, ce sont les attributs,
c'est-à-dire les puissances actives de la Nature naturante;
le point d'aboutissement de la conversion, au contraire,

se trouve dans la Nature naturèe, plus précisément


dans ces deux Modes immédiats du 1 er et du 2 e genre
qui constituent la Nature naturèe générale. L'âme
humaine, désormais unie à Dieu, rentre dans le deuxième
Mode immédiat que Spinoza a pris soin de déclarer éter-
nel comme l'Attribut et elle prend conscience de cette
Eternité dans le premier Mode Immédiat, égalemenl
éternel.
L'éternité de l'âme humaine est donc à la fois indivi-
viduelle et consciente ; elle un doubk
est individuelle à
titre parce que l'individu particulier qu'est l'homme, er

rentrant dans le sein du Dieu des Modes immédiats, ni


fait que s'unir à un Individu encore, et elle est consciente

parce que l'Ame s'y est transportée, accompagnée de sor


idée, à laquelle nous l'avons vu elle est inséparablement
jointe. Il y a, disait Spinoza au II e Livre de YEtkiqm
LIVRE II — CHAPITRE V 351

(P. $1), une « Idea Mentis » qui est unie à la «Mens » comme
la Mens au corps. Or ce qui remonte en Dieu c'est
est unie
le groupe Mens == Idea Mentis, et, en parvenant ainsi à
l'éternité, il se sépare du troisième élément^ le « corps ».

Nous savons, en effet, que le corps, en tant que mode de


l'Etendue ne peut aspirer qu'à une durée plus ou moins
longue; par suite, la partie de la mens qui en est la repré-
sentation doit subir le même sort et participer de sa des-
tinée temporelle. C'est ce que traduit cette proposition du
V e
Livre : « L'Ame humaine ne peut être entièrement
détruite avec le corps, mai;-> il reste d'elle quelque' chose
qui est éternel » (Eth. V. P. $3). La partie inférieure et
périssable constitue tout le domaine de l'imagination, des
souvenirs et des perceptions supérieure éternelle : la partie
constitue au contraire le domaine propre de l'entendement,

l'Idée pure, dégagée de toute relation avec l'Etendue. « Il


« suit de là conclut, à la fin de Y Ethique, le Corollaire de
« la Proposition 40 que la partie de l'àme qui demeure,
quelque petite ou grande qu'elle soit, est plus parfaite
que l'autre, car la partie éternelle est l'entendement,
seule partie par laquelle nous soyons dits actifs cette ;

partie au contraire que nous avons montré qui périt, est


« l'imagination elle-même, seule partie par laquelle nous
« soyons dits passifs; et ainsi la première, petite ou grande,
« que la deuxième ». [Eth. V, 40> Coroll.)
est plus parfaite
Ainsi le système s'achève dans la possession de cette
béatitude éternelle et de cette félicité, dans cet Amour de
Dieu que les Livres Sacrés nomment Gloire. (Pr.36, Scolie).
Par cette idée, qui la soude au Théologico-Politique,
ÏEthique rejoint enfin, au terme de ses déductions abs-
traites, l'espérance plus vivante, qui animait le Court
Traité, d'uneImmortalité de Joie et d'une Régénération de
l'Ame par sa séparation d'avec le corps « Notre première :

« naissance a eu lieu alors que nous nous sommes unis au

« corps, par où tels effets et mouvements des esprits


« animaux se sont produits mais cette autre et seconde ;
352 LA HIÉRARCHIE CHEZ SPINOZA

« naissance aura lieu quand nous percevrons en nous de


« tout autres effets de l'Amour, connaissance
grâce à la

« de cet objet immatériel; effets qui diffèrent des premiers


« autant que diffère le corporel de l'incorporel, l'esprit de
« la chair. Gela peut d'autant mieux être appelé une Régé-
« nération que de cet Amour et de cette Union seulement
« peut suivre une stabilité inaltérable et éternelle. » (C.
e
TV. II part., ch. xxn fin.)

Or, pour jouir d'une telle Eternité, point n'est besoin


d'attendre la de l'existence terrestre. Il suffit de mourir
fin

à la vie de l'étendue matérielle pour s'unir, par l'Intelli-


gence pure, à l'Intellect infini de Dieu. En effet, explique
en note Spinoza, « cet Intellect que nous avons appelé
« le « Fils de Dieu » doit être de toute éternité dans la
« nature; car puisque Dieu a été de toute éternité, son
« Idée aussi doit être dans la chose pensante ou en lui-
« même éternellement. » (ibid. § 4, note 1). Par là le

philosophe a réalisé son rêve la possession, dès la vie


:

présente, de l'Immortalité et de l'éternelle plénitude de la


Vie de Dieu.
Le Panthéisme de Plotin et le Panthéisme de Spinoza

/° Procession et Conversion

unique chez Plotin :

2° Double Procession et
Double Conversion chez
Spinoza.

£a Mat /ère.

a, VA '**» \
^X

Exislt nées éternelles. /:.i.7.s' / ences temporel les .

i" Procession "5 des A llributs


-p-
Existi nce k

\ bsoluta A bsoltitus V bsoluta A bsoluta Ipfature NalaranLe.


Cogitatio Amor Animatio Extensio l( Vttribuls infinis.

.ntelledus Inlinitus Providence Univ llï Ame «J ii Monde Moins et truies


Xature Naturée
Eternité véritable. Durée infinie
l niverselle.
Modes infinis
M eu Dji Cité des Kl us Gouverne m' de
(organisme social)
I U iiï»rs Faciès Totius
\

liimersi
22

Loi Loi Lci Lot


lialionnc lie. (l'Amour. Sociale. Mécanique.

e
Nature Naturée
=:
i5 4» l 'articulièi e.
Modes finis. )

©
Domaine cfe /7:Y/
'reur, d„ J/«/ et (I la Mori.
^
1
Haine. lsj'em des iniiTid«sV^ Individualités mate-
ll.iée isolât inadeqn aie.
y (elat de
I

fiaiture). y rieltes ultimes.


\j
f

Effort d'Intériorisation.
-«88
ie
i Conversion vers la Spiritualité.
CONCLUSION

Le système spinoziste était achevé. Mais ce grand orga-


nisme métaphysique qu'il s'agissait d'adapter à son milieu
était-ilvraiment viable et présentait-il des garanties suffi-
santes de synergie vitale ? Il ne le semblait pas. Certes, il
ne pouvait être question de modifier de longtemps le
postulat lui-même du Rationalisme. La mathématique
nouvelle s'annonçait trop féconde et trop riche en consé-
quences pour que l'on pût songer à mettre en, doute sa
valeur au contraire, l'ambiance extérieure ne pouvait
:

qu'orienter les esprils vers un développement sans cesse


croissant des méthodes analytiques. Mais précisément
cette tendance allait accentuer de plus en plus les points
faibles de la doctrine et en faire éclater bientôt l'armature.
Spinoza avait voulu adapter à la théorie cartésienne
l'ancien panthéisme des Alexandrins, dont l'infinie proces-
sion se trouvait, de ce fait, transposée en un parallélisme
de modes finis. La difficulté la plus redoutable venait du
Problème de l'Etendue. Gomment concilier l'idée émanatiste
de l'Etendue, affaiblissement de l'Essence divine, avec
l'idée paralléliste, que Descartes venait d'introduire,
d'une Etendue, substance véritable au même titre que la
Pensée? De cette tâche, nous l'avons vu, Spinoza n'avait
pu venir à bout. Il sentait lui-même qu'il y avait là une
sorte de contradiction dans son système, et il annonçait
23
350 LA HIERARCHIE CHEZ SPINOZA

encore à Tschirnhaus, dans une de ses dernières lettres,


son intention de corriger et de parachever sa théorie de
l'Etendue. Mais il mourut sans avoir pu définitivement
l'élaborer.
Il Leibniz de continuer cette œuvre et
était réservé à
de donner à l'organisme spinoziste une plus grande force
de cohésion. Déjà, lors de l'entrevue de La Haye, il avait
averti Spinoza que les Lois de la Mécanique cartésienne
étaient fausses, et l'on sait que ce fut à cette critique
célèbre des idées de Descartes sur le mouvement que
Leibniz, plus tard, dut l'invention de son Principe de
Continuité, Or, de la Mécanique, il rétendit bientôt à
tous les, domaines de la Science le Calcul infinitésimal!
:

en Mathématiques, la chaîne des Etres en Biologie en.


furent les applications les plus immédiates. Une immense
continuité hiérarchique apparaissait dans l'Univers, et
voici que les procédés nouveaux de différenciation et
à? intégration, 'que Leibniz venait de démontrer inverses l'un

de* l'autre, permettaient justement de traduire en langage

mathématique les deux processus également inverses de


la procession et de la conversion. Tout naturellement, dès
lors, le panthéisme dynamique se transposaiten panthéisme
mathématique, sans qu'il fût besoin de recourir aux
conceptions spinozistes du parallélisme des modes et de
l'indépendance de la Raison et de la Foi. Chez Leibniz,
au contraire, le Règne de la Grâce apparaissait, en vertu
du principe de continuité, comme le prolongement insen-
sible du règne de la Nature.
La fécondité de la découverte était illimitée. Grâce à
elle, Leibniz put justifier la coexistence dans l'Univers

d'une infinité de substances; tous les conalus individuels


de Spinoza devenaient des monades, c'est-à dire des
microcosmes; et dans ces monades, une spontanéité interne
amenait sans cesse la transformation des « idées inadé-
quates » en « idées adéquates». « L'appétition » devenait
le principe de la conversion. Les monades, en effet, étaient
CONCLUSION 357

le résultat dune sorte de Procession divine, et Leibniz


employait à leur sujet, dans le Discouru de Métaphysique,
le terme de fulguration, la TcepîXafx^iç de Plotin et du pan-
théisme d'émanatipn. Seulement Leibniz pouvait aller
jusqu'au bout de sa traduction mathématique de la Proces-
sion; car il substituait au parallélisme de l'Etendue et delà
Pensée — conçu par Descartes et par Spinoza sur le modèle
du parallélisme de l'équation et de la courbe dans la
Géométrie analytique — la notion dune continuité insen-

sible de dégradations entre la Pensée et l'Etendue. Et par


là il revenait au Néoplatonisme. Entre l'Esprit et le Corps,

il n'y avait plus désormais qu'une différence de degré :

l'intervalle était rempli par les modalités décroissantes de


la Pensée et de l'Ame affective, jusqu'aux derniers reflets

de la vie organique qui s'éteignaient dans les ténèbres]de


l'existence matérielle. La matière redevenue, comme chez
Plotin, le terme ultime de l'évanouissement de l'Esprit
dans la continuité de la procession, voilà l'idée capitale
qui, seule, était susceptible d'animer d'un nouveau souffle
de vie ce panthéisme spinoziste, dont la mécanique car-
tésienne semblait, dès le germe, avoir arrêté l'essor!

ROANNE, IMPRIMERIE M. SOUCHIER


318

8616 4
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN

COU ACTION HISTORIQUE DES GRANDS PHILOSOPHES

Extrait du Catalogue.

PHILOSOFHIES MÉDIÉVALE ET MODERNE


DESCARTES, par L. L/ard, de l'Institut, .
LEIBNIZ. Discours de la métaphysique,
introd. et notes par H. Lestienne. 1 vol.
2 e édit. 1 vol. in-8 . J . 5 fr.
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Leibniz historien, par L. Davillé, doc-
rar E. Krantz, prof, à l'Univ. de Nancy.
vol. in-8. Couronné par VAca- teur es lettres. 1 vol. in-8 12 fr.
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uemie française.) 6 fr. MALEBRANCHE. Sa philosophie, par


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Swarte. 1 vol. in- 16 avec planches. (Cour. PASCAL. Etude sur le scepticisme de Pascal,
par V Institut) 4 fr. 50 par Droz, prof, à l'Univ. de Besançon,
— Le système de Descartes, par O. Hame- 1 vol. in-8 6 fr.
lin. Publié par L. Robin. Préface de PICAVET, chargé de cours à la Sor-
E. Durkhe/M. 1911. 1vol. in-8.. 7 fr. 50
bonne. Esquisse d'une histoire générale
— Index scolastico-cartésien, par Et. Gil- et comparée des théologies médié-
son, docteur es lettres. 1 vol. in-8. 7 fr. 50 vales. 2 e éd. 1907. 1 vol. in-8. 7 fr. 50
— La liberté chez Descartes et la théologie, — Essais sur l'histoire générale et
par le même. 1913. 1 vol. in-8.. . 7 fr. 50 comparée des théologies et des philoso-
phies médiévales. 1913. 1 v. gr. in-8. 7 fr. 50
DAMIHûN. Mémoires pour servir à l'His- ROSCELIN. Roscelin philosophe et théolo-
e
toire de la philosophie au XVIII siècle.
15 fr. gien, par F. Picavet, chargé de cours à la
3 vol. in-8
Sorbonne. 1911. lvol.gr. iu-8
— La pensée moderne. De Luther à Leib-
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n,z. 1908. 1 vol. in-8 8 fr- ROUSSEAU (J.-J.). Sa philosophie, par


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D'ÎLVAILLE (J.), docteur es lettres. Essai
sur l'histoire de l'idée de progrès jusqu'à
— Du Contrat social. Introduction par
F. Dreyfus-Brisac. 1 vol. in-8... 12 fr.
la fin du XVIII e siècle. 1911.1vol. in-8. 12 fr.
ROYER-COLLARD. Les fragments philoso-
ERASME. Stultitiae laus Des. Erasmi Rot.
phiques de Royer-Collard réunis et publiés
declamatio. Publié et annoté par J.-B. Kan,
pour la première fois à part, avec une
avec lig. de Holbein. 1 vol. in-8. 6 fr. 75
introd. sur la philosophie écossaise et
FABRE (Joseph). L'Imitation de Jésus- spiritualiste au KIX t siècle, par A. Schim-
Christ. Trad. nouvelle. 1907. I vol. in-8. 7 fr. berg. 1913. 1 vol. in-8 6 fr.
— La pensée chrétienne. Des Evangiles à SAINT THOMAS D AQUIN. Thésaurus phi-
l'Imitât, de J.-C. in-8 1 6v. fr.
losophiae thomisticœ, publié par G. Bul-
— Les pères de la Révolution. De Bayle à liat, doct. en théologie et en droit
Condorcet. 1909. 1 vol. in-8 10 fr. canonique. 1 vol. gr. in-8 6 fr. 50
FIGARD docteur es lettres. Un médecin
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philosophe au XVI e siècle. La psychologie d Aquin, par Zeiller. vol. in-8. 3
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de Jean Fernel. 1 vol. in-8. 1903. 7 fr. 50 — Sa philosophie, par A.-D. Sertillanges.
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GASSENDI. La philosophie de Gassendi, — Sa philosophie morale, par A.-D. Sertil-
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HUAN (J.), docteur ôs lettres. Le Dieu de
SPINOZA. Benedicti de Spinoza opéra, quot-
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LEIBNIZ. Œuvres philosophiques, publié et J.-P.-N. Land. Nouv. édit. 1914. 4 v.
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tuhat. 1 vol. in-8 12 fr. publ. par les mêmes. ^r. iu-8. 4
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— Opuscules et fragments inédits de Leibniz, — Sa philosophie, par L. Bhunschvicg,
par L. Couturat. 1 vol. in-8 25 fr. maître de conférences à la Sorbonne.
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de la Terre, d'après des documents SERTILLANGES. (Voir Saint Thomas
inédits, par Jean Bari'ZI. 1 vol. in-8. [Cou- d'Aquin.)
ronné par VAcadémie française.) 10 fr. VOLTAIRE. Les sciences au XVIII e siècle.
— La philosophie de Leibniz, par B. Rus- Voltaire physicien, par Em. Saigey. In-8.5fr.
sem., trnd. par M. Ray, 1 vol. in-8. WULF (IL). Histoire de la philosophie
Préface de M. Lévy-Bruhi, 3 fr. 75 médiévale. 4 e éd. 1 vol. in-8 10 fr.

470-19. — Coulommiors. ïmp. Paul RRODARD. — 7-19.


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