L Evangile de Judas PDF
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L’Evangile de Judas
••• Attila Jakab, Budapest
Dr en histoire du christianisme
Suivant une stratégie de marketing sa- jeur est le salut apporté par Jésus-Christ, « Da Vinci Code »,
vamment orchestrée, c’est dans la pé- qui fut livré (Rm 4,25 ; 1Co 11, 23) pour « Evangile de
riode pascale que le monde des médias, être supplicié. Judas »… Le grand
avide de sensationnel, a fait connaître Les premières informations à son sujet public s’est pas-
l’existence de l’Evangile de Judas, censé apparaissent dans l’Evangile selon Marc : sionné pour ces
« sorties » au grand
apporter des révélations fracassantes Judas Iscariote est celui qui livra Jésus
jour de soi-disant
sur les origines du christianisme et de (Mc 3,19 ; 14,10 ; 18-21) en le trahis-
révélations sur
l’Eglise. Cet épiphénomène s’insère en sant par un baiser (Mc 14,43-46). Judas, l’Eglise et le christia-
réalité dans un climat américain et eu- comme archétype de la trahison,1 est nisme. Vérités
ropéen d’inculture religieuse et biblique, donc le « produit » d’un processus de historiques et inter-
dans lequel la théorie du complot ec- diabolisation, une construction ultérieure prétations diverses
clésiastique visant à cacher des préten- et progressive qui s’enracine dans cette ou romanesques se
dues « vérités » anciennes a même per- relation sommaire et sobre. sont allègrement
mis à Dan Brown de faire émerger une Matthieu et Luc développent déjà le mélangées. Or le
véritable entreprise très rentable et flo- thème de la trahison. Judas, le traître texte même de
rissante de désinformation en matière (Mt 10,4 ; Lc 6,16), agit par inspiration l’« Evangile de
Judas » ne révèle
historique et théologique. C’est dans ce satanique et pour de l’argent (Lc 22,3-6) :
rien de bien
contexte que nous devons examiner ce trente pièces au total (Mt 26,14-16). Jésus
révolutionnaire…
nouveau texte et poser la question : y a- est cependant au courant. « Quelqu’un
t-il réellement quelque chose à repen- qui a plongé avec moi la main dans le
ser dans la foi chrétienne ? plat, voilà celui qui va me livrer ! » (Mt 26,
23), dit-il au moment du dernier repas
pris avec ses Apôtres. Mais le poids de
Judas dans sa félonie fut insupportable pour Judas.
le Nouveau Testament Avant de se pendre, il jeta les pièces dans
le sanctuaire du Temple de Jérusalem
Si nous regardons les écrits les plus an- (geste hautement « théologique »). Mat-
ciens de la tradition chrétienne, c’est- thieu nous informe qu’« ayant ramassé
à-dire les Epîtres de Paul, nous pouvons l’argent, les grands prêtres dirent : “Il
aisément remarquer que la figure de Ju- n’est pas permis de le verser au trésor
das ne joue aucun rôle dans les pre- puisque c’est le prix du sang.” Après
mières décennies quand le thème ma- délibération, ils achetèrent avec cet ar-
gent le “champ du potier” comme lieu
de sépulture pour les étrangers. Voilà
pourquoi ce champ-là s’est appelé jus-
1 • E. Dauzat, Judas, de l’Evangile à l’Holo- qu’à ce jour le “champ du sang” » (Mt
causte, Bayard, Paris 2006. 27, 6-8).
2 • Cf. aussi Ariel Alvarez Valdès, « Comment Par rapport à Matthieu, Luc connaît l’his-
mourut Judas », in choisir n° 556, avril
2006, pp. 13-15 (n.d.l.r.). toire un peu différemment.2 Au début du
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récit du remplacement de Judas dans des raisons pour laquelle l’historien Eu-
le collège des Apôtres, il met dans la sèbe de Césarée ne sait pratiquement
bouche de Pierre les paroles suivantes : rien de plus que ce que nous ont livré les
« Frères, il fallait que s’accomplisse l’Ecri- écrits néo-testamentaires : Matthias rem-
ture où, par la bouche de David, l’Esprit plaça le traître Judas (Hist. Eccl. I,12,3 ;
saint avait parlé d’avance de Judas, II,1,1 ; III,39,10), qui s’est pendu (Hist.
qui s’est fait le guide de ceux qui ont Eccl. V,16,13). Même ici l’accent est mis
arrêté Jésus. Il avait rang parmi nous et sur la trahison.
s’était vu attribuer une part dans notre
ministère. Et voilà que s’étant acquis un
domaine avec le salaire de son forfait, La tradition
cet homme est tombé la tête la première
et a éclaté par le milieu, et toutes ses en- Ce « brouillard informationnel » favorisa
trailles se sont répandues. La chose fut certainement plus tard l’émergence des
si connue de tous les habitants de Jéru- traditions au sujet de Judas. Elles res-
salem que ce domaine fut appelé dans tèrent toutefois marginales - et isolées -
leur langue Hakeldama, c’est-à-dire au sein du christianisme ancien.
“domaine du sang” » (Ac 1,16-19).3 La Le premier auteur à faire état d’une telle
divergence de ces deux récits suggère tradition est Irénée de Lyon (fin du IIe
qu’à quelques décennies de la Pas- siècle). En présentant les « ancêtres » et
sion, les souvenirs n’étaient plus tout à les « ascendants immédiats » des gnos-
fait unanimes. tiques de l’école de Valentin,4 dans une
Ceci transparaît également dans l’Evan- perspective évidente de « décrédibili-
gile selon Jean qui met en œuvre toute sation », il écrit : « D’autres encore di-
une dramaturgie de diabolisation de Ju- sent que Caïn était issu de la Suprême
das. Selon l’auteur, Jésus savait dès le puissance, et qu’Esaü, Coré, les gens de
début que son Apôtre allait le trahir Sodome et tous leurs pareils étaient de
(Jn 6,70-71). Dès lors, nous assistons la même race qu’elle. Pour ce motif, bien
pratiquement à l’accomplissement d’un qu’ils aient été en butte aux attaques du
destin. Au fil de l’Evangile, tout se dé- Démiurge, ils n’en ont subi aucun dom-
voile : Judas était un voleur (Jn 12,4-8) mage, car Sagesse s’emparait de ce qui,
possédé par le diable (Jn 13,2 ; 13,10-11), en eux, lui appartenait en propre. Tout
qui se dirigeait progressivement vers la cela, disent-ils, Judas le traître l’a exac-
trahison (Jn 13,18-29). Mais pour Jésus, tement connu, et, parce qu’il a été le seul
tout cela devait arriver pour que s’ac-
complissent les Ecritures (Jn 17,12). La
contribution de Judas à l’arrestation de 3 • A. W. Zwiep, Judas and the Choice of
Matthias. A Study on Context and Concern of
Jésus (Jn 18,1-9) est donc le paroxysme Acts 1:15-26, Mohr Siebeck, Tübingen 2004.
d’un drame. Après cela, Jean ne s’inté- 4 • Cf. M. Scopello, Les gnostiques, Albin Mi-
chel, Paris 1991. Valentin (vers 135-165) en-
resse plus au sort du traître. seignait que le monde spirituel est compo-
Il me paraît évident que le Nouveau Tes- sé d’éons (puissances éternelles), dont l’un
d’eux, Christ, s’unit avec un homme, Jésus,
tament ne nous permet pas de cerner pour racheter une partie de l’humanité grâce
le Judas « historique ». Ce que la tradi- à la gnose, c’est-à-dire à la connaissance
qui sauve les hommes du monde matériel,
tion chrétienne a surtout retenu, ce n’est créé par le démiurge, émanation d’un éon
pas tant la personne du félon que l’acte déchu, Sophia (sagesse), qui se confond
avec le Dieu de l’A.T. Mais les hommes qui
de trahison : c’est un Apôtre (un « élu ») bénéficient de la gnose se limitent aux dis-
qui a livré Jésus. C’est sans doute une ciples de Valentin (n.d.l.r.).
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d’entre les disciples à posséder la con- perdu son titre. Ces derniers n’intéres-
naissance de la vérité, il a accompli le sent pas les médias. Pourtant les qua-
“mystère” de la trahison. C’est ainsi que tre écrits semblent former un « recueil »
par son entremise ont été détruites tou- cohérent : révélations de type gnosti-
tes les choses terrestres et célestes. Ils que données par Jésus, sous forme de
exhibent, dans ce sens, un écrit de leur dialogue au sujet de la passion et de la
fabrication, qu’ils appellent Evangile de souffrance.
Judas » (Adv. Haer. I,31,1).5 En 2001, la Fondation suisse Maecenas
Tout cela, Irénée ne le connaît que par acheta le codex, gardé dans le coffre-
ouï-dire. Il n’a sans doute jamais lu l’écrit fort d’une banque de Long Island, et
en question. Il en est de même avec Epi- chargea le coptologue Rodolphe Kasser,
phane de Salamine (†403) qui en fait professeur émérite de l’Université de Ge-
mention dans son œuvre Panarion (38, nève, d’en préparer la publication et la
1,5) traitant des hérésies.6 A dire vrai traduction.8 C’est dans le cadre du 8e
- jusqu’à récemment - l’Evangile de Congrès international d’études coptes
Judas n’a jamais posé de véritable pro- que ce dernier a rendu public le projet
blème dans l’histoire du christianisme. (Paris, 1er juillet 2004). Mais quoi qu’on
Dès lors la question se pose : l’engoue- en dise, le texte - dont seulement les 2/3
ment contemporain est-il vraiment jus- sont lisibles - est loin de toute révélation
tifié ? « spectaculaire » ou « révolutionnaire ».
En outre, contrairement à certaines allé-
gations, l’Evangile de Judas n’a jamais
Le manuscrit fait l’objet d’un quelconque véritable
« scandale » dans l’Eglise ancienne. Les
Selon les informations à disposition, groupes socio-religieux qui ont véhiculé
c’est dans les années 1970, à Muhâza- ce texte dans l’antiquité chrétienne
fat al-Minya (Moyenne Egypte), que fut étaient toujours marginaux et n’avaient
découvert un codex (appelé plus tard pas le pouvoir d’exercer une influence
Tchacos) d’écrits chrétiens en copte sa- majeure.
hidique du IVe-Ve siècle, traduit du grec.
En plus de l’Evangile de Judas (26 pa- Un manuscrit en
ges)7 le codex (16x29 cm) de 66 pages piètre état
renferme également deux autres textes
déjà connus de Nag Hammadi : Lettre
de Pierre à Philippe (NHC VIII,2) et 1re
Apocalypse de Jacques (NHC V,3), ainsi
qu’un traité gravement amputé qui a
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Le texte copte9 L’Evangile de Judas en est une réinter-
prétation, sinon une antithèse. Dès lors,
Le thème central de l’Evangile de Judas il devient assez évident que nous avons
copte - c’est-à-dire du « discours caché affaire à un texte plus tardif, produit par
de la révélation que Jésus a fait à Judas des chrétiens gnostiques qui s’oppo-
l’Iscariote » - est le rapport privilégié en- saient à la Grande Eglise (les Douze) et
tre Jésus et son Apôtre. Par contre, nous rejetaient la continuité avec le judaïsme
n’y apprenons rien sur le Judas « histori- (le Dieu Créateur de l’Ancien Testament).11
que ». Contrairement à la tradition chré- Ce conflit nous ramène dans le contexte
tienne généralement admise, Judas y est historique des IIe et IIIe siècles, quand
présenté comme un personnage résolu- l’Eglise a connu une croissance démo-
ment positif, tandis que Jésus se moque graphique importante qui l’a obligée à
et déprécie les autres Apôtres, désignés s’institutionnaliser et à organiser sa vie
sous l’appellation des Douze. Dans la cultuelle. Parmi ceux qui s’opposaient
perspective théologique très particulière à cette évolution, se trouvaient certaine-
de cet écrit, il est le seul Apôtre à con- ment l’auteur de l’Evangile de Judas et
naître véritablement son Maître : « Je le groupe qui pendant quelque temps a
sais qui tu es et d’où tu es venu. Tu es véhiculé ce texte.
issu du Royaume immortel de Barbèlô.
Et le nom de celui qui t’a envoyé, je ne
suis pas digne de le prononcer. »10 Le défi de l’inculture
C’est pourquoi Jésus propose de lui ré-
véler « les mystères du royaume », s’il Le battage médiatique qui a été fait au-
accepte d’en payer le prix : s’écarter des tour de ce document s’insère dans l’en-
autres Apôtres et, au terme de son ini- gouement contemporain pour les cho-
tiation (qui lui permet de recevoir un en- ses religieuses - et ésotériques. Ceci
seignement sur l’immortalité de l’âme, constitue, à la fois pour les Eglises chré-
la fin des temps, le monde invisible et tiennes et pour l’enseignement théolo-
les générations humaines), livrer Jésus. gique universitaire, un défi sérieux. Com-
Pour l’auteur de l’Evangile de Judas, la ment harmoniser acquis scientifiques et
passion de Jésus est en réalité une dé- foi ? Comment faire connaître ces der-
livrance de son enveloppe charnelle, qui niers au grand public ? Dans une époque
lui permet surtout de révéler que l’homme où inculture et fondamentalisme s’ali-
(créé par un archonte inférieur, Saklas) mentent réciproquement, il y a certai-
renferme en lui quelque chose de divin, nement matière à réfléchir. Sinon toute
qui se rattache à un Dieu invisible et su- découverte soi-disant « sensationnelle »
prême. Le Salut n’est donc rien d’autre risque d’être rapidement instrumentalisée.
que la libération et le retour de ce divin
à ce Dieu. C’est ce que Judas doit com- A. J.
prendre pour accepter de jouer un rôle
clé et positif dans l’histoire du Salut
ainsi conçue : aider Jésus à se libérer
de son corps. 9 • www.earlychristianwritings.com/gospelju-
Cette attribution d’un destin à Judas das.html.
pourrait paraître « bouleversante ». Elle 10 • L’Evangile de Judas, op. cit., pp. 32-33.
11 • G. Filoramo, « L’antigiudaismo nei testi gnos-
l’est moins si nous avons à l’esprit le dé- tici di Nag Hammadi », in Annali di Storia
veloppement de l’Evangile selon Jean. dell’Esegesi n° 14, Bologne 1997, pp. 83-100.