Dossier Nouvel Obs
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AVANT PROPOS
Nietzsche, le phnix
Par Laurent Mayet
MON NIETZSCHE
DONNER VOIR
Regarde ce que tu es
Par Isabel Violante
REGARD
Le philosophe lyrique
Par Marcel Conche
AVANT PROPOS
Nietzsche, le phnix
Quest-ce que ce philosophe ennemi de toutes les conceptions modernes
auxquelles nous sommes attachs christianisme, rationalisme,
progressisme, morale du devoir, dmocratie, socialisme aurait nous
apprendre sur notre prsent ? Et dabord, quest-ce qui de la pense de ce
philosophe subsiste dans le prsent ? lvidence, la philosophie de
Nietzsche survit aujourdhui sous la forme dune rhapsodie dexpressions
colores : Deviens ce que tu es , Dieu est mort , La vie est
femme Peu de penseurs pourraient se prvaloir davoir atteint pareille
popularit posthume arms de leur seul index. Cest que Nietzsche sest
exprim dans un style lyrique. Ses aphorismes sont souvent illuminants
comme des flashes. Le philosophe jette les ides comme des tentations et
il est difficile dy rsister. En choisissant la forme aphoristique, il se serait
expos voir sa pense rduite des conclusions ou des prceptes. Or,
chez Nietzsche comme chez tout autre philosophe digne de ce nom, il ny
a pas de concept neutre, cest--dire de concept qui pourrait tre employ
sans rfrence tout un systme dides qui lui donne sens. Certes,
lauteur a fustig les btisseurs de cathdrales dides et cest dailleurs
dans cette dtestation de la forme more geometrico de la vieille
philosophia perennis que sorigine le choix nietzschen dun discours
fragmentaire. Pour autant, la philosophie en miettes de Nietzsche nest
pas rductible des miettes de philosophie. On ne pourra sparer sans
dommage les notions dternel retour, de surhomme ou de volont de
puissance de la doctrine densemble, mme si celle-ci, il faut bien en
convenir, est introuvable. Cest ainsi la doctrine dont ces notions
dpendent qui doit tre rendue tout entire prsente.
Ce travail de rsurrection du pass incombe, comme on le sait,
lhistorien de la philosophie. Mais cette entreprise de rajeunissement peutelle prtendre la neutralit ? La question nous intresse car delle
dpend ce quil convient dentendre par lactualit de Nietzsche. Veut-on
parler dune entreprise russie de modernisation dune doctrine pourtant
solidaire dune poque rvolue ou bien dune rsonance transhistorique
entre les thses dun philosophe et les proccupations du temps prsent ?
Deux attitudes ici sopposent, au point de sexclure parfois mutuellement.
Lattitude desprit historique incline tudier la doctrine nietzschenne en
elle-mme comme phnomne du pass, avec tous les dtails de langage
et dhabitudes mentales qui la rendent insparable du temps o elle sest
produite et de lindividu qui la pense. Ce faisant, lhistorien se met
labri des choix arbitraires et des partis pris toujours contestables
inhrents un travail dinterprtation. Mais la pense du philosophe sera
alors connue comme un fait du pass, dment dat et limit, et elle perdra
tout rapport avec lactualit, avec nos croyances et nos proccupations
prsentes. De manire paradoxale, crit mile Brhier, le pass de la
philosophie ne peut adhrer la philosophie elle-mme que sil est connu
pour ainsi dire comme prsent (La Philosophie et son pass). linverse,
lattitude desprit philosophique consiste sparer une sorte de structure
prtendument intemporelle de la forme particulire o elle sexprime ; il
sagira en loccurrence de dfinir lessence du nietzschisme par des
formules indpendantes des uvres o elle est exprime. Mais il faut bien
admettre que cette abstraction est illgitime, car lesprit et luvre ne
font quun. Anim par un souci dobjectivit, lhistorien de la philosophie
se laisse parfois aller considrer la matire de son tude comme un
objet. Or, si la matire tudier est une philosophie, cest--dire une
pense concrte et vivante, lobjectivit ainsi comprise est arbitraire ou,
mieux encore, tout fait impossible ; cette prtendue objectivit est en
vrit subjectivit, car on ne peut comprendre une pense quen la
pensant son tour, quen adoptant pour soi-mme son rythme et ses
dmarches (ibid.).
Entre lattitude desprit historique qui cherche comprendre ce qua
pens un homme , sans se poser la question de la vrit et de la fausset
de ses thses, et lattitude desprit philosophique, qui entend nourrir sa
propre rflexion sur ce que les choses sont de la mditation dautrui, il
y a sans doute lieu de reconnatre un jeu dialectique qui nous fait hsiter
entre ladhsion du partisan et limpartialit de lhistorien.
Nietzsche a fait voler en clats cette dialectique en renvoyant dos dos
ces deux attitudes desprit. Aux premiers qui prtendent rduire une
pense un phnomne historique, il a fait voir quil ny a dans le pass,
pris en lui-mme et coup du prsent, aucune direction, aucun centre
privilgi ; quant aux seconds, les chercheurs de vrits ternelles,
Nietzsche les a reconduits leur condition d animal estimateur par
excellence , crateur de formes et de vrits utiles. Vrai, cela ne
signifie que propre notre conservation et notre croissance , assne
le philosophe (la Volont de puissance). Dans cette perspective, lire
Nietzsche ne pourra consister qu appliquer lauteur sa propre mthode
gnalogique. Que vaut pour nous lvaluation cinglante des valeurs de
lhomme moderne propose par le philosophe ? Il sagira ainsi, dans les
pages qui suivent, dinterroger, travers Nietzsche et comme en abyme,
la valeur de nos valeurs.
Laurent Mayet
lui tout autre chose que ce quune vulgate paresseuse martle avec
dogmatisme.
Il faut effectivement avoir loreille fine, comme le demande Nietzsche,
pour entendre certaines choses dites de manire fracassante et excessive
au point que le bruit des invectives risque de cacher le murmure du
message. Cest particulirement vrai de la trop clbre mort de Dieu.
On croit savoir, donc on sait et on affirme, que Nietzsche doit tre rang
dans la longue srie des philosophes pour qui lathisme, par consquent
la ngation de Dieu, est une conqute indpassable de lesprit enfin
advenu lui-mme dans lautonomie de lacte de pense. Moyennant quoi
un tel classement empche littralement dentendre le propos et donc
ferme une intelligence philosophique de ce que Nietzsche veut suggrer
suggrer, non assner dogmatiquement ou tenir pour vrai et assur.
Que suggre-t-il dans le tumulte et sous le masque de mots provocants ?
Le fou, linsens, lexalt autant de traductions pour lallemand der
tolle Mensch , le hros de la fable de laphorisme 125 du Gai Savoir,
annonce dans lindiffrence gnrale et la surdit des auditeurs de la
place publique un vnement inou, au sens propre du mot ; vnement
jamais encore entendu et qui ce titre ne peut pas tre dment compris,
dont la porte par consquent dpasse ceux qui lentrevoient et qui les
submerge. Loin dtre une annonce libratrice qui inaugurerait lre dune
humanit autonome, mancipe des asservissements religieux et
autoritaires, selon les propos irrflchis des hommes suprieurs , cette
annonce se donne sous la figure dun branlement gnral et radical de
tous les repres. Une perte dorientation et donc de sens qui met cul pardessus tte lensemble de lunivers humain. Perte tellement insupportable
que le tolle Mensch inconsolable finit sa complainte dans les glises, dont
il ne peut apparemment pas se dtacher, puisquil va y chanter un
Requiem aeternam Deo
Le caractre tragique de cet effacement du centre de gravit traditionnel
de toute chose, y compris de lunivers humain, ne peut donc pas tre
minimis, ni la mort de Dieu tenue pour la disparition dun songe, dune
illusion ou dun cauchemar aprs quoi lhumanit trouverait enfin sa
vitesse de croisire, ou bien dboucherait dans le rgne de la raison
libre ou de la socit matresse delle-mme et mancipe des
alinations ancestrales. Par cette conclusion, il apparat clairement que
Nietzsche ne peut pas tre tout fait situ sur la mme ligne que ces
athismes avec lesquels on le confond pourtant. Lattesteraient encore les
aphorismes du cinquime livre du Gai Savoir : cherchant anticiper les
effets du plus grand vnement rcent savoir que Dieu est mort,
que la croyance au Dieu chrtien est tombe en discrdit , Nietzsche
annonce non point le dbut du rgne des lumires, mais lextension
dimmenses ombres et leffondrement de notre morale europenne en
sa totalit . Si les rayons dune nouvelle aurore ne touchent que quelques
esprits libres , ce nest pas sans que cette aube nait traverser une
longue nuit pleine dangoisses et de traumatismes dont le pire peut
toujours sortir. Lathe tranquille de la place publique est un inconscient
qui ignore les enjeux de lpoque, qui nannonce pas les prmices dun
homme nouveau.
autorit de type moral qui juge en bien et en mal prend le pouvoir sur le
troupeau. Le moyen le plus sr davoir le pouvoir absolu est dexploiter la
culpabilit depuis la manipulation thologique du pch par le
christianisme jusqu Sharon, en passant par Franco et le stalinisme
prtendu rvolutionnaire.
Cela peut se faire selon deux modes. Premier type dopration morale :
on linculque, on linocule, on oblige lindividu retourner contre lui-mme
lagressivit que la socit loblige rprimer. Cest ce que lon nomme
mauvaise conscience . Par des moyens rpressifs, oppressifs, pour ainsi
dire pnitentiaires, tels que les reprsailles et le chtiment, terribles aidemmoire qui marquent au fer rouge lhumain, animal naturellement
oublieux, il sagit dobtenir que lindividu se dise : si je souffre, cest ma
faute, car je suis pcheur. Nietzsche joue sur le double sens du mot
allemand Schuld (faute, dette) : contraint par la socit, lindividu doit se
sentir coupable, responsable du mal, et donc redevable (schuldig) dune
expiation. Lautre option de la manipulation morale consiste changer la
direction du ressentiment en dplaant la rancune du faible envers ce qui
lui parat cause de ses souffrances, vers telle ou telle instance telle
passion, tel individu, tel groupe, ltat, la socit. Un des paradigmes de
cette stratgie du ressentiment est lantismitisme, dont Nietzsche a
parfaitement dcrit les ressorts. Saisissons cette occasion de dmolir un
lieu commun encore tenace sur le prtendu antismitisme de Nietzsche ou
de sa doctrine. Les antismites, tout comme les faibles mens et domins
par la morale, ne savent pas donner de but leur vie et finalement sont
la proie dun parti dont le but est manifeste jusqu limpudence : largent
juif. Dfinition de lantismite : envie, ressentiment, fureur impuissante
comme leitmotiv de linstinct . Lhomme moral, antismite ou non, est un
faible, le dcadent par excellence. Pour mieux comprendre lactualit du
propos anti-moral de Nietzsche, il suffit de remplacer le mot juif par
immigr , tranger , jeune de banlieue , voyou , etc., ou
encore allemand , et antismite par Franais dabord ,
prfrence nationale , ordre rpublicain , et la leon devient limpide.
En un mot, la morale se dfinit parle ressentiment de lidaliste, et
lidalisme dsigne ce que nous appellerions aujourdhui nos valeurs
nationales,occidentales, de droite, de gauche ou le service militant dune
cause, quelle quelle soit, ce qui oblige toujours mentir autrui et, plus
souvent encore, soi-mme. Cest pourquoi Nietzsche, contre toutes les
impostures et postures nobles ou propres de lidalisme moral, peut
dire que le service de la vrit est le plus rude des services , par quoi il
faut entendre la reconnaissance de la ralit telle quelle est. Cette vrit
de la ralit que nous voulons mconnatre, cest ce que Nietzsche
dsigne sous les termes de tragique, dnigme, dabme effrayant et
quivoque de laffrontement sans fin, sans aucune solution, des forces en
prsence en nous et hors de nous : La vie mme est essentiellement
appropriation, atteinte, conqute de ce qui est tranger et plus faible,
oppression, duret, imposition de ses formes propres, incorporation et,
tout le moins, dans les cas les plus temprs, exploitation (Par-del bien
et mal).
Lire le monde comme un texte
2. Considrations inactuelles
1873-1876)
Le combat pour la culture
(Unzeitgemsse
Betrachtungen,
Les quatre essais qui composent cet ouvrage sont marqus du sceau
contradictoire dun militantisme wagnrien acr et dune revendication
croissante dindpendance vis--vis de lpoque moderne. Le style en est
surtout pamphltaire, le but avou de Nietzsche tant dcorner la fausse
superbe de lpoque actuelle en lui opposant la valeur inactuelle du gnie,
incarn ici par Schopenhauer et par Wagner. Se trouvent tour tour
brocards le philistinisme et labsence de style des crivains modernes, la
strilit des tudes historiques, le conformisme et limpersonnalit des
individus dans leur rapport ltat, la confusion qui rgne en matire de
got artistique.
ces tares de lpoque moderne, Nietzsche oppose successivement
lidal dune culture accdant une vritable unit stylistique, un rapport
au pass soumis aux strictes exigences de lavenir, une authentique
indpendance desprit face la tutelle alinante de ltat attitude
quincarne Schopenhauer , laspiration un renouveau artistique orient
vers une renaissance de la culture allemande dont le hraut demeure
Wagner. Si la vhmence de la critique et la fascination pour Wagner
lestent encore la pense de Nietzsche, on peroit dj dans ces uvres de
circonstance quelques thmes centraux de la maturit, notamment la
figure de lesprit libre, la supriorit de lart et de la vie sur labstraction
thorique, ainsi quune conception du temps oriente vers lavenir.
Olivier Tinland
Linertie de la pense
Plus encore que dexcuses pour endormir sa conscience, lhomme
physiologiquement puis a besoin de narcotiques pour engourdir la vie,
synonyme de souffrance. Petites joies, distractions constantes, spiritueux :
tout est prtexte afin de se fuir. Nietzsche parle dauto-hypnotisation pour
caractriser cette volont active de se perdre, de soublier, dviter tout
prix lveil et la lucidit. Au-del des narcotiques proprement dits, il
dnonce les manires de penser et de sentir qui produisent un effet
narcotique (le Gai Savoir), comme dans le cas des vgtariens. Car la
plus grave forme de paresse est pour Nietzsche la paresse de lesprit,
linertie de la pense, qui affectionne les ides reues ou fixes. Il na pas
de mal montrer que le conformisme intellectuel est bien plus tendu
quon ne le croit dordinaire et que la libert de penser, limage de la
libert de la volont, est le plus souvent une illusion. Les ides du jour
sinsinuent ainsi en nous sans mme que nous nous en rendions compte :
ce sont bien nos ides, mais elles deviennent innes par une sorte de
suggestion hypnotique. Nous reprenons notre insu les opinions
rgnantes, vhicules par les journaux ou par la publicit, mais nous
sommes surtout dpendants des jugements de valeur dont nous avons
hrit, de sorte que notre pense est conditionne l o nous la croyons
libre, spontane. Les habitudes de pense se transmettent comme une
maladie hrditaire de gnration en gnration ; ce qui tait raisonnable
et personnel au dpart devient avec le temps machinal et absurde. Dans
les prtendus dbats dides, on observe de la sorte en permanence un
coupable relchement de la pense, qui suit pour ainsi dire des circuits
prfrentiels, prdtermins. Opinions publiques, paresses prives ,
rpte Nietzsche : lapparente libert de penser et de sexprimer recouvre
une grande docilit de lesprit...
Le journalisme, quil abhorre, est lillustration parfaite de cette inertie de
la pense, rduite des formules creuses et machinales. Nietzsche, pour
qui la grandeur dme rside avant tout dans la libert de lesprit, tablit
que cette reproduction rassurante du mme, cet enttement injustifi
manifestent le refus de penser par soi-mme. Il insiste ainsi sur le
soulagement quon prouve sen remettre entirement dautres
parents, professeurs, lois, prjugs de classe, opinion publique du souci
de penser librement, luxe que limmense majorit des hommes ne peut se
permettre. Do une critique prcoce du suffrage universel, qui sappuie
prcisment sur la croyance que chacun est en mesure de se faire une
opinion en toute indpendance : Nietzsche met en vidence lutilisation de
techniques de suggestion hypnotique qui expliquent lapathie gnrale
des citoyens qui indigne tant de nos jours ; on voit dans cette apathie une
menace pour la dmocratie, alors quelle en est une consquence directe.
Dans ce jeu de dupes quest le vote dmocratique, la ruse consiste donc
entretenir hypocritement lillusion de libert afin de mnager aux
comdiens de lidal le confort intellectuel requis pour dormir
tranquillement. Le fait que lon commence se fatiguer de ce jeu gratifiant
donne raison Nietzsche, qui estimait que la curiosit mousse et les
nerfs fatigus des derniers hommes les obligeraient recourir des
des leurs. Malgr son dgot pour lhomme moderne, dans toute son
uvre il sefforce de redonner lhomme confiance en soi et en lavenir,
lexhortant tre toujours plus ce quil est et vivre en beaut. Mais il est
craindre que les hommes daujourdhui, sils taient amens se
prononcer, rpondraient, comme la foule Zarathoustra : Fais de nous
ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain !
Yannis Constantinids enseigne la philosophie lUniversit de Reims.
Il a publi Nietzsche, une anthologie de textes comments (Prismes,
Hachette, 2001). Il travaille une traduction de lEssence de la religion, de
Ludwig Feuerbach (Classiques de la philosophie, Le Livre de Poche,
paratre en octobre 2003).
5. Le Gai Savoir (Die Frhliche Wissenschaft), 1882-1886)
La belle humeur dun aventurier de la connaissance
Dans cette uvre joyeuse, fourmillante dides novatrices et de rimes
rieuses, saffirme pleinement la personnalit dun Nietzsche matre de son
criture et de sa pense. La forme aphoristique y atteint la perfection,
soutenue par un perspectivisme pleinement assum, portant avec humour
et profondeur des interprtations plus risques que jamais. De nouveaux
thmes fondamentaux font leur apparition, tels lternel retour, la volont
de puissance, lamor fati, ou encore la figure de Zarathoustra. Plus quune
vritable unit thmatique, cest la profusion qui rgne, la sereine
surabondance cratrice dun penseur libr de ses nvroses juvniles, qui
dcoche ses flches pigrammatiques sur la surface irise des
perspectives mouvantes de la vie. La critique des ombres de Dieu
(vrit, morale) ne sy puise pas dans la ngativit, mais prside
laffirmation plus haute dune ralit dbarrasse de ses arrire-mondes
fantasmatiques. Ce nest plus la raison, mais laffect qui philosophe ici ; la
passion de la connaissance se mue en une gaya scienza, science
aventureuse de lesprit se risquant sur les mers infinies de
linterprtation. Face la dcadence de la modernit, toute doptimisme
mielleux et de romantisme rsign, Nietzsche profre un pessimisme de
la force , qui acquiesce jusqu la plus grande souffrance, jusquau
tragique de lexistence, afin dy puiser lnergie cratrice ncessaire la
conqute dune sagesse suprieure, lucide et enjoue.
Olivier Tinland
forme dune fiction. La ralit de leur coexistence est bien davantage celle
didentits croises, recoupes, voire indissociablement mles. cet tat
de fait inluctable, le nationalisme crisp sur le pass na rien opposer,
aucune promesse, aucune attente crdible. Il est par essence, crit
Nietzsche dans Humain, trop humain, un tat violent de sige et durgence
dcrt par une minorit, subi par la majorit, et il a besoin de ruse, de
violence et de mensonge pour se maintenir en crdit. Les intrts
auxquels il obit dynasties princires, classes du commerce et classes
sociales sont toujours obscurs. Cest pourquoi, ds 1878, la conclusion
de Nietzsche est sans appel : Il ne reste plus qu se proclamer sans
crainte bon Europen et travailler par ses actes la fusion des nations.
Mais quest-ce qutre un bon Europen ? Cest dabord avoir
conscience de lhritage de lEurope, non de lEurope gographique,
cette petite presqule de lAsie , mais de lensemble des peuples ou
des parties de peuple qui ont leur pass commun dans lhellnisme, la
latinit, le judasme et le christianisme. Cela ne veut pas dire sen glorifier,
le cultiver, le commmorer, voire le sacraliser, telle une valeur ternelle,
mais sen dprendre, se dfaire avec courage et lucidit de tout ce qui lie
aveuglment les Europens au systme de valeurs qui constitue le point
daboutissement de cette histoire : le christianisme systme que
Nietzsche sattache dtruire, comme hirarchie des instincts hostile la
vie, dans toute son uvre. Ce pass est complexe ; et la mmoire quon
en garde, un risque et un dfi pour la pense. En un sens, il est ce qui
rassemble, pour une bonne part, les Europens, y compris sous la forme
de leur division en une pluralit de nations dresses, au nom souvent de
ces mmes valeurs chrtiennes, les unes contre les autres.
ce compte, il appelle un travail danalyste et de gnalogiste, de
moraliste ou dimmoraliste et de psychologue. Les Europens doivent
savoir do viennent ces catgories de bien et de mal, de bon et de
mauvais, de juste et dinjuste, ou encore le mpris du corps, le
retournement de la vie contre elle-mme, le ressentiment contre le temps,
qui conditionnent leur existence. Mais rien ne serait plus contraire
lesprance que porte en elle lide de lunit de lEurope que la
reproduction ou la conservation lidentique de ce pass et le maintien de
ces catgories ce que connotent les expressions auxquelles trop
souvent, aujourdhui encore, on voudrait identifier lEurope : la
civilisation chrtienne , lOccident chrtien , etc. Comme lcrit
Nietzsche dans le Gai Savoir : Nous sommes, en un mot et ce sera ici
notre parole dhonneur ! , de bons Europens, les hritiers de lEurope,
hritiers riches et combls, mais hritiers aussi infiniment redevables de
plusieurs millnaires desprit europen, comme tels la fois issus du
christianisme et anti-chrtiens.
Les triomphateurs du temps
Lavenir de lEurope, donc, nappartient pas lexaltation autosatisfaite
de son identit passe, mais sa critique radicale. Les bons Europens,
crit Nietzsche dans Opinions et sentences mles, sont ceux quaffecte
quelque pass et qui simultanment prennent le chemin dune sant
nouvelle, sant de demain et daprs-demain : les triomphateurs du
Si Nietzsche conserve la tripartition grecque production-actioncontemplation, il en modifie la signification en changeant limage qui est le
symbole de leurs relations mutuelles. Il ne se rfre plus aux jeux
Olympiques, mais au thtre. La premire consquence de ce changement
dans limage de rfrence est la disparition du faire comme production
dobjets de consommation : ds le dbut de laphorisme, il nest question
que des hommes suprieurs , et cest daprs ce qui peut les intresser
que se rpartissent les diverses formes de lactivit. Quant lhomme
daction, il nest plus symbolis par lathlte mais par lacteur de thtre,
qui interprte une pice dont le contemplatif est lauteur. Ainsi le faire se
retrouve sous la forme suprieure de la cration comprise au sens de
cration potique. Mais, devenu crateur, le contemplatif disparat comme
spectateur et ne conserve la force contemplative que sous la forme du
regard rtrospectif sur son uvre dont dispose tout auteur, pour
autant quil est son premier spectateur comme son premier critique. La
triple distinction antique entre production, action et contemplation se
rduit donc au rapport simple de lauteur dramatique son acteur.
La faon dont le Gai Savoir dsarticule et recompose les relations,
hrites de lAntiquit, entre la science et la politique permet de
comprendre non seulement la gaiet, mais la joie profonde et la fiert de
Nietzsche lorsque le plus beau mois de janvier qu[il] ait jamais vcu
(Ecce homo) lui fait entrevoir le statut moderne de la connaissance
scientifique. Laphorisme 301 du Gai Savoir affirme que dsormais celui
quon appelle lhomme daction ne mrite pas proprement ce nom,
puisquil nest que lacteur qui se borne apprendre et rpter ce
pome de la vie dont le contemplatif est le vritable auteur. Nietzsche
suggre que les auteurs de lhistoire ne sont pas les hommes politiques et
les chefs de guerre, mais les hommes de science.
Il ne lentend pourtant quen contemplatif : le pome dont lhomme
de sciences est lauteur ne consiste pour lui quen une valuation
nouvelle de la vie, et il dcrit cette valuation, de faon aussi prolixe
quimprcise, comme tout ce monde ternellement croissant
destimations, colorations, peses, perspectives, chelles, assentiments et
dngations . On peut comprendre quil sagit de toutes les faons
dvaluer le monde et la vie, et lon admettra que les politiques tiennent
compte de la prodigieuse augmentation des connaissances scientifiques
intervenue depuis la Renaissance, et des modifications qui en ont rsult
dans la reprsentation du monde. Mais il sagit seulement de modifier la
faon de voir du politique, ce qui ne modifiera son action que par une
consquence indirecte. Nietzsche reste donc prisonnier dune vise
purement contemplative, contradictoire avec sa critique du dlire
contemplatif. Cette contradiction en engendre dautres dans la description
des relations de la science la morale.
La science contre la morale ?
Chansons du prince hors la loi est le titre du recueil de pomes inclus
dans le Gai Savoir, dont Nietzsche explique les intentions dans Ecce
homo : Les Chansons du prince hors la loi font trs explicitement
mmoire du concept provenal de la gaya scienza, de cette unit du
les arts spars, spcialiss les uns lcart des autres, ne sont que les
ruines dun art premier, lart de la tragdie grecque. Eschyle, Sophocle et
Euripide mettent en scne la vie des mortels et celle des dieux aux prises
avec les contradictions familiales, sociales, politiques, militaires. La vie
tout entire est reprsente dans ces spectacles ducatifs auxquels les
citoyens assistent pour le bonheur de la cit et son dification. Spectacle
indissociablement artistique, religieux, politique et moral, la tragdie
grecque semble avoir pour but et effectue rellement une
transformation de la vie de la cit, par la mise en jeu de tous les sens et
de toutes les dimensions de lhomme la fois.
Spectacle simultanment musical, potique, plastique, chorgraphique
et philosophique, la tragdie grecque a pour ambition dlever le peuple,
de lui faire conqurir, puis conserver, toute sa conscience politique,
religieuse, morale et citoyenne en gnral. Par la tragdie, on apprend
connatre son destin sans fard, on fait face la mort, on apprend
mesurer les consquences de ses actes et donc matriser ses instincts,
ses pulsions, on apprend aussi communiquer et se rconcilier entre
adversaires, on apprend la justice et ses difficiles conditions, on apprend
tre sens lorsque lirrationnel semble rgir lunivers, on apprend le sens
de la vie par lintermdiaire de la sensibilit et de lintellect, sans jamais
considrer aucune dimension artistique lcart dune autre. Bref, par la
tragdie, aucune dimension de la ralit et des facults humaines nest
jamais comprise lcart des autres. On apprend de la sorte tre un
homme, un homme total tout simplement, et non le fonctionnaire
spcialis dune activit particulire ou dun dpartement de ltre
considr abstraitement.
Lart tragique ducation la ralit par lintermdiaire dune mise en
scne de la mythologie est un art qui ne sautorise pas mentir sur le
sens des responsabilits humaines, bien au contraire. Par la tragdie, les
diffrences entre lart et la vie sestompent et nous inspirent une seule
grande mission pendant la courte dure de notre existence : ressembler
ce hros, faire de notre vie une uvre dart aussi belle et valeureuse que
celle qui a t digne dtre reprsente sur la scne et sous les yeux de
milliers de spectateurs. La vie peut donc envier dtre une uvre dart
quand celle-ci na pas pour but de nous la faire oublier, en consommateurs
passifs de spectacles divertissants, mais de nous y prparer, en lves
courageux et volontaires se pressant au-devant de spectacles terrifiants.
De cet enseignement lcole des Grecs, Nietzsche tire lide quil
nexiste pas de ralit du bien et du mal dont les effets subjectifs seraient
contenus dans les notions de faute et de culpabilit. De fait, la tragdie
grecque ignorait la notion de pch et prfrait sen remettre celles
derreur fatale, daveuglement ou dincapacit diriger son action vers
une cible correctement identifie. Do une suite de quiproquos,
dincomprhensions et de malentendus qui forment lessence de la
tragdie. Leffet tragique nat partir du moment o lillusion est reconnue
non comme le rsultat dune maladresse particulire ou dune
contingence, mais comme le propre de la condition humaine. La tragdie
exprime donc une thse sur lhomme qui na rien envier au doute
cartsien. Vivre dans un univers tragique, cest considrer lomniprsence
du malin gnie voqu par Descartes comme la fiction mthodologique
est leffet en suscitant en retour son amour, de sorte quil est le dtour
dun amour de soi insuffisant pour saffirmer lui-mme. Lapparent
dsintressement est en fait une tentative de sduction dautrui pour qui
ne parvient pas se plaire : Votre amour du prochain, cest votre
mauvais amour de vous-mmes (Ainsi parlait Zarathoustra). Tu
aimeras ton prochain comme toi-mme , entendez : de cette mme haine
que tu as pour toi.
Reste que Nietzsche et cest l son originalit ne se contente pas de
mettre en vidence lintrt que dissimule le dsintressement affich,
dautant que lide mme dun amour non goste est pour lui une
mystification de plus. Limportant est de procder l se situe le second
temps de la gnalogie une interrogation sur la valeur de cette valeur,
le critre tant la puissance davenir de celle-ci pour la vie. Il est alors clair
que, la vie tant, en son fond, volont de puissance, lamour de lhumanit
est un danger pour la vie.
Lanti-humanisme nietzschen
Individuellement, car vivre [], cest tre cruel , assassiner sans
relche ce qui est faible en les autres comme en soi (le Gai Savoir), de
sorte que le commandement damour est la ngation de la vie leve
au rang dimpratif, symptme dune fatigue et dune vie puise qui ne
peut plus saffirmer quen se reniant. Collectivement, car lapparente antislection ainsi promue est en fait une contre-slection : prcher lamour
de lhumanit, cest commander de maintenir tout ce qui est faible, sans
avenir, ceux qui souffrent de la vie comme dune maladie , et donc de
fracasser les forts , au prix de ce quil y a de conqurant etde
dominateur, cest--dire au prix de ce quil y a dauthentiquement vivant,
pour slectionner un sublime avorton , cet animal grgaire,
bienveillant, souffreteux et mdiocre : lEuropen daujourdhui (Par-del
bien et mal).
Tel est donc le fondement de lanti-humanisme nietzschen : lhomme
est la maladie de peau de la terre (Ainsi parlait Zarathoustra), un ferment
de dcadence et, sil venait prir, cette mort devrait tre assortie dun
enthousiaste tant
mieux (Fragments
posthumes). Nietzsche
misanthrope ? Pas mme, rpond-il, car la haine suppose de lamour, donc
honore et se mrite.
Seul reste le mpris. Pis, le plus grand danger est de passer du
mpris au dgot de lhomme , dtre soi-mme puis au spectacle de
cette fatigue dont lhumanit est le titre, car nous souffrons de
lhomme (la Gnalogie de la morale). Mais, attention, que lon ne se
mprenne pas ici. Car cest bien au nom de lhomme garant de lavenir
que la vritable maladie du prochain quest lamour de lhumanit est
rcuse : Je porte le destin de lhumanit sur les paules (Ecce homo).
Cest le souci de lavenir de lhomme (Par-del bien et mal) qui
commande lanti-humanisme et son grand amour pour le plus loign
qui fait dclarer Zarathoustra : Ne mnage point ton prochain !
Lhomme est quelque chose qui doit tre surmont.
Par-del soi-mme
est dabord son propre lointain. Il qualifie au fond un type dhomme qui
serait capable de vouloir surmonter sa trop-humanit : humain,
surhumain versus humain, trop humain (le Gai Savoir).
Ce type est ce quil convient de dresser contre la domestication qua
opre la civilisation pour aboutir ce qui nest en fait quun nonhomme , animal craintif, apitoy et pitoyable (Ecce homo). Cest donc de
culture quil sagit car lhomme est la plus belle pierre qui puisse tre
offerte un sculpteur, parce que la plus souple, pierre que lon a gche
en la dfigurant au lieu de linformer, de sorte quil faut se remettre
louvrage, pour enfin faonner lhomme en artistes (Par-del bien et
mal). Si le surhumain nest pas un nouvel idal de lhomme, sil doit donc
rester indtermin, certains de ses traits doivent cependant guider le
ciseau, quand bien mme ces traits ne peuvent faire portrait. Nen
dplaise aux brutes qui voudraient sen rclamer et qui lont fait et aux
bien-pensants qui aimeraient en tirer argument pour le condamner et qui
lont fait , Nietzsche nesquisse alors en rien la figure dune bte sauvage
avide de domination. Certes, le surhumain se dmarquera par sa force, de
sorte quil ne pourra que saccompagner dune croissance de ce quil y a
de plus terrible en lhomme et que la morale a toujours voulu touffer :
pas de surhumain sans inhumain.
La barbarie cultive
Mais le degr suprme de la force est de pouvoir tre victorieuse dellemme. Certes, le surhumain ne sembarrassera pas de sacrifier autrui la
puissance. Mais il traitera ainsi autrui comme lui-mme, car il sera le
premier sy sacrifier. Certes, il ne rpugnera pas dtruire. Mais parce
que la destruction est une condition de la cration, y compris lorsquil
sagit de lui. Antithse de lhomme amput, de l avorton que nous
nommons homme, cest--dire de la faiblesse civilise, le surhumain sera
la barbarie cultive, cest--dire la synthse dune richesse de forces et
dune prodigalit dinstincts assez grandes pour se dominer sans avoir
besoin de se rprimer. Cest pourquoi, lorsquil fait rfrence des figures
historiques comme des modles approchants qui ont clos fortuitement,
comme des augures de ce quil sagira de vouloir quand elles nont t
que dheureuses exceptions, Nietzsche ne fait pas appel ceux que
daucuns attendraient. Ce sont la plupart du temps des artistes qui sont
convoqus, en tant qutre un artiste vritable, cest prcisment savoir
informer ses pulsions sans les brider, faonner ses instincts sans les
extirper, la manire de Shakespeare qui sut tre la fois le plus grand
barbare et le plus grand pote, qui cra en Macbeth celui qui sait
soumettre sa crainte son ambition, en Hamlet celui qui transfigure le
tragique auquel il a le courage de faire face en bouffonnerie, et en Brutus
celui pour qui nul sacrifice nest trop grand ds lors quil sagit de
lindpendance de lme. Shakespeare, ou la barbarie faite classique. Et
lorsque Nietzsche cite Napolon comme synthse de linhumain et du
surhumain (la Gnalogie de la morale), cest en clbrant le frre
posthume de Dante et de Michel-Ange (Fragments posthumes) en celui
qui eut ce mot qui ne manqua pas de le ravir : Jaime le pouvoir [] en
Ma bibliographie
Lacclration des publications consacres Friedrich Nietzsche ces
dernires annes, signe dun net regain dintrt des philosophes franais
pour le penseur allemand, rend ncessaire de poser quelques jalons afin
de permettre de sinitier au mieux la comprhension dune uvre aussi
sduisante que droutante. En premier lieu, sagissant dun philosophe
pour qui lexercice de la pense nest pas sparable dune pratique vcue,
il peut sembler opportun de sintresser la vie de Nietzsche. La plus
mouvante vocation de celle-ci se trouve sans nul doute dans le petit
ouvrage de Stefan Zweig Nietzsche (la Bibliothque cosmopolite, Stock,
rdition 1996). complter par la lecture du beau livre dune clbre
contemporaine de Nietzsche, Lou Andreas-Salom, Friedrich Nietzsche
travers ses uvres (les Cahiers rouges, Grasset, 2000). Ceux qui
souhaitent avoir accs une vision densemble plus prcise et complte
pourront se reporter la petite biographie de Mazzino Montinari, Friedrich
Nietzsche (Philosophies, PUF, 2001). Enfin, les plus gourmands trouveront
ample satisfaction dans ce qui constitue dsormais la biographie de
rfrence de Nietzsche : Curt Paul Janz, Nietzsche, biographie (3 volumes,
Gallimard, 1984).
Par o commencer quand on veut lire Nietzsche ? Le lecteur non
spcialiste dispose prsent dune anthologie de textes dexcellente
facture, complte par un commentaire discret et pertinent des extraits
prsents : Yannis Constantinids, Nietzsche (Prismes, Hachette, 2001).
Luvre la plus synthtique de Nietzsche est sans doute Crpuscule des
idoles ; on en trouve une trs bonne dition pdagogique, traduite et
commente par ric Blondel (Classiques de la philosophie, Hatier, 2002).
Par ailleurs, Patrick Wotling propose dexcellentes traductions richement
annotes de trois ouvrages majeurs de Nietzsche : le Gai Savoir (GF,
rdition 2000), Par-del bien et mal (GF, 2000) et lments pour la
Gnalogie de la morale (LGF, 2000). Sagissant dAinsi parlait
Zarathoustra, on se reportera avec bonheur la belle traduction de
Georges-Arthur Goldschmidt (LGF, 1972). Les uvres philosophiques
compltes (comprenant lintgralit des Fragments posthumes) sont
accessibles en traduction franaise chez Gallimard (1967-1997) ; la
collection Folio Essais en fournit une version de poche (sans les
Fragments posthumes). De plus, Nietzsche fait son entre dans la
Bibliothque de la Pliade , o le premier tome de ses uvres (qui
regroupe des textes de jeunesse, la Naissance de la tragdie et les quatre
Considrations inactuelles) a dj t publi (Gallimard, 2000) sous la
direction de Marc de Launay.
Nietzsche a galement beaucoup crit de lettres, qui constituent un
complment prcieux lintelligence de son uvre ; les deux premiers
tomes de sa Correspondance (1850-1874) sont publis chez Gallimard
(1986). Une dition fort utile de ses Dernires Lettres est en outre parue
MON NIETZSCHE
Par Christian Doumet
Quelle dose
supporter ?
de
vrit
pouvons-nous
sain au plus maladif, de linnocent au criminel, sil est vrai quun certain
apptit de vrit tue la vie. On peut suivre ce parcours en allant de loubli,
forme saine et normale de relation la vrit, jusquau mensonge, forme
malsaine, en passant par lillusion, forme quivoque. Au point de dpart de
lenqute, il y a une conception raliste, exempte didalisme, de la vie
saine : chacun sattache son propre bien et recherche ce qui est bon
pour lui. Il est mauvais de trop ruminer, de remcher des maux passs, il
faut savoir dpasser le pass pour avancer et pour dbloquer les
situations. Peu importe alors la vrit ! Une bienfaisante facult
dignorance et doubli accorde aux hommes une part de ce dlestage utile,
qui permet de vivre travers des preuves dont la pense trop insistante
dmoraliserait. Loubli est une force, un atout, dont lhomme na dailleurs
pas t gnreusement dot, puisque, seul parmi les vivants, il est livr au
souvenir et lapprhension de lavenir : il reste sans cesse accroch au
pass. Quoi quil fasse, quil sen aille courir au loin, quil hte le pas,
toujours la chane court avec lui (deuxime Considration inactuelle).
Lhomme est condamn la mmoire, qui appelle des remdes. Ceux-ci
sont les formes que peut prendre la facult doubli, correspondant en
ngatif aux formes du sens historique de la mmoire dont elle est
complmentaire. Le sens historique, en tant que mmoire utilise par la
vie, et en faveur de ses intrts, conomise le temps, lorganise, le
slectionne. Il prend le droit de garder le bon ct du pass, pour mieux
vivre. Toutes ses formes, que Nietzsche distingue et compare, vont dans le
sens dune poursuite des tches de la vie, que ce soit la forme antiquaire,
la forme monumentale ou la forme critique. Sous sa forme antiquaire, la
vie donne une valeur tout le pass, aux traditions, aux restes les plus
infimes et aux archives ; ainsi de celui qui mne sans cesse une enqute
gnalogique sur ses racines et les idalise en bloc. Ce respect
inconditionnel est un remde, il donne confiance en soi, il trace des rails
vers lavenir, il simplifie la question de savoir ce qui est bon, ce qui est
mauvais. Toute remise en cause du pass est carte au profit de la ligne
droite, on btonne lavenir. Les traditionalistes actuels en savent quelque
chose. Le traditionalisme, ou conservatisme, est une forme fonctionnelle
de loubli : on oublie le prsent, on ne garde que le pass sous ses formes
prennes, on ne voit de lavenir que la projection linfini de ce qui fut
toujours. Cette vie-l, quelle soit choix priv ou forme de civilisation,
profite de la facult doubli pour tourner le dos toute vrit inconfortable
qui lui gcherait la joie de vivre en ligne droite. Le sens historique a
galement une forme monumentale ; il ne conserve du pass que ses
sommets, ses cimes, oubliant tout le reste, mprisant ce qui tire vers le
bas et la moyenne. Le sens monumental ne vit pas dans le pass mais
dans lexceptionnel, avec lequel il entretient une relation de familiarit afin
de compenser le faible intrt pris au prsent, mdiocre et dcevant.
Auteurs et acteurs
Nietzsche pense certainement la fois Schopenhauer et lui-mme,
en dveloppant lexamen de ce sens idalisant, qui permet de traverser la
bassesse des temps sans en souffrir. Cest lapanage des crateurs, des
artistes et des penseurs, qui ne sont de plain-pied quavec ce qui constitue
tre tout ce qui est et qui en mme temps traverse ce-qui-est et lappelle
se dpasser afin de reprendre contact, autrement, avec ltre et le
possible. Jen ai dduit une thique de ltre, dveloppe dans mes
derniers livres, qui inclut lide de surhomme sans ses modles pleins
denflure dont on sait le ridicule : quand des narcisses nervs se
prennent pour des surhommes et repeignent leur nvrose aux couleurs de
l airain , alors que le surhomme nest quun certain rapport ltre o
lhumain tente de sortir de ce quil est afin de reprendre contact,
autrement, avec ltre comme potentiel de possibles charg dhistoire et
de mmoire. Cest ce que je dveloppe dans mon tout dernier Nom de
Dieu .
Daniel Sibony est psychanalyste.
Dernier ouvrage paru : Nom de Dieu - Par-del les trois monothismes (la
Couleur des ides, Seuil, 2002).
Par Globensky
Deviens ce que tu es
Ainsi parlait Zarathoustra ( lOffrande du miel )
La formule Deviens ce que tu es semble a priori paradoxale :
comment inviter devenir ce que lon est dj sans friser lescroquerie
existentielle ? Ce que je suis, puis-je envisager de le devenir ? Peut-on
dsirer lavnement dun prsent dj effectif ? Dans le futur, ltre en
acte peut-il faire lobjet dun vouloir autre que sa pure et simple
rptition ? Et puis : peut-on devenir autre chose que ce que lon est ? Ce
devenir, quelle relation entretiendrait-il avec ce que jaurais t ? Une
cascade de questions surgit ds lexamen de cette formule que lon doit
Pindare et laquelle Nietzsche a donn son extrme popularit au point
quon la retrouve rcemment dans une publicit...
Son apparente clart ouvre sur des abmes. Car tre, pour un Grec,
quest-ce que cela signifie ? Dous pour lontologie quon se souvienne
de la gymnastique platonicienne du Parmnide ! , les contemporains de
Pindare nentendent pas du tout la mme chose sur ce sujet quun
postmoderne, qui plus est sil possde son Descartes sur le bout des
doigts. Car, en ces temps de Zeus, ltre ne va pas de soi comme modalit
de lindividu spar. Il suppose une cosmogonie que dfinit une saisie
panthiste et strictement paenne du rel. tre, cest donc tre quoi, ou
qui ? Rpondre la premire question rsout galement la seconde. Avant
la pirouette du Crucifi qui annonce : Je suis celui qui est , le Grec
nonce : Je suis le vouloir du destin. Le monde obit une loi qui le fait
tre ce quil est. Lindividu subit la mme logique. En face du vouloir
suprme qui veut le rel dans sa totalit et ce qui le constitue dans le
dtail, quelle place pour la libert, le libre-arbitre, la dtermination
souveraine dun individu ?
Ce que lon est se rduit donc un fragment virtuellement dtach par la
conscience dun grand tout, quoi pourtant il se confond intimement. Tel
lolivier, ltoile Absinthe, sur le mme principe que le courant qui travaille
leau des criques mditerranennes, pareil au milan qui plane sur
lAcropole ou lhliotrope tourn vers la lumire, lindividu obit : il obit
la loi du monde, du cosmos, lincomprhensible mcanique de
lunivers. De sorte que la dcision volontaire relve de la fiction... On est,
certes, mais ce quune force suprieure nous nous fait tre : voulu et non
voulant, m et non moteur, objet et non sujet. En ces temps bnis, cette
force ne sappelle pas encore Jhovah, Dieu ou Allah. Elle est une
puissance cosmogonique de physicien et non un ftiche de prtre travesti
en Pre fouettard.
La phrase de Pindare fonde une ontologie tragique, puisque, soumis
une force aveugle, nous ne sommes que le produit de cette soumission
un fragment rgi par le tout qui le dtermine. Nietzsche reprend telle
quelle cette option grecque et lui donne sa formule moderne : cette force
conomise son nom judo-chrtien et redevient paenne en sappelant
Toi qui as tant souffert de tes amours humaines car tu ne taimais pas
toi-mme , nas-tu pas trouv dans ton amour pour Dionysos le seul
instant o, laimant, tu pouvais taimer ?
Que veut dire ici saimer, sinon lenvers de lamour narcissique, lenvers
du prcepte vanglique Tu aimeras ton prochain comme toi-mme ?
Toi qui savais que lhomme ne saime pas vritablement sinon dans
lgosme , comment aurais-tu pu souhaiter ton prochain dtre aim de
toi comme tu taimais toi-mme ?
En revanche, il ta t donn de savoir que cest en aimant cette
prochaine quest la musique de Dionysos quil ttait possible, parfois,
dtre toi-mme ce prochain aimable que tu pouvais alors assumer, te
dpouillant de la violence requise par la vie quotidienne pour taffirmer.
Lorsque je pense toi comme celui qui toute sa vie a parl de la danse
sans danser et qui, au jour fatal du rendez-vous avec la folie, a
dfinitivement cess de parler pour devenir Dionysos dansant, je me pose
cette question : quet-il fallu, puisque pour toi la musique tait femme,
pour que la vie toffre cette possibilit divine que Dionysos connut avec
Ariane de donner corps ton corps en le laissant et danser et parler avec
la femme que tu aimais ? Un jour tu rencontras, en effet, une femme qui
tvoqua Zarathoustra, le seul homme avoir ri le jour mme o il naquit.
Elle sappelait Lou von Salom et tu reconnus en elle une me sur car
son rire tait un acte . En reconnaissant dans son visage illumin par le
rire la manifestation mme du corps humain mtamorphos par la danse,
tu reconnus lexistence de la puissante vision dont tu nous fis don dans ta
Naissance de la tragdie partir de lesprit de la musique. Vision dune
rconciliation entre ltre et lapparatre, entre la chose en soi et le
phnomne, qui cessaient dtre dissocis aussitt que le corps en
dansant, ou le visage en souriant, rendait visible la musique qui les
habitait. La musique, disais-tu, nous oblige voir plus compltement et
plus fond toute chose [] et montre notre regard spiritualis, capable
de saisir la vrit intrieure des choses, le monde de la scne non
seulement infiniment largi mais intrieurement illumin .
De la mme faon quAriane tait capable, en dansant, de donner corps
la musique de son amant Dionysos, Lou, en te souriant, tinitia cette
rconciliation par laquelle le vertige dionysiaque qui tait en toi pouvait
tre soustrait, un instant, son pouvoir de tanantir. Lapparition de son
sourire, en dtenant le pouvoir de donner forme linforme, donnait ton
regard spiritualis la capacit apollinienne de trouver dans limage de Lou
lambassadrice de linfini dans le fini.
Lme sur, en dansant, en souriant, te donna voir ton me comme si,
exile de sa patrie originaire, elle pouvait, un temps, tre arrache son
exil. Mais en dansant, cette me sur que ce ft celle de Lou, dAriane
ou de Zarathoustra ntait ni femelle ni mle ; elle tait androgyne, et
cela ne te permit pas de la prendre dans tes bras.
dfaut de prendre le corps de Lou, tu pris ses mots et les mis en
musique aprs quelle teut adress cette Prire la vie : Comme
lami aime lami, / O Vie nigmatique, ainsi je taime ! / Que je jubile en toi
ou que je pleure / Que tu me dispenses joie ou peine, / Je taime avec ton
heur et ton malheur ! / Et si tu dois manantir, / Je marracherai de toi
avec douleur, / Comme lami des bras de lami ! / De toute ma force, je
DONNER VOIR
Par Isabel Violent
Regarde ce que tu es
De lesthtique fragmente de Nietzsche, on ne tirera gure de critre
qui distingue le beau du laid : seul lart est honnte, dont lillusion
ncessaire assigne lartiste comme au spectateur de simples formes, et
nulle connaissance. Ainsi, la seule vie possible est dans lart : dans ces
formes, figures, stylises, danses, o est cr un moment dun itinraire
humain, clat lumineux comme une rvlation, et apparition de ce que
nous sommes confusment face luvre dart, cest sa propre folie
que chacun imagine, son devenir quil voit, et sa mort quil dvisage.
ANTOON VAN DYCK, Portrait questre dAntonio Giulio Brignole Sale (vers
1621 ; Palazzo Rosso, Gnes ; huile sur toile, 288 x 201 cm).
Ce noble jeune homme cheval, Nietzsche le contempla lors dun de ses
sjours Gnes, en 1877, et en fut mu : Le vendredi vers midi, par un
temps gris et pluvieux, je me ressaisis et me rendis la galerie du Palazzo
Brignole ; et, de manire tonnante, ce fut la vue de ces portraits de
famille qui me remit entirement sur pied et me rendit mon enthousiasme
; un Brignole cheval, et dans lil du puissant destrier, tout lorgueil de
cette famille, voil ce quil fallait mon humanit dprime. Ce nest pas
le mlancolique seigneur, qui se destina bientt la vie pieuse et retire
dune humilit monacale, qui frappe le philosophe errant. Ce nest pas le
portraitur qui lintresse. Ce nest pas un homme quil cherche. Ce nest
pas dans lhomme quil se trouve. Lhumanit, lorgueil de cette
famille , lui apparat dans lclat noir du regard de lanimal ; son me
dprime se mire dans la bte. On sait ce que fut pour Nietzsche un
cheval bien moins aristocratique, sur une place de Turin, quelques annes
plus tard ce canasson quil enlaa, perdu damour, avant de scrouler,
foudroy.
Isabelle Violente
MAURICE BEJART, Messe pour le temps prsent (crmonie en neuf pisodes ;
ballet cr en aot 1967 au Festival dAvignon, repris la mme anne au
Thtre national populaire, Paris).
Je suis lumire, ah ! que ne suis-je nuit ! Mais ceci est ma solitude
dtre ceint de lumire. Ainsi par le Zarathoustra, figur dans Messe
pour le temps prsent par un rcitant perch sur un chafaudage. Dans
linsolite liturgie danse de Bjart, les corps des clbrants sont tour tour
plongs dans lobscurit ou clairs en pleins feux, illustrant les mots de
Nietzsche avec conomie gestuelle et puret des lignes formelles. La
dcouvrent que la mort existe mme dans la sereine Arcadie. Dans cette
deuxime version, leffroi cde la place une acceptation sereine : celle
que Nietzsche dcouvre un soir de 1879, en Engadine.
Paolo dIorio
GIOVANNI CRUPI, Thtre grec, Taormina (vers 1880 ; photographie
lalbumine).
Contemporain de la Naissance de la tragdie, un photographe fait poser
un adolescent aux boucles grecques sur la scne demi dtruite du
thtre de Taormina. Presque invisible, bien que centr, lenfant sloigne.
Pour quelle archive, pour quelle mmoire faire traverser ces ruines par une
silhouette fragile ? Pourquoi ajouter ce qui fuit promenade, adolescence,
prsence photographique ce qui reste ? La photographie pousserait
alors plus loin encore le projet apollinien de la peinture acadmique,
produire lapparence dune apparence partir de la perte et de la
douleur. Face au silence de ce thtre perdu, elle proposerait une image
de la disparition de lapparence mme. Dcidment, il y a l une
dmonstration trop vidente de cette fugacit, une tragi-comdie de la
contingence presque ridicule. Le photographe fait se promener un faux
adolescent grec, englouti par ce thtre trop grand pour lui. La prsence
humaine choue faire revivre le lieu, lenfant devient dcoratif, lenvie
de faire tableau trop visible. Or, prison vivante des morts, ce nest
pas par la peinture que la photographie touche lart, cest par le
thtre , crira Roland Barthes. Cest prcisment ce qui ne se produit
pas ici. Quand le spectre nostalgique est pass demeure ce mur de scne
encore imposant, en contre-plonge, victoire du thtre sur la
photographie, sur la mise en scne du photographe lui-mme.
Guillaume Soulez
ANDY WARHOL, Superman (1960 ; collection Gunther Sachs ; casine et
crayons de couleur sur toile prpare, 170 x 133 cm).
Selon Gramsci, derrire les nombreux singes de Zarathoustra qui
naissaient autour de lui il fallait chercher plutt le Comte de Monte-Cristo
de Dumas que Nietzsche lui-mme. Le superman dAndy Warhol invite
penser de mme. Dun ct, une figure mythique qui, comme les romansfeuilletons, rpond aux besoins de sublimation des masses ; de lautre
ct, un personnage pour tout le monde et pour personne, qui joue la
parodie du hros mythique pour sduire les happy few. La diffrence entre
superman et surhomme tient dans la double nature de Clark Kent,
employ modle et hros en mme temps. Dailleurs, le hros est toujours
un employ modle de la masse, qui incarne, au plus haut niveau, ses
valeurs. Il est beau, humble, bon et serviable, il consacre sa vie la lutte
contre les forces du mal, il aide la police. Le surhomme de Nietzsche, au
contraire, est une tension vers la cration de valeurs nouvelles et dune
nouvelle structure pulsionnelle de lhumain. Loin dtre un concentr de
toutes les bonnes valeurs de lhumanit actuelle, ou leur ngation, il se
construit dans la distance, dans la recherche de nouvelles possibilits de
vie, plus individuelles. Pas besoin de senvoler ou dteindre des
REGARD
Par Marcel Conche
Le philosophe lyrique
La philosophie lyrique de Nietzsche ne sadresse pas la raison. Aussi
son influence ne se voit-elle gure chez les philosophes stricto sensu, mais
plutt chez des crivains et des artistes. Supprimez Descartes, vous
supprimez lidalisme moderne ; supprimez Marx, vous supprimez Les dix
jours qui branlrent le monde. Mais supprimez Nietzsche : la physionomie
philosophique du XXe sicle nen est gure change. Bergson le cite deux
fois : lune pour dire que sparer les hommes en esclaves et matres est
une erreur ; lautre pour marquer sa prfrence pour le vitalisme de
Jean-Marie Guyau. Husserl ne le cite pas. Heidegger lui a consacr des
cours, mais tout fait affreux et bavards , dit Hannah Arendt
sadressant, il est vrai, Jaspers. Nietzsche est le philosophe qui abonde le
plus en de ces aperus qui saisissent lesprit : souvent, ses aphorismes
sont illuminants comme des flashes. Mais il na pas laiss aprs lui un
courant ou un mouvement bien dfinis, une cole.
Des philosophes que je connais, certains sont, ou ont t,
phnomnologues ou heideggriens, dautres spinoziens, nokantiens,
marxiens, weiliens (disciples dEric Weil), sartriens : de nietzschens,
point ! Pourquoi cela ? Cest dabord que lensemble des concepts
nietzschens nexiste pas comme systme, de sorte quil est difficile de
dire ce que signifie au juste tre nietzschen ; ensuite, ces concepts ne
sont pas des matres concepts. Le cogito de Descartes, limpratif
catgorique de Kant, lAufhebung de Hegel, la dure bergsonienne, le
Dasein de Heidegger sont des matres concepts, points de dpart
danalyses infinies ou socles de cathdrales dides. Mais les concepts
nietzschens ne sont pas fondateurs : ils sont forgs, problmatiques,
douteux. La volont de puissance : une mtaphore ; lternel retour : une
vieille ide grecque, dont il fait un mythe ; le surhomme : le surchrtien
(mais lhomme a-t-il jamais t chrtien ?) le rsultat tant non une
philosophie que lon discute, mais une sorte de philosophie-fiction.
Nietzsche est un semeur, un oseur , dirions-nous, un veilleur, un
incitateur. Il jette les ides comme des tentations. Et comment rsister
toujours aux tentations ? Bien des ides de Nietzsche, qui ne sont pas des
matres concepts, sont des ferments, et ces ides-ferments se retrouvent
parfois chez des philosophes, mais surtout chez des crivains ou des
artistes : le nihilisme passif ou actif , le bonheur comme ersatz du sacr,
le progrs comme ide moderne, cest--dire fausse , le socialisme
comme avatar du christianisme, la philosophie, la morale comme art
dinterprtation , la rsolution de la ralit dans lapparence, la sagesse
tragique-dionysiaque, le monde comme jeu, la participation de lindividu
au jeu du monde et lamor fati. Influence donc, mais qui agit plutt de
biais que de front, et quil est difficile de cerner.
Quen est-il aujourdhui ? Ce quoi Nietzsche en appelle, dit Eugen Fink,
cest, aprs lextnuation de la tradition, une conversion radicale . Or
lpoque prsente, aprs lchec des idologies et des utopies de la raison,
est bien lpoque des conversions tous azimuts : multiples sectes, attrait
du bouddhisme, etc. Un point commun : ce sont des conversions au
bonheur, mais euphorique, non tragique. cela, Nietzsche oppose une
autre conversion, qui ne suppose rien de moins quune rvaluation et un
renversement de notre rapport aux Grecs : afin que les Grecs ne soient
pas simplement notre pass, mais soient notre avenir en quoi Nietzsche
anticipe la vision de Heidegger.
Pourquoi les Grecs ? Cest que les Grecs sont ceux qui ont le plus aim la
vie, au point de navoir pas eu besoin quelle ait un sens. Erwin Rohde,
lami de Nietzsche, qui tait un fervent apologiste de lhellnisme, disait
quil ignorait tout dun sens de la vie . Abolir cette notion, que
supposent toutes les conceptions dont lhomme moderne vit
christianisme, rationalisme, progressisme, positivisme, morale du devoir,
dmocratie, socialisme , tel est le rle du mythe du retour ternel de
toute chose. Alors la volont de puissance nest plus seulement volont de
toujours plus de puissance, ce qui nest quun comparatif : elle atteint au
superlatif par le oui absolu la vie sans plus, dlivre de toute finalit, de
la servitude des fins . Au XIXe sicle, Heinrich Heine, Louis-Auguste
Blanqui, Gustave Le Bon ont parl, avant Nietzsche, du retour ternel.
Ainsi Blanqui, en 1871 : Ce que jcris en ce moment dans un cachot du
fort du Taureau, je lai crit et je lcrirai pendant lternit, sur une table,
avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes
semblables. propos des pythagoriciens, des stociens, Nietzsche a
parl du retour ternel avec Erwin Rohde ou Franz Overbeck sans lui
accorder, alors, un intrt particulier. Quelques annes plus tard, en 1882
et 1884, cela devient un terrible secret , dont il parle dune voix
prodigieusement sourde , dit Overbeck. Que sest-il pass ? Simplement
que ce qui ntait quune thorie fumeuse sest transform en mythe
destin se substituer aux mythes, religieux ou non,qui laissent
lhomme quelque espoir dune vie meilleure ou de pouvoir changer la
vie . Que lindividu ne puisse que revivre ternellement sa propre vie,
sans changement aucun, sans amlioration daucune sorte et sans jamais
pouvoir chapper ce fatum, voil ce dont il faut persuader les hommes
et qui doit tre lobjet des prches de lavenir : car cest l le moyen de
sparer les deux sortes dhommes, les forts et les faibles, ceux qui disent
oui de ceux qui disent non.
Nietzsche ne croit pas au retour ternel comme thorie physique. Il
critique tous les concepts qui interviennent dans la formulation de
lhypothse : le concept de vrit, le concept de connaissance, les
catgories pistmologiques telles que la causalit, les concepts
mtaphysiques, telles les notions de tout, de monde, les concepts
scientifiques, tel celui de force, les concepts logiques, y compris la notion
de non-contradiction. Ne reste que le mythe, lequel ne vaut que par son
effet, sa capacit paralysante ou exaltante. Ici se rvle le pragmatisme
de Nietzsche, et par l mme son scepticisme lgard de la philosophie.
Mais ce scepticisme est aussi et dabord scepticisme lgard de luimme. Par sa pratique sceptique, Nietzsche en dit plus long quaucun
philosophe depuis Montaigne sur la nature de la philosophie. La pense du
philosophe nest pas une pense du soir, comme le voulait Hegel, mais
une pens matinale. Pour Nietzsche comme pour Montaigne, cest toujours
le matin de la pense. Cela signifie quil faut toujours regarder les choses
comme pour la premire fois. Le philosophe de lavenir, maintenant que
lpoque des systmes est derrire nous, sera, je crois, lexemple de
Montaigne et de Nietzsche, un continuel essayeur, faisant retour sans
cesse aux plus initiales vidences, refusant toute accumulation de savoir
qui mnerait au systme et larrt de la pense. Si la philosophie est une
tentative toujours recommence, elle est en elle-mme skpsis (examen,
rflexion, questionnement), recherche infinie sous lide de vrit car
cest au nom de la vrit que Nietzsche critique le concept de vrit. Qui,
au XXe sicle, fut le plus fidle la leon de Nietzsche ? Avec Hannah
Arendt, je dirai : Heidegger. Elle le compare Pnlope ; ce qui a t fil le
jour se dfait la nuit pour pouvoir tre recommenc le jour suivant :
Chacun des crits de Heidegger se lit, dit-elle, comme sil recommenait
tout. Cest ce que Heidegger appelle labsence dgard avec laquelle
recommence chaque fois le penser , et il dit cela propos de Nietzsche.
Mais qu cet gard il soit fidle la leon de Nietzsche ne fait pas de lui
un philosophe lyrique. Pour cela lui fait dfaut ce qui est, en dfinitive, le
plus remarquable chez Nietzsche : le style non quon puisse lgaler
Pascal, mais presque.
Marcel Conche est professeur mrite la Sorbonne
Dernier ouvrage paru : Prsence de la nature (PUF, 2001).