René Guénon Sur Le Tarot

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René

Guénon, Comptes Rendus de Livres sur le Tarot



Publiés dans les Études Traditionnelles

Juin 1948

· Gérard van Rijnberk. – Le Tarot. Histoire, iconographie,


ésotérisme.

Paul Derain, Lyon.

Ce gros volume est le résultat de longues et patientes recherches sur


tout ce qui touche de près ou de loin au Tarot ; il convient, avant tout,
de louer l’auteur de la conscience et de l’impartialité qu’il y a
apportées, et du soin qu’il a eu, contrairement à ce qui arrive le plus
souvent, de ne pas se laisser influencer par les assertions sans
fondement des occultistes et par les multiples fables qu’ils ont
répandues sur ce sujet.

Dans la première partie, il a rassemblé tout ce qu’il est possible de


trouver dans les livres et dans les documents d’archives sur l’origine
du Tarot et des cartes à jouer et sur l’époque de leur apparition dans
les différents pays d’Europe, et il faut bien le dire, il n’a pu arriver à
aucune conclusion certaine ; il a en quelque sorte déblayé le terrain
en faisant justice de certaines fantaisies, mais, en somme, l’énigme
reste entière, et, comme il semble peu probable que des documents
importants à cet égard lui aient échappé, il n’y a vraisemblablement
que bien peu d’espoir de la résoudre jamais, du moins sur le terrain
purement historique. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que les cartes
e
à jouer ont été connues vers la fin du XIII siècle, surtout dans les
pays méditerranéens, et que le mot « Tarot », dont l’étymologie est
d’ailleurs impossible à découvrir, n’a commencé à être employé qu’au
e
XV siècle, quoique la chose elle- même soit sûrement plus ancienne.
L’hypothèse d’une origine orientale, sur laquelle certains ont tant
insisté, n’est nullement prouvée ; et nous ajouterons qu’en tout cas,
même s’il était vrai que les Arabes aient joué ici un rôle de «
transmetteurs », il n’en serait pas moins inconcevable, pour plus
d’une raison, que les cartes aient pris naissance dans un milieu
islamique, de sorte que la difficulté serait simplement reculée. À ce
propos, nous ne comprenons pas pourquoi on cherche tant
d’explications plus ou moins étranges au mot arabe nâib, qui est
parfaitement bien connu et ne signifie pas autre chose que «
remplaçant », « substitut » ou « député » ; quelles qu’aient pu être les
raisons qui l’ont fait adopter pour désigner les cartes, il n’a
absolument rien de commun avec nabî, et il n’est pas davantage
dérivé d’une racine « indiquant une action magique ou divinatoire ».
Signalons aussi, pendant que nous en sommes aux remarques de cet
ordre, que le nom arabe des « jeux de hasard » n’est pas qamar, «
lune », mais qimâr, et que pagad n’est certainement pas un mot arabe
mais que, en hébreu, bagôd signifie « trompeur », ce qui peut
s’appliquer assez bien à un bateleur. D’autre part, l’introduction des
cartes par les Bohémiens n’est pas plus sûre que tout le reste, et il
semblerait même que ce soit au contraire en Europe qu’ils en ont
appris l’usage ; d’ailleurs, contrairement aux assertions de Vaillant, le
Tarot était connu en Europe occidentale avant que les Bohémiens y
pénètrent ; et c’est ainsi que toutes les « légendes » occultistes
s’évanouissent dès qu’on veut les soumettre à un examen sérieux !

Dans la seconde partie, l’auteur examine tout ce qui, dans les écrits et
les œuvres d’art de l’antiquité classique et du moyen âge, lui paraît
présenter quelque rapport avec les idées exprimées par le
symbolisme des arcanes du Tarot : certaines similitudes sont assez
nettes, mais il en est d’autres qui sont plutôt vagues ou lointaines. Il
va de soi, d’ailleurs, que ces rapprochements ne sont en tout cas que
très fragmentaires et ne portent que sur certains points particuliers ;
de plus, il ne faut pas oublier que l’usage des mêmes symboles ne
constitue jamais la preuve d’une filiation historique. Nous avouons ne
pas très bien comprendre pourquoi, au sujet de ces rapprochements
et des idées auxquelles ils se rapportent, M. van Rijnberk parle d’«
exotérisme du Tarot », ni ce qu’il entend exactement par là et quelle
différence il y voit avec ce qu’il désigne au contraire comme son «
ésotérisme ».

La troisième partie, en effet, qu’il donne comme « le résultat de


méditations et d’inspirations personnelles », et à laquelle il attribue
un caractère « ésotérique », ne contient en réalité rien qui soit d’un
ordre plus profond que ce qui précède, et, disons-le franchement,
cette partie n’est certes pas la meilleure du livre. En tête des
considérations se rapportant à chacun des arcanes majeurs, il a placé
une sorte de devise formée de deux mots latins, qui a sans doute la
prétention d’en résumer plus ou moins le sens général ; et ce qui est
assez amusant, c’est qu’il s’est visiblement efforcé de trouver, dans
autant de cas qu’il l’a pu, des mots ayant pour initiales les deux
lettres S. I. ! Mais n’insistons pas davantage sur cette fantaisie sans
conséquence ; signalons plutôt l’étendue de la bibliographie et
l’intérêt des reproductions de documents anciens contenues dans les
planches qui terminent l’ouvrage, et ajoutons que celui-ci, malgré son
érudition, n’a rien d’ennuyeux et se lit même fort agréablement.

· Jean Chaboseau. – Le Tarot. Essai d’interprétation selon les


principes de l’hermétisme.

Éditions Niclaus, Paris.

Cet autre livre sur le Tarot est écrit à un tout autre point de vue que
le précédent, et, quoique beaucoup moins volumineux, il a
apparemment de plus grandes prétentions, en dépit de sa modeste
qualification d’«essai»; nous ne contesterons pas, d’ailleurs, qu’il
puisse être légitime de chercher une interprétation astrologique et
quelques autres encore, à la condition de ne présenter aucune d’elles
comme exclusive; mais cette condition est-elle remplie quand on
considère l’hermétisme comme « la base propre au symbolisme du
Tarot » ? Il est vrai qu’il faudrait tout d’abord s’entendre sur le sens
des mots ; l’auteur nous paraît vouloir étendre outre mesure celui
qu’il attribue à l’hermétisme, au point d’y englober presque tout le
reste, y compris même la Kabbale ; et, s’il marque assez bien le
rapport et la différence de l’hermétisme et de l’alchimie, il n’en est
pas moins vrai qu’il y a une forte exagération à prétendre, comme il
le fait, identifier le premier à la « Connaissance totale » !

En fait, ses commentaires sur les lames du Tarot ne se limitent


d’ailleurs pas strictement à l’hermétisme, car, tout en le prenant pour
point de départ, il fait d’assez nombreux rapprochements avec des
données provenant de traditions très différentes ; ce n’est certes pas
nous qui le lui reprocherons, bien loin de là, mais peut-être n’a-t-il
pas suffisamment vérifié si tous étaient bien justifiés, et, dans la façon
dont tout cela est présenté, on sent un peu trop la persistance de
l’esprit « occultiste » ; il serait bon, par exemple, de renoncer à
utiliser la figure d’Adda-Nari (c’est-à-dire Ardha-Narî, combinaison
androgyne de Shîva et de Pârvatî), qui n’a de rapport avec le Tarot
que dans le travestissement bizarre que lui a fait subir Éliphas Lévi.
Les intentions de l’auteur ne se dégagent d’ailleurs pas toujours aussi
clairement qu’on pourrait le souhaiter, et notamment, quand il cite
quelques passages de nos écrits, nous ne sommes pas très sûr,
d’après le contexte, qu’il les entende bien exactement comme nous
les entendons nous-même…

M. Chaboseau a tenté aussi, après un certain nombre d’autres, de «


reconstituer » à sa façon les figures du Tarot ; il va de soi que, en
pareil cas, chacun y met toujours beaucoup de ses idées particulières,
et il n’y a pas de raison de considérer telle de ces « reconstitutions »
comme valant plus ou moins qu’une autre ; nous pensons qu’il est
bien plus sûr de s’en rapporter tout simplement aux figurations
ordinaires, qui, si elles ont été quelque peu déformées au cours du
temps, ont pourtant de grandes chances d’avoir, dans leur ensemble,
gardé plus fidèlement le symbolisme originel. Au fond, la
transmission du Tarot est quelque chose de très comparable à celle
du « folklore », si même elle n’en constitue pas un simple cas
particulier, et la conservation des symboles y est assurée de la même
façon ; dans un tel domaine, toute innovation due à une initiative
individuelle est toujours dangereuse, et, comme les arrangements
littéraires des contes dits « populaires », elle ne peut guère qu’altérer
ou obscurcir le sens en y mêlant des « embellissements » plus ou
moins fantaisistes et en tout cas superflus.

Ces dernières réflexions, bien entendu, ne visent pas plus


particulièrement M. Chaboseau que ses prédécesseurs, et nous
reconnaissons même volontiers que le style « moyenâgeux » qu’il a
adopté pour ses dessins n’a pas l’invraisemblance d’un Tarot soi-
disant égyptien ou hindou, mais ce n’est là qu’une question de degré.
Encore ne nous plaçons-nous ici qu’au point de vue de la valeur
symbolique ; dans un ordre de considérations plus « pratique », croit-
on que les influences psychiques qui sont incontestablement
attachées aux lames du Tarot, quelles qu’en soient d’ailleurs l’origine
et la qualité, puissent encore trouver un support efficace dans toutes
ces modifications arbitraires des figures traditionnelles ?

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