Berlin 1945

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Marie Renée Lemoine


épouse de Rudolph von Koenig né R. Stallmann

Be r lin 1 945
Journal de février à juillet

par Éric Maillard


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Ce texte, daté du mois de mai 1947, je l’ai trouvé dans un carton qui abandonnait la maison
où il reposait ; ma grand-mère, M.-R. L., l’y avait enfermé. J’ai repris cette chronique à mon
compte. Elle a un charme désuet, une cruauté souvent précise et parfois un brin de poésie
surannée. Souvenirs d’un autre temps, d’une autre époque, où la brutalité ne faisait pas
oublier qu’il fallait écrire joliment. Ce texte témoigne du quotidien, non de l’Histoire. Il est au
ras du sol, au près de la vie, non des imaginations de la géo-politique, des conquérants ou des
guerriers.
Marie-Renée Lemoine était l'épouse du Baron Rodolphe von Koenig né Stallmann. Sous le
nom de jeune fille de son épouse, travaillant pour les services de contre-espionnage français,
il s'est illustré avant guerre dans la quête de renseignements sur la machine à crypter Enigma.
Arrêté en 1943 par les Allemands, avec sa femme ils ont été déportés en Allemagne. Il
apparaît discrètement ici sous le sigle « R. ».
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Mourir, sans doute, ce n’est pas grand-chose ; mais vivre est parfois une difficile affaire.
En septembre, j’aurai soixante ans et nous sommes en février – février 1945 – date
mémorable et non, certes, pour moi seule.
Celui qui est à mes côtés, R., mon mari, mon compagnon de quarante années, en a soixante
seize, il est fragile, presque malade : nous sommes debout, les pieds dans la neige fondue, à
regarder la façade d’une maison où nous allons peut-être survivre en liberté. Car nous
sommes libres ou libérés, ou abandonnés, négligés, dédaignés, je ne sais. Nous sommes libres
comme le chien de la caravane dont la chaîne s’est rompue et qui roule dans le pêle-mêle de la
horde.
Je ne me plains pas de la vie. Elle m’a donné tout ce que les hommes souhaitent ; et
l’aventure, ce sel de l’existence, n’a pas manqué… Mais cette fois, c’est peut-être beaucoup,
peut-être trop. Depuis deux ans, depuis l’arrivée de la gestapo venue nous tirer de notre
cachette dans la montagne, nous avons connu la prison, la déportation, l’attente de la mort et
nous ne savons plus où nous en sommes, ni pourquoi nous avons survécu, ni ce qui nous
attend. Tous nos biens en ce monde sont sur notre dos. Dans nos petits sacs, légers au bout de
notre bras, ballottent un reste de linge élimé, du savon – et quel savon ! – un évangile donné
par l’aumônier de la prison… Il y a cinq ans nous avions… mais à quoi bon en parler ? Nous
n’avons sauvé que le corps ; peut-être aussi l’âme… nous verrons bien. Nous avons été
renvoyés de prisons en refuges, d’administrations en commissariats, transbahutés, déposés,
repris. Nous faisons partie de la multitude de naufragés de toutes races, qui refluent sur
Berlin. Poussés, traînés par les fuyards que l’Armée rouge talonne.
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Je commence à comprendre notre conseiller, ce demi-juif autrichien raisonnait juste. Ce


papier que l’agent de la gestapo nous a fait signer servait à sauver la face : « Monsieur et
Madame L… restent prisonniers sur parole d’honneur et se présenteront à la police
régulièrement… » De la frime ! Ils sont perdus et ils le savent, mieux que nous, pauvres
reclus, aveuglés par la lumière de la réalité comme des chouettes au sortir de la nuit. Et que
faire de nous ? Où nous mettre ? Des gardes ? En valons-nous la peine à présent que nous
voilà nus, dépouillés et perdus au fond de l’Allemagne glacée, dans ce chaos de ruines
noircies et de routes effondrées ?... Nous crèverons bien sans aide.
Derrière cette indifférence, cette imitation de mansuétude « sur l’honneur », on trouve
cela : le monde s’écroule sur eux ; les prisons s’ouvrent sous les bombes et laissent fuir leurs
captifs ; les policiers délogés par le feu qui tombe du ciel courent comme des fourmis
éperdues de refuge en refuge, perdant en chemin archives et dossiers ; les villes sans gaz, sans
électricité, désertées par leurs habitants s’effondrent une à une dans la nuit ; les eaux se
tarissent, les ponts sautent… C’est la débâcle. Notre dernière étape a été de Francfort sur
l’Oder à Berlin. C’est une très vieille ville que Francfort ; sous l’Empire il y avait une
garnison de régiments nobles. Le Rathaus et la cathédrale formaient un décor pour cartes
postales de Noël. Aujourd’hui on évacue la ville. C’est un flot de fuyards, de véhicules de
toute sorte sur les roues encroûtées de neige durcie. Les sillons creusés par les camions
militaires forment des arêtes crêtées de verglas, qui sont des pièges où l’on bute, glisse et se
blesse. L’Oder est devenu un delta sans bornes, une plaine blanche qui couvre des prairies,
ensevelit les jardins, avale les îlots à pointe noire, et d’où émergent à mi-corps de puissants
arbres noirs pareils à des géants prisonniers.
De Kustrine, de Posen, de Dieu sait où, affluent dans la ville les autos, les carrioles
paysannes, des camions, des traîneaux, des charrettes à foin traînées par deux ou trois petits
chevaux à longue crinière, harnachés à la polonaise. Tout cela court depuis huit jours et plus
par la campagne glacée, devant l’invasion russe. Les chariots sont recouverts d’une maigre
bâche jetée sur une traverse de bois. Femmes et enfants couchés dans de la paille, en
houppelande de mouton, entortillés dans une couverture, gantés, bottés, la toque de laine
enfoncée jusqu’au cou, un fichu noué par dessus, et cependant congelés, à demi-morts. Des
femmes accouchent en criant, on a emporté des blessés à l’agonie, des petits malades ne
bougent plus. Hôpitaux, cliniques, Croix-Rouge sont assiégés.
Les boutiquiers eux aussi ont mis la clef sous la porte. Des piétons se faufilent sac au dos,
traînant par des bretelles en corde de petites luges où s’empilent ballots, paniers, un bébé
saucissonné dans un plaid. Il y a même des autos de riches, des femmes en somptueuse
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fourrure, en hautes bottes de maroquin rouge. Celles-là cherchent une route sûre, s’informent :
vers la Thuringe ou Berchtesgaden… ou mieux le Schleswig, le Danemark… on y mange
encore bien, paraît-il.
Un rêve unique hante la foule : fuir les Russes, se rapprocher des armées anglaises ou
américaines, atteindre le nord ou l’ouest. Il y a les égarés, les dispersés, la femme et les
enfants dans une auto, l’homme dans une autre… L’attaque a été si brusque ! Tous courent,
affolés, perdus dans l’insensibilité d’une commune panique. La civilisation écrasée dans un
cataclysme, trahit ses créateurs.
L’usine électrique ne fonctionne plus, détruite ou prise par l’ennemi, on ne sait, et
Francfort1, modernisée à outrance, en 24 heures est devenue inhabitable. Tout s’est arrêté,
boulangeries, cuisines, fabriques de saucisses. La lumière s’est éteinte. Il faut transporter en
hâte les blessés dont les hôpitaux sont trop pleins. Tout ferme, tous fuient.
L’artillerie russe bombarde les ponts, quelques projectiles tombent de-ci de-là, au hasard
des rues. On voit parfois du sang sur la neige. Ballottés par le cyclone nous nous
cramponnons l’un à l’autre par pur instinct. Il ne nous importe guère de vivre, c’est un
réflexe. Nous faisons corps avec la horde sans âge de l’exode, la même depuis des
millénaires ; qu’elle fuie devant la flèche ou le lance-flamme, le cheval ou le tank,
qu’importe, elle est toujours la même : affamée, puante, déchirée, muette, serrant les dents,
traînant l’enfant, le vieux, la bête et le sac. La plus affreuse souffrance c’est le froid ; le froid
qui stupéfie l’âme, qui tord jusqu’aux os, le froid pire que la faim.
Sur un ordre brusque à peine le temps de sauter dans une voiture avec, pour tout bagage, le
sac d’excursion, les papiers, l’argent. On est sorti par un côté de la ville, les Russes entraient
par l’autre. À la gare de marchandises les soldats nous ont parqué dans un train qui
maintenant se traîne à dix à l’heure. C’est un vieux raffiot sonnant, gondolé, embossé,
disjoint, banquettes arrachées et vitres brisées. Nous nous asseyons sur des sacs de nippes que
trimballent des Polonais ou des Ukrainiens, ou des Croates que sais-je ? Un esperanto
spontané permet de comprendre, mais qui dira ce que nous sommes ? Il y a des visages fins,
des trognes grossières, des masques asiatiques, des yeux gitans, un beau viking presque
albinos, un géant très maigre, accroupi, coiffé d’un turban hindou, un tatouage entre les yeux.
Et les heures passent. Nous changeons deux fois de train dans la nuit et la confusion. Arrêt à
plus de minuit. Berlin.

1
- Notes de la rédaction. Francfort-sur-l'Oder.
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Février 1945

Des lanternes à feux sourds, des reflets dans les flaques, des femmes en uniforme nous
emmènent dans une école désaffectée, près de l’ancienne gare de Hambourg. C’est un refuge
de la Croix-Rouge où il y a des paillasses pour dormir et du café « ersatz » chaud. Le matin
nous trouve assis sur la paille. Les mains glacées se réchauffent au contact d’un bol de soupe
chaude. Des femmes taciturnes servent, nettoient. Des scouts montent la garde.
L’armature du régime tient encore. Le refuge est propre et la nourriture ne fait pas défaut.
Saucisses, pain, soupe, café, on nous donne tout cela sans lésiner. Mais quelque chose est
faussé. Ces serveuses, ces infirmières, soldates, agentes qui obéissent encore à une discipline,
n’ont plus la foi. Il leur est bien égal que nous soyons alliés ou ennemis, prisonniers, déportés,
fuyards ou réfugiés. Elles sont prêtes à nous garder comme à nous oublier. On ne sait plus ce
qu’il y a dans un Berlin devenu une Babel. La chute des régimes déverse des fugitifs de tous
les coins des Balkans. À eux se mélangent les travailleurs volontaires ou requis, les
fonctionnaires d’ambassades, les services des stalags de toute l’Europe refoulés sans liaison
avec leur gouvernement, tout courrier suspendu, ils flottent sans direction attendant qu’on leur
attribue un sort.

On regarde à peine nos papiers. « Allez au service des étrangers, Alexander Platz. » C’est
un grand building de bureaux, pas trop endommagé, entre de massives bâtisses brûlées et
noircies – autrefois luxueux magasins. L’ascenseur fonctionne, c’est une plateforme toujours
en mouvement qu’il faut prendre et quitter en sautant quand elle passe devant une ouverture
sans porte. Le bureau est plein, on y fait la queue. J’avise des Français causant dans un coin et
les aborde. Ce sont des prisonniers de guerre transformés en fonctionnaires (sous les ordres de
Scapini) pour les services des stalags ; mariés, rejoints pas leur femme et leurs enfants ils ont
été refoulé de l’Est avec leur smala. Il n’y a plus de service des prisonniers, m’expliquent-ils,
les Allemands ne voulant plus de Scapini et les prisonniers ne voulant pas du gouvernement
de Brinon. Ils me conseillent : « Défilez-vous, vous trouverez des Allemands qui vous
abriteront. À présent ils veulent se ménager des amis, et la Gestapo a d’autres chiens à
fouetter que de vous poursuivre. À votre âge… on sait bien que vous êtes prisonniers, aussi
libres dans Berlin qu’un boulet attaché aux pieds. Si on ne vous donne pas de carte
d’alimentation, vous pourrez toujours en acheter une, il y a le marché noir »
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De l’argent nous en avons fort peu, mais j’ai mieux. Les deux pendeloques qui terminent
ma cravate sont deux ornements style « prix-unique » confectionnés avec un reste de chiffon,
ils contiennent chacune un diamant. Personne n’a jamais songé à remarquer cette cravate, je la
promène depuis deux ans.
Où nous loger ? « Essayez l’hôtel… un petit hôtel près de la gare. Le patron a vécu en
France trente ans, portier à Monte-Carlo. » Comme tout a été simple, au fond… Nous avons
logé dans ce petit hôtel. Le patron nous a fait rencontrer un demi-juif autrichien, et celui-là un
acheteur pour mes diamants et cet acheteur nous a présenté Any… et Any… Encore toute une
histoire ; c’est chez elle que nous allons habiter maintenant.
Any parle français presque aussi bien que moi. Danseuse, elle a parcouru l’Europe en
tournée théâtrale depuis l’âge de seize ans. C’est une agréable blonde aux yeux bruns. Elle est
un peu juive et furieusement anti nazi : au seul nom de Hitler, ses yeux lancent des éclairs.
Pour nous Hitler c’est l’éternel fléau germanique, Frédéric, Bismarck, Guillaume. Mais pour
elle c’est l’assassin de l’Allemagne et le destructeur de ses espoirs. Avoir du sang juif a été le
cauchemar de tous ses instants depuis 1932. Sa mère était professeur de musique, son frère
chef d’orchestre, sa sœur pianiste, son beau-frère médecin, tous ont vécu tremblant que se
découvre leur ancêtre paternel, haut magistrat né juif, converti catholique dès l’enfance, et,
lors de son mariage avec une aryenne protestante, passé à le religion réformée.
Son fils épousa la mère d’Any, aryenne et berlinoise de vieille souche. Un jour il fallut
constituer le dossier exigé par les national-socialistes. Impossible de postuler un emploi,
passer un concours ou obtenir un contrat avec ce filon d’Israël dans les veines. On rectifia
l’acte de naissance du grand-père – heureusement né dans une province lointaine – et on
fournit l’acte de mariage qui mentionnait seulement « catholique converti au protestantisme ».
Depuis, lors de chaque exhibition du maudit dossier, toute la famille vivait dans la crainte. À
combien d’engagements tentants, d’auditions souhaitées, renonça la famille. Une haine de
pétroleuse s’était amassée dans le cœur d’Any et de toute la famille par crainte d’être
découverte. Elle nous ouvre sa maison avec une expression de satisfaction vengeresse : nous
sommes des persécutés aussi et demain, qui sait ? des protecteurs.
L’appartement est situé au premier étage d’une maison moderne et bien comprise comme il
est courant à Berlin dans Charlottenburg, presque au coin de la grande artère Kaiserdamm,
proche du Tiergarten, les Champs Élysées berlinois. L’immeuble d’angle est entièrement
détruit par les bombardements ainsi que la partie de notre immeuble située au fond de la cour,
sauf l’entresol et le premier étage. La façade sur la rue n’a d’endommagé que le quatrième.
Les deux bâtiments en vis-à-vis ne sont plus qu’un écran sur le ciel, l’intérieur est brûlé
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jusqu’aux caves, derrière les fenêtres vides on aperçoit le ciel et les nuages qui passent,
tranquilles.
La demeure est vaste. Nous occupons la chambre du frère musicien qui, bien entendu
combat au front depuis 4 ou 5 ans. La mère est en Bavière avec ses petits-enfants, réfugiée
dans un village de montagne, à l’abri des bombes. Les autorités municipales de Berlin ont
logé dans trois chambres trois sinistrés, mère, fille et petite-fille, semi campagnardes qui
semblent être les bêtes noires de notre hôtesse.
J’avais oublié qu’une maison, une vraie, cela pouvait être si doux… des livres… un beau
piano qui luit dans la pénombre… la retombée d’un rideau devant une fenêtre, la chaude
couleur d’un tapis, cela existe donc encore ? Le répit concédé à notre nouvelle vie réveille en
moi la force de lutter. Je m’ébroue et rassemble mon courage. Quelles sont les nouvelles ? Le
journal allemand, réduit à une demi page, ne publie que des commentaires sur l’héroïsme des
troupes et des listes d’honneurs décernés. Au prétexte du secret des opérations, le
communiqué reste imprécis.
L’électricité intermittente rend la radio à peu près inutilisable, mais on accroche des bribes
d’informations, juste assez pour deviner comptés les jours de l’Allemagne nazie. Le bruit
court que Hitler serait à Berlin, venu s’enfermer dans la capitale pour encourager la défense.
De tous côtés des escouades de S.S. construisent d’importantes barricades dans les grands
voies principales et aux abords des places et des jardins : l’entrée de Charlottenbourg, le
Tiergarten, Unter den Linden, Köningstrasse, Kurfurstendamm, Alexander Platz ; devant les
ponts qui, partout, enjambent les méandres de la Spree. Les rails des chemins de fer et de
tramways et d’énormes traverses rongées par la rouille servent d’armature, pavés, poutres, s’y
enchevêtrent, cimentés à la hâte. Les décombres forment des bastions improvisés surtout aux
bâtiments d’angle commandant une étoile de voies. Les radiateurs de chauffage central,
crachés par les immeubles écrasés, s’entassent et blindent les montagnes de gravats
agglomérés par les pluies. Sur les refuges des avenues on place des canons, leur long cou
dressé vers le ciel.
Tout cela ne ravit pas les berlinois. Haineux, des passants regardent les constructeurs et
grommellent entre leurs dents. Quelques uns, perdant toute prudence, maudissent à haute
voix, en pleine rue, les S.S. et le régime : « Ces gueux ! Ces assassins ! Ils veulent nous ruiner
tous… ne rien laisser de Berlin… pas une pierre ! » Leur belle capitale massacrée ! Va-t-on
par une défense stupide achever sa destruction ? Et moi, vais-je assister aux derniers jours de
Berlin ?
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Le destin a déjà placé sur ma route quelques notoires catastrophes. Mon premier souvenir
se place à Paris, le jour où brûla l’Opéra Comique (25 mai 1887). Nous habitions au coin de la
rue Laffite, tout près du théâtre. Je ne suis qu’un tout petit bébé réveillé par le bruit, mais
excité, que sa mère cherche à calmer. Elle m’a prise, portée à la fenêtre, et le spectacle va
rester pour toujours dans mon souvenir. Le ciel empourpré, la rue pleine de rumeurs et de
galopades, le hululement des pompes d’incendie : tel fut mon début. Depuis il y a eu la
catastrophe du Bazar de la Charité (4 mai 1897) d’où je suis sortie par miracle, à onze ans. Je
suis arrivé à Valparaiso la veille d’un tremblement de terre qui détruisit la ville en quelques
secondes (18 avril 1906). Pendant un voyage en Russie, le caprice d’accompagner un ami
anglais nous fit arriver à Kharbine juste pour l’effroyable épidémie de peste pulmonaire
(1911). Suivit la guerre de 1914, la fameuse der-des-der, Barcelone et la grippe espagnole, et
plus tard, encouragée par le souvenir, j’y suis retournée dans ce Barcelone… le 10 juillet
1936, comme avertie que j’allais, dix jours plus tard, goûter ce nouveau spectacle : une
révolution2. J’ai deux éruptions de volcan dans mon catalogue, le Krakatoa m’attendait en
Malaisie (1909), et le Vésuve m’a réservé la seule éruption qui, dans les temps modernes, ait
sérieusement menacé Naples (1929 ?). Il m’a manqué un naufrage : on ne peut pas tout avoir !
Il se pourrait que cette fois, après six ans de guerre, de fuite, de prison, d’exil, je termine la
série dans l’écroulement de cette ville… Survivrais-je au drame final ? Hé bien, je n’en perds
pas l’espoir. Mon optimisme est incurable et peut-être aussi ma curiosité.

En compagnie de mon hôtesse je prends contact avec l’Allemagne bourgeoise, moyenne,


celle qui affiche un anti-nazisme furieux, sincère. À présent elle savoure l’amertume de la
plus complète désillusion. Mais n’aurait-il pas tous été nazis de tout cœur si le triomphe final
avait couronné l’œuvre de Hitler ? Et cette Any elle-même, si aucun de ses intérêts n’avait
souffert, qu’elle aurait été sa réaction ?
Elle cherche à me persuader que dès 1932 elle prévoyait le désastre : « Je suis sortie un
matin de chez moi, me raconte-t-elle, et j’ai vu la grande avenue peinte d’énormes bandes
blanches qui se terminaient en flèche désignant les magasins juifs. Elles se continuaient sur
les murs des maisons, s’arrêtaient à certains étages sur l’inscription « Jude » en gros
caractères ; dessinés à la peinture blanche, des yeux saillants, des lèvres tuméfiées ; et les
nazis, brisant les devantures, pillant les marchandises, jetant les denrées à la voierie et les
meubles par les fenêtres. C’était une scène si barbare, si incroyable, que je suis restée stupide,
clouée sur le trottoir. J’ai eu alors la prescience de l’abîme où nous courions à ce moment là. »
2
- Soulèvement nationaliste des 17 et 18 juillet 1936 lors des Olympiades populaires.
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Voilà le cri unanime. L’Allemagne est consternée de l’immense effort accompli en vain
pour cette seconde guerre perdue, de ce qu’ils appellent « leur jeune unité » détruite. Étrange,
cette épidémie de jeunesse qui sévit entre les peuples. La jeune Italie, la jeune Espagne, la
jeune Russie… Seules les civilisations nouvelles ne s’en vantent pas.
Comme toutes les allemandes, Any, contrainte au travail dans un bureau, part le matin,
rentre à sept heures, et seule la terreur de la Gestapo l’empêche de tout planter là. Il y a belle
lurette que personne ne fait plus rien qui vaille. Dans les usines on se tourne les pouces trois
jours sur cinq. Les dirigeants exigent de vains travaux de paperasse pour donner l’illusion de
l’activité, éviter les meetings de mécontents et dominer l’angoisse publique. Le va-et-vient de
cette armée de travailleurs, conserve à la ville un reste de vie. Les habitants se répandent sur
l’aire immense des faubourgs et banlieues, ravagée maintenant, coupée de zones désertiques
où s’amoncellent d’invraisemblables ruines. L’ampleur des constructions écroulées, la
puissance même des matériaux effondrés, ajoutent au sentiment de désastre. Tel Encelade
foudroyé, Berlin couvre la terre de ses ossements gigantesques.
À elle seule Berlin couvre une petite province et les quartiers sont si distants les uns des
autres que, sans chemin de fer, elle n’est pas transitable. Toutefois le réseau des trains, U-
Bahn et S-Bahn, l’un souterrain, l’autre suspendu, se maintient en partie cahin-caha, mais
chaque jour en rétrécit l’étendue. Chaque déplacement représente comme une manière de
lugubre exode. Par curiosité et attirée par le mirage de trouver plus loin dans la ville un coin
encore animé, j’ai affronté les gares crevées, la bousculade dans la foule noire.
Le train passe à mi-corps des immeubles et l’on voit défiler sans répit, murailles calcinées,
fenêtres au regard vidé, enchevêtrements de ferrailles et le réseau des rues obstruées de
décombres où le vent promène des loques noircies entre les réverbères coudés par la rage des
bombes. Et tout cela sous un ciel bleu uniforme et gris, sans espérance. Les colossales gares
vitrées ne sont plus que quelques squelettes de ferraille et l’on piétine, gelés dans les courant
d’air, sous la pluie, en attendant le long des quais défoncés, l’arrivée des rames pleines à
crever d’une multitude hargneuse et muette. L’impression est sinistre : l’aspect des réfugiés
venu de l’Est ajoute au navrement. Les femmes, ficelées d’étranges nippes, pantalons
masculins, jaquettes décolorées, touloupes ou châles, traînent d’hétéroclites valises, ballots et
paniers rafistolés ; harassées, elles poussent des voitures d’enfant où, près du marmot,
s’empilent des cabas de mangeaille et la marmite, jeunes et vieilles cherchent à s’orienter dans
le dédale des escaliers, stationnent devant l’énigme des pancartes. Le soir descendant sur les
quais mouillés, seules quelques ampoules voilées et la lanterne d’un train mettent un peu de
lumière dans la pénombre. Dans les recoins, sur des monceaux de sacs, les fugitives
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s’endorment, appuyées l’une à l’autre, insensibles aux bruits du trafic, comme des bêtes
recrues. On rentre l’âme accablée, découragée de la vie, de l’homme, et même de la mort.
Il faut cependant se nourrir. Les restaurants encore utilisables ne sont plus nombreux dans
cette ville autrefois vaste foire à la mangeaille. Des magasins ont été agencés au petit bonheur
en réfectoire et quelques grandes brasseries subsistent, retapées à grand renfort de poteaux et
de briques. La porte ne s’ouvre qu’à midi, mais dès onze heures une foule stationne, les mains
dans les poches, le col relevé. Nombre de travailleurs ne peuvent rentrer chez eux pour
déjeuner. Les femmes sont pour la plupart en pantalon d’homme, avec de long pardessus
battant les mollets, en godillots ou bottes, et la tête enveloppée de laine triste. Les hommes,
sont en semi uniforme, presque tous à cheveux gris. Les jeunes, s’il y en a, déjeunent aux
roulottes ou aux mess. Quand on est arrivé à conquérir sa table, une nouvelle attente
commence. Mais tout à coup les sirènes hurlent, il faut rejoindre la rue et l’abri voisin. Le
restaurant ferme. Quand l’alerte sera terminée, il rouvrira et l’on vous servira – peut-être – le
plat unique baptisé de deux ou trois appellations diverses, mais toujours la même mixture de
choux, de farine, de raves, truffé de rogatons nerveux, de cartilages et de fibres d’animaux
inconnus.
Si l’on veut se rendre compte de tout ce qu’un visage humain peut ne pas exprimer, il n’est
que de regarder ces hommes, faces éteintes parcourant le journal, les dents serrés, le regard
vide. Comme ils sont passés maître dans la dissimulation ! Déjà mornes et clos de par leurs
prunelles froides, leurs traits pétris dans une matière pâle où aucun burin n’a fignolé de
piquants détails révélateurs, ils sont achevés, figés dans une méfiante discipline.
Nous avons adopté sur le Kaiserdamm une espèce de traiteur où se consent un marché noir
des plus modéré. Derrière les cartonnages des fenêtres on y mange à l’aveuglette des plats
préparés. Type de bas affranchi, le patron arbore un uniforme mais n’a jamais quitté Berlin, il
est des combinards dans tous pays. Jusqu’à une heure et demie le public est composé de
clients légaux et affamés ; il est ensuite remplacé par une clientèle d’hommes inclassables
mais bien vêtus. La marchandise apparaît sur les tables : viande cachée sous les légumes,
jambon, l’alcool dans le pot à tisane et le beurre entre deux soucoupes. Tout cela d’exécrable
qualité, rance et frelaté. Je voudrais un plat de carottes, de pommes de terre cuite à l’eau,
chimère ! Ici la nourriture est un répugnant hachis gluant de farine, imprégné de sauce
composée d’ignobles ingrédients de chimie. Cela lève le cœur. Il faudra s’organiser pour
cuisiner chez soi.
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Un couple de serveurs étonne dans ce louche bistrot : deux jolis hollandais, blonds et
discrets, des modèles d’éducation. Le plus jeune, requis pour le travail obligatoire, a provoqué
l’équipée de l’autre – engagé volontaire pour ne pas quitter son chérubin. L’aîné protège le
cadet de son autorité car il est le fils d’un haut magistrat de Hollande, la plus grosse fortune
de la ville, avocat lui-même. Il parle français et anglais avec une correction qui sent le grand
collège. Je les rencontre le soir. L’ange gardien impeccable dans un pardessus raglan comme
on n’en voit plus qu’en rêve, le feutre gris perle incliné sur ses blonds cheveux ondulés. Et
quels souliers… Quelle cravate ! Le petit ami a moins de classe : il a beau être joli comme une
porcelaine, sa moue boudeuse d’enfant capricieux et une certaine langueur douteuse, gâtent
son allure.
Je cherche à définir mon impression de Berlin et ne trouve que le mot de « bourgeois ».
Cette capitale est la plus bourgeoise que je connaisse. On la dit moderne, mais elle n’a pas la
sécheresse, le dépouillé du style de ces derniers vingt ans. C’est une fille de 1870, achevée
d’élever en 1900, elle en porte les parures cossues et compliquées. Sauf quelques rares
bâtiments de l’ère hitlérienne, tel que le Ministère de la Propagande, abrupt et nu, les façades
de toutes les maisons sont ornées de rosaces, de guirlandes, de bas-reliefs, de groupes sculptés
à la grec, de vases de pierre, de fleurons, de cariatides. Elles ont quatre parfois cinq étages,
comme à Paris, mais semblent tenir beaucoup plus de place et être construites en matériaux
plus denses ; des vérandas superposées, flanqués de courts balcons en maçonnerie les
épaississent. Ces balcons sont garnis, non par la fantaisie du locataire mais par la volonté du
constructeur, de galeries métalliques supportant des caisses fleuries. Il en résulte un effet
aimable, l’intraduisible « gemütlich3 ». Ces loggias sont assez grandes pour contenir une table
et des sièges ; les habitants y campent comme des banlieusards dans leurs jardinets. Malgré
les dommages, l’armature de la ville demeure. On peut encore juger de ce qu’elle était : une
irréprochable cité.
Aucun débraillé populaire ne désigne les quartiers dits ouvriers. Partout c’est la même voie
large, bordée d’arbres, la même coupe de carrefour ; partout des squares, des magasins de
type unique. Moabit est petit bourgeois, Tiergarten grand bourgeois, et c’est tout. Le gagne-
petit original, le bric-à-brac obscur, la ruelle sordide et cocasse n’existent pas. Berlin n’a pas
de « coin amusant ». Peu de rues sont plus étroites que notre boulevard Malesherbes. Rien à
critiquer, on ne peut que se féliciter, bailler et s’en aller. Son caractère pittoresque réside dans
les toits. J’ai une faiblesse pour les toitures, c’est la première chose que je regarde dans les
maisons. Elles ont, ici, la hauteur d’un ou même deux étages et toute la fantaisie désirable.
3
- Gemütlich : gai, confortable, paisible.
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Les superpositions, les combinaisons, les zigzags en sont étonnants. Une inépuisable
imagination a dicté leur forme, pas un ne copie le voisin : carrés, pointus, arrondis, à tourelles,
à clochetons, en gradins ; percés de cent façon par des fenêtres ou des lucarnes ; terminés par
des frontons triangulaires, en ogives médiévales, oblongs, octogonaux, ornés d’écussons, de
colonnettes, surmontés de tours de guet, de kiosques ; chacun a sa forme personnelle et les
immeubles d’angle sont particulièrement soignés.

Avril 1945

La ville est bombardée chaque jour aux approches de la nuit. Aux environs de huit heures
l’alarme enterre la population dans les caves pour trois ou quatre heures de mortel suspens.
Les plus anxieux campent dès le crépuscule dans les bunkers qui sont de véritables forts en
ciment armé. De dix à cinquante mille personne peuvent s’y empiler comme moutons en
bergerie. Je n’y suis entré qu’une fois, la dernière me suis-je dit. Rien n’est plus affreux. Dans
ce rucher de ciment, serrés l’un contre l’autre au point de ne pouvoir lever un bras, sous la
lumière crue d’ampoules grillagées, le plafond à cinquante centimètres du crâne, une
humanité contractée d’angoisse se tient debout dans l’impossibilité de bouger. L’escalier qui
relie les cent alvéoles de la ruche, est aussi bondé qu’elle. Pris dans cette ratière vous perdez
tout espérance d’en sortir avant la fin de l’alerte. Une puissante bombe sur une de ces
bastilles, l’a fendillée sans blesser personne, mais une véritable compote de membres humains
couvrait le sol après que des milliers de fous se furent sauvagement piétinés.
Au hurlement des sirènes, un torrent de femmes, d’hommes et d’enfants portant sacs et
valises emplit les rues, tous courent vers la masse sombre de l’énorme blockhaus que l’on
aperçoit dans la nuit complète de la ville éteinte, seul éclairé par des réflecteurs tamisés.
L’obscurité est si profonde qu’on ne peut se diriger sans tâter les murs, au petit bonheur, en se
confiant au flot humain et comptant sur l’appui de la Providence pour n’enfoncer le pied dans
aucun trou, s’accrocher aux grilles brisées ou buter aux décombres.
Dix minutes plus tard on n’entre plus au bunker que par compression. Nombre d’ingénieux
y ayant brouetté des piles de malles dans l’espoir de les protéger, les bagages ont été limités
comme les sacs à dos gonflé à crever. À chaque étage une chambre pourvue de bancs est
réservée aux mères et à leurs petits ; cela gourmande et piaille. Le reste, renfrogné, fourbu et
suant, grogne et soupire, mais ne cause pas. Des surveillants maintiennent l’ordre, apaisent les
querelles ; un service de la Croix Rouge secourt les évanouis.
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Les caves privées, presque toutes bien organisées, étayées de poteaux de bois, blanchies à
la chaux, chauffés par un poêle, éclairées, garnies de chaises, sont moins sûres mais plus
habitables. Elles communiquent entre elles et il suffit de crever d’un coup de pioche la paroi
qu’une flèche indique, pour passer. Pelles, lampes de secours, réservoirs d’eau, seaux, cordes,
sont à portée de main.
Dans les caves vraiment profondes, le ronflement des avions, la chute des bombes,
s’entendent à peine. C’est heureux, les berlinois ne déployant qu’un stoïcisme modéré ; dès
que le moindre sifflement est perceptible, les poumons retiennent le souffle, les prunelles
roulent : « Ah ! Lieber Gott ! » J’ai rencontré quelques exceptions : un vieux clown,
goguenard, roulure de cirque, un capitaine au long cours replacé dans la navigation fluviale.
Les nerfs sont à bout, personne ne lit, ne travaille, ne manie un jeu de cartes ; si l’on discute,
c’est aigrement, au sujet d’une lampe éteinte trop tard ou allumée trop tôt et supposée mettre
la communauté en péril.
Il est difficile d’échapper à ces heures de cave, la descente est obligatoire. Vous seriez
soupçonné de forfanterie méprisante, accusé de contravention aux règlements, responsables
de « jettatura4 ». À dire vrai l’état de la ville, au trois quarts détruite et calcinée, n’encourage
pas au défi. Si le phosphore en feu se répand sur une maison, il ne reste plus qu’à décamper
sur les genoux, de cave en cave, jusqu’à rencontrer un bâtiment épargné et l’air libre. Tout ce
que contient la maison est anéanti, les rescapés sont alors relogés par la police dans les pièces
libres d’appartements encore logeable, et l’amertume des bombardés rencontre la rancune des
envahis.
Chaque jour quelques portions du métro ou du chemin de fer aérien sont mises hors service
par les bombardements. Les réparations étaient jusqu’à présent assez rapides mais les dégâts
se multiplient, les équipes et les matériaux diminuent, la circulation commence à
s’interrompre. Il devient impossible de se rendre dans les quartiers extrêmes. La curiosité me
poussant, j’atteins encore Friederichstrasse, Potsdamer Platz, Unter den Linden en marchant.
À Doroteestrasse, une bibliothèque bien fournie de livres anglais, persiste à vivre parmi les
ruines. Les quartiers centraux, cœur et luxe de Berlin, sont dévastés ; sauf l’hôtel Adlon et le
Branderburger Tohr aucun édifice ne tient plus debout qu’en apparence, et si une façade
donne encore l’illusion d’une banque, d’une compagnie de navigation, c’est que les fenêtres
en sont murées, mais cet écran cache le vide. D’immenses espaces ne montrent plus que des
pans découpés en dent de scie, des poutres de fer tordues, la dégringolade des gravats.
Théâtres, églises, musées dressent sur des restes de coupole ou de fronton le galbe brisé de
4
- Mauvais sort en Italien.
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statues, la moitié d’un cheval cabré, des fragments de balustres estompées par le crépuscule.
Ces formes incompréhensibles dessinent des gestes fous sur le ciel attendri du mois d’Avril.
Les magasins sont depuis longtemps vidés, l’incendie a eu raison des derniers stocks,
aucune vitrine ne subsiste, les devantures sont aveuglées de briques sauf un modeste carré de
quelques centimètre garni d’une vitre. Dans ces conditions un antiquaire de Unter den Linden
expose une pipe et un album 1830 « Vues du vieux Berlin » ; un parfumeur, deux bâtons de
rouge à lèvres et six boîtes à poudre : unique et dernier effort. Je passe deux jours plus tard et
je trouve la parfumeuse balayant dans son magasin dévasté, boîtes et papiers calcinés.
L’antiquaire tient encore.
De la cathédrale catholique Sainte Hedwige, ne demeure que le fronton : une chapelle
souterraine continue le culte dans les sous-sols de la cure voisine où une centaine de
personnes peuvent se réunir. J’aime cette petite catacombe aux stalles bien cirées, qu’une
faible lumière descendue d’un soupirail éclaire doucement. Les sièges sont des bancs fermés
d’où sortir avant la fin de l’office cause un scandale. Un crucifix de bronze, du dessin le plus
pur, quelques pots de jacinthes sur une nappe blanche forment l’autel autour duquel s’affaire
une religieuse qui sert de sacristain. Le curé est un petit vieillard , alerte et péremptoire. Le
public, sérieux, pénétré des rites, s’enfonce dans la prière. Il y a certainement plus de femmes
mais les hommes sont nombreux : jeunes soldats, officiers, civils grisonnants. Tout le monde
répond aux versets à voix haute, se lève, s’agenouille d’un seul mouvement. L’habitude des
cantiques pendant les offices s’est conservé, les fidèles les connaissent et les chantent. Du
reste un paroissien et un livre de cantiques est à disposition devant chaque pupitre. En vous
référant au numéro de psaume affiché près de l’autel vous pouvez suivre et vous joindre au
chœur.
Cet après-midi j’ai trouvé ma chapelle solitaire, seul un jeune soldat agenouillé devant
l’autel ; le vieux prêtre est entré lui apportant la communion, puis il a roulé son étole et s’en
est allé l’air triste et détaché, laissant là le garçon à genoux, tête basse. Quand le soldat s’est
levé, je l’ai suivi. Il s’éloignait lentement, pensif et sombre : « un beau fils de mère » comme
disent les napolitaines, dix-huit ans peut-être, des cheveux soignés d’un blond doux, à peine
ondulés et comme modelés par la tendre pression d’une main…

Mardi 17 Avril
Une ville où plus aucune activité ne permet de combler les heures, est plus vide que la plus
déserte des campagnes. Un cimetière, du moins, offrirait sa sérénité. Berlin, parcouru par une
foule hâtive et morne semblant fuir devant son destin, représente l’agitation d’une salle
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d’attente où le temps s’écoule dans un va-et-vient anxieux et stérile. Chacun connaît l’inutilité
du labeur imposé, de la vanité des promesses de la propagande, la lente paralysie des usines.
Le personnel déserte les bureaux sous prétexte que les transports font défaut. Dehors on ne
rencontre plus que des gens accablés de sacs, les uns venant se réfugier dans la ville, les autres
la fuyant, et ce double mouvement d’exode ajoute son égarement au désarroi des rues.
Quelques « Volksturm » promènent deux bizarres armes nouvelles. La première, un lance-
grenade me dit-on, semble un tuyau de poêle long de un mètre cinquante, muni d’une sorte de
viseur central en forme de chevalet ; une arme de « prix unique », pauvre de matière et
sonnant le zinc. La seconde, le fameux panzerfaust, n’est pas moins un article de bazar,
terreur des tanks paraît-il. Il faut se tenir à dix mètres du char pour tirer – ce qui implique de
la part du tireur un manque remarquable d’attachement à son enveloppe charnelle – et que le
tank prenne feu et explose. « Prenez garde qu’un de vos compagnons ne soit pas derrière
vous, un jet de flamme de dix mètres jaillit de l’extrémité arrière de l’arme. C’est enfantin.
Tout le monde peut s’en servir : femmes, vieillard… et si bon marché : six marks cinquante…
alors qu’un tank vaut un million et demi. Exercez-vous ! Tout le monde au panzerfaust ! » Je
puise ces renseignements sur des affiches placardées aux carrefours, prônant le panzerfaust à
la manière d’un presse-purée perfectionné. D’abord ce dessin de l’arme : un tuyau épais
comme un gourdin, terminé par une sorte de grosse toupie formée de deux entonnoirs accolés
par la bouche. Puis l’image d’un tank durement amoché. En marge une soustraction : du prix
du tank retirez celui du panzerfaust, il vous reste un bénéfice mirobolant. C’est l’arme des
gamins de quinze ans, ces Marie-Louise de Hitler. Ces armes de pacotilles sont sorties au
moment de la grande levée de masse. Joujou pour mains trop jeunes ou trop vieilles. Une
feuille de tôle roulée, un brin de laiton, une fusée… et c’est tout.
Les alentours de la gare du S-Bahn sur la Friedrichstrasse, sont le domaine des travailleurs
italiens et espagnols maintenant lâchés à l’aventure par la fermeture des usines. Au sortir de la
bibliothèque je flâne entre les décombres, le long du canal. Sous le vol criard des mouettes, la
Spree roule ses eaux grises. Une humanité noire et dépenaillée s’aborde, s’entrechoque,
colportant les nouvelles, négociant le troc d’une cigarette ou d’un quignon de pain. Ces
hommes survivent, Dieu sait comment, dans l’attente du rapatriement. Des groupes anxieux
s’agglutinent aux portes d’un grand café sale, boueux, expirant à force de servir d’étape aux
hordes misérables déversées chaque jour par la gare voisine. La cantine fournit un plat unique
pour soixante pfennigs, bière et café. Nombre de gens y restent assis des heures, attendant un
ami, le hasard, l’aubaine. Leurs sombres visages ciselés en longueur dans une chair dure,
contrastent avec les têtes germaniques au gras modelé.
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L’un d’eux tente sa chance : d’un geste rapide il ouvre devant mes yeux une botte de
légume, montre un paquet de « Chesterfield »… Les femmes sacrifient parfois jusqu’à leur
pain pour acquérir du tabac… Je lui ai répondu en espagnol :
– Non merci, mais s’il y a du chocolat, du beurre…
– Peut-être Señora…
Un compagnon justement passe, Manolo écoute un peu… il appelle Pepe. Les voilà trois,
et nous discutons : ils viendront demain apporter les marchandises disponibles. Pepe est un
courtaud catalan, roué et déjà grison, un trafiquant de cette race méditerranéenne réaliste,
capable de damer le pion à Israël même. Il était venu tripoter et reste pris dans le blocus, mais
il s’en tirera « Vaya !… » Mais les jours passent, il est toujours là… comme les autres. La
faim, troisième cavalier de l’Apocalypse arrive en galopant sur ces abandonnés.
Le lendemain, Manolo, castillan taciturne, m’exhibe un portefeuille gonflé d’attestations,
passeports, contrats de travail, permis aux pliures usées :
– On nous changera les marks à trente pesetas… Voyez… c’est écrit sur le récépissé
consulaire. Cela m’en fera quinze mille, vingt mille… de quoi arranger ma maison… »
Il entoure d’un élastique le portefeuille obèse et prend une mine fière et défiante, celle qu’ils
ont tous pour s’interdire le doute et la pitié. Mon vendeur de cigarettes gouaille à froid :
– Voir ce qu’il adviendra de toutes ces promesses… Jarabe de pico, du vrai sirop de langue
tout ça !… Se retrouver au plus tôt dans son patelin… Maldita la suerte qui m’a conduit dans
ce pays de male mort… Le rapatriement est toujours pour demain… Les russes nous
coinceront à Berlin pour la fin finale…
Il était mécanicien, on l’a mis à toutes les machines, à tous les outils ; en dernier avatar
chauffeur de consulat. Il roule lentement de ses doigts fins une cigarette et, rêveur, évoque sa
maison en Espagne :
– De ma fenêtre, le soir, je voyais le train « mixte » arriver… C’était plaisant… Il y avait
juste un passage à niveau… Peut-être… Bonne chance Señora… Si Dieu le veut ! »
L’accès à notre immeuble depuis la rue se fait par une grande porte cochère dont nous
avons tous la clef, très bizarre et ingénieuse clef double ; une fois tournée dans la serrure on la
pousse et on la reprend de l’autre côté de la porte. Impossible de l’extraire sans avoir refermé
à double tour. L’entrée est vaste, voûtée, et s’ouvre sur une cour intérieure plantée d’arbres
ébranchés par les explosions. Cette cour est entourée de bâtiments en partie détruits.
L’escalier de descente aux caves prend à droite ; celui qui monte chez nous est placé sous la
voûte, face à la porte cochère. Là lorgnent les portiers. Ce sont deux vieux paysans, blocs de
bois humains, taillés en deux coups de hache : un pour le nez croché sur l’entaille sans lèvres
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de la bouche, l’autre pour diviser en poteaux la base du tronc et les côtés. Jambes et bras
inarticulés, comme aux pantins bon marché ne méritant pas la dépense d’une ficelle. Leur
voix rauques n’a qu’un son, comme le beuglement des bêtes.
La maison n’est pas luxueuse mais de petite bourgeoisie. Ses habitants étaient des
fonctionnaires retraités : professeurs, employés d’administration ou de banque, pas assez
riches pour leurs prétentions, mais non sans morgue et cherchant à garder leur rang de classe.
Ils ont été dispersés par la guerre. Les jeunes au front, les vieux et les enfants cherchant asile
contre les bombes dans quelque village de montagne. Une administration expéditive les a
remplacé d’office dans les appartements délaissés par un personnel sinistrés et bigarrés pour
le plus grand martyre des mobiliers et vaisselles.
Notre appartement encore maintenu en bon ordre par la poigne énergique d’Any, sa
propriétaire, donne asile à une forte commère fessue et mamelue comme on en voit plus en
Allemagne que dans les caricatures périmées de Simplicissimus. Il y a beau jour que les
berlinoises ont perdu leur graisse ; le type courant est tout en muscle et os, a longue jambe
d’amazone, est souvent émaciée à faire peur. Ce n’est pas le cas de Frau Weber, mi-paysanne,
mi-boutiquière au pedigree incertain, uniquement occupée de boustifaille.
Elle est l’objet de la haine impuissante d’Any, ménagère de pur modèle germanique, c’est-
à-dire frénétique de propreté et d’ordre, genre de méticuleuse obsédée qui parvient à faire
souhaiter un chaud désordre méridional. Or Frau Weber s’en fiche, « ce n’est pas chez elle ».
Lisa, sa fille « qui a fait du cinéma » et autres choses, et la fille de sa fille, stupide enfant de
cinq ans totalement fruste complètent la tribu des barbares dans cet appartement. La blonde
Lisa n’est pas dépourvue d’une séduction de barmaid et semble l’utiliser au service du
ravitaillement familial. Leurs chambres sont un tohu-bohu sans nom de linge qui sèche,
d’assiettes souillées, de coussins salis, de mégots, de pantoufles… Any frissonne d’horreur
quand elle y jette un regard par les portes entr’ouvertes. Ses jolies chambres, autrefois si
coquettes ! Il faut cependant les subir car la cuisine et les toilettes sont communes.
Le désarroi ménager de la pauvre Any augmente, R. est rentré ce soir amenant un chien
perdu. Nous l’avons appelé « Mac ». Pas misérable de mine, bien râblé, c’est le classique
terrier noir et blanc, bâtard de carrefour, expressif et débrouillard ; un égaré de l’exode ou
orphelin de bombardement. Décidé à se faire adopter, il lui a été facile de séduire le cœur ami
du maître qu’il s’est choisi. Tout de suite il est chez lui, tout de suite il est nôtre. C’est depuis
bien longtemps le premier regard levé vers moi que j’accepte sans méfiance. L’inquiétude
d’Any décroît devant nos promesses de soin. Elle admettra Mac sur parole qu’il sera un
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gentleman respectueux des tapis et qu’il ne viendra pas au salon… non, non… ! J’en suis
tranquille.
L’appartement voisin abrite une demi-douzaine de femmes et quelques enfants. Parmi elles
une longue nymphe auburn déparée par un nez de renard, mais à prunelles vertes
magnifiques : accordéoniste de music-hall. Un couple de danseurs acrobates, squelettiques ;
lui est grec, elle allemande, tous deux si prodigieusement maigres que les dents saillent sous
la peau des joues. Une balte silencieuse et farouche à mâchoire de ratier, et encore deux autres
créatures féminines, incolores. Tout ce monde campe en bohémiens dans ce qui fut la paisible
demeure d’un professeur d’histoire retraité.
Au second étage vivent un savetier et sa famille, un anonyme fonctionnaire et un petit
tailleur véhément comme une gousse d’ail et sa femme. Puis une veuve de guerre, la seule
créature fine du groupe ; elle marche en somnambule, absorbée par une pensée unique : son
fils, un bambin de quinze ans requis par le Volksturm, et dont elle est sans nouvelles.
Le troisième étage est la proie de deux travailleurs Belges, d’une Esthonienne, d’un
Français et d’un Italien mâtiné de niçois.
Je remarque ces types disparates en descendant, le soir, dans les caves où il y a aussi tout
un contingent de femmes, d’enfants et de vieux habitués d’un autre compartiment de l’abri,
mais je les vois moins. Le tailleur du second se croit un maréchal d’Empire. C’est un gringalet
jus-de-chique à front chauve, nez en bec de perruche et petite bouche pourpre et charnue qui
saille obscène, d’un buisson de barbe bicolore ; un barbe absurde, noire et blanche, qui fuse en
largeur comme celle d’un « jack-in-the-box ». Joignez-y des yeux saillants d’énergumène et
une voix éclatante qu’on entend trompeter dans les escaliers, la cour et les souterrains. Il
exerce ici une manière d’autorité car l’ordre de la maison dépend d’un quatuor qui décide de
l’heure d’ouverture et de fermeture des portes de l’immeuble, règle la question du nettoyage,
des ordures ménagères, du stationnement des bicyclettes, du jeu des enfants, du piquet
d’incendie, du soin des abris et… des conflits entre commères. L’éternel sujet de querelles est
la perfection de l’obscurcissement des fenêtres : un rideau mal joint, un trou dans le papier
noir des fenêtres, provoquent des explosions de cris comme si cela nous désignait aux
bombardements pourtant aveugles.
Jack-in-the-box partage la haute main avec notre intelligent portier, le père Kunst, le
fonctionnaire et le gérant de l’immeuble ; ce dernier, navigateur prudent, est décidé à ménager
tout le monde et à tirer bénéfices de toutes les tempêtes. Il vient, de préférence, discuter aux
heures des repas, s’assied à table, accepte un petit verre, un biscuit, une tasse de café, un
bonbon, la moindre offrande ; il tâte le terrain : il manque d’allumettes ou d’un peu de
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benzine pour son petit briquet… Où trouvez-vous des pommes de terre ?… du petit bois sec
pour le feu ?… Est-ce vous madame qui faites ces excellents petits gâteaux ? J’en voudrais
bien faire goûter un à ma femme… pour la faire rager, elle ne serait pas capable d’en faire
autant. Ah ! les Français… la France… Dîner avec Dieu en France !… Des cigarettes ! Vous
avez des cigarettes ?… Ah ! Comment vous remercier !… c’est trop !…Et ses grosses
pommettes rusées remontent jusqu’à cacher ses prunelles obliques.
Le tailleur s’enivre d’autorité. Il pète de prétention, parle à tort et à travers, jure et toupille
comme un dément : « Herr Müller se promène dans la cour avec sa cigarette allumée !… Il
faut l’attacher dans la cave !… le misérable !… le traître !… le fusiller !… » Ce guignol a tout
à côté sa petite boutique et se considère l’égal de Poole et de O’Rosen, encore n’est-il pas
bien sûr de n’avoir pas le coup de ciseau génial, l’œil plus subtil. Sa femme est une blonde
clignotante, creuse, décolorée de peau, d’yeux et de cheveux, comme si elle avait trempé dans
du chlore. Soudain cette albinos tombe en transe : un chien a pissé sur la porte… La putain
qui habite au dessus d’elle vient, en hachant du bois, de faire tomber du plafond un plâtras
juste dans le ragoût qu’elle fait cuire. Horreur ! Malédiction !… fin du monde !… Son pâle
visage vire à l’aubergine. Elle écume… elle va mourir…Sa voix atteint le suraigu des
hystériques. Elle est donc folle aussi ?
Le fonctionnaire s’appelle Sauer. Physiquement il est normal, net, soigné. Sa voix ne quitte
pas le medium quand il parle, ce qui est rare. Le feutre rabattu sur les yeux, un pardessus
propre, l’écharpe bien croisée sous le col, les souliers cirés. Il descend l’un des premiers dans
la cave, s’assied dans un fauteuil de jardin en paille, croise les jambes, enfonce ses mains
gantées de peau dans ses poches et ne bouge plus. On dit qu’il était nazi convaincu et se tait
maintenant par prudence. L’heure des revanches approche et le nazisme commence à puer
sérieusement.
Et le petit tailleur ? Personne ne me fera croire qu’il n’a point, jabot gonflé, se prenant pour
Rommel soi-même, arboré le pavois pour chaque ville conquise. Comme il devait bondir de
joie aux exécutions, applaudir aux représailles, marcher sur les crânes des requis, dénoncer les
tièdes, espionner, faire du zèle… À présent, désemparé il bafouille, change d’antienne deux
fois par jour : « Tout est perdu !… Les misérables !… Les traîtres !… Les secours
approchent ! On n’aura pas la Grande Allemagne encore cette fois ! L’Allemagne de
Bismarck, de Frederik !… Je l’avais bien dit ! Ces gueux nous bernent !… Les hommes n’ont
plus de munitions ! Il ne pensent qu’à foutre le camp !… Pas de défaitisme ! On va sortir
l’arme secrète et Londres… toute l’Angleterre… tout ça va péter en l’air comme une bulle de
savon !… » Et puis, terrifié par sa propre véhémence, il disparaît dans son antre.
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Depuis quelques jours des avions matinaux que nous croyons anglais, viennent renforcer
les américains du soir. Leurs tirs sont moins meurtriers mais interrompent la vie deux heures
de plus. À chacune des alertes journalières, et alerte signifie bombardement, les habitants de
la maison descendent non seulement des valises, mais des manteaux, des vêtements suspendus
à des cintres, le pot-au-feu à demi cuit, la marmite de graisse, un bassine de linges frais lavés,
des joujoux d’enfants. La dégringolade de l’escalier, le campement dans les caves de tous ces
gens sont accoutrés à faire peur et perdent de leur humour par leur répétition. Nous n’avons
pas grand-chose pour nous garder de l’humidité souterraine, nos chaussures défient toute
description. Peut-être sommes-nous les moins bien mis, mais pas les plus ridicules. Des
femmes protègent leur crâne contre d’éventuels projectiles par des bandages sous des feutres
d’homme, ou juchent un casque militaire sur leur béret basque enfoncé jusqu’aux yeux. la
toque de lapin-loutre, dite « russe » (déjà) qui me sert de couvre-chef s’est doucement amollie
comme un pudding manqué.
Une femme descend deux perruches dans une cage et Mac, le chien, intrigué renifle des
bestioles inconnues du haut de son poste de guet : les genoux de son maître. Le bavardage va
son train. La grande question présente est, dans l’imminence du siège de Berlin, l’installation
possible de lits. Dormira-t-on dans les caves durant des semaines ? Et l’on commente la
résistance de Breslau. Stupide héroïsme ! Combien plus louable la reddition immédiate de
Hanovre. Mais les SS cent fois maudits sont capables de prolonger le supplice de la capitale.
Je lis sous la trouble ampoule et cela agace tout le monde. Tant pis. Si je parle avec Any en
français, l’agacement augmente car l’aigreur règne entre ces énervés, las, anxieux, sous
nourris, soupçonneux, réunis là comme sur un radeau par le naufrage de la nation. L’alerte ce
soir n’en finit plus et je laisse mon livre pour écouter la radio décrire les évolutions des
appareils. Il semble qu’aujourd’hui les vagues de bombardiers s’amusent à virer avant Berlin,
changent de direction, reviennent, l’abordent par un autre côté, repartent, reprennent l’attaque,
et cette danse macabre nous tient quatre heures sous terre tandis que roulent, voilés par la
terre, les explosions qui écrasent la ville. Any, très fatiguée par un point au poumon,
s’évanouit. Nous la portons dans l’obscurité de la cour jusqu’à la loge du portier. la nuit
poudrée d’étoiles rend possible ce petit voyage sans nous rompre le col. Le ciel, semblable à
une caisse de résonance, bourdonne du ronflement presque palpable des moteurs, et le tailleur,
ce triple sot qui dirige aujourd’hui la cave, croit que les avions américains voient de Dieu sait
combien de milliers de mètres, la misérable lueur de ma lampe de poche et il aboie dès que je
craque une allumette. Nous restons seuls à soigner la malade. On n’entend plus que des
rumeurs lointaines. L’alerte terminée nous pouvons éclairer et porter chez elle la pauvre fille :
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il est une heure du matin. À peine sommes nous dans l’appartement que la lumière s’éteint de
nouveau. Coucher à tâtons. Il nous reste une demi bougie et trois cuillerées de pétrole dans
une vieille lampe 1900 ; ce sont des trésors à économiser.

Mercredi 18 Avril
Cette séance journalière de cave devient un cauchemar obsédant. Dès que le jour décline la
ville se prépare au jeu de cache-cache avec la mort et commence d’en rager. Dépêchons, il
faut avoir dîné… les gestes s’énervent. L’œil consulte la pendule… L’ombre gagne… Tout à
coup, très loin, s’élève un hululement incertain… La fourchette reste en l’air… L’onde sonore
se fortifie, monte, descend, se précise en plainte aiguë, perçante : hurlement de bête de lune…
L’électricité est rarement donnée hors temps d’alerte, si bien que la sirène n’éclate plus en cri,
mais débute faible, enfle la voix peu à peu, comme si cette porteuse de nouvelles arrivait de
très loin en haletant : « Sauve qui peut ».
La radio allumée grésille. On court par les chambres toutes portes ouvertes. On s’habille en
prêtant l’oreille. La voix de la radio s’élève : « Achtung, Achtung !…Une vague de
bombardiers s’avancent dans la direction de Dünebourg… Berlin kommt wieder !… » La
voix se tait remplacée par un « Tac… Tac… Tac… » de métronome, le va-et-vient martèle le
silence… Viendront-ils sur Berlin ? Bifurqueront-ils sur Brunswick ? On attend… Arrêt du
métronome, un instant de suspens… Nous restons là, debout, valise en main, écoutant le petit
cadran lumineux hacher les minutes… : « Achtung ! Achtung ! Une seconde escadrille suit la
première, descendant le cours de l’Elbe. Elle est composée de bombardiers lourds. Environ
trois cents appareils… Berlin kommt wieder… tac… tac… tac… » Allons, ce sera pour
nous… Ouvrons les fenêtres, il faut préserver les vitres, irremplaçables… Et par six fenêtres
béantes la nuit souffle dans le logis et le glace.
Qu’on est las, brisé, assoiffé de répit ! Je n’ai jamais tant envie de m’étendre et dormir
qu’en ces moments-là… « Tac… tac… tac… Achtung ! Les bombardiers de la première
vague virent dans la direction de Berlin… » Nous descendons au plus vite. Dans un instant la
radio dira : « …La vague de bombardiers atteint les environs de Postdam… » Déjà nous
traversons la cour dans la nuit profonde – aucune lampe n’est tolérée – et nous atteignons la
cave bons derniers, à la désapprobation générale. Une morne lumière tombe de l’ampoule
pendue aux solives, elle inscrit durement sur une ombre profonde le dessin des fronts, nez et
pommettes. Les visages en sont écrasés, raccourcis, réduits à des demi-masques sans regard.
Les corps se tassent dans les fauteuils, sous un fatras de vêtements superposés, d’écharpes, de
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plaids car la froideur humide qu’exhalent la pierre et la chaux pénètre chairs et âmes et
désagrège les courages.
Tous ces gens crispés par l’attente guettent les bruits du dehors. À quoi bon ? La bombe
qui vous attrape c’est justement celle qu’on n'entend pas, mais ils ne peuvent se raisonner. Ils
sont livrés aux réflexes, tout en soupirs et frissons. Ce sont d’involontaires petits jappements
de bêtes en émoi qui leur échappent à entendre la radio psalmodier la geste des avions sur
Berlin. Car là aussi l’inexorable métronome nous a suivi et tout le drame extérieur se déroule
évoqué par la voix de l’invisible récitant. Chaque détour des appareils, les quartiers
bombardés, les vagues successives, le flux et reflux de la mort, sont lentement transmis de
l’air en feu à notre nuit souterraine ; et toujours la pulsation de l’impassible pendule minute
notre anxieux ennui.
Tout à coup quelqu’un murmure : « Ah ! Cette fois… » C’est qu’on vient d’entendre dans
le lointain fuser en bouquet d’artifice une pétarade d’éclats. Un grondement sourd monte du
sol qui tressaille sous nos pieds et, dans le silence apeuré, une femme geint : « Ah ! Mein
Gott ! Mein Gott !… » Un long sifflement décrit une courbe, s’achève par un choc lourd et
des choses inconnues chûtent dans l’espace. Le plafond sonne, percuté par un index géant. On
distingue des tintements cristallins et successifs de vitres brisées. Cette fois elle est tombée
non loin d’ici.
Les heures traînent. Minuit… Et toujours le métronome… Le corps s’engourdit sous
l’étreinte humide du froid… la pensée aussi. Je voudrais réagir et secouer le suaire de glace et
de lassitude qui m’enveloppe. Je regarde autour de moi mes compagnons de cave. R. somnole
en caressant le chien. Le fonctionnaire balance son pied, le visage dans son cache-nez, tandis
que le tailleur barbu marche à grand pas dans le corridor et, de temps à autre donne de la voix
pour ne rien dire. Any cause à n’importe qui avec volubilité pour oublier sa peur dans le bruit
de ses mots. Elle demande à son miroir d’être le locuteur qu’elle écoute, et lorsque
l’accordéoniste aux yeux magnifiques s’assoupit, la tête enturbannée penchée vers le col de sa
canadienne, elle s’adresse à la chanteuse son amie, puis aux danseurs grecs, au jeune médecin
militaire venu du commissariat voisin qui déambule dans les divers compartiments de la cave.
Il est pâle et absorbé par le souci du mal qui le détruit, la tuberculose qui émacie son
transparent profil.
Si Any ne peut les accrocher, elle s’en prend à la fruitière, paysanne juste assez cultivée
pour reconnaître un chou d’un navet, ou à la concierge de la rue voisine, voire à l’ex
domestique du troisième abandonnée par ses maîtres, malheureuse ilote à lunettes de
scaphandrier et cheveux rouges dressés en tire-bouchon, à bouche de four, semi idiote si
24

puante qu’elle incommode. Elle essaye même d’entretenir un être incohérent, homme par
l’apparence et loup par la voix, mari d’une blanchisseuse qui, sous couleur de sécurité, s’en
est débarrassé à notre profit. Any harasse tout le monde, sauf Madame Kunst, patoisante
fertile en pataquès, mais paisible comme une nourrice et non dépourvue d’un certain humour
populaire.
L’aspect de sorcier nègre de cette commère me cause à chaque descente en cave, un léger
choc de surprise. Je ne puis m’y faire. Dieu sait comment nous sommes tous fringués, mais la
mère Kunst dame le pion au plus fantaisiste. Sa masse engoncée dans une série de pull-overs
disparates à étiages successifs, se termine par un turban de mamamouchi fait d’un épais tissus
ramagé jaune et brun ; elle en a cousu les volutes sur une armature solide, selon une technique
toute personnelle et elle enfonce cet appareil comme un bonnet à poil de grenadier, bien
vertical sur son profil de casse-noix, toutes oreilles dehors. Mais plus étonnant encore, ce sont
ses bottes gigantesques, des bottes pour Polyphème, faites de tresses de paille, cousues aussi
grosses que des nattes de gretchen ! Ce ne sont pas des chaussures mais des socles. Au reste
cela doit garantir du froid étonnamment car il y en a d’autres paires dans la cave et l’on
m’offre d’en chausser. Je refuse, c’est stupide, je sais bien, mais par une indéracinable
coquetterie, je préfère envelopper mes jambes dans une couverture ; plutôt l’onglée que ces
bottes.
Les thèmes de conversation sont les maladies des uns et des autres, les dégâts causés par
les bombardements ou les conditions futures de la paix. Il en est d’autres que personne n’ose
trop approfondir, par exemple : la promesse des armes secrètes que tournent en dérision le
populaire et les déserteurs. Ceux-ci plus nombreux chaque jour et que chacun s’efforce de
cacher de-ci de-là ; ce que tout le monde sait et que personne n’avoue. Et puis, au fond, tous
ces gens, nazis ou non, sont allemands, patriotes et la défaite est toujours la défaite : il n’y a
pas de parti qui tienne. Ils nous haïssent nous étrangers, les Français qui une fois encore
s’ébrouent, se relèvent et se tirent d’affaire. Notre présence les empoisonne en leur mettant
sous le nez la carte à payer, et notre silence les nargue. Leur orgueil en est malade. S’ils
osaient ils m’arracheraient mon livre des mains et me le frotteraient sur le nez ! Je sais que me
voir lire les exaspère.
Brusquement le métronome de la radio cesse de battre. Toute conversation est suspendue.
On écoute. Que va dire la voix ? « Achtung !… Les bombardiers s’éloignent dans la direction
de Magdebourg. Une vague sur dirige sur Luckenwald… Dans un instant la fin de l’alerte sera
donnée. » Allons, ce n’est pas encore pour cette fois. J’étire une jambe gourde et le chien
dégringole des genoux de son maître, s’ébat, baille tout joyeux. Dans un brouhaha satisfait on
25

ramasse les frusques et les valises, et la porte s’ouvre sur la nuit constellée. Qu’il fait bon
respirer dehors , sous le ciel nettoyé des hommes et rendu à sa sérénité.

Jeudi 19 Avril
Demain sera l’anniversaire de Hitler, célébré chaque année par un bombardement de choix.
La population s’attend à une journée mémorable, à une destruction massive comme celle du 6
et du 26 février. Le cercle des armées alliées se resserre. Nous croyons les Américains à
Magdebourg, mais nous n’en savons rien. Dois-je dire que les Allemands l’espèrent ? Ma foi,
je n’en sais rien.
Une rage à peine contenue accueille les préparatifs tardifs d’intense défense, ordonnés par
les gouvernants. Encore des morts, des souffrances, des ruines… et pourquoi ? Tout est perdu.
Il n’y plus d’hitlériens, mais un reste de crainte de la Gestapo, des SS – les derniers loups-
garou – fait baisser la voix. Il n’y a plus d’hitlériens, pourtant, s’il avait été vainqueur ce
Führer, quel délire d’amour ! À présent les fruits d’Afrique, la blanche farine d’Ukraine, le
beurre et le cognac de France, le vin plus enivrant encore de l’orgueil, manquent. L’estomac
et l’esprit contractés, l’Allemagne piétine son idole éternelle aux masques changeant :
Frédéric, Bismarck, Guillaume, Adolf.
L’électricité est arrêtée pendant la plus grande partie de la journée. Dès qu’on aperçoit une
lueur dans l’ampoule, ce sont des cris : « Vite ! la radio ! » Nous cherchons fébrilement en
tournant les boutons dans tous les sens. Le poste BBC, malchance, parle Polonais, Russe ou
quelqu’idiome aux sonoritéx inconnuex. Enfin s’entend la première phrase anglaise,
allemande, française… et l’électricité s’éteint… Ou bien ce sont les derniers mots d’une
langue compréhensible que nous accrochons avant de sombrer en plein Tchèque ou
Norvégien. Par recoupements s’obtient une vue de la situation : l’entrée des Américains à
Leipzig, la délivrance du camp de Buchenwald5. Des mouvements russes aucune précision.
Où sont-ils ? Les augures prétendent « Vienne les intéresse ; pas Berlin. Ils ne dépasseront pas
l’Oder. Les Américains seuls attaquent. » Les avions du matin sont-ils anglais ou russes ?
La position de notre maison, pointant en proue sur le Kaiserdamm, alimente les
commentaires horrifiés des locataires. La rue voisine, fortifiée par les SS, prend l’aspect d’une
redoute. Défendra-t-on Berlin pied à pied ? Nous serions aux premières loges auprès de cette
barricade. Nos vaillants prévoient la fusillade, l’incendie, l’évacuation, la ruine. Alors les
caves se remplissent de coffres où s’empilent vaisselles, tapis et vêtements. Les possessions

5
- Le 11 avril..
26

précieuses, fourrures, objets d’art, argenterie, instruments de musique, bijoux, expédiées en


Thuringe ou en Bavière, sont maintenant en péril. Qui l’eut cru ?

Vendredi 20 Avril
Hé bien ! le bombardement attendu n’a pas eu lieu ! Vers onze heures du matin descente
générale en cave au premier coup d’alerte ; faible, lointaine attaque. C’est presque inquiétant,
serait-ce l’armée russe, toujours silencieuse sur ses mouvements, qui investit Berlin ? Les
Américains sont-ils encore loin ? Arrêtés à Magdebourg ? Pas de radio mais un téléphone
intermittent permet à Any de recueillir chez sa sœur, habitant les quartiers Nord,
d’inquiétantes nouvelles. Des soldats fuyards refluent et ils affirment que les Russes ont
encerclé la ville. Décrits par la propagande nazie comme les plus cruelles brutes assassines et
tortionnaires, les Russes sont la terreur des berlinois. Le soir, pour la première fois de puis des
mois, aucun avion ne bombarde. L’alarme sonne mais seuls des ronflements de moteurs
emplissent le ciel nocturne. L’électricité du soir ne dure qu’un quart d’heure et, bien entendu,
à l’heure de l’émission polonaise ! Les trains seront arrêtés demain, paraît-il. Certains
quartiers n’ont plus d’eau.
R. et moi remontons à tâtons dans l’appartement sans attendre la fin de l’inutile alerte :
c’est rébellion déclarée. Sur la nuit, moins froide, nous laissons les fenêtres ouvertes et je
m’endors, heureuse de cette trêve inespérée. Je m’éveille tout à coup… Un élément nouveau a
pénétré mon sommeil et j’écoute, scrute l’ombre attendant la révélation. C’est un bruit
lointain, espacé… dense mais déterminé, précis qui martèle le silence. C’est LE CANON.

Samedi 21 Avril6
Nous l’entendons à intervalles, toujours lointain, au cours de la journée. Personne ne doute
plus de l’investissement. Aucun bombardement d’aviation n’a lieu. Les habitants de la maison
s’affairent à descendre dans la cave des couchettes, des fauteuils, étalent des tapis : cela
formera un salon habitable à la lueur des lampes à pétrole et mieux vaudra dormir dans cet
abri que monter et descendre plusieurs fois par nuit. Toutefois, R. et moi réservons notre
décision pour l’avenir, trop heureux d’échapper au troupeau. À la lueur d’une bougie nous
gagnons notre lit. Les réfugiées de l’appartement sont descendues, disparaissant sous des
édredons. Portes fermées, toute lumière éteintes et fenêtres ouvertes, nous sommes au
printemps, nous goûtons un répit silencieux ; nous sommes résignés à tout. Si notre destin doit

6
- Derniers bombardements américains sur Berlin.
27

finir ici, mieux vaut dans cette solitude à deux. Oh ! surtout pas dans un souterrain, pas
étouffés par des bêtes humaines éperdues !
Combien miséricordieux serait le sort qui, d’un seul coup, nous effacerait ensemble.
Puisque rien n’a pu nous séparer dans la vie, pourquoi l'être dans la mort ?

Dimanche 22 Avril
Au petit jour les « caviers » ont regagné les appartements. Tous sont oisifs et vaquent de
porte en porte en quête de nouvelles. Depuis plusieurs jours personne ne se rend plus aux
bureaux administratifs malgré les objurgations sans conviction des chefs. Sans transport ni
lumière, la ville paralysée perd contact, se contracte. Le téléphone reste muet. Le journal,
réduit au format prospectus, présente un profil de Hitler et le discours de Gœbbels sur
l’anniversaire célébré sans tambour ni trompette. « Quoi qu’il arrive, dit cet imperturbable, si
nous conservons vivant notre Adolf Hitler, c’est une victoire qui nous suffit ! » …Voire !
Une distribution de vivres à titre de « provision » est annoncée ; elle commence chez
l’épicier par le café et un sac de pois secs.
Le rue s’emplit de va-et-vient. Jeunes et vieux de la Volksturm circulent par petits groupes
sans but apparent, attristante parodie du plus viril élan : la défense volontaire du sol natal.
C’est le suprême « ersatz » de ce régime. Draguée pour la dernière fois, la nation allemande a
donné, au nom d’une prétendue résistance spontanée, cette affligeante piétaille de corvéables
à merci, sexagénaires, boutiquiers, scribes retraités, aussi pitoyables que risibles. Le regard se
détourne, gêné, de ces mornes grisons osseux ensachés dans la housse vert-de-gris d’un
uniforme déteint. Ils sont destinés à défendre les chicanes, barricades et tranchées qui barrent
les carrefours de leur maçonneries de pavés étayées de rails arrachés et de tramways
renversés. Les jeunes de moins de 16 ans vaquent par bandes, incertains et silencieux.
Quelques uns portent un « panzerfaust » sur l’épaule. Le sentiment qu’ils inspirent au public
est curieux ; ils font pitié et quelque peu horreur. Ce sont les derniers fanatiques hitlériens,
regardés avec appréhension par l’Allemagne de la défaite, fort embarrassée de cette
génération toute fraîche éclose du vivier nazi. Que faire de ces candides niais ? Ils y croient,
eux !
Les tirs d’artillerie restent intermittents mais assez nets et assez forts pour gêner l’oreille.
Par moments ils tonitruent, frappent de grands coups profonds qui font sursauter et arrachent
aux femmes des exclamations nerveuses.
Nous dînons à six heures de pommes de terre et de café. Le soir descend vite, et dans la
pénombre commençante Any et moi nous nous hâtons de mettre en ordre les plats et les
28

tasses, de tiédir un peu d’eau pour la toilette sur des tisons mourant. Any hésite à descendre
aux caves, mais les tirs augmentent, la maison frémit. Sur une dernière explosion péremptoire
elle rejoint la caravane des derniers « caviers ». Nous restons dans l’appartement vide, toutes
portes battantes, je fais à tâtons un dernier tour d’inspection. Un instant, de la véranda je
m’attarde à contempler le ciel où monte une fumée rouge. L’air froid et pur apporte une
savoureuse senteur de bois brûlé, qui évoque d’anciens automnes, mais ce n’est pas la motte
forestière du charbonnier qui répand son arôme acre et roux, c’est, quelque part, une demeure
humaine incendiée. Des avions bourdonnent… très loin. Solitude absolue… Ce qui reste de
vivant dans les maisons à demi détruites tremble sous terre. J’hésite à me dévêtir. Le ridicule
péril d’une fuite en chemise me décide ; je m’étends, enveloppée de mon manteau, le sac de
voyage à portée de la main. Vers onze heures une lueur pourpre inquiète mon sommeil. C’est
le feu ! la chambre est embrasée d’une lueur si vive que je bondis vers le salon, vers la salle à
manger… Rien. C’est le ciel tout éclatant de fusées éclairantes qui nous illumine.
L’effet est dramatique : des coulées de flammes ruissellent derrière les façades trouées,
entre les pans de mur déchiquetés. Les ruines convulsent leurs noirs fantômes sur fond de
fournaise. Un tir furieux, tous calibres mêlés, crépite, pétarade, tonne, siffle, chuinte ; la
maison, la terre, le ciel oscille… Nous restons R. et moi, fascinés, debout au centre du
tonnerre, devant l’horrible féerie. Cela dure : je ne sais… Je n’ai plus conscience du temps…
Puis la pourpre s’estompe, les tirs se raréfient, s’éloignent, le ciel devient rose, puis il
grisaille. C’est la fin. Je consulte ma montre : une heure du matin… Est-ce possible, Je me
déshabille escomptant un répit probable. Ce n’est qu’à huit heures que reprend la lourde basse
des canons lointains.

Lundi 23 Avril
Bon gré, mal gré, canons tonnant ou non, il faut lutter petitement pour les besoins
journaliers. L’eau d’abord. Les robinets sont taris, la fontaine de la cour aussi ; depuis trois
jours nous descendions y remplir des seaux et c’est dans la rue maintenant qu’il faut aller
puiser, au coin de Kaiserdamm, vis-à-vis de l’angle redouté de Dankelstrasse. Une ligne
d’humains résignés s’étire le long du trottoir, installe seaux, baquets, cruches, brocs, bassines,
baignoire de bébé, sous le jet, non sans patauger. Les hommes pompent à tour de rôle. Nous
revenons Any et moi, trimballant quatre seaux, les pieds durement arrosés.
Le feu est notre second souci. Le fourneau, objet de combats sournois entre Any et ses
réfugiés, doit être saisi avant la remontée matinale des « caviers », allumé, défendu pour notre
« imitation-moka ». Les réfugiés Weber, mère et fille, d’humeur intrigante, sont dotées de
29

cousins affectueux mais passagers, qui fournissent gibier et volaille en paiement des bons
offices de ces dames. Le fourneau, privé de gaz, n’offre que deux plaques à charbon, et la
lutte consiste à se les confisquer. Barbouillées par la houille et le bois brûlé, les mains
graillonneuses, nous tisonnons, scions et soufflons sur le foyer. Reste à fournir des aliments
aux casseroles, cette corvée absorbe toutes nos facultés. Pour découvrir et séduire un vendeur,
R. déploie plus de ténacité et de diplomatie que l’on en use à Downing Street en toute une
année.
Je ne doute point que l’avenir n’hérite de nombreux commentaires sur le mémorable siège
de Berlin, mais chantera-t-on comme il se doit la tragique farce quotidienne ? Dira-t-on
l’humiliation d’être sale, de subir du linge gris que l’eau froide et le savon pauvre ne peut
blanchir, la veste de laine, unique, imprégnée d’une morne odeur de bête humaine, la
condition misérable du corps, peu à peu détruit par la servitude qui communique à l’âme un
sentiment de dégradante impuissance ? Car il faut s’accrocher à la vie des griffes et des crocs,
ou couler au fond.
Il n’y a plus de charbon, je dois trouver du bois pour nos feux. Munie d’une hachette, je
m’en vais dans le maquis des immeubles en ruine fouiller les décombres, enjambant les
gravats, butant dans les cratères et me déchirant les jambes aux fers et grillages. Sans égards
pour mes mains j’extrais péniblement des fragments de planches à demi carbonisées, des
éclats de meuble et surtout des cadres de fenêtre. C’est un excellent bois, dense, qui dure et
forme des tisons. Il faut l’arracher à coups de hache aux pans de maçonnerie, le débiter,
traîner la pesante charge dans un panier jusqu’à la maison. Je deviens experte en bois ; si je
n’en connais pas le nom, je sais au moins comment ils brûlent. Ce travail m’éreinte et je ne
suis plus que plaies et bosses. Tout est misère. Il faut économiser le savon, l’eau est à peine
tiède, la brosse à ongle est atteinte de pelade, nous manquons d’allumettes et le briquet n’a
plus d’essence. Je garde, bien enterré sous la cendre, un tison que l’on ranimera et que je
soigne avec autant de zèle que le pourrait faire la Grande Vestale elle-même. À soixante ans
passés je vérifie la vérité du proverbe espagnol « A perro viejo todo son pulgras7 »
Le rendement des cartes alimentaires est insignifiant. Any fait la queue pour les
suppléments annoncés : un kilo de sucre, trente grammes de « bohnenkaffee », un kilo de
farine, trois bottes de légumes. Dans l’assaut des comptoirs on lui coupe, par erreur ou non,
les tickets de viande, et nous perdons ainsi trois livres de porc gras, denrée précieuse entre
toutes. Voilà Any presque en larme. Sauf à subsister d’ersatz de café et d’une pâte insipide de
farine noire façonnée en manière de crêpe, il ne reste pas d’autre alternative que de partir en
7
- À vieux chien tout est puce.
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chasse dès l’aube et de forcer le kilo de lard, la motte de beurre, le sac de patates arrivés de la
campagne ou rescapés de l’incendie d’un dépôt.
Le cousin de nos réfugiés est grand chasseur, et plus grand chapardeur. C’est un cultivateur
bavarois, avide et fruste. Son régiment campe quelque part aux environ de Berlin. Il paraît
chaque soir pliant, comme le Père Noël, sous un sac bourrée de denrées soustraites aux
cantines militaires et aux maisons évacuées ; il apporte du gibier braconné et des légumes
pillés aux champs. Il colporte aussi des nouvelles de l’avance russe. Les Allemands se battent
à l’aveuglette, sans liaison de commandement ; les munitions s’épuisent, l’espoir aussi. Le
Bavarois voudrait bien revêtir un costume civil, disparaître dans la confusion finale. Il n’est
pas seul dans ce cas et chaque matin l’on trouve des uniformes hâtivement jetés parmi les
ruines.
La canonnade qui nous a secoué tout le jour augmente en fin d’après-midi. Il est très difficile
de décrire l’étrange situation où nous nous trouvons. Le mot « bataille » suggère des charges
de cavalerie, des bateaux tonnants, des attaques à la baïonnette et bien d’autres façons de
s’entre-tuer, mais toujours l’idée d’hommes, de combattants, de mêlées. Or ici, maintenant,
c’est bien différent. Je ne vois personne, du moins aucun soldat, ce qui domine c’est le bruit.
Toutes les machines à cracher du métal sont en marche et l’air vibre sans cesse d’explosions,
de sifflements, lointains ou proches. Qui tire ? et sur quoi ? Je suis bien incapable de le
préciser et je nierais le danger si, de temps en temps, des projectiles n’abattaient des tuiles,
crevaient des vitres, écaillaient les murs de notre rue. Par moment la confusion augmente.
Plus rapprochées, des explosions secouent la maison, nombreuses, denses, rageuses… et cela
dure dix minutes, vingt, une demi-heure, puis s’éloigne, diminue, s’intègre dans la clameur
anonyme du combat qui embrase la ville. Et je ne m’explique pas davantage la trêve que je
n’ai compris l’attaque.
Dès cinq heures femmes et enfants s’installent dans les caves, certaines y passent tout le
jour n’osant remonter dans leur appartement, d’autres errent au rez-de-chaussée, campent sous
la voûte d’entrée à proximité des souterrains, prêtes à s’y enfoncer comme lapin en terrier.
Les enfants jouent ou piaillent, les ménagères commentent et se querellent, des hommes du
Volksturm se mêlent aux commérages autour d’un café collectif organisé par le boulanger ou
la portière. Il n’est point de bourde que n’accepte ce groupe de petites gens désaxés, sous
nourris, tassés vingt heures par jour dans l’obscurité froide des caves où ils sommeillent sur
des chaises, l’oreille tendue et le cœur chaviré. Un carcan les soutient encore : la peur de
l’espion, du fanatique SS. Le légendaire Werwolf rôde, il faut simuler la confiance… mais oui
31

les renforts arriveront !… et l’arme secrète !… Des inscriptions à la peinture noire répètent le
mot d’ordre au coin des rues : « Nein ! Wir kapitulieren nicht ! »
La bourrasque diminuant, nous traversons ce campement à l’heure de la promenade du
chien, on y discute une mesure nouvelle : les caves seront fermées dès huit heures du soir et
ne rouvriront qu’au matin. Il s’agit d’éviter l’intrusion de soldats fuyards qu’on serait accusé
de cacher. Les regards nous suivent avec ressentiment. Nous sommes l’ennemi, l’étranger,
mais surtout ceux qui ne descendent pas et sortent sans nécessité absolue. Ils voient dans notre
abstention une marque de mépris pour « leur » danger, un dédain qui le diminue. Rien ne
désarme l’humaine vanité.

Mardi 24 Avril8
Le désordre et le bruit vont amplifiant. Nous devons, pour nous entendre, élever la voix et
augmenter d’autant le vacarme. Par instant les projectiles fouettent la rue, écorniflent les
façades, vrillent les murs, éclatent les vitres. Près de la pompe pour l’eau, un magasin de
papeterie prend feu et commence à brûler sans que personne ose approcher le coin fatal en
pleine fusillade. Tranquillement l’incendie grignote la boutique abandonnée. Les flammes
roses sont bien jolies dans la grisaille du matin : comme elles semblent innocentes ! Sans hâte,
comme des chenilles mangeant des feuilles, elles font disparaître portes, caisses, comptoirs.
Les plus petites s’accrochent aux chambranles, trottinent au bord des plinthes ; les grandes
dansent le pas du triomphe en agitant leur voile fluide. Vers midi, un instant d’accalmie dans
les tirs permet aux décombres d’étouffer les restes du feu sous leurs pelletées.
Des femmes garées sous les porches guettent un moment de répit pour prendre leur course
vers la pompe et reviennent en se plaquant le long des murs. Elles habitent loin parfois, ce
point d’eau étant un des rares qui ne soient pas encore taris ou défoncés. R. s’et dévoué, il
pompe, imperturbable, emplit leurs seaux, galvanise les timorés réfugiés dans les portes ;
quelques-uns montrent leur nez, prennent le vent, se risquent jusqu’au coin de la rue. Mac, le
chien, conscient du danger, se blottit derrière mes jupes, surveille son téméraire patron,
avance une patte, rétrograde, joue au naturel les angoisses de Sancho Pança partagé entre
l’amour du maître et l’amour de la vie. Enfin la tendresse l’emporte et il le rejoint.
Un peu plus tard, malgré les conseils de prudence des spectateurs, nous partons, gonflés de
courage, pour Lietzensee Park. Il faut se secouer que diantre ! Nous passons par le
Kaiserdamm, désert de toute présence humaine, jonché de réverbères brisés, d’auto aplaties,
de blocs de maçonnerie, d’écheveaux de ferraille. Sur l’Est, en direction de Tiergarten, pèsent
8
- Entrée des troupes soviétiques dans les faubourgs nord et sud.
32

des fumées mates. Un soleil déclinant joue dans les délicats feuillages printaniers du parc. Des
panzers sont camouflés au plus profond des massifs meurtris. Fourgons et canons ont labouré
les pelouses. Arbres et branches cassés barrent les allées : c’est le massacre du printemps. Au-
dessus de nos têtes, derrière le plafond des nuages, on entend distinctement le calme
bourdonnement des avions et, de temps en temps, crépitent des explosions ponctuées de
grands coups plus éclatants. J’ai beau réunir tout mon sang-froid, le cœur me saute un peu.
Autour d’un feu de camp des hommes et quelques femmes en semi uniforme rôtissent un
mouton. Mac, appelé, s’attaque joyeusement à un repas d’os, rare présent à la pauvre bête
condamnée aux patates.. Nous échangeons de réticents propos. Des renforts sont annoncés,
500 000 hommes… ils approchent à marche forcée ; ce sont bien les Russes qui approchent.
Postdam serait occupée… oui, on ne sait pas grand chose, tout est vague… bien sûr. Et les
sourires, les voix molles, en disent long sur le désarroi et la solitude de cette poignée
d’hommes perdus dans l’écume du grand torrent qui les roule vers l’abîme. Nous revenons ,
contournant les lacs. Une croix casquée marque un rectangle de terre tassée de frais : 26 ans,
tué hier. Soldats et civils sont ensevelis au plus près, dans les squares, les jardins privés, les
talus, partout où la terre se laisse creuser.
Ce soir nous sommes très las. La maison est vide, les caves refermées sur les habitants.
Étendus, mi-vêtus sur le lit, nous écoutons la nuit lugubre, pleine de plaintes, la nuit de sang.
Autour de nous tout est menace et désespoir. Cependant, vers le petit jour, à l’heure que les
hommes semblent avoir choisi pour une courte trêve, un sommeil de bête recrue me gagne.

Mercredi 25 Avril
Tout est vacarme et désordre. la maison, désertée par ses habitants descendus aux caves,
résonne comme une timbale géante sous le martèlement incessant des canons. Le désarroi des
existences s’aperçoit par les portes laissées ouvertes, les armoires battantes, vêtements semés
au hasard, casseroles sales empilées à terre, tiroirs hâtivement fouillés, assiettes souillées, tout
l’incroyable tohu-bohu des sauve-qui-peut. Comme le timonier qui se cramponne à la barre
dans la tempête, je cherche à maintenir mon équilibre en vacant aux tâches ménagères, du
moins dans la partie que nous occupons, car les chambres des autres réfugiés sont une
pétaudière indescriptible. Les repas que je sers implacablement à midi et six heures, nous
obligent à une bienfaisante discipline. Any nettoie, tremblante mais héroïque et cet humble
courage journalier nous sauve de l’effondrement nerveux. Lorsque Any ne frotte, récure ni ne
brosse, elle trace fiévreusement des plans d’avenir. Quand la paix sera faite, les nazis vaincus,
la vie reprendra. Elle ouvrira une école de danse, ici, dans l’appartement et, pour nécessité
33

professionnelle, toutes les chambres étant indispensables, ces maudites cochonnes de


réfugiées que le gouvernement nazi a logé chez elle, seront expulsées.
Cette petite femme énergique, passionnée, rancunière, têtue, est desservie par un manque
total de courage physique. Les détonations lui arrachent un glapissement nerveux et
l’expédient vers les caves d’où elle remonte dix fois par jour pour y re-dégringoler à nouveau.
Les decrescendo des tirs ramènent aussi quelques ménagères à la recherche d’un vêtement
oublié ou d’une soupe hâtivement réchauffée pour un gosse. Any tente de résister, envie mon
indifférence, entame des récits de tournée, évoque des souvenirs, lutte contre l’envie de tout
lâcher, de déguerpir, s’étourdit de paroles. Elle cherche dans un tas de musique posé sur le
piano. Elle créera des pas comiques, l’avenir est à l’humour.
– Tenez, sur cet air on pourrait faire quelque chose, voyez… lala… lalala… Elle chantonne
en me tendant la feuille, c’est un genre de bourrée, pesante, une machine à danser en sabots.
Any esquisse un pas. Un obus tombe, plus proche. Elle frémit, elle regarde vers la porte, vers
l’escalier.
– Any, voulez-vous me montrer ce que vous danseriez là-dessus ?
– Sans musique ?
J’ouvre le piano, chausse mes lunettes et tâte le morceau, par bonheur écrit avec trois ou
quatre accords. Mes pauvres mains rougies, malmenées, gonflées, ne pourraient jouer autre
chose. Tout de même une danse pour ours !
– Si je sais jouer du piano ? Je savais, petite… je savais, mais tout cela est bien loin.
Any m’embrasse, il y a si longtemps qu’elle n’a dansé… si longtemps. Elle commence à se
désosser en mouvements saccadés, ouvrant en cerceau ses jambes ensachés dans un pantalon
d’homme posé de guingois sur se hanches ; elle fait des pointes balourdes de ses gros
chaussons fourrés, tire la langue, roule des yeux languissants, minaude, esquisse des
entrechats maladroits, des parcours trottinés le petit doigt au coin de la bouche. Impayables
mimiques. Et de rire, cela suspend pendant un moment l’obsession panique. Mais nous étions
deux instruments à l’accompagner, Any ne s’en était pas aperçue, et soudain l’autre envoie
tout près une salve d’obus : la maison tremble et ma ballerine est aspirée par la cage d’escalier
avant même que j’aie cessé de rire de ses singeries.
Un appel téléphonique du beau-frère d’Any, médecin dans le quartier nord de Berlin, nous
apporte des nouvelles de sa région. On s’y bat furieusement, les postes de secours débordent
de blessés, les médicaments font défaut. Le pauvre docteur, blessé au pied, déprimé, prévoit le
pire. Une section militaire de SS s’est installée dans son appartement, accapare le téléphone,
couche sur les tapis ; elle ajoute à la confusion le péril d’habitudes redoutables.
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Des nouvelles circulent : le centre de Berlin, Alexander Platz, Unter den Linden, est aux
mains des Russes. La lutte se concentre autour du grand bunker du zoo où seraient retranchés
les chefs SS. Et les Américains, attaquent-ils aussi ? C’est la grande angoisse qui pèse sur la
ville, l’ombre du vautour. L’armée rouge, le soviet, c’est la torture, le massacre, le viol.
Atroces, coutelas aux dents, revolvers partout, ils hantent, ces asiatiques, les cauchemars des
Berlinoises. Pour nous c’est l’allié, cependant un problème se pose : comment tourner
l’obstacle de la langue ? Ces hommes farouches, aveugles dans leur furie, vont-ils, avant
qu’une explication soit possible, trucider l’ami avec l’ennemi ? Nous tenons conseil. Any
croit qu’une Esthonienne réfugiée dans la maison sait un peu le russe. Nous voilà grimpant
l’escalier. L’Esthonienne, grande, efflanquée, tout en jambes et bras, ressemble à ces balais
tête-de-loup dont nos mères, aux temps sans aspirateurs, persécutaient les araignées au
plafond. Oui ! Elle parle russe ! Nous descendons munis d’une composition graphique
signifiant – du moins je l’espère – que nous sommes des français déportés politiques. Pourvu
que les soldats russes sachent lire !…
Le soir descend sur une rue encombrées d’épaves, des armes brisées se mêlent maintenant
aux gravats. Des soldats passent en courant, se réfugient dans la cour de notre maison. Ils sont
bientôt une cinquantaine, de pauvres diables de la Volksturm ; éreintés, ventre creux, disposés
à fourrer panzerfaust et uniformes sous le premier tas d’ordures propice. Il s’égaillent dans les
bâtiments du fond en partie écroulés et dans les courettes intérieures qui vont aboutir à
Dankelmannstrasse. Joint à l’énorme ruine d’angle, ce pâté de bâtisses forme une manière de
bastion. Le cœur dans la bouche les locataires assistent à ces menaçantes prémisses. Mais qui
oserait dire : Assez !… Hitler est à Berlin…
Ce soir la fontaine est délaissée. Deux malheureuses qui venait y puiser de l’eau viennent
d’être tuées à quelques pas. Je suis si fatiguée que je me décide à me déshabiller entièrement,
dormir ou mourir en dormant… À Dieu vat !

Jeudi 26 Avril
La conscience me revient le matin après une série de bourrades auditives dont la dernière
me met debout ; le rêve m’a quitté emportant l’orchestre, l’orage, le train, l’océan. La réalité
c’est le canon. L’air lui-même n’est que bruits confondus, imprécis. Sur un fond de clameur,
les sons éclatent venus de tous les points du ciel et du fond de la terre, depuis la basse
profonde jusqu’aux ricanements secs des mitrailleuses, tous les registres orchestrent cette
symphonie de la mort. Nous ne voyons rien, nous entendons. Trois cibles nous flanquent : le
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bastion Dankermann, le Park Lietzensee et une grande maison d’angle dont la coupole élevée
forme observatoire et sur laquelle s’acharnent les Russes.
Peu soucieux d’un héroïque trépas, le voisinage surveille le va-et-vient des soldats du
Volksturm qui passent de notre maison aux ruines mitoyennes pour riposter. Une petite troupe
de gamins pitoyables de la Hitler Jugend défile le long des murs et vient se blottir au seuil des
portes. les uns posent à terre leur panzerfaust, se boulent comme des chats fourbus, d’autres
rencognés, fusil en bretelle, guettent la rue. Vont-ils se poster là ? L’idée d’assister à la
croisade des enfants m’horripile. Dieu ! Éloignez-les ! Deux jeunes filles à bicyclette
apportent un ordre… ils partent, et je ne suis pas seule à soupirer, soulagée.
La souffrance persécute de sa lancette chair et cœur. Nous subissons le sort absurde qui
balaye passé et futur. R. est le plus calme. Rien ne retarde l’heure où, minutieux, il se rase,
rien n’abrège la promenade du chien, rien n’empêche le pliage précis du pantalon sur la
chaise. Je me réfugie dans un servage sans loisirs et accueille le tumulte ambiant comme un
simple changement de décor. Any, moins résignée, perd la boule ; cet après-midi, affolée par
l’inexorable fusillade, elle va à six reprises se recroqueviller dans son gîte, la cave. J’ai moi-
même grand besoin de répit et, vers quatre heures, ma tâche terminée, je vais la rejoindre. Un
peu de silence par pitié ! Nous l’aurions si les commères postées devant la porte voulaient
bien cesser leur caquetage. Ce poulailler fait autant de bruit que le canon.
Le danger russe hante Any. À la lueur de notre puante lampe à pétrole qui file et suinte,
nous cherchons où caser ses trésors. Il faudrait un lieu bien caché. Romantique je cherche la
dalle à déplacer, la poutre creuse… Chaque coin, chaque fissure nous semble devoir sauter
aux yeux du premier pillard venu. Enfin sur une traverse de bois haut juchée, nous posons ses
boucles d’oreille et, dans les replis des fauteuils, bagues et médaillons disparaissent si bien
que nous ne savons du mal à les retrouver. Any ne veut pas mettre tous ses œufs dans le
même panier. Divisés en deux paquets nous les transbahutons comme une chatte ses petits, de
cachette en cachette. Non, décidément, pas dans la cave. Nous remontons au jour. Dessus
d’armoire, caisse de hardes, fonds de tiroir… peut-être dans la cendres des poêles, dans la
terre des jardinières, roulés dans le tapis ?… Mais si nous devons évacuer, comment les
récupérer ? Any propose un plan audacieux : le troisième étage des bâtiments donnant sur la
cour est en ruine, personne ne saurait l’habiter. Sous des gravats les paquets ne risqueraient
pas d’être découvert. Qui s’aviserait de chercher fortune dans un logis dévasté ? Méfiante des
voisines, elle ne veut que moi pour complice ; j’admire sa confiance en une étrangère, une
ennemie. À la vérité, je me sens bien incapable de trahir cette femme qui eu le courage de
nous prêter asile, elle peut compter sur moi. Nous attendons sous la voûte. La voie libre nous
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traversons d’un pas languide des flâneurs en direction de l’immeuble opposé qui dresse sur le
ciel gris ses fenêtres enfoncés. Les paquets sont dans son cabas… Vite ! au troisième !…
Effondré, toit crevé, c'est l'endroit rêvé. Sans plus barguigner elle fourre une petite liasse sous
les restes d’un fourneau, l’autre dans un recoin où s’entassent des boiseries carbonisées.
Une halte au premier, chez le gérant de l’immeuble, nous fournira un alibi. Nous
retrouvons la cour et le groupe hostile. Un petit groupe de Volksturm houspille la crémière
qui, détentrice du beurre de mai, se refuse à le distribuer avant la date officielle. Comment
arguer que ce sont les Russes qui le trouveront ?… Et le Werwolf9, qu’en faites-vous ?

Vendredi 27 Avril
Le petit matin s’est levé lugubre, roussi d’incendie et glacé. Any remonte grelottante de la
cave. Je chauffe en hâte un café où je dilue notre dernière cuillerée de poudre de lait. R. a
obtenu un pain à prix d’or et la crémière, dans un élan d’héroïsme, a distribué le beurre. Nous
goûtons la joie subtile, presque oubliée, de manger « pour le plaisir ».
Ragaillardis, nous regardons d’un œil optimiste la cour désertée par le Volksturm 10. La
petite garnison a profité de la nuit pour prendre la poudre d’escampette, les uniformes doivent
abonder dans les fossés. Après maintes hésitations le cousin bavarois qui nous
approvisionnait, est parti avec eux. Sa cousine rapporte le costume civil qu’Any, distante mais
pitoyable, avait prêté. « Puisqu’il va se faire tuer pour vous… » dit-elle amèrement.
Camaraderie, crainte, point d’honneur, qui sait ? Il s’en est allé user ses dernières munitions :
50 cartouches.
La bataille est moins dense. Les Russes sont maîtres du quartier sans doute, car deux
panzers occupent le milieu de la Dankelmannstrasse et, prenant la rue en enfilade, tirent sur le
Park de terribles coups éclatants, qui font sursauter la maison comme un être humain en
peine. Ce coup de gueule brutal est moins obsédant que l’innombrable meute qui hurlait hier
autour de nous.
Les « caviers » s’enhardissent, pour la première fois depuis six jours ils montent aux
appartements se laver, se dévêtir et se regarder. J'entends l'exclamation horrifiée d'une femme
en s'apercevant dans le grand miroir de notre antichambre car elles sont entrées au passage
avec nos réfugiées. Elles semblent échappées des « Malheurs de la guerre ». Elles sont
hagardes, courbatues, chargées de hardes souillées et d’ustensiles disparates. Constance du
9
- Werwolf, loup Garou en Allemand ; nom donné a un corps franc créé en 1944, pour résister derrière les
lignes de front.
10
- Volksturm, mot composé Volk, peulpe, Sturm, tempête. Nom donné à la milice populaire créée en 1944,
pour épauler la Wehrmacht dans la défense du territoire du Reich.
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désastre inexorable que subit chaque génération, qui suscite la même image d’humanité
harassée, dégradée.
Le répit sera court. Les tirs reprennent au crépuscule, mais le bien-être qu’apporte un
débarbouillage et du linge frais a ranimé les esprits. Les panzers tirent, les provisions
s’épuisent, le téléphone ne répond plus, la radio est morte. Nous sommes au centre de l’action
et ne savons « ni qui vit, ni qui meurt ». Les activités qui m’entourent me sont aussi
inexplicables que le grouillement d’une fourmilière. Beau témoignage historique en vérité. La
nuit bruyante ne m’empêche plus de dormir. Je suis insensibilisée. Le remède à nos maux est
de les adopter ou les ignorer.

Samedi 28 Avril
Il y a ce matin grand branle-bas sur le Kaiserdamm ; un cheval tué d’un coup de feu gît sur
la chaussée, et l’on se rue avec haches, couteaux et scies pour dépecer la bête. Chacun
emporte son lambeau. Après une heure ne demeurent plus que les sabots, la crinière et une
sombre tache sanglante… R. s’en est allé s’escrimer avec un simple couteau de table, mais il
revient désillusionné, une loque de chair aux doigts. C’est moi, triomphante, qui reçoit cette
dépouille. Une voisine équitable, la veuve du troisième étage, m’apporte une tranche de
viande en m’expliquant avec un pâle sourire que c’est « notre part ». Malgré la répugnance de
R. j’en fais un excellent pot-au-feu ; je dis excellent… Enfin… O ! Tante Marie ! Un pot-au-
feu sans carottes, sans navets ou poireaux ! À la guerre comme à la guerre, un peu de persil
sec, un oignon, des haricots sont déjà de rares trésors. Donc il est excellent ; Any et Mac me
donnent raison contre R. qui l’avale difficilement.
Une douce euphorie suit cette bombance et je tente un peu de lecture, mais j’aperçois sur le
trottoir deux soldats ; je les croyais tous disparus ! Que font ces deux traînards ? Les renforts
seraient-ils autre chose qu’une galéjade ? Ils baguenaudent, pacifiques, insouciants, sans
armes visibles. L’un d’eux, tout souriant, incline son calot sur l’oreille. En voici un troisième,
mains dans les poches, sa coiffure est étrange : un casquette plate et cette blouse… Ce sont
des Russes ! La nouvelle parcourt la maison en un éclair. Chacun risque un œil, puis un
pied… Une femme ukrainienne s’est approchée et leur parle, suit un polonais, un groupe se
forme ; un allemand vient s’y joindre, pour remplacer la parole il se démène, agite un petit
drapeau rouge, « Communiste ! Messieurs je suis communiste ! »
Alerté, R. décide de descendre, et de la fenêtre Any et moi regardons de tous nos yeux. Le
voilà qui traverse la rue, rejoint les trois soldats, exhibe son passeport. Nous voyons les
soldats gesticuler et tout à coup R. disparaît dans l’étreinte d’un Russe qui le serre dans ses
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bras… Ouf ! R. reste, cause, s’attarde dans le groupe qui grossit sans cesse de nouveaux
arrivants. Enfin il revient et nous fondons sur lui, avides… et alors ? alors ? Le Russe a dit
« Kamarad libre, libre maintenant, Hitler kapout, Mussolini kapout. »
La réaction est si forte que nous restons là avec un sourire niais, les yeux dans le vague et,
tout soudain, je pense au farouche tartare à l’œil sanglant, coutelas entre les dents… le fou rire
me gagne et, pour la première fois depuis bien longtemps, je ris vraiment aux larmes…

Dimanche 29 Avril
La nuit n’a guère été plus silencieuse qu’à l’ordinaire et le matin s’est levé enfumé. De
toutes parts la destruction par le feu nous cerne, il pleut des fragments de papier noirci, l’air
imprègne la bouche d’une saveur de bois calciné. Du balcon je vois la perspective des
toits plus déformée; la fière maison d’angle est béante et verse à la rue ses entrailles arrachées
comme par la griffe d’un tigre géant.
Pilotés par des travailleurs polonais, les Russes font ouvrir les magasins d’alimentation,
mangent et boivent, ils font même, une fois repus, distribuer des harengs marinés en dépôt
chez l’épicier voisin ; une queue de solliciteurs se forme, et nous recevons à notre tour trois
gros « Bismarck Hering (hareng) ».
La note comique est apportée par un inconscient cadre nazi qui promène son uniforme sur
le Kaiserdamm ; il repousse en bouffonnant les avis des bien intentionnés qui lui assurent que
les Russes occupent le quartier. Soudain l’apparition d’un panzer à l’oriflamme rouge se
postant devant l’hôtel de police, lui coupe le souffle et le précipite, toute affaire cessante, dans
la première cave disponible.

Lundi 30 Avril11
Sans le triste voile que jette la fumée sur le bleu du ciel, le jour serait doux à vivre, mais le
combat ne cesse de rager autour de nous. Le quartier Charlottenbourg est le dernier centre de
résistance ; c’est ici dans l’ouest que se prolonge la lutte de rue en rue. La canonnade lointaine
s’est tue. Les panzer et les mitrailleuses tirent des carrefours proches et nous recevons autant
de projectiles allemands que russes. La population prisonnière dans les maisons effritées par
le feu, exaspérée et impuissante, appelle un vainqueur, quel qu’il soit.
Où chercher des vivres dans ce chaos ? La fontaine, placée dans la ligne de feu est
inaccessible ; l’eau se raréfie, l’eau plus nécessaire que le pain. Je remarque que des hommes
transportent sur l’épaule des sacs gonflés de pommes de terre. Un grand magasin brûle près
11
- Début de l’assaut contre Reichstag qui tombera au matin du 1er mai.
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d’ici, ses caves en sont pleines et la foule accourt s’en emparer. Any et moi tentons l’aventure,
R. est absent, parti en quête comme tous. Munies de paniers, filant par les rues, point trop
fières sous la fusillade. Il ne s’agit pas d’aller bien loin, vraiment il pleut du fer ! Le carrefour
franchi, à peine reconnaissable tant il est envahi par des avalanches de moellons tombés des
bâtisses mutilées, nous trottons cœur battant en zigzagant entre des chausse-trappes. De
longues douilles d’obus en cuivre, sans doute de panzer, couvrent le sol en si grande quantité
qu’elles forment un étincelant tapis d’or pâle. Il est midi ; des rayons de soleil traversent les
flammes qui s’élèvent en bouquets fluides des échancrures des immeubles. La place rutile
dans un crescendo de lumière, de chaleur et de bruits, comme une foire de Pâques infernale.
Le dépôt cherché est ici. Sauf l’encadrement du porche et deux pans de mur, rien ne
subsiste. À droite, à gauche, derrière, des flammes l’enferment dans la brûlure de leurs
étreintes. L’autre versant de la place, les avenues voisines et plus loin et encore plus loin, tout
est en feu. Un monceau de scories obstrue le seuil du dépôt, nous l’escaladons, Any et moi,
abasourdies, mais tenaces dans notre avidité, les semelles chauffées par le sol, trébuchant sur
les éboulis, bousculées par des femmes échevelées qui s’arrachent le contenus de sacs
éventrés à coup d’ongles furieux. Les hommes s’enfoncent dans l’ouverture béante des caves,
ressortent un sac de cinquante kilos à l’épaule. Les femmes traînent une proie trop lourde, la
déchirent, la vident, bourrent des cabas, des paniers, des seaux. Affolées par l’ouragan de fer
et de feu, les mains tremblantes, elles s’enfuient, pliant sous le faix. Je prends la main d’Any
et l’entraîne hors de la fournaise. Une décharge qui fait voler des pierres sous nos pas achève
de m’enlever toute vergogne et nous opérons une retraite sans gloire. Devant la maison, R.
nous rejoint. Le récit de l’expédition manquée lui inspire de remplacer la force par la ruse.
Une heure plus tard il fait l’emplette d’un sac de pommes de terre à un Polonais qui depuis ce
matin a visité plusieurs fois le souterrain.
En cette fin d’après-midi l’aspect du quartier est celui d’un champ de bataille au soir de la
défaite : ruines, cadavres et décombres fumants. La population de l’immeuble délibère : il faut
demander merci et arborer un drapeau blanc. Dans les rue voisines c’est déjà fait, des
serviettes blanches sont apparues aux balcons, alors nous aussi ! Any court chercher une
tringle, trouve un essuie-main, transparent d’usure… pour un drapeau parlementaire cela
suffit. Je fais deux attaches avec des épingles à cheveux. En procession, avec
accompagnement des trompettes d’Aïda, nous contournons, solennelles, la table du salon
avant de planter notre trophée aux fers de la véranda. Pour nous c’est le signal du triomphe…
de la victoire ! Il est le premier drapeau à flotter sur la maison. Lentement, à regret, les
vantaux s’ouvrent un à un, une silhouette paraît, attache le linge blanc qui avoue après six ans
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d’orgueil, l’humiliation de l’Allemagne. La perspective de la rue pavoisée de blanc, prend un


aspect de Fête-Dieu et, bien que la fusillade ne cesse pas, notre âme s’emplit de joie…
Bientôt, les portes du monde vont se rouvrir. Notre captivité sera finie.

Mai 1945
Mardi 1er Mai
La canonnade fait rage jusqu’à deux heures ; elle reprend à cinq. Dommage ! Un matin
frais et bleu après une aube glacée brille et sourit. Il ferait bon, il ferait jeune, pur, dans un
pré, sous des pommiers couverts de fleurs… cela existe quelque part… un ruisseau qui
chuchote dans l’herbe, je l’entends… et des chevaux qui, pour me regarder, posent leur tête
sur le col l’un de l’autre…
Mais la question présente est : que mangerons-nous ? Exaspérante, inéluctable tâche
quotidienne. Le garde-manger rend un son creux, un son monotone de farine et de pomme de
terre. Je me lance dans l’improvisation : au fond d’une boîte de curry il reste un peu de poudre
et, faute de riz, voyons l’orge… Ma foi, je lègue la recette à tous les assiégés futurs, c’est
excellent et s’harmonise avec la voie du canon de tout son piment gaillard. La voisine, Lisa,
nous a offert six bonbons. Un bonbon à chacun forme un dessert qui nous ravit.
Somptueusement, nous achevons d’une cigarette le menu de la victoire.
Monsieur Popy vient nous rendre visite. Monsieur Popy est français et, s’il vous plaît, de
Billancourt. Peu de jambes, trop d’oreilles plantées de guingois en éventail, crâne déplumé où
fume une mèche folle. Il conserve une dent et un poumon. Seul manque à sa figure
clownesque un badigeon de garance sur le tubercule expressif et mou qui lui sert de nez.
Gouailleur, cocasse et sensitif, ce faubourien brille parmi les Germains qui nous entourent
comme un pantin ciselé par les doigts fantasques d’un artiste. Il perche au troisième en
compagnie de l’Esthonienne interprète, de la servante lippue, d’un Belge et du Niçois-Italien.
Une partie de l’appartement est effondré. Les murs de sa chambre sont lézardés en coup de
foudre, portes et fenêtres bousculées de guingois par la bourrasque d’une explosion. Un poêle
de faïence, où brûlottent quelques bois humides glanés aux décombres leur sert de fourneau.
Comment ce poitrinaire de 48 ans est-il venu échouer dans une usine de Berlin ? Mystère
de la réquisition. C’est un faubourien inventif, électricien, monteur, mécano, ajusteur. Ses
doigts secs et noueux utilisent un reste de ficelle, un bout de laiton, une vieille agrafe, un clou
tordu pour rendre l’étincelle au grille-pain, au fer à repasser, à la radio. Monsieur Popy
devient lyrique quand il célèbre cet outil magique : le marteau. Mais son culte suprême est le
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pendule. Monsieur Popy croit à la radiesthésie comme un moine du Moyen-Âge au Diable.


Son pendule promené au-dessus d’une carte de l’Allemagne, nous apprend où sont les
Américains ; pas à Berlin, nous nous en doutons, à Magdebourg. Et, ma parole, nous saurons
plus tard que c’était vrai. Ils nous assure que nos chers absents sont indemnes… absurde, mais
consolant. Il voit Hitler mort, bien mort et ajoute que la folie l’avait gagné depuis le jour où la
magie noire était parvenue à rompre le cercle protecteur dont les esprits avaient su longtemps
l’entourer… Eh ! Monsieur Popy est de Billancourt !
Un panzer est venu se ranger devant notre porte. Aucun de nous ne réalise la menace ; béats
nous contemplons ses évolutions. Soudain une grêle de balles gifle nos fenêtres, déchiquette
le balcon, crible la façade. J’empoigne mon sac, cours vers la cuisine sur les talons d’Any…
À ce moment le panzer riposte, jette en l’air mille tonnerre et toutes les vitres de la maison
éclatent ensemble, projetant leur débris comme des flèches. L’escalier dégringolé nous
plongeons dans la cave qui bourdonne comme une ruche en été. Les femmes s’exclament
consternées car les vitres sont de précieuses barrières contre le froid. Personne n’ayant eu le
sang-froid ou le temps d’ouvrir les fenêtres, pas une vitre ne subsistera ; des cartons opaques
les remplaceront.
Assis dans l’ombre de la petite cave, séparés par une porte à claire-voie du tumulte des
corridors que remplissent gens et bagages, nous rattrapons notre souffle et notre dignité. Nous
sommes arrivés là haletants. Aux premiers coup de la salve toute la maison a déboulé comme
en toboggan. La mère Kunst, Lisa, les nymphes-danseuses, savetier, tailleur et toute la
gaminaille qui pleurniche, tout ça aplatis dans la presse. C’est un vrombissement d’insectes
affolés, des halètements. Et puis des cris : « Il faut fermer la porte ! – Non ! – Les Russes
arrivent ! – Qu’est-ce qu’il faut faire ? – Cachez vos bijoux ! – Comprennent-ils
l’Allemand ? » Le fracas du panzer ne parvient qu’assourdi. Pourquoi ce renforcement
d’attaque ? Quels éléments isolés résistent encore ? Des gens jamais vus affluent de la rue en
courant, s’engouffrent essoufflés.
– Ils viennent !… Ils viennent ! Ils fouillent chez le boulanger !
J’ai le cœur serré, les mains froides. On ne voit rien, mais sur le pavé de la cour s’écrasent
on ne sait quel matériaux lourds qui éclatent, sonnent en rebondissant sur des choses
inconnues. Les cieux, les nuages, l’air chuintent, sifflent, détonnent, et sous nos pieds la terre
frissonnent. Ils viennent. R. repousse la porte de la cave. Nous restons tapis, silencieux, l’œil
aux interstices des planches : on voit assez bien ce qui va entrer, qu’est-ce qui va entrer ?…
Des voix au timbre nouveau sonnent. Des ordres en Russe… et ce brutal choc des crosses à
terre. Rran !
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Le silence s’est fait dans les caves, soudain, total : « Ils » sont là. Dans mon esprit passent
les images d’horreurs décrites par les journaux, entendues aux émissions de propagande et qui
font des Russes d’épouvantables tortionnaires. On a beau se raidir, ce n’est pas vainement que
cette bestiale évocation vous hante. Vais-je voir l’Homme-au-couteau-entre-les-dents ? Je
frissonne un peu, le regard fixé aux lattes disjointes de la porte. Des uniformes, une main
tenant un revolver, passent devant les fentes. Je vois la nuque rasée, l’oreille rouge de la
sentinelle adossée au bois… Que vont-ils faire ?
Notre porte s’ouvre. Trois soldats sont debout sur le seuil, l’air très jeune, le premier
pistolet au poing. Et voilà que je n’ai plus peur ; c’est bizarre, plus peur du tout. Du calme, de
l’indifférence, même un peu d’amusement d’avoir pu croire ces hommes différents des
autres ; voilà juste ce que je ressens. R. désigne nos brassards. Notre fameux certificat
provoque une grimace amicale. Any montre ses papiers. Très bien… Ça va… La porte se
referme ; c’est fini pour nous. Nous restons dans l’ombre froide, l’oreille aux aguets…
Comme c’est absurde, ces ribambelles d’événements sans queue ni tête, cet entrechoc de
passions, d’intérêts qui nous ont conduit pêle-mêle : allemands, français, polonais, danois,
esthoniens, italiens-niçois, bulgares, bulgaro-ukrainiens, moldo-je-ne-sais-quoi, patipoilés et
trombiscans, dans la même poêle à frire.
À la sortie nous croisons notre Popy, noyé dans un vaste pardessus, héritage d’un géant
mort et qui couvre ses quatre petites pattes jusqu’à leur bout.
– Alors, Monsieur Popy, tout a bien marché ?
– Oh moi ! pourvu que mon pneu tienne… Il désigne ainsi un pneumothorax qu’on lui a
fait six mois plus tôt à l’hôpital. Les Russes ne m’en feront ni plus ni moins. C’est tout du
pareil au même.
Il rigole doucement, cligne vers l’Esthonienne qui l’attend solidement plantée près de lui,
la tête hérissée comme un nid au bout d’un bâton.
– Pourquoi que je la berce cette mignonne si c’est pas pour s’expliquer à ma place ?… Je
ne suis pas n’importe qui, moi, je me déplace jamais sans mon interprète. Et, à part ça, son
papelard à la môme, ça nous a bien servi, oui !… Espérons qu’on sera bientôt sur la route de
Paris, parce que de leur Berlin, moi, j’en ai marre !…
Le retour au logis est désolant : meubles et tapis disparaissent sous les éclats de vitres
pulvérisées mêlés au plâtre. Any lutte jusqu’à la nuit, arrachant des morceaux taillés en dard,
restés aux portants. Les fenêtres ici sont doubles ; que de verre, que de poussière ! Sous
prétexte de cuisine je fuis lâchement la dévastation. Any se démène tel l’apprenti sorcier, du
balai au marteau, de l’échelle à la poubelle. R. s’escrime d’une tenaille zélée ; clouer des
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cartons c’est bien, mais avec quoi ? Il faut récupérer, détordre les vieux clous. Un peu de
lumière sera obtenu par une découpe dans le cartonnage où s’incrustera la vitre d’un tableau.
Pour cela Any dépouille un Bismarck, deux nobles lions au désert et l’arrière grand-père.
Popy nous offre son aide. Il a été malade ces derniers jours et toute la maison s’est cotisée de
bon cœur pour le nourrir. Il vient « s’acquitter de sa dette » et, grâce à lui, le travail se termine
enfin. Je lui offre une soupe. Il me suit à la cuisine où nous parlons des événements de
l’après-midi.
– Ah les Russes ! Dites, vous les avez vus ? Ils devaient nous bouffer, nous découper en
tranches… violer tout le monde… le couteau entre les dents et du sang jusqu’aux genoux…
Total : Papiers siouplait ! J’ai envie de rigoler. On se laisse toujours bourrer le mou.
L’étranger c’est tout horrible ou tout mirobolant. Tenez, les Américains du Nord, tous en
bagnoles nickelées et belles maisons neuves, avec jardin, baignoire à musique et tout…. On
appuie sur un bouton et la baraque se nettoie toute seule, se lave, s’aspire, se cire, y a qu’à
regarder faire ! Vous y allez, total : ils vivent à cinq dans une carrée, frottent du matin au soir
et prennent le métro, comme moi quand j’allais chez Renault. Les Américains du Sud, là c’est
tout couleur locale et nègres-blancs… Il s’enveloppent dans des couvertures, des bariolées…
et ils se mettent des sombreros grand comme ça, des vrais gruyères… ils mâchent des feuilles
de coca, tirent à l’arc et se piquent au croupion des plumes d’ara… Total ils portent le melon,
le faux-col à manger de la tarte et fabriquent des radios…
Mon expérience des quatre coins du monde me rallie au raccourci philosophique du petit
homme.
– …Pour les Fritz c’est une autre histoire ! Je les connais maintenant. Bien même…
Pensez… trois ans ! Ah ! lala ! quand ils m’ont pris pour la relève qu’est-ce que j’ai pas
entendu « Vas-y pas… c’est tout poison ! Y a pas pires vaches ! » Et aussi « Faut y aller…
c’est que du miel… des anges du Bon Dieu ! » J’avais pas le choix et me voilà. Bon. Eh bien !
Ils sont comme tout le monde. Je croyais les voir horribles au boulot… absolument furieux
sur le marteau, sur le tournevis, la clef anglaise… vertigineux à l’autogène… Ils l’avaient la
réputation… n’est-ce pas ! Pensez-vous ! Ils sont bien comme nous, ils se défilent tant qu’ils
peuvent. Ils ont même une infériorité, ils travaillent triste. Jamais un coup de gueule pour
dire : « J’ai le cœur content ! » Plutôt funèbre la bière… Pour moi c’est le manque de pinard
qui les tue… … À preuve, quand ils peuvent en avoir, du rouge ou du blanc, ils crachent pas
dessus, et ceux du Rhin, où il y a de la vigne, ils sont plus futés ! Hitler a compris ça avec son
« Kraft durch Freude » (le pouvoir par la joie) il voulait trouver le joint, les faire marrer un
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peu. Seulement, faut dire que pour la rigolade, il n’a pas la manière. C’est pas sa partie. Vous
trouvez pas ?…
Mais… C’est assez mon avis. J’opine du bonnet en épluchant des pommes de terre avec
autant de finesse que des truffes ; la pelure n’est jamais assez mince. Popy soliloque entre
deux cuillerées de soupe ; il savoure lentement, en connaisseur, avec le souci visible de
montrer ses bonnes manières.
– Tenez, c’est comme pour la musique… Faut vous dire que je l’aime, moi, la bonne,
Lamoureux, Colone et tout quoi ! J’ai même joué du piston dans le temps. J’en ai bavé avec
ces fridolins qui jouaient tous du Bach et du Beethoven pour leurs dimanches ! Hé bien,
demandez leur ce qu’ils en pensent de leur Bach… À peu près que c’est un rude raseur. Et
Wagner, ils le digèrent pas, il les étouffent. Ils sont comme chez nous, il y a les pour et les
contre. Quelques-uns sont capables pour la grande musique, je dis pas – peut-être même plus
qu’en France – mais la majorité, la grosse… c’est la romance fleurette et les trémolos… Allez
Madame, en musique comme dans tout le reste, les gens, c’est partout pareil.
Très tard, vêtus de pardessus, nous dînons « au bon air », sans lumière, à tâtons. Le quinquet
fume volontiers mais ne croit pas nécessaire de faire davantage. La pièce résonne comme un
tambour au martèlement obstiné des tirs. Je regarde dans la rue froide et lugubre ; le grand
char noir soulève et sème le sable sur cette désolation, comme pour l’ensevelir.

Mercredi 2 Mai12
La chose immense, doutée, prévue, mille fois souhaitée, suppliée, espérée dont nos rêves
ont évoqué l’image lumineuse durant six longues années, la chose incroyable s’est
accomplie : la guerre est finie ! À onze heures hier soir, le canon s’est tu. Un silence immobile
est descendu solennellement se poser sur la terre, de qualité si profonde, si définitive que la
ville entière s’est levée pour l’écouter.
Aucun récit, aucune photographie ne donneront une idée du spectacle de cataclysme
qu’éclaira le soleil du 2 mai 1945 en se levant sur la ville de Berlin. Comment rendre compte
du gigantesque panorama bouleversé d’une ville détruite, vaste par elle-même et agrandie par
l’anéantissement, jusqu’à présenter l’aspect imposant du désert ? Terrés, réduits aux quelques
mètres de rues encaissées où nous étions confinés depuis une semaine, nous avons rompu la
clôture ce matin dès l’aube, avides de contempler le résultat de la lutte dont nous ne
connaissions la rage que par le bruit. J’ai donc vu surgir peu à peu de la grisaille et se révéler
lentement, une immense fresque palpitante qui s’est fixée dans mon esprit en traits pointus de
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- Reddition de la ville de Berlin. Les Russes continuent à écraser les poches de résistance.
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graveur. Je l’ai contemplée avec la conscience qu’il m’était donné de vivre une heure
historique, une heure unique et grandiose ; avec la sensation d’un survivant de Wagram
voyant se préciser avec le jour le champ de bataille jonché de cadavres.
J’ai laissé se graver en mon souvenir cette vision vengeresse d’un jour de colère que je
désespère de décrire. Il faudrait faire embrasser à la fois l’ensemble et le détail, montrer le ciel
élargi par la chute des édifices et, au ras du sol, le chaos terrestre traversé de flammes et semé
de morts, s’unir à la ville broyée, mêler les grands nuages mouvants aux contorsions des
fumées montant des ruines.
Les jets menaçant des canons se détachent sur les plans successifs du paysage, le fond est
nacré. D’épaisses volutes rousses se tordent entre les formes déchiquetées de murailles brunes
grises ou noircies de bitume. Dans un reste verdoyant des décombres crachent du feu et, très
loin, derrière la brumeuse plaine d’éboulis où se dressent des fantômes de bâtiments, un soleil
fuse entre les nuées, fixant une blancheur éclatante à de légères fumerolles. Dans cette
étendue où rien ne borne le regard, jusqu’aux lointains bleutés, l’œil ne rencontre que ruines.
La mémoire éperdue cherche les voies et les lieux familiers qui sont engloutis ; elle se heurte
à l’écroulement de matières difformes, entassées en un tumulte indémêlable.
Nous louvoyons à pas lents entre les éboulis. Tout ce que la guerre moderne peut semer sur
sa route de métal tordu, faussé, éclaté, s’entrelace en pièges blessants, hérisse des spirales de
barbelés et darde ses griffes ensanglantées de rouille. Il y a de tout dans ce sinistre grand jeu
de liquidation : armes brisées, casques, masques à gaz, bottes, uniformes, rubans de
mitrailleuse, grenades, cartouches, panzerfaust… et des corps, on en découvre de tous les
côtés. Les russes sont déjà ensevelis. Sur la terre fraîchement tassée, l’étoile soviétique
remplace la Croix. Il est interdit d’enterrer les allemands, et soudain, au détour d’une
barricade, au dos d’un talus, ils apparaissent boulés dans la poussière ou couchés côte à côte
sous leur manteaux, les casques masquent le visage. L’un d’eux, étendu sous l’auvent
démantelé d’un balcon est couvert par un attendrissant tapis de table en peluche verte,
évocateur du loto dominical en famille ; d’épais cheveux châtain de jeune homme dépassent
un peu, une brise de mai leur prête une vie fugitive. Plus loin, dans une pose presque
gracieuse, bras étendus, jambes mi-fléchies, un mince cadavre gît sur un monticule de
pierrailles. Coiffé de son calot, les yeux ouverts, il semble taillé dans cette même pierre
grisâtre tant il est masqué de sa poussière. Une expression d’étonnement calme et doux
persiste dans l’immobilité dernière ; rien ne rappelle la vie dans cette dépouille que l’âme en
s’envolant a laissé par terre, seule sa pitoyable main aux ongles cassés, paume offerte, semble
témoigner des humaines géhennes.
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Nous revenons à pas lents, croisant des voisins à la glane de nouvelles ou décidés à se
risquer jusqu’au parc pour y chercher du bois. La file se reforme à la pompe à eau, plus dense
à mesure que l’on regagne courage. Ces derniers jours personne n’osait plus s’y rendre et
l’eau manquait dans toutes les maisons. Les deux semaines de cave ont creusé les visages des
femmes : exsangues et flétris, ils ont l’expression d’égarement qu’une fatigue obstinée donne
au regard.
Deux soldats allemands désarmés mais libres se laissent interroger. Oui, les Russes leur ont
permis de partir ; ils n’étaient pas SS et se sont rendus aussitôt qu’ils en eu la possibilité. Le
centre de Berlin est depuis le 27 avril entre les mains de l’Armée rouge ; la défense a été
désespérée ; les destructions inimaginables. Le grand bunker du zoo, dernière citadelle des
SS, est entouré d’un monceau de cadavres. Hitler et ses fidèles y ont péri…
C’est la première version de la mort de Hitler, mais non la définitive assurément. Combien
de légendes vont surgir de l’incertitude. Était-il à Berlin ? Rien ne le prouvera jamais. Pour les
uns un sosie le remplaçait depuis le 20 juillet dans les rares actualités filmées où il paraissait
serrant la main d’un aviateur où pinçant la joue d’un « Hitler-Jugend », car blessé, paralysé
depuis l’attentat il n’était plus présentable et vivait retiré à Berchtesgaden. Pour d’autres, il est
caché au plus profond des montagnes bavaroises… un sous-marin l’a conduit à Montevideo…
un avion au Japon… Une énigme historique se prépare.
Un mauvais papier tapé à la machine vient d’être affiché. Premier « Befehl (ordre) » de la
Russie. Le Commandant Besarin annonce la reddition sans condition. Défense de sortir entre
dix heures du soir et huit heures du matin. Une proclamation de Staline précise qu’il « ne
confond pas Peuple Allemand et clique de Hitler »… Hum !…
Aux drapeaux blancs des balcons se mêlent des oriflammes rouges. La rue s’emplit de
soldats russes, épiés par les regards effrayés des femmes. Des récits de pillage et de viol
passent de bouche en bouche, se colorant de détails horrifiques à chaque version nouvelle.
Cela s’est toujours passé dans une rue voisine, dans une maison proche, c’est un ami qui l’a
raconté, un autre qui l’a vu. Les hommes qui déambulent par groupes besognent autour des
panzers, ou se lavent torse nu à la fontaine. Ils ont des visages indifférents de paysans trapus.
Ils ne sont ni farouches ni dégoûtants, non plus imposants ou martiaux. Ce sont des ouvriers
en costume terni, à peine distingué par une bande étroite de décorations et un pistolet à la
ceinture.
Dans la rue nous trouvons le tailleur presque aphone à force de vociférer. Il nous accroche
et nous entraîne dans son petit magasin.
– Une bouteille de cognac extra… Venez goûter…
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Et sur le comptoir de bois il rempli généreusement les verres. Sa petite patte de singe brûle
et tremble.
– Je serais persécuté, moi ?… Jamais été du parti !… Toujours été libéral… dans l’âme…
J’ai vécu, moi Monsieur, sous la menace de la mort !… parfaitement… Gestapo !…
Soupçonné, car je dis ce que je pense, moi !… Des pays comme la France… civilisations
ravagés…indigne… affreux… ces nazis !… Avenir en Russie… Je suis un vieux
communiste…toujours travaillé de mes mains…moi, Monsieur… Madame… parfaitement…
Prosit !… à la vôtre…
Il n’est pas le seul à perdre la boule. Sauer, le fonctionnaire est un cas de folie soudaine.
Dans le silence consterné de la cour où les habitants de la maison commentent la reddition, il
part d’un petit rire sec, sec comme une noix éclatant sous le poing. La tête renversée, les
mains dans les poches de son veston il s’exclame :
– Ah ! Ah ! Quelle farce !…Quelle rigolade !… On est battus ! Foutus ! Refaits !… Ah !
Ah ! que c’est drôle !… Heil Hitler !… Heil Hitler!…
Nous le regardons bouche bée. Et le voilà qui danse sur place une sorte de courante, de
passepied, croisant une jambe devant l’autre et pointant le pied à l’ancienne, il fredonne,
claque des doigts en castagnette… Puis il s’en va, hilare et sautillant, laissant l’assistance
abasourdie. En sortant dans la rue il croise Monsieur Popy qui le regarde surpris, et lui dit
avec une tape sur l’épaule :
– T’en fais pas mon petit pote… vous remettrez ça dans vingt ans…
Malgré l’échec de notre expédition aux pommes de terre, nous décidons, Any et moi, de
retourner jusqu’au grand magasin que maintenant les Russes ont ouvert et pillé. Des réserves
de sucre y ont été enfermées, ils les distribuent à plein seau à qui en veut. L’immeuble n’est
pas trop endommagé ; nous traversons un porche imposant encore surmonté d’inscriptions
dorées. C’était une importante firme commerciale : vins fins, confitures, etc. Dans la cour
s’agglomèrent hommes et femmes autour d’un échafaudage sur lequel des soldats russes
remplissent tous les sacs, seaux, caisses, qu’on leur présente. mais il n’y a pas que du sucre, il
y a du vin, de longues bouteilles blondes de Moselle sont dans toutes les mains, les goulots
sur toutes les lèvres. C’est une scène de beuverie inquiétante, pleine de cris, de bousculades
brutales, de rires hystériques.
Any, soucieuse mais résignée, a pris la file et je regarde avec remords sa silhouette si
fragile et mal faite pour ces bagarres. Elle est serrée entre d’épaisses maritornes. Des
mouvements de houle creuse la masse humaine, des hommes se frappent, on s’injurie, des
bras se lèvent brandissant bouteilles et seaux comme des armes… J’ai peur pour Any. Dans le
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remous une fille trébuche et tombe en hurlant. Je me précipite vers Any et elle se dégage,
saute, souple et légère par-dessus la barrière. On se bat maintenant dans la foule. J’entraîne la
jeune femme vers la sortie. Des soldats débraillés chantent. Une vieille harpie, guenilleuse, la
tête enveloppée d’un haillon rouge, court derrière un grand gaillard chargé d’un sac énorme
gonflé de sucre d’où pointent d’étroits goulots. Elle saute, attrape une des bouteilles et danse
comme un singe en brandissant sa prise. L’homme se retourne, rouge, furieux ; la vieille fait
face ricanante et griffes en avant, si visiblement dangereuse que la brute recule en grondant et
s’en va au milieu d’un tonnerre de rires ivres. Nous rentrons, tant pis pour le sucre.
Le soir, au dessus du parc une torche géante éclaire longtemps la nuit, entourée d’une
chevelure d’étincelles qu’agite le vent. C’est le Funkturm – sorte de petite tour Eiffel qui sert
d’antenne de transmission – dont la plate-forme supérieure brûle.

Jeudi 3 Mai
Une nouvelle s’est répandu dans notre quartier : en échange de chaque drapeau à croix
gammée qui leur est apporté, les Russes donnent une livre de lard. Les drapeaux à croix
gammée… La moitié déjà ont été déchirés ou coupés par leur propriétaires. Ils sont rouge,
n’est-ce pas ? Il suffit donc de tailler le médaillon contenant la svastika et le remplacer par un
morceau de chiffon sur lequel seront découpés ou dessinés une faucille et un marteau croisés,
et une étoile, pour faire un drapeau soviétique. Et les Berlinois ne s’en sont pas fait faute ; tout
le monde affiche maintenant des sentiments communistes. Cependant des milliers d’étendards
se changent en porc, car dans toutes les familles il y a au moins un fanion qui était prêt à être
arboré dans toutes les circonstances patriotiques. J’entends de tous côté des exclamations de
regret… si on avait su, comme on l’aurait gardé pour cela ! Any a été la première à jeter le
sien et, présentement, il sert de serpillière dans la cuisine. Les Weber triomphent : elles
avaient gardé le leur et Lisa a obtenu la livre de lard. Donner son drapeau contre du lard !…
Dieu sait ce que, pour moi, représente cette svastika, ce signe crochu qui a souillé nos
monuments, qui nous a persécuté de ses contorsions de méchante araignée noire. Il contient
tant de misère humaine, tant de sang et de haine, cet emblème maudit !… Il mérite la flamme,
pour tous les nôtres morts, afin de le vaincre, de l’effacer des cieux du monde. Alors je le
prends avec des pincettes et l’enfonce dans le feu. Comment eux peuvent-ils songer à en
trafiquer ?… Tout le monde bazarde les innombrables insignes dont les tiroirs sont pleins.
Any vide soigneusement les commodes, pourchasse la médaille d’aigle, le profil de Hitler, les
pièces commémoratives frappées pour tel ou tel héros. Il y en a de tous genres, en métal, en
papier, en carton, sobres ou multicolores, nues ou compliquées, des silhouettes guerrières,
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profils casqués, pelles croisées d’armes, flots de ruban bariolé, épingles, boutonnières… Il
s’agit de ne plus rien conserver de suspect. À présent tout cela est si indésirable, si honni…
Aux ordures !… Les albums de photo, scrutés d’œil méfiant, fournissent un joli lot de guerrier
avantageux, le sourire large et la casquette cocardière sur fonds divers : Arc de l’Étoile,
Parthénon, Marchés orientaux… ruelles normandes… Aïe ! celui-là : SS… et cet autre de la
Gestapo, et Membre de la Commission de la Répression… Au panier ! Au panier ! Aux
ordures !…
Puis Any met bien en évidence sur la table la seule photo subsistant de son grand-père, le
vénérable israélite. Elle le regarde avec attendrissement car la situation est inversée. Jadis les
juifs maquillaient leurs documents afin de passer pour aryens ; à présent les Allemands
fouillent leurs ancêtres dans l’espoir de découvrir une connexion israélite, et l’on rachète fort
cher les états-civils des juifs morts. Hitler, qui l’eut cru ?…
Depuis l’après-midi deux officiers russes, un capitaine (Sacha) et un… au fait, comment
s’appelait-il l’autre ? – et leur ordonnance (Nicolas) occupent le salon de notre appartement.
C’est la meilleure pièce, celle où les vitres de Bismarck et du grand-père ont été si bien
incrusté dans les cartons par Any et Popy. Deux divans permettent d’y coucher. La radio et les
grands fauteuils ont séduit les officiers. Any couchera dans la salle à manger contiguë à notre
chambre. Les officiers sont assez bien, jeunes et le capitaine Sacha nettement beau garçon :
brun, de peau mat, trapu ; il est de Tiflis. L’installation n’a pas été sans drame.
Premier acte : Venus en parlementaires deux soldats ne sachant pas un mot d’Allemand
entrent en scène pistolet au poing. Personne ne comprend leurs gesticulations ; ils ont une
façon déconcertante d’exécuter des moulinets avec leurs armes. Enfin, à force de mimiques,
R. montrant son papier, Any les chambres et comptant sur ses doigts le nombre d’habitants,
les soldats s’en vont, poussant des cris rauques et hochant la tête avec énergie.
Acte deux : Lisa jaillit de sa chambre bégayante de rage, accuse Any de trahison et menace
d’ameuter toute la maison. Tremblante derrière sa porte ne l'a-t-elle pas entendu dire au
Russes : « Ici deux chambres, trois femmes… » Elle en a conclu qu’on la désignait pour le
viol, la déportation, le bordel. Sa mère la rejoint dans l’arène…
Acte trois : On s’explique, les hurlements cessent. Les officiers apparaissent et l’ennemi
bat en retraite devant l’évidence. Il s’agit de réquisition, non de viol.
Acte quatre : Colloque avec les officiers. L’Esthonienne est descendue et sert d’interprète.
R. traité avec respect explique notre situation et reçoit l’assurance que nous conserverons
notre chambre. Les officiers s’installent au salon ; l’ordonnance fera leur cuisine.
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Acte cinq : La nuit tombe. Le capitaine Sacha, intéressé par Any, tourne autour d’elle
comme un pigeon jabot gonflé. Il n’est pas menaçant, mais c’est inquiétant tout de même.

Vendredi 4 Mai
Any s’en est allé, sac au dos, vers Gesundbrunnen, pour s’informer du sort de sa sœur et du
Docteur H. L’excursion est longue, la route semée de décombres, les ponts brisés. Elle
retrouve sa famille vivante bien qu’éclopée, dans un appartement dûment semé de morceaux
de plafond, de vitres cassées et de vaisselle en miettes. Elle est rentrée satisfaite.
Le matin nous avait réservé un épisode semi-tragique. Un soldat fit irruption dans
l’appartement après avoir frappé à la porte comme un bélier furieux, vociférant, parcourant les
chambres sans que nous parvenions à comprendre sauf qu’il s’agissait de quelque histoire fort
déplaisante. Par malheur nos officiers étaient absents. Enfin, il semble qu’un lieutenant russe
ait été assassiné. le meurtrier trouvé, le calme est revenu. Calme relatif : Nicolas,
l’ordonnance, commence à frire du poisson dès sept heures du matin, il continue avec des
côtelettes de porc, parfumant cuisine, corridor et toute la maison. La grosse mère Weber
flairant l’aubaine, le traque comme une souris piste le lard, le talonne, lui sourit, se multiplie,
offre ses services faute de pouvoir faire accepter ses charmes mamelus. Elle obtient quelques
prébendes et ne quitte plus le fourneau. Nous sommes à court de provision et je lutte
péniblement pour confectionner des pommes sautées et des puddings entre les fritures de
Nicolas et les chapardages de la mégère.
Le capitaine Sacha assiège carrément Any. Elle se confie à moi et nous élaborons une
stratégie car le garçon n’est pas commode, sa manière forte est si définitive.
Oui ? – Non ? – Tout de suite ?… Ce soir !… Le fâcher n’est pas sans danger… Que faire ?…
Pour parachever nos ennuis, Any souffre depuis hier soir d’un furoncle à la nuque. Cette
histoire de furoncle jointe à la fatigue de l’excursion à Gesundbrunnen sont de bons prétextes
pour écarter Sacha, mais il est à craindre que, repoussé, le capitaine ne s’arrange avec Lisa et
que cette alliance rende odieuse la vie en commun. Devant cette perspective la vertu d’Any
chancelle…

Samedi 5 Mai
Le désordre augmente au dehors et au-dedans. La foule cherche sa vie au hasard dans les
rues, s’adonne au pillage pour se ravitailler. La fontaine est assiégée et il faut stationner trois
quarts d’heure pour conquérir deux seaux d’eau. Les dégourdis brouettent de grands pots de
laiterie, des lessiveuses, dont le temps de remplissage allonge la file. Le parc est envahi par
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les braconniers qui cassent arbres, buissons, barrières, emportent les bancs, abattent des
kiosques à coups de hache. En échange de quelques cigarettes offertes par Sacha, R. acquiert
deux bouteilles d’un merveilleux porto volées chez quelque gourmet.
Les étrangers circulent porteurs de leur couleurs nationales. Il y en a tant que je les
soupçonne de fraude.
La réquisition des montres va bon train ; la Russie n’a pas de plus cher désir que de savoir
l’heure. « Uhri-Uhri ! » disent-ils en montrant le poignet d’un index impérieux, vous
persuadant de la leur donner.
Nous avons été envahis ce matin par un groupe de soldats et de sous-officiers accompagné
d’une femme interprète. La maison est en rumeur, les portes s’ouvrent et les habitants, pâles
et anxieux, chargés de bagages paraissent dans les escaliers. Il faut évacuer la maison
immédiatement ! Pourquoi ? C’est un ordre !
– Allez dans le bâtiment du fond !
– Il est brûlé… Inhabitable !
– Hé bien allez ailleurs !
R. discute, tandis que je bouscule mes valises, que je réunis mes précieuses provisions,
bourre un sac à dos de pain, de pommes de terre, lard, farine… Enfin de nouveaux ordres
arrivent. Nos officiers, aussi navrés que nous, obtiennent un arrangement. Il ne s’agit que
d’évacuer les chambres de façade. La rue est interdite et barrée depuis l’attentat contre le
lieutenant russe. Nous devons occuper les chambres sur la cour… Oui, mais lesquelles ?
Dans la chambre de la Weber il y a deux lits. Un sera pour elle, l’autre pour R. et moi.
C’est inacceptable. La chambre est sale, désordonnée, jamais aérée, elle pue la femme mal
lavée, l’urine et le graillon. Dormir près de cette dondon ? Jamais ! À force de pourparler, R.
parvient à déloger Lisa de sa chambre. Nous y mettons les sommiers de nos lits, par terre, côte
à côte, et nous dormirons là tant bien que mal, mais seuls. Any couchera où elle voudra – On
trouvera bien, dit le capitaine Sacha avec les yeux… mais elle a déjà trouvé chez une voisine.
Le soir nous réunit, fourbus. Nettoyage, déménagement, discussions, colères – Ouf Fini!
Nous dînons de pain graissé, de marmelade, de « café », assis autour d’un guéridon devant la
fenêtre sur cour ; la chambre est si encombrée par les sommiers qu’on peut à peine les
contourner.
Et puis, attirées par l’odeur du festin, les filles de la maison sont venues festoyer et rire
dans la chambre de la mère Weber. Il ne semble pas qu’une grande violence devra leur être
faite pour s’accoler aux Russes. Le va-et-vient continuel laissait la porte du palier ouverte, à
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chaque instant quelque fille se glissait avec la mine d’une chatte attirée par la crème. Le
capitaine Sacha boude Any. Elle n’en a cure tant son cou la tourmente.

Dimanche 6 Mai
Il pleut à verse et notre campement tourne à la prison. Que devenir ? Où aller ? R. est
misérable. Je cuisine dans le hourvaris des Russes, encombrée par la mère Weber qui
gobelotte joyeusement et se repaît pêle-mêle de poisson, lard, cornichons et porc grillé en
compagnie de Nicolas et du soldat garde-chambre. La frairie gagne. Sacha et le
Commandant – je sais le grade du deuxième Russe, et son prénom : Serge – boivent et fument
dans le salon avec d’autres officiers en consultant des cartes.
Entre deux averses j’accompagne Any au poste de secours de la Croix Rouge où des
blessés sont soignés. Une infirmière renouvelle le pansement mais ce n’est d’aucun
soulagement. les médicaments nécessaires font défaut. Elle rentre si lasse, qu’elle doit
s’étendre jusqu’au soir. Tandis qu’elle se repose, R. et moi allons un instant dans le parc de
Tiergarten. Malgré les souillures et le désordre, le parc reste beau. Les pelouses sont ravinées
par les tanks et les lacs encombrés de pilotis à camouflage, mais la fraîche feuillée de
printemps panse de sa verdure les arbres fendus et les buissons foulés. La cavalerie russe s’est
campée là. De grands feux sont allumés au milieu des prairies râpées. Les hommes, assis
alentour dans toutes les postures du repos, composent un tableau fort pittoresque. De lestes
petits chevaux, libres de toute entrave, galopent gaiement par les allées, crinière flottante. Ils
secouent les arbustes à belles dents éparpillant les étoiles violettes des lilas. Nous traversons
les groupes un peu gênés par tous ces regards qui nous dévisagent. Bien peu de civils se sont
aventurés dans le jardin, encore sont-ils Polonais ou Ukrainiens. Il y a bien deux femmes,
mais des souillures de la pire sorte. Des soldats, la chemise ouverte, montrent leur poitrail
velu ; d’autres mangent, fument ou cuisinent. Nous hésitons devant un banc, quand un grand
gaillard à moustache de pakilare13, nous fait place d’un air d’invite. J’ai envie de me sauver,
mais R. démangé par la curiosité, entre en conversation. Oh ! Surprise ! le palikare parle
français. Très mal, cependant le cas est remarquable, car dans la nouvelle armée russe, les
officiers même semblent ne savoir que leur propre langue.
Physiquement les hommes sont plutôt bruns, moyen et trapus ; l’élégant slave de la guerre
de 1914 n’a plus cours. Ces cosaques n’ont rien de choquant tant le type mongol s’est répandu
en Europe depuis vingt ans : nez de pékinois, lourdes pommettes, yeux obliques, bouche à
larges lèvres mal ourlées. Ce grand là semble un exemplaire périmé ; il est le premier que je
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Milicien grec qui combattit dans la guerre de l'indépendance de la Grèce.
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vois coiffé du haut bonnet de fourrure en peau de mouton, élargi au sommet. La conversation
s’avère rocailleuse. Nous étions prisonniers…libres à présent… Il ouvre les bras pour
exprimer le vaste horizon de la liberté. Il dit avoir été en France, il ne dit pas à quel titre.
« Berlin pas si beau que Paris… Berlin très kapout ! Comme la dame a l’air parisien – la
dame c’est moi – Ses cheveux bien coiffés et ses petits pieds – sans blague, dans ces superbes
godillots » Il prend à témoin les camarades venus se grouper autour de nous. Larges sourires.
Cet album sous mon bras ? Des dessins… Ah voyons ! J’ouvre l’album… Vif intérêt. On le
retourne dans tous les sens… On le secoue… L’intérêt n’est peut-être pas du tout artistique,
un irrévérencieux souvenir me vient : à Java, des singes m’ont entourée un jour et ont fait
exactement la même chose et de la même façon… Mais l’album est innocent. Ce sont des
dessins de ruines, de voitures de réfugiés, de types de la rue. Et, le vocabulaire manquant
décidément de par trop, il ne reste qu’à se quitter après échange de bienveillants salamalecs.
Depuis l’occupation du salon, je dois, pour rejoindre la cuisine, traverser la chambre de la
mère Weber. À six heures je tombe en pleine kermesse. Serge, le commandant, assis sur le lit,
col de vareuse ouvert apprécie d’une main curieuse les possibilités élastiques du corsage de
Lisa qui fume et sirote un petit verre d’alcool. La table disparaît sous les coudes et les
assiettes. La mère Weber traîne ses mamelles entre un pot de miel et la chaussette de la
cafetière. L’accordéoniste de l’appartement voisin est là, pliée en trois sur une chaise trop
basse, absorbée par la confiture et les gâteaux étalés dans une assiette en équilibre sur ses
genoux. Sacha, dépoitraillé, très Triomphe de Bacchus entre deux nymphes, appuie son bras
droit aux épaules de l’actrice, le gauche est pour la fille du savetier, harpie laideronne sauvée
par de beaux seins sans mystère.
Tous les regards me suivent. C’est moi qui suis gênée. Ce n’est pas très scène de viol…
J’aimerais entendre la version que ces dames présenteront sur le séjour des officiers russes
dans la maison, aux parents de province horrifiés et compatissants…

Lundi 7 Mai
R. cherche à s’informer du sort réservé aux étrangers. Grâce aux brassards les nationalités
se repèrent . Nous parlons avec des Français, Hollandais, Belges, mais personne ne sait rien.
Aucune autorité étrangère, aucun consulat n’existe plus et la ville reste impossible à parcourir.
J’accompagne à nouveau Any à l’hôpital. En chemin nous avisons un groupe de sept
soldats français traînant une voiturette chargée de leurs paquetages. Je cours et les interroge :
ils partent seuls, à pied, vers Postdam dans l’espoir de rejoindre les Américains. Ils ne veulent
plus attendre. Personne ne pouvant les aider, autant se débrouiller seuls. « Bonne chance les
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gars !… » S’agit-il d’impatients, de cas isolés ou vraiment de prisonniers de guerre ? Devront-


ils rentrer en France par leurs propres moyens ?
Notre isolement est total. La tension des jours de siège fait place à l’hébétude, il me semble
être suspendue dans le vide. Le temps s’est arrêté nous laissant vivre l’inconsistante activité
des rêves. Rien n’existe plus pour nous que la primitive lutte pour l’eau, le feu, l’abri, le pain,
dans un espace que nos pieds peuvent arpenter et où nos bras en portent la charge. Une zone
de ruines infranchissables s’interpose entre l’univers et nous, comme l’océan autour d’une
chaloupe de naufragés. Ces soldats français rencontrés au détour de décombres, sont partis au
hasard, pris par la frénésie de sortir du cercle isolant. Ils se sont lancés à la route comme ils se
seraient jetés à l’eau pour tenter d’atteindre la terre des hommes.
L’hôpital où j’accompagne Any paraît fort plaisant et n’inspire en rien l’horreur
traditionnelle de ces lieux. Les pavillons, disposés autour d’un jardin à beaux arbres, sont en
partie debout. Je m’assieds au soleil sur les restes d’un banc. Des convalescents lisent ou
sommeillent dans des fauteuils près d’un parterre épargné où subsistent quelques tulipes.
J’essaie d’oublier, de me situer ailleurs, dans la floraison et le ciel, mais je ne peux pas et mon
esprit retombe lourdement dans la réalité.
Au retour, le capitaine Sacha nous autorise à reprendre possession de la chambre évacuée.
Malgré l’heure tardive nous transportons sommier, matelas, bagages et nous dormons avec
délices dans nos lits reconquis.

Mardi 8 Mai
La surprise du matin fut le départ de nos officiers et de leur suite. Dès sept heures sortent
des maisons de petits hommes trapus courant aux derniers préparatifs dans un tric-trac de
bottes, avec les vociférations d’usages dans toutes les armées. La rue, encombrée de tanks, de
camions, retentit d’appels rauques, des moteurs grondent. Il y a sur les voitures des femmes,
mêlées aux soldats, aussi soldats qu’eux et vêtues de même : culottes, bottes et blouses – un
béret de couleur vive sur la tête ; ces amazones n’ont sacrifié ni leurs seins ni leur postérieur.
Elles ont le physique de nourrices campagnardes et l’escalade des camions par ces grosses
soldates dont les croupes tendent dangereusement l’étoffe des pantalons, est du plus sain
comique. Popy, planté devant la porte, lève le nez et m’aperçoit au balcon, dans le brouhaha
je ne perçois que des bribes de phrase « …route pour l’isba… quelque chose comme miches,
les damnées… » Les gestes de ses bras arrondis en corbeille puis dessinant de larges sphères
ne me laissent aucun doute sur son discours, et nous échangeons un rire.
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Le départ est joyeux. Des chœurs glorifiant probablement la patrie slave s’élèvent des
voitures. Cette avant-garde blindée retourne en Russie – paraît-il – et nous verrons bientôt
l’infanterie d’occupation, les mongols promis, sans doute. Le dernier fourgon parti, la rue
barrée et gardée ces jours-ci nous est rendue. Notre porte cochère interdite est à nouveau
accessible aux habitants de l’immeuble.
La population doit déblayer les rues sans distinction de sexe, entre seize et soixante ans. C’est
un ordre émanant du commandement russe et des autorités allemandes, c'est-à-dire des
nouveaux maires installés depuis la reddition.
Sans trop rechigner, hommes et femmes se sont attelés à l’ingrate besogne et déjà le dessin
des rues apparaît, en partie dégagée du chaos. Les gravats et les décombres sont jetés dans les
caves béantes des maisons détruites. Avec Any je me lance dans l’aventure de franchir les
limites de notre quartier, nous allons voir ce qui reste du Kufurstendamm ; en vérité pas
grand’chose. Les rues avoisinantes sont remplies d’auto écrasées comme des insectes. La
mitraille a grêlé des façades encore debout. Des monceaux de pierres, d’immenses vides et
des pans de mur encochés alternent avec les hôtels, banques, cinémas colossaux et luxueux de
jadis, à présent carcasses noircies et vidées par les flammes. Berlin ne contient plus que des
femmes de tous âges, les quelques hommes que nous rencontrons portent des brassards
étrangers. Au travail des décombres on ne voit pas un hommes pour trente femmes. J’avise
tout à coup un grand drapeau français frappé de la Croix de Lorraine. Il flotte au troisième
étage du 96 Kurfurstendammm. Une affiche sur la grille du jardinet-facade indique qu’il
s’agit d’un Comité pour le Rapatriement des Travailleurs Français. Nous montons.
Le local est nu, quatre chaises de paille et deux tables de bois : la bonne volonté fait le
reste. On cherche à tranquilliser, à orienter, à aider avec les moyens du bord ceux qui ne
songent qu’à une chose : rentrer en France alors que rien n’existe plus ou pas encore pour les
ramener. Le Comité n’a rien d’officiel. Je parle avec deux hommes jeunes et disposés à la
patience ; ils se débattent visiblement dans un chaos d’impossibilités. Aucun transport avant
longtemps, aucune liaison avec une autorité quelconque. Il faut accepter les caprices, les
sautes de vent de la commandantur russe. J’expose mon cas, donne mon nom, mon adresse ;
je reviendrai de temps à autre aux nouvelles.
Tout de même, si faible soit-il ce petit fil conducteur me donne l’illusion d’être rattachée à
la France de nouveau. Mais est-ce cela que nous espérions ? Étions-nous déraisonnables,
enfantins, dans notre beau rêve ? La fin de la guerre, pour nous, c’était la route libre,
l’accolade fraternelle, le retour en chantant, la revanche des années d’humiliation. Nous
attendions la voix de la chaude France, non pas cette timide, humble et presque honteuse
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admission qu’être Français est plus à cacher qu’à proclamer. Sans doute notre isolement a
égaré notre jugement, nous ne sommes plus capables d’une vision d’ensemble de l’universelle
tragédie, mais la douleur du cœur n’en est pas moins cruelle.

Mercredi 9 Mai
Seuls, le soleil de Mai et le printemps qui fleurit en lilas et en épines de rosas, apportent un
peu de consolation à ce monde ravagé. Je suis dans un jour funeste, le cœur à vif. Sans
courage pour cuisiner, je sors d’humeur farouche. Tout me blesse et me navre. Que m’importe
que ces gens soient Allemands et nos ennemis, et les vainqueurs nos alliés ! Je subis la
commune misère mêlée aux ennemis, plus près de moi dans la souffrance que les amis
indifférents dans leur triomphe. Je ne sais ce qu’on fera de nous un jour, mais à cette heure
nul ne s’occupe des français ; chacun pour soi dans le naufrage.
Le courage journalier qu’il faut déployer pour la lutte contre la faim et la saleté
m’abandonne aujourd’hui. Tant pis, nous mangerons du pain noir avec un reste de pâté de
poisson en conserve et du « café » ; c’est ignoble. Nous partons ensuite, mornes et déprimés
vers l’ouest de Charlottenburg voir un certain Monsieur K., demi-juif, ami de Any qui…
que… le lien de parentèle est sans intérêt. C’est un but de promenade. Il entend fêter la chute
de Hitler en nous régalant sous les ombrages de son jardin avec ses derniers grammes de café,
de c-a-f-é !
Nous trouvons le personnage dans une demeure ravagée, plafonds troués, cloisons
écroulés, il nous offre ledit café sur la terrasse de la cuisine. Depuis hier des soldats russes
occupent le rez-de-chaussée, ils sont torse nu au soleil et soignent leur chevaux qui broutent
l’herbe naissante du jardin. La conversation roule sur les possibilités de représailles : tout le
monde nie avoir été membre du parti. Tout compte fait on ne trouvera pas un hitlérien dans
toute l’Allemagne !
Comment s’entendre avec les Russes. Aucun ne parle un traître mot d’allemand et on
s’arrache les travailleurs ukrainiens capables de baragouiner les deux langues. Monsieur K.
nous montre dans un jardinet voisin une doctoresse major russe qui, paraît-il, comprend
quelques mots de français. Peut-être par son intermédiaire pourrions-nous avoir des
informations sur les modalités de rapatriement ? Dans notre désarroi nous accepterions les
solutions les plus incohérentes. Cette merveille est assise sur un banc avec deux officiers.
C’est une grande créature massive, les bras croisés sur son uniforme, la cigarette aux lèvres ;
je veux bien que ce soit une femme, puisqu’on le dit… Au reste elle a l’air bon cette Cybèle
en épaulettes. Mais décidément non ; nous ne risquons aucune démarche.
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Au retour nous croisons des charrettes à bras où s’empilent des reste informes de foyers
détruits. Vieux, femmes et gosses poussent, traînent… et un infirme tire, attelé par des
bretelles de cuir, appuyé sur deux béquilles et son unique jambe. Blessé de guerre sans doute,
car c’est un homme jeune, à côté de lui une femme chargée de ballots et une gamine. La
poussière achève d’effacer les couleurs des vêtements. Cheveux ternes, chaussures éculées,
les femmes n’ont plus d’âge ni de forme. De temps à autre c’est un mort qu’on emporte sur un
petit chariot, bien décemment enveloppé de couvertures ou de bâches, un bouquet de lilas
fané sur la poitrine, ou bien déposé dans une grande caisse faite de restes d’emballage
rafistolés tant bien que mal. La famille brouette lentement son défunt dans le soleil. Faute de
transport, les corps ont été enterrés dans les parcs, les squares. L’ordre est venu de cesser cette
pratique, maintenant il faut trimballer jusqu’au champ de repos ceux qui ont eu la fâcheuse
idée de mourir à Berlin en Mai 45.
Le soir, dans la lumière persistante du jour, un feu d’artifices se tire quelque part au centre
de la ville, des fusées du plus médiocre effe s’élèvent. Une profonde indifférence accueille ces
réjouissances, il faudrait brûler beaucoup de poudre pour nous donner un spectacle qui vaille
de lever les yeux. En fait de gerbes, étincelles, flammes et fusées, les bombardements et la
canonnade nous ont blasés il y a beau temps. Ce feu d’artifices est peut-être en l’honneur de la
signature de l’acte de capitulation qu’on nous assure avoir eu lieu ce matin.
Tout de même le soir est beau et l’accablement de l’esprit aide au sommeil. La nuit arrive
et j’oublie tout dans le lit où je tombe épuisée.

Jeudi 10 Mai – Jour de l’Ascension


Je m’éveille à quatre heures dans la nuit calme et claire. La guerre est finie. Est-elle finie ?
Il y a dix jours, les Russes ont pénétré Berlin et depuis lors aucune nouvelle n’a été publiée,
aucun souffle du dehors n’est venu jusqu’à nous. Comme du bétail encerclé nous attendons le
sort inconnu. Je me lève à six heures dans le beau matin frais et, à demi vêtue, je cours à la
pompe ; à cette heure, il n’y a personne encore. Any m’entend et vient me rejoindre, le cou
raide de bandages. Nous montons six seaux d’eau et remplissons tous les récipients. Elle
nettoie la baignoire où les restes d’une eau croupie, gardée soigneusement pour l’incendie, est
enfin remplacée par de l’eau claire.
Dehors, un peu de vent lève des tourbillons de poussière des pierrailles et des plâtras. Mes
vêtements, mes cheveux, toutes mes hardes déjà verdies et piteuses, s’imprègnent de cette
farine arrachée aux décombres. Partout des équipes d’hommes et femmes mêlés travaillent à
enlever les tas de débris, pierres, planches, ustensiles brisés, ferrailles tordues, gravats, verre
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pilé, rambardes rouillées, poutres de fer. C’est un affreux ouvrage accompli avec une rapidité
incroyable. Qui, le 1er mai, a vu dans son chaos sanglant le Berlin du siège, ne le reconnaîtrait
déjà plus.
Retour à la maison. Nous avons rapporté du parc deux énormes planches à demi calcinées,
ramassées dans un bivouac abandonné par les Russes. C’est du combustible pour une grande
semaine. Le concierge promet de les scier pour nous. Il en restait encore trois, mais lorsque
nous y retournons deux heures plus tard, elles avaient trouvé amateur. Partout hommes et
femmes travaillent à démolir, déclouer, scier, débiter du bois. Les camouflages en pilotis jetés
sur le lac s’envolent comme par magie, chaque fourmi emportant sa brindille.
Pour obtenir de nouvelles cartes d’alimentation, mille cinq cents personnes font la queue
devant le nouvel hôtel de ville improvisé dans une école – l’ancienne est brûlée. Mauvaises
nouvelles, on nous avait annoncé la possibilité d’une double ration pour les étrangers, les
prisonniers libérés et les juifs. Point du tout. Sauf les Russes, Anglais et Américains, tous
nous recevons comme les Allemands, juste assez pour ne pas mourir de faim. Ainsi du moins
nous l’annonce la maigre Esthonienne ébouriffée. Elle revient du bureau où elle a retiré la
carte d’un français voisin. Nous ressentons une vive humiliation, le sentiment d’être exclus
des Alliés. Une demi-heure après, avis contraire… Tout le monde a su quelque chose par
quelqu’un et aucun renseignement ne concorde. Les juifs auront double carte – et les libérés
des camps… oui ?… non ?… Enfin nous nous arrivons au bureau, nous avons double carte
avec la mention : « Nations alliées ». Cela ne représente peut-être rien, mais l’amour propre
est sauf.
Ce soir, notre estomac se satisfait d’une soupe au gruau, d’une tranche de pain et du fond
de la bouteilles de porto échangée aux malins qui ont joué des coudes lors du pillage des
caves du Kaiserdamm. C’est un excellent vin de Porto, d’origine, rare délice… Le soir est
magnifique, nous jouissons du calme retrouvé. Las mais un peu détendu nous restons
immobiles dans le crépuscule. Sur la table j’ai mis des lilas glanés au parc et par la fenêtre
entre l’haleine de mai. Nous n’avons plus la force d’être malheureux, ce soir.

Vendredi 11 Mai
Notre maison sonne comme une ruche. Le four du boulanger voisin donne dans la cour. La
foule emplit tous les abords depuis onze heures et le pain ne sera distribué qu’à trois heures.
Les décombres remués partout à la pelle dans les rues par des troupes de femmes nous
couvrent de poussière blanchâtre et la maison en est envahie, bien qu’Any lutte,
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désespérément, du balai et du torchon. Je brosse deux fois par jour mon éternelle jupe noire,
et nos mains, sans cesse lavées sont toujours sales.
Nous avons décidé, R. et moi d’aller au Comité français, poussé par le sentiment d’aller en
« France ». Nous y arrivons par des chemins de traverse, R. supporte le trajet sans trop de
fatigue. La première personne que nous apercevons au Comité est un vieil ami, l’avocat Z.
Mutuelle surprise. Délivré par les Russes après trois ans de prison, lui aussi a connu comme
nous les joies des interrogatoires de l’affreux commissaire Kiefer, et il nous présente des
camarades de bureau. Nous échangeons pêle-mêle nouvelles, renseignements et
commentaires ; mais au point de vue rapatriement, toujours rien de nouveau. Le bureau ne
dispose d’aucune aide efficace.
Depuis peu de jours, un tour de garde nocturne est organisé dans la maison pour éviter
l’intrusion de fuyards nazis cherchant asile ou de SS pourchassés : c’est bien leur tour d’être
indésirables !… Si l’un d’eux était arrêté chez nous, c’est toute la maison qui serait
compromise. Une sage prudence basée sur le souvenir des méthodes appliquées en France par
les Allemands, et la crainte de prise d’otages et de fusillades. Ces Russes seraient capables
d’appliquer le procédé nazi. Deux locataires se relayeront chaque trois heures pour assurer la
veille. L’alarme doit être donnée au moindre bruit suspect. Any, désignée pour ce soir, étant
malade, je me suis proposée à la remplacer. Ma compagne sera la grande et triste veuve S.
Je monte au deuxième étage afin de m’entendre avec elle. J’apprends qu’elle est la
véritable locataire de l’appartement ou plutôt que son père l’était. Son mari mobilisé, elle est
venue de province se réfugier ici avec son petit garçon. Le vieux papa était universitaire, il est
mort depuis peu. Les autres occupants de l’appartement sont des réfugiés. En cinq ans, le petit
garçon est arrivé à l’âge d’être pris par la Volksturm et depuis janvier il est parti pour une
destination inconnue, minable troupier de quinze ans. Le mari est mort quelque part, on ne
sait où, sur un front quelconque, à l’ouest. Elle, est une grande femme parvenue à un degré de
minceur translucide. On distingue encore des traits bien purs, un nez presque grec. Celle-là
n’a pas de sang juif, c’est une brandebourgeoise. La chambre où elle me reçoit, celle qu’elle a
conservée pour son usage, est si typique de ce que l’on peut s’imaginer être la chambre d’un
vieux professeur, qu’elle en a acquis du style, comme tout ce qui est vraiment authentique. À
droite et à gauche du poêle de faïence blanche il y a les inévitables portraits à l’eau-forte de
Beethoven et de Schiller et, pendant autour du cadre, une couronne de laurier desséché. Elle a
l’air distant, un peu égaré, mais elle est très polie. Ce n’est pas une intrigante, ni une adroite,
elle ne fait pas de marché noir, elle ne sollicite personne, elle n’essaye pas de se défendre ;
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elle mourra de faim tranquillement, sans gêner les voisins. Elle ne pense qu’à une chose : son
fils.
Il est entendu qu’elle viendra frapper à la porte à onze heures. Quelques coups discrets,
j’ouvre sur la nuit de l’escalier. Nous descendons en tâtonnant la rampe. Je m’assied sur les
marches, tout en bas, et elle un peu plus haut. La nuit est totale. Je voudrais bien savoir ce que
nous ferons si un gaillard bien décidé et armé nous mettait soudain une mitraillette sous le
nez… ou simplement son poing ! Au reste, il fait si noir que nous ne verrions rien. Un homme
qui se glisserait à travers les décombres aurait beau jeu. Au moindre bruit nous alerterions : il
s’agira probablement d’un rat fureteur ou de la chute d’une poutre consumée.
Que faire dans ce noir ? Mon allemand n’est pas très remarquable, toutefois nous
échangeons quelques propos, comme à tâtons.
– Vous avez des enfants, n’est-ce pas ? me demande-t-elle.
– Oui des fils… J’ai des fils quelque part en France… du moins je l’espère… Je ne sais
plus rien … Aucune nouvelle jamais ne nous est parvenue…
La femme commence à parler comme pour elle-même. Je la comprends assez bien, son
allemand est très pur, sans accent de terroir. C’est impressionnant cette voix sans corps, on
dirait la voix même de l’ombre. Elle parle doucement, d’un ton un peu rauque, éraillé, fatigué,
avec de longues pauses entre les phrases.
– C’est effrayant de prendre des enfants de quinze ans. Le mien a tant grandi… si mal
mangé… Il n’est pas fort du tout… Pendant deux ans « ils » l’ont gardé près de Berlin…
pouvait revenir à la maison… tous les cinq ou six jours… Et puis ils sont partis… tous…
Maintenant je ne sais plus rien… Il faudra tant de temps pour que les nouvelles passent ! J’ai
si peur d’en recevoir… Ce dernier jour, je ne l’oublierai jamais… celui du départ… Il est
venu m’embrasser… ne disait rien… Je n’ai pas pu descendre… Vous savez ce que c’est vous
aussi… On a peur, n’est-ce pas de leur enlever leur courage ?… J’entendais ses bottes dans
l’escalier… suis allé à la fenêtre… il était si petit dans la rue… Je ne pouvais agiter les mains,
je regardais seulement… Trois fois il s’est retourné, trois fois… la troisième près de la
pompe… la dernière… puis il est parti en courant un peu et a tourné le coin… Comme la rue
était vide brusquement… Je… je suis allé fermer la porte…
Un long silence, je l’écoute respirer. Dans la rue s’entend un bruit de lourds souliers ferrés,
ils frappent le pavé, approchent, passent…
– Mein Gott ! Ce régime là !…Je sais bien que vous n’y croyez pas, c’est naturel. On a
tellement caché la vérité… Au début nous ne nous sommes pas rendu compte. Le désordre,
tant de désordre… Le désastre de la monnaie… la faim… des milliards. Il fallait donner des
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milliards pour manger… On était passé par tant de crises, quand un peu d’ordre s’est rétabli,
nous avons repris espoir… et quand nous avons vu le danger il n’était plus temps : le parti
était trop fort, la Gestapo nous cernait de toutes parts.
« Mon mari était professeur… Tout ce qu’on l’a obligé à faire !… Tous les mensonges,
toutes les fausses idées qu’il a dû inculquer aux enfants… par ordre !… Nous en étions
désespérés. Cette méthode de discipline qui a pris les enfants aux parents n’a amené que la
désobéissance, la flânerie… Ils ont perdu tout intérêt pour l’école. Les cahiers étaient
négligés, sales, les devoirs non faits… et toujours des excuses du Parti, des obligations, des
exercices, des fêtes. On n'avait plus le droit de se servir d’aucun livre d’histoire, d’aucun
manuel ni de dictionnaires. Seulement de petits résumés publiés par l’État, où tous les
événements du passé étaient déformés ou supprimés, ou présentés sous le jour qui convenait à
la doctrine. Nous étions honteux de voir les sottises que l’on nous obligeait à dire… »
La triste femme se tait. Est-ce le souffle qui monte des ruines dans le noir de cet escalier
qui me fait frissonner ? Et la voix reprend, monotone :
– …Et puis tant d’année dans la crainte ! Toujours peur de quelque chose, de quelqu’un…
Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est… toute sa vie à trembler… pour aujourd’hui… pour
le lendemain… pour l’enfant… Peur, madame, toute la vie, croyez-vous que ce soit une
existence ?… J’avais huit ans en 1914 et j’ai eu peur pour mon père… depuis cela n’a plus
cessé… Puis la vie en Allemagne… puis le Parti !… « interdit », « obligatoire », les
pogromes, les camps, la guerre… Mon mari tué… mon fils, mon fils pris… Et maintenant ?…
Pour combien d’année de peur encore ?… Déjà je n’ai plus de père, plus de mari et peut-être
plus de fils… Ça ne cessera donc jamais, Madame !… jamais, la peur !…
La voix se tait dans la nuit. Ce n’est pas Frau S., ni une allemande ; c’est une Femme.

Samedi 12 Mai
Changement à vue : les cartes d’alimentation pour « alliés » sont supprimés. Tout le monde
est au même régime : 300 grammes de pain, 7 grammes de graisse, 10 gramme de sucre, 20
grammes de pâte, 20 grammes de viande, par jour. Rations augmentées pour les employés,
doublées pour les travailleurs de force ; les étrangers restent les moins nourris. Mais les camps
s’organisent où ils pourront faire bombance… et coucheront pêle-mêle sur la paille,
réchauffés par d’amicales punaises. Merci ; et comment s’y rendre au camp ? Vous n’avez
qu’à marcher une vingtaine de kilomètres en charriant vos bagages – Sur mon dos ? – C’est
votre affaire. De quoi vous plaignez-vous ?
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La foule serpente sur 500 mètres de trottoir devant la Kartenstelle. Sur les conseils d’un
subtil roumain je me glisse par l’entrée des bureaux « État-Civil » ; je prétends m’être égaré
dans les corridors et j’obtiens nos cartes.

Dimanche 13 Mai
Le pur été. Ciel lumineux, sans tache, et pénétrante chaleur méridionale. Nous déjeunons
sur le petit balcon-terrasse. Si les hommes ne se mêlaient pas de tout gâter, ce beau jour serait
fort plaisant, mais les nerfs sont faussés et chaque mot fait plaie. Cette continuelle
contradiction dans les nouvelles nous soumet au régime de la douche écossaise et achève le
désaccord de nos humeurs. Any et moi nous nous crachons au nez comme deux chattes, pour
une histoire de farine dans les haricots de conserve qui, mêlées aux pommes de terre,
composent l’orgie dominicale. Cette farine nous pèse tout le jour sur le cœur.
Un mot d’ordre court dans le quartier : que les femmes ne sortent pas ! Il y a une grande fête
russe et la rue sera dangereuse. Mais le péril n’apparaît par aucun côté. Le parc est plein de
jeunes filles assises sur les gazons, elles attendent vainement l’assaut des hordes mongoles.
Quelques troupiers bonasses se grattent le crâne ou somnolent sur des bancs. Pour l’instant, il
est difficile d’imaginer occupation militaire plus discrète, du moins à Charlottenburg. Les
visages renouvelés d’Attila qu’on nous annonçait n’étonnent que par leur absence. Tous les
soldats russes que nous voyons ici sont de rudes gars à tête paysanne, bien rasés, assez
propres, vêtus décemment. Ils vaquent à leurs affaires sans s’occuper de la population ni pour
la provoquer, ni pour l’attirer. Rien de plus facile que de les oublier.
Une école désaffectée, pas trop branlante, loge de la troupe et sous le vaste porche des
hommes dansent au son d’un accordéon. À califourchon sur des chaises ou juchés sur des
caisses, ils forment un cercle autour du danseur qui pivote, s’accroupit, se relève, frappe du
talon, sans sourire le moins du monde, tandis que l’assemblée l’encourage de la voix. Des
passants se groupent à l’écart, le regard en biais pour les observer, flairant sombrement
comme des bêtes méfiantes cette joie étrangère.
La danse cesse ; l’accordéon se tait, et un chœur de voix s’élève en un frémissement
d’orgue, enfle lentement, coupé de rythmes brusques, de voix passant du faux-bourdon à
l’aigu de la flûte, comme un rire qui s’échappe et fuse au milieu d’une prière. Le public se
rapproche attiré peu à peu, pris au lasso des sons, rassuré par la tendresse harmonique.
Comme cette musique est loin de l’âme allemande dans son alternative de nerveux sarcasme
et de sombre mysticisme ! J’écoute la chorale marmonner mystérieusement une sorte de
marche scandée, résolue, impérieuse où passent comme des chuchotements sous la trame forte
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du rythme. Cela se nomme, paraît-il, la Steppe ou la Plaine. Pour moi il s’en dégage une
étonnante magie évocatrice d’espace, de guet-apens, de foule en marche.
Au sortir du parc un jeune homme étonnamment élégant m’aide à couper des branches
d’églantine. C’est un Égyptien. Étudiant d’abord à Vienne, ensuite à Berlin. Il est flanqué
d’un Arabe en short kaki, soldat anglais. On parle bien entendu de nourriture et de marché
noir. La conversation finit chez lui où se conclut un échange après discussion. Je le surnomme
« Moulay ». Il a là une femme, légitime ou non, gentille allemande, actrice si j’ai bien saisi. Il
parle bien le français mais à peine l’Allemand. Les études de droit à Vienne ont dû être
bizarres !… Et nous revenons à la maison avec du sucre et du jambon !
Je trouve Any fixée sur un document, elle réfléchit, plume en main, nez froncé. L’affaire
est d’importance. Ce bordereau établit la personnalité des occupants de l’immeuble. Nom,
origine, où étiez-vous avant le 1er mai 1945 ? en 44 ? en 40 ? Métier avant 1940 ? Quelle
activité pendant la guerre ? Étiez-vous membre du parti ? C’est là qu’il faut faire attention…
ne pas mettre Oui. Le jeune médecin « Pierrot-malade » a répondu Oui ! – Je vous salue bien
bas, Docteur, vous êtes donc vraiment un homme ? Hélas, pauvre Pierrot ! un homme pour
peu de temps…
Any voudrait bien éclipser ses gloires devenues néfastes de traductrice-interprète dans les
bureaux de la Werhmacht. Elle n’a jamais été au parti et elle décide de s’intituler dactylo à
partir de 1940 ; auparavant, danseuse. Le questionnaire passe de main en main. C’est naïf
comme recensement ; qui se clouera au pilori de son plein gré ? et le parti aura détruit ses
archives. Seuls les militants actifs seront repérés, n’est-ce pas mieux ainsi ?

Lundi 14 Mai
Journée de corvées ménagères compliquées par le manque d’eau. Lavage du linge qui nous
reste, déjà transparent d’usure. R. a trouvé du charbon en allant le saisir au nid, c'est-à-dire
dans la maison du charbonnier. Il se gardait bien d’apparaître dans sa boutique d’où, disait-il,
le charbon avait nuitamment disparu. Les pillards ont le dos large, mais la cave du bougnat
n’a pas tout perdu et R. nous rapporte un seau du précieux combustible caché sous une couche
de gravats.

Mardi 15 Mai
Du balcon je regarde la population féminine du quartier s’affairer au déblayage. Les rares
hommes fument la pipe en donnant leurs conseils autorisés. Ce sont les femmes qui piochent
et transportent les seaux de gravats. Ce n’est pas une petite corvée. Les trottoirs et une bonne
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partie des chaussées disparaissent sous une chaîne de montagnes russes dont les plus hautes
atteignent les cinq mètres, formées par l’écroulement des maisons éventrées. Tassés par leur
poids, agglomérés par la pluie, sable, terre, ciment, branchages, ferrailles, forment une pâte à
ébrécher les pelles. Dans ce magma, comme les raisins dans le pudding, sont incrustés mille
ustensiles brisés, tordus – machine à écrire, radiateurs de chauffage, lavabos, baignoires,
tuyaux, poêles, rambardes de balcon, fourneaux, poutres de bois noircies, poutre de fer
rouillées – et il faut trier tout cela par catégorie et même conserver les briques encore entières
qui seront nettoyées et employées plus tard.
Le soir, visite de Moulay et de sa femme. Ils sont en avance parce que, après nous avoir
fait passer de l’heure allemande à l’heure russe, on vient de nous remettre de l’heure russe à
l’heure allemande !

Mercredi 16 Mai
Nous rendons visite à Moulay et trouvons Achmed – c’est le nom de l’Arabe – bouclant
ses valises. Il veut partir dans un camp avec les soldats anglais, et attendre l’heure du
rapatriement. Voilà un coup dur pour notre ravitaillement si bien commencé. Moulay nous
raconte le pillage de son appartement par les Russes lors de la prise de Berlin.
– Toute la nuit bous avons entendu crier des femmes… Ils se sont passés et repassés une
gamine de quinze ans. La sœur aînée, blottie à terre entre le mur et le lit, leur avait échappée,
mais affolée par les cris de la petite, elle leur a sauté dessus… Ils l’ont à demi assommée.
« Si vous aviez vu ce spectacle, le lendemain ! Les meubles fendus, éventrés, les rideaux
tartinés d’un infect fromage coulant, des seaux de confiture écrasés, des marres d’huile
engluant les tapis, des bouteilles cassées, des lambeaux de robe ensanglantés, des excrément
partout et, semées par centaines, des cartouches. Et encore, il n’ont fait que s’amuser. On nous
avait dit qu’ils étaient encore possible à jeun, mais que l’alcool les rendait fous. Quand il sont
entrés dans la maison j’ai voulu cacher les bouteilles ; avec Ahmed nous avons fini par les
casser pendant qu’on entendait leurs bottes monter l’escalier. L’évier de la cuisine a avalé
plus de bénédictine et de curaçao que nous n’en boirons en dix ans ! »
Sans doute cette description d’orgie est-elle vraie, mais dans notre propre maison, sauf
quelques brûlures de cigarette sur le tapis de table, aucun dégât n’a été commis par les
officiers ou les soldats. En nous quittant ils ont emporté un petit pot de porcelaine blanche qui
vaudrait bien deux francs au bazar, et les femmes se pendirent à leur cou en remerciement des
tartines de beurre, côtelettes, poissons frits et gâteaux qu’ils avaient offert.
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Je ne puis dire autre chose sans mentir ; je ne sais si ce fut hasard ou manière d’écrire
l’Histoire.
La première fois que je suis sortie de France, j’avais seize ans, toutes les illusions de cet âge
et quelques autres. Au premier village espagnol j’ai couru au célèbre sanctuaire, le bedeau
m’a dit : « Les autels du treizième siècle ont été pillés et profanés par les soldats de Napoléon,
il ne reste que ce saint de bois. Le baptistère servait d’abreuvoir pour les chevaux et, dans ce
puits, ils ont jeté après les avoir violées, les religieuses du couvent Santa Rica dont ils ont
brûlé le cloître. Ah ! Esos francesca !… » Je n’en revenais pas… Les Français, pour moi,
étaient des hommes mesurés, compatissants, ennemis de toute cruauté, ami de toutes beautés.
Depuis, que n’ai-je appris ? Mon père contait que durant les guerres d’Orient, les soldats turcs
pariaient sur le sexe de l’enfant, avant de fendre le ventre des Arméniennes enceintes.
Horrible exemple de cruauté orientale, n’est-ce pas ? Mais sur un volume de Pierre Loti,
« Turquie agonisante », en couverture, ricane de toutes ses dents, sans lèvres, une tête
martyrisée que souligne cette légende : « Un des officiers turcs fait prisonnier par les alliés
chrétiens est renvoyé à son camp le nez, les oreilles et les lèvres coupés. » Que n’a-t-on dit sur
les troupes Yankees en Louisiane pendant la guerre de Sécession, et sur les Anglais au
Transvaal ? Les journaux publiaient des dessins montrant ces soldats réputés pondérés et
nobles, portant, enfilés dans leurs baïonnettes, des petits enfant boërs… Et qui, en matière de
massacre, remporterait la palme : les républicains ou les fascistes espagnols ?
Non. Il n’y a pas d’idéologie qui tienne. C’est là le grotesque et monstrueux état de guerre
auquel il ne faut plus consentir avec cette molle et incroyable soumission.
Any, partie à bicyclette visiter sa sœur, ne reparaît qu’à neuf heures du soir, à pied et fourbue.
Deux soldats russes l’ont arrêtée et, sans autre forme de procès, se sont emparés de sa
bicyclette en lui conseillant de rentrer « zu Hause » rapidement. Ce qu’elle a fait le cœur
gonflé de rage. Sa sœur avait donné ses dernières cigarettes au garagiste pour réparer la
chambre à air de la vieille bécane ; elle roulait pour la première fois depuis deux ans. Any
grignote quelques pommes de terre, le cœur amer. Par ailleurs, du linge confié au blanchisseur
continue de barboter dans une machine, il est vrai qu’il a reçu un projectile dans la cuisse…
c’est une excuse. Le docteur se remet de la blessure au pied reçue pendant le siège. Persécuté
par les nazis pour ses accointances juives, il bénéficie maintenant du revirement et reçoit
l’aide des Comités soviétiques. Peu de médecins sont autorisés et la clientèle afflue.
Nous allons nous coucher en commentant ces désastres domestiques.
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Jeudi 17 Mai
Nous avons fait alliance avec Monsieur Popy, le radiesthésiste. Il détecte les distributions
de vivres, l’apparition du camion de légumes, les sacs déchargés à l’épicier ; aussitôt il prend
sa place dans la queue qui se forme, installe contre le mur son petit dépliant et fait des heures
de patiente attente pour lui et pour nous. En échange, je lui mijote chaque jour une marmite de
soupe bien épaisse. Le petit homme a connu mille secrets : et d’abord où se camouflaient,
avant l’arrivée des Russes, bien des déportés ou prisonniers échappés, oubliés, considérés
comme disparus, tant Français que Belges, Hollandais, Italiens, et autres. Certains munis de
faux papiers travaillaient tapis chez des Allemands semi juifs, anti nazis ; qui sait combien ils
étaient ? Confiés au prudent et loyal Popy, le soulier troué, la montre en panne, revenaient
réparés par un artisan. Sa popularité est grande. Outre son habileté mécanique, ses dons de
mage sont exploités par tout le quartier. Il règle son pendule sur les photos des absents, puis le
promène au-dessus de la carte étalée devant lui et déclare : « Votre fils se porte bien… Il est
prisonnier des Américains… Il est peu souffrant… Pas dans la Forêt Noire, je le vois plus à
l’Est… » Bienfaisant loufoque, il répand l’espoir au cœur des malheureux. Béni soit le petit
homme.
Jour accablant de chaleur. La plante des pieds brûle, mais ce n’est jamais trop pour moi,
adoratrice du soleil. Nous allons sortir quand Moulay se présente tout défait. Un ordre est
affiché. Tous les étrangers doivent se rendre avec bagages, dans les 24 heures, hors de Berlin,
à Ostkreutz, de gré ou de force. Moulay et quelques amis orientaux, sujets turcs ou Anglais,
vont s’en aller sac au dos. Affolement total. Où est cet ordre ? Qui l’a vu ? Tout le monde…
Personne… on ne sait où… quelque part…
Bien qu’au vent des persécutions, les brassards étrangers se soient envolés depuis deux
jours, nous interrogeons dans la rue deux Belges, un Hollandais, un Français. Oui ils sont au
courant, on le leur a dit ; eux aussi ils cherchent l’affiche sans la trouver. Il paraît que c’est un
petit papier écrit à la machine.
– Sacrés cochons de salauds, ils nous traitent comme du bétail !…
– Oh moi !… Je m’en fous moi, vous entendez ! Qu’ils viennent me chercher, ils porteront
la malle !
– Quant à moi, Messieurs, tôt ou tard une ambassade, un consulat de mon pays s’établira.
D’ici là je ne fais rien, je ne bouge pas !
– Et alors on va se faire ramasser par les Russes ? C’est qu’ils sont pas tendres les
camarades…
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– Mais enfin, comment transporter les bagages, les vieux, les enfants, les malades ? Et pour
aller où ? À Moscou ? À Odessa ? Jamais ! Douze kilomètres et rien pour le transport…
Désolation générale. Moulay console sa petite compagne en larmes. Les voilà séparés car
elle est allemande et doit rester là ; ils ne sont pas mariés ?
Nous errons dans les rues sans découvrir l’affiche en question. J’irai seule aux nouvelles au
Comité français. Me voilà partie, interrogeant en route les Français que je rencontre : toujours
les mêmes réponses. J’arrive au Comité, le drapeau est toujours à la fenêtre, on ne l’a pas
encore mis dans un tiroir. À la porte j’avise une feuille tapée à la machine, c’est la fameuse
proclamation. Après trois articles relatifs aux travailleurs dans les rues, à la garde des
maisons, aux décombres à enlever, c’est l’ordre de partir, de gré ou de force, hors de Berlin.
Ce n’est pas signé du Commandement russe mais du maire de Hallensee… Je monte à l’étage.
dans la foule anxieuse qui assiège le bureau je rencontre Popy.
– Y allez pas, Madame, c’est pas la peine !… Y a que des vieilles nouvelles…des toutes
rances ! Personne y connaît rien ? C’est pas croyable !… Comme pagaille on peut pas trouver
mieux. Ils ont fait des démarches qu’ils disent… Des démarches de quoi ? chez qui ? Nous les
Français, on est pas intéressant, pas vrai ? On n’a pas de canon… on peut pas nuire… on vaut
rien !… Vous savez ce qu’il m’a dit ce grand maigre : « Pas de rouspétance… Ordre de
Staline !…Il faut obéir !… Alors, après l’Adolf et le Pétain, ça va être le Petit-Père-de-Tous-
les-Peuples ? On se les farcira tous… on en ratera pas un d’Idéaliste-Rénovateur !
Nous descendons l’escalier que d’autres affolés gravissent. Popy rumine en silence
l’affront qu’on lui a fait.
– Et puis qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ces pauvres gars-là ? C’est à peine
décrotté à la Communale et ça veut jouer au Consul et à l’Ambassadeur !
Nous arrivons dans la rue où des groupes indignés expriment sans ambages leurs opinions.
Un vieux Flamand bafouille en un français extravagant qu’il y a trente mille personnes à
Ostkreutz couchés par terre, sans paille.
– Est-ce que vous savez l’Allemand, Madame ?
– Un peu.
– Est-ce que vous pourriez nous traduire… Les gens du bureau auraient pu au moins
afficher un texte en Français !
Je traduis le texte, ponctué par les grondements outrés de l’entourage. Popy, à coté de moi,
s’exclame :
– Ah dis donc !… Ils la piquent bien la fleurette… Popy, ma vieille, accroche-toi à ton
pneu ! Ça va être le moment, pour une fois il va te servir le vieux poumon pourri !…
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Je rentre la bouche amère et le cœur révolté. Bien entendu on m’attend, on m’écoute dans
la consternation… R., guetté par l’angine de poitrine, ne saurait marcher plus d’une demi-
heure, à petit pas. Mieux vaut mourir dans son lit que dans la poussière des routes. Et puis, les
campements sans eau, les bagarres, Odessa… Non ! Autant finir ici s’il le faut, mais plus de
convois, plus de foules traînés à travers les champs.
Le soir nous mangeons le beefsteak que j’ai artistement haché et mélangé à de la mie de
pain. C’était la ration de huit jours et, avec des pommes de terre, un festin de gala. Notre
estomac serré par l’angoisse gâche notre beau repas.
Je suis si lasse que je vais, contre toute habitude, me jeter sur mon lit où je m’endors
lourdement pour me réveiller au son d’un appel. C’est R. qui parle français par la fenêtre. La
porte de l’appartement s’ouvre devant un grand gars, soldat français, le calot de capitaine à
trois galons d’or sur l’oreille. Il cherche une comtesse de Barre…
– Ce n’est pas ici…
– On m’a dit qu’il avait une Française…
– Oui, c’est moi, mais ce n’est pas mon nom.
Nous causons. Il connaît l’ordre de départ, mais ne s’affole pas. Le mieux est d’attendre.
Les ukases se succèdent et se contredisent. « Ne jamais exécuter un ordre avant d’avoir reçu
le contrordre ». Il faut temporiser, trouver des prétextes… Inutile de courir les routes et se
faire refouler et voler comme les impatients partis pour Kustin la semaine dernière. Cet
officier français possède une auto et un permis russe de circulation : il travaille à l’hôpital de
Neuköln où cinq cents Français, plus ou moins éclopés, lui occasionnent forces soucis.
Autrefois nourris par les entreprises qui les employaient, puis refoulés des environs de Berlin
ou jetés à la rue par la débâcle, beaucoup d’entre eux subsistent sans cartes d’alimentation.
Aucune autorité officielle n’intervient encore. Sans doute quelque part, d’honorables
gentlemen considèrent-ils la question autour d’un vert tapis diplomatique. Un général en
mission est ici, paraît-il, mais inapprochable, bien clos dans son ambassade, peut-être
impuissant lui aussi ! En attendant, prisonniers et requis rongent leur frein et envient les
camarades de la région rhénane certainement rentrés au pays depuis beaux jours.
Reviendrons-nous en France clopin-clopant, comme les débris de la retraite de Russie, comme
les émigrés, les éternels laissés pour compte des fins de lutte ? Qui songera encore à nous
dans six mois ? Nous serons devenus les gêneurs, les parents pauvres, ceux pour qui on est
jamais à la maison… Il ne faut pas être malade ou malheureux trop longtemps.
– On verra donc à se défendre, se dépêtrer tout seuls. Merci capitaine…Au revoir…Peut-
être repasserez-vous samedi après-midi… on causera… à bientôt !…
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Nous sortons secouer à l’air nos esprits courbatus et justement voici venir Moulay. Qu’il
est beau ! Un complet gris de bon faiseur, chaussé de daim… heureux homme ! Ses mains
sont intactes, sa chemise ne flotte pas sur un torse amaigri, son faux-col ne bée pas autour
d’un cou amaigri. Je regarde mon pauvre R. avec douleur et tendresse… Combien m’apparaît
pitoyable le soin qu’il met à nouer sa cravate, à brosser ses vêtements maintenant si vastes
pour le mince corps desséché qu’est devenu le sien. Le chapeau même, semble en
disproportion avec son visage émacié. Ses belles mains conservent leurs belles lignes.
Dans le parc, des femmes poussiéreuses traînent des charges de bois sur un banc avec
l’incohérente activité des fourmis affolées. Elles attaquent d’une hachette frénétique les troncs
foudroyés par les bombes. Il en est même qui pêchent dans le lac. Par quel miracle deux
canards survivent-ils là, barbotant dans l’eau boueuse ? Pour avoir résisté à la casserole ils
vont être réputés centenaires.
Moulay a décidé de rester. Après s’être informé à la police et à la « mairie », il s’est aperçu
que personne ne connaissait la funeste ordonnance de départ. On accuse le « maire » de
Hallensee d’abus de pouvoir et du mauvais dessin d’irriter l’opinion. Nous acceptons toutes
les hypothèses sans discuter.
Comme des restes d’une civilisation aussi lointaine de la Lune que notre monde
d’aujourd’hui, avec Moulay nous divaguons, inertes et nostalgiques, sur des thèmes périmés :
le Caire, la terrasse du Sheperd’s, les eaux douces d’Asie, les dîners au Pré-Catelan, un jour
de régates à Cannes… C’est absurde, nous sommes des momies… Mais cela console, la vie
sentait si bon alors. Ce qui reste de moi mérite-t-il de lutter ?
Mes doigts déformés, les ongles rendus, ces cheveux devenus gris, encore soyeux et
sombres il y a deux ans, quel pauvre visage affaissé ils encadrent… et ce corps éreinté dans la
robe ou plutôt dans la housse élimée qui le couvre… et quels souliers ! Ne vaut-il pas mieux
disparaître ? Mon Dieu ! pourquoi tenir ainsi à cette chienne de vie ?
Le retour à la maison nous réserve un plaisir. Le chien, Mac, a dévoré le beefsteak du
tailleur qui avait eu la singulière idée de poser à terre son plat de rôti… Il est difficile de
blâmer la bête, mais compenser la perte de cet imbécile signifie sacrifier notre semaine de
viande.
Je reste tard sur la terrasse à méditer sombrement. Mes nerfs se détraquent, les sursauts de
ces derniers jours ont forcé la machine, et puis l’orage approche, l’air est irrespirable. Décidée
à obtenir le sommeil, j’avale deux aspirine et m’endors à la lueur d’éclairs immenses qui
jettent, comme au théâtre, des nappes de lumière livide sur mon lit.
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Vendredi 18 Mai
L’air, allégé par l’orage, ragaillardit les esprits. Après la séance de pompe à eau une
conférence nous réunit ; l’heure est sérieuse. Il est nécessaire de remonter le garde-manger.
Nous espérons en un Belge racolé ces jours derniers, en Makmoud, un arabe connu de Popy,
en un certain petit Marseillais débrouillard, mais personne n’a paru. Rien n’est plus décevant
que cette chasse aux pourvoyeurs. Dès qu’une organisation semble assurée, l’homme disparaît
englouti par la marée des événements. Seule une ténacité de trappeurs nous a permis de
subsister jusqu’à présent. L’obsession est commune. L’estomac, seigneur et dieu omnipotent
mène le monde. Le cousin d’Any arrive en coup de vent : il ne peut acheter de pain depuis
deux jours, faute de carte, la mairie de son quartier n’ayant pu distribuer assez de bons. Popy,
en braconne depuis le matin, il n’a récolté qu’un paquet d’orge. La nymphe accordéoniste
s’alimente d’une espèce de colle dénommée poudre à entremets dont elle a déniché quelques
sachets jaunis. R. décide d’aller chercher au Kurfurstendamm ; il y a là des fournisseurs
d’étrange extraction : arabo-russe ou turco-persan. Ils tiennent boutique clandestine dans les
caves d’un immeuble en ruine… Any va à l’Arbeitsam (Office du travail) s’inscrire comme
danseuse en vue d’obtenir la carte alimentaire n° 2 des employés.
Restée seule, j’étudie des combinaisons culinaires. D’abord un bout d’os, un oignon
échangé contre deux cigarettes, quatre carottes et deux pommes de terre, puis un lambeau de
couenne déjà frit pour un sauce précédente mais dont je prétends extraire encore quelque
graisse : voilà une soupe pour le Lazarillo de Tormès. J’ai chipé à la grosse mère Weber une
branche de thym et une feuille de laurier, et je médite un cambriolage de persil dans les
plates-bandes cultivées dans la cour par Frau Kunst.
La mère Weber tourne autour de moi, elle m’explique d’une voix frémissante que Staline -
elle parle de Staline comme s’il venait en personne chez le boucher du coin – rafle toute la
viande des entrepôts et des frigos pour ses troupes. Ce discours tend à justifier à mes yeux les
agissements de sa fille Lisa. J’ai aperçu la belle enfant ce matin alors qu’à l’aide de la
savetière, son inséparable complice, elle introduisait dans les caves de la maison une lourde
masse de viande enveloppée de linges sanguinolents. Ce n’était pas le cadavre d’un ennemi,
mais le quart d’un porc. Je n’éprouve aucune indignation et je suis disposée à réclamer une
portion du butin.
Retour de mes pèlerins les mains vides. Les arabo-russes-turco-persans ne hantent la cave
que l’après-midi et l’Arbeitsam est fermée le vendredi. Résignés nous prétendons savourer la
soupe du Lazarillo ; c’est une maigre pitance qui nous laisse affamés.
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R. nous raconte l’histoire suivante qu’il tient d’un Français rencontré tout à l’heure : Un
colonel arrive de Paris persuadé que les Alliés en compagnie de leurs bons amis russes
vivaient des heures de liesse parmi les fleurs et les victuailles. Il est reparti au plus vite pour la
capitale afin de rectifier l’opinion parisienne légèrement égarée… Cette loufoquerie
vraisemblable me procure un instant de douce gaieté.

Samedi 19 Mai
À dix heures ce matin vif surprise. Les fils électriques rougissent soudain dans les
ampoules du lustre. Cris perçants dans toute la maison. Any bondit vers la radio, tourne les
boutons tandis que nous pestons contre les langues incompréhensibles que le poste émet à
chaque station. Nous vivons en vase clos depuis si longtemps. Dans Berlin même, les
habitants ne font pas comme à Paris circuler les nouvelles de bouche en bouche. Malgré les
suppressions de courriers, de transports, de journaux, il ne s’écoulait pas deux heures que l’on
ne sut faubourg Montmartre, non seulement des faits advenus à Saint-Denis ou à Auteuil,
mais à Rambouillet ou Senlis. Ici la torpeur et la conformité d’esprit me sont une constante
surprise. L’émotion de reprendre contact avec le monde nous cloue palpitants devant le poste.
Les Weber et la nymphe auburn sont entrés et, groupés près de la porte, écoutent. Enfin une
voix nasale annonce New York retransmis par la BBC.
Nous apprenons d’abord que les prisonniers et travailleurs français en Allemagne reçoivent
2 000 calories par jour et les Allemands 1 500 « devant ainsi nourrir leurs anciennes
victimes ». Pas à Berlin, cher BBC, je vous assure, pas à Berlin !
Changeons de poste. Voici une voix allemande : le maire de Hallensee, en raison de son
oukase, est révoqué, parfait ! Le commandant russe de Berlin parle ensuite. Il est satisfait de
la soumission montrée par les Berlinois, mais le travail fourni est insuffisant. Déblayez les
rues et routes ! Aux pioches ! Aux pelles ! Puis commence un affreux récit sur les horreurs
enfin révélées des camps de concentration, Auschwitz, Buchenwald et autres. Tortures,
vivisections, fours crématoires… Any pousse des exclamations d’horreur, un murmure
consterné s’élève du groupe Weber. Est-ce possible ? Faut-il croire à ces cruautés qui glacent
le sang ? Any ricane amère : « On ne pouvait attendre autre chose du régime nazi, cette honte
de l’Allemagne ». Mais on sent qu’elle est blessée dans son orgueil germanique et les Weber
même éprouvent la gêne des parents d’assassins.
Je finis l’après-midi au parc, à la glane de petits bois pour mon fourneau. Une jeunesse en
pleine euphorie de liberté danse, roule sur les pelouses, et démontre que filles et garçons
fêtent sans la moindre pudeur la disparition des « Hitler Jugend ». Leur intempérante gaieté
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fait perdre toute prudence à un vieil Herr Professor d’encolure carrée qui se promène
dignement avec sa dame. C’est Hindenburg tout craché. L’indignation l’étouffe devant
l’entrain des jeunes. Il vomit des imprécations où je crois bien entendre que l’on regrettera
bientôt les nazis. Des rires et des moqueries noient les vociférations du Hindenburg qui bat en
retraite tout hérissé, la nuque empourprée par la rage. Du calme Hindenburg, du calme…
laissez-les jouir de leurs restes, ces enfants… D’autres formations les guettent au tournant de
la paix. Je les prévois bientôt sacrés pionniers d’une « Nouvelle Allemagne », marchant au
pas cadencé sous une bannière modifiée… Il n’y aura à changer que l’insigne.

Dimanche 20 Mai
Jour de Pentecôte secoué de vent et traversé de soleil. Berlin ne connaît pas le mistral et je
ne sais comment s’y nomme le vent qui balaie la ville trois jours sur sept avec une puissance
marine ; mais je comprends pourquoi les berlinoises portent avec tant de persistance la tête
enveloppée de laine. On est aussi soufflé sur les bord de la Spree que sur la Canebière.
Popy nous est arrivé victorieux, remorquant un copain qui fait dans le marché noir.
Résultat : nous avons déjeuné de « singe », de haricots blancs et, luxe éblouissant, une sorte
de cake est apparu au dessert en surprise. R. l’avait obtenu du boulanger à un prix qu’il vaut
mieux oublier.
Une affiche de l’officialité jette le trouble. Il faut présenter les chiens avant six heures à la
mairie de Litzensee pour enregistrement, sinon… mort et tonnerre. R. s’y précipite, Mac sur
les talons, la queue en trompette. Deux officiers sont assis à une table. Interrogatoire. Âge du
chien ? L’officier garde ceux qui lui plaisent, à cela se résume l’enregistrement. Des femmes
pleurent. Une jeune fille sanglote sur un charmant loulou blanc tout frais lavé qu’elle se voit
arraché des bras. Mac, le voyou, une oreille en l’air, l’autre en harpon, la queue virée en cor
de chasse et le sourire bonasse du parfait bâtard sur les babines, se présente sale et inconscient
au tribunal. Un revers de main méprisant le rend à son maître enchanté. Tel est l’avantage
d’une humble condition. Patron et cabot rentrent triomphants.
Ce soir un visiteur est venu pour Any, lui apporter du travail. C’est un médecin chimiste. Sa
femme, emportée en quelques jours par la grippe, il transpose sa douleur en vers libres. Any
doit écouter, critiquer et copier à la machine ses poèmes consacrés à la défunte. Le veuf est
bien carré d’épaules, binoclard et chauve ; une vraie nuque allemande à bourrelets dépassant
le col. Ce docteur vit dans le quartier des villas. Sa maison, enclose dans un jardin s’est à peu
près conservée intacte parmi la déconfiture environnante. Elle est si bien enfouie derrière les
arbres brisés et les demeures écrabouillées qu’elle a échappé aux fourriers russes ; les
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provisions aussi. Dans ses caves s’entassent encore lard, jambon, conserves, alcool, sucre…
Dans ce fromage le docteur n’a pas maigri. Il apporte à notre hôtesse, pour prix de ses peines,
un pot de fraises en gelée, œuvre de sa défunte épouse.
Il veut composer un album poétique qu’il distribuera aux amis. Ajustant son binocle, il
précise, tatillon, la typographie : titres, marges, espaces entre les poèmes où des photos seront
collés. En première page, sa femme et lui tendrement enlacés, puis leur salon, la table du
dîner, le bureau sous la lampe, le jardin… Il dessinera à la plume des encadrements de
fleurettes… Le docteur s’épanche, lyrique, l’œil humide, tout en agitant sa petite cuiller car il
prend le thé et mord solidement dans notre cake, le diable l’emporte ! Cet absurde parangon
du sentimentalisme allemand est d’un mauvais goût qui m’enchante… il y en a donc encore,
et j’en aurai vu un ? Mais une question se pose : si le docteur avait été chimiste à
Buchenwald, aurait-il composé de gentils albums circonstanciés, avec instantanés in
memoriam des vivisections humaines si utiles à la science allemande ou refusé l’horrible
besogne ? Risqué la persécution et fui… Hum !

Lundi 21 Mai
Grise journée pluvieuse passée à soigner R. pris d’une hémorragie nasale que nous ne
pouvons arrêter. Le jeune médecin récemment installé dans la maison, pratique deux
injections et, vers cinq heures, le sang cesse de couler ; mais une des piqûres gonfle et
ankylose la jambe. Le petit docteur surveille notre malade avec patience. Je ne peux oublier
que ce garçon émacié est le seul allemand de ma connaissance n’ayant pas renié sa foi
civique. Le pauvre diable ne peut ignorer que la tuberculose qui le frappe sera plus implacable
que le tribunal politique. Que le motif de sa fermeté soit courage ou désespérance, elle impose
le respect.
Je descends aux nouvelles assez tard. Il ne pleut plus. Un couchant rose teinte les trottoirs.
Je consulte les avis municipaux du jour affichés à la porte de la mairie ou fixés par quatre
punaises sur un poteau en forme de T. Les étrangers ne recevront plus de cartes alimentaires à
partir du 1er juin ; avant cette date ils devront se rendre aux camps… Je commence à me
blaser. Qui vivra, verra.
Un fragment de métro fonctionne dès aujourd’hui sur le court trajet de Knie à Rohleben ;
l’eau courante, l’électricité, le gaz sont rétablis dans certains quartiers. Voilà qui est
intéressant et ouvre l’espoir car transport signifie départ, retour, patrie… Suivent les ordres de
travail forcé, de lavage des rues, et la réouverture partielle des écoles. Les premiers journaux
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sortent aussi, mais il faut attendre pour en obtenir un, et la plupart du temps les gens se
disperse en grommelant après d’inutiles insistances.
Des sociétés privées empruntent les palissades pour annoncer conférences, concerts ou
cinéma. Sur les troncs d’arbres fleurissent de petits papiers carrés : « Frau Josp répare bas et
chaussettes » ; « On demande une femme de ménage » ; « L’atelier T. fera des robes avec les
étoffes que vous apporterez » ; « J’achète tous meubles et livres ». À la montée des offres et
des demandes se note la remontée de la vie, l’effort pour rompre la léthargie. Ces petits
papiers couvrent toutes surfaces disponibles et bien en vue : « Échangerais montre suisse
contre lard, graisse ou confiture – un violon contre un jambon ». Un plaisantin affiche :
« Échangerais épouse âgée de quarante ans contre deux de vingt ans » et l’assistance de rire.

Mardi 22 Mai
Je vais seule au Comité français où je recueille une gerbe de on-dits. La menace de
supprimer les cartes d’alimentation au 1er juin n’est qu’un coup d’éperon pour stimuler nos
volontés de départ. Un important contingent de français serait parti dans des camions prêtés
par les russes ; mais jusqu’où ? L’Elbe ? Des trains circuleraient de Postdam à… ? Les
Américains laisseraient entrer à Magdebourg ; jusqu’ici ils refoulaient les Français, les
Belges, et autres, nombre d’Allemands essayant de se faufiler. Quelle pagaille doit régner
dans cette ruée d’êtres humains cherchant la sortie comme d’un théâtre en feu, et combien
d’Allemands cherchent à profiter de l’heure trouble pour gagner le large. Un officier venu de
France, sans doute celui dont R. nous a conté l’aventure, est parti ce matin en voiture
officielle – ainsi les Russes ne lui confisqueront pas l’auto – pour s’assurer du vrai et du faux
de ces bruits et jeudi nous connaîtrons peut-être le résultat.
Je pars à la recherche de l’Office belge transféré au milieu de Kurfurstendamm. Un vieil
ingénieur que nous avons connu un soir près du parc l’a organisé en liaison avec le Comité
français. Ce Comité est d’allure moins officielle mais cordial, bon enfant ; on y rit, blague,
rage et rouspète. Il y a là des belges, des Français, une modiste du quartier Saint-Roch, un
flamand qui parle, sacre et se démène comme un petit scorpion noir. Ils expriment la même
opinion qu’au Comité français, mais avec plus de verdeur : « Tous des salauds… » Patience et
système D… ce vieux système.
Je rentre et trouve Moulay et sa femme venus apporter leur part de ragots. Ils ont interrogé
la mairie :
– Devons-nous vraiment partir ?
– Si vous voulez.
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– Où pouvons-nous aller ?
– Où voulez-vous aller ?
– À Leipzig.
– Bien Voici un papier vous autorisant à partir pour Leipzig.
De là Moulay a couru à la commandantur russe :
– Dois-je partir ?
– Si vous voulez.
– Puis-je aller à Leipzig ?
– Pourquoi pas ? Vous êtes sujet britannique… Alors voici un papier vous autorisant à
vous rendre à Behrlinchen.
Et le pauvre Moulay ne sait que faire parce que Behrlinchen est à l’Est et c’est l’Ouest qui
le tente. Il n’a aucune envie de partir pour Odessa… Tout comme nous ce garçon manque de
curiosité !… Patience Moulay, patience…
La journée s’achève sur des pommes au lard. C’est du vrai lard, du lard en lard ! Un Russe
l’a cédé contre une bouteille de cognac ; la bouteille de cognac avait été vendue à R. par un
Polonais ; le Polonais l’avait troquée contre une paire de bottes « trouvées » lors d’un pillage.
Un immense groupe de femelles enchevêtrées, murmurant comme vagues en grève, a, durant
quatre heures, bloqué la rue. C’est que la fruitière distribuait des kohlabi. Au seul nom de ce
légume maudit, mon estomac se convulse. C’est bien la plus hideuse erreur végétale du
Créateur. Il est dur à éplucher, tout en trognon et côtes, diminue de moitié et n’en finit pas de
cuire en achevant de se recroqueviller. Finalement la chair ligneuse s’avoue de la dernière
fadeur. Indigeste, il ne nourrit pas. Et pour couronner le tout, en cuisant il empuantit tous les
étages et… bon, passons ! Cet ignoble aliment saturé de farine collante a empoisonné mes
jours de prisonnière. Et lorsque je refusai de l’ingurgiter, j’étais malgré tout contrainte de
subir son odeur nauséabonde et persistante.
À neuf heures du soir, le tailleur monte surexcité, barbe en bataille. L’usage de l’électricité
a été réservé au boulanger ! Éteignez lampes et radio ! Et encore une fois retour à l’horaire
russe. Il sera quatre heures à trois heures qui est vraiment deux heures. C’est le troisième
changement cette semaine.

Mercredi 23 Mai
La température s’oriente vers le pire : un froid démoralisant. Bien que protégés par les
cartonnages qui remplacent les vitres brisées, les chambres s’avèrent inhabitables. Nous
errons grotesques et misérables enchâssés dans des robes de chambre, de pardessus et des
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pull-over. R. ajoute à cet attirail un cache-nez et son chapeau. Any m’a prêté une défroque à
capuchon, garnie de fausse hermine, ex-costume de Saint Nicolas pour fêtes de famille. Mac,
le chien, à me voir ainsi habillé, flaire l’atmosphère d’un air méfiant ; il a raison. Mieux vaut
la rue et, laissant là nos étranges habits, nous partons d’un pas réchauffant vers l’ouest de
Charlottenburg.
Ce quartier luxueux, formé de résidences privées entourées de jardins, n’est plus qu’arbres
fendus, villas affaissées ; des terrasses effondrés pendent comme des colliers brisés, sur la
ferronnerie des balcons brunie de rouille remonte encore un lierre invincible. Quelque fois un
mascaron de pierre qui jadis crachait de l’eau, apparaît entre les verdures, mais le bassin sert
de dépotoir à un pêle-mêle de poêlons, de boîtes de conserve, de vieilles chaussures
grimaçantes, de vieilles tuyauteries. Quelques pâquerettes profitent d’un voile de terre jeté sur
ce désastre pour le consteller de blanches corolles.
Ainsi, toujours allant d’une impression lugubre à une autre, le cœur s’alourdit un peu plus
chaque jour. Nous zigzaguons longtemps par les allées sillonnées de fondrières sans croiser
âme qui vive. Seul le peuplement timide par un oiseau inquiet ou le soupir d’un feuillage
froissé par le vent témoigne que toute vie n’est pas éteinte.

Jeudi 24 Mai
Une pluie furieuse a fouetté toute la nuit nos vitres de carton et les a réduites à un état
semi-gélatineux. L’eau arrive par nappes que le vent lance comme des vagues contre les
décombres ; elle fait couler le sable des ruines au long des rues transformées en torrent. Dès
que sa force diminue, je m’en vais au Comité français. Les bureaux sont pleins d’un public
animé et expansif. Tous ces travailleurs français, dégourdis, ingénieux, capables de se frayer
une route à travers tous les maquis, apportent plus de renseignements au Comité que les
officiels. Chacun raconte son expérience, les succès, les échecs des tentatives de départ, les
démarches auprès des bureaux de l’URSS, qui seuls disposent de sauf-conduits.
Un groupe de mécanos parisiens a récupéré des autos écrasés, des châssis, des roues, des
bougies, des carburateurs et a reconstitué des véhicules, de quoi former une petite colonne. La
commandantur russe leur a accordé vingt litres d’essence par voiture et les autorisations de
circuler. Mais seront-ils volés en cours de route comme d’autres revenus à pied, dépouillés de
tout, ou atteindront-ils les lignes américaines ? Les bureaux ont appris que le passage est libre
et que des camions russes y conduisent. Voici l’itinéraire : au camp de rassemblement, les
soldats ruses vous dépouillent de tout de qui leur plait ; à Magdebourg, visa des papiers après
deux jours de visites sanitaires, fouilles et constatations policières. Ensuite direction Paris, par
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étapes, en camion ou chemin de fer, selon les disponibilités. Aucune valeur n’est autorisée,
sauf cent marks changés en 2 000 francs. Oui, mais la plupart de ces gens ont réussi à
accumuler un petit avoir et s’y cramponne : bicyclette, machine à écrire, valise, linges,
instrument technique précieux pour un travail futur, ils n’entendent pas les semer en route.
alors cette perspective de rentrer au pays ?…
Chez les Belges où je vais ensuite, le vieil ingénieur H. est en pleine convulsion, ses
cheveux blancs hérissés. Il vitupère contre les Français, les Belges, les Allemands, les Russes,
les Américains. Sa fureur verbale jette la consternation dans l’âme des pauvres égarés venus
chercher conseils et réconfort. Monsieur H. est flamingant enragé et rouspéteur chronique. Il
prévoit que nous serons tous volés, insultés, emprisonnés, déclarés parias et la faute en est à
Dumouriez et au général Buonaparte, sans oublier Monsieur Pierlot.
Je rentre triste comme un chien mouillé.

Vendredi 25 Mai
Morne journée passée en automate a des besognes ménagères dans l’appartement à peine
éclairé par des petites vitres de cartonnages troués. La pluie frappe le sol avec force et l’eau
rebondit. Cet ouragan liquide fouille et drague les ruines, pousse les pans de murs branlants,
fait chuter poutre et tuiles des toits crevés. Il semble que le ciel veuille purifier la terre des
sanglantes souillures qui la profanent, mais rien n’effacera les taches qui déshonorent l’âme
de la terre allemande.
L’électricité du soir ne s’allume pas. Le réconfort de la radio manque.

Samedi 26 Mai
Le déluge s’achève en giboulées traversées de soleil et cesse enfin vers midi. Je sors en
quête de bois pour le fourneau car la coriacité des aliments oblige d’entretenir la soupe en
ébullition durant de longues heures. Nous brûlons des morceaux de persiennes, des bouts de
cadres désuets enlevés aux photographies familiales en envoyant bouder dans un coin les
jeunes mariés, les premières communiantes, les équipes de sport découronnés de leurs ors.
Any aussi rapporte des planches roussie de ses travaux de voieries. La rue grouille de femmes.
D’une part les travailleuses du balayage, leur nouvelle besogne consiste à gratter au couteau
les briques récupérées encore utilisables. De l’autre l’attroupement devant la fruitière où vient
d’être signalé un arrivage de rhubarbe. La pompe à eau, par contre, perd sa clientèle car l’eau
a reparu dans la cour hier, et ce matin nous avons eu la joie de la voir jaillir des robinets.
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Toutes ces femmes enveloppées de blouses, la tête couverte par une écharpe prêtent à la
rue un aspect de préau de pénitencier. On n'en voit guère de brunes, elles sont blondes, parfois
les cheveux châtains à mi-partie car toutes se décoloraient jusqu’à la teinte beurre-frais afin de
réaliser le type aryen au superlatif et, faute de produit chimique ils reprennent à présent leur
couleur primitive. Elles travaillent en silence sauf de brefs soliloques et me regardent au
passage d’un air hostile et fermé. Depuis que la défaite est consommé, nous sommes
beaucoup moins bien vu par la population. Auparavant j’étais une persécutée par le régime
nazi, je suis désormais la France, triomphante de l’Allemagne à nouveau vaincue ; la haine
renaît devant l’humiliation de la patrie.
De mon côté, j’éprouve devant elles une rétractation physique, le hérissement de la bête à
l’odeur du fauve inconnu, parce que je ne puis concilier les théories indulgentes de mon
éducation chrétienne avec cette réalité inimaginable : l’acceptation par tout un peuple et
l’application par la majorité de ses membres d’une doctrine qui a massacré, torturé, soumis à
la mort par les plus savantes cruautés, des centaines de milliers de leurs semblables. Et la
difformité d’âme, la monstrueuse aberration que cette abjection suppose, m’inspire une
horreur consternée qu’aucun raisonnement ne peut vaincre.
Je rencontre au parc un des Belges du Comité tout ragaillardi par l’espérance d’une
occupation Anglo-Américaine de Berlin. Les Russes se retireraient jusqu’à l’Oder, je veux
bien mais je n’y crois pas. Nous devisons en parcourant le jardin encore ruisselant. Les arbres
se secouent comme des chiens mouillés, le ciel blanc jette de grands reflets argentés, des
enfants courent dans les allées. Que d’enfants ! et roses et râblés, solides. Ils n’ont pas eu le
temps de pâtir comme nos pauvres petits français, amenuisés, pâlis, vidés. Hitler a maintenu
jusqu’au bout la protection de l’enfant avant toutes choses : l’enfant, son futur soldat. Il les a
gavé du beurre, du lait, du sucre dont il dépouillait les nôtres. Et leurs mères apprennent enfin
ce qu’est vraiment « faire la queue » pour manger, calvaire inconnu jusqu’à présent. Il leur
suffisait d’entrer chez l’épicière munies de coupons d’alimentation, pour être aussitôt servies.
Elles n’ont pas subi, après quatre heures d’attente, l’épreuve de voir se présenter le camion
militaire qui réquisitionne à la dernière minute les denrées promises, ni les sourires ironiques
de l’officier et des soldats vainqueurs devant la rage, la douleur des ménagères frustrées. En
France nous avons connu ces humiliantes cruautés, ces méchancetés subtiles, cuisantes
comme des coups de fouet.
La vie et l’ordre renaissent avec une étonnante rapidité à mesure que la discipline s’impose à
nouveau. On respecte maintenant bancs et barrières autour des pelouses, personne n’ose plus
s’en emparer. Partout des affiches interdisent de briser des branches ou de couper les arbres.
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Des écriteaux sont posés : « Berlin doit redevenir une ville propre. Ne jetez rien à terre » Et
l’esprit de soumission est tel que les trottoirs défoncés et fendus restent nets de tout détritus.
L’occupation russe reste peu visible. Parfois des camions filent comme le vent, chargés de
soldats ou bien un uniforme vert passe sur une bicyclette. Lorsque j’évoque l’inondation de la
France par la troupe et les agents, je trouve que l’Allemagne s’en tire à bon compte… pour
l’instant.
Je rentre lentement, presque gênée de me frayer un passage à travers la dense fourmilière
de travailleuses qui s’escriment de la hache et du marteau en me jetant de froids regards
haineux. Je ne sais riposter que d’un insultant et triomphal mépris. : je suis une conquérante
déplorable. Sur le seuil je rencontre Popy qui, jambes écartées, pipe au bec, contemple les
travailleuses.
– C‘est du boulot ça, hein ? Elles m’en bouchent une surface les Frauen !… Non, mais
regardez les comme elles vous fignolent le travail !… Elles font la barbe aux briques ! Ça
vous aspire la poussière à pleins seaux !… Ah ! Y a de la joie !… Y a pas, ces gens là ont
dans le sang que l’autorité c’est sacré. Dès que le patron siffle, personne ne moufte. Ça fait
rien qui c’est le patron, ils font tout : le boulot, la gueguerre, les camps, les briques à curer…
c’est beau l’ordre !
Popy baisse une oreille, pointe l’autre, hoche le bourrelet glabre qui lui sert de sourcils : le
démon des sortilèges s’agite en son esprit :
– Hitler c’était un mage. Il avait le Grand Pouvoir… Il les tenait tous sous son Rayon…
Fallait marcher, et lui on pouvait pas l’atteindre, il était entouré par l’Esprit. Seulement, les
Juifs c’est des costauds de l’occultisme, eux aussi. Ils ont trouvé le joint et ils l’ont eu. Quand
il a commencé à flasher, j’ai senti ça avec mon pendule… Parole ! Quand je le mettais au-
dessus de Berchtesgaden, sur la carte, il tournait dans tous les sens, il devenait comme fou.
Dimanche 27 Mai
Journée pleine de caprices. Pluie, vent, soleil entremêlés. Ma courbature morale est moins
aiguë. Peut-être l’espoir d’une occupation américaine est-elle pour quelque chose dans cette
amélioration ? La nouvelle semble se confirmer vraiment. Faute de courant électrique, notre
radio reste muette et le simple bulletin d’information soviétique ne mentionne rien de ce
projet. Mais la rumeur en flotte dans l’air, se précise dans toutes les langues entre les
étrangers, se transmet par le tam-tam mystérieux qui, jusqu’au bout des geôles, sait faire
entendre l’approche du Libérateur.
J’essaye de distraire mon agitation intérieure par la lecture. J’ai déniché dans la
bibliothèque d’Any un livre en Italien ; peu à peu mon esprit cesse de s’échapper vers
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l’obsèdant espoir et se laisse charmer par cette savoureuse langue, évocatrice des temps
d’insouciance. Je reviens à regret à Berlin, j’entends des voix allemandes aboyer autour de
moi, Any reçoit des visiteurs. Il m’intéresse de les écouter. Ce sont deux jeunes femmes demi-
juives et un cousin tout à fait juif à qui vient d’être rendue sa pharmacie confisquée par les
nazis. Après trois ans d’un travail obscur de terrassier, il exulte de joie. Une des jeunes
femmes a un petit enfant d’un aryen : à présent ils pourront se marier.
Un autre cousin, non juif, trouble la fête de ses propos défaitistes. Il annonce l’occupation
de Berlin par les quatre alliés et conclut à un chaos de contradictions et de conférences, durant
lesquelles l’Allemagne périra de famine, sans préjuger d’une très probable sévérité à l’égard
des populations. Il n’y a pas de raison pour que chaque Land ne reprenne pas son
indépendance hors de toute union politique. Je soupçonne le cousin d’avoir utilisé des
prisonniers de guerre et d’être d’autant plus disposé à la panique que ses profits ont disparu.
Au soir nous restons seuls. le soleil a vaincu et le ciel rosissant n’a pas un nuage. Il fait
clair, et je peux écrire sur la terrasse jusqu’à plus de onze heures – heure russe, neuf heures au
soleil. Je parcours un petit livre de vocabulaire russe laissé par le cousin, mais je n’ai pas le
courage de patauger dans une langue nouvelle, à peine sortie de l’enchevêtrement allemand.
Si j’avais vingt ans de moins… peut-être.

Lundi 28 Mai
Chaleur accablante et subite. Le soleil coule sur les ruines, baigne les rues, envahis les
chambres d’une marée de lumière dorée. Le soleil et les Américains, c’est trop beau ! Notre
hôtesse bondit sur ses balais. Toutes les femmes de la maison sont devenues actives, elles
fouillent les caves et rapportent au jour, rideaux, tapis, pendules, bibelots, coussins, si
longtemps enfouis dans des caisses. On cherche et démonte dans les maison effondrés les
fenêtres que les bizarreries des explosions ont épargnées, afin d’en détacher les vitres et les
adapter aux croisées dépourvues de carreaux. On se passe d’une maison à l’autre les outils
subsistants ; les marteaux frappent, les scies grincent, tout recommence.
Nous attendons du ravitaillement d’un fournisseur auquel R. a confié l’argent nécessaire à
ses achats. Il doit arriver de la campagne aujourd’hui. Le marché noir commence à bien
s’organiser. Pour ce faire, l’indispensable est un véhicule et le permis russe de circulation.
Alors, on court la campagne et rapporte en ville les marchandises des réserves provinciales et
aussi des grands dépôts souterrains dissimulés un peu partout par les nazis, et où s’empilent
encore des conserves alimentaires, de l’habillement et à peu près tout le matériel imaginable,
depuis le fil à coudre jusqu’au marteau pilon. Les dégourdis cherchent un emploi dans
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quelque comité ou organisation en liaison avec les Russes, obtiennent les papiers utiles et se
livrent à ce trafic profitable. Mais d’hétéroclites bandes armées rôdent autour de la ville,
pillent les véhicules, et rendent le métier hasardeux.
Je n’ai guère confiance en notre fournisseur. Il a toute la mine du carotteur prêt à invoquer
le facile et incontrôlable prétexte du soldat pillard pour se présenter les mains vides et sans
argent. C’est un grand gars aux reins de matou, tout en muscle et os ; tête de rusé cruel, yeux
luisants, grande bouche mince qu’un saisissant sourire sur dents de perle, transfigure soudain.
Il a épousé, après lui avoir fait un enfant, une pauvre sotte blonde possédant un peu d’argent.
C’est elle, bien entendu, qui se présente, toute essoufflée vers midi, et nous débite le classique
conte des brigands. De fâcheuses rencontres ont eu lieu sur la route, le fourgon a été fouillé
par les Russes, quitte pour la peur, le camionneur ne veut pas garder la marchandise une heure
de plus chez lui.
Any et moi courrons munies de valises et, après une attente destinée sûrement à nous
impressionner, nous sommes introduites avec des « chut ! » mystérieux dans le fond obscur
d’un logis où le camionneur joue à l’homme traqué. Ainsi nous ne pouvons vérifier et encore
moins peser l’arrivage. Au retour nous évitons naïvement les soldats russes. Tout compte fait,
un quart des marchandises manque. Tant pis, cela aurait pu être pire.

Mardi 29 mai
Je ne dirai rien de ce jour affreux. Le chien Mac a été tué par un fourgon militaire russe. Le
lendemain je l’enterre dans les décombres d’une maison voisine avec l’aide de deux
garçonnets à qui je donne deux morceaux de sucre en remerciement. R. et moi sommes très
affectés, cette petite bête était notre compagnon de misère.

Jeudi 31 Mai
Nous tentons d’écarter le fantôme de notre petit compagnon de siège, mais R. reste morne
et silencieux. Je me surprends à vouloir le siffler et m’arrête interdite. Sans le tendre regard du
pauvre Mac, nous sentons notre isolement plus total.
Partir ! C’est le cri de tous les exilés. la conversation ne roule que sur ce thème : les Russes
vont-ils quitter la ville ? Faire place aux armées anglo-saxonnes ? Verrons-nous des troupes
françaises ? Any le désire autant que nous. Pour elle, comme pour beaucoup d’Allemands
anti-nazis, l’Amérique représente la compréhension, le secours, la protection contre la famine,
la liberté d’esprit.
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À nouveau, un soldat russe couche ici, mais dans la chambre de Lisa ! Sans doute recueille-t-
elle le prix du « viol », car la cuisine fleure bon le veau frit.
Any reçoit de nombreuses visites : parents ou amis qui apparaissent bottés, sac au dos,
cannes ferrées au poing, ayant marché des heures à travers les décombres pour venir de leurs
lointains quartiers jusqu’à Charlottenburg. Chacun raconte son odyssée et ses espoirs pour
l’avenir. Toujours se répètent les récits de violences et d’exactions. « C’est notre faute, nous
avons donné l’exemple, disent les uns. C’est indigne de l’Europe de nous avoir livré aux
Asiatiques, disent les autres. Et le refrain : Quand les Américains viendront-ils nous
délivrer ? » À croire leurs plaintes, les soldats russes font d’une pierre deux coups : les filles
et les bijoux qu’ils raflent. Dans les cliniques un service d’obstétrique assure à toutes les
femmes violentées des soins énergiques contre une grossesse possible, et la presse y est
grande.
Un ex-acteur, petit bonhomme élastique, tout en nez et babines, employé durant la guerre
au bureau de la censure postale où il prétend avoir sauvé maintes victimes en dévorant leur
dossier, décrit, non sans verve, ses aventures de route à la recherche de sa sœur. Danseuse
retirée des planches, elle tenait une pension de famille pour artistes au Kurfurstendamm. Prise
de panique lors de l’approche des Russes, elle a fui vers un village de l’Ouest en emportant
ses bijoux et des objets précieux. Le frère, parti à sa recherche samedi dernier, n’a plus
retrouvé dans le village calciné que de rares survivants ; sur leurs indications, il s’en est allé
en direction de l’Elbe sur les traces de la fugitive. Il a erré par les routes défoncées, dans la
cohue d’hommes de toutes races qui cherchaient à gagner les armées alliées, tous chargés de
bagages hétéroclites, poussant des brouettes, des voitures de bébé, des chariots confectionnés
de fragments de véhicules démantelés, des caisses fixées à des trains de roues. Pour manger et
passer la nuit il a trouvé un poste de secours organisé dans une maison abandonnée qu’un
drapeau français signalait (sic !) Ce poste reçoit les pèlerins du Grand Retour et distribue des
secours créés par la débrouille. Halte de desesperados où l’on partage les vivres et couche sur
la paille entre des murs ébréchés par les obus, où un toubib de fortune soigne les éclopés avec
les moyens du bord. Il nous raconte que faute de papiers en règle, nombre de fuyards sont
refoulés par les autorités américaines, mais qu’ils persistent, espérant un relâchement de
sévérité. Ils campent dans le no man’s land devant les lignes alliées, sur la rive opposée du
fleuve. Il y a de tout dans cette horde. Je revois cette lie humaine que vomit la guerre, et
aujourd’hui qui cherche à profiter du séisme pour s’infiltrer, disparaître, faire peau neuve. Qui
dira combien sont Allemands et nazis, voire SS parmi les soi-disant alsaciens, flamands,
luxembourgeois, danois qui tentent la percée vers l’Ouest.
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Le petit homme revenu chez lui bredouille, y a retrouvé sa sœur arrivée dans la nuit, fort
mal en point, vêtements et chaussures en loques, ayant perdu bijoux et bagages dans la
meurtrière confusion de la déroute où elle s’est trouvée embringuée pêle-mêle avec des
combattants, d’autres femmes et des enfants.
Les troupes allemandes se sont rendues en masse, culbutant fourgons et camions le long du
fleuve. À travers champs et forêts, sous la grêle de projectiles, sans autre refuge où se terrer
que des cratères ouverts par les bombes, les fuyards éperdus avançaient, reculaient revenant
sur leur pas, tournoyaient au hasard, toute direction perdue. Dans la frénésie de la débandade.
les caisses de conserves, les sacs de farine, de riz, de sucre, de boîtes de lait et de fromages
couvraient le sol et les réfugiés mangeaient et raflaient tout ce que leurs estomacs et sacs
pouvaient contenir. Les Américains ont laissé traverser jusqu’à leur ligne des radeaux qu’on
avait construit à la hâte et lancé dans le fleuve, chargés de femmes et d’enfants ; mais ils ont
tiré sur les hommes de troupe qui cherchaient à passer à la nage.
Le soir est calme et lumineux. Demain premier juin sera le jour de la Fête-Dieu. Je revois
les bourgs de Bretagne, les chemins tout parfumés par les fleurs et les fumées d’encens des
processions ; les gros bouquets sur les nappes blanches de reposoirs aux croisements des
routes, entre les genêts radieux. Mais la Bretagne n’est plus, elle aussi, qu’un champ de morts.

Juin 1945
Vendredi 1er Juin
Durant l’après-midi nous allons au comité français où un ami nous reçois avec des sourires
prometteurs. Il y a du nouveau. Deux officiers arrivés la veille en ont pris la direction
officielle. On nous conduit à l’étage supérieur où leur bureau est en train de s’organiser dans
un appartement réquisitionné. Ce n’est plus la crèche primitive du troisième étage. Rien n’y
manque : tapis, rideaux, bureaux ministre, grands fauteuils. Je suis émue stupidement en
voyant l’uniforme français… les premiers depuis cinq ans ! Ces officiers viennent de
Varsovie. Ils font plaisir à voir. Ils sont si nettement français, du plus beau, du plus franc, du
plus noble type… Grands, larges, jeunes, la bouche sérieuse, le regard direct, le front pur.
Ouf ! ça fait du bien. Il y en a donc encore ?… Au fond, je n’en doutais pas.
Longues explications sur notre passé, notre présent. La plus grande cordialité finit par
régner après des préliminaires rocailleux. Le capitaine nous assure que nous serons rapatriés
par les services sanitaires, sans doute dans trois semaines. Il nous remet une note écrite de sa
main pour le bourgmestre afin qu’on nous donne nos cartes d’alimentation pour le mois de
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juin. Cette rapide solution, ce dénouement rapide après tant d’obstacles, nous renvoie sur le
trottoir muets et abasourdis. Nous rentrons à la maison sans avoir tout à fait réalisé que c’est
vrai… probable… possible… peut-être sûr…
C’est le soir, couchée, muette dans la pénombre qui commence, une timide joie se hasarde,
mais je n’ose pas encore l’admettre. J’ai trop peur d’une chute.

Samedi 2 Juin
Matinée radieuse… ou serait-ce le lointain sourire de la France ? Les armées alliées
approchent. Dans huit jours, avant peut-être, elles seront là. L’ordre est affiché de
confectionner quatre drapeaux pour orner chaque maison ; dimension : 1m 80 sur 60cm.
L’emplacement est fixé, au premier étage français, au deuxième anglais, au troisième
américain et au quatrième le russe. Any et moi entreprenons gaiement la tâche pour
l’américain et le français. Des robes de danseuse extraites du grenier, nous fournissent le
matériel. Les étoiles sont découpées en papier et appliquées avec art… Le résultat est
magnifique. Nos deux bannières tendues au dessus de la véranda, réjouissent l’œil.
Any est aussi joyeuse que moi. La sérénité de cette allemande devant l’aplatissant désastre
de sa patrie m’inspire un étonnement inquiet. Elle n’est pas la seule à montrer ce masque
fermé, à réparer ardemment en silence le dégât matériel, à escompter un avenir d’union avec
les vainqueurs. Une secrète conviction les soutient tous : celle d’être irremplaçable au centre
bigarré de l’Europe. Ils savent que leur masse disciplinée, solide, travailleuse et précise,
tentera les chefs ennemis. Avoir pour soi cette lourde cohorte de guerriers et de techniciens
dociles et durs ; les animer, les jeter dans la balance au jour des rivalités… quel atout ! Et ils
attendent, non sans ironie, l’inévitable moment où l’Allemagne sera courtisée par l’Est et par
l’Ouest tour à tour.
Any bavarde avec entrain. Elle assistait hier soir à la réouverture du Renaissance Theater. On
donnait une vieille comédie désuète, L’enlèvement des Sabines. Un public immense a
patiemment attendu que l’arrivée du courant électrique permette au rideau de se lever. La soif
de détente domine tout en ce moment, jusqu’à la faim. Les musiciens se regroupent pour des
concerts et les cinémas réparables vaille que vaille se rouvrent un à un. Le Deutsch Theater va
donner Der Parasit de Schiller. Le théâtre des Westens exhibera les ballerines de l’Opéra. On
demande de l’indulgence. Les étoiles, deux sœurs célèbres, ont disparu et avec elles leurs
protégées. Le ballet ira clopin-clopant !
Le U-Bahn continue jusqu’au Zoo depuis ce matin. Un autobus part d’heure en heure pour
la Postdammer Platz. Le réseau central ne fonctionnera pas avant longtemps.
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Je ne peux plus écouter les commentaires d’Any. Je m’assieds sur la petite terrasse,
derrière mon drapeau. Le soleil couchant jette de grandes taches roses sur la maison d’en face
toute brisée. Une femme passe dans la rue, son pas sonne comme sur une route de campagne,
elle rit d’un grand rire bête et confiant. Des hirondelles trissent en passant.

Dimanche 3 Juin
Ce ne sera plus bien long. La date du 15 juin semble être définitive pour l’arrivée des
Alliés. Je passe près de la maison la journée à dessiner les lieux où j’ai vécu les heures que la
magie du souvenir transformera bientôt, pour les magnifier ou les amoindrir, je ne sais. Ici, du
moins, je les ai décrites dans leur modeste vérité : héroïques et piteuses, atroces et cocasses,
ces heures où la mort, la crasse, les pieds gelés, le cœur crevé, avaient presque valeur égale
pour notre humanité misérable.
Ce soir, à la nuit, un roulement continu de chariot sur le Kaiserdamm m’attire, j’ai assisté,
par hasard, au défilé des camions chargés de soldats français partant pour la France. Dans la
large avenue déserte, ces lourds camions pleins d’hommes, serrés les uns contre les autres,
arborent le drapeau français flottant à l’arrière. Des visages souriants, un geste de la main
répondent à mon écharpe agitée pour un salut. Dix, vingt, cinquante camions sont passés. Je
suis restée là jusqu’au dernier, et puis ces camions sont devenus une masse sombre qui
diminue dans le ciel où déjà pointent les étoiles.

Après

J’ai décidé de visiter la ville et Any s’est offerte à m’accompagner. Aucun transport ne
permet d’atteindre le centre de Berlin, nous partons pour quatre ou cinq heures de marche Le
U-Bahn nous laisse à Knie non loin du pont dit Charlottenburger Brücke. Les obélisques
brisés se détachent sur un ciel gris, échevelé de trouées capricieuses, hésitant entre l’averse et
l’éclaircie. Au pied de chacun des deux portiques, d’un côté l’énorme statue de bronze de la
Reine, charnue dans le bouillonnement d’un manteau de cour, et de l’autre celle du Prince
Friedrich qu’une monstrueuse lippe Habsbourg défigure ; elles sont debout sur des montagnes
de marbre concassé, leurs mains étendues semblent prendre à témoin le monde de l’étonnant
désastre environnant. Ces monuments ouvrent l’avenue centrale Unter den Linden du
Tiergarten on ne saurait mieux dire : « Lasciate ogni speranza voi che entrate14 » Passé cette
porte, nous faisons trois heures de marche sans rencontrer un bâtiment, un monument ou un
14
– Abandonnez toute espérance, vous qui entrez ici ; Dante, La divine Comédie, Enfer, Chant III, 9.
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kiosque qui ait conservé une forme reconnaissable. Les pauvres arbres innocents de
Tiergarten, écorchés vifs, dressent leurs moignons indignés vers le ciel, du moins les
survivants. D’autres tordent leurs squelettes carbonisés sur les bosses ou dans les ravines de
ce qui fut jadis une pelouse. La moitié de la futaie est déjà abattue ; les orgueilleux
lampadaires qui firent aux Jeux Olympiques une avenue d’un triomphal éclat, gisent
démontés : triste ferraille ternie. La Siegessäule, la colonne de la victoire, sert de décor pour
photos à des soldats russes.
La parade soviétique de la capitulation s’est déroulée entre la Siegessäule et la porte de
Brandebourg. Des oriflammes rouges de pauvre qualité et d’étonnants placards-réclame à la
gloire de l’Armée Rouge démantibulés par le vent, entourent encore une estrade officielle
dominée par trois têtes monstrueuses aux couleurs criardes ; sans doute Staline, Churchill et
Truman. L’infantilisme et la hideur des images déconcertent. Ici, au centre d’un immense
artichaut pourpre et jaune canari, voulant simuler un brasier, des aviateurs sourient comme
des anges entre les ailes grises de leur avion. Là, c’est une composition dédiée à l’artillerie :
les projectiles planent tels des pigeons, sur fond de flammes ondulées au petit fer, autour de
têtes géantes de soldats casqués entrelaçant leurs bras victorieux face au public, avec le
sourire du gymnaste de parade foraine saluant la foule.
Je ne sais quelle décourageante tristesse émane de ces guignolades qui étalent une candide
barbarie dans un paysage brisé. Leur aspect dérisoire amoindrit vainqueurs et vaincus.
Derrière ces cavaliers de l’Apocalypse apparaissent les pantins humains bernés par de
grotesques trophées, qu’achèvent de souiller la pluie et le vent.
La Sieg Allée est jonchée des membres épars des empereurs, tous grands vainqueurs, bien
entendu, et purs Grand Reich comme il se doit, statufiés par l’Empire. Cette allée traversait
autrefois le Tiergarten, Hitler l’a détournée, transportant ces seigneurs, peut-être
embarrassants pour un socialiste, au plus épais des jardins. Ce faisant le Führer leur a sauvé la
vie et ils ont moins souffert dans leur retraite. Écorniflés, amputés, découronnés, le bouclier
fendu ou le glaive emporté, voire le nez cassé, la moitié de la lignée tient encore debout.
La porte de Brandebourg reste seule reconnaissable sur la Pariser Platz. Les restes d’une
barricade hâtivement démantelée, masquent encore ses alentours. Noircie, écornée, bancale,
elle porte sur le fronton comme un pansement, une large banderole, dont l’inscription en
caractères cyrilliques m’est incompréhensible, mais se conjecture aisément. Le char triomphal
qui dominait la porte, est noblement frappé. Dans un mouvement pathétique le cheval de
gauche, tombé sur ses compagnons se cabre dans un sursaut mortel. Il dresse sur le ciel le
grand geste de l’agonie qui manquait au spectacle, car ici plus rien n’existe. L’hôtel Adlon,
87

les ambassades d’Italie, de Suisse, de Roumanie, sont tombées sur les restes depuis longtemps
calcinés de la charmante ambassade de France. La chaussée Unter den Linden n’est plus
qu’une carrière de pierres. Les rues transversales jadis cœur du luxe berlinois, ne plus
repérables que par orientation. Est-ce bien ici qu’était la Friederichstrasse ? ou plus loin ?
Des milliers de cadavres pourrissent dans les souterrains envahis par les eaux. L’immense
gare de triage de l’Alterbahnof, foudroyée, engloutie, bâtiments et trains sanitaires compris,
exhale une pestilence insupportable. Une odeur infecte de mare croupissante s’échappe des
sous-sols défoncés, des souterrains du métro, envahis par une eau puante où marinent pêle-
mêle cadavres, uniformes, armes, paquetages, étuis, masques, conserves, loques, ordures.
Nous passons où furent des banques orgueilleuses, des confiseries, des restaurants, des
bijoutiers renommés, des compagnies de navigation, d’assurances, des bureaux de voyages
Mittel-Europa et, encore plus loin, les palais, musées, bibliothèques, l’Opéra, la Cathédrale…
L’œil se heurte aux fantastiques signaux qui se tordent au dessus des éboulis, ce sont des
armatures noircies qui se maintiennent aux pans de mur zigzagués, ajourés, prêts à choir et
qu’un persistant tuyau de cheminée termine en aigrette. Rougis de rouille, les balcons pendent
comme autant d’écheveaux emmêlées par le jeu furieux des explosions. Partout des colonnes
tronquées ont projeté leurs chapiteaux, et les portiques ont écrasés les membres des cariatides.
C’était ici le reliquaire de Berlin, les résidences impériales transformées en musée, le
mémorial du Soldat inconnu, le château, le Dôme, les monuments aux princes, tout ce que
cette capitale neuve avait pu réunir du passé était groupé entre le début d’Unter den Linden et
la Spree. Les bocs de ciment qui protégeaient certaines statues sont intacts. La mitraille et
l’incendie ont ravagé tout le reste.
La statue de Guillaume II, son cheval, ses lions, ses colosses, ses drapeaux, ses canons, ont
résisté au maximum. Quelques nasardes ont endommagé les guerriers et il ne faut pas
s‘étonner que la Victoire qui conduit le cheval, n’ait plus qu’un bras. Mais le Seigneur de
bronze, barbe et casque au complet, s’obstine à chevaucher vers l’avenir avec placidité. Des
soldats vert-de-gris posent en brochette sur les genoux d’un colosse casqué ; dix d’entre eux
n’arrivent pas à couvrir la longue jambe d’airain.
La commerciale Königstrasse n’est plus qu’un amas de poussières, le niveau décombre est
dépassé. Après le Rathaus détérioré, mais encore debout, nous atteignons une zone
désertique : l’Alexander Platz. Déconcertées, nous restons, Any et moi, sous les premières
gouttes d’une averse mêlée de soleil, regardant l’indécise masse des éboulis qui indiquent
encore vaguement le dessin de l’immense carrefour autrefois grouillant de passants hâtifs et
d’autos ; ici scintillaient les néons des affiches de cinémas et des grands magasins. Notre
88

projet de prendre un peu de repos dans une pâtisserie en buvant un café nous apparaît
maintenant si absurde. Nous cherchons refuge à la pluie dans l’ex-grand magasin Wertheim
dont l’armature subsiste. Nos imperméables pliés sur des poutres empilées dans un coin, nous
servent de siège.
Les humains qui passent dans la rue sont assortis au décor. Personne dans cette région ne
circule sans un but précis : rechercher quelqu’un, fouiller les décombres d’un foyer détruit,
retrouver une trace perdue. Les femmes consultent anxieusement des façades brûlées, elles
hésitent, interrogent de rares policiers, restent immobiles. Il y a peu d’hommes et tous,
vieillards ou enfants, sont chargés de faix étonnants de forme et de volume, arrimés tant bien
que mal aux épaules et aux reins par d’étranges combinaison de liens. La pauvreté des
vêtements, le disparate des couleurs, la misère des chaussures ajoute à leur détresse. Des petits
convois de charrettes et de véhicules informes défilent, allant quelque part, venant d’on ne sait
où. Ce sont meubles déchus, valises rafistolées, objet hétéroclites qui circulent sur ces
charrois campagnards combinés pour la circonstance de pièces et de morceaux sans doute
d’ex voitures à chèvre pour jeux d’enfants. Des femmes, des gosses, poussent, tirent,
s’arrêtent pour souffler ou consolider le paquetage ; parfois plusieurs véhicules réunis forment
une colonne. Tous ces gens ont fait de leur mieux pour rester propre, pour avoir encore l’air
décent. Que de femmes à cheveux gris, amaigries jusqu’à l’os, résistantes résolues, elles ne
s’épuisent pas en bavardage, ne commentent rien, ne regardent personne : elles marchent. Et
les enfants restent de même solides dans leur chair, blonds et roses.
Des soldats russes doivent camper pas loin, peut-être dans les caves. Par files, assis sur des
restes de murailles, ils fument, causent en regardant passer les misérables sinistrés. Debout au
milieu du chaos, l’un d’eux joue de l’accordéon. Un vieil homme vend des vieilles cartes
postales : Le Jour de l’An, en couleur avec « Viele Grüsse » – Bonne santé – dans le centre
d’une couronne de fleurs. Il offre aussi des jeux de cartes, les Russes se pressent autour de son
éventaire.
L’averse passée, nous reprenons lentement notre route, louvoyant entre les obstacles,
contournant les trous béants, les enchevêtrements de tuyauterie, les monceaux de pierrailles.
Nous coupons par la Leipzigerstrasse vers la Postdamer Platz. Sur un mur intérieur, encore
debout, on voit la porte d’une chambre recouverte de cretonne à fleurs roses sur laquelle est
encore accroché l’agrandissement encadré d’or d’une photo où, têtes jointes, sourient deux
mariés. À côté, le lustre d’une salle à manger, accroché à une poutre carbonisée, balance dans
le vide son tambourin de sole à glands dorés. Au troisième étage, suspendu sur le ciel, un
fragment de nursery bleu et rose, un petit imperméable sur un cintre, une poupée devant une
89

armoire dont la porte bat au vent. Peu à peu la curiosité s’est affaiblie devant la répétition
lancinante du même drame et nous sommes rassasiées d’horreurs. Nous restons silencieuses,
endolories par ces chocs successifs d’images lugubres.
Nous croisons un soldat effroyable, un de ceux qui « en reviennent » ; plus loin c’est un
jeune homme blessé, aux manches vides ; puis un couple de vieillards épaulés l’un à l’autre,
s’affairant autour d’un petit chariot, la femme essuie tendrement le front de son vieil époux, et
ils se sourient tendrement, magnifiquement : dédié à tous les conquérants futurs ! Nous
rejoignons le métro et nous avons l’impression en surgissant à Sophie Charlotte Platz que
nous sortons de l’Enfer, « a revedere la stelle15 ».

Samedi 14 juillet
Que de changements en un mois ! Des femmes passent en troupe allant au travail des
décombres, celles-ci sont toutes encore jeunes, il n’y a plus de vieillardes. Des blouses
propres les enveloppent et leurs cheveux flottent, bouclés ou recueillis par des écharpes de
couleurs vives. Elles vont en causant, tranquilles, à l’ouvrage quotidien. Ce n’est plus la horde
hagarde de mai. Les rues dans le quartier sont déjà transformées, nettes de graviers et de
briques, les façades des portes cochères sont réparées de planches. Un carreau de fenêtre
encastré, sert de modeste vitrine. Les petites filles ont reconquis leurs tresses blondes, des
frais tabliers et des cartables d’écolières collés au dos, elles marchent trois par trois en se
donnant la main.
Devant le parc, le square, mi-potager, mi-cimetière, a verdoyé. Les cadavres et les
blessures de la terre ont disparu sous la masse des feuillages, effacés par l’inexorable marée
de la vie. Et que n’a-t-on pas oublié déjà ? En soixante jours, les chefs haïs ou adorés dont un
ordre ou un geste bouleversait des millions de cœurs, ne sont plus que des images ternies.
L’abjuration est totale. Aucun reniement ne coûte aux Berlinois pour sauver leur sécurité.
Hitler n’était qu’un fantoche, un ignorant, un fou scélérat ; ils n’en ont jamais douté et seule la
force les soumettait à cette tyrannie détestés. Ils assument ainsi leur personnage non de
vaincu, mais de libéré, ce qui est à la fois plus rassurant et plus flatteur. S’appuyant sur cette
hypothèse, quoi de plus naturel que de réclamer aide, appui, nourritures et bons traitements ?
Car l’Allemagne, victime de Hitler, est à plaindre et à consoler, non à blâmer !… Et cela
prend… cela prend, hélas !

15
- Revoir les étoiles.
90

L’occupation russe a fait place à une occupation interalliée16, et depuis, l’impression


ambiguë que donne Berlin est difficile à traduire : est-ce une ville en larme ou en liesse ?
Déconfite mais libérée, blessée et endolorie mais soulagée ; elle rit et grimace à la fois.
Maintenant Berlin pavoise. Les drapeaux alliés garnissent en girandoles magasins, portes et
balcons. Les crieurs de journaux et les camelots vendent les oriflammes américains, anglais,
français, russes, suspendus côte à côte par cordelette. Je regarde des passant faire emplette,
emporter une brassée de pavillons ennemis ; ce sont bien des Allemands, tout le montre :
tournure, traits, voix. Quel succès aurait eu, place de la Concorde, un vendeur d’oriflammes à
croix gammée en septembre 40 ? Je vous le demande !
Cependant leur passion nationale, raciale même, ne peut être mise en doute. Mais le séisme
qui vient de jeter l’Allemagne à bas a fait table rase de tout sentiment dans l’âme de ses fils.
Chaque homme redevient un individu, une bête de la jungle. Les familles même ne forment
plus une tribu, leurs restes mutilés seront longtemps séparés par les captivités, les
interdictions, les censures, les dépatriements, les émigrations. Les années passeront, les
survivants prendront racine ailleurs, qu’importe la couleur de l’insigne imposée. Ils n’ont plus
qu’une pensée, bestiale, puissante comme la force génésique : survivre. Et, pour survivre, ils
luttent, travaillent et intriguent, bien résolus à sortir du pétrin, à utiliser chaque circonstance, à
exploiter la moindre faiblesse de l’adversaire. Ils font peau neuve, jettent la défroque qui les
alourdit. Leur prévoyance envisage l’hiver proche que seule l’aide alliée permettra de
franchir. Ils espèrent attendrir les anglo-saxons, les Français moins : la conscience leur dicte
que la dette est trop lourde de ce côté. Les Russes glissants et silencieux, restent une grande
énigme.
La cote d’amour va aux Anglais. Leur entrée dans la ville fut un triomphe. Impeccables
marionnettes fraîchement vernies, les Desert Rats17 ont défilé entre des haies d’admiratrices.
Leur gloire s’inscrit dans la zone anglaise sur des enseignes reproduisant un Rat, leur
emblème. Ils vont poitrinant, tunique collée au torse, souliers étincelants, guêtres et baudriers
à la craie blanche ; et quelle artillerie ! quels chars d’assaut !… tout astiqués comme des
torpédos ! L’indéracinable passion allemande pour le « beau militaire » n’y peut résister.
En vérité la jeunesse féminine de Berlin attendait parée, bouclée, le bâton de rouge à la
main, l’apparition de la nouvelle armée d’occupation, toute neuve sortie de la boîte à joujoux.
Dès le lendemain, tout soldat anglais avait une femme au bras, de gentilles dactylos,
employées, boutiquières, dûment frisées et fardées. Elles peuplèrent les rues d’une joie sans

16
- Début juillet, les troupes Françaises, Britanniques et Américaines sont entrées dans Berlin.
17
- La 7e division blindée britannique.
91

vergogne, et le regard du passant n’osait plus s’attarder aux bancs des jardins, moins encore
aux bosquets, tant ces idylles menaient bon train. N’étant pas Allemande, je trouve ce galant
cynisme fort plaisant.
Les voisins commencent à tenter de sortir de la ville sac au dos, les uns pour atteindre la
campagne et se ravitailler, d’autres afin de s’enquérir du sort de parents réfugiés en province.
Le docteur, toujours protégé par les Russes, espère obtenir pour sa femme le permis d’aller
voir leurs enfants. Mais pourront-ils revenir car les trains et les voitures sont stoppés par des
bandes polonaises qui tiennent la montagne ?
Des voisins viennent de rentrer en piteux états, marchant sur leur bas. Les pillards se sont
complus à les dépouiller de leurs vêtements, de leurs papiers et cartes d’alimentation. Ce qui
n’a pas été jugé intéressant a été lacéré, jeté au vent et les bagages vidés.
Lisa revient sans encombre d’une razzia champêtre, ployant sous un faix de légumes et de
viandes, et en quelle compagnie !… Le tout est de savoir manœuvrer. Moins adroite,
l’honnête et timide veuve S. s’en est allée avec une amie, chercher du travail aux champs, sur
la foi de propagandes municipales. La voilà revenue, mi morte de faim, bien violée et mieux
volée, sans un mouchoir de reste. Les deux femmes ont erré de village en village. Elles
racontent : « Partout, les Russes occupent les fermes, brûlent et saccagent. Les chevaux
cosaques paissent le blé en pousse, les veaux et les porcs rôtissent à la broche dans les
bivouacs. Enfin acceptées par un métayer, nous avons travaillé dès l’aube aux tâches les plus
écrasantes, et le soir, dans la ferme, à des travaux ménagers. Un soir les Russes sont montés
dans notre soupente : il a fallu les subir et ils ont emporté les quelques hardes que nous
avions, notre alliance, nos montres étant parties depuis longtemps. »
Cette folie des montres a sévi partout depuis la chute de Berlin. J’ai donné la mienne avec
le sourire au premier qui l’a désirée. Elle marchait fort mal, était en or de cornet à piston et
n’a jamais marqué que de tristes heures ; un jolie montre suisse a fondu il y a bien longtemps
entre les mains de la Gestapo. J’ai vu un soldat russe s’en aller chercher l’horloger voisin en
compagnie de cinq allemands et de leurs montres, afin qu’il décide laquelle fonctionnait la
mieux. En pleine rue le vieil horloger examina chaque mouvement en tremblant. Enfin il
donna son avis et le Russe, superbement rendit quatre montres à leurs propriétaires ébahis, et
s’en alla la cinquième au poignet. Le problème de l’heure à Berlin est devenu insoluble. Pas
une horloge n’a résisté aux bombardements. Là où persiste un cadran, les aiguilles sont
immobiles sur un chiffre immuable. Faute d’horloger, la plupart des montres bat la campagne,
et le peu qui fonctionnait encore s’en est allé en Russie. J’aborde dans la rue un Monsieur à
tournure aisée qui, peut-être, peu nous renseigner : « Non, hélas Madame ! Ma montre… » et
92

il fait ce geste universel de la main qui signifie l’envol. Et même à l’Opéra – Opéra provisoire
installé dans une salle survivante – je demande au portier dans combien de temps commence
le concert, il extrait de sa poche une boîte de carton, l’ouvre et me dévoile, couché sur un lit
de ouate rose, un minuscule boîtier de femme, modèle 1880, émaillé de bleu ; c’est la seule
montre du théâtre !
Dans ces conditions, la ressource suprême est de recourir à un soldat… anglais. Agités de
fraîches indignations et possédant encore des notions antiques sur le droit de propriété, les
soldats anglais de sa Majesté britannique n’acceptent pas avec notre résignation de dépouillés
cette soif russe pour les montres. Ils ont, dit-on, inventé un nouveau sport, une chasse à
l’appeau : vous postez deux officiers bien costauds au coin d’une rue ; deux autres, déguisés
en civil et choisis parmi les plus solides du régiment, se promènent une montre bien visible à
leur poignet. Le gibier n’est pas long à venir… voici le Russe : « Uri-uhri ! », son index se
tend vers l’objet de sa convoitise et il attend… Pas longtemps. Accompagné d’un « You
rascal » un uppercut puissant le soulève de terre et l’envoi faire un somme au paradis. À son
réveil quatre hommes lui mettent sous le nez des arguments convaincants et automatiques qui
ne permettent aucune argutie !
Les visites au Comité nous ramènent au Kurfurstendamm où un peu de vie reprend. Ce
quartier a été furieusement pilonné ; on s’est battu jusqu’au dernier jour dans le grand bunker
du jardin zoologique dernière citadelle des SS, dans la gare et aux barricades improvisées.
C’est maintenant un amalgame enragé d’arches, de pylônes, de poutrelles, d’écheveaux de fils
électriques, de colonnes concassés. Le Kurfurstendamm, ex-centre de la haute noce berlinoise,
foisonnait de restaurants, de cabarets, de cinémas, de théâtres, music-halls, hôtels, pensions, et
ne manquait pas de style – le style « Ventres dorés » des dômes, des verrières, des halls
d’immeubles, des fresques, des orchestres ; jamais assez, jamais trop… Il est englobé dans la
zone anglaise. Hors de la capilotade surgissent quelques édifices viables. Les cratères du sol
bouleversé se comblent, on étale les façades. Des jeunes femmes servent de l’eau salie
baptisée orangeade sur des terrasses nettoyées où se regroupent guéridons et chaises.
La clientèle abonde, public nouveau d’aspect. Que sont devenus les crânes rasés à la mode
nazie ? Les cheveux ont-ils poussé si vite ? On ne voit qu’ondulations, longues mèches
caressant le cou à la « zazou ». Les visages ne sont plus ces masques simplifiés de guerriers
aux yeux disciplinés mais des physionomies expressives, creuses, en un mot : intellectuelles.
Survivant, les hôtels Am Zoo et Bristol sont réquisitionnés par les Alliés. Le grand cabaret
Der Komikers est devenu le club des armées anglo-canadiennes. Ses environs fourmillent
d’uniformes, de camions, de jeeps, des civils rôdent dans l’espoir d’une affaire et abordent les
93

soldats. C’est l’amorce du marché noir : questions, demandes, offres. L’appareil


photographique est très demandé, pour un Leica on peut obtenir bien des vivres ; c’est interdit
mais… persistant, un essaim de quémandeurs s’insinue entre les groupes de soldats.
En une nuit les dancings ont poussé comme des champignons, la plupart populaciers,
ignobles où la canaille piétine dans un remugle de crasse et de sueur. Au grand dam des
tenanciers ils sont interdits aux troupes anglo-saxonnes. On m’assure qu’au Femina – de
meilleure classe et à prétentions élégantes – les officiers font bonne chère mais,
renseignements pris, ce sont denrées et alcool apportés par eux. Le vrai restaurant « noir »
n’existe plus ; les frairies se réduisent à des aubaines en petit comité.
Accompagnés de Moulay et de sa muette compagne, nous demandons dans un bar annoncé
comme lieu de mystérieuses délices, le cocktail réputé. Avec un sourire complice la barmaid
nous verse une eau saccharinée mêlée à une cuillerée d'alcool de bois et d’un ersatz de
rhum… ouch !… Horreur !… À la sortie, je remarque sur un tronc d’arbre une affiche en
Anglais : « Venez passer une soirée vraiment exiting dans une cave blindée. Abri
authentique… Toute l’émotion du siège… » Quelque chose comme après Thermidor, le Bal
des Victimes !
Des feuilles ornées de dessins à la plume annoncent les dancings ; seuls quelques théâtres
ressuscités ont des affiches imprimées. Les salles subsistantes sont réservées pour les armées
alliées, quelquefois à partir de six heures ; alors une séance de music-hall ou de cinéma est
publique à trois heures. Les films sont russes ou allemands, ce qui désole les amateurs de
films américains réservés aux seuls alliés. Sauf d’antiques œuvres comme Pierre le Grand, les
films présentés sont de la plus pauvre qualité : miteuses histoires de guerre pour grands
enfants, enveloppées dans un lyrisme patriotard d’un désastreux sentimentalisme. Pas un
paysage, pas une ouverture sur l’espace, tout se passe entre gens médiocres, dans des décors
minables, entre le buffet, le poêle et la table ronde à toile cirée vichy. Où sont les blés
ondulants sous le vent du Village du Péché ? les gosses géniaux du Chemin de la Vie, les
révoltés du Cuirassé Potemkine18 ? Près de moi quelqu’un résume pittoresquement : « On
devine qu’ils sentent tous des pieds ! » Seuls les films musicaux de danse sont d’une verve
abasourdissante, d’une joie sauvage inépuisable.
Dans la rue les brassards de toutes couleurs foisonnent. Chacun affirme sa nationalité, vraie
ou fausse. Qui discernera les siens dans cette pagaille ? Si chacun se racontait sincèrement, la

18
- Le Village du Péché est un film soviétique muet d' Olga Preobrajenskaïa sorti en 1927
- Le Chemin de la Vie est un film soviétique réalisé par Nicolaï Ekk sorti en 1931
- Le Cuirassé Potemkine est un film soviétique réalisé par S. M. Eisenstein sorti en 1925
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vérité moyenne qui ressortirait de tous ces cas particuliers, serait bien différente de celle
qu’on présentera demain : stéréotypée, grandiloquente ou vulgaire. Non, tous ne sont pas des
héros ou des martyrs, mais tous sont des sacrifiés, des malchanceux, des épaves. En ce
moment brûlant, nous sommes tout émotion, alors l’homme avoue, explique ; il dissimulera
plus tard quand il composera sa légende. Combien sont-ils ici sur le pavé de Berlin, et
pourquoi le temps transforme-t-il peu à peu leur malheur en faute ?
Il y a les naïfs, les crédules, ceux qui gagnaient juste leur pain et que les recruteurs ont
éblouis ; il y a les ignorants, ceux qui signent encore d’une croix et qu’on a drainé des
montagnes, des vallées perdues de tous les coins de l’Europe ; il y a les enthousiastes qui ont
cru à la « Relève » ou à l’Europe Unie ; les solitaires, les enfants trouvés, les sans famille,
pour qui la Patrie était amère ; les aventureux, les sang-mêlés, ceux des frontières que l’on se
passe de main en main trois fois par siècle et que l’instinct du soi n’a pas cloué sur place ; les
dévoyés, les égarés qui ont espéré faire peau neuve. Il y a aussi ceux qui n’ont rien voulu du
tout, rien essayé, qu’on a expédiés la botte au derrière, sous des fanions changeants, se battre,
aujourd’hui pour le Roi, demain pour la République, pour le Duce, le Führer, le Sultan, le
Maréchal… et toujours pour la Liberté !… Durant cette longue farce tragique beaucoup ont
perdu la vision du foyer quitté depuis longtemps. L’expérience en a été bouleversante et
comme ceux qui sont restés au pays en ont fait une autre, ils ne se comprendront plus, le
silence s’installera, effacera et l’un et l’autre. Ces bribes de drames on les accroche dans la
rue, devant les Comités pendant l’attente des nouvelles et au parc devant la fausse limonade
ou l’amer jus de graines carbonisée ; ou bien, quand je dessine dans la rue, si quelqu’un
s’approche attiré et que le curieux parle.
– Vous Français ?… Moi Belge… Hollandais… Roumain… Et l’on cause.
Étonnant dossier à feuilleter.
Voici un petit Normand, prisonnier de guerre, joli garçon aux beaux yeux noirs dansants.
C’est un gai luron qui ne doute de rien. Il promène au parc « sa femme », une Allemande,
blondine, plutôt gentille. C’est une silencieuse, le sourire un peu fourbe. Ils ont une petite fille
de deux ans, superbe, il en est fou et veut la ramener en France, près de Rouen où se trouve la
ferme familiale. Imaginez d’ici la tête des parents !… des commères du village ! Alors dans
deux ans où seront-ils ?… Séparés ? Émigrés au Canada ? Mais lui, pas un doute ne
l’effleure : tout éclatant de sourires, le calot sur l’oreille. Tout ira bien et hop là… ! En cinq
ans d’Allemagne il a oublié, et il ne sait pas comment ils sont là-bas.
Voici un grand paysan osseux à tête de fouine qui tente tous les systèmes pour obtenir la
permission d’emmener une étonnante smala : une fermière allemande et ses trois garçons.
95

Deux sont du mari vivant mais enfoui dans les geôles russes depuis trois ans. Le petit dernier
est du Français. Au service du rapatriement, les copains tentent de le raisonner, on le rabroue,
mais il revient à la charge, s’acharne, se piète dans l’idée fixe. C’est lui qui a mené la ferme
durant cinq ans. Une si belle ferme ! À l’Est de Posen, et que les Russes maintenant
saccagent. Le fermier lui a tout confié. Il n’est pas gars à abîmer une bête. Ah dame ! les
chevaux il les connaît, il était valet de ferme dans le Perche. On l’a fait patron, alors
maintenant, est-ce qu’il peut abandonner la femme et les gosses ? Ça les avancera à quoi que
le père soit vivant s’il reste à turbiner au fond de la Sibérie ? La femme est allemande, sûr…
mais quoi ? c’est propre, dur au labeur, une ménagère de première ! Oui ! cinq ans de
semailles, cinq ans de récoltes, c’est un bail ! Ensemble ils ont maudit le vent, craint le gel,
espéré la pluie. « Non. Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas… » Il reviendra au Comité
demain.
Voici la grande bringue qui vient s’asseoir près de moi chaque fois qu’elle m’aperçoit
dessinant quelque ruine. Cette femme est italienne, fille de salle dans une clinique de Berck-
Plage. Pourquoi a-t-elle suivi ici les recruteurs allemands ? Pour voir du pays, par instinct
d’émigrant. D’abord servante d’hôtel bien considéré, elle a dégringolé depuis la capitulation
italienne aux pires auberges allemandes. Devenue traîtresse, comment rentrer maintenant en
Italie ou en France ? Elle est affolée comme une souris qui ne retrouve plus son trou. Elle
traîne avec elle une ukrainienne, vraie bête de somme qui ne parle aucune langue intelligible,
pas même l’Ukrainien. C’est un souffre douleur qui fuit depuis qu’elle est née, devant le fer et
le feu sans rien comprendre à rien. Elles forment un couple pitoyable : l’Italienne efflanquée,
noire et dure, l’Ukrainienne rabotée en cubes, le visage sans traits, rien que des prunelles
pâles et navrées, dans l’ombre du fichu noué sous le menton.
Voici un bon numéro comique, c’est l’ex-mastroquet de Valence qui vient périodiquement
nous offrir l’achat d’irish stew, de marmelade de fruits et de condensed milk, de mystérieuses
provenances. Dans le civil il était un « malabar », un vrai dur de Marseille… dit-il. Mais je
crois qu’il manque d’envergure. Il singe, s’efforce, s’évertue afin de ressembler aux grands
modèles qui, sans doute, ont représenté son idéal viril. C’est un petit cancrelat, mal rasé,
pétulant, redoutable jacasseur. Son petit bistrot il le retrouvera ou ne le retrouvera pas… « Et
ma femme ? Dites, j’en ai eu une de femme !… Fallait voir !… Quelle femme ! » Il ne s’est
jamais consolé qu’elle l’ait plaqué. Il l’aime encore. Enfin il en a pris une autre, une bravette
gironde… mais enfin rien à comparer… Et puis il a eu des ennuis durant l’occupation !…
« Parce que comme bistrot, pas moyen d’être régulier… et avec qui ?… Même qu’on
voudrait, une supposition… Faut marcher avec la police, les Mœurs et tout… sans ça ils vous
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ont au tournant les vaches ! » Alors on lui a planqué un émetteur clandestin chez lui… et des
gars sans papiers… Bref, c’est un héros. Mais un jour, perquisition. croyez-vous qu’on a
trouvé l’émetteur ? Non pas, seulement des jambons, de la gnole, du sucre, enfin ce que l’on
nomme de la « marchandise » et cela va du paquet de cigarettes aux pommes de terre en
passant par tous les alcools et comestibles. Voilà comment il a été arrêté. Il se demande si sa
femme a pu garder le bistrot… parce que le bistrot ça marche toujours… surtout maintenant
qu’il va sûrement y avoir de nouvelles élections. Dans le maquis de ses explications,
impossible de savoir pourquoi il est arrivé ici déporté dans un camp, ni à quoi il a gagné la
petite fortune en marks qu’il ne sait comment utiliser maintenant. Il va acheter un magasin
d’antiquités au nom d’un copain autrichien qui restera à la tête de l’affaire parce qu’il n’y a
pas à dire, lui, il va être « obligé » de renter en France ! – cet « obligé » me fait rêver… Enfin,
patience, dans quelques mois, un an, quand tout sera calme, il reviendra à Berlin vendre la
boutique, réaliser le fonds.
Non loin de nous, une maison, ex-cinéma, présente l’étrangeté d’être démolie par le centre et
de conserver habitables les sous-sols et les étages supérieurs, ce qui lui donne l’aspect d’un
homme qui aurait le ventre crevé. C’est un terrier de hors-la-loi de tous poils, de réfugiés de
tous les drapeaux. Dans ces immeubles estropiés, mi fendus, mi brûlés, vivent nombre de gens
empêtrés dans l’inextricable réseau d’avatars successifs. Ne sachant plus qui entendre, sur
quel régime s’appuyer, ni ce qui les compromettra ou les servira, ils ont jeté leurs papiers, ces
documents jadis précieux, obtenus au cours de leur séjour. Un certificat de bonne conduite !
quel danger ! Faute de savoir quel timbre, quel signature, quel témoignage peut vous perdre,
mieux vaut faire le vide. On se défend comme on peut. les papiers ont été perdus dans la
bagarre, la fuite ou l’incendie. Le cliché à la mode est : « Les Russes me les ont pris ! » C’est
peut-être vrai une fois sur dix.
Sans documents en règle les cartes d’alimentation sont impossibles à obtenir, alors on
trafique de tout ce qu’offre le marché : monnaies diverses, tabac, vêtements, nourritures,
boissons, timbres poste. Au coin des rues, pour peu qu’on ait l’œil vif, on saisit l’offre
silencieuse, le petit geste qui entr’ouvre la boîte de carton au passage du Tommie, et
l’échange rapide, presque sans paroles. Tous s’entr’aident, indifférents à la nationalité, à
l’opinion. Dans ce pétrin ils réalisent enfin les États-Unis d’Europe. Et il faudra bien passer
l’éponge… Ouvrir une voie de sortie à ce gibier humain ; à mesure que les Comités nationaux
s’organisent, leurs rangs s’éclaircissent.
C’est la France qui agit le plus lestement. Chaque jour l’on voit la petite auto à fanion
tricolore, modeste et trotte-menu, s’arrêter devant une porte. Un soldat saute à terre,
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s’engouffre sous un porche. La nouvelle aussitôt court dans le quartier : « Les Un-Tel s’en
vont ! » Les voisins sortent et se groupent comme pour la sortie de la mariée. Les voilà les
Un-Tel : un requis malade, une femme avec un gosse. Le soldat, cordial, aide aux baluchons.
Tout le monde se serre les mains. On embarque, on démarre et les regards suivent avec une
jalouse envie la voiture qui tourne le coin. Car pour tous, ici, le départ, c’est franchir le cercle
de fer qui s’est fermé sur l’Allemagne, c’est l’ouverture sur le bien, l’espace, la liberté.
Ainsi est parti hier notre Popy, dans un tourbillon de surprise et bousculade de valises. Il
est entré chez nous comme un coup de vent, oreilles battantes d’émoi, et nous nous sommes
serrés les mains, la larme à l’œil. Popy est transfiguré, manteau kaki et calot, musette en
bandoulière. Il veut dire beaucoup de choses mais ne peut articuler que des « Ah ! dites
donc… Ah ! dites donc ! » Il me secoue les bras avec enthousiasme puis se sauve en criant :
« À bientôt Madame ! À Paris on aura des choses à se rappeler, hein ! » Je lui dis encore adieu
du balcon, j’agite un mouchoir et je réalise seulement après que nous n’avons pensé, ni l’un ni
l’autre à fixer une adresse, un point de repère. Popy, mon bon Popy s’est dissipé dans la
fumée.
Le départ est pour demain. La voiture viendra me chercher à deux heures et me conduira
au camp américain puis au terrain d’aviation et à sept heures du soir j’atterrirai au Bourget.
J’ai déjà le cœur orienté vers l’autre versant. Par l’esprit j’ai quitté Berlin. Je commence déjà
à oublier.
Je suis battante d’enthousiasme, mille visions m’assaillent et pourtant, dois-je le dire ? j’ai
peur… À la pensée que cette nuit est la dernière qui me sépare de la France, de Paris, des
miens, la panique me crampe. Je suis bien lasse pour reprendre la lutte. J’ai vécu détachée de
la vie, dépouillée de tout bien terrestre, dans la liberté que seule donne la nudité sociale. Le
désespoir a son ivresse, la ruine sa délivrance. On n’est vraiment soi-même que sur le fumier
de Job. Il va falloir recommencer à aimer et à souffrir. Si c’était moi qui pilotais l’avion, je
sens que je tracerais longtemps sur la France de larges cercles hésitants, comme le font parfois
les oiseaux avant de prendre terre.
Je crois mes enfants vivants, je sais mon pays libéré et cependant j’ai peur. Mes enfants, de
quels stigmates les années d’humiliation, d’angoisse, de doute, de misère, auront-elles marqué
leurs jeunes visages ? Que restera-t-il de leurs amours, de leurs espoirs ? Que lirai-je dans
leurs yeux, que me révéleront peu à peu les jours ?
Mon pays est libéré et je n’ose employer le mot : victorieux. J’ai comme une mauvaise
honte devant ce mot là. Nous avons accepté si facilement la défaite – au début… Quelle Patrie
fut jamais plus trahie, plus abandonnée, plus livrée aux bêtes, que la nôtre ? Le grand sursaut
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qui a relevé la France dès qu’une réalité tangible lui a offert la possibilité de lutter, prouve sa
vitalité. Mais va-t-il durer ? Vais-je retrouver l’éternelle France divisée, « en proie aux
factieux », qui se perpétue à travers les âges ? Vit-elle un de ces lendemains funestes – pleins
de rage et de vengeance – prétextes à rapines, reprises et exactions ? S’épuisera-t-elle à tirer à
hue et à dia sous la direction d’irresponsables bornés d’œillères, aveugles de haines
partisanes, bouches pleines de vent et têtes vides ? Sera-t-elle livrée aux purificateurs ou aux
charognards ? Les chefs qui gouvernent mon beau pays seront-ils de caractère trempé par
l’épreuve, ou repêchera-t-on ce qui surnage dans l’arlequin d’incapables qui, après avoir
écartelé la nation, l’ont conduite au désastre ? J’aurais des nausées à savoir au pinacle une
quelconque de ces badernes malhonnêtes et impuissantes, à revoir imprimé un seul de leur
nom vomis. L’Histoire, hélas, me laisse peu d’illusion.
Dans combien de temps les héros seront-ils des ganaches, l’Homme-au-miracle, un despote
menaçant et les mutilés, des culs-de-jatte ? Quels tripatouilleurs de parlement enverront la
phalange des guerriers pourrir dans l’ombre ? Je pense à Chateaubriand portant naïvement ses
armes fidèles aux Bourbons prudents, blottis dans leur fromage de Coblenz, il rentra nu-pieds,
désenchanté, loqueteux, mort de faim dans sa Bretagne natale ; aux derniers Jacobins, errant
d’île en île, partout repoussés, demi-dieux d’hier crevant en pestiférés sur une grève perdue
aux confins du monde ; aux demi-soldes, fiers et misérables, reprisant leur dernier uniforme et
finissant leur vie dans l’amertume des sacrifices inutiles. La complainte a force couplets, le
refrain est toujours le même.
Je fais une dernière promenade le long du Kaiserdamm, jusqu’à Unter den Linden. Bien nette
sur le ciel clair se dresse la Siegsaüle, la colonne de la victoire érigée au centre du Tiergarten.
Cette colonne qui commémore l’écrasement de la France en 1870, porte à son sommet une
Victoire d’airain ouvrant ses ailes, gonflées par le vent du triomphe. Mais plus haut encore
palpite une troisième aile, vivante celle-là, l’aile aux trois couleurs du drapeau français qui a
l’honneur, depuis le 14 Juillet, de flotter seul sur le symbole de la défaite effacée. Un grand
vent d’Ouest le soulève, l’étends sur le ciel dans la lumière éblouissante, l’agite frémissant de
joie libérée. Peut-être est-ce pour cela que le destin m’a conduite ici, pour le voir sur le ciel de
Berlin effacer la mémoire de la Croix gammée qui flotta sur le ciel de Paris, et guérir mon
souvenir. Je ne regrette pas ma peine.

FIN
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– Maintenant c’est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui devaient mourir
sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire. Même ceux
qui ne croyaient en rien et qui se sont trouvés pris dans l’histoire sans rien y comprendre.
Morts, tous pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore
vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C’est fini.
Jean Anouilh, Antigone, le choeur in fine.

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