177 - Rumi Contes Soufis PDF

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DJALAL AL-DIN RUMI

Contes Soufis

Offert par VenerabilisOpus.org


Dedi prserver le riche patrimoine
culturel et spirituel de l'humanit.
INTRODUCTION

Grce aux ouvrages dj parus et aux visites rgulires


des confrries de derviches tourneurs, Mawland Djaldl
al-Din Rm nest plus un inconnu pour le public
franais. Il est mme devenu, pour qui sintresse au
sujet, une figure familire de la littrature musulmane.
La richesse du catalogue des uvres traduites ne
cessant de saccrotre, les travaux universitairesse succ-
dant, on peut dsormais disposer dun vaste panorama de
cette littrature. Toutefois, les civilisations orientale et
occidentale nabordent pas de la mme manire ce qui
touche la religion, la sagesse ou la connaissance.
Cest pourquoi il est souvent difficile pour le lecteur
occidental de situer les grands potes de lIslam. Ne sont-
ils que des potes ? Ne sont-ils pas aussi des mystiques ?
Leurs uvres ont-elles un sens sotrique ? Toutes ques-
tions qui sappliquent videmment aux ouvrages de
Mawland Djalal al-Din Rm, qui peut apparatre dans
un mme texte comme un pote, un mystique et un sage.
Cette diversit des angles dapproche de la littrature
soufie fait clairement comprendre que le soufisme ne
saurait tre rduit une doctrine, si clairement formule
soit-elle. Le soufisme se compose de plusieurs traditions,
sensiblement diffrentes les unes des autres mais qui ont
toutes en commun leur attachement aux principes fonda-
mentaux de lIslam.
Ds le dbut de lIslam, les vies << exemplaires B de
certains fidles influencrent profondment la tradition.
8 Le Mesnevi
Si on se rfre des ouvrages comme le Mmorial des
saints de Farid-uddin Attar, au Kach-al-Mahdjub de
Hudj Wiri ou encore au Risale de Kusheyri, on constate
que tous datent du xf sicle et quils contiennent tous trois
des hagiographies des premiers soufis. On constate
galement que ces premiers soufis vivaient de manire
asctique et quils taient aussi dtachs des biens de ce
monde quattachs au prophte de lIslam. Enfin, chacun
de ces ouvrages contient une vritable mise en garde
contre la dgnrescence du soufisme. Le but des auteurs
est autant de fixer une tradition que de donner un
exemple.
Cest qu lpoque la traduction des ouvrages des
philosophes grecs et des sages hindous avait engendr
chez les soufis une grande multiplicit de courants de
pense, au dtriment parfois de la certitude originelle.
La rfrence aux premiers fidles paraissait ainsi nces-
saire pour retrouver son chemin dans les mandres des
tendances.
Chacun de ces premiers soufis, initiateur de longues
traditions (dont certaines se perptuent encore), descen-
dait directement du prophte. Cettefiliation traditionnelle
ainsi que la relation matre disciple permettent au fidle
de se rattacher aux origines de lIslam, qui peut alors
sincarner. On voit la diffrence entre cette approche et
celle, plus dsincarne, qui consiste aborder la religion
par les crits quelle a suscits.
Les confrries (Tarikat) se sont donc multiplies. Les
lieux de runions (Tekke ou Zaviga) galement. Se
multiplirent aussi les uvres littraires, les coutumes et
les rites. Cest tout cet hritage qui constitue ce que nous
appelons le soufisme.
Le soufisme fut souvent dcri pour son penchant pour
les arts et tenu lcart par lIslam orthodoxe. Ce fut le
prtexte dinnombrables querelles et Rm, du fait de
limportance quil donnait la musique, fut certainement
lun des plus critiqus.
Contes soufis 9

Avant la venue des Mongols, 1Afghanistan daujour-


dhui tait le berceau dune riche civilisation et la ville de
Balkh tait, parmi ses cits, lune des plus importantes
par son rayonnement. Bahaeddin Veled, le pre de
Rm, y tait considr comme le plus grand savant de
lIslam. On lui attribuait le nom de sultan i Ulema (sultan
des savants). Le sultan de cette contre tait sous
linfluence dun autre savant, Farreddin Razi, qui dfen-
dait la cause des philosophes de lIslam. Le pre de
Rm, adversaire irrductible de cette tendance, dcida
alors de quitter le pays et certains prtendirentpar la suite
que Iinvasion des Mongols fut pour le sultan un chti-
ment pour navoir pas reconnu le grand savant quabri-
taient les murs de sa cit.
La petite caravane, forme du matre, de sa famille et
de ses disciples, se rendit dabord La Mecque. Puis elle
vint sinstaller en Anatolie. Ctait Ipoque du rgne des
sultans Seldjoukides et Bahaeddin Veled comptait y
recevoir un accueil plus favorable. Aprs un bref sjour
dans la ville de Karaman, la famille de Rm, sur
linvitation du sultan Allaeddin Keykubad, se fixa dans la
ville de Konya, capitale de lempire seldjoukide. Rmi
tait dj pre de deux enfants.
Bahaeddin Veled trouva la mort deux ans plus tard
mais la brivet de son sjour Konya lui avait cependant
permis de sattirer lestime et laffection du sultan, des
nobles et de la population. Les disciples de Bahaeddin
Veled se regrouprent alors autour de son fils Rmi, dj
considr par tous comme un grand savant.
Un an plus tard, Rm reut la visite dun ancien
disciple de son pre, Seyyid Burhaneddin. Celui-ci lui
dit :<< Sans doute es-tu incomparablepar ton savoir mais
ton pre avait quelque chose de plus que toi. Ctait un
homme dans toute son essence et cest cela qui te fait
dfaut. >>
Pendant neuf annes, Rm fut le disciple de Burha-
neddin. Ce fut pour lui une priode de maturation et de
10 Le Mesnevi
parachvement et, quand Burhaneddin partit au bout de
neuf ans, il tait devenu un savant unanimement respect.
Mais lapparition dun autre personnage, Shems eddin
Tabrizi, vint bouleverser lexistence de cet austre tholo-
gien. Ce qui se passa entre ces deux hommes, cette
communion, cette extase et cette joie, dfie lexplication et
reste un mystre. La ralit de la chose est pourtant
prouve par les profonds changements quapporta Rmt
dans sa vie et qui transparaissent dans ses uvres. Par la
suite, bien des crivains et des historiens tentrent de
percer ce mystre. Cette priode vcue aux cts de
Shems eddin fut la plus exaltante pour Rm et la
disparition de Shems eddin le laissa dans un tat de grand
chagrin et de profonde nostalgie, qui sexprima par un
jaillissement de pomes.
Plus tard, Rm fit la connaissance dun bijoutier,
Salahaddin Zerkoubi. Un jour, entendant le son des
marteaux qui travaillaient lor dans latelier de son ami,
Rm crut entendre une invocation du nom dAllah et,
pris dune grande motion, il se mit danser au beau
milieu du bazar. Cette danse devint plus tard la danse
rituelle de ses disciples, connus en Europe sous le nom de
derviches tourneurs.
Lamiti de Rm pour ce bijoutier inaugura une
nouvelle priode dans sa vie, marque par de multiples
runions de fidles, durant parfois plusieurs jours et
plusieurs nuits daffile, au cours desquelles les larmes
dextase se mlaient la musique, la posie et la
danse. Neuf autres annes passrent ainsi, dans la folie
et dans lextase, jusqu la disparition de Salahaddin.
Un norme recueil de pomes (Le Divan de Shems
i-Tabrizi), ddi Shems eddin i-Tabrizi, tmoigne de
cette priode.
Rm avait alors coutume de dire que Shems tait le
soleil et que Salahaddin tait la lune grce laquelle,
dans lobscurit, il retrouvait lclat du soleil. Aprs la
disparition de Salahaddin, il rencontra Celebi Husamed-
din. I1 le nomma successeur de Salahaddin et manifesta
Contes soufis 11
pour lui un attachement empreint du plus profond
respect.
Un jour, Celebi dit Rmi : << Mes disciples tudient
les uvres de Hakim Senai (mort en 1131) ou de
Farrideddin Attar (mort en 1230). Il serait dsormais
souhaitable quil puissent tudier une uvre de toi! B
Rwi sortit alors de son turban vz feuillet sur lequel
taient crits les dix-huit premiers distiques de cet
immense ouvrage quallait devenir le Mesnevi. Le nom
de Mesnevi dsigne la forme dun pome compos de
distiques. Cest une partie de cet ouvrage que nous
prsentons ici, et, plus prcisment, les contes que Rmi
utilisait pour illustrer son enseignement.
Rmi dictait son pome, en tout lieu, toute heure du
jour ou de la nuit, et Celebi le transcrivait. Les questions
de Celebi, les arguments dun contradicteur, imaginaire
ou rel, les pripties de la vie quotidienne, tout cela
provoquait linspiration de Rmi et venait enrichir son
Mesnevi.
Les joies, les vaines tristesses, les dsirs, les dconve-
nues, la fiert, lorgueil, la maturit et les enfantillages, le
mensonge et la vrit, bref, tout ce qui concerne lhomme
est prsent dans cet ouvrage. Les versets du Coran, les
hadiths (paroles du prophte), les lgendes bibliques, les
contes hindous ou bouddhistes ainsi que la vie de tous les
jours sont un prtexte pour parler de ltre humain. Ce
chef-duvre runit dans ses vingt-quatre mille distiques
toutes les notions de sagesse. LIslam tout entier fut
marqu par cet ouvrage.
Aprs la disparition de Rmi, en 1273, ses descendants
lui succdrent. Ce fut le dbut dune vritable dynastie
spirituelle et dune closion de nombreuses confrries
qui, par centaines, se propagrent dans le monde musul-
man et dans tout lEmpire ottoman.
Considr comme un commentaire du Coran, le Mes-
nevi ne fut pas seulement tudi dans le cadre des
confrries, mah aussi dans les mosques. Des commen-
taires et des traductions (la langue dorigine est le persan)
12 Le Mesnevi
virent le jour et le Mesnevi devint tune des sources
reconnues de lenseignement traditionnel.
Les confrries disparurent officiellement en 1925, la loi
interdisant aux soufis toute activit dans la jeune Rpubli-
que turque. En dpit de cette interdiction, la tradition se
perptua au cours de runions prives. Jai eu la chance,
par mon pre, qui participait ces runions, de connatre
ainsi les derniers moments dune tradition presque mill-
naire. La musique et la danse tenaient une grande place
dans ces runions. La conversation tait frquemment
maille de citations de Rmi et les contes du Mesnevi
souvent voqus. Yeus galement loccasion dassister
des lecture du Mesnevi, commentes par le dernier
Mesnevihan (commentateur du Mesnevi), Mithat-
Bahari.
En souvenir de ces annes de contact avec cette
iradition, il mest arriv de lire des extraits du Mesnevi
devant un cercle damis. A travers les contes que jvo-
quais pour eux, je vis alors un intrt se manifester et
sexprimer le souhait de pouvoir jouir de tuvre dans sa
totalit. Cest ainsi que Pierre Maniez a bien voulu noter
les contes que je lui traduisais.
Sil existe une traduction anglaise du Mesnevi, par le
professeur Nicholson, rien nexiste en langue franaise.
Une traduction littraire de cet ouvrage reprsentant une
immense tche, nous avons slectionn les sections narra-
tives. Ces contes taient bien souvent embots les uns
dans les autres. Nous les avons spars afin d e n rendre la
lecture plus facile.
Le terme dadaptation nous parat par ailleurs plus
juste que le mot traduction. La premire raison en est que
nous avons choisi des passages et, tintrieur de ces
passages, supprim ce qui ne nous paraissait pas indis-
pensable la clart du rcit, ou au contraire rajout une
brve explication. Par ailleurs, nombre de termes de la
langue persane ou turque sont sans strict quivalent en
langue franaise, ce qui nous a amen, toujours pour des
raisons de clart, employer des priphrases, voire
Contes soufis 13
expliquer, lintrieur dun conte, tel ou tel terme. Enfin,
il faut se rappeler que le Mesnevi est un pome, avec ses
vers et son rythme. Il nous a sembl que tel agencement
de phrases, justifi par la forme et par la langue, pouvait
perdre de son intrt dans la traduction. L encore, nous
avons supprim ou interverti, nous attachant, dans la
mesure du possible, privilgier la signification de
chaque conte. Si, comme nous Iesprons, une traduction
littrale de cet ouvrage devait tre entreprise, notre travail
pourra servir de fil conducteur pour une meilleure
comprhension de ce pome.

Jai accompagn, en tant que musicien, des crmonies


de derviches tourneurs, que ce soit en Turquie ou en
Occident lors de tournes. Et jai eu, cette occasion,
rencontrer des membres de groupes mystiques occiden-
taux. Jai p u me rendre compte, mon grand tonne-
ment, que la rfrence Rmt tait quasi universelle et
que chacun se servait de lui pour justifier et tayer son
propre dogme. Des crivains leur tour ont fait de RmT
un objet de recherche mtaphysique leur faon. Bien
entendu, aucune de ces interprtations ou comprhen-
sions nest en lien direct avec le monde musulman ou avec
la tradition. Bien des ouvrages sur Rmi noient son
enseignement simple et accessible dans un langage extr-
mement complexe et sotrique au mauvais sens du
terme. Cest la raison pour laquelle nous avons toujours
prfr garder des tournures simples et populaires,
dabord parce que cest le cas dans loriginal, et puis pour
viter, par une formulation manire ou sophistique,
dempcher la multiplicit des interprtations possibles,
qui est le propre de cette uvre.
Ahmed Kudsi-Erguner
L a belle servante

I1 tait une fois un sultan, matre de la foi et du monde.


Parti pour chasser, il sloigna de son palais et, sur son
chemin, croisa une jeune esclave. En un instant, il
devint lui-mme un esclave. I1 acheta cette servante et la
ramena son palais afin de dcorer sa chambre de cette
beaut. Mais, aussitt, la servante tomba malade.
I1 en va toujours ainsi ! On trouve la cruche mais il ny
a pas deau. Et quand on trouve de leau, la cruche est
casse ! Quand on trouve un ne, impossible de trouver
une selle. Quand enfin on trouve la selle, lne a t
dvor par le loup.
Le sultan runit tous ses mdecins et leur dit :
<< Je suis triste, elle seule pourra remdier mon
chagrin. Celui dentre vous qui parviendra gurir
lme de mon me pourra profiter de mes trsors. N
Les mdecins lui rpondirent :
M Nous te promettons de faire le ncessaire. Chacun
de nous est comme le messie de ce monde. Nous
connaissons la pommade qui convient aux blessures du
cur. B
En disant cela, les mdecins avaient fait fi de la
volont divine. Car oublier de dire e Inch Allah ! B rend
lhomme impuissant. Les mdecins essayrent de nom-
breuses thrapies mais aucune ne fut efficace. Chaque
jour, la belle servante dprissait un peu plus et les
larmes du sultan se transformaient en ruisseau.
Chacun des remdes essays donnait le rsultat
16 Le Mesnevi
inverse de leffet escompt. Le sultan, constatant
limpuissance de ses mdecins, se rendit la mosque. I1
se prosterna devant le Mihrab et inonda le sol de ses
pleurs. I1 rendit grces Dieu et lui dit :
<< Tu as toujours subvenu mes besoins et moi, jai
commis lerreur de madresser un autre que toi.
Pardonne-moi ! n
Cette prire sincre fit dborder locan des faveurs
divines, et le sultan, les yeux pleins de larmes, tomba
dans un profond sommeil. Dans son rve, il vit un
vieillard qui lui disait :
O sultan! tes vux sont exaucs! Demain tu
recevras la visite dun tranger. Cest un homme juste et
digne de confiance. Cest galement un bon mdecin. I1
y a une sagesse dans ses remdes et sa sagesse provient
du pouvoir de Dieu. >>
A son rveil, le sultan fut rempli de joie et il sinstalla
sa fentre pour attendre le moment o son rve se
raliserait. I1 vit bientt arriver un homme blouissant
comme le soleil dans lombre.
Ctait bien le visage dont il avait rv. I1 accueillit
ltranger comme un vizir et deux ocans damour se
rejoignirent. Le matre de maison et son hte devinrent
amis et le sultan dit :
<< Ma vritable bien-aime, ctait toi et non pas cette
servante. Dans ce bas monde, il faut tenter une entre-
prise pour quune autre se ralise. Je suis ton serviteur ! D
Ils sembrassrent et le sultan dit encore :
<< La beaut de ton visage est une rponse toute
question! B
Tout en lui racontant son histoire, il accompagna le
vieux sage auprs de la servante malade. Le vieillard
observa son teint, lui prit le pouls et dcela tous les
symptmes de la maladie. Puis, il dit :
<< Les mdecins qui tont soigne nont fait quaggra-
ver ton tat car ils nont pas tudi ton cur. B
I1 eut tt fait de dcouvrir la cause de la maladie mais
nen souffla mot. Les maux du cur sont aussi vidents
Contes soufis 17
que ceux de la vsicule. Quand le bois brle, cela se
sent. Et notre mdecin comprit rapidement que ce
ntait pas le corps de la servante qui tait affect mais
son cur.
Mais, quel que soit le moyen par lequel on tente de
dcrire ltat dun amoureux, on se trouve aussi dmuni
quun muet. Oui ! notre langue est fort habile faire des
commentaires mais lamour sans commentaires est
encore plus beau. Dans son ambition de dcrire
lamour, la raison se trouve comme un ne, allong de
tout son long dans la boue. Car le tmoin du soleil, cest
le soleil lui-mme.
Le vieux sage demanda au sultan de faire sortir tous
Ies occupants du palais, trangers et amis.
<< Je veux, dit-il, que personne ne puisse couter aux
portes car jai des questions poser la malade. B
La servante et le vieillard se retrouvrent donc seuls
dans le palais du sultan. Le vieil homme commena
linterroger avec beaucoup de douceur :
<< Do viens-tu? Tu nes pas sans savoir que chaque
rgion a des mthodes curatives qui lui sont propres. Y
a-t-il dans ton pays des parents qui te restent? Des
voisins, des gens que tu aimes? >>
Et, tout en lui posant des questions sur son pass, il
continuait lui tter le pouls.
Si quelquun sest mis une pine dans le pied, il le
pose sur son genou et tente de lter par tous les
moyens. Si une pine dans le pied cause tant de
souffrance, que dire dune pine dans le cur! Si une
pine vient se planter sous la queue dun ne, celui-ci se
met braire en croyant que ses cris vont ter lpine
alors que ce quil lui faut, cest un homme intelligent qui
le soulage.
Ainsi, notre talentueux mdecin prtait grande atten-
tion au pouls de la malade chacune des questions quil
lui posait. I1 lui demanda quelles taient les villes o elle
avait sjourn en quittant son pays, quelles taient les
personnes avec qui elle vivait et prenait ses repas. Le
18 Le Mesnevi
pouls resta inchang jusquau moment o il mentionna
la ville de Samarcande. I1 constata une soudaine accl-
ration. Les joues de la malade, qui jusqualors taient
fort ples, se mirent rosir. La servante lui rvla alors
que la cause de ses tourments tait un bijoutier de
Samarcande qui habitait son quartier lorsquelle avait
sjourn dans cette ville.
Le mdecin lui dit alors :
4< Ne tinquite plus, jai compris la raison de ta
maladie et jai ce quil faut pour te gurir. Que ton cur
malade redevienne joyeux ! Mais ne rvle personne
ton secret, pas mme au sultan. B
Puis il alla rejoindre le sultan, lui exposa la situation
et lui dit :
4< I1 faut que nous fassions venir cette personne, que
tu linvites personnellement. Nul doute quil ne soit ravi
dune telle invitation, surtout si tu lui fais parvenir en
prsent des vtements dcors dor et dargent. B
Le sultan sempressa denvoyer quelques-uns de ses
serviteurs en messagers auprs du bijoutier de Samar-
cande. Lorsquils parvinrent destination, ils allrent
voir e! bijoutier et lui dirent :
* O homme de talent ! Ton nom est clbre partout !
E t notre sultan dsire te confier le poste de bijoutier de
son palais. I1 tenvoie des vtements, de lor et de
Iargent. Si tu viens, tu seras son protg. B
A la vue des prsents qui lui taient faits, le bijoutier,
sans lombre dune hsitation, prit le chemin du palais,
le cur rempli de joie. I1 quitta son pays, abandonnant
ses enfants et sa famille, rvant de richesses. Mais lange
de la mort lui disait loreille :
a Va ! Peut-tre crois-tu pouvoir emporter ce dont tu
rves dans lau-del ! >>
A son arrive, le bijoutier fut introduit auprs du
sultan. Celui-ci lui fit beaucoup dhonneur et lui confia
la garde de tous ses trsors. Le vieux mdecin demanda
alors au sultan dunir le bijoutier la belle servante afin
que le feu de sa nostalgie steigne par le jus de lunion.
Contes soufis 19
Durant six mois, le bijoutier et la belle servante
vcurent dans le plaisir et dans la joie. La malade
gurissait e t embellissait chaque jour.
Un jour, le mdecin prpara une dcoction pour que
le bijoutier devienne malade. Et, sous leffet de sa
maladie, ce dernier perdit toute sa beaut. Ses joues se
ternirent et le cur de la belle servante se refroidit son
gard. Son amour pour lui samenuisa ainsi jusqu
disparatre compltement.
Quand lamour tient aux couleurs ou aux parfums, ce
nest pas de lamour, cest une honte. Ses plus belles
plumes, pour le paon, sont des ennemies. Le renard qui
va librement perd la vie cause de sa queue. Llphant
perd la sienne pour un peu divoire.
Le bijoutier disait :
<< Un chasseur a fait couler mon sang, comme si jtais
une gazelle et quil voulait prendre mon musc. Que celui
qui a fait cela ne croie pas que je resterai sans me
venger. B
I1 rendit lme et la servante fut dlivre des tour-
ments de lamour. Mais lamour de lphmre nest pas
lamour.

Le prdicateur

I1 y avait un prdicateur qui, chaque fois quil se mettait


prier, ne manquait pas de louer les bandits et de leur
souhaiter tout le bonheur possible. I1 levait les mains au
ciel en disant :
a O Seigneur! Offre ta misricorde aux calomnia-
teurs, aux rvolts, aux curs endurcis, ceux qui se
moquent des gens de bien et aux idoltres! B
I1 terminait ainsi sa harangue, sans souhaiter le
20 Le Mesnevi
moindre bien aux hommes justes et purs. Un jour, ses
auditeurs lui dirent :
<< Ce nest gure la coutume de prier ainsi! Tous ces
bons vux adresss aux mauvaises gens ne seront pas
exaucs. B
Mais, lui, rpliqua :
<< Je dois beaucoup ces gens dont vous parlez et cest
la raison pour laquelle je prie pour eux. Ils mont tant
tortur et tant caus de tort quils mont guid vers le
bien. Chaque fois que jai t attir par les choses de
ce monde, ils mont frapp. Et cest cause de tous
ces mauvais traitements que je me suis tourn vers la
foi. B

Abandonner la colre

Un jour, quelquun demanda Jsus :


4< O prophte ! Quelle est la chose la plus terrible en
ce monde? B
Jsus rpondit :
<< Cest la colre de Dieu car mme lenfer craint cette
colre! >>
Celui qui avait pos la question dit alors :
<< Existe-t-il un moyen de se prserver de la colre de
Dieu? B
Jsus rpondit :
<< Oui! 11 faut abandonner ta propre colre! Car les
hommes mauvais sont comme des puits de colre. Cest
ainsi quils deviennent des dragons sauvages. >>
I1 est impossible que ce monde ne connaisse pas les
attributs contraires. Ce qui est important, cest de se
protger des dviations. Dans ce bas monde, lurine
Contes soufis 21
existe. Et lurine ne pourra pas devenir eau pure sans
changer dattributs.

Laguicheuse

Un jour, un soufi rentra chez lui limproviste. Or, sa


femme recevait un tranger, tentant de laguicher.
Le soufi frappa la porte. Ce ntait gure dans ses
habitudes dabandonner sa boutique et de rentrer si tt
la maison, mais, pris dun pressentiment, il avait
dcid de rentrer ce jour-l par surprise. La femme,
elle, tait bien certaine que son mari ne reviendrait pas
de sitt. Dieu met un voile sur tes pchs afin quun jour
tu en aies honte. Mais qui peut dire jusqu quand dure
ce privilge ?
Dans la demeure du soufi, il ny avait dautre issue
que la porte principale et pas de cachette. I1 ny avait
mme pas une couverture sous laquelle ltranger aurait
pu se cacher. En dsespoir de cause, la femme revtit
alors ltranger dun voile pour le dguiser en femme.
Puis elle ouvrit la porte.
Ltranger, dans son dguisement, ressemblait un
chameau dans un escalier. Le soufi demanda sa femme :
<< Qui est cette personne au visage voil ? >>
La femme rpondit :
<< Cest une femme connue dans cette ville pour sa
pit et sa richesse.
- Y a-t-il un service que nous puissions lui rendre ? w
demanda le soufi.
La femme dit :
<< Elle veut devenir notre parente. Elle a un caractre
noble et pur. Elle venait voir notre fille. Malheureuse-
ment, cette dernire est lcole. Mais cette dame me
22 Le Mesnevi
la dit : Quelle soit belle ou non, je veux lavoir pour
belle-fille! car elle a un fils incomparable par sa
beaut, son intelligence et son caractre. P
Le soufi dit alors :
a Nous sommes des gens pauvres et cette femme est
riche. Un pareil mariage serait comme une porte faite
moiti de bois et moiti divoire. Or, un vtement fait
pour moiti de soie et pour moiti de drap fait honte
celui qui le porte.
- Cest justement ce que je viens de lui expliquer, dit
la femme, mais elle ma rpondu quelle ne sintressait
ni aux biens ni la noblesse. Elle na gure lambition
daccumuler des biens dans ce bas monde. Tout ce
quelle souhaite, cest avoir affaire aux honntes gens ! >>
Le soufi invoqua dautres arguments, mais sa femme
affirma les avoir dj noncs sa visiteuse. A len
croire, cette dame ne prenait pas leur pauvret en
compte, bien que celle-ci ft extrme. Pour finir, elie dit
son mari :
u Ce quelle recherche en nous, cest lhonntet. >>
Le soufi dit encore :
u Ne voit-elle pas notre maison, si petite quon ne
saurait y cacher une aiguille ? En ce qui concerne notre
dignit et notre honntet, il est impossible de les cacher
car tout le monde est au courant. Elle doit donc deviner
que notre fille na pas de dot ! >>
Je te raconte cette histoire pour que tu cesses
dargumenter. Car nous connaissons tes activits hon-
teuses. Ta croyance et ta foi ressemblent sy mpren-
dre aux discours de cette femme. Tu es un menteur et un
tratre comme la femme de ce soufi. Tu as honte mme
auprs des gens qui nont pas le visage propre. Pourquoi
naurais-tu pas honte, pour une fois, devant Dieu?
Contes soufis 23

L a chaudire de ce monde

Les dsirs de ce monde sont comme une chaudire et les


craintes dici-bas sont comme un hammam. Les hommes
pieux vivent au-dessus de la chaudire dans le dnue-
ment et dans la joie. Les riches sont ceux qui apportent
des excrments pour nourrir le feu de la chaudire, afin
que le hammam reste bien chaud. Dieu leur a donn
lavidit.
Mais toi, abandonne la chaudire et rentre dans le
hammam. On reconnat ceux du hammam leur visage
qui est pur. Mais la poussire, la fume et la salet sont
les signes de ceux qui prfrent la chaudire.
Si tu ny vois pas assez bien pour les reconnatre leur
visage, reconnais-les lodeur. Ceux qui travaillent la
chaudire se disent : G Aujourdhui, jai apport vingt
sacs de bouse de vache pour alimenter la chaudire. D
Ces excrments alimentent un feu destin lhomme
pur et lor est comme ces excrments.
Celui qui passe sa vie dans la chaudire ne connat
rien lodeur du musc. Et sil la sent, par hasard, il en
devient malade.

Les crottes

Un jour, au milieu du march aux parfums, un homme


tomba vanoui. I1 navait plus de force dans les jambes.
Sa tte tournait, incommod quil tait par lodeur de
lencens brl par les marchands.
Les gens se runirent autour de lui pour lui venir en
24 Le Mesnevi
aide. Certains lui massaient le cur et dautres les bras.
Dautres encore lui versaient de leau de rose sur le
visage, ignorant que ctait cette mme eau qui lavait
mis dans cet tat.
Dautres essayaient de lui enlever ses vtements pour
le faire respirer. Dautres lui prenaient le pouls. I1 y en
avait qui diagnostiquaient un abus de boisson, dautres
un excs de haschisch. Finalement, personne ne trouva
de remde.
Or, le frre de cet homme tait tanneur. Ds quil eut
appris ce qui arrivait son frre, il courut au march, en
ramassant sur son chemin toutes les crottes de chien
quil put trouver. Arriv sur le lieu du drame, il fendit la
foule en disant :
<< Je sais la cause de son mal ! D
La cause de toutes les maladies est dans la rupture des
habitudes. Et le remde consiste retrouver ces habi-
tudes. Cest pour cela quexiste 1Ayet qui dit : << La
salet a t cre pour les sales ! >>
Donc, le tanneur, en cachant bien son mdicament,
parvint jusqu son frre et, se penchant vers lui comme
pour lui dire un secret loreille, lui posa la main sur le
nez. En respirant lodeur de cette main, lhomme reprit
aussitt connaissance et les gens alentour, souponnant
quelque magie, se dirent :
<< Cet homme a un souffle puissant. Na-t-il pas russi
rveiller un mort ? B

Voil. Toute personne qui ne sera pas convaincue par


le musc de ces conseils sera certainement convaincue
par les mauvaises odeurs. Un ver qui est n dans
lexcrment ne changera pas de nature en tombant dans
iambre.
Contes soufis 25

La terre et le sucre

Il y avait un homme qui avait pris lhabitude de manger


de la terre. Un jour, il rentra dans une picerie pour
acheter du sucre.
Lpicier, qui tait un malhonnte homme, utilisait
des morceaux de terre pour peser. I1 dit notre
homme :
<< Ce sucre est le meilleur de la ville, mais je me sers
de terre pour le peser. >>
Lautre rpondit :
<< Ce dont jai besoin, cest de sucre. Peu mimporte
que les poids de ta balance soient en terre ou en fer ! >>
Et en lui-mme, il pensa :
<< Pour un mangeur de terre, on ne pouvait mieux
tomber. >>
Lpicier se mit donc dcouper le sucre et lhomme
en profita pour manger la terre. Lpicier remarqua son
mange mais se garda bien de rien dire car il pensait :
<< Cet idiot se fait du tort lui-mme. I1 craint dtre
surpris, mais moi je nai quun souhait : quil mange le
plus de terre possible. I1 comprendra quand il verra le
peu de sucre qui restera sur la balance ! >>
Tu prends un grand plaisir commettre ladultre par
les yeux, mais tu ne te rends pas compte que, ce faisant,
tu dvores ta propre chair.
26 Le Mesnevi

Lor du bois

Un derviche vit un jour en rve une assemble de


matres, tous disciples du prophte Elie. I1 leur
demanda :
<< O puis-je acqurir des biens sans quil men cote
rien? B
Les matres lemmenrent alors dans la montagne et
ils secouirent les branches des arbres pour en faire
tomber les fruits. Puis, ils dirent :
<< Dieu a voulu que notre sagesse rende ces fruits, qui
taient amers, propres la consommation. Manges-en.
Il sagit bien l dune acquisition sans contrepartie. D En
mangeant ces fruits, le derviche y puisa une telle
substpce qu son rveil il tomba dans ladmiration.
O Seigneur ! dit-il, offre-moi moi aussi une faveur
secrte. >>
Et, linstant mme, la parole lui fut retire et son
cur fut purifi.
<< Quand bien mme il ny aurait dautre faveur au
paradis, pensa-t-il, celle-ci me suffit et je nen veux
point dautre. >>
Or, il lui restait deux pices dor quil avait cousues
sur son vtement. I1 se dit :
<< Je nen ai plus besoin puisque, dsormais, jai une
nourriture spciale. N
E t il donna ces deux pices un pauvre bcheron en
pensant que cette aumne lui permettrait de subsister
quelque temps. Mais le bcheron, clair par la lumire
divine, avait lu dans ses penses et lui dit :
u Comment peux-tu esprer trouver ta subsistance si
ce nest pas Dieu qui te la procure? B
Le derviche ne comprit pas exactement ce que voulait
dire le bcheron mais son cur fut attrist par ces
reproches. Le bcheron sapprocha de lui et dposa
Contes soufis 27
terreJe tas de bois quil portait sur lpaule. Puis, il dit :
a O Seigneur! Au nom de tes serviteurs dont tu
exauces les souhaits, transforme ce bois en or! B
Et, linstant mme, le derviche vit toutes les bches
briller comme le soleil. Il tomba terre sans connais-
sance.
Qnand il revint lui, le bcheron dit :
u O Seigneur! Au nom de ceux qui ternissent ta
renomme, au nom de ceux qui peinent, transforme cet
or en bois! B
Et lor revint ltat de bois. Le bcheron remit le
fagot sur son paule et prit le chemin de la ville. Le
derviche voulut courir derrire lui pour avoir lexplica-
tion de ce mystre mais son tat dmerveillement ainsi
que sa crainte devant la stature du bcheron len
dissuadrent.
Ne fais pas partie de ces sots qui font demi-tour une
fois quils ont acquis lintimit avec le sultan !

Le perroquet

Un picier possdait un perroquet dont la voix tait


agrable et le langage amusant. Non seulement il
gardait la boutique mais il distrayait la clientle de son
verbiage. Car il parlait comme un tre humain et savait
chanter ... comme un perroquet.
Un jour, lpicier le laissa dans la boutique et sen fut
chez lui. Soudain, le chat de lpicier aperut une souris
et se lana brusquement sa poursuite. Le perroquet
eut si peur quil en perdit la raison. I1 se mit voler de
tous cts et finit par renverser une bouteille dhuile de
rose.
28 Le Mesnevi
A son retour, lpicier, constatant le dsordre qui
rgnait dans sa boutique et voyant la bouteille brise,
fut pris dune grande colre. Comprenant que son
perroquet tait la cause de tout ceci, il lui assena
quelques bons coups sur la tte, lui faisant perdre de
nombreuses plumes. A la suite de cet incident, le
perroquet cessa brusquement de parler.
Lpicier fut alors pris dun grand regret. I1 arracha
ses cheveux et sa barbe. I1 offrit des aumnes aux
pauvres afin que son perroquet recouvre la parole. Ses
larmes ne cessrent de couler durant trois jours et trois
nuits. I1 se lamentait en disant :
<< Un nuage est venu obscurcir le soleil de ma
subsistance. >>
Le troisime jour, entra dans la boutique un homme
chauve dont le crne luisait comme un bol. En le
voyant, le perroquet scria :
<< O pauvre malheureux ! pauvre tte blesse ! Do te
vient cette calvitie? Tu as lair triste comme si tu avais
renvers une bouteille dhuile de rose ! >>
E t toute la clientle de sesclaffer.
Deux roseaux se nourrissent de la mme eau, mais
lun deux est canne sucre et lautre est vide.
Deux insectes se nourrissent de la mme fleur, mais
lun deux produit le miel et lautre le poison.
Ceux qui ne reconnaissent pas les hommes de Dieu
disent : << Ce sont des hommes comme nous : ils man-
gent et dorment tout comme nous. >>
Mais leau douce et leau amre, bien quayant mme
apparence, sont bien diffrentes pour qui les a gotes.
Contes soufis 29

Le puits du lion

Les animaux vivaient tous dans la crainte du lion. Les


grandes forts et les vastes prairies leur paraissaient
comme trop petites. Ils se concertrent et allrent
rendre visite au lion. Ils lui dirent :
<< Cesse de nous pourchasser. Chaque jour, lun de
nous se sacrifiera pour devenir ta nourriture. Ainsi,
lherbe que nous mangeons et leau que nous buvons
nauront plus cette amertume que nous leur trouvons. >>
Le lion rpondit :
<< Si ceci nest pas une ruse de votre part et si vous
tenez cette promesse, alors ceci me convient parfaite-
ment. Je ne connais que trop les ruses des hommes et le
prophte a dit : Le fidle ne rpte pas la mme
erreurpeux fois.
- O Sage ! dirent les animaux, il est vain de vouloir
se protger contre le destin. Ne sors pas tes griffes
contre lui. Prends patience et soumets-toi aux dcisions
de Dieu afin quil te protge !
- Ce que vous dites est juste, dit le lion, mais il vaut
mieux travailler que prendre patience car le prophte a
dit : I1 est prfrable dattacher son chameau! >>
Les animaux :
<< Les cratures travaillent pour le boucher. I1 ny a
rien de mieux que la soumission. Regarde le nourrisson ;
pour lui, ses pieds et ses mains nexistent pas car ce sont
les paules de son pre qui le portent. Mais quand il
grandit, cest la vigueur de ses pieds qui loblige se
donner la peine de marcher.
- Cest vrai, reconnut le lion, mais pourquoi boiter
quand nous avons des pieds ? Si le matre de maison tend
la hache son serviteur, celui-ci comprend ce quil doit
faire. De la mme manire, Dieu nous a pourvu de mains
et de pieds. Se soumettre avant de parvenir ses cts me
30 Le Mesnevi
parat une mauvaise chose. Car dormir nest profitable
qu lombre dun arbre fruitier. Ainsi le vent fait tomber
les fruits qui sont ncessaires. Dormir au milieu dun
chemin o passent les bandits est dangereux. La patience
na de valeur quune fois que lon a sem la graine. B
Les animaux rpondirent :
* Depuis lternit, des milliers dhommes chouent
dans leurs entreprises car si une chose nest pas dcide
dans iternit, elle ne peut pas se raliser. Aucune
prcaution nest utile si Dieu na pas donn son accord.
Travailler et acqurir des biens ne doit pas tre un souci
pour les cratures. s
Ainsi, chacune des parties dveloppa ses ides par
maints arguments mais, finalement, le renard, la gazelle,
le lapin et le chacal russirent convaincre le lion.
Donc, chaque jour, un animal se prsentait au lion et
celui-ci navait plus se proccuper de la chasse. Les
animaux, sans quil soit besoin de les contraindre,
respectaient leur engagement.
Quand vint le tour du lapin, celui-ci se mit se
lamenter. Les autres animaux lui dirent :
<< Tous les autres ont tenu parole. A ton tour. Rends-
toi au plus vite devant le lion et nessaie pas de ruser
avec lui. B
LeAlapinleur dit :
<< O mes amis ! Donnez-moi un peu de temps afin que
mes ruses vous librent de ce joug. Ceci vous restera
acquis, vous et vos enfants.
- Dis-nous quelle est ta ruse, dirent les animaux.
- Cest une ruse ! dit le lapin, quand on parle devant
un miroir, la bue trouble le reflet. >>
Ainsi le lapin ne se pressa pas pour aller au-devant du
lion. Pendant ce temps, le lion rugissait, plein dimpa-
tience et de colre. I1 se disait :
u Ils mont abus de leurs promesses! Pour les avoir
couts, me voici sur le chemin de la ruine. Me voici
bless par une pe de bois. Mais, compter daujour-
dhui. je ne les couterai plus. >P
Contes soufis 31
A la nuit tombante, le lapin se rendit chez le lion.
Quand il le vit arriver, le lion, sous lemprise de la
colre, tait comme une boule de feu. Sans montrer de
crainte, le lapin sapprocha de lui, lair amer et contra-
ri. Car des manires timides vous font souponner de
culpabilit. Le lion lui dit :
u Jai dj renvers les bufs et les lphants. Com-
ment se peut-il quun lapin ose me narguer? >>
Le lapin lui dit :
<< Permets-moi de mexpliquer : jai eu bien des
difficults pour parvenir jusquici. Je suis parti ds
iaube pour te rejoindre. Jtais mme parti avec un
ami. Mais, sur le chemin, nous avons t pris en chasse
par un autre lion. Nous lui avons dit : Nous sommes
les serviteurs dun sultan. Mais lui a rugi : Qui est
ce sultan? Peut-il y avoir dautre sultan que moi?
Nous lavons suppli longtemps et, finalement, il a
gard mon ami, qui tait plus beau et plus gras que
moi. Voici que dsormais un autre lion sest mis en
travers de nos arrangements. Si tu souhaites que nous
tenions nos promesses, il te faut nous dgager la route
et dtruire cet ennemi, car il na aucune crainte de
toi.
- O est-il? fit le lion. Vas-y! Montre-moi le
chemin! N
Le lapin conduisit le lion vers un puits quil avait
repr auparavant. Quand ils arrivrent aux abords du
puits, le lapin resta en arrire. Le lion lui dit :
M Pourquoi tarrtes-tu? Passe devant !
- Jai peur ! dit le lapin. Vois comme mon visage a
blmi !
- De quoi as-tu peur? N demanda le lion.
Le lapin rpondit :
u Lautre lion habite dans ce puits!
- Avance, dit le lion. Jette juste un coup dil pour
vrifier sil est bien l !
- Je noserai jamais, dit le lapin, si je ne suis pas
protg par tes bras. N
32 Le Mesnevi
Le lion serra donc le lapin contre lui et regarda dans le
puits. 11vit son reflet et celui du lapin. Prenant ce reflet
pour un autre lion et un autre lapin, il laissa le lapin de
ct et se jeta dans le puits.
Voici le sort de ceux qui coutent les paroles de leurs
ennemis. Le lion a pris son reflet pour un ennemi et a
dgain contre lui-mme lpe de la mort.

Salomon et Azral

De bon matin, un homme vint se prsenter au palais du


prophte Salomon, le visage blme et les lvres bleuies.
Salomon lui demanda :
4< Pourquoi es-tu dans cet tat ? B
Et lhomme lui rpondit :
4< Azral, lange de la mort, ma jet un regard
impressionnant, plein de colre. Je ten supplie, com-
mande au vent de memporter en Inde pour le salut de
mon corps et de mon me! >>
Salomon commanda donc au vent de faire ce que
lhomme lui demandait. Et, le lendemain, le prophte
demanda Azral :
<< Pourquoi as-tu jet un regard si inquitant cet
homme qui est un fidle ? Tu lui as fait si peur quil en a
quitt sa patrie. B
Azral rpondit :
<< I1 a mal interprt ce regard. Je ne lai pas regard
avec colre, mais avec tonnement. En effet, Dieu
mavait ordonn daller prendre sa vie en Inde et je me
suis dit : Comment pourrait-il, moins davoir des
ailes, se rendre en Inde? B
Contes soufis 33
Qui fuis-tu ? Toi-mme ? Cest l chose impossible. I1
vaut mieux placer sa confiance en la vrit.

Le moustique

Tu ressembles un moustique qui se prend pour


quelquun dimportant. Voyant un ftu de paille flottant
sur une flaque durine dne, il lve la tte et se dit :
<< Voil longtemps que je rve de locan et dun
vaisseau. Les voici ! >>
Cette flaque de purin lui parat profonde et sans
limites car son univers a la taille de ses yeux. De tels
yeux ne voient que de tels ocans. Soudain, le vent
dplace lgrement le ftu de paille et notre moustique
de sexclamer :
<< Quel grand capitaine je suis ! >>
Si le moustique connaissait ses limites, il serait
semblable au faucon. Mais les moustiques nont pas le
regard du faucon.

Les oiseaux

Le prophte Salomon avait tous les oiseaux pour


serviteurs. Comme il entendait leur langage, une amiti
stait noue entre eux. I1 existe ainsi des Indiens et des
Turcs qui, bien que parlant des langues diffrentes,
deviennent amis. I1 existe aussi des Turcs qui parlent la
mme langue et deviennent trangers lun lautre.
34 Le Mesnevi
Cest la langue du cur qui compte et il vaut mieux
saccorder par cette langue-l que par la parole.
Donc, un jour, tous les oiseaux se mirent numrer
leurs vertus et leur science au prophte. Ils nagissaient
pas ainsi par prtention mais seulement pour se prsen-
ter lui car un serviteur fait valoir son matre les
qualits quil peut apporter son service. Quand un
esclave est mcontent de son acqureur, il fait semblant
dtre malade.
Quand vint le tour de la huppe, elle se prsenta en ces
termes :
<< Moi, en regardant du haut du ciel, je peux deviner
lemplacement des ruisseaux souterrains. Je peux prci-
ser la couleur de cette eau et limportance de son dbit.
Une telle facult peut tre prcieuse pour ton arme. O
sultan, offre-moi tes faveurs ! >>
Sanomon dit alors :
<< O amie! Cest vrai que leau est importante pour
mes soldats. Tu seras donc charge de pourvoir en eau
mon arme ! B
Le corbeau, qui tait jaloux de la huppe, prit alors la
parole :
<< I1 est honteux de soutenir pareille extravagance
devant le sultan! Si la huppe avait vraiment le don
quelle prtend avoir, elle verrait alors les piges que les
hommes lui tendent sur la terre. Or, il nen est rien et
plus dune huppe est alle habiter les cages que les
hommes fabriquent pour elles. B
Salomon se retourna vers la huppe :
M Cest vrai, huppe ! Ces paroles sappliquent bien
toi. Pourquoi oses-tu mentir en ma prsence? B
LaAhuppede rpondre :
<< O mon sultan ! Ne me fais pas honte ! Ncoute pas
la parole de mes ennemis. Si jai menti, alors tranche
mon cou de ton pe. Le corbeau est celui qui nie le
destin. Quand les circonstances ne masquent pas lil de
mon intelligence, je vois fort bien les piges qui me sont
tendus. Mais, parfois un incident vient endormir la
Contes soufis 35
science et lintelligence. I1 obscurcit mme le soleil et la
lune. B

La cage

Un commerant possdait un perroquet plein de dons.


Un jour, il dcida de partir en Inde et demanda chacun
quel cadeau il dsirait quon lui rapporte du voyage.
Quand il posa cette question au perroquet, celui-ci
rpondit :
<< En Inde, il y a beaucoup de perroquets. Va les voir
pour moi. Dcris-leur ma situation, cette cage. Dis-
leur : Mon perroquet pense vous, plein de nostalgie.
I1 vous salue. Est-il juste quil soit prisonnier alors que
vous volez dans le jardin de roses? I1 vous demande de
penser lui quand vous voletez, joyeux, entre les
fleurs. B
En arrivant en Inde, le commerant se rendit en un
lieu o il y avait des perroquets. Mais, comme il leur
transmettait les salutations de son propre perroquet,
lun des oiseaux tomba terre, sans vie. Le commerant
en fut trs tonn et se dit :
<< Cela est bien trange. Jai caus la mort dun
perroquet. Je naurais pas d transmettre ce message. B
Puis, quand il eut fini ses achats, il rentra chez lui, Ie
cur plein de joie. I1 distribua les cadeaux promis ses
serviteurs et ses femmes. Le perroquet lui demanda :
<< Raconte-moi ce que tu as vu afin que je sois joyeux
moi ausi. D
A ces mots, le commerant se mit se lamenter et
exprimer ses regrets.
<< Dis-moi ce qui sest pass, insista loiseau. Do te
vient ce chagrin? >>
36 Le Mesnevi
Le commerant rpondit :
<< Lorsque jai transmis tes paroles tes amis, lun
deux est tomb terre, sans vie. Cest pour cela que je
suis triste. >>
A cet instant, le perroquet du commerant tomba lui
aussi dans sa cage, inanim. Le commerant, plein de
tristese, scria :
<< O mon perroquet au langage suave ! 6 mon ami !
Que sest-il donc pass? Tu tais un oiseau tel que
Salomon nen avait jamais connu de semblable. Jai
perdu mon trsor ! >>
Aprs avoir longtemps pleur, le commerant ouvrit
la cage et jeta le perroquet par la fentre. Aussitt,
celui-ci senvola et alla se percher sur une branche
darbre. Le commerant, encore plus tonn, lui dit :
<< Explique-moi ce qui se passe ! >>
Le perroquet rpondit :
<< Ce perroquet que tu as vu en Inde ma expliqu le
moyen de sortir de prison. Par son exemple, il ma
donn un conseil. I1 a voulu me dire : Tu es en prison
parce que tu parles. Fais donc le mort. Adieu, mon
matre ! Maintenant je men vais. Toi aussi, un jour, tu
rejoindras ta patrie. >>
Le commerant lui dit :
<< Que Dieu te salue! Toi aussi, tu mas guid. Cette
aventure me suffit car mon esprit et mon me ont pris
leur part de ces vnements. >>

Le vieux musicien

Du temps du calife Omar, il y avait un vieux musicien


qui animait les runions des hommes de got. Par sa
belle voix, il enivrait mme le rossignol.
Contes soufis 37
Mais le temps passait et le faucon de son me se
transformait en moustique. Son dos devenait comme la
paroi dune cruche. Sa voix, qui autrefois caressait les
mes, commenait les gratter et ennuyer tout le
monde. Y a-t-il sur cette terre une belle qui nait pas
souffert de senlaidir ? Y a-t-il un plafond qui nait pas
fini par seffondrer ?
Ainsi, notre homme tomba dans le besoin et le pain
mm? vint lui manquer. Un jour, il dit :
<< O mon Seigneur ! Tu mas accord une longue vie et
combl de tes faveurs. Durant soixante-dix ans, je nai
pas cess de me rvolter contre toi, mais tu mas
toujours offert de quoi subsister. Aujourdhui, je ne
gagne plus rien et je suis ton hte. Je chanterai et
pleurerai donc pour toi. >>
I1 prit le chemin du cimetire. L, il joua de lud et
chanta, versant damres larmes. Puis le sommeil
sempara de lui et, prenant son instrument pour oreiller,
il sendormit. Son corps fut libr des vicissitudes de ce
monde. I1 tait si heureux dans son sommeil quil se
disait :
<< Ah ! Que ne puis-je rester ici ternellement ! >>
Or, ce mme instant, Omar, le calife de lIslam, fut
lui aussi pris de sommeil. I1 se dit :
<< Ce nest gure lheure de dormir mais peut-tre y a-
t-il une raison cela. >>
Alprs une voix de lInconnu sadressa lui et lui dit :
<< O Omar! Va secourir lun de mes serviteurs! Ce
pauvre est en ce moment au cimetire. Va lui donner
sept cents dinars. Et dis-lui de tr.ouver le repos du cur.
Prie-le daccepter cette somme et de revenir te voir
quand elle sera puise. >>
A son rveil, Omar mit la somme indique dans un
sac et se rendit au cimetire. Ny trouvant quun vieil
homme endormi, il se dit :
<< Dieu ma parl dun homme pur, dun lu. Ce ne
peut tre ce vieux musicien. D
Et, comme un lion en chasse, il fit plusieurs fois le
38 Le Mesnevi
tour du cimetire. Voyant quil ny avait personne
dautre que le vieillard, il se dit :
4< I1 y a des curs clairs dans les coins oublis. B
Il sapprocha du musicien et toussa pour le rveiller.
Le musicien, voyant devant lui le calife de lIslam, fut
pris de peur et se mit trembler, mais Omar lui dit :
u O vieillard ! Naie pas peur. Je tapporte une bonne
nouvelle de la part de Dieu. I1 ta considr digne de ses
faveurs. Voici quelque argent. Dpense-le et reviens me
voir. B
A ces mots, le vieil homme se mit pleurer et, jetant
son instrument terre, il le cassa en disant :
u Cest toi qui tais le voile entre Dieu et moi ! >>
Omar lui dit :
u Ce sont tes larmes qui tont rveill. I1 est bon de se
rappeler le pass. Mais pour toi dornavant, le pass et
le futur sont des voiles. Tu tes repenti de ton pass et tu
dois maintenant te repentir de ton repentir. >>

La plainte

Un jour, la femme dun pauvre bdouin dit son mari,


pleine daigreur :
Nous souffrons sans cesse de la pauvret et du
besoin. Le chagrin est notre lot tandis que le plaisir est
celui des autres. Nous navons pas deau, mais que des
larmes. La lumire du soleil est notre seul vtement et le
ciel nous sert ddredon. I1 marrive parfois de prendre
la pleine lune pour un morceau de pain. Mme les
pauvres ont honte devant notre pauvret. Quand nous
avons des invits, jai envie de leur voler leurs vte-
ments tandis quils dorment. B
Son man lui rpondit :
Contes soufis 39
u Jusqu quand vas-tu continuer te plaindre? Plus
de la moiti de ta vie est dj coule. Les gens senss
ne se proccupent pas du besoin et de la richesse car
tous deux passent comme la rivire. Dans cet univers, il
est bien des cratures qui vivent sans se soucier de leur
subsistance. Le moustique comme llphant fait partie
de la famille de Dieu. Tout cela nest que vain souci. Tu
es ma femme et un couple doit tre assorti. Puisque moi,
je suis satisfait, pourquoi es-tu si chagrine? *
LaAfemmese mit crier :
u O toi qui prtends tre honnte! Tes idioties ne
mimpressionnent plus. Tu nes que prtention. Vas-tu
continuer longtemps encore profrer de telles insa-
nits! Regarde-toi : la prtention est une chose laide,
mais pour un pauvre, cest encore pire. Ta maison
ressemble une toile daraigne. Tant que tu continue-
ras chasser le moustique dans la toile de ta pauvret,
tu ne seras jamais admis auprs du sultan et des beys. B
Lhomme rpliqua :
u Les biens sont comme un chapeau sur la tte. Seuls
les chauves en ont besoin. Mais ceux qui ont de beaux
cheveux friss peuvent fort bien sen passer ! N
Voyant que son mari se mettait en colre, la femme se
mit pleurer car les larmes sont les meilleurs piges des
femmes. Elle commena lui parler avec modestie :
u Moi, je ne suis pas ta femme ;je ne suis que la terre
sous tes pieds. Tout cc que jai, cest--dire mon me et
mon corps, tout cela tappartient. Si jai perdu ma
patience au sujet de notre pauvret, si je me lamente, ne
crois pas que ce soit pour moi. Cest pour toi! B
Bien que dans lapparence les hommes lemportent
sur les femmes, en ralit, ce sont eux les vaincus sans
aucun doute. Cest comme pour leau et le feu, car le feu
finit toujours par vaporiser leau.
En entendant ces paroles, le mari sexcusa auprs de
sa femme et dit :
*Je renonce te contredire. Dis-moi ce que tu
veux. B
40 Le Mesnevi
La femme lui dit :
<< Un nouveau soleil vient de se lever. Cest le calife
de la ville de Bagdad. Grce lui, cette ville est devenue
un lieu de printemps. Si tu parvenais jusqu lui, peut-
tre que, toi aussi, tu deviendrais un sultan. >>
Le bdouin scria :
<< Mais, sous quel prtexte pourrais-je mintroduire
auprs du calife ? Aucune uvre dart ne peut se faire
sans outil ! >>
Sa femme lui dit :
<< Sache que les outils relvent de la prtention. I1 ny
faut que ta modestie. >>
Le bdouin dit :
I1 me faut quelque chose pour tmoigner de ma
pauvret car les paroles ne suffisent pas. >>
La femme :
<< Voici une cruche remplie de leau du puits. Cest
tout notre trsor. Prends-la et va loffrir au sultan, et dis-
lui bien que tu ne possdes rien dautre. Dis-lui encore
quil peut recevoir bien des cadeaux mais que cette eau,
par sa puret, lui apportera le rconfort de lme. >>
Le bdouin fut sduit par cette ide :
<< Un tel cadeau, personne dautre ne peut loffrir! B
Sa femme, qui ne connaissait pas la ville, ignorait que
le Tibre passait devant le palais du sultan. Le bdouin
dit sa femme :
<< Couvre cette cruche afin que le sultan rompe son
jene avec cette eau ! >>
Et, accompagn des prires de sa femme, lhomme
arriva sain et sauf dans la ville du calife. I1 y vit bien des
misreux qui recevaient les faveurs du sultan. I1 se
prsenta au palais. Les serviteurs du sultan lui demand-
rent sil avait fait un agrable voyage et le bdouin leur
expliqua quil tait fort pauvre et quil avait fait ce
voyage dans lespoir dobtenir les faveurs du sultan. On
ladmit donc dans la cour du calife et il apporta la cruche
devant ce dernier.
Quand il leut cout, le calife ordonna que lon
Contes soufis 41
remplisse sa cruche dor. I1 lui fit remettre des vte-
ments prcieux. Puis il demanda un de ses serviteurs
de lemmener au bord du Tibre et de lembarquer sur un
bateau.
<< Cet homme, dit-il, a voyag par la route du dsert.
Par la rivire, le chemin du retour sera plus court. >>
Alors quil possdait un ocan, le sultan accepta donc
quelques gouttes deau pour les changer en or.
Celui qui aperoit un petit ruisseau de locan de
vrit doit dabord casser sa cruche.

Livrogne
Un passant trouva au milieu de la nuit un ivrogne
endo!mi au pied dun mur. I1 le secoua et lui dit :
<< O ivrogne ! Quas-tu bu pour tre dans cet tat ? >>
Lautre rpondit :
<< Jai bu ce quil y avait dans cette cruche !
- Et quy avait-il dans cette cruche?
- Ce que jai bu !
- Mais cest justement cela que je te demande :
Quas-tu bu ?
- Ce quil y avait dans cette cruche !
- Ecoute ! dit le passant, lve-toi et viens avec moi !
Je temmne la prison car tu es ivre !
- Laisse-moi donc tranquille !
- Allons, lve-toi et suis-moi en prison! >>
Alors livrogne sexclama :
<< Mais enfin, si javais la force de marcher, je
retournerais chez moi ! >>
42 Le Mesnevi

Le doute
Muaviya, loncle de tous les fidles, tait dans son palais
en train de dormir. Son palais tait clos et les portes
verrouilles. I1 tait impossible quun tranger puisse y
pntrer. Cependant quelquun toucha Muaviya pour le
rveiller. Quand il ouvrit les yeux, il ne vit personne et
se dit :
* Il est impossible de pntrer dans mon palais. Qui a
pu faire cela? *
Aprs de longues recherches, il trouva quelquun qui
se dissimulait derrire une tenture. I1 lui dit :
<< Qui es-tu et comment te nomme-t-on ?
- Le peuple mappelle Satan !
- E t pourquoi mas-tu rveill ?
- Parce que cest lheure de la prire et quil faut que
tu te rendes la mosque. Noublie pas que le prophte
a dit que la prire ne devait souffrir aucun retard. >P
Muaviya lui dit :
a Cest trange que tu invoques cette raison car
jamais rien de bon nest venu de toi ! Cest comme si un
voleur venait en prtendant vouloir monter la garde !
- Autrefois, rpliqua Satan, jtais un ange et mon
me se nourrissait de mes prires. Jtais alors le
compagnon des autres anges et ceci est rest dans ma
nature. I1 mest impossible doublier le pass !
- Tu dis vrai mais il nempche que tu as barr la
route bien des sages. Tu ne peux pas tre le feu et ne
pas brler! Dieu ta fait consumeur et quiconque
tapproche est ncessairement brl. Ta prtendue
sagesse ressemble au chant des oiseaux imits par des
chasseurs.
- Ote le doute de ton cur, dit Satan, je suis une
pierre de touche pour le vrai et le faux. Je ne puis
Contes soufk 43
enlaidir ce qui est beau. Mon existence nest quun
miroir pour le beau et pour le laid. Je suis comme un
jardinier qui coupe des branches mortes. Larbre pro-
teste : Je suis innocent ! Pourquoi me dtruis-tu? Et
moi de rpondre : Ce nest pas parce que tu es tordu
mais parce que tu es dessch et sans sve ! Ta nature,
lessence de ta graine est mauvaise. Jamais tu nas t
crois avec une bonne essence. Pourtant ta nature aurait
tout eu gagner si lon tavait greff une bouture de
bonne essence !
- Tais-toi ! sexclama Muaviya, cest en vain que tu
tentes de me convaincre ! w
I1 se tourna vers Dieu et dit :
u Mon Seigneur! Ses paroles sont comme un brouil-
lard! Aide-moi! I1 est trs fort pour argumenter et je
redoute ses ruses. N
Satan dit :
u Celui qui est pris dun mauvais doute devient sourd
devant des milliers de tmoins. Ne te lamente pas
devant Dieu cause de moi. Pleure plutt devant ta
propre mchancet. Tu me maudis sans raison mais tu
ferais mieux de te regarder ! w
Muaviya de rpondre :
u Cest le mensonge qui fait natre le doute dans le
cur !
- As-tu donc un critre pour distinguer le vrai du
faux ?
- Le vrai procure la paix du cur mais le mensonge
ne touche pas le cur. Cest comme une huile quon a
mlange avec de leau : elle ne peut plus brler. Dis-
moi. Toi, lennemi de tous ceux qui veillent, pourquoi
mas-tu rveill? Rponds-moi et je saurai si tu dis
vrai! w
Satan tenta de se drober mais Muaviya le pressa de
sexpliquer et il finit par avouer :
u Je vais te dire la vrit. Je tai rveill pour que tu
ne sois pas en retard la mosque. Car si tu avais t en
retard, ton repentir aurait submerg lunivers. Les
44 Le Mesnevi
larmes auraient coul de tes yeux et le repentir de
quelquun qui fait de ses prires un plaisir est encore
plus fort que la prire. Je tai donc rveill afin que ton
repentir ne te permette pas de te rapprocher encore de
Dieu! P
Muaviya sexclama :
<< Maintenant tu dis la vrit ! Tu nes quune araigne
en qute de mouches. Et tu mas pris pour une
mouche ! >>

Traces

Un homme courait aprs un voleur. Juste au moment o


il allait sen emparer, il entendit quelquun crier :
4< A laide ! A moi ! Vite ! n
Pensant quil y avait un deuxime voleur dans les
lieux, il fit donc demi-tour pour porter secours qui
avait cri.
<< Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
- Regarde ces traces! fit lautre. Cours vite dans
cette direction !
- Bougre dimbcile! Que me dis-tu l? Javais
trouv le voleur, je le tenais presque. Si je lai laiss
schapper, cest uniquement cause de ton appel !
- Moi, je te montre ses traces et ces traces suffisent
tablir la vrit !
- Ou tu es idiot ou tu es lassoci de ce voleur. Car
tu las sauv au moment o jallais men emparer ! Pour
me montrer ses traces! >>
Contes soufis 45

La mosque
Des hypocrites se runirent et dcidrent de construire
une belle mosque pour honorer la foi. Ils en construisi-
rent donc une juste ct de celle que le prophte avait
lui-mme difie. Leur but tait en ralit de diviser la
communaut. Quand ils eurent termin le toit, la
coupole et le plafond, ils se rendirent auprs du
prophte et, sagenouillant devant lui, ils lui demand-
rent dhonorer leur nouvelle mosque de sa prsence.
<< Cette mosque, dirent-ils, a t btie afin de
devenir un lieu de paix, un lieu dabondance pour les
dmunis. Viens honorer ce lieu de ta prsence afin que
tous soient joyeux! B
Quelle merveille cet t si de telles paroles taient
vraiment sorties de leur cur !
Le prophte, qui tait comprhensif avec chacun, les
coutait avec le sourire et nos hypocrites pensaient donc
quil allait accepter, mais lui distinguait leurs faux-
semblants aussi nettement quun poil dans un bol de lait.
I1 allait pourtant se dcider y aller quand Dieu linspira
en lui disant :
<< Ils tont dit tout le contraire de ce quils pensent ! *
En effet, leur intention tait de faire venir dans cette
mosque un prdicateur de Sham. Le prophte leur
rpondit :
<Jaurais
i volontiers accept votre requte, mais
lheure est au combat et je dois partir en voyage. Quand
nous serons de retour, nous irons vous rendre visite. w
A son retour, les hypocrites lui rappelrent sa pro-
messe et Dieu dit son prophte :
<< Dmasque leur hypocrisie, dt-il en coter une
guerre! B
Le prophte dit alors aux hypocrites :
<<Ninsistezpas davantage si vous ne voulez pas
46 Le Mesnevi
que je dvoile vos secrets devant tout le monde. >>
I1 entendait montrer ainsi quil ntait pas dupe, mais
les hypocrites protestrent :
<< Que Dieu nous protge! Nous jurons que nos
intentions sont pures ! >>
Ils jurrent avec une grande insistance mais les justes
nont pas besoin de jurer.
Le prophte demanda :
<< Qui dois-je croire de vous ou de Dieu?
- Nous attestons sur le livre de Dieu que nous avons
bti cette mosque en son honneur ! >>
En dpit de ces protestations, le prophte refusa
finalement de cder.
Or lun des compagnons du prophte se prit penser :
<< Que signifie ceci? Le prophte a toujours pargn
la honte quiconque. Que veut dire cette nouvelle
faon dagir? Les prophtes ne sont-ils pas ceux qui
couvrent la honte des pcheurs ? >>
En mme temps quil pensait cela, il se repentait de
cette pense et, la tte pleine de contradictions, il finit
par sendormir.. .
I1 fit alors un rve o il vit la mosque des hypocrites
remplie de bouse de vache. Des murs de la mosque
suintait une cre fume noire qui brlait ses narines. Ils
se ryeilla alors et se mit pleurer :
<< O mon Seigneur ! Pardonne-moi ma rvolte envers
ton messager ! >>

Le chameau perdu

Au moment o la caravane est arrive pour faire tape,


tu as gar ton chameau. Tu le cherches partout.
Finalement, la caravane repart sans toi et la nuit
Contes soufis 47
tombe. Tout ton chargement est rest terre et tu
demandes chacun :
<< Avez-vous vu mon chameau? B
Tu ajoutes mme :
<< Je donnerai une rcompense qui me donnera des
nouvelles de mon chameau ! >>
Et tout le monde de se moquer de toi. Lun dit :
<< Je viens de voir un chameau roux et bien gras. I1 est
parti dans cette direction ! B
Un autre :
<< Ton chameau navait-il pas une oreille dchire ? s
Un autre :
<< Navait4 pas un tapis brod sur la selle? >>
Un autre encore :
<< Jai vu partir par l un chameau iil crev ! >>
Ainsi tout le monde te donne un signalement de ton
chameau dans lespoir de profiter de tes largesses. Sur le
chemin de la connaissance, nombreux sont ceux qui
voquent les attributs de lInconnu. Mais toi, si tu ne
sais pas o est ton chameau, tu reconnais la fausset de
tous ces indices. Tu rencontres mme des gens pour te
dire :
<< Moi aussi, jai perdu mon chameau! Cherchons
ensemble ! N
Et quand enfin vient quelquun qui te dcrit vraiment
ton chameau, ta joie ne connat pas de bornes et tu fais
de cet homme ton guide pour retrouver ton chameau.

Prires

Quatre Indiens rentrrent dans la mosque pour


se prosterner devant Dieu, le cur en paix. Mais,
soudain, le muezzin rentra lui aussi dans la mos-
48 Le Mesnevi
que et lun des Indiens laissa chapper ces mots :
<< Lappel la prire a-t-il t rcit? Sinon nous
sommes en avance !
- Tais-toi ! lui dit lautre, par tes paroles, tu as rendu
tes prires non valables !
- Tais-toi, toi aussi, fit le troisime, car tu viens de
faire la mme chose ! >>
Et le quatrime dajouter :
4< Dieu merci! Je nai pas parl moi, et mes prires
restent valables ! B
Cest une vritable bndiction que de ne soccuper
que de sa propre honte.

Peur

Aprs avoir vers beaucoup de sang, des guerriers


turcomans mirent un village au pillage. Ils capturrent
deux villageois et dcidrent de tuer lun deux. Tandis
quon le ligotait, le villageois demanda :
4< Pourquoi me tuer ainsi sans raison? >>
Les guerriers rpondirent :
a Afin deffrayer ton ami et le forcer nous rvler o
il a cach son or! >>
Le villageois sexclama :
<< Mais il est plus pauvre que moi! Tuez-le plutt et
alors, sous lemprise de la peur, je vous dirai o jai
cach mon or! B
Cest une faveur de Dieu que nous vivions aujour-
dhui plutt qu cette poque !
Contes soufis 49

Soixante-dix ans

Un vieillard se rendit chez le mdecin. Quand il lui eut


expliqu que ses facults intellectuelles dclinaient, le
mdecin rpondit :
<< Ceci provient de ton grand ge !
- Ma vision, elle aussi, saffaiblit!
- Mais, cest parce que tu es vieux!
- Jai de grandes douleurs dans le dos.
- Ce nest que leffet de la vieillesse!
- Je ne digre rien de ce que je mange.
- Si ton estomac est faible, la responsabilit en
revient ton grand ge !
- Et, quand je respire, ma poitrine est comme
oppresse.
- Cest normal ! Tu es vieux ! Et la vieillesse apporte
bien des maux ! D
Le vieillard alors se fcha :
<< Espce didiot ! Que signifient ces beaux discours?
Tu ne connais rien la science de la mdecine. Tu es
plus ignorant quun ne ! Dieu a cr un remde pour
tous les maux mais toi, tu lignores ! Est-ce ainsi que tu
as appris ton mtier? B
Le mdecin rpliqua :
<< Tu as plus de soixante-dix ans ! Cest de l aussi que
proviennent ta colre et tes propos amers ! D
50 Le Mesnevi

Cercueil

Un eFfant se lamentait devant le cercueil de son pre :


<< O mon pre ! Dsormais, ta place est sous la terre !
Mon pre bien-aim! Te voici dans une demeure si
troite, si dmuni de tout ! Ni tapis, ni coussin, ni pail-
lasse ! Pas de bougie la nuit et pas de pain le jour ! Pas de
porte, pas de toit, pas de voisins secourables ! Pas mme
lodeur dun repas ! Rien quune demeure si troite que
quiconque y perdrait la couleur de son teint ! >>
Dans lassistance, il y avait un enfant, nomm Djuha.
I1 se netourna vers son pre et lui dit :
< O
i pre ! jai limpression que cet enfant dcrit notre

maison ! B

Larc

Un guerrier, arm de la tte aux pieds, dirigeait son


cheval vers la fort. En le voyant arriver, si altier, un
chasseur prit peur. I1 prit une flche et banda son arc.
Le voyant ainsi prt tirer, le cavalier lui cria :
u Arrte ! Ne te fie pas mon apparence. La vrit est
que je suis trs faible. Quand vient lheure du combat,
je suis plus effray quune vieille femme. B
Le chasseur lui dit alors :
u Va-ten ! Heureusement que tu mas averti temps.
Sinon, jaurais tir sur toi! P
Pour beaucoup les armes sont cause de la mort.
Puisque tu es peureux, abandonne tes flches et ton pe.
Contes soufis 51

La charge

Un bdouin cheminait, mont sur un chameau charg


de bl. En route, il rencontra un homme qui lui fit mille
questions sur son pays et ses biens. Puis, il lui demanda
en quoi consistait la charge de son chameau.
Le bdouin montra les deux sacs qui pendaient de
part et dautre de la selle de sa monture :
<< Ce sac est plein de bl et celui-ci plein de sable! B
Lhomme demanda :
<< Y a-t-il une raison pour que tu fasses ainsi porter du
sable ton chameau ? >>
Le bdouin :
<< Non. Cest uniquement pour quilibrer la charge. B
Lhomme dit alors :
<< Cet t prfrable de rpartir le bl entre les deux
sacs. De cette manire, la charge de ton chameau aurait
t moins lourde.
Tu as raison ! sexclama le bdouin, tu es un homme
dont la finesse de pense est grande. Comment se fait-il
que tu ailles ainsi pied? Monte sur mon chameau et
dis-moi : pour tre si intelligent, nes-tu pas un sultan ou
un vizir ?
- Je ne suis ni vizir ni sultan, dit lhomme. Nas-tu
pas vu mes habits? N
Le bdouin insista :
<< Quelle sorte de commerce pratiques-tu? O est ton
magasin? ta maison?
- Je nai ni magasin ni maison, rpliqua lhomme.
- Combien possdes-tu de vaches et de chameaux?
- Pas un seul!
52 Le Mesnevi
- Alors, combien dargent possdes-tu? Car tu as
une intelligence telle quelle peut, comme lalchimie,
transformer le cuivre en or.
- Sur mon honneur, je nai mme pas un morceau
de pain manger. Je vais nu-pieds, en haillons, en qute
dun peu de nourriture. Tout ce que je sais, toute ma
sagesse et ma connaissance, tout cela ne mapporte que
maux de tte ! >>
Le bdouin!ui dit alors :
<< Va-ten ! Eloigne-toi de moi ! Afin que la maldic-
tion dont tu es lobjet ne retombe pas sur moi. Laisse-
moi partir de ce cte et toi, prends lautre direction. I1
vaut mieux quilibrer le bl par du sable que dtre si
savant et si infortun. Mon idiotie mest sacre. Dans
mon cur et dans mon me est la joie de la certitude ! >>

La crote des choses

Ibrahim Edhem, assis au bord de la mer, rparait un


accroc son manteau. Vint passer lmir du pays, qui
tait un admirateur fervent de ce cheikh. Lmir se prit
penser :
Voil un prince qui a abandonn son royaume.
Voil un riche qui a abandonn ses biens. Maintenant, il
souffre de son dnuement. I1 tait un sultan et le voici
maintenant qui rpare son manteau, ainsi quun mis-
reux! >>
Ibrahim Edhem avait saisi ces penses et, soudain, il
laissa tomber son aiguille la mer. Puis, il se mit
crierA:

<< O vous les poissons ! Savez-vous o se trouve mon


aiguille? >>
A cet instant, des milliers de poissons apparurent et
Contes soufis 53
chacun deux avait une aiguille dor dans sa bouche et lui
disait :
<( Prends ton aiguille, O cheikh! B

Le cheikh se retourna alors vers lmir et lui dit :


<< Quel royaume est le meilleur? Ceci nest quun
signe extrieur. Tu perdrais la raison si tu connaissais
lessence de ce royaume. De la vigne, seule une grappe
de raisin parvient en ville car on ne peut transporter la
vigne dans la cit. Surtout si cette vigne est le jardin de
roses du Bien-Aim ! Cet univers neut quune crote ! B

Le miel du vin

Quelquun accusait un cheikh en disant :


<< Ce nest quun hypocrite. I1 boit du vin en cachette.
Comment croire quun tel homme puisse aider ses
disciples ? >>
Un fidle lui dit :
<< Prends garde tes paroles. Dieu ne permet pas
davoir de telles penses au sujet des hommes saints.
Mme si ce que tu dis est vrai, ce cheikh nest pas un si
petit bassin pour que si peu de boue puisse le salir. Cest
plutt un ocan.
- Oui, reprit lautre, mais moi, je lai vu dans un tat
peu convenable. I1 ne prie pas et a un comportement
indigne dun cheikh. Si tu ne me crois pas, viens avec
moi ce soir et tu verras! on occupation, cest dtre
hypocrite le jour et de pcher la nuit ! >>
La nuit venue, ils se retrouvrent sous la fentre du
cheikh et le virent, une bouteille la main.
Lhomme cria alors :
<< O cheikh, la vrit se fait jour ! Et toi qui nous disais
que le diable mettait ses sabots dans la coupe de vin. >>
54 Le Mesnevi
Le cheikh rpondit :
Q< Ma coupe est si remplie que rien ne peut y

pntrer. N
Lhomme constata alors que la bouteille tait pleine
de miel et il fut pris de honte. Le cheikh lui dit :
Q< Avant davoir des regrets, va me chercher du vin. Je

suis malade et jen ai besoin. Dans pareil cas, les choses


ordinairement interdites deviennent licites. N
Lhomme se rendit la taverne mais dans chaque
tonneau, il ne trouva que du miel. Aucune trace de vin.
I1 demanda au tavernier o tait le vin. Quand ils eurent
constat cette trange mtamorphose, tous les buveurs
de la taverne se mirent pleurer et se rendirent auprs
du cheikh.
u O matre! tu es venu une seule fois dans notre
taverne et tout notre vin sest transform en miel ! >>
Ce monde est plein de nourriture illicite mais le fidle
ne doit pas y toucher.

La souris

Une souris sempara un jour de la bride dun chameau et


ordonna ce dernier de se mettre en marche. Le
chameau tait de nature docile et il se mit marcher. La
souris en fut remplie dorgueil.
Ils arrivrent soudain devant un petit ruisseau et la
souri? sarrta.
u O mon amie! dit le chameau, pourquoi tarrtes-
tu ? Marche, toi qui es mon guide ! >>
La souris dit :
<< Ce ruisseau me semble profond et je crains de me
noyer. B
Contes soufis 55
Le chameau :
u Je vais essayer! w
Et il savana dans leau.
u Leau nest pas profonde. Elle ne dpasse pas mes
jarrets. M
La souris lui dit :
u Ce qui tapparat comme une fourmi est pour moi
un dragon. Si leau tarrive aux jarrets, elle doit
dpasser ma tte de plusieurs centaines de mtres. B
Alors le chameau lui dit :
e Dans ce cas, cesse dtre orgueilleuse et de te
prendre pour un guide. Exerce ta fiert sur les autres
souris, mais pas sur moi !
- Je me repens ! dit la souris, au nom de Dieu, fais-
moi traverser ce ruisseau! w

Larbre du savoir
La rumeur circulait quil existait en Inde un arbre dont
le fruit dlivrait de la vieillesse et de la mort. Un sultan
dcida alors denvoyer un de ses hommes la recherche
de cette merveille.
Lhomme partit donc et, pendant des annes, il visita
maintes villes, maintes montagnes et maints plateaux.
Quand il demandait aux passants o se trouvait cet
arbre de vie, les gens souriaient en pensant quil tait
fou. Ceux qui avaient un cur pur lui disaient :
<< C e sont des racontars! Abandonne cette
recherche! w
Dautres, pour se moquer de lui, lenvoyaient vers des
forts lointaines.
Le pauvre homme natteignait jamais son but car ce
quil demandait tait impossible. I1 perdit alors lespoir
56 Le Mesnevi
et prit le chemin du retour, les larmes aux yeux.
EnAchernin,il rencontra un cheikh et lui dit :
G O cheikh, prends piti de moi car je suis dsespr !
- Pourquoi es-tu si triste?
- Mon sultan ma charg de trouver un arbre dont le
fruit est le capital de la vie. Chacun le convoite. Jai
cherch longtemps, mais en vain. Et tout le monde sest
moqu de moi. D
LeAcheikhse mit rire :
<< O cur naf et pur! Cet arbre est le savoir. Seul le
savant le comprend. On lappelle parfois arbre, parfois
soleil ou ocan ou nuage. Ses uvres sont infinies mais il
est unique. Un homme est ton pre, mais lui-mme, il
est le fils de quelquun dautre. >>

Quatre pices dor

Un homme avait donn une pice dor quatre per-


sonnes.
Le premier dit :
<< Allons vite acheter du ENGUR! >>
Lautre, qui tait arabe, dit :
<< Non ! Pas de ENGuR. Je veux de 1INEB! >>
Le troisime, qui tait grec, se rcria :
<< Jaurais prfr de ~ISTAPHIL! >>
Le quatrime, un Turc :
<< Moi, je veux de luzuM (raisin). N
Une querelle insense clata donc entre les quatre
amis. Ils se disputaient, ignorants quils taient de la
signification de ce que chacun deux dsirait. Si un
savant stait trouv l, il aurait dit :
<< Avec votre argent, vous pouvez tous satisfaire votre
envie. Pour vous, chaque mot est une source de
Contes soufis 57
querelle. Mais, pour moi, chaque mot est un guide vers
lunion. Vous voulez tous du raisin sans le savoir. B

Chair interdite

I1 tait en Inde un homme trs savant. Un jour, il vit


arriver un groupe de voyageurs. Voyant quils taient
affams, il leur dit :
<< Nul doute que vous ayez lintention de chasser pour
vous nourrir. Mais faites attention, nobles gens! Ne
chassez point le petit de llphant ! Certes, il est facile
prendre et sa chair est abondante. Mais noubliez pas sa
mre qui le surveille, car ses cris de lamentation
sentendront de loin. Gardez ce conseil comme une
boucle doreille si vous voulez viter les catastrophes ! D
Sur ces mots, il sen fut. Les voyageurs, fatigus de
leur longue route, ne tardrent pas rencontrer un
lphanteau bien gras et, oubliant les conseils quon leur
avait donns, ils se jetrent sur lui comme des loups.
I1 sen trouva un seul parmi eux pour suivre le conseil
du savant et ne pas toucher la chair de llphanteau.
Les autres, repus de viande, ne tardrent pas sendor-
mir.
Soudain, un lphant en colre se rua vers eux. I1 se
dirigea tout dabord vers le seul qui ne dormait pas. I1
huma sa bouche mais ny trouva aucune odeur accusa-
trice. Par contre, ayant constat que tous ceux qui
dormaient avaient lodeur de son petit dans leur haleine,
il les crasa sous ses pattes.
6 toi qui te nourris du fruit de la prvarication ! Tu es
en train de manger llphanteau ! Noublie pas que sa
mre viendra le venger. Car lambition, la rancune et le
58 Le Mesnevi
dsir ont une odeur aussi forte que celle de loignon. I1
te sera impossible de cacher que tu as abus du bien
dautrui.

La bouche de Mose
DieuAordonnaun jour Mose :
u O Mose ! Que ta bouche soit sans pch lorsque tu
tadresses moi pour prier !
- Mais, Seigneur ! dit Mose, je ne possde pas une
telle bouche! >>
Dieu rpondit :
a Alors, prie par la bouche de quelquun dautre. Car
il est impossible que tu commettes un pch avec une
autre bouche que la tienne ! B
Toi aussi, va! Et tche quil y ait, jour et nuit, des
bouches qui prient ta place !

lie

I1 y avait un homme qui, chaque nuit, mangeait des


friandises en invoquant le nom de Dieu. Un jour, Satan
lui dij :
a O homme sans dignit, tais-toi! Jusqu quand
rpteras-tu le nom de Dieu? Tu vois bien quil ne te
rpond pas! B
Lhomme eut le cur bris par ces paroles et ce fut
Contes soufis 59
dans cet tat desprit quil tomba dans le sommeil. I1 fit
alors un rve et vit Elie qui lui disait :
<< Pourquoi as-tu cess de rpter le nom de Dieu ? >>
Lhomme rpondit :
<< Cest parce que je nai eu aucune rponse et jai
craint quil ne mait chass de sa porte ! >>
Elie dit alors :
<< Dieu nous dit : Cest parce que jai accept ta
prire que je continue tentretenir dans cette proccu-
pation. >>
Ta crainte et ton amour sont des prtextes pour entre-
tenir ton intimit avec Dieu. Le seul fait que tu conti-
nues prier tannonce que tes prires sont acceptes.

Le citadin et le paysan

Un citadin tait lami dun paysan et, chaque anne,


durant deux ou trois mois, il lui offrait lhospitalit. Le
paysan jouissait de sa maison, de son magasin et de sa
table. Ses moindres besoins taient satisfaits avant
mme dtre exprims. Un jour, le paysan dit au
citadin :
<< O matre! Jamais tu ne mas rendu visite! Viens
chez moi avec ta femme et tes enfants car cest bientt le
printemps et, en cette saison, les roses et les arbres
fruitiers sont couverts de fleurs. Reste ainsi chez moi
pendant trois ou quatre mois afin que nous ayons aussi
loccasion de te servir. >>
Le citadin dclina linvitation mais le paysan renou-
vela cette offre huit annes durant sans que le citadin se
dplace. A chacune de ses visites, le paysan ritrait son
invitation et, chaque fois, le citadin trouvait une
60 Le Mesnevi
excuse pour se drober. Comme la cigogne, le paysan
venait faire son nid chez le citadin et celui-ci dpensait
tous ses biens pour ne pas manquer aux devoirs de
lhospitalit. Au cours de lune de ses visites, le paysan
supplia de nouveau le citadin :
<< Voil dix ans que tu me promets de venir ! Au nom
de Dieu, fais un effort cette fois-ci ! B
Le: enfants du citadin dirent leur pre :
<< O pre ! Les nuages, la lune et les ombres voyagent.
Pourquoi refuses-tu ? I1 ny a pas de contrainte entre lui
et toi. Offre-lui loccasion de rembourser la dette quil a
contracte envers toi ! B
Ctait leur mre qui les avait incits prendre ainsi la
paroie et le citadin leur dit :
<< O mes enfants! Vous avez raison mais les sages
disent quil faut se mfier de la calomnie de ceux que
lon a aids ! >>
Malgr cela, les invitations rptes du paysan fini-
rent par vaincre les rticences du citadin et, un jour,
aprs avoir fait ses prparatifs et charg lne et le buf
du ncessaire pour le voyage, il prit la route avec sa
femme et ses enfants.
Ceux-ci se disaient :
<< Nous allons manger des fruits et jouer dans les
prairies. Nous avons l-bas un ami qui nous attend. Au
retour, nous remporterons du bl et des oignons pour
lhiver. D
Mais le citadin leur dit :
<< Nallez pas si vite en besogne ! >>
Ils traversrent les plateaux pleins de joie. Le soleil
brlait leur front. La nuit, ils se guidaient grce aux
toiles. Au bout dun mois, ils parvinrent au village dans
un tat de grand puisement. Ils se renseignrent pour
trouver la maison de leur ami mais, une fois quils y
furent parvenus, celui-ci refusa de leur ouvrir sa porte.
Pendant cinq jours, ils restrent ainsi devant sa maison,
suffoqus de chaleur la journe et transis de froid la
nuit. Mais hlas, la faim conduit le lion agir comme un
Contes soufis 61
vautour et manger la charogne. Et chaque fois quil
voyait le paysan sortir de chez lui, le citadin lui disait :
<< Te souviens-tu de moi? >>
Le paysan rpondait :
u Jignore qui tu es, bon ou mauvais!
- O mon frre ! disait alors le citadin, as-tu oubli ?
Tu viens chez moi et tu manges ma table depuis des
annes! >>
Le paysan rpondait :
<< Que signifient ces paroles insenses? Je ne te
connais pas et ignore jusqu ton nom ! >>
Au bout de quelques jours, les pluies commencrent
et cette attente devint insupportable. Le citadin frappa
la porte de toutes ses forces en rclamant le matre de
maison.
<< Que veux-tu? >> lui dit ce dernier.
Le citadin lui rpondit :
<< Je renonce toutes mes prtentions et abandonne
mes illusions au sujet de notre amiti. Je ne te demande
quune chose. I1 pleut. Alors, pour cette nuit, offre-nous
un petit coin de ta maison. N
Le paysan lui dit :
<< I1 y a bien un endroit o je peux vous loger mais
cest labri o sinstalle dhabitude le gardien qui nous
protge des loups. Si tu veux remplir cet office pour
cette nuit, tu peux tinstaller l!
- Bien sr! dit le citadin. Donne-moi un arc et des
flches et je te garantis que je ne dormirai pas. I1 me
suffit que mes enfants soient protgs de la boue et de la
pluie. B
La famille sentassa donc sous labri. Le citadin, son
arc e! ses flches la main, se disait :
<< O mon Dieu! Nous mritons ce chtiment! Car
nous nous sommes lis damiti avec un indigne. Mieux
vaut tre au service dun homme de maturit que
daccepter les faveurs dun homme cruel comme celui-
ci! >>
Les moustiques et les puces lacraient sa peau mais le
62 Le Mesnevi
citadin nen avait cure, concentr uniquement sur sa
tche de gardien, tant il craignait dencourir les
reproches du paysan.
Au milieu de la nuit, alors quil tait puis, le citadin
aperut une ombre qui bougeait. I1 se dit :
<< Voici le loup! >>
Et il dcocha une flche. Lanimal, touch, tomba
terre en ptant. Immdiatement, le paysan sortit de sa
maison en criant :
<< Quelle horreur! Tu viens de tuer le petit de mon
ne !
- Mais non ! dit le citadin. Ctait un loup noir et sa
forme tait bien celle dun loup !
.- Non ! dit le paysan, je lai reconnu sa manire de
pter !
- Cest impossible, dit le citadin, il fait trop noir
pour y voir. Va te rendre compte.
- Cest inutile, dit le paysan. Pour moi, cest clair
comme le jour. Jai trop bien reconnu sa manire de
pter. Je le reconnatrais ainsi parmi vingt autres ! w
A ces mots, le citadin se mit en colre et lattrapa par
le CO! :
<< O imbcile ! Que signifie ceci ? Dans cette obscu-
rit, tu parviens reconnatre le petit de ton ne grce
au bruit de ses pets ! Mais tu ne mas pas reconnu, moi
qui suis ton ami depuis plus de dix ans!

La mare

Un jour, un faucon dit un canard :


a Viens habiter dans la prairie. Tu y connatras le
bonheur. Quitte ta mare pour venir avec moi. B
Le canard rpondit :
Contes soufis 63
u Va-ten! Pour ceux de notre espce, leau est le
chteau fort de la joie! B
Pour le canard de notre ego, Satan est comme le
faucon. Regardes-y deux fois avant de quitter ta mare !

L e secret du chien

Un jour, Medjoun se promenait avec son chien. I1 le


prenait dans ses bras et le caressait comme un amoureux
caresse sa bien-aime. Un homme qui passait par l lui
dit :
<< Medjoun! Ce que tu fais l est pure folie! Ne
sais-tu pas que la bouche dun chien est sale ? N
E t il se mit numrer tous les dfauts des chiens.
Medjoun lui dit :
G Tu nes quun idoltre des formes ! Si tu voyais avec
mes yeux, tu saurais que ce chien est le secret de Dieu et
la demeure de Leila ! B

Pauvre chacal

Un jour, un chacal tomba dans un pot de peinture.


Quand il se vit avec son pelage recouvert de peinture de
toutes les couleurs, il se dit :
4< Je suis un paon, un lu parmi les animaux! w
Et, prenant une dmarche pleine de prtention, il sen
fut rejoindre les autres chacals. Ceux-ci lui dirent :
<< O pauvre chacal ! Do te viennent cette prtention
64 Le Mesnevi
et ces manires? Es-tu devenu fou ou bien fais-tu le
pitre? >>
Ceux qui mentent et montent en chaire pour se faire
admirer du peuple voient un jour leur fiert devenir un
objet de honte. Ils nesprent que lcs flatteries du
peuple mais leur intrieur,est aussi trompeur que leur
apparence.

Lidiot

Un idiot trouva un jour une queue de mouton. Chaque


matin, il sen servait pour se graisser les moustaches.
Puis, il se rendait chez ses amis et leur disait quil
revenait dune rception o lon avait festoy et mang
des mets bien gras. Son ventre vide maudissait ses
moptaches luisantes de graisse.
O pauvre ! Si tu ntais pas si menteur, peut-tre un
homme gnreux tinviterait-il manger !
Un jour, alors que lestomac de notre idiot se
plaignait auprs de Dieu, un chat droba la queue de
mouton. Le fils de lidiot tenta de capturer lanimal,
mais en vain. De crainte de se faire rprimander par son
pre, il se mit pleurer. Puis, il se rendit en courant
lendroit o son pre se runissait avec ses amis. I1 arriva
au moment mme o son pre racontait aux autres son
repas imaginaire de la veille. I1 lui dit :
<< Papa ! Le chat a emport la queue de mouton avec
laquelle tu graisses tes moustaches chaque matin. Jai
bien tent de le poursuivre, mais je ne suis pas arriv
lattraper ! >>
A ces mots, tous ses amis clatrent de rire et ils
linvitrent un repas, bien rel cette fois-ci. Et ainsi
Contes soufis 65
notre homme, abandonnant ses prtentions, connut le
plaisir dtre sincre.

Le serpent-dragon

Un jour, un chasseur de serpents partit dans les


montagnes pour chasser. I1 cherchait capturer le plus
grand des serpents. Or, une violente tempte de neige
sabattit sur les hauteurs.
Soudain, notre chasseur tomba en arrt devant un
norme serpent. I1 cherchait un serpent mais il venait de
trouver un dragon. I1 fut dabord saisi dune grande
frayeur mais saperut bientt que le monstre tait
engourdi par le froid. I1 dcida donc de le ramener au
village afin que la population puisse ladmirer.
De retour au village, il scria :
<< Je viens de capturer un dragon ! I1 ma donn bien
du fil retordre mais je suis quand mme arriv le
tuer ! D
Le chasseur croyait vraiment le serpent mort alors quil
ntait quengourdi par le froid. La foule accourut pour
admirer le dragon tandis que le chasseur racontait les
pripties imaginaires de cette capture. La populace,
prise de curiosit, ne cessait de sattrouper et attendait
que le chasseur soulve la couverture sous laquelle il
avait dissimul lanimal. Le chasseur, lui, esprait tirer
un bon profit dun tel public, mais le temps qui scoulait
et la chaleur finirent par sortir le serpent de sa torpeur.. .
Quand la foule vit que ce serpent prtendu mort
bougeait encore, elle senfuit en criant dhorreur. Les
gens se pitinaient les uns les autres pour schapper
plus vite. Quant au serpent, il avala dun seul coup le
chasseur en lui broyant les os.
66 Le Mesnevi

Les privations transforment un serpent en ver de


terre. Labondance transforme le moustique en faucon.
Va! Laisse plutt le dragon enfoui sous la neige. Ne
lexpose pas au soleil. Mfie-toi du soleil du dsir car il
peut transformer le hibou en faucon.

Llphant

On avait parqu un lphant venant de iInde dans une


table obscure. La population, curieuse de connatre un
tel animal, se prcipita dans ltable. Comme on ny
voyait gure cause du manque de lumire, les gens se
mirent toucher lanimal. Lun deux toucha la trompe
et dit :
44 Cet animal ressemble un norme tuyau! N
Un autre toucha les oreilles :
44 On dirait plutt un grand ventail! B
Un autre, qui touchait les pattes, dit :
<4 Non! Ce quon appelle un lphant est bel et bien
une espce de colonne ! B
E t ainsi, chacun deux se mit le dcrire sa manire.
I1 est bien dommage quils naient eu une bougie pour se
mettre daccord.
Contes soufk 67

La bien-aime de lamoureux

Un amoureux rcitait des pomes damour sa bien-


aime. Des pomes, pleins de lamentations nostalgi-
ques. Sa bien-aime lui dit :
<< Si ces mots me sont destins, tu perds ton temps
puisque nous voil runis. Ce nest gure digne dun
amant que de rciter des pomes au moment de
lunion! *
Lamoureux rpondit :
<< Sans doute es-tu ici. Mais, quand tu tais absente,
jprouvais un autre plaisir. Je mabreuvais au ruisseau
de notre amour. Mon cur et mes yeux se rjouissaient.
Maintenant, je suis en face de la fontaine, mais elle est
tarie !
- En fait, dit la bien-aime, ce nest pas moi qui suis
lobjet de ton amour. Tu es amoureux dautre chose et
je ne suis que la demeure de ton bien-aim. Le vritable
bien-aim est unique et lon nespre rien dautre
lorsquon est en sa compagnie. *

Le trsor

A lpoque du prophte David, un homme adressait


Dience genre de prire :
<< O Seigneur ! Procure-moi des trsors sans que jaie
me fatiguer. Nest-ce pas toi qui mas cr, si
paresseux et si faible ? I1 est normal quon ne charge pas
de la mme manire un ne dbile et un cheval plein de
68 Le Mesnevi
vigueur. Je suis paresseux, il est vrai, mais je nen dors
pas moins sous ton ombre ! >>
I1 priait ainsi du matin au soir et ses voisins se
moquaient de lui. Certains dentre eux le rpriman-
daient et dautres le raillaient en disant :
<< Le trsor que tu appelles de tes vux nest pas loin.
Va le chercher. I1 est l-bas! >>
La clbrit de notre homme saccroissait de jour en
jour dans le pays. Or, un jour quil priait chez lui, une
vache emporte fracassa sa porte de ses cornes et
pntra dans sa demeure sans crmonie. Lhomme
sempara delle, lui lia les pieds et, sans hsiter une
seconde, il lgorgea. Puis, il se rendit en courant chez le
boucher afin que celui-ci dpce sa victime.
Sur son chemin, il croisa le propritaire de la vache.
Celui-ci lapostropha :
<< Comment as-tu os gorger ma vache? Tu mas
caus un tort considrable ! >>
Lautre rpondit :
<< Jai implor Dieu pour quil pourvoie ma subsis-
tance ! Jai pri jour et nuit et finalement ma prire a t
entendue et ma subsistance sest prsente moi. Voici
ma rponse ! >>
Le propritaire lattrapa par le col et lui assena deux
@es. Puis, il lentrana chez le prophte David en disant :
<< Espce didiot! Je vais te montrer le sens de tes
prires! >>
Lautre insistait en disant :
<< Cest pourtant vrai. Jai beaucoup pri et Dieu ma
entendu! >>
Le propritaire de la vache ameuta la population par
ses cris :
<< Venez tous admirer celui qui prtend sapproprier
mes biens par la prire ! Sil en tait vraiment ainsi, tous
les mendiants seraient riches ! >>
Les gens qui sassemblaient autour deux commenc-
rent lui donner raison.
<< Tu dis vrai! Les biens sachtent ou soffrent. Ou
Contes soufis 69
encore ils sobtiennent par hritage. Mais aucun livre ne
mentionne ce procd dacquisition. >>
Un grand bruit se fit dans la ville autour de cet
vnement. Le pauvre, quant lui, se tenait face contre
terrenet priait Dieu en ces termes :
<< O mon Dieu ! Ne me laisse pas ainsi, dans la fouie,
couvert de honte. Toi, tu sais que je nai cess de
tadresser mes prires ! >>
Enfin, on arriva chez le prophte David et le plai-
gnant prit la parole :
<< O prophte! Rends-moi justice! Ma vache est
entre chez cet imbcile et lui, il la gorge. Demande-
lui pourquoi il sest permis dagir ainsi. >>
Le prophte se retourna alors vers laccus pour lui
demannder ses explications. Celui-ci rpondit :
<< O David ! Depuis sept annes, je prie Dieu jour et
nuit. Je lui demande de pourvoir ma subsistance sans
que jaie men soucier. Ce fait est connu de tous,
mme des enfants de cette ville. Tout le monde a
entendu mes prires et chacun sest bien moqu de moi
ce sujet. Or, ce matin, alors que je priais, les yeux
remplis de larmes, voil que cette vache pntre chez
moi. Ce nest certes pas la faim qui ma pouss, mais
plutt la joie de voir mes prires exauces. Et ainsi, jai
gorg cette vache en rendant grce Dieu. >>
Le prophte David dit alors ;
<< Ce que tu me dis est insens! Car de telles
assertions ont besoin dtre tayes par des preuves
recevables devant la loi. Il mest impossible de te donner
raison et dinstaurer ainsi un prcdent. Comment peux-
tu prtendre tapproprier quoi que ce soit sans en avoir
hrit? Personne ne peut rcolter sil na sem aupara-
vant. Va ! Rembourse cet homme. Si tu nas pas largent
ncessaire, empruntes-en ! >>
Laccus se rvolta :
<< Voil que toi aussi tu te mets parler comme ce
tortionnaire ! >>
I1 se prosterna et dit :
70 Le Mesnevi
u mon Dieu, Toi qui connais tous les secrets.
Inspire le cur de David. Car les faveurs que tu mas
offertes nexistent pas dans son cur ! >>
Ces paroles et ces larmes touchrent le cur de
David. I1 sadressa alors au plaignant :
Donne-moi un jour de dlai afin que je puisse me
retirer pour mditer. Afin que Celui qui connat tous les
secrets minspire dans mes prires. D
Ainsi, David se retira-t-il en un lieu cart et ses
prires furent acceptes. Dieu lui rvla la vrit et lui
dsigna le vritable coupable.
Le lendemain, le plaignant et laccus se prsentrent
nouveau devant le prophte David. Comme le plai-
gnant ne faisait que se plaindre davantage, David lui
dit :
M Tais-toi ! Fais le muet et considre que cet homme
avait le droit de semparer de ta vache. Dieu a protg
ton secret. En change, accepte de sacrifier ta vache. N
Le plaignant soffusqua :
u Quest-ce que cest que cette justice ? Commences-
tu appliquer une nouvelle loi? Nes-tu pas renomm
pour lexcellence de ta justice ? B
Ainsi la demeure de David fut-elle transforme en un
lieu de rvolte. Le prophte dit au plaignant :
<< O homme ttu! Tais-toi et donne tout ce que tu
possdes cet homme. Je te le dis, ne sois pas ingrat ou
tu tomberas dans une situation pire encore. Et tes
mfaits seront rvls au grand jour. B
Le plaignant se prit de colre et dchira ses vte-
ments :
u Nest-ce pas plutt toi qui me tortures ! 9
David tenta, en vain, de le raisonner. Puis, il lui dit :
<< Tes enfants et ta femme deviendront les esclaves de
cet homme. *
Ceci ne fit quaugmenter la fureur du propritaire. I1
ntait dailleurs pas le seul tre indign car lassis-
tance, ignorante des secrets de linconnu, prenait fait et
cause pour le plaignant.
Contes soufis 71
Le peuple achve le supplici et adore son tortion-
naire.
Les gens dirent David :
Toi qui es llu du Misricordieux, comment peux-
tu agir ainsi? Pourquoi portes-tu un tel jugement sur cet
innocent? N
David rpondit :
<< O mes amis ! Voici venu le moment de dvoiler des
secrets qui taient rests cachs jusqu aujourdhui.
Mais, pour cela, il faut que vous maccompagniez
lextrieur de la ville. L-bas, dans la prairie, nous
trouverons un grand arbre dont les racines portent
lodeur du sang. Car cet homme qui se plaint est un
assassin. I1 a tu son matre alors quil ntait quun
esclave et il sest appropri tous ses biens. Et lhomme
quil accuse nest autre que le fils de son matre. Ce
dernier ntait quun enfant lpoque des faits que je
raconte et la sagesse de Dieu avait cach ce secret jusqu
aujourdhui. Mais cet homme est ingrat. Il na pas
remerci Dieu. I1 na pas protg les enfants de celui quil
a tu. Et voici que ce maudit, pour une vache, frappe de
nouveau le fils de son matre ! Cest de ses propres mains
quil a dchir le voile qui cachait ses pchs. Les mfaits
sont enfouis dans le secret de lme mais cest le
malfaiteur lui-mme qui les rvle au peuple, n
David, accompagn de la foule, se rendit lextrieur
de la ville. Parvenu lendroit quil avait dcrit, il dit au
plaignant :
<< Dsormais, ta femme qui tait la servante de ton
matre, tous tes enfants ns delle et de toi, tous font
partie de lhritage de cet homme. Tout ce que tu as
gagn lui appartient car tu es son esclave. Tu as voulu
que la loi soit applique eh bien, voici la loi! Tu as tu
son pre dun coup de couteau et si lon creuse ici, on
trouvera un couteau grav ton nom. B
Les gens se mirent creuser et lon trouva effective-
ment le couteau ainsi quun squelette. La foule dit alors
au pauvre :
72 Le Mesnevi
<< toi qui appelais la justice de tes vux, voici ton
heure ! >>
Celui qui porte plainte pour une vache, cest ton ego.
I1 prtend tre le matre. Celui qui a gorg la vache,
cest ta raison. Si tu souhaites toi aussi gagner sans peine
ta subsistance, il faut gorger cette vache.

Le matre dcole

La science possde deux ailes mais lintuition nen a


quune. Chaque fois que loiseau du doute tente de
senvoler du nid de lespoir, il tombe terre car il na
quune aile : celle de lintuition.
I1 y avait une fois un matre dcole qui tait trs
exigeant avec ses lves. Ceux-ci se mirent bientt
chercher une solution pour se dbarrasser de lui. Ils se
disaient :
e Comment cela se fait-il quil ne tombe jamais
malade ? Cela nous donnerait loccasion davoir un peu
de repos. Nous serions ainsi librs de cette prison que
lcole est pour nous. N
Un des lves proposa son ide :
<< I1 faut que lun de nous dise au matre : mon
matre! je trouve que votre visage est bien ple! Vous
avez certainement de la fivre ! I1 est certain que ces
paroles auront de leffet sur lui mais il nen sera pas pour
autant convaincu. Mais, lorsquil pntrera dans la
classe, vous direz tous ensemble : Que se passe-t-il, O
matre? Que vous arrive-t-il? Quand un troisime,
puis un quatrime, puis un cinquime lui auront rpt
cette mme chose dune mine attriste, nul doute quil
sera convaincu ! >>
Contes soufis 73
Le matin suivant, tous les Ives se mirent atten-
dre leur matre afin quil tombe dans leur pige. Celui
qui avait propos lide fut le premier le saluer et
lui annoncer la mauvaise nouvelle. Le matre lui
dit :
<< Ne dis pas de choses insenses! Je ne suis pas
malade. Regagne ta place ! >>
Mais la poussire du doute stait infiltre dans son
cur. Quand tous les enfants, les uns aprs les autres, se
mirent lui rpter la mme chose, il commena
croire quil tait rellement malade.
Quand un homme marche sur un mur lev, il perd
son quilibre lorsque le doute sempare de lui.
Le mare dcida alors daller se mettre au lit. I1 fut
pris dune grande rancune envers sa femme car il se
disait :
<< Comment se fait-il quelle nait mme pas remarqu
la coilleur de mon visage? I1 semble bien quelle ne
sintresse plus moi. Peut-tre espre-t-elle en pouser
un autre. .. >>
Plein de colre, il ouvrit la porte de sa maison. Sa
femme, surprise, lui dit :
Que se passe-t-il? Pourquoi rentres-tu si tt? >>
Le matre dcole rpliqua :
<< Es-tu devenue aveugle ? Ne vois-tu pas la pleur de
mon visage ? Tout le monde sen inquite mais toi, cela
te laisse indiffrente ! Tu partages mon toit, mais tu ne
te proccupes gure de moi. B
LaAfemmelui dit :
<< O mon majtre! Tu te fais des ides. Tu nes pas
malade !
- O femme vulgaire! semporta le matre, si tu es
aveugle, ce nest certes pas ma faute ! Je suis bel et bien
malade et la douleur me torture.
- Si tu veux, lui dit sa femme, je vais tapporter un
miroir. Tu verras ainsi quelle mine tu as et si je mrite
dtre traite ainsi.
- Va-ten avec ton miroir ! Va plutt prparer mon
74 Le Mesnevi
lit car il me semble que je me sentirai mieux si je
mallonge. >P
La femme alla donc prparer son lit mais elle se dit :
u I1 fait semblant dtre malade pour mloigner de la
maison. Tout cela nest quun prtexte. N
Une fois au lit, le matre se mit se lamenter. Alors
llve qui avait eu cette ide astucieuse dit aux autres :
u Sa maison nest pas loin. Rcitons nos leons de la
voix la plus forte possible et ce bruit ne fera quaugmen-
ter ses tourments. >P
Au bout dun moment, le matre ny tint plus et alla
dire ses lves :
u Vous me donnez mal la tte. Je vous autorise
rentrer chez vous. B
Ainsi, les enfants lui souhaitrent un prompt rtablis-
sement et reprirent le chemin de leur maison, ainsi que
des oiseaux en qute de graines. Quand les mres virent
que les enfants jouaient dans les rues lheure de
lcole, elles les rprimandrent svrement. Mais les
enfants rpondirent :
u Ce nest pas notre faute. Cest par la volont de
Dieu que notre matre est tomb malade. >P
Les mres leur dirent alors :
u Nous verrons demain si vous dites la vrit. Mais,
gare vous si cest un mensonge ! D
Le lendemain, les mres des coliers allrent rendre
visite au matre et elles constatrent quil tait grave-
ment malade. Elles lui dirent :
u Mais, nous ne savions pas que vous tiez malade ! B
Le matre rpliqua :
u Moi non plus, je ne le savais pas! Ce sont vos
enfants qui men ont inform ! N
Contes soufis 75

La balance et le balai

Un jour, un homme se rendit chez le bijoutier et lui dit :


* Je voudrais peser de lor. Prte-moi ta balance. >>
Le bijoutier rpondit :
u Je suis vraiment dsol, mais je nai pas de pelle !
- Non! Non! fit lhomme, je te demande ta
balance! >>
Le bijoutier :
<< I1 ny a pas de balai dans ce magasin !
- Es-tu sourd? dit lhomme. Je te demande une
balance ! B
Le bijoutier rpondit :
* Jai bien entendu. Je ne suis pas sourd. Ne crois pas
que mes paroles soient dpourvues de sens. Je vois bien
que tu manques dexprience et quen pesant ton or, tu
vas en faire tomber quelques poussires terre. Alors,
tu me diras : Peux-tu me prter un balai afin que je
rcupre mon o r ? et quand tu auras balay, tu me
demanderas si je nai pas de pelle ! Moi, je vois la fin ds
le dbut ! Adresse-toi quelquun dautre ! >>

Le derviche de la montagne

Un derviche vivait dans la montagne avec sa solitude


pour toute compagne. Lendroit o il stait retir tait
rempli darbres fruitiers mais le derviche stait promis :
u O Seigneur! Je ne toucherai pas aux fruits de ces
arbres avant que le vent nen fasse tomber ! B
Mais, comme il avait oubli de dire : u Inch Allah ! B
76 Le Mesnevi
ce fut dur pour lui de respecter sa promesse. Cinq jours
passrent. Le feu de la faim brlait son ventre mais le
vent ne faisait tomber aucun fruit. Les branches se
courbaient sous leur poids mais le derviche prenait
patience, soucieux de tenir parole.
A un moment, le vent poussa vers lui une branche
charge des fruits les plus mrs. Cest ainsi que le destin
lui fit renier son serment. Ce fut linstant o Dieu lui tira
loreille.
I1 y avait, non loin de l, un groupe de voleurs qui
taient en train de partager leur butin. Mais des soldats,
prvenus par des espions, leur avaient tendu une
embuscade et tous furent capturs, et notre derviche
avec! On coupa la main droite et le pied gauche de
chacun dentre eux. Quand vint le tour du derviche, on
commena par lui couper la main. Mais, au moment o
on allait lui couper le pied, un cavalier scria :
4< Que faites-vous l! Celui-ci est un cheikh! Un

intime de Dieu ! Qui lui a coup la main? >>


Le bourreau, plein de tristesse, se mit lacrer ses
vtements tandis que le bey venait prsenter ses
excuses.
<< Dieu mest tmoin que jignorais cela. Pardonne-
moi! >>
Le derviche rpondit :
<< Je connais la vraie raison de ceci. Cette main est
celle avec laquelle jai rompu mon serment. Que mon
corps et mon me soient sacrifis la volont de Dieu !
Toi, tu ny es pour rien! >>
Cest ainsi que, pouss par le dsir de son estomac, le
derviche perdit sa main. Combien doiseaux ont-ils
laiss leur vie dans un pige cause de quelques
graines! Ce derviche fut surnomm << le derviche la
main tranche .
Bien des annes plus tard, un homme vint lui rendre
une visite impromptue et saperut avec stupeur quil
tait en train de tresser un panier dosier avec ses deux
mains. Le derviche dit son visiteur :
Contes soufis 77
<< Pourquoi es-tu venu sans me prvenir ? Pourquoi a-
t-il fallu que tu commettes semblable bvue? )>
Son visiteur rpondit :
<< Mon amour pour toi ma fait oublier le respect qui
ttait d. >>
Le derviche lui dit en souriant :
Garde le secret de ce que tu as vu jusqu ma
mort! B
Mais dautres personnes le virent par une fentre en
train de tresser ses paniers et son secret fut ainsi
dcouvert. Voyant cela, le derviche scria :
<< O mon Dieu! Tu es la sagesse! Jessaie de cacher
les bienfaits dont tu mas combl. Mais toi, tu les
dvoiles au grand jour ! D
Par la voix de linspiration, Dieu lui rpondit :
I1 y avait des hommes qui te prenaient pour un
menteur et croyaient que ctait pour cette raison que tu
avais t puni. Mais moi, je nai pas voulu que de tels
blasphmes se rptent et cest pourquoi les faveurs
dont je tai combl sont devenues manifestes. >)

La mute et te chameau

Une mule dit un jour un chameau :


<< O mon ami! Tu marches sans jamais trbucher.
Que ce soit la monte ou la descente et mme sur le
plat, jamais je ne te vois faire de faux pas. Alors,
comment se fait-il que, moi, je trbuche tous les deux
pas et que je tombe terre ? Ne peux-tu mapprendre
marcher comme toi? >)
Le chameau rpondit :
<< Mes yeux sont meilleurs que les tiens et, de plus,
vois ma taille; mme en un site escarp, je peux
78 Le Mesnevi
distinguer le plus lointain des obstacles sur mon chemin.
Je reconnais ainsi chaque endroit o je pose mes sabots
et cest pour cela que je ne trbuche pas. Mais toi, au
contraire, tu regardes toujours juste devant toi. B
Celui qui possde une bonne vue peut-il tre compar
un aveugle?

Cheikh
I1 tait une fois un cheikh qui tait le plus clair parmi
les homme de la terre. Le peuple le considrait comme
un prophte. Un matin, sa femme lui dit :
u Ton cur est aussi dur que le roc !Est-ce que cela fait
partie des rgles de la sagesse? Tous nos enfants sont
morts, et moi, force de pleurer, je suis devenue courbe
comme un arc. Toi, personne ne ta jamais vu pleurer.
Ny a-t-il pas de place pour la piti dans ton cur ? Nous
sommes tous attachs toi et nous te servons jour et nuit,
mais que pouvons-nous esprer de quelquun qui ne
connat pas la piti ? Quappelle-t-onun cheikh ? Cest un
vieillard dont les cheveux et la barbe sont blancs. Sache
que le vritable cheikh na pas mme un poil dexistence,
Celui qui na aucune prtention dexistence, que ses
cheveux soient noirs ou blancs, celui-l est un cheikh!
Noublie pas que Jsus a parl dans son berceau ! B
Le cheikh rpondit :
<< Tu fais erreur si tu crois quil nexiste ni piti ni
tendresse dans mon cur. Jai piti des infidles qui
risquent ienfer cause de leurs blasphmes. Lorsquun
chien me mord, je demande Dieu de lui offrir un
caractre plus doux car sil mordait quelquun dautre, il
courrait le risque dtre lapid. H
Contes soufu 79
La femme rpliqua :
<< Si vraiment tu as une telle tendresse pour luni-
vers tout entier, pourquoi ny a-t-il pas trace de larmes
dans tes yeux alors que le destin nous a repris nos
enfants? >>
Le cheikh rpondit :
<< Quils soient morts ou vivants, ils ne disparatront
jamais des yeux de mon cur. Pourquoi pleurerais-je
alors que je les vois sans cesse, l, devant moi? On ne
pleure quelquun que lorsquon est spar de lui ! B
Un autre jour, un homme nomm Behlul demanda
ce mme cheikh :
a Dis-moi comment tu te portes. Dans quel tat te
trouves-tu ? B
I1 rpondit :
a Tous les voyageurs subissent Sa volont et les
rivires coulent dans le sens quIl ordonne. La vie et la
mort vont l o I1 veut. Certains reoivent des messages
de condolances et dautres des flicitations. Personne
ne peut sourire sIl nen a donn lordre ! *
Behlul dit alors :
M Tu dis vrai et tu as cent mille fois raison. Mais
explique-moi ceci un peu plus clairement afin que
lignorant comme le savant puissent profiter de ta
sagesse. Prpare-nous un festin de mets varis afin que
chacun puisse manger ce qui lui convient ! B
Le cheikh :
N Chacun sait que rien ni personne ne peut faire quoi
que ce soit sans la volont de Dieu, mme la feuille de
larbre. Et Ses ordres sont en grand nombre et personne
nen peut faire le compte car qui pourrait compter les
feuilles dun arbre? Ce qui est infini ne peut tre
dlimit par les mots. Les dcrets de Dieu trouvent
lacceptation chez Ses cratures. Quand la crature se
soumet la dcision de Dieu, la vie et la mort lui
semblent gales. Sa vie nest pas tourne vers le gain,
mais vers Dieu. Sa mort nest pas cause par les
80 Le Mesnevi
maladies ou les preuves, mais par Dieu. Sa foi ne
sadresse pas aux houris et au paradis, mais Dieu. Elle
renonce au blasphme, non par crainte de lenfer, mais
par crainte de Dieu. Ceci est dans sa nature. Ce nest
pas une chose quelle a acquise par ses efforts ou par la
pratique de lasctisme. Elle rit seulement lorsquelle
constate que Dieu la accepte. Pour elle, le destin est
une friandise. Si un serviteur de Dieu est dune telle
nature, pourquoi dirait-il : O mon Dieu! Change ma
destine!
Cest parce quil savait que la mort de ses enfants
avait t voulue par Dieu que cette mort lui tait aussi
douce que les kudu@ (ptisserie orientale).

Aveugle

Un jour, un homme alla rendre visite un cheikh qui


tait pauvre et aveugle. I1 fut bien tonn en trouvant
chez celui-ci un exemplaire du Coran. I1 se demanda :
4< Cet homme est aveugle et il ne peut pas lire. Que
peut-il bien faire du Coran? Si je lui pose cette
question, ce sera un manque de respect. B
Or, il se trouva que le cheikh lui offrit lhospitalit
pour quelques jours. Une nuit, notre homme fut rveill
par une voix qui rcitait le Coran. Se levant, il dcouvrit
laveugle, les yeux dans son livre, rcitant le Coran. I1
lui dit :
a Comment arrives-tu lire ? Je vois ton regard qui se
dplace chaque ligne qui passe. Y vois-tu vraiment ? N
Laveugle rpondit :
a O toi qui ignores tout du corps! Pourquoi es-tu
tonn de ce que Dieu puisse permettre une chose
Contes soufis 81
pareille? Jai demand laide de Dieu afin de pouvoir
lire le Coran car jai une mauvaise mmoire. Cest pour
cela que, chaque fois que jouvre le Coran pour lire, jy
vois! >>

Chercheur de vrit

Dakouki tait un homme damour et de prodige, trs


attentif se protger de ce qui est illicite. Jamais, il ne
restait plus de deux jours en un mme lieu car il se
disait :
<< Si je reste davantage dans une maison, je risque de
voir mon cur attir par quelque chose ou par quel-
quun. >>
I1 marchait le jour et priait la nuit. Sa nature tait
celle dun ange. Comme il tait pur, il tait perptuelle-
ment la recherche dhommes purs et adressait Dieu
cette prire :
<< O mon Seigneur! Fais-moi rencontrer tes fidles
serviteurs ! >>
Et Dieu lui rpondait :
<< O homme pur ! Quelle soif et quel amour en toi !
Mais si cet amour mest consacr, pourquoi es-tu
toujours la recherche dhommes? >>
Dakouki :
<< O mon Dieu ! Je suis au beau milieu de locan et je
cherche une cruche deau ! Les dsirs que jai concer-
nant ton amour me sont un objet de fiert, de mme que
mes dsirs pour autrui me sont un objet de honte.
Depuis des annes, je voyage sans cesse, en Orient
comme en Occident. Je vais, pieds nus sur les chemins
remplis de cailloux et dpines. Mais, ne crois pas quun
amoureux se dplace sur ses pieds torturs. Non, cest
82 Le Mesnevi
avec son cur quil voyage. Mon attirance pour
lhomme ne fait quaugmenter. Je voudrais voir la vague
de locan dans une goutte deau ! >>
Un jour, Dakouki se trouva diriger la prire sur une
plage parmi un groupe de fidles. Tout le monde se mit
en ligne pour faire la prire du soir quand, soudain, le
regard de Dakouki se dirigea vers la mer et il entendit
des cris. I1 vit, au large, un bateau ballott par les
vagues. Les passagers, dans lobscurit, criaient par
crainte de sombrer car la tempte soufflait comme
Azral. Mme les infidles et les rvolts avaient repris
foi en Dieu et tous se prosternaient, dsesprs.
Voyant cela, Dakouki eut les larmes aux yeux.
<< O mon Seigneur ! dit-il, pardonne-leur et porte-leur
secours ! >>
Cette prire fut entendue et le bateau fut sauv mais
les passagers crurent que ceci tait d leurs propres
efforts. Ils croyaient que leurs prires avaient t
acceptes. Comme le renard qui chappe aux griffes du
lion grce ses pattes mais reste toujours aussi fier de sa
queue.
Bref, le bateau accosta au moment mme o Dakouki
el les fidles achevaient leur prire. Les fidles dirent :
Qui a pu faire ce prodige ? Serait-ce limam qui, pris
de piti, aurait adress cette prire Dieu? I1 aurait os
interfrer avec la volont divine ! B
Et quand Dakouki se retourna, il vit que tout le
monde tait parti. Ils avaient tous disparu, comme des
poissons se faufilant dans londe. Dakouki se remit
pleurer.
Ah ! Cest maintenant que tu tombes dans le pige !
Homme sans maturit! Tu croyais, comme tout le
monde, quils taient des hommes. Toi, tu les as
regards avec les yeux de Satan qui dit : << Je suis cr
partir du feu et Adam partir de la boue. >> O Dakouki,
ouvre les yeux! Cherche encore jour et nuit. Laisse
tomber les uvres de ce monde. Cherche les hommes en
invoquant Son nom !
Contes soufis 83

Le fils de Myriam

Un jour, Jsus, le fils de Myriam, se dirigeait en courant


vers la montagne. Quelquun se mit le suivre en
criant :
<< Personne ne te poursuit ! Pourquoi cours-tu ainsi? B
Jsus, tout entier proccup par sa fuite, ne rpondit
mme pas la question. Mais lautre ritra son appel :
<< Au nom de Dieu! Arrte-toi! Je voudrais juste
savoir ce que tu fais car, en apparence, il ny a ici nul
sujet de crainte. N
Jsus rpondit :
<< Je suis un sot ! Ne te mets pas sur mon chemin. Ne
retarde pas ma fuite ! B
Lautre sexclama :
<< Comment? Toi qui possdes le souffle saint ! Toi
qui as guri des aveugles et des sourds, Toi qui peux
ressusciter un cadavre en soufflant dessus ! Toi qui fais
un oiseau dune poigne de boue! Pourquoi cette
crainte? P
Jsus rpondit :
a Cest Dieu qui a cr mon me et ma chair. Quand
jinvoque Son nom, laveugle et le sourd sont guris.
Quand jinvoque Son nom, la montagne se disperse
comme une meule de foin. Si je murmure Son nom
loreille dun cadavre, il ressuscite. Une goutte devient
ocan par Son nom. Je lai invoqu mille fois devant un
sot mais il ny a eu aucun rsultat. N
Lhomme insista :
<< Comment se fait-il que le nom de Dieu, qui
influence le sourd, laveugle et la montagne, soit sans
effet sur un sot ? Si la sottise est une maladie comme les
84 Le Mesnevi
autres, comment se fait-il quon ne trouve pas de
remde ? D
Jsus rpondit :
<< La sottise est une maldiction de Dieu alors que la
ccit nen est pas une. Car elle sacquiert. Les maux
que lon acquiert mritent la piti mais la sottise est
notre ennemie. v
Comme Jsus, fuis les sots ! La conversation des sots
fait diminuer ta foi, de mme que lair fait vaporer
ieau. Si tu tassois sur des rochers humides, la chaleur
sen va de ton corps et tu tombes malade. Le sot
refroidit ta nature. Ne crois pas que Jsus senfuyait par
crainte. I1 tait protg par Dieu. Non, il na fait cela
que pour ton enseignement.

Le peuple de Saba

En parlant de sottise, il me revient lhistoire du peuple


de Saba. En effet, leur sottise tait contagieuse comme
la peste.
La ville de Saba tait une trs grande cit, aussi
grande que les cits dont on parle dans les contes pour
enfants. On parle de conte pour enfants mais ces contes
sont des botes de perles qui contiennent bien des
enseignements. Prenez au srieux les mots insenss des
contes.
La ville de Saba, donc, tait incomparable par sa
taille. Mais ses habitants taient incapables de lappr-
cier. La distance parcourir pour aller dun bout de la
ville lautre tait incommensurable. Dans cette seule
ville se trouvait la population dune dizaine de cits.
Cette population se composait en tout et pour tout de
Contes soufis 85
trois personnes au visage sale. Bien quelle soit innom-
brable, elle se rsumait ces trois personnages futiles.
En effet, les mes qui ne voient pas le Bien-Aim ne
valent mme pas une demi-personne, quand bien mme
elles seraient des milliers.
Lun deux tait un aveugle dont la vue tait perante.
Cest--dire quil pouvait voir une fourmi mais quil tait
incapable dapercevoir Salomon.
Le second tait un sourd dont loue tait trs fine.
Autant dire un trsor sans or.
Quant au dernier, ctait un homme nu dont la robe
tait trs longue.
Laveugle dit soudain :
<< Je vois une arme qui sapproche. Je peux mme
distinguer de quel peuple il sagit. >>
Le sourd dit son tour :
<< Tu as raison! Jentends le bruit de leur conversa-
tion. >>
Lhomme nu dit alors :
<< Jai bien p e u quils ne dchirent lourlet de ma
robe! >>
Laveugle reprit :
<< Les voil qui arrivent ! Nous devons nous enfuir si
nous voulons viter dtre capturs. >>
Le sourd :
<< Leur vacarme se rapproche. Fuyons au plus vite ! >>
Lhomme nu :
<< Au secours ! On va lacrer ma robe ! D
Cest ainsi quils quittrent la ville pour se rfugier
dans un village abandonn. L, ils trouvrent un oiseau
bien gras, mais qui navait pas de chair. Ctait une
charogne qui avait t dvore par les vautours et ses os
restaient pars. Nos trois hommes dvorrent cet
oiseau, comme un lion dvore sa proie. Et chacun deux
crut avoir trouv la satisfaction. Mais ils se mirent
grossir tel point quils devinrent normes comme des
lphants et que le monde fut trop petit pour eux. Et
cest ainsi quils passrent par la fente de la porte.
86 Le Mesnevi

Le sourd, cest le dsir. I1 entend venir la mort des


autres, mais pas la sienne. Laveugle, cest lambition.
I1 voit les dfauts du peuple jusque dans le moindre
dtail mais il reste aveugle pour les siens. Lhomme nu
craint quon ne coupe lourlet de sa robe mais comment
cela se pourrait-il? Le peuple de cette terre est ruin
mais il craint les voleurs. Nous sommes tous amvs nus
en ce monde et cest ainsi que nous le quitterons. Mais
nous avons tous la crainte des voleurs. Au moment de
la mort, les riches comprennent quils ne possdent pas
un sou. Les hommes de talent sentent quils ont fait
fausse route. Ils sont comme ces enfants qui prennent
des morceaux de poterie pour des biens prcieux. Si on
les leur retire, ils pleurent. Et si on les leur donne de
nouveau, ils sont contents. Cenfant, tant quil nest pas
adulte, ne distingue pas le bien du mal. Ses larmes et
son rire nont aucune valeur. Les aristocrates tremblent
pour leurs biens comme sils les avaient acquis en rve.
Si on les rveillait, ils se moqueraient de leur crainte
des voleurs. Les savants de ce monde sont semblables.
Ils craignent les voleurs et ils se plaignent en disant :
<4 Les voleurs gaspillent notre temps ! >>
Mais celui qui rcolte ce qui est vritablement utile ne
se proccupe pas du temps car le temps nexiste pas pour
lui.

Le ruisseau de la lune

Un troupeau dlphants stait install sur le bord dun


ruisseau et les autres animaux se lamentaient de ce que
cette prsence les privait du libre accs au cours deau.
Chacun se mit chercher un stratagme pour les faire
Contes soufis 87
dguerpir car il tait clair quaucune force ntait
suffisante pour les obliger partir.
Le premier jour de la lune, un vieux lapin monta sur
un mAonticuleet cria aux lphants :
u O sultan des lphants! Je suis un messager, le
messager de la lune ! Si tu veux avoir la preuve de mes
dires, coute ceci : dans quatorze jours, la lune se
montrera dans leau. Et voici le message que la lune
vous envoie : Ce ruisseau nous appartient et il est
interdit quiconque de sen approcher sous peine de
devenir aveugle. Croyez-moi, si vous restez prs de ce
ruisseau, vous serez aveugls par des tincelles. Et si
vous osez vous y dsaltrer, la lune frmira dans leau
pour montrer sa colre ! B
Au huitime jour de la lune, le sultan des lphants
alla boire au ruisseau mais quand il y trempa sa trompe,
il vit frmir la lune la surface. Alors, il commena
croire ce que lui avait dit le vieux lapin mais les autres
lphants le rassurrent en lui disant :
u Nous ne sommes pas assez sots pour nous enfuir
parce que la lune a boug! N

Le tambour du voleur

Un voleur tait en train de percer un mur en pleine nuit.


Le matre de maison, qui tait souffrant, ne dormait pas
et entendit du bruit. I1 monta sur la terrasse et dit au
voleur :
<< Mais que fais-tu l? Qui es-tu? >>
Le voleur rpondit :
u Je suis un joueur de tambour et je joue de mon
instrument ! B
Lhomme rpliqua :
88 Le Mesnevi
<< Mais alors, comment se fait-il que je nentende pas
le son du tambour ?
- Tu lentendras demain matin ! >> rpondit le voleur.

Graines

Lorsque loiseau se pose sur un mur et voit les graines


qui servent dappt au pige, son dsir le pousse vers ces
graines. I1 les regarde, puis il regarde les vastes pla-
teaux. Loiseau qui rsiste cette tentation senvole vers
les plateaux, plein de joie.

Niche

Quand vient lhiver, le chien souffre du froid. I1 se dit


alors :
(< Il me faut absolument une niche. Lorsque lt

reviendra, je men construirai une, en pierre, pour y


passer lhiver ! >>
Mais, quand arrive lt, notre chien reprend sa
vigueur et redevient gras. Tout fier de sa nouvelle force,
il dit :
<< Aucune demeure nest assez grande pour moi ! >>
E t repu, il va stendre paresseusement lombre.
Son cur a beau lui dire : << Vas-y! Construis ta
niche! >> I1 se dit en lui-mme : << Quelle niche serait
digne de maccueillir ! >>
Contes soufis 89
Chaque fois que tu tombes malade, tes dsirs et tes
ambitions perdent de leur force et toi, tu te construis
une maison de repentir.

La table vide

Un jour, un soufi vit une table vide et, pris dextase, il se


mit danser et dchirer ses vtements en criant :
<< La voici ! La nourriture de toutes les nourritures !
Le voici! Le remde toute famine! B
Dautres soufis arrivrent alors et se joignirent lui,
remplis divresse et dmotion. Un sot vint passer, qui
leur dit :
<< Mais quest-ce que cette idiotie? I1 y a bien une
table mais il ny a mme pas de pain dessus ! >>
LeAsoufilui rpondit :
<< O apparence insense! Va-ten! Si tu ne connais
rien de lamour, nimportune pas les amoureux ! Car la
nourriture de iamoureux, cest lamour de pain sans
pain ! Le fidle na pas dexistence. I1 fait des gains sans
avoir de capital. I1 nest pas possible quun enfant qui
tte mange.

Hammam

Un jour, un mir ressentit le dsir de se rendre au


hammam. I1 appela son esclave, qui sappelait Sungur,
et lui dit :
90 Le Mesnevi
<< Prpare mon pagne, ma bassine et mon savon!
Nous allons au hammam ! >D
Sungur excuta ses ordres et tous deux prirent le
chemin du hammam. Or, sur ce chemin, il y avait une
petite mosque. Comme il passait devant elle, Sungur
enteodit lappel la prire. I1 dit son matre :
a O mon matre ! Pourriez-vous patienter quelques
instants devant ces magasins tandis que je fais mes
prires? >>
Lmir accepta et se mit attendre ...
I1 attendit longtemps. I1 vit sortir les fidles et limam
mais Sungur tait toujours lintrieur. Perdant
patiepce, lmir se mit crier :
N O Sungur ! Pourquoi ne sors-tu pas ? >D
De lintrieur de la mosque, Sungur lui rpondit :
<< Je suis retenu ici. Ne perds pas patience! Jarrive.
Ne pense surtout pas que joublie que tu mattends! *
Lmir ritra sept fois son appel et, chaque fois,
Sungur rpondait :
<< Je nai pas la permission de venir auprs de toi !
A la fin, lmir lui dit :
a Mais il ny a personne dans cette mosque. Je suis
curieux de savoir ce qui tempche de sortir. B
Sungur rpondit :
<< Celui qui tenchane lextrieur ma enchan
lintrieur. Celui qui ne te permet pas de rentrer
minterdit de sortir. >D
Locan ne laisse pas les poissons lui chapper et, de
mme, la terre ne laisse pas les siens se prcipiter dans la
mer.
Contes soufis 91

Prodige

Un jour, le fils de Maik se rendit une invitation chez


Enes. Aprs le repas, Enes, voyant que sa serviette tait
toute tache, ordonna son serviteur de la jeter dans le
feu. Celui-ci obit sans hsiter. Les invits taient
stupfaits mais leur tonnement fut son comble quand
ils virent que la serviette sortait du feu, toute propre. Ils
dirent :
e Comment cela est-il possible? Comment cette ser-
viette a-t-elle pu se nettoyer sans se consumer? B
Enes rpondit :
<< Le prophte Mustapha sest essuy la bouche et les
mains avec cette serviette ! B
Les invits dirent alors au serviteur :
e Toi qui savais cela, comment as-tu pu la jeter dans
le feu? N
Le serviteur rpondit :
a Les hommes de Dieu mritent notre confiance.
Mme sil mavait ordonn de me jeter dans le feu, je
laurais fait ! B
6 mon frre ! Si la fidlit dun homme est plus basse
que celle dune femme, alors son cur ne mrite pas
dtre appel un cur, mais des tripes !

La lumire intrieure

Un esclave se prsenta devant son matre. Celui-ci lui


dit :
92 Le Mesnevi
<< Qui es-tu? Viens-tu de la Turquie ou du Ymen?
Dis-moi la vrit : Quest-il arriv mon esclave?
Laurais-tu tu ?
- Si je lavais tu, rpondit lesclave, serais-je ici en
ce moment ? B
Le matre insista :
<< O est mon esclave? w
Lesclave rpondit :
<< Mais, me voici! Par la faveur divine, tu me vois
transfigur ! >>
Le matre rpliqua :
<< Que me racontes-tu? O est mon esclave? Je ne te
laisserai pas de repos tant que tu ne mauras pas dit la
vrit ! >>
Lesclave dit alors :
<< Si tu le dsires, je vais te raconter toute mon
histoire depuis le jour o tu mas achet. Je te prouverai
ainsi que je suis bien toujours le mme, mme si mon
apparence a chang. Mon extrieur a chang de couleur
mais mon intrieur na rien voir avec les couleurs ! B
Ceux qui reconnaissent lme sont indiffrents devant
les couleurs et devant les nombres car leurs deux yeux
ont t clairs par une seule lumire !

Le langage des animaux


Un jour, un homme se prsenta devant Mose et lui dit :
<< O Mose! enseigne-moi le langage des animaux.
Car ma foi ne peut quaugmenter par cette connais-
sance. En effet, il y a certainement des leons tirer des
conversations des animaux. Les hommes, quant eux,
ne parlent que deau et de pain. )>
Contes soufis 93
Mose lui rpondit :
<< Va-ten ! Ne toccupe pas de cela. I1 y a beaucoup de
danger dans une telle entreprise. Si tu souhaites acqu-
rir la sagesse, demande-la Dieu, mais pas des mots,
des livres ou des lvres ! >>
Le dsir du jeune homme ne fit quaugmenter avec ce
refus car lenvie qui rencontre un obstacle devient dsir.
Le jeune homme insista donc :
Ne toppose pas mon envie car cela est indigne de
toi. Tu es le prophte et tu sais quun refus de ta part me
plongerait dans la plus grande des tristesses. >>
Mose sadressa alors Dieu :
O mon Dieu! Ce naf est tomb dans les mains de
Satan! Si je lui enseigne ce quil dsire, il court sa
perte et si je refuse, il sera rempli de rancur ! >>
Dieu rpondit alors Mose :
<< O Mose ! Fais ce quil te demande car je ne saurais
laisser une prire sans rponse !
- O Seigneur! dit Mose, il sen repentira amre-
ment car tous ne peuvent supporter un tel savoir !
- Accepte sa demande! dit Dieu, ou du moins
rponds-y partiellement. >>
Mose sadressa alors au jeune homme :
<<Turisques de perdre ton honneur avec un tel
souhait. Tu ferais mieux de renoncer car cest Satan qui
tinspire par ruse un tel dsir. Remplis-toi plutt de la
crainte de Dieu! >>
Le jeune homme le supplia :
Enseigne-moi au moins le langage de mon chien et
de mon coq! >>
Mose lui rpondit :
<< Ceci est possible. Tu pourras comprendre le langage
de ces deux espces. >>
Alors, le jeune homme rentra chez lui et attendit
laube sur le pas de sa porte afin de tester son
nouveau savoir. Au petit matin, sa servante se mit
nettoyer la table et fit tomber terre quelques
morceaux de pain. Le coq, qui passait par l, les
94 Le Mesnevi
avala. A cet instant, le chien accourut et lui dit :
u Ce que tu as fait est injuste. Toi, tu te nourris de
graines mais pour moi, cela est impossible. Tu aurais d
me laisser ces morceaux de pain !
- Ne sois pas en peine ! rpondit le coq, car Dieu a
prvu dautres faveurs pour toi! Demain, le cheval de
notre matre va prir et toi et tes compres, vous
pourrez vous rassasier. Ce sera pour vous une liesse sans
pareille! B
En entendant ces paroles, le jeune homme fut rempli
de surprise et il emmena son cheval au march pour le
vendre.
Le lendemain, le coq sempare de nouveau des reliefs
de son matre avant le chien. Celui-ci se mit mau-
grer :
<< O tratre! O menteur! O est ce cheval dont tu
mannonais la mort ? >>
Le coq rpliqua sans se dmonter :
Mais le cheval est vraiment mort. Notre matre, en
le vendant, a bien vit de le perdre mais ctait reculer
pour mieux sauter car demain, cest sa mule qui va
mourir et vous aurez largement de quoi vous satis-
faire! >>
Le jeune homme, saisi par le dmon de lavarice, alla
vendre sa mule au march, croyant ainsi viter cette
perte. Mais le troisime jour, le chien dit au coq :
<< O tricheur! Pour sr, tu es le sultan des men-
teurs! >>
Le coq rpondit :
<< Le matre a vendu sa mule mais ne tinquite pas car
demain, cest son esclave qui va mourir. Et, comme cest
la coutume, il distribuera du pain aux pauvres et aux
chiens. >>
Ayant entendu ces mots, le jeune homme alla vendre
son esclave en disant :
<4 Jai vit trois catastrophes ! B
Mais, le lendemain, le chien se remit invectiver le
coq en le traitant de menteur. Celui-ci rpondit alors :
Contes soufis 95
u Non ! Non ! tu fais erreur. Ni moi ni aucun coq ne
mentons jamais. Nous sommes comme les muezzins.
Nous disons toujours la vrit. Notre travail consiste
guetter le soleil et, mme si nous sommes enferms,
nous sentons sa venue dans notre cur. Lorsque nous
nous trompons, on nous coupe la tte !
u Vois-tu, poursuivit le coq, la personne qui a achet
lesclave de notre matre a fait une bien mauvaise affaire
car cet esclave est dj mort. Mais demain, ce sera au
tour de notre matre de mourir et ses hritiers en seront
si contents quils sacrifieront la vache. Je te le dis :
demain sera un jour dabondance pour tous. Tu seras
satisfait au-del de tes vux. Notre matre, sous
lempire de lavarice, a refus de perdre quoi que ce
soit. Ses biens sen trouvent accrus mais lui, il va y
perdre la vie. B
Quand il eut entendu cela, le jeune homme, trem-
blant de peur, se prcipita chez Mose et lui dit :
u Mose ! Aide-moi ! B
Mose rpondit :
u I1 faut que tu te sacrifies toi-mme si tu veux te
sauver car tu as report tes dboires sur les paules des
fidles pour mieux remplir ton sac ! H
A ces mots, lhomme se mit pleurer :
u Ne te montre pas si svre ! Ne me tire pas loreille.
I1 est vrai que jai commis une chose indigne. Rponds
mon indignit par une nouvelle faveur !
- La flche a quitt larc, dit Mose et elle ne saurait
faire demi-tour. Mais je prierai Dieu pour quil toffre la
foi car pour qui a la foi, la vie est ternelle. N
A cet instant mme, le jeune homme fut pris dun
malaise cardiaque et quatre personnes lemmenrent
chez lui. Quand vint laube, Mose se mit prier :
u O Seigneur ! Ne lui prends pas la vie avant quil nait
acquis la foi. I1 sest mal conduit. I1 a fait beaucoup
derreurs, mais pardonne-lui ! Navais-je pas dit quun
tel savoir ne lui convenait pas? Aucun oiseau ne peut
plonger dans la mer sil nest pas un oiseau de mer. Lui,
96 Le Mesnevi
il a plong sans tre un oiseau de mer. Porte-lui secours
car il se noie ! B
Dieu rpondit :
<< Je lui ai dj pardonn et je lui offre la foi. Si tu le
veux, je peux aussi lui donner la vie car pour toi, je
ressusciterais les morts !
- O Seigneur, dit Mose, ici cest le monde des
morts. Lau-del, cest le monde de la vie ternelle. I1
est donc inutile que tu le ressuscites temporairement ! >>

Vingt enfants
I1 y avait une femme qui, tous les ans, donnait naissance
un enfant. Mais, chaque fois, le bb mourait au
bout de six mois, quand ce ntait pas aprs deux ou
trois. Comme son dernier-n venait, lui aussi, de
mourir, elle adressa cette prire Dieu :
<< O mon Dieu! Cet enfant est un fardeau pour moi
pendant neuf mois et je le perds au bout de trois mois.
Ainsi, les faveurs que tu moffres se transforment en
tourments ! D
La pauvre femme alla aussi exprimer son chagrin
devant des hommes de Dieu :
<< Mes vingt enfants sont tous morts les uns aprs les
autres et, chaque fois, le feu de la sparation a brl
mon cur. >>
Or, une nuit, elle fit un rve : elle vit le paradis,
jardin ternel et parfait. Je dis un jardin, faute dautre
mot. Bien sr, le paradis est indescriptible mais un
jardin en est une image.
Bref, cette femme rvait du paradis. Et l, elle vit un
palais sur lentre duquel son nom tait grav. Elle en
fut remplie de joie et entendit une voix qui lui disait :
Contes soufis 97
<< Ce palais est offert qui est capable de sacrifier son
me Dieu. Pour mriter une telle faveur, il faut servir
longtemps. Tu commences prendre de lge mais
jamais tu ne tes rfugie en Dieu et cest pour cela que
tu as subi toutes ces preuves. >>
La femme dit alors :
<< O Seigneur! Je souhaite encore de nombreuses
annes comme celles que jai vcues ! Que je sois noye
dans le sang! >>
Puis elle dambula dans ce jardin et, soudain, elle y
rencontra ses propres enfants. Alors, elle scria :
<< O mon Dieu! Mes enfants taient cachs mes
yeux mais pas aux tiens. Celui qui ne peut voir lInconnu
ne mrite pas dtre appel Homme ! D
Toi, tu ne souhaites pas que ton nez saigne. Pourtant
il saigne et le sang qui coule te procure la sant. Le fruit
a une peau paisse mais sa chair est savoureuse. Sache
que le corps est ta peau. Ton me, qui est renferme,
vaut bien davantage. Lintrieur de lhomme est ce quil
y a de plus beau. Aussi, recherche cette beaut !

Lesprit

Un jour, alors quelle tait seule, Marie eut une


apparition extraordinaire, dune beaut radieuse
comme le soleil ou comme la lune qui surgit de la terre.
Marie se mit trembler car elle tait nue, en train de
prendre son bain, comme une rose surgissant du sol ou
un rve jaillissant du cur. Elle perdit connaissance en
se disant :
<< Je me rfugie en Dieu! >>
En effet, cette femme pieuse avait lhabitude de se
98 Le Mesnevi
confier en Dieu tout moment car elle savait que tout
en ce bas monde est inconstant. Et jusqu sa mort, elle
souhaita que la protection de Dieu se dresse, tel un
chteau fort, sur la route de ses ennemis.
LEsprit saint (Gabriel) lui dit :
N Ne crains rien! Je suis lange et le confident de
Dieu. Ne dtourne pas tes yeux de celui que Dieu a
lev. Pourquoi fuir ses intimes ? Tu tentes dchapper
ma prsence en te rfugiant dans le nant mais moi, je
suis le sultan du nant. Cest de l que je viens et je
viens toi comme une image ! N
O Marie ! Quand une image sinstalle dans ton cur,
elle te dit, o que tu sois :
<< Je ne te quitterai jamais ! B
Mais Gabriel nest pas une image comme une fausse
aurore. Ce nest pas une image qui svanouit, sans
consistance.
Gabriel poursuivit :
a Je suis le vritable matin de la lumire divine. Le
jour que japporte ne sobscurcit plus. Tu veux te
protger de moi en te rfugiant en Dieu mais Dieu est
aussi mon refuge. Tu cherches un refuge mais je suis ce
refuge! w

La ville

Un des serviteurs du sultan de Bokkara avait t banni


par son matre la suite dune dnonciation calom-
nieuse. Pendant dix ans, le pauvre homme avait err de
pays en pays, brl par le feu de la nostalgie. Un jour, sa
patience labandonnant, il dcida de rentrer Bokkara.
I1 se mit en route en disant :
N La ville de Bokkara est la source de la science ! >>
Contes soufk 99
Puis :
<< I1 me faut y aller car cest pour moi le seul moyen de
rejoindre ma bien-aime. Je veux la retrouver et lui
dire : Me voici ! rends-moi ternel mais nai aucune
piti pour moi car jaime mieux mourir tes cts que
vivre aux cts des autres. Jen ai fait cent fois lessai :
sans toi, plus rien na de got. O musiciens ! chantez et
rveillez mon cur ! O mon chameau, mon voyage est
termin ! O la terre, bois mes larmes ! O mes amis, je
men vais ! Je vais rejoindre Celui qui lon obit. Mon
cur se languit de Bokkara. Voil ce quest lamour de
la patrie pour un amoureux! B
Ses amis lui dirent :
<< O insens! Rflchis un peu aux consquences de
tout ceci. Sois raisonnable. Ne te dtruis pas comme le
papillon qui se jette dans le feu. Si vraiment tu vas
Bokkara, alors tu es un fou et mrites dtre jet en
prison. L-bas, le sultan tattend, plein de colre, lpe
aiguise. Dieu ta donn une occasion de te sortir de
cette situation et toi, tu cherches le chemin de la prison.
Mme si le sultan avait envoy des dizaines de soldats
pour quils te ramnent Bokkara, tu aurais d tenter
de leur chapper. Mais, rien de tel ne te menace.
Comment se fait-il que tu te sentes ainsi li ? n
I1 tait sous lemprise dun amour secret mais ceux qui
le conseillaient ainsi ne le savaient pas. Et lamoureux
leur rpondit :
<< Taisez-vous ! Je nai que faire de vos conseils car le
lien qui me tient est trop solide. Toutes vos paroles ne
font que le renforcer. Aucun savant ne peut comprendre
cet amour. Quand le chagrin damour sinstalle en un
lieu, aucun imam ne peut plus enseigner quoi que ce
soit. Nessayez pas de meffrayer avec vos prsages de
mort car lamoureux ctoie des milliers de morts tout
instant. Je le sais par exprience : ma vie est dans ma
mort. O mes bons amis! Tuez-moi! Tuez-moi! Tuez-
moi! >>
I1 ne croyait cependant pas se rendre Bokkara pour
100 Le Mesnevi
suivre lenseignement dun matre. Car le vritable
enseignant pour un amoureux, cest la beaut du Bien-
Aim. Les leons, les cahiers et les livres, ce sont Son
visage. Cest un tournoiement et un frisson.
Donc, lamoureux prit le chemin de Bokkara et le
sable du dsert sest transform en soie sous ses pieds.
La grande rivire sest change en ruisseau et le dsert
en jardin de roses. I1 aurait pu, aussi bien, tre attir par
la ville de Samarkand, mais ce qui lattirait, ctait
Bokkara. Et, quand il vit, au loin, se dessiner les
contours des remparts, il perdit connaissance. On lui
passa de leau de rose sur le visage pour le ranimer et,
rempli de joie, il rentra Bokkara. Tous ceux quil
rencontra lui dirent :
Ne te montre pas ainsi ! Le sultan te recherche ! I1
veut se venger de toi, dix ans aprs ! Au nom de Dieu,
ne te mets pas en danger ! Tu tais laim du sultan, son
vizir, son conseiller. Tu as t reconnu coupable et as
t banni. Puisque tu en as rchapp, pourquoi reviens-
t u ? >>
Lamoureux leur rpondit :
<< Je suis un assoiff. Je sais que leau peut me tuer
mais, mme si mes mains et mon corps gonflent, rien
ntanchera la soif de mon cur fougueux ! Et, qui me
demandera des explications, je rpondrai : Je regrette
de ne pouvoir boire locan! Si le sultan veut faire
couler mon sang, je men rjouirai comme la terre se
rjouit de la pluie. >>
Et lamoureux alla se prosterner, les yeux ;emplis de
larmes, devant le sultan. La populace sassembla,
curieuse de savoir si le sultan allait le pendre ou le
brler.
Le sultan montra alors ces sots ce que le temps
rvlera aux malheureux. Comme les papillons, ils se
sont prcipit vers le feu en le prenant pour la lumire.
Mais le feu de lamour nest pas comme la flamme dune
bougie : il est une lumire parmi les lumires.
Contes soufis 101

La mosque cache

Il y avait, dans la ville de Rey, une petite mosque.


Personne ny pouvait rester pendant la nuit et ceux qui
le tentaient laissaient derrire eux des orphelins. Bien
des solitaires prirent ainsi le chemin du cimetire, au
matin dune nuit passe dans cette mosque. Cest que
des djinns staient empars de lendroit et en extermi-
naient tous les htes. Tant et si bien quon avait
placard un criteau sur la porte, qui disait : << Que
personne ne reste ici la nuit ! B Certains auraient mme
voulu que lon cadenasse la porte afin dviter quun
innocent ne prisse par inadvertance.
Une nuit vint un tranger. I1 avait entendu des rumeurs
concernant cette mosque et voulait en faire lexprience.
Il tait courageux et las de vivre. I1 se disait :
<< Dieu lui-mme nous a dit que les fidles guettaient
la mort. Et moi, je suis fidle! B
Les gens lui dirent :
Tu veux dormir ici ? Cest la mort assure ! Toute
personne qui a tent de passer la nuit ici est morte. Et ce
nest pas une concidence, nous en avons eu cent fois la
confirmation. Le prophte a dit que la foi porte conseil.
Sache bien que nous navons nul dsir de te cacher la
vrit. Allons, sois raisonnable ! *
Mais lamoureux rpondit :
<< O amis qui me donnez des conseils! Je ne regrette
rien de ce que je fais car, de toute faon, jen ai assez de
la vie. Je suis las et affaibli. Mais je ne suis gure attir
par la sant. Certes, je suis un oisif, mais pas de ces
oisifs qui recherchent la mort. Je ne suis pas de ceux qui
sentassent ou mendient dans les bazars. Non ! Non ! Je
102 Le Mesnevi
suis un paresseux qui offre tout ce quil possde. Pour
moi, mourir et quitter ces lieux sera aussi agrable quil
est doux un oiseau de sortir de sa cage. Quand on
transporte sa cage dans le jardin, loiseau voit les roses
et les arbres. I1 voit aussi dautres oiseaux qui volent
autour de sa cage. Il est entour de verdure mais il est
prisonnier. Cest pour cette raison quil a perdu lapptit
et est devenu paresseux. Celui qui ouvrirait sa cage
serait son sauveur ! Mais si la cage est lintrieur, dans
une pice pleine de chats, il est bien certain que loiseau
ne souhaitera pas en sortir. I1 prfrerait mme tre
emprisonn dans des milliers de cages. H
Les gens rpliqurent :
u O toi qui passes par l, viens ! Ne perds pas ta vie.
Ce que tu dis est facile en paroles mais deviendra plus
dur lorsquil sagira de passer aux actes. Bien des
tmraires ont perdu toute fiert linstant fatidique.
Tu finiras par regretter tout ceci. Les hommes se
donnent tous des allures de hros, mais au moment du
combat, ils deviennent des femmes dintrieur. Le
prophte a dit : O hros ! I1 ny a pas de place pour
lhrosme avant le combat. Ne fais pas semblant
dtre un hros. Combien en avons-nous vu qui disaient
comme toi. Renonce ton ide et nattire pas sur toi un
malheur dont nous serions responsables ! >>
Lamoureux dit :
a Ce soir, je dormirai dans cette mosque, quand bien
mme vos conseils seraient aussi profitables que ceux de
lange Gabriel. Abraham nattendait aucun secours du
feu. s
I1 resta donc dans la mosque mais il ne put sendor-
mir car le sommeil des amoureux est comme celui des
oiseaux et des poissons. Au beau milieu de la nuit, une
voix pouvantable se fit entendre, qui disait :
<< Me voici! Jarrive! B
Ceci fut rpt cinq fois et la force de cette voix aurait
fait frmir nimporte qui. Mais lamoureux nen fut
gure drang. I1 se disait :
Contes soufis 103
a Cest le bruit des tambours que lon bat pour
annoncer la fte. Mais, puisque ce sont les tambours que
lon bat, cest eux davoir peur. B
I1 se leva comme un guerrier et scria :
<< Je suis prt ! Tu peux venir ! N
A cet instant mme, la magie de cette voix cessa et
lor se mit tomber de tous cts. A tel point que
lamoureux dut transporter dnormes charges dor
pour pouvoir, laube, atteindre la porte de la mos-
que. I1 en enterra une partie et mit le reste dans des
sacs.
En jouant avec sa vie, cet homme a obtenu un trsor.
Si toi, tu es aveugle et peureux, abandonne cette fire
apparence.

Tambours

Un enfant tait charg de jouer du tambour afin


deffrayer les corbeaux qui venaient picorer les graines.
Et ctait par le son de son tambour que les graines
taient protgees des oiseaux. Or, un jour, le sultan
Mahmoud arriva avec toute son arme et des milliers de
soldats envahirent le village. Le sultan lui-mme mar-
chait en tte, .juch sur un chameau qui portait deux
grandes caisses de tambour. Quand il vit que ce
chameau pntrait dans son champ, lenfant joua de son
tambour pour le chasser. Un homme raisonnable vint
passer qui lui dlit :
<< Que ton tambourin est ridicule compar aux
normes tambours que porte le chameau. Tu perds ton
temps faire ;lu bruit car ce chameau est habitu
dautres sons ! >>
104 Le Mesnevi

La ville de lamour

Une bien-aime demanda son amant :


a O mon ami ! Tu as visit beaucoup de villes lorsque
tu tais seul. Dis-moi celle que tu prfres parmi
toutes. D
Et lamoureux rpondit :
a Cest la ville o habite ma bien-aime. Bien quelle
soit petite, elle nous semble la plus vaste ! H

Pois chiches
Regarde! et vois comme les pois chiches qui bouillent
dans la marmite remontent la surface lorsquils sont
vaincus ! On les voit sagiter sans cesse dans la marmite
et ils se disent :
N Pourquoi nous a-t-on achets? Pour nous torturer
en nous faisant ainsi bouillir? >>
E t le cuisinier, tout en tournant sa louche dans la
marmite, leur rpond :
<< Mon but est de vous faire cuire ! Vous tes crus
et il faut que vous soyez cuits par le feu de la spa-
ration afin que vous acquriez un got. Ce nest
quainsi que vous pourrez vous mler lme. Cette
cuisson na pas pour but de vous torturer. Quand vous
tiez dans le jardin, vous avez absorb de leau et vous
tes devenus tout verts. Cette boisson que vous avez
Contes soufis 105
reue et votre floraison, tout ceci tait destin au feu ! B
Les pois chiches rpliquent :
<< Sil en est ainsi, matre ! aide-nous afin que nous
soyons bien bouillis ! Dans ce bouillonnement o nous
sommes, tu es notre architecte. Frappe sur notre tte
avec ta louche si cest l une bonne chose. Frappe sur
notre tte afin que nous ne soyons pas rvolts comme
un lphant qui rve de lInde. >>
Le cuisinier :
<< Moi aussi, jtais comme vous : un morceau de
terre. Mais, en combattant ce feu, jai pris de la valeur.
Moi aussi, jai bouilli dans la marmite de ce monde et
dans la marmite de mon corps. Cest par ces deux
cuissons que je me suis rapproch de la vraie significa-
tion. Cest ainsi que jai acquis un esprit. Moi, je suis
devenu un esprit mais toi, il faut te cuire une fois de plus
si lon veut que tu chappes ton tat animal! >>
Demande plutt Dieu quil te fasse comprendre le
sens de ses subtilits !

L a jument et son poulain

Une jument et son poulain buvaient ensemble dans


labreuvoir. Soudain, le palefrenier se mit siffler pour
les en empcher. Le poulain, effray par ce bruit,
sarrta instantanment de boire. Mais sa mre lui dit :
<< O mon poulain ! Pourquoi tarrtes-tu de boire? w
Le poulain rpondit :
<< Je suis effray par le bruit de ces gens qui sifflent.
Mon cur tremble de peur lide quils se mettent
crier tous ensemble. >>
La jument lui dit :
106 Le Mesnevi
u Le monde est ainsi fait. Chacun fait quelque chose.
O mon enfant, fais ce que tu as faire ! Tresse ta barbe
avant que lon ne te la coupe! Le temps est limit et
leau coule. Nourris ton me avant den tre spar ! w
Les paroles des hommes de Dieu sont une source de
vie. O assoiff ignorant ! Viens ! Mme si tu ne vois pas
le ruisseau, fais au moins comme ces aveugles qui jettent
leur cruche la rivire.

Le vent

Un jour, un moustique vint auprs du prophte Salo-


mon pour se plaindre :
<< O Salomon le Juste! Les hommes et les djinns
obissent tes ordres. Loiseau et le poisson ont
confiance en ta justice. Il nest ce jour nulle personne
qui ne puisse en tmoigner. Aide-nous car tu es celui qui
vole au secours des faibles. Nous, les moustiques, nous
sommes le symbole mme de la faiblesse. w
Le prophte Salomon lui dit :
(< O toi qui souhaites la justice ! Dis-moi de qui tu as

te plaindre. Qui est celui qui te torture ? I1 est tonnant


quun tel tortionnaire ait pu chapper ma justice. Car,
ma naissance, linjustice est morte de mme que
lobscurit disparat au lever du jour. w
Le moustique :
<< Jai me plaindre du vent ! Ce sont ses mains de
tortionnaire qui ballottent mon corps en tous sens. w
Salomon lui dit :
u Dieu ma donn lordre suivant : Ncoute pas un
plaignant si son ennemi nest pas l. Mme si ce
plaignant raconte tous ses griefs en labsence de son
Contes soufis 107
adversaire, ses plaintes restent irrecevables. Amne-
moi ton adversaire si tu veux demander justice. *
Le moustique :
Q< Tu dis vrai. Le vent est mon adversaire et toi, tu es

le seul qui puisse lui en imposer. P


Salomon dit alors :
<< O vent ! Viens ici ! Car le moustique se plaint de toi
et des tortures que tu lui infliges. N
A cet instant, le vent obtempra aux ordres de
Salomon et vint se prsenter devant le prophte. Le
moustique prit aussitt la fuite. Et Salomon le rappela :
u Pourquoi tenfuis-tu ainsi? Viens si tu veux que
nous rsolvions ton problme. w
Le moustique rpondit :
u O mon sultan ! aide-moi ! Lui, il reprsente la mort
pour moi. Quand il vient, je ne peux pas rester. I1 ne me
reste quune solution : la fuite! >>
Quand la lumire de Dieu se manifeste, il ne reste
rien dautre que cette lumire. Regarde les ombres qui
recherchent la lumire. Quand celle-ci arrive, elles
disparaissent.

Frapper

Un homme tait tomb amoureux fou dune femme


mais leur union tait impossible. I1 se lamentait jour et
nuit, sans manger ni dormir. Lamour lavait transform
en vagabond. E t ses tourments taient sans fin.
Pourquoi lamour se prsente-t-il comme un vritable
tueur au premier abord? Cest pour que ceux qui ne
sont pas vraiment amoureux puissent tre distingus.
Chaque fois que notre homme tentait de faire porter
108 L e Mesnevi
un message sa bien-aime, le porteur du message, sous
iempire de la jalousie, omettait de le remettre sa
destinataire. I1 avait bien essay dattacher une lettre au
cou dun pigeon, mais la chaleur de ses mots avait brl
les ailes de loiseau.
Cette situation dura sept ans. Sans cesse, il rvait
linstant de leur union. Le prophte a dit : << Si tu
frappes, on touvrira ! >> Et notre amoureux frappait la
porte de tout son cur.
Une nuit, alors quil tait entr dans un jardin et quil
se cachait pour ne pas se faire remarquer par le gardien,
il rencontra sa bien-aime. I1 se mit alors prier Dieu
afin quIl comble de faveurs ce gardien qui lavait aid
rencontrer sa bien-aime.
Lorsque les jambes sont casses, Dieu nous offre des
ailes. I1 peut mme ouvrir une porte au fond dun puits.
Si tu regardes avec Dieu une chose dplaisante, cette
chose deviendra une faveur pour toi.

Sacrifice
(Commentaire de LAyet :<< Sacrifie quatre oiseaux.. . >>)
O toi! Tu es lAbraham de notre temps. Toi aussi, tu
dois gorger quatre oiseaux qui, tels des bandits de
grand chemin, font obstacle ta route. Ils crvent les
yeux des hommes senss. I1 y a dans le corps humain
quatre attributs correspondant ces oiseaux. Si on les
sacrifie, la voie de lme se libre.
O Abraham! Egorge-les, si tu veux que tes pieds
soient dlis. Si tu dsires ressusciter le peuple et
le rendre ternel, tu devras les gorger vivants!
Ces oiseaux sont le paon, le canard, le corbeau et le
Contes soufis 109
coq. Ils symbolisent quatre types de caractres.
Le coq reprsente le dsir charnel, le paon la vanit,
le corbeau le dsir de longvit et le canard lavidit.

Ventre
<< Linfidle mange avec ses sept ventres mais le croyant
se contente dun seul! D (Hahdiths - paroles du
prophte. )
Un groupe dinfidles arriva un jour la mosque. Ils
dirent au prophte :
<< O toi qui es gnreux envers tous ! Nous venons te
demander lhospitalit. Notre voyage a t long. Offre-
nous la lumire de ta sagesse ! D
Le prophte sadressa alors son entourage :
<< O mes amis ! Rpartissez ces invits entre vous tous
car mes attributs doivent aussi tre les vtres ! >>
Chacun des membres de lentourage du prophte se
chargea donc dun invit. I1 nen resta quun seul, un
homme de forte corpulence. Personne ne lavait invit
et il restait dans la mosque comme la lie reste dans un
verre de vin. Ce fut donc le prophte qui soccupa de lui
et lemmena sa demeure.
Or le prophte possdait sept chvres qui lui procu-
raient du lait. Elles avaient pour habitude de sappro-
cher de la maison iheure des repas afin quon les
traye. Linfidle, sans vergogne, absorba le lait des sept
chvres ainsi que tout ce quil put trouver comme pain et
autre nourriture. La famille du prophte fut fort attris-
te de voir ainsi la part de chacun engloutie. Cet homme
trange, au ventre en timbale, avait dvor le repas de
dix-huit personnes.
110 Le Mesnevi
Quand vint lheure daller se coucher, lhomme se
retira dans sa chambre. Une servante, prise de colre
son gard, ly enferma.
Au milieu de la nuit, linfidle ressentit de violents
maux de ventre. I1 se prcipita vers la porte mais, hlas,
la trouva close, verrouille de lextrieur. I1 tenta
comme un forcen de louvrir, mais en vain. La pression
qui habitait son ventre lui rendait lespace de sa
chambre de plus en plus troit. En dsespoir de cause, il
retourna se coucher. Dans ses rves, il se vit, lui, au
milieu des ruines. En effet, son cur tombait lui aussi en
ruine. Cette sensation fut si forte quil rompit ses
ablutions et souilla son lit.
Au rveil, il devint comme fou de chagrin la vue du
dsastre. << La terre tout entire, se disait-il, ne suffirait
pas couvrir pareille honte. Ce somme ma t pire
quune nuit blanche. Ce que je mange dun ct, je le
rejette de lautre pour salir ! Dans quelle situation me
suis-je mis? P
Comme un homme au seuil de la tombe, il attendit
laube et louverture de la porte en se lamentant. I1 tait
comme une flche sur un arc band, prt senfuir en
courant afin que nul ne voie son tat. Au matin, le
prophte vint lui ouvrir la porte puis se cacha derrire
une tenture par dlicatesse. Bien qutant parfaitement
au courant de la msaventure de son hte, il ne voulait
pas le montrer car ctait la sagesse et la volont de Dieu
qui avaient mis lhomme dans cette situation. Ctait
dans son destin de connatre semblable msaventure.
Lanimosit peut engendrer lamiti et les btiments
finissent par tomber en ruine.
Un importun apporta le lit souill au prophte et lui
dit :
u Vois ce qua fait ton invit ! *
Le prophte rpondit en souriant :
u Apporte-moi une cruche deau afin que je nettoie
ceci toyt de suite !
- O don de Dieu! sexclama alors son entourage,
Contes soufis 111
que nous soyons sacrifis pour toi ! Cest nous de nous
occuper de ceci. Ne ten soucie pas ! Ce travail est fait
pour la main et non pas pour le cur. Nous mettons
notre bonheur dans le fait dtre tes serviteurs. Si toi-
mme tu assures le service, quelle sera notre utilit?
- Je comprends, dit le prophte, mais il y a dans tout
cela une sagesse cache ! s
Chacun attendit donc la rvlation de ce secret. Le
prophte nettoya le lit de son hte avec grand soin.
Or, linfidle possdait une statuette qui lui venait de
ses anctres. En chemin, il saperut soudain quil lavait
gare. Plein dangoisse, il se dit : u Srement, je lai
oublie dans ma chambre. N
I1 rpugnait revenir sur les lieux de sa honte mais
lavidit fut la plus forte et il rebroussa chemin. Arriv
la demeure du prophte, il vit que celui-ci tait en train
de laver de ses propres mains le lit souill. Sur-le-
champ, il oublia sa statuette et poussa de grandes
lamentations. I1 se frappa le visage des deux mains et se
cogna la tte contre les murs si bien que son visage se
couvrit de sang. Le prophte voulut le calmer mais,
alerte par ses cris, la foule accourut. Lhomme se
prostnerna devant le prophte en disant :
<< O toi ! La quintessence de lunivers ! Tu obis aux
ordres de Dieu ! Moi qui ne suis quune parcelle infime,
jexprime ma honte devant toi! N
A la vue de cette effusion, le prophte le prit dans ses
bras et le calma. I1 ouvrit lil de son me.
Sil ne pleuvait pas, lherbe ne resplendirait pas. Si
lenfant ne criait pas, on ne lui donnerait pas de lait.
Lil qui pleure est ncessaire. Ne mange pas excessive-
ment car le pain ne fait quaugmenter la soif de son
essence.
Touch par la tendresse du prophte, lhomme
sveilla comme sil sortait dun long somme. Le pro-
phte lui aspergea le visage avec de leau et dit :
<< Viens moi pour trouver la vrit car tu as
beaucoup de chemin parcourir sur cette voie. B
112 Le Mesnevi

Le soulagement

Un jour, pris dextase, un soufi dchira sa robe. I1


appela ce vtement FERRACE (soulagement). Cette
appellation fit fortune et chacun voulut porter pareil
vtement mais seul le prcurseur connut le soulage-
ment. La foule, elle, neut que la lie du vin. Une chose
peut tre pure lintrieur, mais le nom de la chose est
comme la lie du vin pour les suiveurs. Si vraiment tu
dsires connatre la vrit, dchire, toi aussi, ta robe et
tu connatras le soulagement.
Un soufi est celui qui recherche la puret. Ne croyez
pas que ce soit une question de parure ou une affaire de
tailleur !

Le paon

Le moment est venu de dcrire le paon qui se pavane.


Son seul souci est de capter lattention dautrui sans
mme connatre la raison de cette manire dagir. I1 est
comme un pige qui ignore tout du gibier car il nest
quun instrument et ne connat pas la finalit. Quelle
curieuse chose quun pige! I1 fonctionne mais nen
retire aucun profit.
O mon frre ! Tu as runi autour de toi tous tes amis.
Tu as pass de bons moments avec eux puis, tu les as
tus ! Depuis que tu es au monde, tu ne fais que cela. Tu
Contes soufis 113
essaies dattraper les gens avec le pige de lamiti.
Mais, tu nobtiendras rien de ton entourage. Une
grande partie de ta vie sest dj coule. La nuit est en
train de tomber et toi, tu songes encore poser tes
piges! Tu captures une bte, tu en libres une autre.
Cest l le jeu dun enfant ignorant. Quand viendra la
nuit, tous tes piges seront vides. Tout ceci nest quun
boulet, une entrave qui gne ta marche. Tu te prends
ton propre pige et te prives de tes possibilits ! A-t-on
jamais eu connaissance dun chasseur victime de ses
propres piges ?
Le seul gibier intressant, cest lamour. Mais quel est
le pige qui sert sa capture? Mieux vaut tomber dans
les piges de lamour. Laisse tes piges et va vers les
siens.
En ce moment mme, lamour me glisse loreille
cette vrit : << I1 vaut mieux tre le gibier que le
chasseur ! >>

Indescriptible

Un jour, un derviche demanda un autre derviche sil


avait vu Dieu. Celui-ci rpondit :
<< Comment te dcrire lindescriptible? Laisse-moi te
raconter une petite histoire en guise de rponse. A
gauche se trouve une fournaise et droite une rivire de
vin. Parmi la foule des hommes, il en est qui tendent la
main vers la fournaise et dautres qui senivrent la
rivire. Mais le bien et le mal sont inverss. Ceux qui
tendent la main vers la fournaise se retrouvent la
rivire tandis que ceux qui senivrent au ruisseau sont
jets dans le feu. Un homme sur mille connat ce secret
et cest pourquoi si peu dentre eux choisissent le feu. Ils
114 Le Mesnevi
sont des favoriss de la fortune ceux qui se jettent dans
le feu sans mme jeter un regard la rivire de vin ! La
multitude, ivre du plaisir prsent, fait les frais de ce jeu.
Et le feu leur dit : O ignorants ! Ne vous mprenez pas
sur mon compte! E n vrit, je suis une fontaine, une
fontaine cache ! O Abraham ! I1 ny a ici ni fume ni
flammes si ce nest celles de Nemrod ! Si tu possdes la
sagesse dAbraham, le feu sera comme leau pour toi.
Sois comme le papillon attir par le feu. Son me dit :
Quand bien mme je possderais mille ailes, je les

brlerais toutes ! B
Lignorant me prend en piti cause de ma stupidit
et moi, jai piti de lui car je sais de quoi il sagit !

Nourriture

Un Arabe se tenait un jour sur le bord dune route


devant son chien qui agonisait. I1 se lamentait :
N Ai-je mrit pareil malheur? B
Un mendiant qui passait par l lui dit :
<< Pourquoi te lamentes-tu ?
- Je possdais un chien de bon caractre et le voici
qui est en train de mourir au milieu du chemin. I1 me
gardait la nuit, il chassait pour moi. I1 me protgeait des
voleurs et me pourvoyait en gibier!
- Et de quoi souffre-t-il?
- I1 meurt de faim!
- Prends patience car Dieu est gnreux envers ceux
qui attendent. Mais, dis-moi, quel est ce sac que tu
portes l?
- Cest ma nourriture. Cest elle qui me procure ma
force et ma vigueur.
- Pourquoi ne las-tu pas donne ton chien?
Contes soufis 115
- Ma piti ne va tout de mme pas jusque-l ! Je dois
payer si je veux manger mais les larmes ne cotent rien !
- O idiot! Une tranche de pain a-t-elle plus de
valeur que les larmes? Les larmes sont du sang. Cest le
chagrin qui les transforme en eau. I1 vaut mieux mourir
que gaspiller du sang! B
Quand le juste pleure, le ciel pleure avec lui.

Fiert

Un paon tait en train darracher ses plumes. Un sage


vint passer qui lui dit :
N O paon ! Pourquoi cherches-tu tenlaidir ? Cest
bien dommage darracher de si belles plumes. Comment
as-tu le cur dabmer ainsi cette merveilleuse parure ?
Tes plumes sont universellement apprcies. Les nobles
sen font des ventails. Les savants sen font des
marque-pages pour le Coran. Quelle ingratitude que la
tienne ! As-tu jamais pens Celui qui a cr ces plumes
ou bien le fais-tu exprs? Jamais, tu ne pourras les
remettre en place. Ne te lacre pas le corps par chagrin
car ce nest que blasphme. H
En entendant ces conseils, le paon se mit pleurer et
ses larmes murent toute lassistance. Le sage reprit :
<< Jai commis une erreur. Je nai fait que rajouter ta
peine. D
Le paon continuait darroser la terre de ses larmes et
ses pleurs taient comme des centaines de rponses.
Cessant enfin de pleurer, il dit au sage :
Toi, tu vois les couleurs et tu sens les odeurs. Cest
pour cette raison que tu ne comprends pas la multitude
de tourments que me valent ces plumes. Oh, combien
116 Le Mesnevi
de chasseurs ont-ils jet des flches pour pouvoir sen
emparer ? Je nai plus la force de rsister cette chasse
perptuelle. I1 ne me reste qu me sparer de mes
atours et me rfugier dans le dsert ou sur la
montagne. Quand je pense quil fut un temps o ces
plumes faisaient ma fiert ! >>
Chaque instant de fiert est une maldiction pour les
vaniteux.

Deux anges

Deux anges purs, nomms Hart et Mart, avaient t


condamns rester prisonniers au fond dun puits, au
beau milieu de lunivers. Ils taient connus pour leur
science de la magie et cette rputation attirait beaucoup
de monde. Eux se dfendaient de vouloir enseigner la
magie. A ceux qui insistaient, ils disaient :
a Nous nenseignons la magie que pour prouver les
hommes. >>
Les dsirs sont comme des chiens endormis. Le bien
ou le mal qui rside en eux reste cach. Bien quils
soient en apparence aussi immobiles que des bches de
bois, les trompettes du dsir retentissent ds que leur
intrt est veill. Des centaines de chiens se rveillent
ainsi. Bien des dsirs enfouis resurgissent. Chaque poil
de ces chiens devient une dent. I1 en va comme de la
braise qui se frotte au bois sec. On ne les voit pas
toujours car ils nont pas de gibier chasser.
Le malade a perdu son apptit. I1 na quun seul dsir :
recouvrer la sant. Mais quon lui montre une tranche
de pain ou un fruit et, sitt, la ncessit du rgime est
oublie! Si jamais il prend patience, la vue de cette
Contes soufis 117
nourriture lui est utile car elle le rend fort. Mais sil na
pas de patience, alors, mieux vaut quil ne la voie pas !

La gazelle

Un chasseur captura un jour une gazelle et lenferma


dans lenclos o il parquait ses nes et ses vaches. La
pauvre gazelle courait, gare, de-ci de-l. La nuit
venue, le chasseur apporta du foin pour les nes. Ceux-
ci avaient si grand-faim que cette vile nourriture leur
tait douce comme le sucre. La gazelle, tourdie par la
poussire, vaguait en tous sens. Etre uni son contraire
est une torture pire que la mort.
Toi aussi, tu subis cette torture sans mme ten
apercevoir. Loiseau de ton me est enferm dans la
mme cage que son contraire. Lesprit est comme un
faucon mais ta nature est celle du corbeau.
Pendant longtemps, cette gazelle au parfum de musc
se languit dans lenclos des nes. Elle se trouvait l
comme un poisson chou sur le rivage. Le musc et les
excrments se trouvaient runis en un mme lieu. Les
nes commencrent alors se moquer delle. Lun
disait :
<< Oh ! Oh ! Elle a le caractre dun sultan ! D
Un autre :
<< Sans doute possde-t-elle des perles ! >>
Quand ils furent rassasis, ils linvitrent cependant
satisfaire sa faim, mais la gazelle leur dit :
<< Je suis bien lasse et nai gure dapptit !
- Ah oui? firent les nes. Nous comprenons parfai-
tement. Tu as envie de faire des caprices. Tu as peur de
droger !
- Cest votre nourriture, dit la gazelle. Elle vous
118 Le Mesnevi
convient, mais moi, je suis lamie de lherbe frache. Jai
lhabitude de me dsaltrer leau pure des rivires. Sans
doute ce qui marrive tait crit dans mon destin. Hlas,
ma nature na pas chang et me voici dans la situation
dun pauvre dont le regard nest mme pas avide ! Mes
vtements sont peut-tre dfrachis mais moi-mme, je
suis encore toute frache ! Quand je pense quautrefoisje
mangeais mon gr des lilas, des tulipes et des iris !
- La nostalgie tgare ! rpliqurent les nes.
- Mon musc est mon tmoin! rpondit la gazelle.
Mme lambre et lencens lui portent le respect. Ceux
qui sentent font seuls la diffrence. Mon musc nest
certes pas destin aux amateurs de fange ! Oh ! comme il
est vain de proposer du musc qui apprcie lodeur du
crottin ! P
Dans ce bas monde, le salut est dans la nostalgie et la
solitude.

Le fil de Ipe

Lorsque Mohammed Alp Ulug Harezmchah eut pris


dassaut la ville de Sebsvar, les citadins implorrent sa
piti -:
K O chah ! Nous sommes tes serviteurs. Laisse-nous la
vie sauve et nous paierons la ranon que tu exigeras. Ne
serait-ce que pour quelques jours, accorde-nous la vie
sauve! B
Le sultan leur rpondit :
M I1 y a parmi vous un homme nomm Abou Bekr.
Tant que vous ne me laurez pas amen, votre vie ne
tiendra qu un fil. Si vous chouez, je vous passerai
tous au fil de lpe ! B
Contes soufis 119
Un homme apporta alors un sac dor et dit :
* N e nous demande pas une telle chose car, dans
notre ville, il nexiste personne de ce nom ! Cest comme
si tu cherchais de la poussire au fond dune rivire ! D
Sans jeter le moindre regard au sac dor, le sultan
dit :
<< adorateurs du feu ! Nesprez pas de salut si vous
ne mamenez pas cet Abou Bekr. Ne croyez pas que je
me contenterai, comme un enfant, de sacs dor et
dargent ! >>
Les habitants de Sebsvar se mirent donc fouiller les
moindres recoins de leur cit, dans lespoir de trouver
cet homme. Aprs trois jours et trois nuits de
recherches, on finit par dnicher un homme nomm
Abou Bekr. I1 tait chtif et maigre et vivait, malade et
afflig, au milieu des dcombres.
<< Viens vite! lui dirent les citadins, le sultan te
rclame ! Toi seul peux sauver notre ville du massacre.
- Si javais la force de marcher, rpliqua lhomme,
jaurais quitt ce lieu depuis bien longtemps. Je ne serais
pas rest parmi mes ennemis et aurais rejoint au plus
vite le pays de lami! >)
Alors, on plaa Abou Bekr dans un cercueil et on
lapporta au sultan.
Cet univers est comme la ville de Sebsvar. Beaucoup
dhommes de Dieu y sont gars et Dieu, ainsi que le
sultan Harezmchah, demande au peuple un cur pur.
Le prophte a dit : << Dieu ne regarde pas votre appa-
rence. Ne cherchez que la puret du cur. B Seuls les
hommes de cur mritent Ses regards. Toi, tu tes pris
pour un homme de cur et tu es devenu fier. Cest ainsi
que tu es sorti de la voie des hommes de cur.
Toi, tu dis au sultan : << Voici un cur pur! Cest ce
quon peut trouver de mieux dans la ville de Sebsvar ! D
I1 te sera rpondu : << Ici, ce nest pas un cimetire!
Pourquoi mapportes-tu un cadavre ? Nexiste-t-il pas un
cur pur auprs duquel se rfugient les citadins? B
120 Le Mesnevi
Noublie pas que les curs purs sont dissimuls dans
cet univers car la lumire est le contraire de lobscurit.

Piges

Le coq reprsente le dsir et lidole de la chair. I1 est


enivr dun vin empoisonn.
Si Adam navait eu le souci dassurer sa descendance,
il serait rest chaste par honte du dsir.
Satan demanda Dieu : << I1 me faut un pige puissant
pour donner la chasse au peuple ! B
Dieu lui montra lor, largent et les chevaux et dit :
<< Tu peux attirer le peuple avec tout cela !
- Cest assez tentant! reconnut Satan, mais je
cherche quelque chose de beaucoup plus puissant. >>
Et en lui montrant toutes ses mines, Dieu dit : <<
maudit ! Voici encore dautres piges !
- O protecteur! Cela est insuffisant! B rpondit
Satan.
Alors Dieu lui montra des monceaux de victuailles,
des sycreries et des vtements de soie.
<< O mon matre, implora Satan, prends piti de moi.
Cela seul ne me suffira pas pour enchaner les hommes
et distinguer les amoureux des hypocrites. Jai besoin
dun appt plus subtil ! D
Dieu proposa encore la boisson et la musique. Satan
fut admiratif mais resta insatisfait. Mais, quand Dieu lui
montra le pige de la beaut fminine, il se mit danser
de joie et exulta :
c Cest exactement ce quil me fallait ! >>
Quand il eut vu ces yeux langoureux susceptibles de
faire perdre la raison quiconque, ces joues enflam-
mer le cur des amoureux, ces grains de beaut, ces
Contes soufs 121
lvres dagate, ce reflet de lumire de vanit derrire un
voile si fin, ces manires, ces caprices, ces jeux, alors
Satan fut enfin satisfait.

La corde au cou

Un homme prtendit un jour tre un prophte suprieur


tous les autres. On lui passa une corde au cou et on
lamena devant le sultan. Curieux de connatre lorigine
de cette aberration, la foule se rassembla ainsi quune
fourmilire.
a Si la pauvret est un signe de prophtie, disaient les
gens, alors nous sommes tous prophtes. Nous sommes
bien tous semblables et nous sommes tous galement
venus de lautre monde. Quy a-t-il dextraordinaire
cela ?
- I1 y a une chose que vous ignorez, rpondit
lhomme. Vous tes venus sur terre par dcision du
destin mais vous avez voyag dans lignorance, comme
un enfant qui dort, inconscient des tapes. Vous avez
travers bien des contres, dans livresse ou dans le
sommeil. Vous navez rien su du chemin du haut et du
chemin du bas. Nous, nous avons parcouru lunivers
avec nos cinq sens et dans les six directions, veills et
joyeux. Nous avons vu lorigine et la finalit car nos
guides connaissaient bien le chemin. >>
Le peuple demanda au sultan de torturer cet homme
afin de faire un exemple, mais le sultan remarqua que
lhomme tait si maigre quune simple chiquenaude let
assomm. Son corps en tait presque transparent.
Le sultan se dit alors quil valait mieux essayer la
douceur car un langage tendre fait sortir le serpent de
son repaire.
122 Le Mesnevi
On fit vacuer le peuple et le sultan, plein de patience
et de douceur, lui demanda do il venait et sinforma de
ses conditions de vie.
44 O sultan! rpondit lhomme, ma maison, cest le
pays du salut et ma direction, cest le pays du blme. Je
nai ni demeure ni ami. Comment un poisson pourrait-il
habiter sur la terre? w
Pour le taquiner, le sultan lui demanda :
u Quel est ton plat prfr? >i Puis : << Quas-tu donc
bu pour tre ainsi ivre de bon matin?
.- Si javais du pain, rpliqua lhomme, je ne prten-
drais pas tre un prophte ! x1
Prophtiser devant un tel sultan est comme attendre
quune montagne fasse preuve de cur. La seule chose
que la montagne puisse faire, cest de renvoyer les mots
quon lui adresse. Et ce faisant, elle se raille. I1 ne sert
rien de parler de la vie un cadavre. Mais parle dor ou
de femmes et tous te suivront sans mme prendre garde
leur existence. Dis-leur : I< Une belle femme est
amoureuse de toi. Va! elle tattend. N Aussitt, ils
courront dans la direction que tu leur indiques.
Mais, si tu parles le langage de la vrit et dis : I< Dans
cet univers phmre, prparons-nous lunivers de la
vrit ! Quimporte lphmre puisque lternit est
possible! x1 Sache alors quils voudront te tuer et ne
crois pas quils fassent cela pour protger leur religion !
Le sultan demanda :
<< Quest-ce que la rvlation? Quel bnfice un
prophte tire-t-il de ses activits ?
--Tout ce que dit un prophte finit par arriver,
rpondit lhomme. Peut-il exister un royaume qui ne
dsire pas se joindre lui? La rvlation dun prophte,
sans mme parler de moi, vaut bien linspiration dans le
coeur dune abeille! La rvlation que Dieu a faite
labeille a rempli sa demeure de miel. Par sa rvlation,
Dieu a rempli lunivers de miel! Et, comme lhomme
possde la lumire du cur, sa rvlation ne saurait
valoir moins que celle dune abeille. B
Contes soufis 123

Lorigine de lorigine

Un amoureux tait en train de dcrire sa bien-aime


tout ce quil avait fait pour elle :
* Jai fait beaucoup de choses pour toi. Par ta faute,
jai t la cible de beaucoup de flches. Mes biens se
sont envols et ma dignit en mme temps. Ah!
combien jai souffert par amour pour toi ! I1 ny a plus ni
soir ni matin pour mapporter le sourire. >>
Ainsi faisait4 la liste des breuvages amers quil lui
avait fallu absorber. I1 ne faisait pas cela dans le but de
culpabiliser sa bien-aime, mais plutt pour lui prouver
sa sincrit. Car la soif des amoureux ne comble aucun
instinct. Sans se lasser, il dcrivait ses peines. Comment
un poisson pourrait-il se lasser de leau?
Quand il avait fini de parler de ses dboires, il
ajoutait :
* Et je ne tai encore rien dit ! >>
I1 tait comme la chandelle qui ignore sa flamme et
fond en larmes.
Sa bien-aime lui rpondit :
Cest vrai, tu as fait tout cela pour moi. Mais
maintenant, prte-moi loreille et coute ceci : Tu nes
pas all jusqu lorigine de lorigine de lamour et tout
ce que tu as fait nest que peu de chose !
- Dis-moi quelle est donc cette origine?
- Cest la mort, la disparition, linexistence. Tu as
tout fait pour prouver ton amour, sauf mourir ! >>
A cet instant mme, lamoureux rendit lme dans la
joie et cette joie lui resta, ternelle.
124 Le Mesnevi

Pleurs

Un disciple rendit un jour visite son matre. I1 le


trouva en train de pleurer et se mit, lui aussi, pleurer
encore plus fort.
Quand deux amis se taquinernt, celui qui a de bonnes
oreilles rit une seule fois mais le sourd rit deux fois car
son premier rire nest quune imitation. Sans compren-
dre, il rit avec tout le monde. Puis, quand on lui
explique la cause de lhilarit gnrale, il rit une seconde
fois.
Un imitateur est comme un sourd. I1 vit dans le plaisir
et dans la joie sans savoir ce que sont le plaisir et la joie.
La lumire du matre se reflte dans son cur. La joie
du disciple drive de celle de son matre. Ceux qui
croient que cet tat leur est propre sont comme un
panier sur leau. Quand on le sort de leau, il se rend
compte que leau appartient la rivire.

Dsir

Une esclave, sous lempire du dsir, avait appris un


ne faire lamour avec elle et lanimal y avait pris got.
Lesclave utilisait une courge afin de contrler les
assauts de lne. Cest--dire quau moment de lunion,
cette chienne enfilait la courge sur le membre de la bte
afin de nen recevoir que la moiti car, sans cette
prcaution, son vagin et ses intestins eussent t
dchirs.
Contes soufis 125
La matresse de lesclave stonnait de voir son ne
dprir de jour en jour. Nul vtrinaire ne dcouvrait le
secret de cette maladie. Or, un jour, par la fente de la
porte, elle aperut son esclave sous lne. A cette vue,
elle tomba dans ladmiration et aussi dans la jalousie.
e Comment cela est-il possible? Je mrite cela bien
plus quelle ! Nest-ce pas mon ne aprs tout ? >>
Lne tait pass matre dans sa besogne. La table
tait mise et les bougies allumes. La matresse joua les
innocentes et frappa la porte.
<< Vas-tu continuer longtemps balayer cette curie?
Allons! Ouvre! >>
Vesclave cacha en hte son attirail et ouvrit, un balai
la main. La matresse lui ordonna alors daller en ville
faire une course. En ralit, la conversation fut plus
longue mais nous prfrons abrger ces bavardages !
Une chienne avait donc remplac lautre. Ivre de
dsir, elle referma la porte. Enfin seule! Sa joie fut
son comble lorsquelle mesura dun regard le dsir de
lne.
Le dsir rend le cur aveugle et sourd. Mme un ne
sduit une beaut. Le dsir masque la laideur et cest de
cette manire quil prend au pige mme les hommes
senss. Si le dsir a pu transformer un ne en bel
homme, que se serait-il pass si on avait un bel homme
sa place! Cest lexcs de nourriture qui alimente le
dsir. Sois sobre ou marie-toi si tu veux tre raisonna-
ble !
En pleine extase, la femme attira lne elle. Mais sa
punition ne tarda gure. Pour satisfaire son dsir, elle
tait monte sur la tablette dont se servait lesclave.
Quand lne sapprocha, elle souleva ses jambes. Le
membre de lne tait comme un fer chauff blanc.
Bien dress, lanimal pntra la femme et la dchira
dun coup. Lcurie fut remplie de sang. La tablette
tomba dun ct et la femme de lautre.
Une mort honteuse engendre la honte. As-tu jamais
vu la victime dun ne? Ecoute : Ton ego animal est
126 Le Mesnevi
comme lne mais il est encore pire de se trouver
dessous. Si toi, tu meurs un jour cause de ton dsir,
sache que tu es plus bas que cette femme. Son dsir lui a
fait surestimer son apptit et cest pour cela que la mort
la prise la gorge. Ne laisse pas tes dsirs tentraner
hors du juste milieu. Le dsir veut tout possder mais il
tempche de rien avoir. Garde-toi du dsir, avide et
fils davide !
Lesclave, elle, pleurait dans les rues.
<< O ma matresse! Tu as voulu loigner la vraie
matresse! Tu nas pas voulu que je tinitie. Et tu es
morte par ignorance. Tu mas emprunt mes pratiques
mais tu nas pas os te renseigner plus avant. O femme
idiote ! Tu nas vu que lapparence et nas pas song au
contenant ! Tu as bien vu le membre luisant de lne
mais que nas-tu vu aussi la courge ! Lamour de lne ta
tellement excite que tu en es devenue aveugle ! >>
Bien des hommes, une canne la main, se prennent
pour Mose ou Jsus.

Rve

Une nuit, un derviche, retir dans sa cellule, fit un rve.


I1 vit une chienne qui tait pleine et entendit les
aboiements des chiots. Cela lui parut trs trange.
u Comment ces chiots peuvent-ils aboyer avant mme
dtre ns? se demanda-t-il. Personne en ce bas monde
na jamais entendu parler de semblable chose ! B
A son rveil, sa stupfaction ne fit quaugmenter. Et
comme il tait seul dans sa cellule et que personne
ne pouvait laider percer ce mystre, il sadressa
Dieu :
Contes soufis 127
M Seigneur ! Je suis frapp de stupeur devant cette
nigme ! B
Du monde de linconnu, parvint cette rponse :
<< Ce rve est la reprsentation du discours des igno-
rants. Car ils parlent alors quils ne sont pas encore sortis
des voiles qui les entourent. Leurs yeux sont ferms et ils
bavardent inutilement. Cest aussi vain que laboiement
dun chiot dans le ventre de sa mre. Il aboie mais il ne
sait mme pas ce que cest que le gibier ni ce que cest que
monter la garde. Il na encore vu ni loup ni voleur. >>
Le dsir de se mettre au premier plan aveugle les
ignorants et leurs paroles sont tmraires. Ils dcrivent
la lune sans lavoir vue et vendent de lair leurs clients.
Cherche des clients qui te cherchent vraiment. Ne te
proccupe pas de nimporte lequel dentre eux. Car il est
mauvais dtre amoureux de deux bien-aims !

Baraka

Tout prs du Temen, dans la ville de Darvan, vivait un


homme plein de gnrosit, de bont, de maturit et de
raison. Sa demeure tait le rendez-vous des dmunis,
des pauvres et des mlancoliques. I1 avait pour coutume
de leur distribuer le dixime de ses rcoltes.
Quand le bl devenait farine et quon en faisait du
pain, il en distribuait un dixime. Quelle que soit la
nature de sa rcolte, il faisait ainsi, quatre fois lan,
semblable distribution.
Un jour, il donna ces conseils ses enfants :
e Lorsque je serai mort, perptuez cette tradition afin
que la baraka soit sur votre rcolte. Le fruit dune
rcolte provient de linconnu car cest Dieu qui nous le
fournit. Si vous disposez convenablement de ses lar-
128 Le Mesnevi
gesses, la porte du profit souvrira pour vous. Ainsi
font les paysans qui sment sans plus attendre une
partie de leur rcolte. I1 peut arriver que ce qui est
sem soit plus important en quantit que le reliquat.
Quimporte ! Ils ont confiance ! De mme, le cordon-
nier se prive de tout pour acheter des peaux, car cest
l la source de son revenu. Mais la terre ou le cuir ne
sont en fait que des voiles. Et la vritable source de
gain, cest ce que Dieu nous offre. Si vous restituez vos
gains la source, vous rcuprez votre mise au centu-
ple. Imaginez que vous ayez plac vos gains lendroit
o vous supposez que se trouve leur source et que rien
ne pousse pendant deux ou trois ans. Il ne vous reste
plus qu implorer Dieu.
<< Noubliez pas : cest lui qui nous procure joie et
ivresse, pas le vin ni le haschisch. Aucune aide vritable
ne nous viendra de vos oncles, de vos frres, de votre
pre ou de vos enfants. Sachez-le : un jour viendra o ils
sloigneront de vous et vos amis deviendront vos
ennemis. Pendant toute votre vie, ils nauront fait que
barrer votre chemin ainsi que des idoles.
4< Si un ami sloigne de toi avec rancune, jalousie ou

colre, ne ten attriste pas. Bien au contraire, fais des


aumnes et rends grce Dieu car cest par ignorance
que tu tais attach cet ami. Mais maintenant, tu tes
dgag de ses filets. Cherche donc un vritable ami. Le
vritable ami est celui dont lamiti ne se laisse refroidir
par rien, mme pas la mort.
4< Noubliez pas ceci : semez votre graine sur la terre
de Dieu afin que votre rcolte soit labri des voleurs et
des calamits. A tout moment, le diable nous menace de
pauvret. Ne lui servons pas de gibier. Au contraire,
donnons-lui la chasse car il nest pas digne que le faucon
du sultan soit pris en chasse par une perdrix. B
Mais ce sage semait la graine de la sagesse sur un
terrain aride. Dans les paroles du sage, il se trouve des
milliers dexhortations utiles. Encore faut-il une oreille
pour les entendre. Qui est mieux mme de conseiller
Contes soufis 129
que les prophtes puisque leurs paroles font boiiger les
montagnes !
Les montagnes ont profit de leurs conseils mais, bien
des hommes leur ont jet des pierres. Cest ainsi que,
hypnotiss par lide de sacrifier un dixime de leurs
gains, bien des hommes oublient la baraka quils obtien-
draient en agissant ainsi.

Une poigne de terre

Dieu a cr lhomme de telle sorte quil puisse distin-


guer le bien du mal. Un jour, il demanda lange
Gabriel daller lui chercher une poigne de terre. Mais,
quand celui-ci tendit la main, la terre recula et dit en se
lameptant :
<( O ange! Pour lamour de Dieu! pargne-moi! Au

nom de la science que Dieu ta confie, ne me nuis pas !


Tu commerces avec Dieu chaque instant. Tu es le
matre des anges et le messager du prophte. Tu as eu
des rvlations. Tu es un ange suprieur car tu insuffles
lesprit lme tout comme Izrafel insuffle lme au
corps. Lorsquil souffle dans sa trompette, le corps se
ranime mais quand cest toi qui embouches la trom-
pette, le cur ressuscite la lumire. Michal nous
fournit la nourriture du corps, mais toi, tu nourris le
cur! De mme que la misricorde lemporte sur la
colre, de mme toi, tu lemportes sur Azral! >>
Ainsi parla la terre. Gabriel, mu par ses pleurs, sen
revint auprs de Dieu et lui dit :
<< Je nose pas diffrer lexcution de tes ordres mais
tu sais ce qui sest pass entre la terre et moi. I1 met
t facile de ten ramener une poigne si elle ne mavait
intimid en invoquant un de tes noms! >>
130 Le Mesnevi
Dieu dit alors Michal :
<< Va sur la terre et ramne-men une poigne ! >>
Mais la terre, pleine de feu, exprima ses tourments
lange :
<< Au nom de Celui qui ta fait le soutien des cieux,
pargne-moi! Tu es celui qui pse le don de chaque
crature, celui qui dsaltre les assoiffs. Prends piti de
moi. Vois les larmes de sang que je verse! >>
Un ange est une manifestation de la misricorde
divine et il ne met pas de sel dans la blessure dun
malade. Ainsi, Michal sen retourna vers Dieu sans
avoirfiaccomplisa tche. I1 lui dit :
u O Seigneur qui connas locculte et lapparent ! Les
larmes de la terre ont dress un obstacle sur mon
chemin. Je connais la valeur des larmes et nai pu me
montrer insensible. >>
Alors, Dieu dit Izrafel :
<< Va me chercher une poigne de terre. B
A peine Izrafel fut-il parvenu destination que la
terrefirecommena se lamenter en disant :
N O sve de la vie ! De ton souffle tu ressuscites les
morts! Ton souffle plein de misricorde ranime luni-
vers tout entier. Tu es le soutien de la terre et lange de
misricorde. Au nom de Dieu, ne me fais aucun mal.
Car le doute me tenaille. Toi, tu es fidle au Misricor-
dieux et Dieu est celui qui neffraie personne, pas mme
loiseau. Par piti, sois aussi clment que tes deux
prdcesseurs ! >>
Ainsi Izrafel sen retourna vers Dieu :
<< Tu as ordonn mes oreilles daller chercher de la
terre et tu as ordonn le contraire ma raison. Que ta
misricorde soit plus grande que ta colre ! B
Alors, Dieu dit Azral :
<< Apporte-moi une poigne de terre sans plus tergi-
verser! B
Or, la terre recommena se lamenter :
<< Au nom du Misricordieux ! Au nom du Tout-Puis-
sant ! Laisse-moi ! car Dieu ne refuse pas qui demande. >>
Contes soufis 131
Azral rpliqua :
a Je nai pas le pouvoir de diffrer un ordre du Tout-
Puissant !
- Mais Dieu, dit la terre, ordonne dtre sage et de
pardonner !
- La sagesse, dit Azral, peut sinterprter de diff-
rentes manires, mais lorsquon a un ordre aussi strict, il
ny a gure lieu dinterprter. Tes larmes et tes soupirs
brlent mon cur. Ne crois pas que je sois inaccessible
la piti. Peut-tre mme suis-je plus compatissant que
ceux qui mont prcd. Mais, si, sur lordre de Dieu, je
gifle un orphelin, et si un homme de bonne volont lui
offre du halva, mon geste vaudra mieux que le sien. I1 y
a un prsent dans toute preuve. Lagate est toujours
cache dans la boue. Puisque cest Lui qui tinvite,
viens ! Cette invitation ne te vaudra quhonneur et joie !
Mieux vaut obir aux ordres de Dieu. Pour moi, je nai
pas la force dy rsister. n
Puis, comme la terre persistait dans sa requte :
N Je suis comme un crayon entre deux doigts. Je ne
fais quobir ! >>
Et, tandis que la terre lcoutait, il en prit de quoi se
remplir la main. Et la terre se trouva ainsi comme
lenfant que lon emmne de force lcole.
Dieu dit alors Azral :
4< Jente nomme arracheur desprits !
- O mon matre! dit Azral, si telle est ma tche,
toute crature sera mon ennemie. Ne fais pas de moi
lennemi de toute crature ! >>
Dieu rpondit :
u Ne crains rien. Je crerai des maux de tte, des
convulsions.. . et bien dautres choses comme raisons
apparentes de la mort et nul ne te tiendra pour
responsable.
- O mon matre! I1 y a sans doute des sages parmi
tes serviteurs qui dchireront ce voile !
- Ceux-l savent quil existe un remde tout
chagrin et que seul le destin est irrmdiable. Ceux qui
132 Le Mesnevi
regardent lorigine ne te verront pas. Bien que tu sois
cach aux yeux du peuple, tu es toi-mme un voile pour
ceux qui voient la vrit. Puisque, pour eux, le destin a
la douceur du sucre, quauraient-ils craindre? Si tu
dmolis les murs dune prison, pourquoi veux-tu que les
prisonniers saffligent? Pourquoi diraient-ils : Quel
dommage davoir bris un si beau marbre! Aucun
prisonnier nest triste de sortir de prison, si ce nest celui
qui est destin au gibet. Celui qui dort en prison et rve
aux jardins de ?oses se dit : O mon Dieu, laisse-moi
profiter de cet Eden ! Quand il dort, il na pas envie de
se rveiller. >>
Lme endormie ignore le corps, que celui-ci soit dans
le jardin de roses ou dans le feu. Quel beau rve :
Visiter le paradis sans mourir !

Les babouches prcieuses

Eyaz, qui tait un homme au cur pur, avait enferm


ses babouches et son manteau dans une pice. I1 sy
rendait chaque jour et, comme ces babouches et ce
manteau constituaient tout son avoir, il se disait :
<< Tiens ! Vois ces babouches ! Tu nas pas lieu dtre
fier! >>
Mais des jaloux le calomnirent auprs du sultan en
disant :
<< Eyaz possde une pice o il accumule de lor et de
largent. La porte est bien ferme et personne ny entre
que lui !
- Cest trange, dit le sultan. Que peut-il possder
quil dsire cacher mes yeux? Tchons de percer ce
mystre sans quil se doute de rien. >>
Contes soufis 133
I1 appela un de ses mirs et lui dit :
<< A minuit, tu ouvriras cette cellule et y prendras tout
ce qui te semble intressant. Tout ce que tu auras
trouv, montre-le tes amis. Comment cet avare peut-il
songer accumuler des trsors alors que je suis si
gnreux ? >>
A minuit, lmir se rendit la cellule avec trois de ses
hommes. Ils staient munis de lanternes et se frottaient
les mains en se disant :
<< Lordre du sultan est gnreux car ainsi, nous
rcuprerons pour notre profit tout ce que nous trouve-
rons. >>
En fait, le sultan ne doutait pas de son serviteur mais
dsirait seulement donner une leon aux calomniateurs.
Cependant, son cur tremblait et il se disait :
<< Si vraiment il a fait une pareille chose, il ne faut pas
que sa honte soit publique car, quoi quil arrive, il est
mon bien-aim. Dailleurs, il est bien au-dessus de ce
genre de calomnies ! >>
Celui qui a de mauvaises penses compare ses amis
lui. Les menteurs ont compar le prophte eux. Et
cest ainsi que les calomniateurs en virent avoir de
mauvaises penses envers Eyaz.
Lmir et ses hommes finirent par forcer la porte et
pntrrent dans la pice, brlants de dsir. Hlas! Ils
ne virent l que la paire de babouches et le manteau ! Ils
se dirent :
<< I1 est impensable que cette pice soit ainsi vide.
Ces objets ne sont l que pour dtourner latten-
tion. >>
Ils allrent chercher une pelle et une pioche et
commencrent creuser de tous cts. Mais chacun des
trous quils creusaient leur disait :
<< Cet endroit est vide. Pourquoi donc louvrez-
vous? >>
Finalement, ils rebouchrent les trous, pleins de
dception car loiseau de leur dsir tait rest sur sa
faim. La porte dfonce et le sol labour restaient
134 Le Mesnevi
comme tmoins de leffraction. Ils sen revinrent, cou-
verts de poussire, auprs du sultan. Celui-ci, faisant
mine dignorer leur dconvenue, leur dit :
u Que se passe-t-il ? O sont les sacs dor ? Si vous les
avez laisss quelque part, alors o est la joie sur vos
visages? N
Ilsrpondirent :
e O sultan de lunivers! Si tu fais couler notre sang,
nous laurons mrit. Nous nous en remettons ta piti
et ton pardon.
- Ce nest pas moi de vous pardonner, rpliqua le
sultan, mais plutt Eyaz car vous avez attaqu sa
dignit. Cette blessure est sur son cur. Bien que lui et
moi, nous ne fassions quun, cette calomnie ne me
touchait pas directement. Car si un serviteur commet
une chose honteuse, sa honte ne rejaillit pas sur le
sultan! N
Le sultan demanda donc Eyaz de juger lui-mme les
coupables, disant :
e Mme si je tprouvais mille fois, jamais je ne
trouverais chez toi le moindre signe de trahison. Ce
serait plutt les preuves qui auraient honte devant toi !
- Tout ce que tu mas donn tappartient, rpondit
Eyaz. Moi je ne pse que ce manteau et cette paire de
babouches. Cest pour cela que le prophte a dit :
Celui qui se connat connat aussi son Dieu ! Cest

toi de juger car, devant le soleil, les toiles disparais-


sent. Si javais su me passer de ce manteau et de ces
babouches, ces calomnies nauraient pas eu lieu ! s
Contes soufis 135

Le feu de la nostalgie

Medjoun, spar de sa bien-aime, tait tomb malade


et le feu de la nostalgie faisait bouillir son sang. Un
mdecin vint pour le soigner mais, lorsquil mit le doigt
sur le sige de sa douleur, lamoureux poussa un cri :
- Laisse-moi ! Si je dois mourir, ce sera tant pis ! >>
Le mdecin rpliqua, tonn :
<< Toi qui ne crains pas le lion et qui es chaque soir
entour danimaux sauvages, les effrayant par la seule
force de ton amour ! Que signifie cette peur subite? >>
Medjoun rpondit :
<< Je nai pas peur de la maladie car je suis plus patient
que la montagne. Mon corps est content de la maladie.
Le chagrin est mon lot quotidien et mon corps est plein
de Leila. Aussi ai-je craint quen me faisant une saigne,
tu ne blesses ma bien-aime ! B

Acte manqu

Un homme pieux avait une femme trs jalouse. I1


possdait une servante aussi belle que les houris. Sa
femme, afin de le protger de la tentation, sarrangeait
pour ne jamais le laisser seul avec elle. Elle exerait un
contrle permanent si bien que ces deux bien-aims ne
trouvaient jamais dinstant propice lunion.
Mais, quand la volont de Dieu se manifeste, les
remparts de la raison scroulent sous les coups de
linadvertance. Quand lordre de Dieu apparat, quim-
porte la raison ! Mme la lune disparat !
136 Le Mesnevi
Un jour, la femme partit pour le hammam, accompa-
gne de sa servante. Mais, sur le chemin, elle se rappela
soudain avoir oubli demporter sa bassine. Elle dit sa
servante :
<< Cours ! Va comme loiseau la maison et ramne-
moi ma bassine dargent ! >>
La servante fut remplie de joie de voir ses espoirs se
raliser. Elle se disait :
<< Le matre doit tre la maison en ce moment.
Ainsi, je pourrai munir lui. D
Elle courut donc vers la demeure de son matre, la
tte pleine de ces agrables penses. Depuis six ans, en
effet, elle portait ce dsir en elle. Elle vivait dans
lespoir de passer un moment avec son matre. Aussi ne
courut-elle pas vers la maison. Non, elle y vola plutt.
Elle y trouva son matre seul. Le dsir entre ces deux
amoureux tait si intense quils ne songrent mme pas
fermer la porte clef. Ils sombrrent ainsi dans
livresse et mlrent leurs deux mes.
La femme, qui attendait toujours sur le chemin du
hammam, se rendit compte soudain de la situation.
<< Comment ai-je pu envoyer cette servante la
maison ? Nest-ce pas rapprocher le feu du coton ? Le
blier de la brebis? D
Et elle se hta vers sa maison. La servante courait
sous lemprise de lamour mais elle, elle courait sous
lemprise de la crainte. Et la diffrence est grande entre
lamour et la crainte. A chaque souffle, le sage se
rapproche du trne du chah mais lhomme pieux fait en
un mois le trajet dun jour.
La femme arriva enfin la maison et ouvrit la porte.
Le grincement des gonds mit un terme la flicit des
amoureux. La servante se leva dun bond tandis que
lhomme, prostern, se mit prier. Voyant sa servante
ainsi dfaite et son mari en prire, la femme fut prise de
soupons. Elle souleva la robe de son mari et constata
que son membre tait souill ainsi que ses cuisses et ses
jambes. Elle se frappa la tte des mains.
Contes soufis 137
<< imprudent ! Cest ainsi que tu pries ! Cette salet
qui est sur ton corps est-elle digne de ltat de prire et
de rappel! >>
Si tu demandes un infidle qui a cr lunivers, il te
rpondra : << Cest Dieu! Cest Lui qui la cr ainsi
quen tmoigne toute la cration. >> Mais les uvres des
infidles, qui ne sont que blasphmes et mauvaises
penses, ne correspondent gure cette affirmation,
comme il en va pour lhomme de notre histoire.

La perle
I1 y avait un homme, nomm Nasuh, qui soccupait au
hammam du service des femmes. Son visage tait trs
effmin, ce qui lui permettait de dissimuler sa virilit.
Ctait un matre dans lart du dguisement. Et, depuis
des annes quil agissait ainsi, personne navait dcou-
vert son secret. Mais, en dpit de son visage et de sa voix
flte, son dsir tait ardent. I1 couvrait sa tte dun
voile mais ctait un jeune homme bouillant.
Souvent il se repentait de cette activit mais son dsir
reprenait le dessus. Un jour, il alla voir un sage afin que
celui-ci lui procure le secours de ses prires. Le sage
comprit demble la situation et nen laissa rien paratre.
Ses lvres taient comme cousues mais, dans son cur,
les secrets taient dvoils. Car ceux qui connaissent les
secrets ont la bouche ferme dun sceau.
Ainsi, avec un lger sourire, il dit au jeune homme :
<< Que Dieu te fasse repentir de ce que tu sais! >>
Cette prire traversa les sept cieux et fut agre car
les prires de ce cheikh taient diffrentes des autres.
138 Le Mesnevi
Dieu cra donc un prtexte pour tirer Nasuh de la
situation dans laquelle il stait mis. Un jour, alors que
Nasuh remplissait une bassine deau, la fille du sultan
gara une perle. Ctait lun des joyaux qui ornaient ses
boucles doreilles. Toutes les femmes prsentes se
prcipitrent de tous cts pour la retrouver et lon
ferma les portes. On eut beau fouiller partout, la perle
demeura introuvable. Pour ne rien ngliger, il fut dcid
dinspecter les personnes prsentes, de regarder dans
leur bouche, leurs oreilles et dans tous les trous et
fentes. On ordonna chacune de se dvtir pour tre
fouille.
Nasuh, retir dans un coin, le visage ple, manqua
svanouir de peur. I1 pensait la mort et son corps
tremblait comme, une feuille. I1 se disait :
<< O mon Dieu ! Jai beaucoup pch ! Jai manqu
mes bonnes rsolutions. Et quand viendra mon tour
dtre fouill, qui peut dire combien de tortures je
subirai? Je sens dj lodeur de roussi de mes poumons.
Ah! Je ne souhaite personne, ft-il infidle, de
connatre pareille passe! Plt au ciel que ma mere ne
met pas enfant ! Ou quun lion met dvor ! O mon
Dieu ! Je me confie en Ta misricorde. Prends piti de
moi ! Accorde-moi la grce car chaque pore de ma peau
est comme mordu par un serpent. Si tu couvres ma
honte, je me repentirai de tous mes pchs. Accepte
encore une fois mon repentir et si je nhonore pas cette
promesse, fais de moi ce que Tu voudras ! >>
Tandis quil marmonnait ainsi, Nasuh entendit quel-
quun dire :
M On a fouill presque tout le monde. Mais o est
donc pass Nasuh? Quelle vienne afin de subir, elle
aussi, la fouille. >)
En entendant cela, Nasuh scroula comme un mur
qui seffondre. Sa raison labandonna et il demeura au
sol, inanim. Dans cet tat, alors quil tait hors de lui-
mme, il put atteindre le secret de la vrit. Alors que
rien ne subsistait de son existence, une faveur fut faite
Contes soujis 139
son me. Celle-ci schappa de la raison pour rejoindre
la vrit. Ce fut alors que dferla la vague de la
misricorde.
Soudain quelquun cria :
Voici la perle! Je viens de la trouver! Rassurez-
vous et rjouissez-vous avec moi ! >>
Les femmes battirent des mains en disant :
<< Tout sarrange ! >>
Lme de Nasuh revint la surface et ses yeux
revirent le jour. Chacun lui faisait des excuses pour
avoir dout de son honntet.
<< Nous tavons calomnie, Nasuh ! Mais comme cest
toi qui tais la plus proche de la fille du sultan, ntait41
pas normal que tu sois souponne en premier? >>
En fait, les femmes auraient bien voulu commencer la
fouille par elle, mais, par respect pour son intimit avec
la fille du sultan, elles avaient voulu lui laisser ainsi une
occasion de se dbarrasser de la perle. Tandis quelles
faisaient amende honorable, Nasuh disait :
<< Ne vous excusez pas. Je suis coupable et ma
culpabilit dpasse la vtre. Ce qui marrive est une
faveur de Dieu mais, en ralit, je suis pire que vous ne
vous limaginez. Tout ce que vous avez pu dire mon
sujet nest pas le centime de mes pchs. Qui croit
connatre mes fautes nen sait en fait quune infime
partie. Dieu, qui jette un voile sur toute honte, connais-
sait bien mes pchs. Iblis, qui fut un temps mon matre,
tait devenu mon disciple. Dieu connaissait mes fautes
mais il l a a caches pour mpargner la honte. Avec sa
misricorde, il ma ouvert le chemin du repentir. Mme
si chacun de mes poils devenait une langue, cela ne
suffirait pas pour exprimer ma gratitude. >>
Quelque temps aprs, quelquun vint le voir de la part
de la fille du sultan pour linviter accomplir son service
au hammam. Elle ne voulait, lui dit-on, tre servie que
par elle. Nasuh rpondit :
<< Va! Je suis sorti de cette impasse. Dis que Nasuh
est malade! >>
140 Le Mesnevi
Et il se disait :
<< Je suis mort et ressuscit! Cet instant de peur que
jai vcu est inoubliable. Aprs un tel avertissement,
seul un ne persvrerait dans lerreur ! >>

Lne et le renard

Un paysan possdait un ne, tique et dcharn, qui


errait, du couchant au lever du soleil, dans les dserts de
rocailles sans rien manger, lamentable. Or, dans cette
contre, il y avait une fort entoure de marais sur
laquelle rgnait un lion, grand chasseur. Ce lion se
trouvait alors puis et meurtri la suite dun combat
avec un lphant. I1 tait si faible quil ne trouvait plus la
force de chasser. Si bien que lui et les autres animaux se
trouvaient privs de nourriture. En effet, ces derniers
avaient lhabitude de se nourrir des restes du lion. Un
jour, le lion ordonna au renard :
<< Va me chasser un ne. Trouves-en un dans la prairie
et dbrouille-toi pour me lamener ici par ruse. En
mangeant sa chair, je reprendrai force et me remettrai
chasser. I1 men faudra fort peu et je vous laisserai le
reste. Pratique tes sortilges et ramne-moi un ne ou
un buf. Emploie tout moyen ta convenance, mais
arrange-toi pour quil sapproche de moi.
- Je suis ton serviteur, dit le renard. Je suis mon
affaire ds quil sagit de ruser. Ma voie ici-bas consiste
guider ceux qui quittent le bon chemin. B
Il partit donc vers la prairie. Or, en chemin, au beau
milieu dun dsert, il tomba sur lne qui errait, maigre
et dcharn. I1 sapprocha et entama la conversation
avec cet innocent.
<< Mais que fais-tu donc dans ce dsert de pierrailles ?
Contes soufis 141
- Que je mange des pines ou que je sois dans le
jardin de lhem, Dieu la voulu ainsi et je lui en rends
grce. On doit remercier pour les bienfaits comme pour
les dboires. Car dans le destin existe le pire du pire.
Comme cest Dieu qui fait la rpartition, la patience est
la clef de toute faveur. Sil moffre du lait, pourquoi lui
demanderais-je du miel. De toute faon, chaque jour
apporte sa part de tourments.
- Mais, rpliqua le renard, la volont de Dieu, cest
que tu cherches la part qui test destine. Ce monde est
un monde o rgne le prtexte. Sil ny a ni prtexte ni
raison apparente, ta part tchappe. Cest pour cela quil
est important de rclamer.
- Ce que tu dis, fit lne, prouve ton manque de
confiance en Dieu. Car Celui qui donne la vie donnera
aussi le pain. Celui qui est patient finit par trouver sa
part, tt ou tard, et coup sr plus rapidement que celui
qui ne sait pas attendre.
- La confiance en Dieu ? rpondit le renard. Cest l
une chose bien rare. Et ne crois pas que moi ou toi nous
rayons. I1 faut tre bien ignorant pour chercher
obtenir ce qui est rare car il nest pas donn chacun de
devenir sultan.
- Ton discours nest fait que de contradictions,
rpliqua lne. Ici-bas, tous les malheurs proviennent de
lavidit. Jusqu ce jour, nul na jamais entendu parler
dune mort cause par la modration et personne nest
devenu sultan par la seule force de lambition. Les
chiens ne mangent pas de pain et les cochons non plus.
La pluie et les nuages ne sont pas le fruit dune action
humaine. Le dsir que tu as de prendre ta part na dgal
que le dsir qua ta part de te rejoindre. Si tu ne vas pas
vers elle, elle viendra toi. Dans cette qute, la
prcipitation ne peut quapporter des dboires.
- Ceci nest quune lgende ! railla le renard. I1 faut
se donner du mal, ne serait-ce que pour obtenir une
graine. Puisque Dieu ta donn des mains, tu te dois de
ten servir. Tu dois travailler, ne serait-ce que pour aider
142 Le Mesnevi
tes amis. Puisque personne ne peut tre la fois tailleur,
marchand deau et menuisier, lunivers trouve un quili-
bre dans le partage du labeur et des gains. Cest une
erreur de croire tre libre parce quon consomme
gratuitement.
.- Je ne connais pas de gain meilleur que la confiance
en Dieu, fit lne; car chaque fois que lon remercie
Dieu, notre gain augmente. D
Ils conversrent ainsi longtemps et finirent par pui-
ser les questions et les rponses. A la fin, le renard dit
lne :
<< Cest une idiotie que de patienter dans ce dsert de
pierrailles. La terre de Dieu est vaste. Va plutt vers la
prairie. L-bas, tout est vert comme au paradis. Les
herbes croissent abondamment. Tous les animaux y
vivent dans la joie et le bonheur. Les herbes sont si
hautes que mme un chameau pourrait sy dissimuler.
De-ci, de-l, des ruisseaux deau pure agrmentent cet
Eden. >>
L+e ne songe mme pas rpondre :
<< O tratre! Puisque tu viens dun tel paradis, pour-
quoi es-tu toi-mme si maigre ? O est donc ta joie ? La
faiblesse de ton corps est pire que la mienne. Si tu es un
missaire des ruisseaux dont tu me parles, alors quel
messager enverra la scheresse ? Tu racontes beaucoup
de choses mais tu napportes gure de preuves. B
A force dinsistance, le renard parvint entraner
lne vers la fort. I1 le conduisit vers le repaire du lion.
Alors quils taient encore assez loigns, le lion char-
gea, plein dimpatience. Avec un terrible rugissement, il
se rua vers lne mais ses forces le trahirent et lne,
moiti mort de peur, parvint se rfugier dans la
montagne. Le renard dit alors au lion :
M O sultan des animaux! Pourquoi avoir agi ainsi,
contre toute raison? Pourquoi tes-tu prcipit? Si tu
avais su attendre, ctait une affaire entendue. A ta vue,
lne sest enfui et ta faiblesse, rvle au grand jour, te
couvre de honte.
Contes soufis 143
- Je croyais possder ma force dantan, dit le lion.
Jignorais que jtais affaibli ce point. La faim ma fait
tout oublier. Ma raison et ma patience se sont va-
nouies. Je ten prie, utilise encore une fois ton intelli-
gence et ramne-le-moi. Si tu y parviens, je te serai
reconnaissant pour toujours.
- Si Dieu le veut, fit le renard, laveuglement de son
cur lui fera de nouveau commettre la mme erreur.
Peut-tre oubliera-t-il la peur quil vient dprouver. Ce
ne serait gure tonnant de la part dun ne! Mais si
jamais jy parviens, ne pche pas par excs de prcipita-
tion pour ne pas ruiner mes efforts.
- Jai lexprience dsormais, dit le lion. Je sais que
je suis faible et invalide. Je te promets de ne lattaquer
que lorsquil sera ma porte. B
Aipsi, le renard se remit en chemin en priant :
<< O mon Dieu! Aide-moi! Fais que lignorance
obscurcisse lintelligence de cet ne ! I1 doit tre prsen-
tement en train de se repentir et de se jurer de ne plus se
laisser abuser par les promesses dautrui. Aide-moi afin
que je puisse le tromper encore une fois. Car je suis
ennemi de toute intelligence et tratre tout serment. >>
Quand il parvint auprs de lne, celui-ci lui dit :
<< Laisse-moi en paix, inhumain! Que tai-je fait
pour que tu me tranes ainsi devant un dragon?
Pourquoi as-tu attent ma vie ? Quest-ce qui me vaut
cette animosit? Certainement, ta nature perverse est la
cause de tout cela. Tu es comme le scorpion qui pique
ceux qui ne lui ont rien fait. Ou comme le diable qui
nous nuit sans raison aucune.
- Ce que tu as vu, fit le renard, ntait quune
apparence, une apparition cre par les artifices de la
magie. Tu penses bien que si de tels sortilges nexis-
taient pas, tous les affams se seraient donn rendez-
vous en ce lieu. Si cette illusion nexistait pas, la contre
deviendrait le refuge des lphants et rien ne resterait
debout. Je voulais ten avertir afin de tviter cette
frayeur mais ma piti pour toi et lenvie que javais de te
144 Le Mesnevi
porter secours, tout cela ma t cette proccupation de
la tte, Sinon, sois sr que je ten aurais averti.
- O ennemi ! dit lne. Disparais de ma vue ! Je ne
veux plus te voir ! Je le comprends maintenant : ds le
dbut, tu nen voulais qu ma vie ! Aprs que jai vu le
visage dAzral, tu as encore le front dessayer de
mabuser! Je suis la honte de lespce des nes, je te
laccorde. Je suis mme, si tu veux, le plus vil des
animaux, mais je vis cependant. Un enfant qui aurait
vcu ce que je viens de vivre serait devenu un vieillard.
Je promets devant Dieu que jamais plus je ne croirai aux
mensonges des imposteurs. >>
Le renard rpliqua :
<< La lie nexiste pas dans ce qui est pur. Mais le doute
existe dans limagination. Tes soupons sont injustifis.
Crois-moi. I1 ny a aucun mensonge dans mes paroles,
aucune tratrise dans mes intentions. Pourquoi affliger
ton ami par de tels soupons? Mme si les apparences
sont contre eux, ne dsespre pas tes frres! La
suspicion loigne les amis les uns des autres. Je te le
rpte : ce lion ntait quune illusion. Le doute et la
peur ne sont que des obstacles sur ton chemin. >>
Lne tenta de rsister aux mensonges du renard mais
le manque de nourriture avait puis sa patience et
obscurci son entendement. Certes, lappt du pain a
cot bien des vies et transperc beaucoup de gorges. Et
ine tait prisonnier de sa faim. I1 se disait :
a Si la mort est au bout du chemin, cela reste malgr
tout un chemin. Et je serai au moins sauv de cette faim
qui me tenaille. Si la vie consiste en cette souffrance,
peut-tre vaut-il mieux mourir ! D
I1 avait bien eu un sursaut dintelligence mais, en fin
de compte, son nerie reprit le dessus. Le renard
lamena donc auprs du lion et celui-ci le dvora. Aprs
ce combat, le lion eut soif et partit la rivire pour se
dsaltrer. Tandis quil tait absent, le renard mangea le
foie et le cur de ine. A son retour, voyant que lne
navait plus ni cur ni foie, le lion demanda au renard :
Contes soufis 145
<< O sont passs son cur et son foie? Je ne connais
pas de crature qui soit dpourvue de ces deux
organes. >>
LeArenardrpliqua :
<< O lion! Sil avait eu un foie et un cur, serait-il
revenu ici la deuxime fois ? >>

Lne meurtri

I1 y avait un porteur deau qui possdait un ne dun


caractre acaritre et las de lexistence. Les fardeaux
avaient meurtri son dos et cet inconsolable nesprait
plus que la mort. Le manque de nourriture le faisait
cruellement souffrir et il rvait continuellement dun
picotin de paille. De plus, laiguillon avait laiss sur ses
flancs des plaies douloureuses.
Or, le palefrenier en chef du palais du sultan connais-
sait le propritaire de cet ne. Un jour, il le croisa sur
son chemin. I1 le salua et, voyant ltat de son ne, il fut
pris de piti.
<< Pourquoi cet ne est-il aussi dcharn ? demanda-
t-il.
- Ma pauvret en est la cause, rpondit lhomme.
Moi aussi, je suis dans le besoin et mon ne doit se
passer de toute nourriture. >>
Le palefrenier lui dit :
a Confie-le-moi pour quelques jours afin quil profite
un peu des avantages de lcurie du sultan. >>
Lhomme lui confia donc son ne et celui-ci fut
install dans les curies du palais. L, il vit des chevaux
arabes, fringants et luisants, pourvus dune bonne litire
et dune nourriture abondante. Le sol tait propre et
net. Jamais rien ne venait manquer. En voyant qu
146 Le Mesnevi
tout moment ces chevaux taient trills, lne leva les
yeuxAauciel et dit :
<< O mon Dieu ! Bien que je ne sois quun ne, je suis
cependant lune de tes cratures. Pourquoi alors dois-je
endurer cette misre et tous ces tourments? Je passe
mes nuits appeler la mort de mes vux cause de mon
dos perclus et de mon ventre vide. Par comparaison, le
sort de ces chevaux me parat particulirement enviable.
Est-ce que, par hasard, toutes ces preuves me seraient
rserves moi seul? B
Or un jour, la guerre clata. Les chevaux furent sells
et partirent au combat. Quand ils revinrent lcurie, ils
taient tout ensanglants, blesss de tous cts dinnom-
brables coups de lances ou de flches. On les fit rentrer
dans lcurie et ils furent entravs afin que le marchal-
ferrant, muni de sa lancette, puisse officier. E t ce
dernier commena entailler les blessures afin de retirer
les pointes de flches. En voyant tout cela, lne se dit :
u O mon Dieu ! En fin de compte, je suis satisfait de
mon tat de pauvret. Cette abondance devient bien
vite amre. Fort peu pour moi ! Qui cherche la sant na
pas de penchant pour le monde dici-bas. Ma sant
moi, cest la pauvret ! B

Subsistance
Un homme pieux avait entendu quelquun rapporter ces
paroles du prophte :
<< La subsistance de lme vient vous de la part de
Dieu. Que vous le vouliez ou non, elle finit par vous
trouver car elle est amoureuse de vous. B
Dcid exprimenter la chose, notre homme grimpa
dans les montagnes et, l, se dit :
Contes soufis 147
<<Voyonsun peu si ma subsistance viendra me
chercher jusquici, dans ce lieu isol. >>
Et sur ce, il sendormit. Or une caravane qui stait
gare vint passer par cet endroit. En voyant un
homme endormi ainsi en plein dsert, les voyageurs se
dirent :
u Que fait cet homme en pleine montagne, loin de la
ville et hors de tout chemin ? Est-il mort ou vivant ? Na-
t-il rien craindre des animaux sauvages? >>
On se mit le secouer mais lui, dsireux de mener
lexprience jusqu son terme, ne disait rien. I1 restait
comme inerte, les yeux clos. Les voyageurs se dirent :
<< Le pauvre homme! Il est quasiment mort de
faim ! B
E t ils apportrent du pain et de la nourriture.
Soucieux de son exprience, lhomme se tint coi et ne
desserra pas les dents. Alors les gens redoublrent de
piti envers lui :
<< Mon Dieu! I1 va mourir de faim, cela est sr!
Allons chercher un couteau. B
On introduisit un couteau entre ses dents et ainsi on
parvint desserrer ses mchoires. On lui fit avaler de la
sorte un bol de soupe et des fragments de pain.
Lhomme se dit alors :
N Voil ! Tu as compris le secret ! B
Et son cur se disait :
<< Cest Dieu qui procure la subsistance du corps et de
lme. Que ceci te serve de preuve. Cette subsistance
vient la rencontre de ceux qui lattendent patiem-
ment. %
148 Le Mesnevi

Leffmin

Un effmin avait amen chez lui un homosexuel et


celui-ci, layant culbut par terre, se mit remplir son
office. A ce moment, il vit quun poignard dpassait de
la ceinture de sa victime consentante.
<< O mon mignon ! dit-il, quest-ce que ce poignard? >>
Lautre rpondit :
<< Si quelquun avait des intentions perverses mon
gard, je lui ouvrirais le ventre avec. >>
Lhomosexuel de rpondre :
<< Dieu merci ! Je ne suis pas tomb dans ce pige. >>
Quand tu nas pas de dignit, quoi te sert un
poignard? Tu possdes un bateau de commerce mais o
trouveras-tu un marin tel que No pour le piloter? Tu
veux rconforter ceux qui sont effrays, mais toi, tu
trembles encore plus que les autres.
O effmin! Tu es la tte de larme mais ton
membre dment la fiert de ta barbe. Tant que la peur
habite en toi, cette moustache et cette barbe ne tattire-
ront que des quolibets !

Histoire de fou

Quelquun rentra un jour dans une maison, la mine


dfaite et les yeux hagards, pour demander asile. Le
matre de maison lui dit :
<< Que se passe-t-il? Que cherches-tu fuir? Ton
visage est blme et tu trembles de tout ton corps. >>
Lhomme rpondit :
Contes soufis 149
<< Pour divertir le sultan, on capture tous les nes qui
errent dehors !
- Si ce sont les nes que lon capture, en quoi cela te
concerne-t-il? Tu nes pas un ne que je sache !
- Ils pratiquent cette chasse avec un tel zle et un tel
manque de discrimination que je ne serais pas tonn
quils me prennent pour un ne! Leur ardeur est telle
quils ne feront pas la diffrence ! D
Si les subalternes ne savent pas faire la distinction, ils
attrapent le cavalier au lieu de la monture. Heureuse-
ment, le sultan de notre pays na pas de si vaines
proccupations. Et lui sait distinguer ce qui est droit de
ce qui est tordu.
Sois un homme afin de ne pas tomber sous les coups
des chasseurs dnes! Tu nes pas un ne! Ne crains
rien. Tu es le Jsus de ce temps! Le quatrime ciel est
plein de ta lumire. Comment ton destin pourrait-il tre
dchouer dans une curie ?

Nettoyer lme

I1 y avait un homme de foi qui habitait Gazna. Son nom


tait Serrezi, mais on lappelait Mohammed. I1 ne
rompait son jene qu la nuit tombe, en mangeant
quelques feuilles de vigne. Ce mode de vie durait pour
lui depuis sept ans sans que quiconque ft au courant.
Cet homme veill connaissait bien des choses tranges
mais son but tait de voir le visage de Dieu. Quand il se
sentit satisfait de son me et de son corps, il monta au
sommet de la montagne et sadressa Dieu :
<< O mon Dieu, montre-moi la beaut de ton visage ou
je me jetterai dans le vide. >>
Dieu rpondit :
150 Le Mesnevi
u Le moment nest pas encore venu. Et si tu tombes
de la montagne, ta force ne te suffira pas pour mourir. >>
Alors, plein de mlancolie, lhomme se jeta dans le
vide. Mais il tomba dans un lac trs profond et ainsi en
rchappa. Toujours sous lemprise du dsir de mourir, il
se mit se lamenter. La vie lui paraissait tre comme la
mort. Toute la cration lui apparaissait comme sens
dessus dessous et le verset du Coran qui dit : << La vie
existe mme dans la mort B revenait constamment sur
ses lvres et dans son cur.
Au-del de lapparent et du cach, il entendit une
voix qui lui disait :
u Qyitte la prairie et retourne en ville !
- O mon Dieu ! fit lhomme. Toi qui connais tous les
secrets ! Quelle utilit pour moi daller en ville?
- Va l-bas mendier afin de te mortifier. Rcolte de
largent auprs des riches et distribue-le aux pauvres.
- Je tai entendu! dit Serrezi, et je tobirai! >>
Muni ainsi de cet ordre divin, il sen revint en ville et
Gazna fut remplie de sa lumire. Le peuple accourut
sa rencontre mais lui, pour viter la foule, prit un
chemin cart. Les riches de la ville, qui taient contents
de son retour, avaient prpar un petit palais quils
comptaient mettre sa disposition. Mais lui leur dit :
u Ne croyez pas que je sois revenu pour mexhiber.
Non! Je suis revenu pour mendier. Mon propos nest
pas de me rpandre en vaines paroles. Je visiterai les
maisons, un panier la main, car Dieu la voulu ainsi et
je suis son serviteur. Je mendierai donc et je ferai partie
des mendiants les plus dfavoriss, afin que je sois avili
et que tous minsultent. Comment pourrais-je dsirer les
honneurs alors que Dieu veut mon avilissement ? >>
Et, son panier la main, il dit encore :
u Par la grce de Dieu, donnez-moi quelque chose ! >>
Son secret consistait invoquer la grce de Dieu bien
que sa place ft trs haut dans le ciel. Ainsi ont fait tous
les prophtes. Serrezi visita donc toutes les demeures de
la cit pour demander laumne alors que les portes du
Contes soufis 151
ciel lui taient ouvertes. I1 se rendit quatre reprises
chez un mir pour mendier. La quatrime fois, lmir lui
dit :L.

<< O tre immonde ! Ne me prends pas pour un avare


mais coute-moi bien : quelle impudence que la tienne !
Pas moins de quatre visites mon domicile ! Existe-t-il
un pire mendiant que toi? Tu dshonores mme les
pauvres. Et aucun infidle na jamais fait preuve de tant
dgosme. >>
Serrezi rpliqua :
<< Tais-toi, mir ! Je ne fais quaccomplir ma tche.
Tu ignores tout du feu qui me ronge. Ne dpasse pas les
limites. Si jprouvais vraiment le dsir du pain, je serais
le premier mouvrir le ventre. Car, pendant sept ans,
je nai mang que des feuilles de vigne. Mon corps avait
fini par en devenir tout vert ! >>
A ces mots, il se mit pleurer et les larmes inondrent
son visage. Sa foi toucha le cur de lmir. Car la
fidlit des amoureux toucherait mme une pierre. I1 ny
a donc rien dtonnant ce quelle puisse mouvoir un
cur sensible. Les deux hommes se mirent pleurer de
concert et lmir dit :
<< O cheikh ! Viens ! Prends mon trsor ! Je sais que tu
mrites cent fois mieux. Ma maison est toi. Prends ce
que tu veux. >>
Mais Serrezi rpondit :
<< Ce nest pas ce qui ma t demand. Je ne peux
rien prendre de mes propres mains ni pntrer dans les
demeures de mon propre chef ! >>
Et il sen fut. Loffre de lmir tait sincre mais peu
lui importait car Dieu lui avait dit :
u Tu mendieras comme un pauvre. B
I1 continua de mendier ainsi pendant deux ans, puis
Dieu lui dit :
<< Dornavant, tu donneras! Ne demande plus rien Li
personne car ce que tu donneras proviendra de lunivers
cach. Si un pauvre te demande la charit, mets ta main
sous ta natte de paille et dispense les trsors du
152 Le Mesnevi
Misricordieux. Dans ta main, la terre se changera en
or. Quoi quon te demande, donne-le car notre faveur
pour toi est grande et elle est inpuisable. Secours les
endetts et fertilise la terre comme la pluie. >>
Durant un an, Serrezi fit ainsi. I1 distribua au monde
lor des faveurs divines. La terre se changea en or dans
ses mains et les plus riches taient pauvres compars
lui. Avant quun pauvre lui demande ce dont il avait
besoin, il le devinait et y pourvoyait. On lui demanda :
<< Do te vient cette prescience ? >>
I1 rpondit :
<< Mon cur est vide. Il nprouve plus de besoin. Je
nai dautre souci que lamour de Dieu. Jai balay
toutes choses de mon cur, quelles soient bonnes ou
mauvaises. Mon cur est dsormais rempli de lamour
de Dieu. >>
Quand tu vois un reflet dans leau, ce reflet repr-
sente une chose qui se trouve hors de leau. Mais pour
quil y ait un reflet, leau doit tre pure. I1 faut donc
nettoyer le ruisseau du corps si tu veux voir le reflet des
visages.

Voyage

Un disciple avait accompagn son matre lors dun


voyage. Or, ils se trouvaient dans un pays o le pain
tait chose rare. Et la peur du manque de nourriture
tait omniprsente dans lesprit du disciple ignorant.
Son matre, plein de lucidit, eut tt fait de dcouvrir
cette obsession. I1 lui dit :
G Pourquoi te mettre en peine ? Tu tinquites de ton

pain et perds ta confiance ainsi que la patience ! Ah ! tu


Contes soufis 153
ne fais pas encore partie des saints. Car eux peuvent
subsister sans noix ni raisins secs ! La faim est le lot de
tous les bons serviteurs de Dieu. Cest une faveur qui
nchoit pas nimporte quel sot ou nimporte quel
mendiant. Abandonne tes craintes. Comme tu ne fais
pas partie des lus, il y a peu de chance pour que tu
restes dans cette cuisine sans y trouver quelque nourri-
ture. Lorsquil sagit de remplir le ventre du commun
des mortels, il y a toujours abondance. Et quand ces
gens meurent, ils voient le pain sloigner en disant :
Vous aviez peur de la faim mais voyez :vous partez et

moi, je reste l! B
O vous qui vous inquitez de votre subsistance, levez-
vous et venez vous servir. Mais mieux vaut avoir
confiance et ne pas sinquiter car ta part est aussi
amoureuse de toi que tu les delle. Elle ne fait des
caprices que parce quelle connat ton impatience. Si tu
tais patient, elle viendrait soffrir toi. I1 ny a pas de
vritable opulence sans confiance.

La vache et lle

Sur une le verdoyante, une vache vivait dans la


solitude. Elle y paissait jusqu la tombe de la nuit et
engraissait ainsi chaque jour. La nuit, ne voyant plus
lherbe, elle sinquitait de ce quelle allait manger le
lendemain et cette inquitude la rendait aussi maigre
quune plume. A laube, la prairie reverdissait et elle se
remettait patre avec son apptit bovin jusquau
coucher du soleil. Elle tait de nouveau grasse et pleine
de force. Mais, la nuit suivante, elle recommenait se
lamenter et maigrir.
Le temps avait beau scouler, jamais il ne lui venait
154 Le Mesnevi
lesprit que, la prairie ne diminuant pas, il ny avait
gure lieu de sinquiter de la sorte.
Ton ego est cette vache et lle, cest Yunivers. La
crainte du lendemain rend la vache maigre. Ne toccupe
pas du futur. Mieux vaut regarder le prsent. Tu manges
depuis des annes et les dons de Dieu nont jamais pour
autant diminu.

Lanterne en plein jour


Un prtre se promenait en plein jour au march en
portant une lanterne allume. Ainsi muni, il tournait en
rond dans le bazar. Un importun lui dit :
a Pourquoi rentres-tu ainsi dans chaque boutique ?
Que cherches-tu? A quoi cela rime-t-il, alors quil fait
grand jour, de chercher quelque chose la lueur dune
lanterne? >>
Le prtre rpondit :
M Je cherche un homme vivant et qui ait le souffle
dun saint !
- Eh bien, regarde ! fit lhomme, ce bazar est rempli
par la foule!
- Non ! fit le prtre, je cherche un homme qui peut
contrler son dsir et sa colre ! Lun de ceux qui restent
hommes au plus fort du dsir. Je voudrais quun tel
homme me foule au pied comme la poussire, afin que
je puisse sacrifier mon me pour lui.
- Tu cherches l une chose bien rare. Tes actes
dmontrent que tu fais fi du destin. Toi, tu ne vois que
lapparence mais lessentiel est dcid par le destin. Et,
quand le destin se ralise, mme les cieux sont frapps
dtonnement. Tenter de nier cela, cest rtrcir luni-
vers. Le destin peut transformer la pierre en eau. Toi
Contes soufis 155
qui as vu tourner la meule du moulin, viens donc voir la
rivire qui lentrane. Tu as vu la poussire senvoler?
Regarde plutt le vent qui en est la cause. Tu vois la
marmite des ides qui bout. Sois raisonnable et vois
plutt le feu qui est dessous et qui la fait bouillir. Ne te
proccupe pas de la patience et pense celui qui ta
offert la patience. Tu prtends avoir vu quelque chose
mais tes actes dmontrent que tu nas rien vu du tout !
Admire locan plutt que lcume car celui qui ne voit
que lcume tombe dans la manie du secret tandis que
celui qui voit locan tombe dans ladmiration. I1
transforme son cur en ocan. Qui voit lcume est pris
de vertige et tourne en rond mais qui a vu locan ne
connat pas le doute. >>

Convaincu

Un musulman exhortait un chrtien se convertir :


<< O ! viens embrasser lislam et sa foi !
- Si Dieu le veut, fit le chrtien, il me fera embras-
ser la foi. Cest Lui qui procure la connaissance et Lui
seul peut mter tout doute ! *
Le musulman insistait :
<< Dieu veut que tu embrasses la foi afin dchapper
lenfer, mais ton maudit gosme et la compagnie de
Satan te,dirigent vers le blasphme et vers 1Eglise !
- LEglise ma convaincu ! fit le chrtien, et fen fais
partie car il est plus agrable de se lier avec qui ta
convaincu. Dieu me demande de faire preuve de
fidlit. Aussi dois-je tre constant. Si mon ego et Satan
peuvent agir leur guise, alors la clmence divine na
pas de sens. Toi, tu veux construire une mosque,
imposante et pleine dornementation. Mais celui qui te
156 Le Mesnevi
suivra en fera un monastre. Tu as tiss avec beaucoup
damour une pice de drap pour ten faire un manteau,
mais quelquun est venu, te la drobe et sen est fait un
pantalon ! Si on gaspille le drap, celui-ci peut-il en tre
tenu pour responsable ? Si je suis ainsi dshonor, cest
que Dieu la voulu. A quoi bon prtendre que la volont
divine se ralise toujours si la volont de lego rgne en
matre? Sans la volont de Dieu, personne ici-bas
naurait de volont, ne serait-ce que pour un instant. Si
tu penses que je suis le plus vil des infidles, sache-le,
jen suis moi-mme convaincu ! Si le destin accomplit ses
volonts en contradiction avec la volont divine, alors il
vaut mieux se soumettre Satan car cest lui qui sortira
vainqueur. Mais si un jour Satan devient mon ennemi,
qui me protgera de lui? Crois-moi, cest bel et bien la
volont de Dieu qui se ralise. Ce monde lui appartient
et lautre aussi. Sans son ordre, nui ne saurait bouger un
doigt. Cest lui quappartiennent les biens, les dci-
sions et lordre universel. Et Satan nest quun maudit
chien qui lui appartient ! >>

Chien de Satan

Quand un Turkmne possde un chien de berger, celui-


ci sinstalle au seuil de sa tente. Les enfants de la famille
lui tirent la queue et le taquinent mais lui sen moque.
Mais si, par malheur, un tranger vient passer, il se
change soudain en un lion redoutable. I1 est comme la
rose pour ses amis et comme lpine pour ses ennemis.
Cest le Turkmne qui lui donne sa pte et cest pour
cette raison que le chien lui est fidle et le garde.
Ce chien de Satan, lui aussi, a t cr par Dieu et il y
a une sagesse cache dans ceci. La pte quil reoit
Contes soufis 157
cest la sueur du peuple qui court aprs les biens de ce
monde. Satan, tout comme un chien, sacrifierait sa vie
sur le seuil de la maison de son matre. O chien de
Satan ! Chaque fois que le peuple fait un pas, prouve-
le ! Car tous, bons 011 mauvais, se dirigent vers le seuil.
Pourquoi dit-on : << Je me rfugie en Dieu ! B Si ce nest
parce que le chien vient nous attaquer? O Turkmne !
Rappelle ton chien afin de me librer le chemin! Sois
gnreux avec moi !
Si le propritaire ne peut se faire obir de son chien,
tout appel sa gnrosit est sans espoir. Sil est
incapable de matriser son chien dans sa propre tente,
malheur lui et ses visiteurs car le chien les effraiera
tous deux. Mais, grce Dieu, quand le Turkmne
pousse un cri, mme les lions rendent leur sang tant ils
ont peur! O toi qui prtends tre le lion de Dieu,
comment oses-tu dire que tu chasses alors que tu es
impuissant devant un chien depuis des annes? I1 nest
que trop vident que, dans cette affaire, cest toi qui sers
de gibier.

Radis
Un jour, un voleur dit un des soldats du sultan :
N Tout ce que jai fait a t voulu par Dieu !
- I1 en va de mme pour moi ,rpliqua le soldat.
Si quelquun vole des radis un talage et tente de se
disculper en disant : << Cest Dieu qui la voulu! B
donne-lui un coup de poing sur la tte et remets les radis
en place car ceci aussi, cest la volont de Dieu.
O idiot ! Tu sais bien quaucun picier nacceptera ce
prtexte. Alors comment peux-tu compter sur Lui? O
ignorant ! En persistant dans cette erreur, tu ruines ton
158 Le Mesnevi
sang et tes biens. Si un tel argument pouvait servir, alors
nimporte qui pourrait tarracher la moustache avec
cette excuse.
Moi aussi, je suis plein de dsirs mais la crainte de
Dieu lie mes mains et mes bras.
Quand il sagit de satisfaire ton ego, tu as de la
volont comme vingt personnes. Et pour le reste, tu
invoques la volont de Dieu !

Larbre fruitier

Un homme tait mont sur un arbre fruitier et en


secouait les branches pour faire tomber les fruits. Le
propritaire arriva soudain et lapostropha :
u Nas-tu pas honte devant Dieu ?
- Quy a-t-il de honteux, rpliqua lhomme. Si un
serviteur de Dieu mange le fruit des faveurs de Dieu
dans le jardin de Dieu, en quoi est-ce rprhensible? B
Le propritaire dit alors ses serviteurs :
<< Amenez une corde afin quil reoive la rponse quil
mrite! B
Il le fit attacher un arbre puis le frappa sur les
cuisses et le dos. Lhomme se mit crier :
<< Tu devrais avoir honte devant Dieu de maltraiter un
innocent comme moi ! >>
Mais le propritaire rpondit :
u Si un serviteur de Dieu frappe avec le bton de Dieu
un autre serviteur de Dieu, quel mal y vois-tu? Le bton
lui appartient, tes cuisses et ton dos lui appartiennent.
Quant moi, je ne suis quun outil dans ses mains! B
Alors le voleur :
<< Je me repens! Je me repens! Tu dis vrai : La
volont existe en moi ! B
Contes soufis 159

Le pauvre

Un pauvre plein dinsolence vit un jour passer des


esclaves richement vtus dhabits de soie et de ceintures
dores. I1 leva les yeux au ciel et dit :
M O mon matre! Ces gens-l sont bien soigns par
leur matre! Cest de cette manire que tu devrais ty
prendre avec moi qui suis ton esclave. B
En effet, cet homme tait en haillons, il avait faim et
tremblait de froid. Cet tat tait la raison de son
insolence. I1 tait un intime de Dieu et reconnaissait ses
faveurs.
Si les courtisans peuvent se permettre dtre insolents
avec le sultan, ne te crois pas autoris agir de mme
car tu nas pas la mme intimit avec le matre. Tu
dsires une ceinture dore mais Dieu ta donn mieux
que cela : une taille pour recevoir cette ceinture. Tu
veux une couronne mais Dieu ne ta-t-il pas donn une
tte ?
Or, un jour, il advint que le propritaire des esclaves
fut accus par le sultan dune faute grave. Ses esclaves
furent emprisonns et torturs afin quils avouent
lemplacement du trsor de leur matre. On les maltraita
ainsi un mois durant mais, par fidlit envers leur
matre, aucun deux ne vendit la mche. Un beau jour,
le pauvre dont nous parlions reut un message dans son
rve, qui lui disait :
u Tu peux aller apprendre auprs de ces esclaves
comment se conduit un vritable serviteur ! N
160 Le Mesnevi

Leila
Des ignorants dirent un jour Medjoun :
<< Leila nest pas si belle que a ! Dans notre ville, il en
est des milliers qui la surpassent en beaut et en
raffinement. D
Medjoun rpondit :
<< Lapparence est une cruche. La beaut est le vin.
Dieu moffre du vin sous cette apparence. A vous, il
offre du vinaigre dans la mme cruche afin que vous
abandonniez lamour des apparences. La main de Dieu
dispense le poison et le miel dans la mme cruche. La
cruche est bien visible mais, pour les aveugles, le vin
nexiste pas. >>

Poils
11 y avait un prdicateur dune grande loquence.
Hommes et femmes ne se lassaient pas de lcouter. Un
jour, un homme nomm Djouha, le visage voil, se

mla aux femmes. Quelquun demanda au prdicateur :.


<< La valeur des prires est-elle annule si lon omet de
se raser le pubis? >>
Le prdicateur rpondit :
Si les poils sont trop longs, la prire en est souille
et mieux vaut les raser afin que vos prires soient
pures. >>
Une femme demanda alors :
<< Quelle est la longueur autorise?
- Si les poils dpassent la longueur dun grain
Contes soufis 161
dorge, dit le prdicateur, alors il faut les raser. >>
Alors, Djouha sadressa sa voisine et lui dit :
<< O ma sur ! Veux-tu avoir lobligeance de poser la
main sur mon pubis, afin de vrifier si mes poils ne sont
pas trop longs et ne souillent pas ainsi mes prires. >>
Quand la femme eut mis sa main sous sa robe, elle
toucha son membre et poussa un grand cri :
<< Mes paroles lui ont touch le cur ! dit le prdica-
teur.
- Non pas ! sexclama Djouha, Son cur na pas t
touch ! Ce ne sont que ses mains. Quaurait-ce t si tu
lui avais touch le cur ! >>
Les enfants crient pour obtenir des noix et des raisins.
Mais, pour le cur, les noix et les raisins sont sans
valeur. Toute personne voile est comme un enfant. Si
la noblesse de la virilit rsidait dans les testicules ou la
barbe, alors il vaudrait mieux la chercher chez les boucs.
Ils guident les moutons, mais cest pour les conduire
chez le boucher. Ils prennent grand soin de leur barbe
en proclamant avec fiert : << Cest moi qui conduis les
innocents ! >>
Prends le chemin de la fidlit et ne toccupe pas de
tes poils !

Le jeu de lamour

A lpoque de Beyazid Bestami, un musulman exhorta


un jour un infidle se convertir. I1 lui dit :
<< Pourquoi ne rejoindrais-tu pas le troupeau de ceux
qui font leur salut en dcouvrant la lumire de
lislam? >>
Lautre rpondit :
162 Le Mesnevi
<< Si cest de la foi du cheikh Beyazid que tu parles, je
nen aurai certes pas la force. Je suis loin de la religion et
de la foi, mais je les respecte. Ma bouche est ferme
dun sceau mais jadhre secrtement sa foi. Si la foi
dont tu parles est la vtre, je nai aucune envie de la
partager. Car quiconque est attir par la foi perd
invitablement son intrt pour elle en vous voyant. De
votre foi, il ne reste que le nom. Cest comme si vous
appeliez les gens chercher asile dans le dsert. Le feu
de lamour de la foi steint votre contact. B

Muezzin

I1 tait un muezzin dont la voix tait trs criarde. I1 avait


pour tche dappeler les fidles la prire mais, chaque
fois quil commenait chanter, on lui disait :
G Par piti ! Arrte-toi car ton chant ne fait quaccro-
tre nos divergences! D
Un jour, un infidle arriva avec des vtements de
soie, une bougie et du halva, ainsi que toutes sortes de
prsents et demanda voir ce muezzin.
<< Sa voix est si belle, dit-il, quelle procure le repos
lesprit ! B
Les autres dirent alors :
u Comment une telle voix peut-elle procurer le
repos? B
Lhomme rpondit :
<< Jai une fille qui est trs belle. Or un jour, elle fut
tente dembrasser la foi. Je tentai de len dissuader,
mais en vain. Cette passion pour la foi la possdait si
fort que mon chagrin empirait de jour en jour. Rien ne
parvint la faire changer davis, si ce nest le chant de ce
muezzin car, en lentendant, ma fille scria : Quelle
Contes soufis 163
voix ! Mes oreilles en sont tout effrayes ! De ma vie, je
nai entendu pire chant! Sa sur lui dit alors que
ctait lappel la prire des fidles. Elle nen voulut
rien croire et se renseigna de tous cts. Quand elle fut
convaincue que ctait bien exact, lamour pour la foi se
refroidit dans son cur. Mes craintes se dissiprent et je
retrouvai le sommeil. Jai donc trouv le repos grce
cette voix et japporte ces cadeaux au muezzin en
remerciement ! B
On lamena devant le muezzin et il lui dit :
<< Accepte ces cadeaux car, grce toi, jai trouv le
repos ! Je suis ton serviteur ! B
Cest ainsi que votre foi, pleine de mensonges, est un
obstacle sur la route. I1 en va de tout cela comme de ces
deux femmes qui, voyant deux nes copuler dans un
pr, se disent :
<< Voil ce quest rellement la virilit ! Si ceci est de
lamour, alors que nos poux sont peu de chose ! B

Le chat et la viande

Un homme avait une femme acaritre, sale et menteuse,


qui gaspillait tout ce que son mari ramenait la maison.
Un jour, cet homme, qui tait fort pauvre, acheta de la
viande pour rgaler ses invits. Mais sa femme la
mangea en cachette, en larrosant dun peu de vin. Au
moment du repas, lhomme lui dit :
<< Les invits sont l! O sont la viande et le pain?
Sers mes invits !
- Le chat a mang toute la viande, rpondit la
femme. Si tu en veux, retourne en acheter ! B
Lhomme prit alors le chat et le pesa sur sa balance. I1
trouva que lanimal pesait cinq kilos. I1 sexclama :
164 Le Mesnevi
<< O femme menteuse! La viande que jai achete
pesait, elle aussi, cinq kilos ! Si je viens de peser le chat,
o est la viande ? Mais si cest la viande que je viens de
peser, alors o est pass le chat ? D

Le vin

I1 y avait un mir qui tait un bon vivant et apprciait


fort le vin. Sa demeure tait le refuge des pauvres et des
inconscients. Son cur recelait, comme locan, des
perles et de lor.
A cette poque, qui tait celle de Jsus, il tait
permis de boire du vin. Une nuit, notre mir reut la
visite inopine dun autre mir dont le caractre tait
trs semblable au sien. Pour que rien ne manque leur
joie, ils se firent apporter du vin. Mais, comme il en
restait bien peu, lmir appela son esclave et lui
demanda daller se procurer du vin chez un prtre du
voisinage.
<< Prends cette cruche, lui dit-il, et va la remplir du vin
de ce prtre car son vin lui est pur. Dans une seule
goutte de ce breuvage, on trouve un effet quon
chercherait vainement dans un tonneau dautre vin ! B
Lesclave se munit donc dune cruche et courut au
monastre. I1 prit du vin et paya en monnaie dor. I1 a
donn des cailloux et a reu des joyaux. Car le vin, qui
anime mme les os, change pour celui qui en boit le
trne en un vulgaire morceau de bois !
Donc, muni de son prcieux chargement, lesclave
sen retourna vers le palais de son matre. Mais soudain
apparut sur son chemin un ascte de triste mine. Son
corps tait comme consum du feu de son cur. Et ses
dures preuves lavaient profondment marqu. I1 vivait
Contes soufis 165
nuit et jour au contact de la terre et du sang. Sa patience
et sa lucidit ne steignaient qu minuit pass. Cet
ascte demanda lesclave :
<< Que contient donc cette cruche ?
- Du vin ! rpondit celui-ci.
- Et, pour qui est ce vin? poursuivit lascte.
- Pour mon matre ! rpondit lesclave.
- Comment est-il possible de chercher la vrit tout
en sadonnant aux plaisirs de la boisson ? scria lascte.
Peut-on boire le vin de Satan alors que la raison vous
fait dfaut? La raison se disperse notre insu et il
convient de rajouter de la raison la raison mme.
Lorsque lon senivre aussi sottement, on se trouve
comme loiseau pris au pige ! >>
Et, prenant une pierre, il la jeta sur la cruche qui se
brisa. Lesclave senfuit et alla se rfugier chez son
matre. Celui-ci lui demanda sil avait trouv du vin et
lesclave lui raconta ce qui tait arriv. Lmir entra
alors dans une violente colre et demanda quon lui
indique la maison de cet ascte.
<< I1 a mrit un bon coup de casse-tte! sexclama-
t-il. Cette espce dne! Que pourrait-il connatre de
lordre de la sagesse? I1 aura voulu se faire remarquer,
acqurir la renomme par lhypocrisie ! Lorsquun fou
se mle de calomnies, le fouet est un excellent remde
pour faire sortir Satan de sa tte ! B
Ainsi vocifrant, son casse-tte la main, lmir
arriva, moiti ivre, chez lascte, avec lintention de le
tuer. Lascete, pris de peur, se cacha sous des balles de
laine. Entendant depuis sa cachette les imprcations de
lmir, il se dit :
<< I1 faut certes un grand courage pour oser dire la
vrit en face des gens! Seuls les miroirs en sont
capables. I1 faut avoir un visage aussi dur quun miroir
de mtal pour oser dire un tel homme : Vois
lhorreur de ta face! >>
Finalement, lmir finit par dnicher lascte et se mit
en devoir de le rouer de coups. I1 fit tant de bruit que
166 Le Mesnevi
tout le quartier fut bientt en moi. Lascte tait
meutn de tous cts.
O mir! Pardonne-lui! Ce pauvre ascte est un
malchanceux qui a endur beaucoup de souffrances. O
chers amis! Ayez piti des amoureux! Car ils sont
comme morts dans ce monde de mort. Toi aussi, tu as
cass bien des cruches par ignorance. Et ton cur
espre pourtant le pardon. Alors, pardonne toi aussi si
tu veux tre pardonn.
Lmir sexclama :
<< Qui est-il pour avoir os casser cette cruche ? Mme
le lion me considre avec crainte ! Comment cet ascte
a-t-il eu le front de meurtrir le cur de mon esclave et
de me faire honte devant mon invit? I1 a rpandu un
vin plus prcieux que le sang et maintenant, le voil qui
essaie de schapper comme une femme ! Mme sil tait
un oiseau, cela nempcherait pas la flche de ma colre
de dchirer ses ailes. Quand bien mme il se protgerait
sous des tonnes de rochers, ce serait pour moi un jeu
que de faire clater son refuge ! Mon intention est de le
battre de telle sorte que ceci soit une leon pour tous
ceux de son espce ! B
Sa colre tait si vive quil crachait du feu, ivre de
sang. En entendant ces menaces, des gens se mirent
intercder en faveur de lascte. Ils embrassrent les
mains et les pieds de lmir :
i< O mir ! Une telle colre et une telle rage sont-elles
dignes de toi? Mme si ton vin a t rpandu, ne veux-
tu pas trouver la joie sans le vin? Lattirance que tu
prouves pour ce breuvage provient de toi. Ta corpu-
lence et le teint de tes joues font de tous les vins tes
esclaves et rendent jaloux tous les buveurs. Tu nas que
faire dun vin aux couleurs de roses ! Car tu es toi-mme
de cette couleur. En ralit, le vin dans son tonneau
frmit daffection pour tes joues! Tu es un ocan.
Quest-ce quune goutte pour toi? Tu es la source des
joies et du plaisir. Pourquoi te mettre en peine pour un
peu de vin?
Contes soufis 167
a Le joyau, cest lhomme et les cieux ne sont faits
que pour lui. Lessentiel, cest lhomme et tout le reste
nest que dtail. Ne te galvaude pas car la raison, lide
et la prvoyance sont tes esclaves. Toute crature a pour
mission de te servir. Puisque cest toi le bijou, il ne sied
pas que tu cajoles ta monture. Hlas ! Tu cherches la
science dans les livres et le got du halva ! Mais tu es un
ocan de science cach dans une goutte. Tout lunivers
est cach dans ton corps. Quest-ce donc que le vin, le
sama (danse des derviches) ou la fornication, pour que
tu espres y trouver du plaisir ou une utilit ? Comment
le soleil pourrait41 emprunter aux tincelles? Tu es une
me libre mais, hlas, tu es devenu prisonnier des condi-
tions. Ayons piti du soleil emptr dans ses liens ! >>
Lmir rpondit :
<< Non! Le vin est ma passion et je ne peux me
contenter de vos plaisirs innocents. Je voudrais tre
comme le jasmin qui frmit dans le vent. Je voudrais me
librer de tout espoir et de toute crainte. Je voudrais tre
comme le saule qui spanche de tous cts. Je voudrais
jouer avec le vent, ainsi que le font ses branches. B

La partie dchecs
Le sultan aimait beaucoup jouer aux checs avec
Delkak mais chaque fois que ce dernier le mettait mat, il
entrait dans une violente colre.
<< Que tu sois damn ! >> lui criait-il.
I1 prenait les pices sur lchiquier et les lui lanait la
tte.
<< Tiens ! Voici le roi ! >) disait-il.
Delkak, avec beaucoup de patience, esprait le
secours de Dieu. Un jour, le sultan lui ordonna de faire
168 Le Mesnevi
une partie et Delkak se mit trembler comme sil se
trouvait nu sur la glace. De nouveau, le sultan perdit.
Quand vint le moment fatal, Delkak se rfugia dans un
coin de la pice et se cacha sous six couches ddredons
afin de se protger du jet des pices.
<< Que fais-tu donc? >> lui demanda le sultan.
De sous les dredons, Delkak lui rpondit :
<< Que tu sois damn deux fois ! Quand tu dbordes de
colre, nul nose dire la vrit. Cest toi qui as perdu la
partie mais, en ralit, cest moi qui suis mis mat par tes
coups et me vois contraint de me protger sous les
dredons pour te dire : Que tu sois damn ! >>

Linvit

Un homme reut un jour une visite inopine. I1


embrassa son invit avec ferveur. I1 dressa la table et lui
offrit une hospitalit sans dfaut. Or, il y avait ce soir
mme une fte de mariage chez le voisin et lhomme dit
sa femme :
<< Etends deux litires. Mets la mienne du ct de la
porte et celle de mon invit de lautre ct.
- O lumire de mes yeux! rpondit la femme.
Jaccomplirai avec joie ce que tu me demandes ! B
Elle prpara donc deux lits puis se rendit chez le
voisin pour participer la fte de mariage. Lhomme et
son invit passrent la soire goter des fruits et se
raconter les histoires tranges qui leur taient arrives
au cours de leur existence.
Quand il se fit tard, linvit, pris par le sommeil, se
dirigea vers le lit situ prs de la porte et le matre de
maison nosa pas lui indiquer la place quil lui avait
assigne.
Contes soufis 169
De retour de la fte, la femme se dshabilla et se
coucha dans le lit de linvit. Le prenant pour son mari,
elle lembrassa en lui disant :
<< O sage! Mes craintes se sont ralises. Dehors, il
tombe une pluie torrentielle et ceci va retarder le dpart
de notre invit. I1 va rester, coll nous comme un
savon! En effet, comment pourrait-il partir par une
pluie pareille? Ah! sois-en sr! I1 va rester et tre
comme une entrave pour nos deux mes! >>
A ces mots, linvit se leva comme une flche de son
lit et rclama ses chaussures en disant :
<< Je ne crains ni la boue ni la pluie. Me voici sur le
dpart. Bien le bonsoir! Lme qui voyage ne devrait
pas saccorder le moindre instant de repos ou de
distraction. Celui qui nest que de passage doit sen
retourner au plus vite chez lui. D
La femme tenta de lui faire croire quil ne sagissait l
que dun jeu mais, mme ses larmes ne parvinrent pas
flchir linvit et elle et son mari se mirent se lamenter
aprs le dpart de leur hte.
Tristes et honteux de cette aventure, ils transform-
rent leur maison en auberge mais, tout moment,
limage de leur invit leur disait dans le cur :
<< Moi, ltais lami dElie. Jtais venu pour vous faire
partager les trsors de la misricorde. Hlas, ctait
votre destin que les choses se passent ainsi ! >>

Linstant secret

Un commerant trs riche avait une fille aux joues


brillantes comme Vnus. Son visage tait beau comme
la lune et elle portait bonheur. Quand elle atteignit lge
de la maturit, son pre la confia un mari. Mais ce
170 Le Mesnevi
mari ntait gure digne delle. Cependant, si les past-
ques mres ne sont pas cueillies, elles pourrissent.
Aussi, par crainte des suborneurs, le pre se vit-il
contraint de commettre cette erreur. I1 dit pourtant sa
fille :
<< Fais bien attention de ne pas dekenir enceinte. Cest
par ncessit que je te marie ce pauvre homme. Cest
un solitaire et il ne faut gure esprer de constance de sa
part. Sil tabandonne du jour au lendemain, la charge
dun enfant serait trop lourde pour toi.
- O pre! dit la belle, ton conseil est bien inten-
tionn et plein de raison et je ferai suivant ton avis ! 9
Tous les trois jours, le commerant ritrait ses
conseils sa fille afin de la protger du pril de la
procration. Mais elle tait jeune et son mari aussi, si
bien quelle ne tarda gure tomber enceinte. Elle
cacha pendant cinq mois la nouvelle son pre,
jusquau moment o la chose devint par trop apparente.
<< Ne tavais-je pas dit de faire attention? scria le
commerant. Mes conseils se sont vanouis comme la
fume ! Ont-ils jamais eu aucune porte ?
- O pre ! rpondit la fille, comment aurais-je pu me
protger ? La femme et lhomme sont comme le feu et le
coton. Comment le coton pourrait-il se protger du feu
et viter dtre enflamm? 9
Le commerant rpliqua :
G Je ne tai pas conseill de ne pas tapprocherpe ton
mari, mais seulement de te protger de sa semence. Tu
navais qu tloigner de lui au moment fatal!
- Mais comment aurais-je pu reconnatre un instant
si secret ?
- Cest pourtant vident. Cest au moment prcis o
les yeux de lhomme se rvulsent !
- Cher pre ! scria la fille, quand les yeux de mon
mari se rvulsent, les miens deviennent aveugles ! w
Contes soufis 171

L e prisonnier

I1 y avait un soufi qui accompagnait une arme en


guerre. Quand vint le moment du combat, les cavaliers
partirent comme des flches mais le soufi resta dans sa
tente. Car les mes pesantes restent sur terre tandis que
les mes ardentes slvent jusquau ciel.
Les soldats revinrent victorieux, possesseurs dun
immense butin. Au moment du partage, ils voulurent en
faire profiter le soufi mais lui refusa en allguant sa
tristesse davoir manqu le combat. Comme rien ne
parvenait calmer sa peine, les soldats lui dirent :
<< Nous avons ramen une grande quantit de prison-
niers. Tu nas qu tuer lun deux et, de cette manire,
tu auras particip au combat ! B
Cette solution rendit le soufi tout joyeux et, sempa-
rant de lun des prisonniers, il lemmena derrire sa
tente pour le tuer, afin davoir supprim au moins un
ennemi.
Un long moment scoula et les soldats finirent par se
demander la raison de ce retard insolite. Lun deux, par
curiosit, alla aux nouvelles. Or, derrire la tente, il
dcouvrit le prisonnier, les mains lies. I1 avait mordu le
soufi au cou et ce dernier, le visage ensanglant, gisait
terre, vaincu.
I1 en va de mme pour toi. Devant ton ego, qui a
pourtant les mains lies, tu tvanouis comme le soufi.
Tu prouves le vertige du haut dune petite colline mais
des milliers de montagnes tattendent.
Les sddats turent immdiatement le prisonnier et
lavrent le visage du soufi avec de leau de rose pour
calmer sa douleur. Quand il reprit connaissance, on lui
demanda :
<< Est-il possible dtre aussi faible? Comment as-tu
pu te laisser vaincre par un homme aux mains lies? >>
172 Le Mesnevi
Le soufi rpondit :
<< Au moment o je mapprtais lui couper la tte, il
ma jet un regard trange et jai perdu connaissance.
Une arme a surgi de son regard pour mattaquer. Cest
l tout ce dont je me souviens! >>
Les soldats rpliqurent :
<< I1 est inutile de participer la guerre lorsquon a un
pareil courage. Un prisonnier ligot a eu raison de ta
patience ! Le bruit dune pe qui tranche une tte nest
pas le bruit dun battoir linge! Tu nes pas familier
avec le combat des hommes. Comment pourrais-tu
prtendre nager dans un ocan de sang? Bien des ttes
sans corps roulent terre car il ne sagit pas dune
invitation se mettre table. Ne retrousse pas tes
manches comme sil sagissait de manger une cuelle de
soupe. Ceci est une affaire dhommes et non pas de
timors! >>
Comment la raison qui seffraie dune souris pourrait-
elle dgainer son pe devant lennemi? Un pareil
combat nest pas fait pour ceux qui se rfugient dune
illusion dans une autre.

La guerre contre lego

Un soufi nomm Ayazi disait :


Jai particip quatre-vingt-dix guerres, le corps nu,
sans protection aucune. Jai reu ainsi de multiples
blessures, coups de lance ou coups dpe, esprant
goter la mort des martyrs mais aucune flche ne ma
touch un endroit vital. Ceci nest quune question de
chance et mon effort tait vain. Nayant pu goter le
bonheur du martyre, je. me suis retir dans une cellule.
Contes soufis 173
Or, un jour, jentendis le bruit des tambours et compris
alors que les soldats repartaient en guerre. Jai senti
comme une lamentation de tout mon tre qui disait :
<< Voici venu le moment de combattre. Lve-toi et
ralise tes vux dans la guerre ! >>
Je lui rpondis :
<< O ! maudit inconstant! Dis-moi la vrit. Que
caches-tu derrire cette fourberie ? Je sais bien quen
toi, il ny a aucun penchant pour le combat. Si tu ne me
rponds pas pour de bon, je te ferai subir les affres de
lasctisme ! >>
E t mon ego de rpondre :
G En ces lieux, il nest de jour o tu ne me martyrises.
Mon tat est pire que celui de tes ennemis et nul nen a
connaissance ! Tu me tues par le manque de repos et de
nourriture. Si je meurs au combat, alors au moins le
peuple verra qui je suis !
- Pauvre ego ! lui rpondis-je. Tu nes quun hypo-
crite. Tu nes que vanit. Non seulement tu vis dans la
calomnie, mais encore tu veux mourir dans la calom-
nie. >>
Et cest ainsi que je me suis promis de ne plus jamais
quitter cette cellule. Car tout ce que fait lego en pareille
circonstance ne peut tre quapparat. Pareil combat est
le seul vrai combat. Lautre sorte nest quun petit
combat. Ce nest certes pas l laffaire de qui seffraie
dune souris ! Notre homme tait un soufi ainsi que celui
de lhistoire prcdente. Mais lun meurt dun coup
dpingle alors quaucune pe ne rsiste lautre. Le
premier a lapparence dun soufi mais il nen a pas
lme. Cest cette espce-l qui ternit la rputation des
soufis.
174 Le Mesnevi

Quarante pices dargent

Un homme possdait quarante pices dargent et,


chaque jour, il jetait lune de celles-ci la mer afin de
maltraiter son ego. Cet homme tait un grand guerrier
et ne connaissait pas la peur face lennemi. Quand il
recevait une blessure, il la pansait puis sen retournait
combattre. Au cours dune guerre, aprs avoir reu une
vingtaine de coups de lance et autant de flches, il perdit
ses forces et tomba terre. Son me rejoignit alors
celles des fidles.
Ne considre pas cette mort comme formelle. Car le
corps est comme un outil pour lesprit. Quand son
cheval est mort, il ne peut plus avancer. Bien des gens
ont vers leur sang dans lapparence mais ont rejoint
lautre monde avec leur ego bien vivant. Loutil est cass
mais Ir. bandit reste vivant. Le corps est ensanglant
mais lego rayonne de sant.
Bien des ego de martyrs sont morts en ce monde et se
promnent vivants cependant. Lesprit a attaqu mais le
corps tait sans pe. Lpe est bien la mme pe,
mais lhomme nest pas le mme homme et cest cette
apparence qui est tonnante. Quand tu changes ton ego,
sache que lpe du corps est dans la main de Dieu.

Le membre dur

Un jour, un espion de peu denvergure vint dire au chah


dEgypte :
<< Le chah de Mossoul possde une esclave qui est
Contes soufis 175
aussi belle que les houris! Sa beaut est telle quon
chercherait en vain lquivalent sur cette terre. Sa
beaut infinie est indescriptible, mais voici un portrait
delle! >>
En voyant le visage peint de la belle esclave, le sultan
fut si surpris que sa coupe de vin lui chappa des mains.
Rempli dadmiration, il se mit se lamenter. Puis, il
dsigna un vaillant guerrier, lui confia dinnombrables
soldats et lenvoya vers Mossoul :
<< Si quelquun, lui dit-il, tempche de temparer
delle, dtruis-le, lui et ses biens. Mais, si on te la donne,
amne-la-moi vite afin que je puisse munir avec cette
lune. >>
Prcde de tambours et de drapeaux, larme prit le
chemin de Mossoul grand vacarme. Les soldats
tombrent sur la ville comme une nue de sauterelles.
Des pluies de flches et de pierres sabattirent sur la cit
et les tincelles des pes firent couler beaucoup de sang
des semaines durant.
Un jour, le chah de Mossoul envoya un missaire au
chef de iarme, porteur du message suivant :
<< Pourquoi fais-tu couler le sang de tant de fidles?
Les cadavres forment des montagnes de notre ct. Si
cest Mossoul que tu dsires conqurir, cela peut se faire
sans rpandre le sang. Je men irai et te laisserai entrer
dans notre ville. Car une seule chose mimporte dsor-
mais : quil ny ait plus de sang vers. Si ce sont des
pierres prcieuses que tu convoites, cest encore plus
facile. >>
Le chef de-larme montra lmissaire le portrait de
la belle esclave en disant :
<< Voil ce que je veux! Et autant me la donner tout
de suite car je ne doute pas dtre victorieux. >>
Quand il fut inform de la chose, le chah de Mossoul
scria :
u Je ne suis pas un idoltre! Je nai que faire des
apparences car cest la vrit que je cherche ! N
Ainsi, afin dviter de faire couler le sang des fidles,
176 Le Mesnevi
le chah sacrifia-t-il sa belle esclave. Mais, quand lmis-
saire amena cette dernire au chef de larme, celui-ci
en tomba amoureux linstant mme.
Lamour est un ocan et les cieux nen sont que
lcume. Sache que les cieux tournent par leffet de
lamour. Sans lui, le cur de lunivers deviendrait un
bloc de glace. Comment, sans lui, une chose inanime se
transformerait-elle en vgtal et comment, sans lui, ce
vgtal serait-il sacrifi pour un tre anim? Sans lui,
comment lesprit serait-il le secret de ce souffle qui a
fcond Myriam (Marie) ?
Notre vaillant guerrier a donc pris ce puits pour un
chemin. Cette terrt aride lui a plu et il a commenc ses
semailles. Mais lorsquun homme fornique en rve avec
une femme, il comprend son rveil et commence
regretter en disant : << Hlas, jai rpandu mon eau dans
la vanit ! B
Notre hros selon la chair ntait donc pas un
vritable hros et il dissipait ses graines dans le dsert.
Le cheval de lamour a pris le mors aux dents et ne
craint plus la mort. Il va disant : << Je ne reconnais plus
de sultan car mon uvre, cest lamour ! B
Quand un lion voit son reflet dans un puits, il
lattaque et finit par tomber dans le puits. II ne faut pas
que lhomme soit intime avec la femme car lhomme et
la femme sont comme le feu et le coton. Pour quun
pareil feu reste innocent, il faudrait quil soit, comme
celui de Joseph, arros de leau de vrit.
Sur le chemin du retour, le vaillant guerrier tablit
son campement dans une fort. I1 tait tellement sous
lemprise du feu de lamour quil ne distinguait plus la
terre du ciel. Rentrant sous sa tente, il se prcipita la
rencontre de la belle esclave.
En un tel instant, que devient la raison? Que devient
la crainte du sultan? Quand le dsir charnel bat le
tambour, la raison seffondre. Et nos yeux blouis
considrent le sultan comme sil tait un moustique.
Donc, le vaillant guerrier se dfit et sallongea aux
Contes soufis 177
cts de la belle esclave. Au moment mme o son
membre atteignait sa forme acheve, un grand bruit
clata lextrieur. Notre hros se leva en hte, se saisit
de son pe et sortit de sa tente. L, il vit un lion qui
crait la panique parmi les soldats. Les chevaux taient
en fuite, renversant les tentes sur leur passage. Sans
crainte, le guerrier se mit devant le lion et lui trancha la
tte dun seul coup dpe. Puis, il retourna dans sa
tente auprs de la belle esclave qui tait pleine dadmi-
ration devant son courage. Mais le membre du guerrier,
qui tait rest en rection durant son combat avec le
lion, samollit soudain alors quil la prenait dans ses bras.
Notre hros a perdu le droit chemin cause dune
fausse aurore. Comme un moustique, il sest noy dans
une marmite de lait. Quelques jours suffirent pour quil
prouve des remords : par crainte du sultan, il fit jurer
la belle esclave de ne pas rvler leur secret.
Quand le sultan vit lesclave, il tomba dans livresse.
<< Vit-on jamais pareille chose, sexclama-t-il.Je nen
crois pas mes yeux ! Cela dpasse tout ce quon mavait
rapport ! B
A quoi bon possder lOrient et loccident puisque
tout ceci est aussi phmre que ltincelle? Le sultan,
plein de dsir, emmena la belle esclave dans sa chambre
dans le but de consommer lacte damour. Mais, tandis
quil tait assis entre les jambes de cette dernire, un
incident vint lui couper le chemin du plaisir. Un bruit de
souris se fit entendre et son membre se ramollit soudain
sans quil y puisse remdier. En effet, il craignait que ce
soit l quelque serpent dissimul dans la paille de la
litire.
A la vue de cette faiblesse soudaine et de ce ramollise-
ment, la belle esclave se mit rire car elle se rappelait le
vaillant guerrier dont le membre tait rest ferme au
cours du combat avec le lion. Elle fut ainsi prise dun
rire incoercible. Et son rire tait comme un dferlement
qui finit par faire entrer le sultan dans une violente
colre. I1 dgaina son pe :
178 Le Mesnevi
<< Dis-moi la vrit, scria-t-il. Ton rire a mis le doute
dans mon cur. Si tu me caches quelque chose, je te
couperai la tte. Si tu parles, tu seras libre et heu-
reuse. >>
Lesclave se vit donc contrainte de raconter son
union avec le guerrier durant son voyage et aussi la
cause de son rire : la comparaison entre le membre du
guerrier face un lion et celui du sultan face une
souris !
Ne sme pas de mauvaises graines car un jour elles
germeront et paratront au grand jour. Dun seul coup,
le sultan comprit toutes les injustices quil avait com-
mises dans le seul but de possder cette esclave et il se
repentit devant Dieu en disant :
N Jai eu envie de la femme dun autre. Jai forc la
porte dautrui et quelquun a forc ma porte ! Ce que jai
voulu faire dautres, cela mest arriv moi, comme
punition. Jai drob lesclave du chah de Mossoul et on
me la drobe ! Jai trahi et jai t trahi. Si je me venge
sous lempire de la colre, ceci me reviendra car je suis
la source de tout ce qui vient darriver. O mon Dieu,
pardonne-moi ! Pardonne-moi ! >>
Puis, il dit lesclave :
<< Que tout ceci reste entre toi et moi. Je te donnerai
ce vaillant guerrier car, par sa mauvaise action, il ma
fait un bien immense. >)
I1 fit venir le guerrier et lui dit :
<< Cette esclave a cess de me plaire car sa prsence
attriste la mre de mon enfant. Comme tu as risqu ta
vie pour elle, je ne peux que te la remettre ! >>
I1 la remit donc au guerrier et dcapita ainsi sa colre
et ses dsirs.
Contes soufis 179

La perle du sultan
Un jour, le sultan tait dans son boudoir, entour de sa
cour. Il sortit dun coffret une perle prcieuse et la mit
dans la main de son vizir en lui demandant :
<< Quelle est sa valeur?
- Cent sacs dor ! rpondit le vizir.
- Ecrase-la ! ordonna le sultan.
- Comment oserais-je ? dit le vizir. Cette perle est le
fleuron de votre trsor !
- Je suis content de ta rponse! B dit le sultan et il
lui fit des cadeaux et lui rendit honneur.
Un peu aprs, alors que dautres sujets de conversa-
tion avaient t puiss, le sultan donna cette mme
perle son chambellan en lui disant :
<< Quelle est sa valeur aux yeux de ceux quhabite le
dsir ?
- Cette perle vaut la moiti de votre royaume, dit le
chambellan. Que Dieu la protge de tout pril!
- Ecrase-la ! ordonna le sultan.
- O mon sultan! rpondit le chambellan, ce serait
un grand dommage. Voyez cette lumire et cette
beaut. Lcraser, ce serait porter atteinte au trsor de
mon sultan! B
Le sultan fut satisfait de cette rponse et il le combIa
de cadeaux en louant sa sagesse.
Puis, plusieurs beys ou mirs subirent la mme
preuve et, par imitation, tous donnrent la mme
rponse afin de connatre la faveur du sultan. Finale-
ment, le sultan posa la mme question Eyaz :
<< Que vaut cette perle?
- Certainement, elle vaut davantage quon ne le dit !
rpondit Eyaz.
- Ecrase-la! B ordonna le sultan.
Or Eyaz, prvenu en rve de ceci, avait deux pierres
180 Le Mesnevi
dans sa poche. I1 sen saisit et crasa la perle sans
hsiter.
Celui qui met son espoir dans lunion avec le Bien-
Aim ne craint pas dtre cras. Lhomme pieux vit
dans la crainte de son sort au jour du jugement. Mais le
sage na pas de souci. I1 sait ce quil a sem et donc ce
quil va rcolter.
Quand Eyaz eut cras la perle, les courtisans dirent :
<< Celui qui a cras une perle si lumineuse ne peut
tre quun blasphmateur !
- Quel est le plus prcieux, demanda Eyaz,lordre
du sultan ou la perle? Vous, vous tes intresss par la
perle et non par le sultan. Moi, je ne suis pas attir par
les pierres, comme le sont les infidles. Seul le sultan me
proccupe. Lme qui est prisonnire dune pierre
colore ignore lordre du sultan ! B
A ces mots, les beys, les mirs, le chambellan et le
vizir inclinrent la tte en se lamentant. Le sultan fit
signe au bourreau.
<< Venge-moi de ces misrables! dit-il, car ils ont
prfre une pierre mes ordres.
- O sultan! Tu es celui auprs de qui les gnreux
trouvent la source de leur gnrosit. Les plus gnreux
ont honte devant la munificence de tes faveurs. Linso-
lence et lignorance des blasphmateurs provient de
labondance inpuisable de ta clmence. Au moment du
pillage, le peuple veille pour protger ses biens. Puisque
la crainte de perdre ses biens lempche de dormir,
comment pourrait-il dormir sans craindre de perdre la
vie ? Loubli nat de linadvertance et du ramollisse-
ment. Laisse-leur la vie car ils ont vu ton visage et ne
supporteront pas den tre spars. Mme si la mort est
amre, elle ne peut ltre autant que la sparation. I1 est
agrable de mourir avec lespoir de te rejoindre mais il
est amer de vivre dans les tourments de la sparation.
En enfer, les infidles se disent : Nous ne serions pas
aussi tristes sil nous avait honors dun seul regard!
Afin que ceux qui sont avilis par linsolence puissent
Contes soufis 181
tre lavs par lEuphrate de ta misricorde, laisse
scouler le flot de ton pardon ! >>

Tailles

Un j p r quelquun demanda au prdicateur :


<< O toi ! La gloire de la prdication ! Rponds cette
question : Si un oiseau se pose sur la tour dun chteau
fort, est-ce que sa tte sera plus haute que sa queue ? >>
Le prdicateur rpondit :
<< Si loiseau est tourn vers la ville, sache que sa tte
est plus haute que sa queue. Mais, sil est tourn vers les
faubourgs, alors cest le contraire. >>
Si un faucon chasse des souris, alors il est dpass par
une chauve-souris qui est attire par le sultan. La taille
dAdam nest pas plus grande que celle dun tonneau et
pourtant elle dpasse les cieux.

Lesclave abus

Un homme possdait un esclave indien. I1 lavait


duqu avec beaucoup de soin et avait allum dans
son cur la lumire du savoir. Cet homme gnreux
avait lev cet esclave depuis sa plus tendre enfance
dans les manires les plus raffines. I1 avait aussi une
fille, aussi brillante quune toile dans sa beaut. Quand
cette dernire parvint lge de la maturit, bien des
hommes vinrent demander sa main son pre, offrant
182 Le Mesnevi
son poids dor en compensation. Mais le pre se disait :
u Tous les biens que lon me propose sont phmres.
Venus ce jour, ils peuvent disparatre cette nuit-mme.
La beaut des visages nest pas davantage prendre en
considrationcar la moindre piqre dpine la fera plir.
La noblesse nest pas non plus un bon critre car
beaucoup de nobles sont orgueilleux et souvent leur
propre famille a honte deux. Quant aux savants, ils sont
loin dtre parfaits. Ils ont le savoir mais pas lamour de
la foi et leurs yeux ne voient que la renomme. B
Ainsi, aprs beaucoup de rflexion, il confia sa fille
un homme de foi aim du peuple. Deux femmes lui
dirent :
u Cet homme nest ni riche ni noble. Et il nest mme
pas beau ! B
Mais lui rpliqua :
N Cest un homme pieux et en ce bas monde, voil qui
vaut tous les trsors! B
La nouvelle de ce mariage se rpandit et on offrit des
cadeaux et des tissus prcieux. Or, cette mme
poque, lesclave indien tomba malade. I1 commena
maigrir et perdre ses forces. Les mdecins ne parve-
naient pas dcouvrir le secret de sa maladie et
pourtant la simple raison disait :
<< Cest du cur quil est malade et on ne gurit pas le
cur avec les pommades du corps. B
Lesclave ne pouvait, bien sr, avouer la cause de sa
maladie. Une nuit, son matre dit son pouse :
a Demande-lui la raison de son tat. Depuis tant
dannes, tu es comme une mre pour lui et nul doute
quil te dvoile son secret ! B
Le lendemain, la femme alla au chevet de lesclave et,
avec beaucoup de tendresse, elle lui caressa la tte
comme une mre affectueuse. Eile lui posa sa question
et lesclave rpondit :
u Jamais, je navais pens que vous confieriez votre
fille un tranger. Nest-ce pas un grand dommage
que la fiile de mon matre soit confie quelquun
Contes soufis 183
dautre tandis que le feu consume ma poitrine? N
A ces mots, la femme ressentit une grande colre mais
elle parvint se contenir.
<< Comment cela est-il possible ? se disait-elle, quun
btard indien puisse esprer la fille de son matre! Et
dire que nous lui faisions confiance ! I1 nen tait gure
digne. H
Quand son pouse leut inform de cet tat de chose,
le matre de maison dit :
<< Dis-lui de patienter. Dis-lui que ce mariage sera
annul et que nous lui confierons notre fille. Moi, je me
charge de lui faire changer davis. Nhsite pas dissiper
ses craintes. Excuse-toi auprs de lui en disant que nous
ignorions tout de son amour pour notre fille et quassu-
rment, il la mrite. Ainsi, il vivra dans un rve agrable
et les rves agrables font engraisser les hommes. Les
animaux engraissent avec de la paille et les hommes
avec des honneurs ! B
La femme dit :
u Ce sera une grande honte pour moi de lui dire
pareille chose car le mensonge ne sort pas de ma
bouche. Pourquoi ceci ? Laisse donc prir ce maudit !
- Non ! Non ! reprit son poux, fais-lui ce plaisir afin
quil gurisse. Laisse-moi le soin dter lamour de son
cur une fois que son corps aura t guri ! B
Quand la femme eut transmis ces promesses
lesclave, celui-ci dborda de joie et se mit engraisser
de nouveau. Son visage se remplit de sang et il remercia
Dieu. Il se demandait bien de temps en temps si tout
cela ne cachait pas un pige mais son matre, pour
complter la mise en scne, invita des amis afin quils
viennent fliciter lesclave et lui souhaiter bonne chance
dans son mariage. Ce fut suffisant pour lui ter tout
doute et faire disparatre les derniers symptmes de sa
maladie.
Or, pour sa nuit de noces, on lui tendit un pige.
On habilla un jeune homme en femme et on le para
de henn. Ce jeune homme avait une apparence de
184 Le Mesnevi
poulet mais ctait en ralit un coq imptueux.
Au moment de lunion, on teignit les chandelles et le
jeune indien se retrouva au lit avec le jeune homme
tandis que la foule battait du tambourin lextrieur.
Lindien poussa des cris et appela au secours, mais le
bruit de la fte couvrait ses appels. Jusqu laube, le
pauvre esclave fut comme un sac de farine lacr par un
chien. Puis, on lemmena au hammam, ainsi quil est de
coutume pour les jeunes maris. Quand on le ramena
sa chambre de noces, il vit la fille de son matre venue
laccueillir, accompagne de sa mre. I1 se protgea
vivement de ses deux mains et scria :
<< Que Dieu protge celui qui voudra tpouser, car
dans la journe, tu es frache comme la plus belle des
femmes, mais la nuit, ton membre est comme celui dun
ne! B
Voil! I1 en va ainsi des biens de ce monde. Ils sont
agrables de loin et sinistres de prs. Comme une jeune
marie, ce monde est rempli de manires. Mais, de prs,
il nest quune vieille femme dessche.

La mche

Une nuit, un homme entendit que quelquun marchait


dans sa maison. I1 se leva et, pour faire de la lumire, il
battit son briquet. Mais le voleur qui tait cause du bruit
vint se placer devant lui et, chaque fois quune tincelle
touchait la mche, il lteignait discrtement du doigt.
Et lhomme, croyant que sa mche tait mouille, ne vit
pas le voleur.
Dans ton cur galement, il y a quelquun qui teint
le feu mais tu ne le vois pas.
Contes soufis 185

Les beys

Un jour, les beys, sous lempire de la jalousie, dirent au


sultan :
<< Eyaz nest pas plus intelligent ou plus dou que
chacun dentre nous. Comment se fait-il alors que tes
faveurs pour lui soient si grandes? B
Quelque temps aprs, le sultan partit la chasse,
accompagn de ses trente beys. Arrivs dans une
montagne dsertique, ils virent au loin une caravane. Le
sultan dit lun de ses beys :
<< Va voir ces gens et demande-leur do ils viennent. >>
Le bey partit en hte et revint peu aprs dire au
sultan :
Ils viennent de la ville de Rey !
- Et o vont-ils? >> demanda le sultan.
Le bey ne sut que rpondre. Aussi le sultan demanda-
t-il un autre de ses beys daller sinformer. Quand
celui-ci revint, il dit :
<< Ils vont du ct du Ymen !
- Quelle est la nature de leur chargement? B
demanda le sultan.
Le bey ne put rpondre et le sultan envoya un autre
de ses beys poser la question. Quand il revint, il dit au
sultan :
<< Ils transportent des bols de terre cuite qui sont
fabriqus Rey !
- Et quand ont-ils quitt la ville? B senquit le
sultan.
Ainsi, tour tour, chacun des trente beys revint vers
le sultan avec des informations incompltes. Alors le
sultan leur dit :
186 Le Mesnevi
<< Un jour, jai demand Eyaz, afin de lprouver,
daller la rencontre dune caravane pour savoir sa
provenance. Et lui, sans que jaie lui poser trente
questions, revint avec toutes les rponses qui vous ont
cot trente allers et retours! s
Les beys dirent au sultan :
e Une pareille chose est un don de Dieu et ne peut
sacqurir par le travail. La couleur et le parfum de la
rose sont aussi des dons de Dieu. >>
Le sultan rpliqua :
<< Lhomme est responsable de ses pertes et de ses
gains. Sinon, pourquoi Adam aurait-il demand pardon
Dieu en reconnaissant sa faute. I1 aurait simplement
dit : Ceci est mon destin. Si jai commis un pch,
cest que tu my as pouss ! Quelquun qui est pieds et
poings lis pourrait-il songer plonger dans locan ou
senvoler ? Pourrait-il hsiter entre un voyage Mossoul
ou Babel? Ninvoquez pas le destin pour vous
disculper ! >>
Ne charge pas autrui de ta propre faute. Quand tu
manges trop de miel, ce nest pas quelquun dautre qui
est pris de convulsions et quand tu travailles la journe,
ce nest pas quelquun dautre qui touche la paye le soir !

Le chasseur et loiseau

Un oiseau survolait une prairie. L, un chasseur, cach


dans les feuillages, avait tendu un pige avec quelques
graines comme appt. Loiseau se posa tout prs et dit
au chasseur sans le voir :
u Qui es-tu? Que fais-tu, couvert de feuillages, dans
cette prairie remplie de btes sauvages ? B
Contes soufis 187
Le chasseur rpondit :
N Je suis un homme pieux qui a abandonn le monde
et se satisfait des quelques plantes qui lentourent. La
mort de mes voisins a t une leon pour moi. Jai
abandonn tous mes biens. Puisquau dernier jour, je
serai seul et que je suis promis au tombeau, jai pens
quil valait mieux se consacrer se rapprocher du Dieu
unique. De tout temps, nos parents ont t les quatre
lments naturels mais nous, nous avons un penchant
pour les parents phmres.
- Cest une erreur que de se retirer dans Ia soIitude,
dit loiseau. I1 est prfrable de prendre en patience les
tourments que vous infligent les gens de mauvais
caractre. I1 faut se rendre utile autrui, ainsi quun
nuage !
- Ton discours na pas de sens ! dit le chasseur, car la
solitude vaut mieux quune mauvaise compagnie. Celui
qui ne pense qu sa subsistance ne vaut pas mieux
quun cadavre et sa compagnie est la vritable soli-
tude. >>
Loiseau :
N I1 ne peut y avoir de combat que si on te barre le
chemin. Et le courage se manifeste lorsquon croise ses
ennemis. B
Le chasseur rpondit :
a Cest vrai si lon est assez fori pour viter la
mchancet. Sinon, mieux vaut se retirer !
- I1 te manque la fidlit du cur ! dit loiseau. Si tu
es amical, nombreux seront tes amis. Si la brebis
sloigne du troupeau, cest une occasion pour le loup.
Mme si tu tes gard du loup, ne te crois pas en scurit
si tu nes pas entour damis. Si les murs ntaient pas
amis les uns des autres, aucune maison naurait de toit.
Si la plume ntait pas lamie du papier, aucune parole
ne serait transmise. P
Des milliers de secrets furent ainsi changs entre
loiseau et le chasseur. Finalement loiseau demanda :
<< A qui sont ces grains de bl?
188 Le Mesnevi
- Un orphelin me les a confis, dit le chasseur. En
effet, je suis le protecteur des orphelins.
- Je suis dans une passe difficile, dit loiseau. Jai si
faim que je mangerais un cadavre. O homme vertueux !
permets-moi de manger quelques-unes de ces graines !
- Si tu les mangeais sans besoin ce serait alors un
pch ! dit le chasseur. Si vraiment tu es dans un tat de
besoin suprme alors tu dois donner un gage. >>
Loiseau, plein de dsir, se rua sur les graines et fut
linstant captur par le pige. Rendu limpuissance, il
se mit pleurer.
O toi qui pleures! Pleure avant ta mort et non pas
aprs !
Loiseau scria :
<< Voil la rcompense de ceux qui se laissent sduire
par les sortilges des asctes ! P
Le chasseur lui rpliqua :
<< Que non pas ! Voil plutt ce qui advient ceux qui
mangent le pain des orphelins ! B
Loiseau se lamenta et ses lamentations firent trem-
bler e chasseur et son pige.
<< O bien-aim ! disait-il, mon cur est bris par tous
ces paradoxes. Caresse-moi la tte. Mme si fen suis
indigne, daigne venir tenqurir de mon tat ! >>

Vol

Un homme menait son blier sur un chemin en le tenant


par une bride. Des voleurs, arrivant par-derrire, cou-
prent la bride et emportrent lanimal. Quand il
saperut de sa disparition, lhomme se mit chercher
de tous cts. I1 trouva un homme en train de se
lamenter au bord dun puits.
Contes soufis 189
<< Que tarrive-t-il ? demanda-t-il.
- Mon sac plein dor vient de tomber dans le puits.
Si tu parviens le rcuprer, je ten donnerai un
cinquime, cest--dire vingt pices dor ! >>
Lhomme se dit :
<< Cette somme est exactement la valeur du blier que
jai perdu. Jai perdu un blier mais Dieu moffre un
chameau! >>
I1 se dshabilla et descendit dans le puits tandis que
iautre filait en emportant ses vtements !
Le voleur avide apparat devant toi h chaque instant
sous une nouvelle image.

Le gardien

Une nuit, tandis que le gardien de la caravane dormait,


des voleurs vinrent piller les biens des commerants. A
leur rveil, ceux-ci virent que leurs richesses et leurs
chameaux avaient disparu et allrent demander des
comptes au gardien. Celui-ci leur dit :
<< Des voleurs sont venus, dissimuls sous des couver-
tures et ils ont tout pris !
- Mais pourquoi nes-tu pas intervenu?
- Jtais seul et eux taient nombreux et arms
jusquaux dents !
- Mais si tu navais pas suffisamment de force pour
les repousser, il fallait nous appeler !
- Ils mont montr leur pe en disant : Tais-toi
ou tu es mort! Jai eu si peur que je nai pas pu
crier. Mais si vous le dsirez, je peux crier mainte-
nant ! >>
190 Le Mesnevi
Il ne sert rien de rciter des prires une fois que
Satan le maudit a ruin ton existence.

La bien-aime

I1 y avait une fois un amoureux remarquable par sa


constance. I1 avait pass des annes dans lespoir de
rejoindre sa bien-aime. Or, un jour, sa bien-aime lui
dit :
<< Viens me rejoindre ce soir car jai prpar une
grande fte pour toi! B
Elle lui donna rendez-vous en un endroit convenu et
ajouta :
u Attends-moi jusqu minuit et je viendrai sans que
tu aies mappeler. D
Lamoureux fut si joyeux quil distribua des aumnes,
du pain et de la viande aux misreux. Puis il courut
lendroit que sa matresse lui avait indiqu et se mit
attendre., .
Quand la nuit tomba, la bien-aime arriva, fidle sa
parole. Elle dcouvrit son amoureux endormi ! Elle
dcoupa un morceau de tissu de sa robe et le mit dans la
poche de son amoureux avec quelques noix.
Lorsque, laube, lamoureux dcouvrit les noix et le
tissu dans sa poche, il scria :
q4 Ma bien-aime est fidle et constante ! Si je suis en
peine, cela est bien de ma faute! B
Contes soufis 191

Le trsor dans la cendre

Bilal tait lesclave dun infidle. Un jour, son matre lui


dit :
<< Pourquoi narrtes-tu pas dinvoquer le nom de
Mohammed ? Comment oses-tu me braver ainsi ? >P
Et, sous le soleil brlant, il le frappait avec un bton
dpines. Bilal, sans protester, se contentait de procla-
mer lunicit de Dieu.
Un jour, Abou Bekr, compagnon du prophte, passa
par l et entendit les mots murmurs par Bilal. Son cur
en fut immdiatement touch et dans ces paroles
dunicit, il pressentit le parfum dun ami. I1 dit Bilal :
e Cache ta foi aux infidles car Dieu est celui qui
connat les secrets ! D
Bilal lui promit de faire suivant ses conseils et se
repentit de son attitude mais, quelques jours plus tard,
passant de nouveau par l, Abou Bekr entendit de
nouveau le bruit des coups de bton et la voix de Bilal
rptant lunicit de Dieu. Son cur en fut comme
rempli de feu. I1 renouvela ses bons conseils et Bilal
promit encore de ne pas recommencer. Tout ceci
continua ainsi pendant longtemps car, quand lamour
faisait son apparition, les rsolutions de Bilal senvo-
laient. Et, en exprimant sa foi il mettait son corps rude
preyve. I1 disait alors :
<< O messager de Dieu !Tout mon corps et mes veines
sont remplis de ton amour ! Comment des rsolutions
pourraient-elles y pntrer ? Devant la tempte de
lamour, je suis comme un ftu de paille et ne puis savoir
o je marrterai. Est-il possible un brin de paille de
rsister au vent de lapocalypse et de choisir sa direc-
tion? >P
Les amoureux se sont fait prendre par le dluge. Ils
sont comme les meules dun moulin et tournent jour et
192 Le Mesnevi
nuit en grinant. Ceci est un tmoignage pour les
incrkdules de ce que la rivire continue de couler.
Abou Bekr dcrivit la situation de Bilal au prophte
et lui dit :
<< Cet homme est un faucon qui sest fait prendre au
pige par amour pour toi. Cest un trsor qui est cach
dans la cendre. De misrables chauves-souris torturent
ce faucon. Mais son seul pch est dtre un faucon. I1
en va de lui comme de Joseph quon calomniait cause
de sa seule beaut. Les chauves-souris vivent dans les
ruines et cest la raison pour laquelle elles en veulent
aux faucons. Ces chauves-souris lui disent : Pourquoi
te rappelles-tu sans arrt le palais et le poing du sultan ?
Nous sommes ici au pays des chauves-souris! Alors,
pourquoi tant de prtention? Le ciel et la terre sont
jaloux de notre repaire et voil que tu le traites de
ruines! Aurais-tu par hasard lintention de devenir le
sultan des chauves-souris? En laccusant ainsi, on le
ligote sous le soleil brlant et on le flagelle avec des
branches dpineux. Tandis que son sang scoule, lui ne
fait que rpter : Dieu est unique ! Je lui ai maintes
fois conseill de cacher sa foi et son secret mais il a
ferm la porte aux rsolutions. >>
Etre amoureux, rsolu et patient tout la fois, cela est
impossible. Car la rsolution et le repentir sont comme
le loup et lamour comme un dragon. Le repentir est
lattribut des hommes et lamour est lattribut du
Crateur.
Le messager de Dieu demanda Abou Bekr :
a Que proposes-tu de faire?
- Je vais lacheter ! dit Abou Bekr, quel quen soit le
prix ! >>
Le prophte lui dit :
<< Je dsire que tu massocies cet achat. n
Donc, Abou Bekr sen retourna vers la demeure du
matre de Bilal. I1 se disait :
<< I1 est facile de prendre une perle de la main dun
enfant car les enfants du dsir troquent volontiers leur
Contes soufis 193
foi et leur raison contre quelques biens de ce monde.
Ces cadavres sont si bien dcors quon les change
contre des centaines de jardins de roses. D
Abou Bekr frappa la porte de la demeure et, plein
de colre, il demanda au matre de Bilal :
<< Pourquoi maltraites-tu cet aim de Dieu ? Si tu es
fidle ce que tu crois, pourquoi en veux-tu quelquun
qui est fidle sa foi? >>
Le propritaire de Bilal rpondit :
<< Si tu prouves de la piti pour lui, tu nas qu me
payer son prix. Achte-le-moi ! D
Abou Bekr dit :
<< Je possde un esclave blanc qui est un infidle. Sa
couleur est blanche mais son cur est noir. Echange-le-
moi contre cet esclave qui a la peau noire, mais le cur
lumineux! >>
I1 fit venir son esclave qui fit ladmiration du matre
de Bilal, tant il tait beau. Cependant, il ne cda pas
tout de suite et augmenta sans cesse ses prtentions.
Abou Bekr se rendit toutes ses exigences et acheta
Bilal. Quand le march fut conclu, lhomme clata de
rire.
<< Pourquoi ris-tu? >> lui demanda Abou Bekr.
Lhomme rpondit :
<< Si tu navais pas montr une si forte envie dacheter
cet esclave, tu aurais pu lobtenir pour dix fois moins ! I1
na pas une grande valeur mais ta colre en a fait monter
le prix!
- O imbcile! rpliqua Abou Bekr, des gamins
changent une perle contre une noix! Pour moi, cet
esclave vaut les deux univers car je vois son me et non
pas sa couleur. Si tu avais demand davantage, jaurais
sacrifi tous mes biens ! Si cela navait pas suffi, jaurais
contract des dettes. Toi, tu las eu pour rien et tu las
vendu bon march ! Par ton ignorance, tu mas donn un
coffret plein dmeraudes sans savoir ce quil contenait.
Tu finiras par le regretter car personne naurait ainsi
gaspill pareille chance. Je tai remis un esclave de belle
194 Le Mesnevi
apparence, mais idoltre. Conserve ta foi. Moi, je
conserve la mienne. N
Et, prenant Bilal par la main, il le conduisit auprs du
prophte. En voyant le visage de ce dernier, Bilal perdit
connaissance et se mit pleurer. Le prophte le prit
dans ses bras et lui rvla Dieu sait combien de secrets.
Un poisson venait de retrouver locan et il est difficile
de dcrire pareil vnement.
Le prophte demanda Abou Bekr :
u Je tavais demand de massocier cet achat.
Pourquoi ne las-tu pas fait ? >>
Abou Bekr rpondit :
u Nous sommes tous deux tes esclaves! Je nai fait
que le librer en ton nom. Considre-moi comme ton
esclave car je ne voudrais pas que lon me libre de toi !
Ma libert cest dtre ton esclave. Quand jtais jeune,
je faisais un rve : le soleil me saluait et me considrait
comme son ami. Je me disais que ce rve ntait quune
illusion, mais en te voyant, je me suis vu et, depuis, le
soleil a perdu pour moi tout son attrait. B
Le prophte dit Bilal :
u Monte en haut du minaret pour chanter lappel la
prire! Va crier ce que tu aurais d cacher tes
ennemis ! Naie pas peur car ils sont comme sourds. On
entend le bruit assourdissant des tambours et eux
disent : o donc entendez-vous des tambours? N
Les anges font aux aveugles la faveur de les tenir par
la main mais les aveugles considrent cette faveur
comme une torture. Ils disent :
u Pourquoi nous tirez-vous de-ci de-l? Nous vou-
drions bien dormir un peu ! B
Les saints subissent encore davantage de tourments
car le Bien-Aim est trs capricieux avec ses amoureux.
Maintenant que tu as entendu lhistoire de Bilal,
sache que son tat na rien voir avec le tien. Lui, il
avanait et toi, tu recules. Ton tat est comparable celui
de cet homme qui lon demandait son ge. I1 rpondit :
Contes soufis 195
Jai dix-huit ans. Enfin, dix-sept. Peut-tre seize ou
mme quinze ... >>
Son interlocuteur linterrompit :
u Si tu continues, tu vas te retrouver dans le ventre de
ta mre ! B

Le cheval blanc
Quelquun demanda un bey de lui prter un cheval. Le
bey rpondit :
<< Volontiers ! Prends mon cheval blanc.
- Non ! Non ! fit lautre.
- Pourquoi donc ? demande le bey.
- Ce cheval est un animal trange : il marche
lenvers, cest--dire que lorsquil se dplace, sa queue
le prcde !
- Et alors? Tu nas qu tourner sa queue vers ta
maison! >>
Puisque le dsir est la queue de ton ego, tu progresses
reculons. Alors, tourne cette queue vers lapptit de
lautre monde. Quand le dsir du sommeil ou la
gourmandise saffaiblissent, le dsir de ta raison sen
trouve renforc. Cest comme couper les branches dun
arbre. A leur place repoussent des branches plus
vigoureuses. Tourne donc la queue de ton ego dans
cette direction et il parviendra au but, ft-ce reculons !
I1 est vrai cependant que les chevaux obissants sont
plus commodes. Ils ne reculent pas lorsquon leur dit
davancer.
196 Le Mesnevi

Le parfum du prophte

Une caravane parvint un jour dans un village. L, les


voyageurs aperurent une porte entrouverte. Lun deux
proposa
<< Dfxsons notre charge et restons ici quelques jours
en attendant que cesse le froid. B
A ce moment, on entendit une voix, provenant de
iintrieur de la maison, qui disait :
Laissez vos charges dehors avant de rentrer ! D
Ne tencombre pas de ce qui doit rester lextrieur
car tu es convi une runion importante.
Lhomme qui venait de parler tait un esclave qui
avait pour charge de soccuper des chevaux. Il avait un
nom desclave mais, en ralit, ctait un sultan. Le bey,
son matre, ne connaissait par sa relle valeur et le
considrait comme Satan considrait Adam. Un jour,
cet esclave tomba malade et son tat fut rvl au
prophte. Mais son matre, le bey, soccupait si peu de
lui quil ne savait rien de sa maladie. Pendant neuf
jours, lesclave, qui sappelait Hilal, souffrit sans que
quiconque sen aperoive.
Le prophte reut une rvlation lui disant daller
rendre visite un nomm Hilal qui tait un homme
attir par lui.
Quand le bey fut averti de ce quil allait avoir
lhonneur de recevoir la visite du prophte, il crut que
ctait lui quon venait voir et sa joie ne connut pas de
bornes. I1 tait prt combler de cadeaux le messager
venu lui porter la nouvelle. I1 embrassa la terre avec
ferveur et scria :
<< Soyez les bienvenus! Votre prsence honore ma
demeure! Que ces lieux deviennent un paradis! Que
mon palais senorgueillisse de vous recevoir sous son
toit ! >>
Contes soufis 197
Mais le prophte lui dit :
<< Ce nest pas toi que je viens visiter !
- Que mon me soit sacrifie pour toi! scria le
bey. Qui dsires-tu voir ? Quels sont tes ordres ? Que je
sois transform en poussire sous les pas de celui qui
tu fais cette faveur ! >>
Le prophte dit :
<< O est donc Hilal? Lui qui est tendu terre
cause de sa modestie! Je voudrais bien avoir de ses
nouvelles.
- Je ne savais pas quil tait malade, dit le bey. Je ne
lai pas vu depuis quelques jours. I1 passe son temps
avec les chevaux et les mules. Cest mon palefrenier et il
loge dans lcurie que tu peux voir l-bas. >>
Le prophte se dirigea vers lcurie.
Linstant de sa visite fait disparatre lombre et la
poussire. Hilal avait senti le parfum du prophte
comme Jacob avait senti celui de Joseph. Mais les
miracles ne sont pas ncessaires pour lhomme de foi. Ils
ne servent qu dtruire les ennemis et ne sont pas faits
pour les amis. Donc, tandis quil dormait, Hilal fut
rveill par un parfum. il se dit :
<< Do provient ce parfum? Quelle est cette odeur
agrable dans lcurie ? >>
Et soudain, il aperut, entre deux chevaux, la robe du
prophte. I1 se prcipita pour lui embrasser les pieds. Le
prophte mit son visage contre le sien et lembrassa.
<< O solitaire en ce monde ! Comment vas-tu? B
Hilal rpondit :
<< Quand le soleil nat dans la bouche de linsomnia-
que, dans quel tat ce dernier pourrait-il tre? Quand
leau submerge celui qui a soif au point de manger de la
terre, quel peut tre ltat de cet homme? Quand un
chien qui rve quil est un lion se rveille soudain, dans
quel tat peut-il tre? >>
198 Le Mesnevi

Le visage peint

I1 y avait une vieille femme de quatre-vingt-dixans dont


le visage rid tait jaune comme le safran. Ses joues
taient fronces comme un rideau mais lenvie de
trouver un poux tait encore vivace en elle. Elle navait
plus de dents et ses cheveux taient blancs comme le
lait. Sa silhouette tait aussi courbe quun arc et ses
sens taient affaiblis. En un mot, elle tait vieille ! Seuls
le dsir de lamour et lenvie dun man subsistaient en
elle. Elle avait bien envie de chasser mais son pige tait
en ruine. Elle tait comme le coq qui chante trop tard,
comme un passager gar. Son feu tait nourri mais sa
marmite tait vide. Elle avait envie de chanter mais
navait plus de lvres.
Quand il perd ses dents, le chien cesse dimportuner
les gens. I1 nattaque plus personne et se promne sur le
fumier. Mais regardez ces chiennes de plus de soixante
ans : leurs dents sont plus acres que les crocs des
chiens! Quand il vieillit, le chien perd ses poils mais
cette vieille chienne shabille de fourrure et de soie. Si
on lui dit : u Que ta vie se prolonge ! B elle en sera ravie
et prendra cette maldiction pour une bndiction. Un
tel souhait se concevrait si elle savait quoi que ce soit de
iautre monde, mais cette chienne en ignore tout.
Quand lhomme suse sans avoir connu la maturit, il
nest que vieux. I1 na aucune manire ni aucune sorte
de beaut. I1 sent loignon. I1 na ni faveur, ni gnro-
sit, ni sens, ni essence.
Dans lespoir de devenir une belle marie, cette
vieille femme spila les sourcils et se mit devant son
miroir pour se maquiller. Elle eut beau se recouvrir de
poudre, ses rides nen persistrent pas moins. En
dsespoir de cause, elle imagina de dcouper des
enluminures sur le Coran et de sen orner le visage,
Contes soufis 199
esprant se placer ainsi au rang des beauts. Quand elle
enfila sa robe, les enluminures tombrent terre et elle
les recolla avec de la salive. Comme elles persistaient
ne pas vouloir tenir sur son visage, elle finit par
snerver et scria :
<< Que Satan soit maudit ! N
A cet instant, Satan apparut et lui dit :
<< O vieille catin! Quest-ce que ce maquillage?
Mme moi, je nai jamais commis pareille aberration.
Ce que tu as fait est sans exemple! Tu nas mme pas
hsit dcouper les enluminures du Coran! Toi, tu
vaux des armes de Satan ! Laisse-moi en paix, toi qui,
pour orner ton visage, as emprunt les ornements du
Coran! >>
Pour te vendre et pour te faire apprcier, tu as vol la
parole des hommes. Mais une pice rapporte est sans
valeur de mme quune branche attache un arbre ne
donne pas de fruit. Quand la mort te dvoilera, tout ce
que tu tes rajout tombera.
O vieille femme! Ne lutte pas contre le destin!
Regarde ton tat ! Ne te retourne pas vers le pass. 11 ny
a pas despoir que tu puisses embellir ton visage. Et que
tu le peignes en rouge ou en noir ny changera rien.

Paroles

Un jour, un mendiant en qute de pain ddia une prire


un tranger de passage qui lavait secouru :
<< O mon Dieu ! dit-il, cet homme ma donn du pain.
En rcompense, accorde-lui de retourner en son pays
sans encombre ! N
Ltranger rpliqua :
200 Le Mesnevi
<< Jai dj vu ce que tu appelles mon pays ! Que Dieu
te donne toi plutt la grce de rejoindre le tien ! >>
Les hommes vils avilissent la parole. Et mme si leurs
paroles sont leves, eux les rabaissent. De mme que
les vtements sont cousus pour le corps, de mme les
paroles sont prononces pour ceux qui entendent. Si des
hommes au cur vil participent une runion, hlas, la
parole aussi devient vile !

Rien

Un jour, un mendiant frappa la porte dune maison et


implora le matre des lieux de lui donner un peu de pain,
mme rassis.
Comment veux-tu que je te trouve du pain? rpli-
qua ce dernier. Me prendrais-tu pour un boulanger?
- Alors, offre-moi un peu de gras de viande.
- Ici, ce nest pas davantage une boucherie !
- Donne-moi au moins une poigne de farine.
- Est-ce que ma maison ressemble un moulin?
- Alors, un verre deau?
- I1 ny a pas de rivire ici! >)
Ainsi, chaque demande du mendiant fut repousse de
la mme manire. Finalement, celui-ci ta son pantalon
et dfqua sur le seuil.
<< Que fais-tu l? demanda le matre de maison,
scandalis.
- Voil bien une ruine propice la dfcation, dit le
mendiant. I1 ny a ici rien boire et rien manger.
Comment quiconque pourrait-il y vivre ? Cet endroit ne
peut manifestement servir que de fosse daisance ! >>
Contes soufis 201

L e malade et le soufi

Un malade rendit un jour visite au mdecin et lui dit :


<< O savant! Tte mon pouls! Car le pouls est le
tmoin de ltat de cur. La veine de mon bras se
prolonge jusqu mon cur et comme on ne voit pas le
cur, cest la veine quil faut interroger ! >>
Puisque le vent ne se voit pas, regardons la poussire
et les feuilles qui senvolent. Livresse du cur est
cache mais les cernes sous les yeux sont des tmoins.
Mais, revenons notre histoire.. .
Le mdecin tta donc le pouls du malade et saperut
que lespoir dune gurison tait fort mince. I1 lui dit :
<< Si tu veux que cessent tes tourments, fais ce que ton
cur tinspire. Nhsite pas raliser chaque dsir de
ton cur. I1 ne servirait rien de te prescrire un rgime
ou de te recommander la patience car, en pareil cas, cela
ne ferait quempirer ton tat. Ralise donc tes dsirs et
agis selon le Coran qui dit : Faites ce que vous avez
envie de faire ! >>
Tels furent donc les conseils que le mdecin prodigua
son patient et celui-ci lui rpondit :
<< Que le salut soit sur toi ! Je cours la rivire afin dy
dverser mes chagrins ! >>
En arrivant au bord de la rivire, notre homme vit l
un soufi qui se lavait les mains et le visage, assis sur la
berge. I1 lui vint alors lenvie de lui donner une gifle sur
la nuque. Se souvenant des conseils du mdecin, qui lui
prescrivait de suivre son envie, il levait la main, quand il
se dit :
<< Je ne dois pas faire une telle chose car il est dit dans
le Coran : Ne vous mettez pas sciemment en pril.
Et pourtant, si je ne satisfais pas cette envie, ce sera une
chose dangereuse pour ma sant. >>
202 Le Mesnevi
I1 gifla donc le soufi dun coup bien sonore. Celui-ci se
retourna et cria :
u Espce de salopard ! B
Et il se rua sur lui dans lintention de lui donner des
coups de pied et de lui tirer la barbe. Mais, voyant quil
sagissait dun homme malade, il changea davis.
Le peuple, induit en erreur par Satan, donne lui aussi
des gifles. Mais lui aussi, il est malade et affaibli. O toi
qui gifles linnocent ! Sache que cette gifle te reviendra !
O toi qui prends tes dsirs pour remde et frappes les
faibles! Sache que ton mdecin sest moqu de toi!
Cest le mme mdecin qui a conseill Adam de
manger du bl. I1 a dit Adam et Eve :
e Manger ces graines est pour vous le seul moyen
daccder la vie ternelle. B
En disant cela, il donnait une gifle Adam mais cette
gifle lui fut retourne.
Donc, le soufi, encore rempli du feu de la colre,
comprit la finalit de lincident, et celui qui a vu le
pige ne prte plus attention aux graines qui en sont
lappt.
Si tu dsires viter les ennuis, proccupe-toi de la
suite des vnements plutt que de limmdiat. De la
sorte, linexistant te sera rvl et le visible sera rendu
vil tes yeux. Tout homme de raison cherche linexis-
tant jour et nuit. Si tu tais pauvre, tu te mettrais en
qute de la gnrosit dautrui. Tous les artistes cher-
chent linexistant et larchitecte recherche une maison
dont le toit sest effondr. Le marchand deau cherche
une cruche vide et le menuisier une maison sans porte.
Puisque ton seul espoir rside dans linexistant et que
linexistant est dans ta nature, pourquoi sans cesse le
craindre ?
Le soufi se dit alors :
(< Cela ne servirait rien de rendre cette gifle. Cest l

ce que ferait un ignorant. Pour moi, qui suis revtu du


manteau de la soumission, cest une chose facile que
daccepter une gifle. B
Contes souf~ 203
Et, pensant la faiblesse de son adversaire, il se dit
encore :
<< Si je le gifle, il va seffondrer et je devrai en rendre
compte devant le sultan. De toute faon, le mt est cass
et la tente scroule. I1 serait stupide de se faire traner
en justice pour un homme qui a toute lapparence dun
cadavre. 8
Ainsi, dcid ne point rpliquer, il emmena le
malade chez le juge, qui est la balance de la vrit, loin
de tous les piges de Satan. Comme par magie, il
enferme Satan dans une bouteille et gurit la calomnie
par le remde de la loi. Ainsi, le soufi prit son adversaire
par sa robe et le trana devant le juge.
Vois cet ne rtif ! dit-il au juge. Mets-le sur un ne
et fais-lui faire le tour de la ville ! Ou fais-le fouetter, si
tu prfres ! Car si quelquun meurt par la loi, il ne sera
demand aucun compte pour sa mort !
- O mon fils ! dit le juge. Tends ta toile afin que je
puisse faire ma peinture ! Qui a frapp? lui ou toi? Si
cest lui, il est si malade quil nest gure plus quune
illusion. Et le jugement de la loi sapplique aux vivants
et non pas aux morts. I1 nexiste pas de loi qui autorise
le mettre sur un ne car qui mettrait une bche sur un
ne ? Autant la mettre dans un cercueil ! Sache que la
torture consiste interdire aux gens lendroit o ils
mritent daller.
- Est-il juste, demanda le soufi, que cet ne mait
gifl sans raison aucune? 8
Alors le iuge demanda au malade :
* Quelle que puisse tre ta richesse, dis-moi combien
dargent tu as sur toi.
- Je ne possde que six pices ! rpondit le malade.
- Gardes-en trois, dit le juge, et donne-lui le reste
sans rpliquer. Lui aussi me parat faible et mal portant.
I1 pourra ainsi sacheter du pain et ce qui va avec. >>
A cet instant, le malade vit la nuque du juge et il
pensa que celle-ci mritait une gifle bien autant que
celle du soufi. Aprs tout, payer trois pices pour une
204 Le Mesnevi
gifle ne lui paraissait pas un prix exorbitant. I1 fit donc
mine de vouloir parler loreille du juge et lui assena
une rude gifle en disant :
<< Partagez-vous ces six pices et laissez-moitranquille
avec cette histoire ! D
Le juge fut pris de colre mais le soufi lui dit :
<< Ton jugement doit tre rendu selon la justice et non
sous lempire de la colre. Tu viens de tomber dans le
puits que tu minvitais visiter. Un hadith prtend que
quiconque creuse un puits tombe dedans. Agis selon ton
savoir. La gifle que tu as reue est la rcompense de ton
jugement. Tu as eu piti du bourreau et mas dit : Rem-
plis ton estomac de ces trois pices ! Peux-tu imaginer
la valeur des autres jugements que tu as pu rendre ? >>
Le juge rpondit :
<< I1 faut accepter chaque tourment et toute gifle qui
tombe sur notre tte. Mon visage sest aigri mais mon
cur accepte le verdict du destin car je sais que la vrit
est amre. En priode de scheresse, le soleil sourit
mais les jardins agonisent. A quoi bon sourire comme
une pastque cuite ? Ne connais-tu pas ce commande-
ment du prophte : Pleurez abondamment ! >>
Le soufi lui demanda :
<< Pourquoi lor, qui est un mtal, est-il si prcieux
alors que les autres mtaux ne le sont pas? Dieu a dit :
Voici mon chemin ! Alors, comment se fait-il quIl

soit devenu le guide et que lautre soit devenu un


bandit? I1 existe un hadith qui dit : Lenfant est le
secret du pre. Alors, pourquoi un esclave et un
homme libre naissent-ils du mme ventre?
- O soufi ! dit le juge. Ne crains rien. Je vais te citer
un exemple ce propos. Le Bien-Aim est stable
comme la montagne mais les amoureux tremblent
comme des feuilles. Dans son tre et dans ses actes, il
nexiste ni oppos ni semblable. Tout ce qui existe ne
trouve existence quen Lui. Or, il est impossible quun
oppos puisse voir son oppos. I1 sen loigne plutt.
Chaque chose, bonne ou mauvaise, a son contraire. Une
Contes soufis 205
chose peut-elle crer une autre chose son image ? La
vrit pourrait-elle avoir deux visages ? Comment
lcume pourrait-elle tre diffrente delle-mme ?
Comment les feuilles dun arbre, qui se ressemblent
toutes, peuvent-elles tre uniques ? Considre locan
comme sil navait pas de limites car, comment fixer des
limites lexistence de locan? O soufi! Prte-moi
loreille! Si le ciel tenvoie un tourment, sache quun
bonheur sensuivra. Si le sultan te gifle, sois sr quil
toffrira le trne. Le monde entier ne vaut pas laile
dune mouche. Mais pour une telle gifle, des milliers
dmes sont sacrifies. Tous les prophtes furent lous
par Dieu pour leur patience dans ladversit. Sois
prsent la maison afin que la venue de lhomme de
faveurs ne te prenne pas au dpourvu. Sinon, il repren-
dra le bonheur quil apportait en disant : I1 ny a
personne ici !
- Que serait le monde, poursuivit le soufi, si la
misricorde et le repos taient ternels ? Si Dieu ne nous
envoyait pas un tourment chaque instant ? Si la joie
restait loin de la tristesse? Si la nuit ne drobait pas la
lumire du jour? Si lhiver ne dtruisait pas les jardins?
Si notre sant ntait pas la cible des maladies? Sa
misricorde ne se trouve pas diminue si le moindre de
ses dons est toujours accompagn de son cortge de
tracas. D
A cet ignorant, dpourvu de raison et douverture de
cur, le,juge rpondit :
<< Connais-tu lhistoire de cet homme qui tait beau
parleur? Un jour, il discourait au sujet des tailleurs et
dcrivait comment ces derniers volaient le peuple et il
citait de nombreuses anecdotes te sujet. Comme il
sagissait dhistoires de voleurs, les gens se rassembl-
rent autour de lui.
<< Les paroles agrables procurent du plaisir laudi-
toire et lintrt des enfants augmente ienvie densei-
gner chez le matre. Dans un hadith, le prophte dit :
u Certainement, Dieu inspire la sagesse la langue
206 Le Mesnevi
du prdicateur tout comme il linspire la comprhen-
sion de lauditoire.
<< Si un musicien joue diffrents makams devant un
auditeur ignorant, son instrument se transforme en
plomb. I1 oublie toute mlodie et ses doigts sarrtent de
bouger. Sil ny avait pas dyeux pour comprendre les
arts, le ciel et la terre cesseraient dexisier. Si les chiots
nexistaient pas, tu ne remplirais pas leur cuelle avec
les restes de ton repas.
N Ainsi notre conteur racontait-il les mfaits des
tailleurs lorsquun Turc, qui avait suivi ses propos, lui
demanda plein de colre :
<< Quel est le tailleur le plus malhonnte de cette
ville?
<< Le conteur rpondit :
u Cest Pur Uss. I1 a ruin toute la ville de ses
trafics !
- Je parie, dit le Turc, quen dpit de toute son
astuce, il ne pourrait mme pas me voler un bout de
ficelle !
<< On lui dit :
<< De plus malins que toi se sont fait possder par ses
manigances. Ne sois pas prtentieux. Tu es sr de te
faire rouler !
<< Mais le Turc insista dans son pari et lon en fixa les
termes. Le Turc dit :
u Sil parvient me voler, je vous donne mon cheval
et sil ny arrive pas, je vous prendrai un cheval.
<Cette
i nuit-l, le Turc ne parvint gure dormir.
Jusqu laube, il se dbattit avec le fantme du tailleur-
escroc. Au matin, il prit une pice de tissu de soie sous
son bras et se rendit au magasin du tailleur. Celui-ci
laccueillit avec une grande dfrence. I1 lhonora telle-
ment que ces paroles veillrent laffection dans le cur
du Turc. Devant ce rossignol qui chantait, celui-ci
droula son tissu en disant :
u Fais-moi un habit de guerre dans ce tissu. Fais-le
large en bas et troit en haut. Car ltroitesse en haut
Contes soufis 207
procure le repos au corps tandis que la largeur du bas
dlie les jambes.
x Le tailleur lui rpondit :
;< O charmant client ! Cest pour moi un honneur
que de te servir.
K Et il commena mesurer le tissu tout en bavar-
dant. I1 raconta des anecdotes sur la gnrosit des beys,
sur les particularits des avares et sur bien dautres
choses. Puis, tandis que sa bouche continuait dverser
son boniment, il sortit ses ciseaux pour couper le tissu.
Le Turc riait fort de tout ce quil entendait et ses yeux se
plissrent tant il riait. A cet instant, le tailleur dcoupa
rapidement un morceau de tissu et le dissimula entre ses
jambes. I1 fit cela si vite que personne ne le vit, except
Dieu. Mais Dieu voit les fautes et les cache jusquau
moment o le pcheur fait dborder la coupe.
u Enivr par lagrable verbiage du marchand, le
Turc avait tout oubli de son pari. I1 dit au marchand :
4< Je ten prie! Raconte-moi une autre histoire car
tes histoires sont une nourriture pour lesprit !
<< Alors, le marchand raconta une histoire si drle que
le Turc en tomba la renverse. Tandis quil riait, le
tailleur coupa un autre morceau de tissu et le cacha dans
sa veste. Le Turc rclama une autre histoire et le tailleur
lui en conta une, encore plus drle. Le Turc, les yeux
ferms, en perdit la raison, ivre de son rire et un
troisime morceau de tissu fut de nouveau subtilis.
<< Le Turc supplia encore une fois de lui raconter une
histoire, mais le tailleur fut pris de piti et se dit :
u Quel passionn dhistoires ! Le pauvre ne se rend
compte de rien !
a Par piti ! implora le Turc. Une dernire !
<< O imbcile ! Existe-t-il quelque chose de plus drle
que toi?
< i Cest assez, dit alors le tailleur, car si je raconte
une autre histoire ton tissu sera trop court pour que je
puisse ten faire un habit !
4< Ta vie est devenue comme ce tissu. Le taiIIeur de
208 Le Mesnevi
lorgueil le dcoupe avec le ciseau des mots et toi, tu
limplores afin quil te fasse rire. D
Telle fut donc la rponse du juge au soufi. Alors ce
dernier dit :
<< Dieu pourrait facilement raliser tous nos dsirs et
assouvir toutes nos passions. Ne peut-il transformer le
feu en rose et la perte en gain? I1 fait sortir la rose de
lpine et transforme lhiver en printemps. Que per-
drait-il donc rendre ternel ce quoi il a dj donn
lexistence? Que perdrait-il ne pas faire prir ceux
qui il a donn lesprit et la vie? Que lui importe que
nous tombions dans les piges de Satan?
- Si le doux et lamer nexistaient pas, rpondit le
juge, le laid et le beau, le caillou et la perle, lego, Satan
et le dsir, lpreuve, la difficult et la guerre, comment
Dieu pourrait-il appeler ses serviteurs ? Comment toi-
mme pourrais-tu dire : O homme bon! O homme
pieux ! O sage ! Si Satan le maudit nexistait pas pour
nous barrer la route, comment serait-il possible de
distinguer les fidles qui sont sur les chemins de la
vrit ? Sil nen tait pas ainsi, la science et la sagesse se
confondraient avec la vanit. La science et la sagesse se
trouvent sur le chemin de la perversit et si le chemin
tait toujours droit, le sagesse serait vaine. Je sais bien,
soufi, que tu ne manques pas de maturit. Tu me
poses ces questions afin que les autres comprennent. I1
est plus facile dendurer les preuves de ce monde que
de rester loign, par ignorance, de la vrit. Car ces
preuves sont phmres tandis que pareille disgrce est
ternelle. La chance est sur celui qui a lme veille. N
Contes soufis 209

La mre

Attar rapporte ceci : Quand il eut gagn la guerre


contre lInde, le sultan Mahmud reut un esclave
comme part de butin. I1 ladopta, en fit son fils, lhonora
plus que quiconque et le nomma son successeur. Si tu
veux des dtails sur cette histoire, jette un il au livre
du cheikh Attar.
Bref, cet enfant, assis sur un trne dor ct du
sultan, versait chaque jour des larmes amres. Le sultan
lui demanda :
a O enfant fortun! Pourquoi pleures-tu? Tous tes
dsirs sont combls et tu es proche du sultan. Tu es assis
sur le trne et les soldats comme le vizir sont ton
service. >>
Lenfant rpondit :
e Je pleure car je me souviens de ma mre. Quand
elle voulait me rprimander, elle disait en me maudis-
sant : Que le sultan Mahmud temporte! et mon
pre lui en faisait ainsi le reproche : Pourquoi le
maudis-tu ainsi ? Nas-tu pas dautres maldictions que
ces paroles imprudentes ? Et il accusait ma mre de
navoir point de cur pour traiter ainsi son fils. Cette
dispute entre eux ne faisait quaccrotre ma peine et ma
crainte. Je me disais en moi-mme : De quel carac-
tre emport ce Mahmud doit-il tre pour reprsenter
ainsi la crainte et la calomnie? Je vivais alors dans ta
crainte, ignorant tout de tes faveurs. O donc est ma
mre prsent, sultan de lunivers? Que ne peut-elle
meAvoirassis sur ce trne? >>
O ignorant ! Ton tat de pauvret est comme le sultan
Mahmud. Ta nature a peur de lui. Si tu connaissais la
misricorde de Mahmud, tu prierais chaque instant
pour que ta fin soit Mahmud. Ncoute donc pas ta mre
nature qui tinduit en erreur. Si tu recherchais la
210 Le Mesnevi
pauvret, tu pleurerais jusqu la fin du monde. Pour ce
qui est de la subsistance, ton corps est peut-tre comme
une mre pour toi. Pourtant, il est ton ennemi plus
encore que des milliers dennemis.

Le chemin de la prire
Un commerant, arrivant un matin devant sa boutique,
vit que lentre en tait barre par un groupe de
femmes. Ses pieds le brlaient cause du long chemin
quil avait parcouru mais il ne pouvait passer, tant
lendroit tait encombr de femmes, toutes plus belles
les unes que les autres. I1 sadressa lune delles et lui
dit :
M 6 ma fille ! Que vous tes nombreuses !
- Ne te mets pas en colre pour cela! rpliqua la
femme. En ralit, notre nombre est encore insuffisant
et la pnurie de femmes engendre lhomosexualit ! N
Ne te proccupe pas des vnements de ton temps.
Ne prends pas en considration les uvres indigestes du
destin. Ne te fais pas de souci pour ta subsistance. Si tu
es dans le besoin ou dans la scheresse, si tu grelottes,
quimporte ! Considre ces preuves amres comme un
signe de misricorde et le pouvoir sur nos cits comme
une torture.
Le chemin de la prire est plein dempreintes de fer
cheval. Mais celles-ci sont tournes en arrire !
Contes soufk 211

Maux
Une iemme dit un jour son man :
u O toi qui as quitt le chemin de la gnrosit!
Regarde-moi ! Combien de temps resterai-je ainsi mal-
traite et dpenaille ? N
Le mari rpondit :
N Je travaille pour assurer ta subsistance. Sans doute
suis-je pauvre mais mes pieds et mes mains sont solides.
Cest mon devoir de thabiller et de te nourrir et je ny ai
jamais manqu ! >>
La femme montra alors le col de sa chemise qui tait
sale et fait dune toffe grossire.
<< Ce col me meurtrit la peau. Pourquoi mobliges-tu
porterun tel vtement ?
- O femme! rpondit lhomme, rponds ma
question : est-il prfrable de divorcer ou de subir Ia
rudesse de son col? De ces deux maux, lequel est le
pire? w
toi qui te plains! Les difficults, la pauvret, les
preuves et ladversit sont ainsi. Sans doute est-il amer
de renoncer un dsir mais il lest encore plus de
sloigner de la vrit. Jener est srement difficile,
mais mqins que de se dtourner de la vrit. Si Dieu te
dit : << O malade! Comment te portes-tu? >> Crois-tu
donc que ta maladie va persister ? Mme si tu nentends
pas sa voix, sa question te procure du plaisir. I1 y a bien
longtemps que tu bous dans la marmite, dessch ! Et
tu nas mme pas atteint le milieu de la cuisson !
212 Le Mesnevi

Le sage et le prtre

Un sage demanda un jour un vieux prtre :


a De toi et de ta barbe, lequel des deux est le plus
g? N
Le prtre rpondit :
<< Je suis n avant ma barbe et jai connu lunivers
avant elle.
- Ta barbe est blanche, reprit le sage, elle a
abandonn son tat dorigine. Mais toi, tu nas pas
encore chang ta mauvaise nature. Bien que ta barbe
soit ne aprs toi, elle ta devanc. Toi, tu es encore
dans la scheresse du dsir, dans la scheresse du
moi et du nous . Tu es toujours dans la mme

disposition desprit qu ta naissance. Tu nas pas fait un


pas. Toute ta vie, tu es rest dans un four ardent, mais
tu es demeur en ton tat de boue. Tu es m par le vent
de tes dsirs mais tu es fix au sol comme une paille
dessche. Comme le peuple de Mose, tu es rest dans
le dsert durant quarante ans. Tu cours du matin au soir
mais tu reviens toujours au mme point. Tant que tu
demeureras amoureux du veau dor, ton salut sera
impossible, quand bien mme tu ty consacrerais pen-
dant trois sicles. Dieu ta combl de ses faveurs mais,
comme ta nature est celle dun buf, lamour du veau a
remplac lamour de la vrit dans ton cur. Interroge
donc ton corps et ne crois pas quil soit sans langue!
Peut-tre a-t-il sa disposition des centaines de lan-
gages! Tu cherches jour et nuit une lgende mais ton
corps ten raconte une. I1 en va comme pour lt. Cest
grce lui que pousse le coton mais le coton reste quand
lt est oubli, I1 en va comme de la glace. Elle surgit
de lhiver. La glace reste quand lhiver a disparu. De
mme, chacun des membres de ton corps te raconte les
faveurs de Dieu. Si livresse et les jeux de iamour
Contes soujis 213
nexistaient pas, pas une femme ne serait tombe
enceinte. Sans printemps, aucun jardin ne donne de
fruits. Les femmes enceintes et les enfants quon tient
sur les genoux sont des signes du printemps et des
tmoins des jeux de lamour. Chaque arbre allaite son
enfant car, comme Marie, il est tomb enceint dun
sultan inconnu.
<< O prtre ! Commande ton chagrin de ntre point
oublieux des faveurs quil a reues. Sil ny avait pas en
toi un perptuel printemps, que contiendrait donc le
grenier de ton corps? Ton corps est un monceau de
roses et tes ides sont leau de ces roses. Mais, quelle
trange chose ! Leau de rose renie les roses !
<< Lobstination et le blasphme sont le propre du
chimpanz mais la gratitude et la contemplation forment
le chemin du prophte. Si cette naissance ne stait pas
produite lors de lclipse de lune, il y aurait moins de
philosophes gars dans cette nuit. Bien des hommes
senss furent victime de cet garement et ils ont vu une
montagne sur leur nez ! >>

Mat

Un pauvre tait tomb dans un dnuement extrme. Les


tourments de la misre empoisonnaient son cur. I1
adressa un jour cette prire Dieu :
<< O Toi qui entends toute prire ! Tu mas cr sans
effort. Alors, offre-moi ma subsistance sans que jaie
besoin de men proccuper. Tu as pos cinq perles sur
ma tte et cinq sens cachs. I1 mest impossible de
dnombrer les faveurs que tu as eues pour moi. Offre-
moi aussi ma subsistance ! >>
I1 priait ainsi, sans cesse, esprant que Dieu lexauce-
214 Le Mesnevi
rait. Mais, voyant le temps scouler, il se prenait
douter. Comme il se fatiguait de prier et sombrait dans
le dsespoir, Dieu lui suggra :
e Dieu est Celui qui abaisse et qui lve. Tout ce quIl
entreprend procde de cela. Vois la bassesse de la terre
et la hauteur du ciel. Vois les annes, une moiti dans la
scheresse et lautre dans la verdure. Vois le temps qui
saccrot le jour et diminue la nuit. Le monde senvole
avec ses deux ailes. Les hommes sont de toutes couleurs
mais dans le tombeau, ils deviennent tous de mme
couleur. N
Notre subsistance est un vin vers dans une coupe
dor. La subsistance du chien, cest sa pte dans son
cuelle. Nous avons rendu la foule des hommes amou-
reuse du pain. Mais il existe des hommes qui sont ivres
du Bien-Aim. Puisque tu es satisfait de la nature,
pourquoi tentes-tu de te soustraire elle ?
Un jour, notre pauvre fit un rve, alors quil dormait.
Mais les soufis peuvent rver sans dormir. Dans son
rve,Ailentendit une voix de linconnu qui lui disait :
e O homme en dtresse! Va chez le papetier et
cherches-y un papier dissimul parmi dautres, de telle
forme et de telle couleur. Va le lire dans un lieu cart
et vite soigneusement que quiconque soit l au moment
de cette lecture. Mais, si jamais ce secret tait dvoil,
ne crains rien car nul autre que toi ne saurait en profiter.
Et si un retard survient, prends patience et rpte le
verset : Ne perdez pas lespoir de la misricorde ! B
Le pauvre fut si content de ce message que le monde
lui en sembla comme rtrci. Et si Dieu ny avait veill,
nul doute quil net pri sous le coup de lmotion.
I1 se rendit en hte chez le papetier et se mit trier les
papiers. I1 finit effectivement par mettre la main sur le
papier qui lui avait t dcrit dans son rve. Et il se
retira dans un endroit calme pour le lire. Et cette lecture
le plongea dans ltonnement :comment le plan dun tel
trsor pouvait-il se trouver parmi les articles du pape-
tier? Le pauvre se dit alors :
Contes soufis 215
<< Dieu est le protecteur de toute chose. *
Mme sIl comblait les valles dor et dargent, nul ne
pourrait en profiter sans permission. Mme si tu lisais
des milliers de pages, il ne ten resterait rien sans Sa
volont. Sache que lunivers cleste est loppos de la
comprhension humaine. Car la mouche ne peut tre
lintime de la huppe.
Sur le papier, il tait crit :
u En dehors de la ville, il existe un btiment surmont
dune coupole. I1 tourne le dos la ville et regarde
en direction de ltoile du berger. Va l-bas, tourne
le dos la ville et porte ton regard vers La Mecque. De
l, tire une flche et creuse lendroit o celle-ci
tombera. B
Plein dardeur et de joie, notre homme se hta
dexcuter tout ceci ponctuellement. Mais, il usa sa pelle
et sa pioche sans quaucun trsor apparaisse. Chaque
jour, il lanait une nouvelle flche et creusait un
nouveau trou. Ctait devenu l son travail quotidien et
les gens de la ville se mirent parler de ces curieuses
activits. Des jaloux allrent avertir le sultan.
Quand le pauvre sut que le sultan avait t inform de
son tat, il dcida daccepter son destin et de se rendre
au sultan. I1 alla au palais et, avant quon ne le torture,
remit le papier en disant :
<< Tenez ! Il ny a aucune trace de trsor. I1 vaut bien
mieux que ce soit un chmeur comme le sultan qui
soccupe de cette affaire. Sil trouve un trsor, quil le
garde! Le chemin du dsespoir est dangereux pour la
raison et il faut de lamour pour prendre ce chemin. B
Et ainsi libr de ses ennemis jaloux, il se concentra
davantage sur son unique passion.
Le chien gurit sa blessure en la lchant lui-mme.
Pour qui connat les tourments de lamour, il nexiste
aucun autre ami. Personne nest plus fou quun amou-
reux car la raison est aveugle et sourde devant lamour.
Cest un type de folie bien particulier et le mdecin ny
peut rien. Si un mdecin tombait un jour dans pareille
216 Le Mesnevi
folie, il laverait ses livres de mdecine de son propre
sang.
Lorsquil priait, le pauvre se tournait vers son cur et
disait :
<< Lhomme rcolte lquivalent de son effort. >>
Bien quil et longtemps pri sans recevoir, il restait
constant dans ses prires car, bien quil ne ft pas
exauc, il percevait une rponse. Comme il avait
confiance en la gnrosit divine, son oreille entendait :
a Oui ! >>
Nappelle pas cet oiseau car il senvole vers toi. Sa
subsistance est auprs de toi. Mme sil monte trs haut
dans le ciel, sa pense est toujours tourne vers ton
pige. Moi je suis malade et Toi, tu es le fils de Marie
qui me renpra la sant. Ceci est le cri que Lui a mis en
vidence. O mon Dieu ! ne rends pas apparent ce qui est
cach ! Comme le ney, nous avons deux bouches. Lune
delles est place entre les lvres et lautre se lamente.
Mais, si le ney ne connaissait pas la faveur des lvres, cet
univers ne connatrait pas le sucre. I1 est prfrable que
Joseph reste au fond du puits car ses frres sont jaloux.
Je suis ivre et voudrais me jeter au milieu des querelles.
Quest-ce quun puits ? Moi, je viens de planter ma tente
au milieu du Sahara. Offre-moi une coupe de vin et vois
la grandeur de mon ivresse. Laisse l ce pauvre qui
attend son trsor car nous, nous sommes noys dans
locan de plaisir. O pauvre ! Rfugie-toi auprs de Dieu
mais nespre rien dun noy.
O chanson! Verse une grande coupe cet homme
qui me regarde avec rprobation. Je connais tout son
jeu : il est mat !
Contes soufis 217

Patience
Un disciple avait envie de rencontrer cheikh Ebul-
Hassan Harkaani. I1 quitta donc la ville de Talkan pour
la ville de Harkan. I1 traversa maintes montagnes et
valles en priant Dieu afin quil lui permette un jour de
contempler le visage du cheikh. Aprs bien des tribula-
tions, il finit par dcouvrir la maison du cheikh. Plein de
respect, il frappa la porte. De lintrieur, la femme du
cheikh lui rpondit en criant :
<< Que veux-tu? Que viens-tu faire ici? B
Le disciple rpondit :
<< Je suis venu rendre visite au cheikh! n
La femme alors se mit 3 rire :
<< Nas-tu vraiment rien de mieux faire? Tu as
travers tout le pays pour voir le visage dun imbcile !
Peut-tre en avais-tu assez de ton pays? B
Ainsi, cette femme vilipenda son mari sans vergogne.
Mais, ce nest pas mon affaire que de rapporter ses
propos. Ce qui est sr, cest que ses paroles noyrent de
chagrin le cur du disciple. Les larmes aux yeux, il
demanda :
<< O est-il, ce beau cheikh ?
- Cest un hypocrite! dit la femme. Un pige pour
les idiots! Une laisse pour les gars! Combien de
personnes comme toi sont ainsi venues et se sont mises
en pril par sa faute ! I1 vaut mieux que tu ten retournes
sans le voir ! D
Le disciple se mit crier :
<< Cest assez prsent ! La lumire des hommes de
Dieu a couvert lOrient et loccident. Tes paroles
sataniques ne marracheront pas dici. Je ne suis pas
venu ici comme un nuage pouss par le vent pour quitter
ce seuil comme de la poussire. O femme, tu souffles
pour teindre le flambeau de la vrit. Mais tu ne
218 Le Mesnevi
russiras qu te brler la tte. Peut-on teindre le soleil
dun souffle? Si tu nhabitais pas dans cette maison, je
lacrerais ton visage. Remercie le ciel dtre le chien de
cette maison ! >>
Puis, le disciple demanda autour de lui o lon pouvait
trouver le cheikh. Et quelquun lui rpondit :
<< I1 est parti chercher du bois dans la fort ! >>
Satan qui cherche cacher la lumire sous la pous-
sire mit le doute dans le cur du disciple, qui se dit :
<< Comment ce cheikh peut-il garder semblable
femme en sa maison et vivre avec elle? Comment ces
deux opposs peuvent-ils sunir ? >>
Mais, en mme temps, il se disait :
Je ne dois pas juger le cheikh car ce serait un
pch. B
Alors, son ego lui posait cette question :
e Comment Gabriel peut-il vivre avec Satan? Com-
ment le guide peut-il vivre avec celui qui gare les
gens? >>
Tandis quil tait assailli par toutes ces penses, il vit
le cheikh, mont sur un lion, qui venait sa rencontre.
Le lion tirait un chargement de bois et un serpent servait
de fouet au cheikh. Quand celui-ci aperut le disciple, il
se mit sourire. Car la lumire de son cur lui avait fait
dcouvrir ses penses. I1 lui dcrivit celles-ci et lui conta
ses aventures comme sil y avait assist.
a Si je ne montrais pas de patience envers elle, dit-il,
comment ce lion pourrait-il tirer mon fardeau? Je suis
joyeux, ivre et fidle, comme un chameau sous la charge
que Dieu lui a offerte. Je ne prends pas trop en
considration les critiques du peuple. Nous pouvons
supporter le fardeau de cette idiote et de milliers de gens
comme elle. Ce destin est une leon pour nos lves. >>
Toutes ces paroles te sont adresses afin que tu
supportes avec patience les personnes de mauvais carac-
tre.
Contes soufis 219

Successeurs

Dieu sest dot dun successeur afin que ce dernier


reflte Sa perfection dans son cur. II la combl de
faveurs illimites. Puis I1 a cr son oppos partir de
lobscurit. I1 a fabriqu deux tendards, lun blanc et
lautre noir. Et bien des combats se sont drouls sous
ces tendards-l ! La deuxime gnration de cette
opposition fut forme de Can et Abel. Cela continua
avec Abraham et Nemrod, jusqu Mose et au Pha-
raon. Puis, jusquau temps de Mohammed quEbu-
Cehil tenta de torturer.
Quest-ce que la foi? Cest faire couler leau dun
ruisseau. Quand lme se dgage du corps, elle coule.
Le sage est celui qui libre son me au lieu de la chair et
lenvoie vers la prairie. Pour expliquer lordre divin, la
rose devient parfois pine.

Le cercle

Le vent sest mis souffler et les fidles se sont assis au


milieu dun cercle, en scurit. La tempte faisait rage,
mais la misricorde de Dieu tait comme un bateau.
Dieu na pas cr les bateaux pour en tre le sultan. Son
but nest pas de jouer au sultan mais dassurer la scurit
de Ses cratures.
Si le buf avance, ce nest pas pour porter son
fardeau mais pour viter les coups de bton. Dieu lui a
220 Le Mesnevi
enseign cette crainte afin quil serve Ses serviteurs.
Celui qui travaille ne peine pas pour amliorer le
monde, mais pour lui-mme. Chacun cherche un
remde ses propres tourments et cest ainsi que
iunivers finit par trouver un ordre. Dieu a fait de la
crainte le pilier de lunivers. Chacun prouve de la
crainte envers les bonnes choses et les mauvaises choses.
Mais nul nprouve de crainte envers soi. Car chacun de
nous a un adversaire. Bien quil soit trs proche de nous,
il nous est difficile de nous en saisir. En ralit, il est ais
de semparer de lui mais pas avec les sens de ce monde.
Pour cela, les sens ne servent rien. Si le sens animal
suffisait, lne et le buf seraient les Beyazid de leur
temps.
Cest Dieu qui a mari le corps et lesprit. Cest Lui
qui a fait dun bateau le cheval de No. SIl le voulait, ce
mme bateau serait pour toi un ouragan. Sache que le
chagrin et la joie que tu portes dans ton cur sont le
bateau et la tempte que Dieu toffre chaque instant.
Comme les yeux ne voient pas lorigine de la crainte,
ils seffraient de chaque image. Si un homme fort donne
un coup de poing un aveugle, celui-ci croit que cest un
chameau qui lui donne un coup de pied. Si, par hasard,
il entend au mme moment le cri dun chameau, ses
oreilles seront pour lui comme des yeux. Sinon, il aurait
pu dire : u Peut-tre est-ce une pierre qui me tombe sur
la tte. B Mais en ralit, il se trompe dans les deux cas.
Ces situations sont le fait de Celui qui a cr la crainte.
Le savant appelle la crainte << inquitude ,mais sa
comprhension est pervertie. Comment prouver de
linquitude sans connatre la vrit ? Les mensonges
dcoulent de la vrit. O menteur ! Ne nie pas la vrit !
Chaque homme de Dieu est le No du cur ou le marin
de No. Sache que la frquentation du peuple est pire
que louragan car, lorsquil est avec toi, le peuple
gaspille ton temps. Et sil est loin de toi, il mdit de toi.
Ses rves boivent le jus de tes ides comme un ne
assoiff. Ils te desschent. Une tige frache obit la
Contes soufis 221
direction que tu veux lui donner mais cest l chose dure
pour une branche sche.
Si les forts se changeaient en crayon et locan en
encre, ce Mesnevi ne finirait jamais. Et si les forts ne
suffisaient pas, il pousserait des arbres au fond de la
mer. Mieux vaut abandonner locan et aller vers les
terres. I1 est plus agrable de parler de jouets avec un
enfant. Car lenfant se plonge dans locan de la raison
travers ses jeux. Mme si ceux-ci paraissent draisonna-
bles, la raison de lenfant se dveloppe avec eux. Un
enfant qui serait fou naimerait pas jouer. I1 faut des
fragments pour tmoigner de la globalit.

veill dans le rve

Au cours dun voyage, un juif, un musulman et un


chrtien se lirent damiti. De mme que la raison se
lie damiti avec lego de Satan, de mme un fidle peut
devenir lami de deux gars. Le corbeau, le hibou et le
faucon sont tombs dans la mme cage. Un Oriental et
un Occidental qui passent la nuit en un mme lieu
deviennent amis. Mais quand les barreaux de la cage se
brisent, chaque oiseau senvole dans une direction
diffrente.
Comme ces trois compagnons arrivaient la fin dune
tape, quelquun vint leur apporter du halva et ce
prsent rendit joyeux nos trois solitaires. Les gens de la
ville sont des savants raffins dans leur comportement.
Mais le paysan est un matre de gnrosit.
Ce jour-l, le juif et le chrtien navaient pas faim
alors que le musulman, lui, avait jen. Ctait pour lui
lheure de rompre le jene et sa faim tait grande. Mais
les deux autres lui dirent :
222 Le Mesnevi
u Laissons cela ici. Nous le mangerons demain !
- Mangeons-le ce soir ! rpliqua le musulman. Pour-
quoi patienter jusqu demain?
- Aurais-tu donc lintention de le manger toi tout
seul ? demandrent les autres.
- Nous sommes trois, dit le musulman. Divisons ce
halva en trois parties gales et que chacun mange sa part
sa guise !
- I1 mrite lenfer celui qui divise ! Toi, tu es le bien
de Dieu et toutes les parts de halva lui appartiennent.
Comment oserais-tu faire ce partage? >>
LeArnuSulmanse rsigna et dit :
u O amis! Quil en soit selon vos dsirs! >>
Et ils allrent se coucher. Au matin, chacun se mit
prier selon sa religion. Aprs la prire, lun deux
proposa que chacun raconte son rve de la nuit. Et que
celui qui avait fait le rve le plus beau reoive la part de
halva de celui qui avait fait le rve le moins beau ...
Le juif raconta son rve :
<< Sur mon chemin, jai crois Mose. Je lai suivi sur la
montagne du Sina. L-haut, nous avons t entours de
lumire. Puis, jai vu que, par la volont divine, la
montagne se divisait en trois. Un morceau de la
montagne tomba dans la mer. E t leau de la mer
sadoucit sur-le-champ. Un autre morceau tomba sur la
terre et des ruisseaux jaillirent, comme autant de
remdes pour les affligs. Le troisime morceau
senvola vers la Kabbah pour devenir la montagne
dArafat. Lorsque mon tonnement fut pass, je consta-
tai que la montagne du Sina tait toujours en place mais
que son sol, comme de la glace, fondait sous les pieds de
Mose. Elle fondit tant et si bien quelle finit par
saplanir. Quand ce nouveau sujet dtonnement fut
pour moi puis, je vis de nouveau Mose et le Sina sa
place. Japerus une foule dans le dsert qui entoure la
montagne. Chacun portait une canne et un manteau et
tous se dirigeaient vers la montagne. Ils levrent les
mains pour la prire et souhaitrent voir le visage de
Contes soufis 223
Dieu. Quand mon tonnement fut pass, je vis que
chacun de ces hommes tait un prophte de Dieu. Je vis
aussi des anges magnifiques. Leurs corps taient faits de
neige immacule, Plus loin, je vis un autre groupe
danges, mais faits de feu cette fois-ci... >>
&e juif continua ainsi raconter son rve
O toi ! As-tu une certitude pour ce qui te concerne ?
Ou pour ce qui concerne ton existence? Comment te
permets-tu de te moquer ainsi dautrui? Qui sait qui
aura la chance de mourir comme un musulman?
A son tour, le chrtien raconta son rve :
4< Cest le Messie qui mest apparu. Avec lui, je suis
mont aussi haut que le soleil. Ctait trange. Je ne
peux pas comparer ce que jai vu avec les choses de ce
monde et ne puis donc vous raconter ce rve. B
LeArnuSulmandit alors :
<< O mes amis ! Mon sultan Mustapha mest apparu. I1
ma dit : Lun de tes amis sest rendu au Sina. I1 sy
promne avec la parole de Dieu, combl damour et de
lumire. Jsus a emmen ton autre ami au ciel. Lve-
toi! Profite au moins du halva! Tes amis ont t
favoriss. Ils profitent de la compagnie des anges et de
la connaissance. Pauvre idiot ! Ne perds pas de temps !
Mange le halva ! P
A ces mots, le juif et le chrtien scrirent :
e As-tu vraiment mang tout le halva?
- Comment aurais-je pu dsobir un ordre du
prophte? Toi qui es juif, ne ferais-tu pas de mme pour
un ordre venant de Mose? Et toi, qui es chrtien,
oserais-tu dsobir Jsus? >>
Les deux autres lui dirent :
<< I1 est certain que ton rve est plus juste que le ntre.
Ton sommeil consiste tre rveill dans ton rve. Quel
beau rve! >>
Laisse de ct toutes les prtentions concernant la
connaissance et le mysticisme. La plus belle des choses
est de se comporter avec respect et de servir autrui.
224 Le Mesnevi

ges

Un blier, un chameau et une vache trouvrent sur leur


chemin une botte de paille. Le blier dit :
<< Si nous divisions cette botte en trois parts, aucun de
nous ne serait satisfait. I1 est prfrable que le plus g
de nous trois en profite lui tout seul. Car cest notre
devoir de respecter les vieillards. B
Le blier proposa que chacun dise son ge et il
commena par lui :
<< Moi, jtais dans la mme prairie que le blier qui
fut sacrifi par Abraham. fi
La vache dit alors :
<< Moi, jtais aux cts dAdam alors quil labourait.
Car jtais la femelle de son. taureau. >>
A ces mots, le chameau se saisit de la botte de paille
et se mit la manger :
<< Cela ne sert rien de vous dire mon ge. Car, ainsi
que tout le monde le sait, ma taille est la preuve de mon
anciennet. Cest ainsi que les cieux sont plus anciens
que laterre. B

Logique

Un jour, un sultan se rendit la mosque. Ses gardes lui


ouvraient le chemin en frappant la foule coups de
bton. Ils tapaient les gens sur la tte et lacraient leur
Contes soufis 225
chemise. Un homme ne put schapper temps et reut
ainsi une dizaine de coups de bton. I1 sadressa alors au
sultan :
<< Ne toccupe donc pas des tortures caches! Vois
plutt les tortures apparentes. Vois ce que tu fais pour
aller la mosque, cest--dire pour faire une bonne
action. Qui peut dire de quoi tu seras capable le jour o
tu dcideras de commettre une mauvaise action? >>

Les crieurs

Seyid tait le sultan de la ville de Tirmiz. Et Delkak tait


son bouffon. Un jour, le sultan eut une affaire urgente
traiter dans la ville de Samarcande qui tait fort loin-
taine. I1 se mit donc chercher un messager et envoya
ses crieurs par les rues pour dlivrer ce message :
<< Je comblerai de mes faveurs celui qui parviendra
me rapporter des nouvelles de Samarcande dici cinq
jours ! >>
Quand il entendit les crieurs, Delkak monta aussitt
cheval pour se rendre Tirmiz. I1 mena son cheval une
telle allure que celui-ci faillit en prir. A peine arriv en
ville, Delkak, sans mme se rajuster, demanda une
audience auprs du sultan.
Toute la cour se mit alors en moi, ainsi que les
citadins. Chacun se disait :
<< Mais quelle catastrophe est-il arriv ? >>
Certains pensaient que lennemi tait en vue. La foule
se runit devant le palais et toute la ville fut en moi.
Chacun tremblait de peur dune calamit.
Le sultan permit Delkak de se prsenter devant lui.
Et Delkak embrassa la terre devant le sultan qui
demanda :
226 Le Mesnevi
a Qye se passe-t-il, Delkak?
- O mon sultan ! dit Delkak. Je te demande pardon
mais laisse-moi reprendre souffle un instant ! >>
Linquitude du sultan ne fit quempirer. Jamais il
navait vu Delkak dans un tel tat. Ctait dordinaire
le plus joyeux de ses intimes. Lorsquil parlait, chacun
riait si fort quil en transpirait. Les gens se roulaient
terre. Tandis que, prsentement, son visage tait grave
et son doigt pos sur sa bouche Le sultan de Tirmiz lui
dit :
<< Dis-moi vite ce qui se passe. Qui ta mis dans une si
folle inquitude? B
Delkak rpondit :
u Jtais tantt au village et jai entendu tes crieurs
qui rapportaient tes ordres concernant le voyage
Samarcande. Ils disaient que tu comblerais de faveurs
celui qui y parviendrait. Cest pour cela que je suis venu,
pour te dire que moi, je nai pas suffisamment de force
pour accomplir un tel voyage, afin que tu nespres pas
que je te rende pareil service.
- Maudit sois-tu ! dit le sultan, tu as mis toute la ville
sens dessus dessous ! B
A cet instant, le vizir intervint :
<< O mon sultan! Si tu le permets, je dirai ceci : I1
est hors de doute que Delkak est venu de son village
pour une tout autre raison. I1 vient de changer davis
linstant mme. I1 cherche dguiser son propos et
cest la raison de ses plaisanteries. De mme quil faut
casser les noix pour en obtenir de lhuile, de mme je
pense quil faut le forcer dire ce quil a sur le cur.
Regarde comme il tremble et vois la couleur de son
visage. >P
Delkak implora la piti du sultan mais celui-ci
ordonna quon le jette en prison en disant ses gardes :
<< Tapez sur son ventre comme si ctait un tambour !
Car ce nest quen frappant sur un tambour que lon
peut savoir si la caisse est vide ou pleine ! B
Contes soufis 227
Bien des hommes se nomment matre mais ils nont
queux pour disciple. Le jeune mari est en moi mais la
marie ne se doute de rien.

La souris et la grenouille

Une souris qui se promenait le long dun ruisseau se lia


damiti avec une grenouille. Elles se runissaient toutes
deux, chaque jour heure fixe, sur le lieu de leur
premire rencontre, afin de se raconter des histoires et
de se divertir.
Uq jour, la souris dit la grenouille :
u O toi, le plus noble des animaux! Depuis long-
temps, je dsire te confier un secret. Toi, tu viens de
leau et cest l que tu retournes. Et moi, lorsque je
tappelle du bord du ruisseau, je nobtiens pas de
rponse car tu ne mentends pas. Mon cur ne se
satisfait pas de nos rencontres quotidiennes. Je suis dans
lgarement lorsque je ne vois pas ton visage. Pour moi,
tu es la lumire du jour et la paix de la nuit. Mon cur
souhaite tre avec toi chaque instant. Mais toi, tu
ignores tout de mon tat. O ma sur ! Moi je viens de la
terre et toi, tu viens de leau. Il mest impossible de
plonger dans leau. I1 faut que nous trouvions un moyen
afin que mes appels te parviennent. B
Et elle proposa cette solution :
G Nous allons prendre une ficelle trs longue et
chacune de nous attachera lune de ses pattes lune de
ses extrmits. Ainsi, quand je voudrai te voir, il me
suffira de tirer la ficelle. B
Cette solution ne plut gure la grenouille et elle
refusa.
Si la grenouille de lme est lie la souris Qu corps,
228 Le Mesnevi
elle est sans cesse importune par cette dernire qui tire
la ficelle.
La souris insista tellement que la grenouille finit par
cder. Elles se relirent donc par une longue ficelle et,
chaque fois que la souris tirait sur elle, la grenouille
remontait du fond de leau pour converser avec son amie.
Or, un jour, un norme corbeau attrapa la souris et
senvola. I1 souleva la souris et la grenouille sa suite, la
souris dans son bec et la grenouille au bout de la ficelle.
Les gens qui virent ce spectacle se dirent alors :
<< Voil bien une chose tonnante ! Une grenouille,
crature aquatique, pourchasse par un corbeau ! v
Quant elle, la grenouille se disait :
<< Quiconque se lie damiti avec une crature qui
nest pas de sa sorte mrite certes la punition que je
subis! >>

Le riche et le derviche

Un jour, un homme riche et gnreux demanda un


dervishe :
<< O soufi! dis-moi : prfres-tu que je te donne tout
de suite une pice dor ou bien que je ten donne trois,
mais demain seulement ? >>
Le derviche rpondit :
<< Si tu mavais donn hier une demi-pice dor,
jaurais t plus satisfait que dune pice dor aujour-
dhui ou que de cent pices demain ! >>
Une gifle donne sur linstant vaut mieux quune
faveur espre. Voici mon cou : Donne-moi une gifle si
tu veux, mais fais-le tout de suite !
Contes soufis 229

Talents

Un jour, le sultan Mahmud, qui allait par les rues,


dguis, croisa un groupe de voleurs. Ils lui demand-
rent :
<< Qui es-tu donc? >>
Le sultan rpondit :
<< Je suis un de vos confrres! >>
Alors, lun des voleurs proposa que chacun deux
explique aux autres quel talent particulier il possdait
pourAexercerson art. I1 commena :
<< O mes amis ! Je possde un don tout fait rare. Ce
sont mes oreilles. A tel point que lorsquun chien aboie,
je parviens comprendre ce quil veut dire.
- A quoi bon ? >> demandrent les autres.
Un second voleur enchana :
<< O mes amis! Quant moi, je possde une vue
perante. Si je vois quelquun, ft-ce en pleine nuit,
je le reconnatrai sans hsiter le lendemain en plein
jour. >>
Un autre :
<< Moi, ce sont mes bras et mes mains qui font ma
supriorit car ils sont vraiment trs muscls ! >>
Un autre :
<< En ce qui me concerne, je suis dot dun odorat trs
subtil. Tous les secrets de la terre se manifestent mon
nez. Tout ce qui se cache sous la terre, or, argent ou
joyaux, je le sens. Je peux dcouvrir ainsi une mine
dor. >>
Un autre encore :
<< Moi, je suis adroit de mes mains et suis pass matre
dans lart de lancer le lasso. B
Enfin, tous se tournrent vers le sultan et lui dirent :
<< E t toi, ami! Quel est donc ton talent? >>
230 Le Mesnevi
Le sultan rpondit :
u Cest par ma barbe que je suis dou. En la faisant
bouger, je peux viter les chtiments. Si un bourreau
sapprte punir un coupable, je nai qu bouger ma
barbe et, linstant mme, la peur et la mort svanouis-
sent. >>
A ces mots, les voleurs scrirent :
a Pour sr, tu es notre matre tous ! Car viendra le
jour o nous aurons recours tes services. >>
Puis ils se dirigrent de conserve vers le palais du
sultan. Soudain, un chien se mit aboyer. Le spcialiste
de loue dit alors :
u Ce chien nous avertit que le sultan est parmi nous. >>
Le spcialiste de lodorat huma la terre et dit :
4< Cest ici la demeure dune veuve ! >>
Le lanceur de lasso lana le sien sur le fate dun mur.
Tous grimprent sa suite. Celui qui savait sentir dit
alors :
<< Cest ici quest cach le trsor du sultan! N
Le voleur aux bras athltiques dmolit le mur qui
renfermait le trsor et chacun des voleurs put ainsi se
servir. I1 y avait l des tissus richement dcors, des
pices dor, des joyaux.. .
Au petit matin, le sultan quitta ses compagnons, en
prenant soin de mmoriser leurs visages ainsi que
lemplacement de leur repaire. Puis, il envoya ses
soldats pour les arrter.
Les voleurs furent ainsi conduits devant le sultan,
pieds et poings lis. Ils tremblaient de peur. Celui
qui savait reconnatre les gens dans le noir dit aux
autres *
<< Cet homme-l tait avec nous hier soir ! Cest lui qui
est le spcialiste de la barbe. O que nous soyons, le
sultan est toujours avec nous et cet homme est le
vritable sultan ! I1 a vu ce que nous faisions et entendu
nos secrets. En notre nom tous, jimplore son par-
don! >>
Contes soufis 231
Chacun de nous possde quelque talent. Mais bien
souvent ces talents ne font quaccrotre nos tourments.
A lheure du chtiment, tous ces talents sont vains. Seul
en rchappe celui qui a su reconnatre le sultan en pleine
nuit car le sultan ne punit pas celui qui la vu.

Histoire de cheval

I1 y avait un bey qui possdait un cheval dune rare


beaut. Mme le sultan nen avait pas de si beau dans
son curie. Un jour, le bey monta sur son cheval parmi
les cavaliers du sultan et le sultan, Harem-Chah,
remarqua le cheval. Voyant cette grande beaut et cette
souplesse extraordinaire, le sultan se dit :
a Comment cela se peut-il ? Moi qui suis combl de
biens et de richesses, moi qui ai des milliers de chevaux
dans mes curies, me voil sidr. Peut-tre y a-t-il l
quelque magie? B
I1 rcita des prires mais lattraction que son cur
ressentait pour le cheval ne faisait quaugmenter. I1
comprit alors que ceci lui arrivait du fait de la volont
divine. Aprs la promenade, il dvoila son secret ses
vizirs et ordonna quon lui amne lanimal au plus vite.
Notre bey fut fort attrist de la situation. I1 pensa tout
de suite faire appel Imadulmulk car ctait un sage
respect et cout du sultan. Cet homme avait la nature
dun derviche et lapparence dun mir. Le bey lui rendit
donc visite et lui dit :
<< Peu mimporte si je perds toutes mes richesses!
Mais, si lon me prend mon cheval, fen mourrai ! D
Imadulmulk fut pris de piti et se rendit la cour du
sultan. I1 prit sa place dans la salle daudience sans rien
dire. Puis, il pria Dieu dans son cur. En apparence, il
232 Le Mesnevi
coutait ce que disait le sultan, mais en ralit il disait
DieuA:
<< O mon Dieu ! Prends ce jeune homme en piti car
tu es son unique refuge. >>
Le sultan admirait son nouveau cheval. Sadressant
Imad>lmulk, il dit :
<< O mon ami! Ne dirait-on pas que cette bte
provient tout droit du paradis ? >>
Imadulmulk rpondit :
<< O mon sultan ! Votre enthousiasme vous fait pren-
dre Satan pour un ange! Vous trouvez ce cheval
admirable mais, si vous y prtez attention, vous aperce-
vrez vite ses dfauts. Par exemple sa tte, qui ressemble
celle dun buf! >>
Ces paroles eurent une influence sur le cur du
sultan. I1 est certain que le boniment du vendeur est
utile la bonne marche du commerce. Mais cest cause
de pareilles choses que Joseph fut vendu vil prix.
Lenthousiasme est comme la lune. I1 passe par des
phases de plein et de vide. Quiconque connat les deux
tats de la chose est enclin se mfier. Le sultan voyait
son cheval depuis sa place mais le sage avait pris de la
distance.
Ainsi, par la grce de ces paroles, lenthousiasme du
sultan svanouit-il. Les paroles sont le grincement de la
porte du secret mais il est difficile de savoir si les
grincements proviennent de louverture ou de la ferme-
ture de la porte. Car cette porte est invisible, bien que
lon en entende les grincements.
Protge tes yeux du spectacle des hommes vils. Car
les vautours te guideront vers les cadavres.
Mais la vue du sage fut bnfique pour le sultan et il
ordonna :
<< Ramenez ce cheval son propritaire afin que je ne
lui nuise point ! >>
Contes soufis 233

Les trois fils

Dieu avait offert trois fils un sultan, chacun dou dun


grand veil des yeux et du cur, chacun plus beau, plus
courageux et plus gnreux que les autres.
Un jour, les trois fils se prsentrent devant leur pre
afin de lui demander la permission de partir la
dcouverte du royaume. Car, dirent-ils, pour mieux
gouverner le pays, il convient den connatre chaque
ville et chaque chteau fort.
Comme ils embrassaient les mains du sultan pour lui
faire leurs adieux, ce dernier leur donna cet avis :
G Allez mes enfants ! Visitez chaque endroit o votre

cur vous attire. Confiez-vous Dieu pour ce voyage.


Mais mfiez-vous de deux chteaux forts : Huchrouba
(celui qui chasse la raison) est le premier des deux.
Toute personne qui y pntre voit ses vtements rtrcir
jusqu devenir trop troits. Le second, Zatoussouver
(enlumin), est encore plus dangereux. Car ses tours,
ses toits et ses murs sont tout couverts de reprsenta-
tions dhumains ! >>
Zuleikha avait orn sa chambre de peintures pour
attirer lattention de Joseph. Cest parce que Joseph ne
sintressait pas elle que cette chambre tait devenue
comme un lieu de fte.
Quand il boit de leau, lassoiff voit la vrit. Par
contre, un imbcile qui contemple leau ne voit que son
reflet. Un amoureux constate la beaut de Dieu sur la
face du soleil mais un imbcile trouve une motion
artistjque dans le reflet de la lune dans leau !
<< O mes enfants ! conclut le sultan, mfiez-vous de ce
chteau recouvert de peintures ! B
I1 est probable que les trois fils nauraient mme pas
song visiter ces lieux si leur pre ne leur avait pas
donn cet avertissement. Car il sagissait dun chteau
234 Le Mesnevi
fort compltement abandonn. Mais cette interdiction
ne fit quaugmenter dans leur cur le dsir quils avaient
de dcouvrir cet endroit. Chaque homme dsire fairt ce
qui est interdit. Et bien des gens se sont fourvoys
cause dinterdictions.
Les trois princes rassurrent leur pre mais omirent
de dire : << InchAllah ! R Puis, ils prirent la direction de
ce chteau fort.
Le chteau fort de Zatoussouver avait cinq grandes
poternes et recelait des milliers de peintures. Son
charme enivra les trois frres.
Lapparence est comme une coupe qui contient du
vin. Mais elle nest pas lorigine du vin.
Parmi ces milliers dimages, il y avait le portrait dune
trs belle jeune fille. Cette vue fit tomber nos trois
princes dans un ocan. Les fossettes de cette jeune
beaut transpercrent leur cur de flches. Chacun
deux eut le cur comme dchir et les larmes inond-
rent leur visage. Ils se remmorrent le conseil de leur
pre et se dirent :
<< Qui peut donc reprsenter cette peinture? R
Ils se mirent questionner toutes les personnes quils
croisaient sur leur chemin. Aprs d e longues
recherches, ils rencontrrent un vieillard qui leur dit que
cette peinture reprsentait la fille du sultan de Chine.
<< Cest une fille, dit-il, qui ne voit jamais personne, ni
homme ni femme. Car son pre la cache dans son palais
derrire des rideaux. Elle est invisible comme lme. Le
sultan en est tellement jaloux quil ne supporte mme
pas que lon prononce son nom. Mme les oiseaux
nosent pas sapprocher du toit qui abrite cette beaut.
Qui tombera amoureux delle sera un homme bien
malheureux ! >t
Les trois princes, amoureux, poursuivis par le mme
rve, versrent bien des larmes. La plainte de leur cur
fit monter une fume comme de lencens brl. Lan
dit aiors :
u O mes frres! Jusqu aujourdhui, nous avons
Contes soufis 235
pass notre temps donner des conseils aux autres,
leur dire : Ne vous rebellez pas devant les difficults.
Car la patience est la cl de la joie ! Et maintenant, o
est cette patience? O est cette joie? Notre tour est
venu dtre prouvs ! >>
Leur amour les entrana bientt dcider de partir en
voyage au pays de leur bien-aime. La possibilit de la
voir tait bien sr exclue mais la seule ide de se
rapprocher delle leur suffisait. Ainsi, choisissant
dabandonner leur mre, leur pre et leur pays, ils
prirent le chemin de la bien-aime inconnue.
LeAfrrean dit :
a O mes frres! La patience mabandonne! Jen ai
assez de la vie. Je suis mort de chagrin. Coupez-moi la
tte et que lamour men fasse pousser une autre! Car
lpe ne fait que secouer la poussire de lamou-
reux ! ...

Ivre

Un jour, au cours dune runion, le sultan abusa de la


boisson. Dans son tat divresse, il aperut un savant qui
passait par l. I1 donna lordre ses gardes de le lui
amener et de lui faire boire du vin. Les gardes obirent
immdiatement mais le savant repoussa le vin quon lui
offrait en disant :
a Jignore ce que cest que le vin ! Je prfre le poison
cette boisson. Apportez-moi donc du poison afin que
je sois dbarrass de vous ! B
Alors, le sultan se tourna vers son chanson et lui dit :
u Alors ? Ne reste pas plant l ! Montre-moi quelles
sont tes ressources et gaie cet homme ! >>
Lchanson frappa alors le savant de trois ou quatre
236 Le Mesnevi
coups et russit, par la menace, lui faire absorber la
coupe de vin. Le savant devint immdiatement ivre et
un jardin lui fut ouvert. I1 se mit taquiner son
entourage tout joyeux. E t chacune de ses joies lui en
faisait dcouvrir dautres.
Soudain, un besoin pressant lobligea quitter la
runion et il se dirigea en hte vers les toilettes. Sur son
chemin, il croisa une des servantes du sultan. Ctait la
plus belle femme quil ait jamais vue. I1 en resta bouche
be et son corps se mit trembler. I1 avait pass toute sa
vie dans la chastet mais, sous lempire de la boisson, il
tenta dembrasser cette belle femme. La servante se mit
crier et tenta en vain de se dbarrasser de lui.
Dans ces moments dexcitation, la femme devient
comme la pte dans la main du boulanger. Tantt il la
ptrit violemment, tantt il est plein de douceur avec
elle. I1 ltale ou la ramasse. I1 la chauffe.
Bref, le savant, dans son ivresse, avait tout oubli de
son asctisme et de sa dignit. Lui et la servante
frissonnaient comme deux oiseaux quon vient dgor-
ger. Ils ne pensaient plus au sultan, son chanson, la
foi ni la pit.
Ne voyant pas revenir le savant, le sultan simpa-
tienta. I1 partit donc sa recherche et tomba en arrt
devant la tempte dont les toilettes taient le thtre. I1
entra dans une telle colre quon et dit que des
tincelles jaillissaient de sa bouche. Le savant le voyant
dans cet tat devint ple comme un homme qui vient
dabsorber du poison.
Avisant lchanson aux cts du sultan, il lui dit :
<< Alors? Ne reste pas plant l! Montre-moi quelles
sont tes ressources et gaie cet homme! >>
Ces mots firent rire le sultan et il dclara :
<< Tu mas offert la joie. Eh bien, moi, je toffre la
vie! >>
Contes soufis 237

Fortune

Un homme avait eu par hritage une importante for-


tune. Mais il la dilapida rapidement pour se retrouver
bien vite dans un extrme dnuement. Car la fortune est
changeante pour les hritiers.
I1 se promenait, tel un vautour, parmi les ruines, sans
ressources, sans demeure. I1 adressa un jour cette prire
Dieu :
<< O Seigneur ! Les biens dont tu mas combl se sont
vite dissips! Renouvelle tes faveurs pour moi ou
prends ma vie ! >>
Car le prophte a dit :
<< Le fidle est comme le roseau! Son chant est plus
fort lorsquil est vide lintrieur. >>
Ainsi, notre hritier passait-il ses journes dans la
prire, le visage plein de larmes.
Mais existe-t-il quelquun qui ait frapp la porte de
la misricorde sans rien recevoir ? Lhritier ruin
entendit donc une voix dans son rye qui lui disait :
<< Quitte Bagdad et rends-toi en Egypte ! On subvien-
dra tes besoins l-bas et tu y deviendras riche. Car tes
larmes et tes prires sont acceptes ! >>
Cette mme voix lui dcrivit avec prcision une ville,
un quartier de cette ville et un lieu de ce quartier. Elle
dit encore :
<< Rends-toi l et tu trouveras un trsor fait de choses
rares. B
Lhritier, plein despoir, se rendit donc en gypte. I1
y parvint dans un tat de grand puisement, nayant rien
mang depuis des jours. I1 lui vint lide de mendier
mais la honte len empcha. Cependant, au bout dun
moment, sa patience labandonna et il dcida de deman-
der laumne, la nuit tombe, afin que lobscurit
couvre sa honte. I1 se dit :
238 Le Mesnevi
u Je vais crier le nom de Dieu et peut-tre les gens me
donneront-ils quelque chose manger. B
Un tiers de la nuit se passa alors quil hsitait encore,
se demandant :
4< Dois-je dormir le ventre vide ou dois-je mendier ? B
Mais soudain, il fut captur par un garde qui faisait la
ronde de nuit et ce dernier se mit le frapper de coups
de bton. Car il se trouvait qu cette poque, la
population tait excde par les mfaits des voleurs de
nuit et le sultan avait donn aux gardes des consignes
svres :
4< Ne vous laissez pas abuser par leurs mensonges et
soyez sans piti ! Si vous trouvez un homme dans la rue
en pleine nuit, coupez-lui la main, mme sil sagit de
quelquun de votre famille ! D
Lhritier implora piti et demanda tre cout afin
quil puisse raconter son histoire. Quand il lui eut donn
de nombreux coups de bton, le garde lui dit :
4< Vas-y! Je tcoute. Que fais-tu cette heure dans
les rues? Tu es tranger. Quelles sont tes intentions?
Sais-tu que le sultan nous a recommand dtre sans
piti pour les voleurs tels que toi? B
Lhritier jura sur tout ce quil avait de sacr :
u Je ne suis ni un voleur ni un ami des voleurs. Je ne
suis quun pauvre solitaire qui vient de Bagdad. N
Et il raconta tout : son histoire, son rve et son espoir
de trouver un trsor. Et ses yeux firent couler une
rivire de larmes. Le garde fut touch par ses paroles et
lui dit :
4< Tu nas pas lair dtre un voleur. Tu es peut-tre un
honnte homme mais tu es vraiment trop stupide. Tu as
fait tout ce chemin cause dun rve! Cela est sr : tu
nas pas la moindre graine dintelligence. I1 mest arriv
des centaines de fois davoir de tels rves. Une voix me
disait : Rends-toi Bagdad. Va dans tel quartier, tel
endroit et tu y trouveras un trsor. Mais, je ne me suis
pas dplac pour autant ! >>
11dcrivit lhritier lendroit que lui indiquait la voix
Contes soufis 239
de ses rves et lhritier reconnut dans sa description
lendroit exact o il vivait. Alors il scria :
u Lendroit du trsor tait lendroit mme o je
vivais ! Pourquoi ai-je endur tous ces tourments? N
Puis, il remercia Dieu et se dit :
u Toutes mes peines et mes tourments mont guid
vers le trsor qui tait chez moi. Quimporte que lon me
prenne pour un savant ou pour un idiot : jai trouv le
trsor! N

Lidiot

Un idiot dit un jour un pauvre qui passait :


u Personne ne te connat dans cette ville ! >>
Le pauvre rpondit :
<< Quest-ce que cela peut bien faire que les citadins ne
me connaissent pas? I1 me suffit de me connatre moi-
mme. Si linverse se produisait, ma souffrance serait
bien pire. Je suis un idiot, mais un idiot plein de chance
et ma chance porte secours mon intelligence ! D

Le juge dans la malle

I1 y avait un homme nomm Djuha qui tait fori pauvre.


Uri jour, lass de son dnuement, il dit sa femme qui
tait fort belle :
u Tes sourcils sont comme un arc et tes fossettes
comme des flches. I1 faut que tu ailles chasser. Appte
240 Le Mesnevi
ioiseau avec des graines mais ne le laisse pas sen
emparer. Ta beaut ta t donne pour que tu ten
serves pour chasser ! >>
La femme se rendit directement chez le juge et se
plaignit lui de son mari et de ses propositions. Le juge,
voyant cette belle plaignante, tonitrua :
<< I1 y a trop de bruit ici ! Que lon vacue la salle ! B
Qgand il se trouva seul avec elle, il dit la femme :
<< O femme ! I1 vaut mieux que tu viennes chez moi,
un moment plus propice. Tu pourras ainsi mexpliquer
tout loisir les tortures que tinflige ton man. >>
LaAfemmelui dit alors :
<< O noble juge! Votre maison est un lieu trop
frquent. Chez moi, cest beaucoup plus calme. Venez
plutt visiter votre servante chez elle. Mon mari est
parti au village. Si cela vous est possible, venez ds ce
soir et nous viterons ainsi les curieux. >>
A la nuit, le juge se rendit chez la femme de Djuha.
Celle-ci avait prpar une table avec des chandelles, des
mets varis et des boissons. Mais, ds que le juge eut
pntr dans la maison, on entendit des coups frapps
la porte. Le juge chercha un endroit pour se cacher et ne
trouva quune vieille malle dans laquelle il senferma.
Djuha entra et dit sa femme :
<< Jamais, je nai manqu de satisfaire la moindre de
tes requtes. Pour toi, jai fait le sacrifice de toutes
choses ! Et toi, tu continues te plaindre de moi ! Quand
je pense que jai dilapid tous mes biens pour toi.
Regarde ! I1 ne me reste que cette vieille malle. Tu me
souponnes dy cacher de lor et de largent mais elle est
vide ! Demain, je lemmnerai au march. Je la briserai
devant tout le monde et je la brlerai! >>
La femme tenta de le raisonner mais Djuha se montra
inflexible. Au matin, il fit venir un porteur qui prit la
malle pour lapporter au march. Pendant le trajet, le
porteur entendit une voix qui semblait sortir de la malle
e t qui disait :
u O porteur! Porteur! >>
Contes soufis 241
Le porteur se dit :
<< Do peut bien provenir cette voix? Sans doute
sont-ce des djinns qui mappellent ainsi ! >>
Mais, comme la voix insistait, le porteur finit par
comprendre quil y avait quelquun lintrieur. Et le
juge, de lintrieur de la malle, lui dit :
<< Rends-toi au tribunal. Trouves-y mon adjoint et dis-
lui dans quelle situation je suis. Dis-lui de venir au
march et dacheter cette malle. Quil la fasse porter
chez moi sans louvrir ! B
Ds quil fut averti, ladjoint se rendit au march et
demanda Djuha :
<( Combien vaut cette malle? >>

Djuha rpondit :
<< Jai eu une offre neuf cents pices dor, mais moi,
jen demande mille ! >>
Ladjoint du juge rpliqua :
<< Nas-tu pas honte de demander un tel prix? La
valeur de cette malle est par trop vidente ! D
Djuha lui dit :
<( Comment peux-tu dire une chose pareille alors que

tu ne las mme pas vue ? Attends ! Je vais louvrir et


ainsi tu verras. Et si tu estimes quelle nen vaut pas la
peine, eh bien, ne lachte pas !
- Non! Non! fit ladjoint, je veux lacheter
close ! D
Finalement ladjoint dut payer beaucoup de pices
dor pour rcuprer la malle.
Un an plus tard, Djuha demanda sa femme de
recommencer son stratagme :
<( Rends-toi chez le juge et plains-toi de moi et de

notre pauvret ! B
Sa femme se rendit donc chez le juge, accompagne
de quelques autres femmes car elle avait demand
lune delles de raconter son histoire sa place afin que
le juge ne reconnaisse pas sa voix.
I1 est vrai que les sourcils et les fossettes dune femme
peuvent tre autant darcs et de flches. Mais sans le
242 Le Mesnevi
secours de la voix, ces armes natteignent pas le gibier.
E t le juge dit la femme :
<< Amne-moi ton mari si tu veux que je rsolve ton
problme. >>
Djuha se rendit donc au tribunal. Le juge ne le
reconnut pas puisquil se trouvait dans une malle la
seule fois o il lavait rencontr. En revanche, il
connaissait sa voix pour lavoir entendu marchander
avec son adjoint. I1 lui dit :
e Pourquoi maltraites-tu ainsi ta femme? *
Djuha rpondit :
Que mon me et ma tte soient sacrifies devant la
loi ! Si je mourais linstant, il ne me resterait mme pas
de quoi me payer un linceul ! De plus, je perds chaque
fois que je joue aux ds ! >>
En entendant cette voix, le juge le reconnut immdia-
tement et lui dit :
<< Ah ! le jeu de ds ! Tu y as jou une fois avec moi
dj ! Ce nest plus mon tour. Va jouer avec quelquun
dautre! B

Souffle, patience, silence

Avant de mourir, un homme runit ses trois fils et leur


dit :
<< Que celui dentre vous qui est le plus sage soit
ihritier de tous mes biens, or ou argent. >>
Aprs avoir prononc ces mots en prsence de ses
enfants et du juge, il but le breuvage de la mort. Les
trois fils se retournrent alors vers le juge et lui dirent :
<< Nous sommes trois orphelins prts respecter les
dernires volonts de leur pre ! >>
Le juge rflchit un instant et dit :
Contes soufis 243
<< Que chacun de vous me raconte une histoire afin
que je puisse juger de sa maturit. Ou alors dites-moi
quelle vertu particulire vous possdez. B
Le premier fils dit :
<< Moi, je connais un homme ds linstant quil parle
et, sil se tait, trois jours me suffisent pour arriver le
juger! >>
Le second dit :
<< Si quelquun me parle, je comprends ce quil dit, et
sil ne parle pas, je ly oblige !
- Oui, dit le juge, mais sil est ttu et sobstine se
taire? B
Le troisime fils dit alors :
<< Moi, jobserve mon souffle et reste silencieux.
Jutilise la patience comme une chelle pour monter sur
le toit du bonheur! B
BIBLIOGRAPHIE

The Mathnawi of Dalaluddin Rumi, by Reynold A. Nicholson,


Ed. Luzac.
Les Saints des derviches tourneurs par Aflaki, traduit du
persan par Clment Huart, Ed. orientales Michel Allard.
Kach al Mahdjub, by Reynold A. Nicholson, Ed. Luzac.
Hadiqatul-haqiqat, de Hakim Sana-i, traduction de Major
J. Stephenson, Ed. Samuel Weiser.
Rubiyt de Djall-od-Din Rm, traduit par Eva Vitray-
Meyerovitch, Ed. .bin Michel.
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

La belle servante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Le prdicateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Abandonner la colre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
L'aguicheuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
La chaudire de ce monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Lescrottes ............................. 23
La terre et le sucre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
L'ordubois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
Le perroquet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Le puits du lion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Salomon et Azral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
Le moustique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Les oiseaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Lacage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Le vieux musicien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Laplainte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
L'ivrogne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Ledoute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
Traces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Lamosque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Le chameau perdu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
Prires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Peur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
Soixante-dix ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Cercueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
246 Le Mesnevi
Larc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
La charge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
La crote des choses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Le miel du vin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Lasouris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
Larbre du savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Quatre pices dor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
Chair interdite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
La bouche de Mose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
lie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
Le citadin et le paysan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Lamare . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
Le secret du chien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Pauvre chacal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Lidiot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
Le serpent-dragon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Llphant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
La bien-aime de lamoureux . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Le trsor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Le matre dcole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
La balance et le balai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Le derviche de la montagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
La mule et le chameau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . n
Cheikh . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
Aveugle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Chercheur de vrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Le fils de Myriam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Le peuple de Saba . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Le ruisseau de la lune . . . . . . . . . . . . . . . . . . .:. . 86
Le tambour du voleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Graines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
Niche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
La table vide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Hammam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Prodige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
La lumire intrieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Le langage des animaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
Vingt enfants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Table des matires 247
L'esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Laville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
La mosque cache ....................... 101
Tambours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
I a ville de l'amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
Pois chiches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
La jument et son poulain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Levent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Frapper . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Sacrifice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Ventre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Le soulagement ......................... 112
Lepaon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Indescriptible. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Nourriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
Fiert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Deux anges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Lagazelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Le fil de l'pe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
Piges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
La corde au cou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
L'origine de l'origine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Pleurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Dsir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Rve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126
Baraka . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Une poigne de terre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
L e s babouches prcieuses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
Le feu de la nostalgie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
Acte manqu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
La perle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
L'ne et le renard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
L'ne meurtri . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
Subsistance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146
L'effmin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
Histoire de fou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
Nettoyer l'me . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Voyage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
248 Le Mesnevi
La vache et lle ......................... 153
Lanterne en plein jour ..................... 154
Convaincu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
ChiendeSatan .......................... 156
Radis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Larbrefruitier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
Lepauvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
Leila ................................ 160
Poils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
Le feu de lamour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Muezzin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
Le chat et la viande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Levin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
La partie dchecs ........................ 167
Linvit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
Linstant secret .......................... 169
Le prisonnier ........................... 171
La guerre contre lego ..................... 172
Quarante pices dargent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
Le membre dur ......................... 174
Laperledusultan ........................ 179
Tailles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Lesclaveabus ......................... 181
Lamche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184
Lesbeys . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Le chasseur et loiseau ..................... 186
Vol . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
Legardien ............................ 189
La bien-aime .......................... 190
....................
Le trsor dans la cendre 191
Le cheval blanc ......................... 195
.....................
Le parfum du prophte 196
Le visage peint .......................... 198
Paroles ............................... 199
Rien ................................ 200
......................
Le malade et le soufi 201
Lamre .............................. 209
Lechemindelaprire ..................... 210
Table des matires 249
Maux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
Le sage et le prtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212
Mat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
Patience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Successeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Le cercle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
veill dans le rve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Ages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
Logique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
Les crieurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
La souris et la grenouille.................... 227
Le riche et le derviche ..................... 228
Talents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
Histoire de cheval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
Les trois fils ............................ 233
Ivre ................................. 235
Fortune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
L'idiot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Le juge dans la malle ...................... 239
Souffle. patience. silence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244

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