Diderot Et L'art de La Démonstration - Starobinski
Diderot Et L'art de La Démonstration - Starobinski
Diderot Et L'art de La Démonstration - Starobinski
l'Encyclopdie
Abstract
Jean Starobinski : Diderot and the Art of Demonstration.
Diderot's writings express an interest in the three meanings of the word "demonstration" found in 18th-century dictionaries, but
he was particularly concerned with geometrical demonstration. In the Penses philosophiques, geometrical demonstration is
preferred to Biblical facts and miracles ; in the Penses sur l'Interprtation de la nature, it is considered to be less satisfactory
than experimental philosophy ; in Jacques le Fataliste, the two symmetrical falls from horses (the peasant girl at the beginning
and the Master at the end) which provide a frame for the journey are closely linked to the theme of demonstration. Diderot's art
of writing can be defined as a metademonstration.
Starobinski Jean. Diderot et l'art de la dmonstration. In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopdie, n18-19, 1995. pp. 171-
190;
doi : 10.3406/rde.1995.1299
http://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1995_num_18_1_1299
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1. Le prsent expos complte et remanie celui que j'avais publi souis le titre
Le dmontrable et l'indmontrable dans L'Et dei lumi, Studi in onore di Franco
Venturi, 2 vol., Naples, Jovene, 1985, t. I, pp. 261-284. J'ai consacr Jacques le Fataliste
une autre tude: Chaque balle a son billet, Nouvelle revue de psychanalyse, n 10,
automne 1984, Paris, Gallimard, pp. 17-38. Voir aussi, Du pied de la favorite au genou
de Jacques, Denis Diderot, 1713-1784, Colloque international, Actes recueillis par
Anne-Marie Chouillet, Paris, Aux Amateurs de livres, 1985, pp. 359-380.
172 JEAN STAROBINSKI
L'inventaire peut-il tre complet ? Si tel n'est pas le cas, du moins Diderot
souhaite-t-il que les lacunes elles-mmes soient rendues visibles :
Par le moyen de l'ordre encyclopdique, de l'universalit des connaissances
et de la frquence des renvois, les rapports augmentent, les liaisons se
portent en tout sens, la force de la dmonstration s'accrot, la
nomenclature se complte, les connaissances se rapprochent et se fortifient ;
on aperoit ou la continuit, ou les vides de notre systme [.]3.
Il faut considrer un dictionnaire universel des sciences et des arts,
comme une campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de
rochers, d'eaux, de forts, d'animaux, et de tous les objets qui font la
varit d'un grand paysage. La lumire du ciel les claire tous : mais ils en
sont tous frapps diversement. Les uns s'avancent par leur nature et leur
exposition, jusque sur le devant de la scne ; d'autres sont distribus sur
une infinit de plans intermdiaires ; il y en a qui se perdent dans le
lointain ; tous se font valoir rciproquement (Lew., II, 454-455).
Le Matre
Allons donc, Jacques, tu te moques.
Jacques
Non, pardieu, monsieur, je ne me moque pas ! Il y a l je ne sais combien
d'os, de tendons et d'autres choses qu'ils appellent je ne sais comment...
9. DPV, XXIII, 25. En l'occurrence, le propos de Jacques est exactement celui que
tient Trim au livre VIII de Tristram Shandy.
10. C'est nous, bien entendu, qui soulignons les divers retours du verbe dmontrer.
DPV, XXIII, 25-26.
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11. La question souleve dans cet pisode concerne la sympathie, non la ralit de
l'innervation sensible. Voir l'article douleur de V Encyclopdie : d'une part, il suffit
qu'une partie quelconque reoive dans sa composition un plus grand ou un moins grand
nombre de nerfs, pour qu'elle soit susceptible de douleur plus ou moins forte. Mais,
d'autre part, il est des douleurs qui ne rsultent pas de l'impression faite sur les nerfs.
Elles sont dues une affection du sensorium commune. Diderot, averti par Haller,
considre que la douleur dpend des nerfs seuls. Les os et les tendons, voqus par Trim
et Jacques, n'ont pas de sensibilit propre. On lit dans les lments de physiologie :
... Tout ne sent pas dans le corps. Il y a des nerfs partout, mais ils ne sont pas tout ce qu'il
y a. Les os ne sentent pas, ni les tendons, ni les ligaments, ni les capsules Lew., XIII, 776.
12. Sur tous ces points, je renvoie au beau livre de Roselyne Rey, Histoire de la
douleur, Paris, La dcouverte, 1993, La douleur au sicle des Lumires, pp. 107-155.
13. Exemple donn par le Dictionnaire de Trvoux, article dmonstration.
14. Pascal, De l'esprit gomtrique : la premire des rgles pour la dmonstration
est ainsi formule : N'entreprendre de dmontrer aucune des choses qui sont tellement
videntes d'elles-mmes qu'on n'ait rien de plus clair pour les prouver.
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Le Matre
De quoi ?
Jacques
De la blessure au genou.
Le Matre
Je suis de ton avis ; c'est une des plus cruelles.
Jacques
Au vtre ?
Le Matre
Non, non, au tien, au mien, tous les genoux du monde.
Jacques
Mon matre, mon matre, vous n'y avez pas bien regard ; croyez que
nous ne plaignons jamais que nous. (pp. 37-38).
15. Condillac, Cours d'tude pour l'instruction du Prince de Parme, t. III, Art de
raisonner, Londres, 1786, pp. 5-7.
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Le Matre
Mais il me semble que je sens au dedans de moi-mme que je suis libre,
comme je sens que je pense.
Jacques
Mon capitaine disait : Oui, prsent que vous ne voulez rien ; mais
veuillez vous prcipiter de votre cheval ?
Le Matre
Eh bien ! je me prcipiterai.
Jacques
Gaiement, sans rpugnance, sans effort, comme lorsqu'il vous plat d'en
descendre la porte d'une auberge ?
Le Matre
Pas tout fait ; mais qu'importe, pourvu que je me prcipite, et que je
prouve que je suis libre, (p. 270)
Est-ce l une bonne preuve ? Tel n'est pas l'avis de Jacques, qui a
retenu la leon de son capitaine, son matre penser, dont l'autorit
reste inbranlable. Un individu qui, pour rpondre un dfi, se prcipite
volontairement de son cheval ne prouve rien d'autre que sa dpendance
l'gard de celui qui l'en a dfi. Son acte est dtermin du dehors. A
en croire Jacques, il se serait autrefois lui-mme jet de cheval pour
prouver sa libert, et son capitaine l'a rabrou avec des arguments qu'il
rpte fidlement : Quoi ! Vous ne voyez pas que sans ma contradiction
il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou ? C'est
donc moi qui vous prends par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si
votre chute prouve quelque chose, ce n'est pas que vous soyez libre,
mais que vous tes fou. (p. 271)
Mais Jacques s'entte et reprend le problme du dterminisme par
un autre biais. Il s'agit de notre inconsquence, c'est--dire de l'absence
de liens entre ce que l'on veut et ce que l'on fait. Au dbut du rcit,
Jacques avait dclar : Faute de savoir ce qui est crit l-haut, on ne
sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, [...] on suit sa fantaisie qu'on
appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie
qui tourne tantt bien, tantt mal (p. 33). Symtriquement, la fin du
rcit, Jacques revient la charge, presque dans les mmes termes. Le
matre, cette fois, le prend au mot et lui demande une dmonstration :
chose promise. La thse de Jacques s'nonce en forme de chiasme, et la
conversation se dveloppe, elle aussi, dans une structure chiasmatique :
Jacques
[...] Mon matre, on passe les trois quarts de sa vie vouloir, sans faire.
Le Matre
II est vrai.
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Jacques
Et faire sans vouloir.
Le Matre
Tu me dmontreras celui-ci ?
Jacques
Si vous y consentez.
Le Matre
J'y consens.
Jacques
Cela [i.e. la dmonstration] se fera (p. 271).
16. Les faits constats, soigneusement manipuls par les escrocs, ont tmoign contre
le matre. La loi dfinit gnralement des catgories dfaits. Il existe des faits qui n'entrent
pas dans la catgorie des preuves lgalement admises. Pour reprendre la terminologie de
l'poque, la dmonstration morale que le matre aurait allgue n'aurait pas eu valeur
de dmonstration lgale.
DIDEROT ET L'ART DE LA DMONSTRATION 185
Jacques, mine de rien, avait prdit que son rcit serait interrompu par
une catastrophe heureuse ou malheureuse (p. 280). Diderot, bon
hellniste, sait que le mot catastrophe, l'origine, dsigne le
renversement. C'est ce que le rcit fait advenir au sens littral. Le matre
rprimande Jacques. Celui-ci rpond d'un mot impertinent. Et le matre,
fouet en main, poursuit frntiquement son serviteur en tournant autour
du cheval. Juste auparavant, n'avait-il pas exprim une tout autre
volont? Faisons ici une pause. [...] Descendons. Jacques clate de
rire. Il a fourni la dmonstration promise :
Jacques
N'est-il pas videmment dmontr que nous agissons la plupart du temps
sans vouloir ? L, mettons la main sur la conscience : de tout ce que vous
avez dit ou fait depuis une demi-heure, en avez- vous rien voulu ? N'avez-
vous pas t ma marionnette, et n'auriez- vous pas continu d'tre mon
polichinelle pendant un mois, si je me l'tais propos?
Le Matre
Quoi ! C'tait un jeu ?
Jacques
Un jeu.
Le Matre
Et tu t'attendais la rupture des courroies ?
Jacques
Je l'avais prpare.
Le Matre
Et c'tait le fil d'archal que tu attachais au-dessus de ma tte pour me
dmener ta fantaisie ?
Jacques
A merveille !
Le Matre
Et ta rponse impertinente tait prmdite ?
Jacques
Prmdite.
Le Matre
Tu est un dangereux vaurien.
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Jacques
Dites, grce mon capitaine qui se fit un jour un pareil passe-temps
mes dpens, que je suis un subtil raisonner (p. 286).
17. J'applique au grand rouleau ce qu'crit Diderot sur la mmoire dans les lments
de physiologie : Voil le livre. Mais o est le lecteur ? Le lecteur c'est le livre mme. Car
ce livre est sentant, vivant, parlant [...] (Lew., XIII, 785).
18. Bien entendu, au sens rigoureux, il y a dans la dmonstration prpare par Jacques
la mme folie que dans le fait de se prcipiter de son cheva! pour prouver que l'on est
libre. Le fatalisme a choisi d'avance d'interprter le monde en tant que phnomne, et
tous les phnomnes sont ds lors enchans au mme titre. Tous les vnements sont
tributaires de ce qui les prcde. Je me borne renvoyer Kant et la troisime des
antinomies de la raison pure. Mais Diderot, malgr son athisme, est plus proche de
Leibniz que de Kant.
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19. Pour Condillac, l'identit est le signe de l'vidence de raison. Pour dmontrer
une proposition gomtrique, il faut faire voir qu'elle est la consquence vidente d'une
proposition vidente, ou qu'elle est identique avec une proposition identique {Art de
raisonner, d. cit., p. 11). Dans sa Logique (1780), Condillac parlera d'un passage de
traduction en traduction (partie II, ch. 7).
20. Rfutation d'Helvtius, Lew., XI, 542-543. Dans le Rve de D'Alembert, le
rveur prend presque la place de Dieu. Le grand fait qu'il aperoit d'un seul coup d'il
est la danse perptuelle des molcules sensibles.
21. O.c. , p. 566. La remarque fait suite au passage souvent cit : On est fataliste, et
chaque instant on pense, on parle, on crit comme si l'on persvrait dans le prjug de
la libert. [...] On est devenu philosophe dans son systme, et l'on reste peuple dans son
propos.
DIDEROT ET l'ART DE LA DMONSTRATION 189
m'arrte, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que
j'en sais... (p. 287) II avait prcdemment multipli les signes
d'interruption arbitraire : courroies coupes, main du destin la gorge de
Jacques cessant de parler... A l'arbitraire des possibles, dont il a jou
surtout au dbut du rcit, le narrateur ajoute l'arbitraire de la limite.
La mort prmature de la narration pose la question de son hritage.
Le narrateur lgue au lecteur, si celui-ci le dsire, la tche de s'informer
auprs des personnages eux-mmes (ils sont imaginaires), ou de continuer
le rcit sa fantaisie. Le dernier rle que le narrateur s'attribue est
celui d'un lecteur de mmoires qu'il tient d'autre source, et qui relatent
la conclusion des amours de Jacques et la fin du voyage. Il ne va plus
raconter, prtend-il. Il va citer, rpter, pour suppler ce qui lui
manque. (En quoi d'une certaine manire il imitera Jacques, qui rptait
et citait les paroles de son capitaine). Mais les textes qu'il citera ne lui
paraissent pas tous d'une gale authenticit. Ils lui sont suspects. Il
les examinera. Je relirai ces mmoires avec toute la contention d'esprit
et toute l'impartialit dont je suis capable ; et sous huitaine je vous dirai
mon jugement dfinitif, sauf me rtracter lorsqu'un plus intelligent
que moi me dmontrera que je me suis tromp (p. 288). Nouvelle
dmonstration, non pas promise, mais demande : elle est de type
historique et philologique cette fois ! Le fardeau de la dmonstration
incombe au lecteur imaginaire. Le dplacement ludique de la
responsabilit est considrable. Mais en la circonstance le dfi n'est qu'un
simulacre. C'est le propre de la fiction d'tre infalsifiable, indmontrable.
Demander une conviction d'authenticit, cela ne peut tre qu'une
plaisanterie. Le lecteur se voit imposer une tche ouvertement impossible.
Le narrateur a beau allguer le caractre spar des trois mmoires
qu'il donne lire : ceux-ci ne sont pas d'une autre toffe que le rcit qui
les prcde. Ils ne peuvent tre confronts aucune ralit, aucun fait
qui les fonderait et qui serait de nature les dmentir. Aucune conjecture
n'est rfutable, toutes sont recevables. Diderot nous le fait savoir
par une srie de supputations contradictoires sur la conclusion des
amours de Jacques. Le plus certain, en ce qui concerne les supplments
qui nous sont proposs, c'est que le second paragraphe, comme le
proclame le narrateur, est copi de la vie de Tristram Shandy. C'est
donc un plagiat.
A l'antcdence du destin se substitue l'antcdence d'un texte
littraire tranger, sur lequel Diderot a greff le sien. Et si la curiosit
nous prend de lire l'ouvrage de Sterne, nous constatons que l'interpolation
finale, avoue sur-le-champ, ne fait que rpondre distance aux
interpolations initiales, inavoues. La greffe sur un texte tranger tait donc
originelle : elle avait eu lieu ds l'instant o la balle fracassait le genou
de Jacques. Ce qui sous-tend la tentative de dmonstration de l'encha-
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