G. Bachelard, Les Intuitions Atomistiques, 1933.
G. Bachelard, Les Intuitions Atomistiques, 1933.
G. Bachelard, Les Intuitions Atomistiques, 1933.
(1933)
Politique d'utilisation
de la bibliothque des Classiques
Paris : Boivin et Cie., diteurs, 1933, 163 pp. Collection : Bibliothque de la Revue des Cours et Confrences.
REMARQUE
DU MME AUTEUR
LA LIBRAIRIE VRIN :
Essai sur la connaissance approche.
tude sur lvolution dun problme de physique : la propagation thermique dans
les solides.
La valeur inductive de la Relativit.
Le Pluralisme cohrent de la Chimie moderne.
LA LIBRAIRIE STOCK :
LIntuition de linstant.
GASTON BACHELARD
Professeur lUniversit de Dijon
Les
Intuitions atomistiques
(Essai de classification)
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & Cie, DITEURS
[163]
[1]
Introduction
La complexit fondamentale
de latomistique
I
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12
II
Quelle est dabord la direction de lexplication dmocritenne ? Et
en premier lieu, quel en est le point de dpart ?
Dans cette doctrine, on commence par rompre franchement avec
les qualits du phnomne et lon attribue aux corpuscules lmen-
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15
dront pas, on sera amen dans la doctrine dmocritenne stricte affirmer un dterminisme. Il est bon de remarquer que le dterminisme
se prsente l comme une hypothse ; aucune exprience ne le prouve,
et mme aucune exprience ne lindique. Au contraire, les doctrines
picuriennes accordent une vritable libert aux atomes avec la supposition de la dviation sans cause, du clinamen qui ne rclame aucune explication puisquon lattribue directement latome. Latome
enferme alors dans son intrieur toutes les proprits extrieures de la
libert. On conoit combien il sera facile dinsrer, dans un monde au
dterminisme ainsi relch, la libert humaine avec toutes ses caractristiques, tout son devenir, ses impulsions de tout ordre. Mais une telle
dduction fait immdiatement figure de cercle vicieux puisquon se
borne retrouver ce quon avait postul.
Ainsi, sur ce problme prcis du rle et de la place de la libert
dans la synthse du phnomne, on saisit lopposition des deux ordres
de doctrines qui prennent naissance avec Dmocrite et avec Lucrce.
Dans un systme, la solution est impossible ; dans [9] lautre, elle est
pour ainsi dire trop facile. Pour caractriser cette opposition en remontant lessence mme des mthodes gnrales auxquelles nous
faisions allusion un peu plus haut, on peut remarquer que dans les
doctrines dinspiration dmocritenne, il y a chec la synthse ; au
contraire, dans les doctrines qui relvent de Lucrce, il ny a vraiment
pas de mouvement pistmologique en profondeur, pas danalyse relle. Dans les deux cas, on est bien loin davoir associ, en vue dune
vrification mutuelle, une analyse et une synthse, puisquon demeure, de toute vidence, dans le plan mme de lhypothse initiale.
Enfin une autre conclusion dcoule de ce premier classement grossier : cest la pense de Dmocrite qui nous parat, tout en tant la plus
savante, emprunter le moins dlments la ralit. Elle sera toujours
plus ou moins solidaire dune philosophie idaliste. Au contraire, cest
la doctrine de Lucrce, moins svre et moins soigneuse dans le choix
de ses bases, qui nous parat plus proche du phnomne et finalement
plus raliste.
tion. Nulle part lidole de lexplication na fait surgir plus dapories insolubles que dans les questions relatives la libert. (Janklvitch.) Revue de
mtaphysique et de morale, dcembre 1928, p. 457.
16
III
Ds lors, peut-tre avions-nous raison daffirmer quun des systmes ne continue pas lautre et quavec Lucrce, latomisme est repris, repens partir de sa base et pour de tout autres fins. Cette puissance doriginalit et de renouvellement, quune identit dans la dnomination pourrait masquer, persiste dailleurs dans les coles atomistiques plus rcentes. Si notre dessein tait de retracer le dveloppement historique des doctrines atomistiques tche vraiment inutile
aprs ladmirable ouvrage de Lasswitz nous serions amen signaler souvent la mme disparit des mthodes, le mme aspect morcel
des conclusions. Il est [10] peut-tre, dans la philosophie, peu
dexemples aussi nets de lindpendance et de la solitude des doctrines que dans le dveloppement de latomistique. Actuellement, les
savants sont nombreux qui refusent dassocier latomisme scientifique moderne les philosophies de Dmoctite et de Lucrce. Nous oserions aller plus loin : les doctrines de latomisme antique ne nous paraissent pas avoir propag une influence relle dans les temps modernes ; elles nont vraiment pas inspir les thories des Gassendi,
Huyghens, Boyle, pas davantage les recherches de Dalton. En effet,
nous ne pouvons pas mettre, au compte dun vritable enseignement,
lintuition, en somme immdiate, qui livre chacun de nous les traits
fondamentaux de la conception atomique. Pour latomisme rien de
semblable ces influences qui traversent les sicles et qui, tantt
sourdes, tantt videntes, portent le platonisme, le cartsianisme, le
panthisme au sein mme des doctrines les plus diverses, fcondent
une pense, apparentent les systmes. Par exemple, quand Bacon cite
Dmocrite, cest au fond pour lui faire le simple hommage du mot
atome. Tout au plus, il prend le philosophe grec pour le matre dune
aversion dclare et mthodique de la mtaphysique. Cela ne devrait
pas suffire proposer Dmocrite comme le premier adepte de lesprit
exprimental et positif. Toutefois, cette opposition lesprit mtaphysique quelque obscure et mme inexacte quelle apparaisse ds
quon rxamine dun peu prs revient rfrer latomisme la
seule exprience. Et ce recours lexprience, qui peut donner la
doctrine une garantie de permanence, va nous expliquer du mme
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coup que cette doctrine se propage sans quon doive cependant parler
dinfluence de penseur penseur.
En effet, une fois que lintuition a pris son point de dpart dans
lexprience, cette intuition peut se dvelopper en se livrant la
propre force de lexprience. Si mme on ajoute quelle doit [11] se
dvelopper ainsi ; cest--dire que le premier soin doit tre dcarter
les suggestions de lcole pour regarder le fait avec des yeux frais, on
comprendra que latomisme se prsente presque toujours dans
lhistoire de la philosophie comme une raction contre lhistoire,
comme laffirmation dun droit traiter le problme du rel dans une
exprience directe.
Cependant ces prtentions scientifiques tournent court et les sicles
passent sans quelles puissent se constituer en une mthode gnrale.
Dailleurs, lesprit mtaphysique nabandonne pas, par simple dclaration, les doctrines atomistiques, et propos du concept trs prcis
datome, les ides les plus diverses les plus personnelles aussi
se lient dans des constructions videmment arbitraires. Est-il corps de
doctrines plus ml que latomisme pris dans son ensemble ? Ne va-til pas du matrialisme au monadisme ? De lunit matrielle, dans un
monisme de la qualit peine diffrencie par les caractres spaciaux,
la plus prodigue diversit phnomnale ? Comment rsoudre
lapparente contradiction entre la simplicit et luniformit du point de
dpart et la complexit des dveloppements ? Il suffira peut-tre de
remarquer dune part que ce qui se transmet, cest un mot et une invitation lexprience, raison de stabilit et de conformisme, et dautre
part, que ce qui se dveloppe, cest une philosophie comme les autres
o lintuition individuelle pose le sceau de sa fantaisie.
Dailleurs cette philosophie atomistique jouit dune dialectique si
claire qu toutes les poques on voit rapparatre peu prs invariablement la mme dualit, les mmes divisions entre les diverses manires de concevoir latome. Renouvier signalait que les philosophies
antsocratiques se partagent en autant de doctrines quil est possible
de poser de principes gnraux [12] et contraires pour expliquer la
nature et la cause des tres 3.
18
IV
Une telle remarque justifie peut-tre en partie la mthode
dexposition que nous avons choisie dans ces tudes. Comme nous le
disions prcdemment, notre but est de souligner les traits intuitifs des
doctrines atomistiques, de montrer aussi comment une intuition devient un argument, comment enfin un argument cherche une intuition
pour sclaircir. Il nous fallait dsorganiser les systmes pour en bien
dtacher les lments. Dans ces conditions, nous prendrons donc le
droit demprunter des exemples des moments trs diffrents de
lvolution philosophique. Nous mlerons les poques plutt que de
mler les genres. Nous carterons aussi ce quil y a daccidentel, de
spcifiquement historique, dans certaines conceptions. Lhistoire de la
philosophie tant une histoire de la raison et de lexprience, il nest
peut-tre pas sans profit de dnombrer de temps en temps les donnes
de la raison et de lexprience. Si nous avons pu dgager quelques-uns
de ces principes essentiels de la philosophie atomistique, et si nous
avons donn un premier classement tout provisoire des intuitions et
des arguments, le lecteur de notre livre pourra peut-tre lire plus rapidement des livres plus complets et comparer plus clairement les
uvres innombrables des philosophes [13] de latomisme. Cest
cette simple tche, toute prliminaire, toute pdagogique, que nous
voudrions avoir utilement travaill.
Voici, dans ses grandes lignes, le plan de ces tudes. Sur la trace
mme de la dualit que nous avons signale en manire
dintroduction, nous avons divis nos recherches en deux sries de
chapitres.
Nous prendrons tout dabord latomisme qui sapparente aux
coles ralistes. Cest le plus simple, cest le plus naf. Nous aurons
montrer comment il sinsre dans un ralisme gnral. Toutefois, afin
den aborder plus commodment lexamen, nous commencerons par
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axiomes, ou, pour mieux dire, il nacceptera ces images que comme
des figures pour illustrer des axiomes. Dans le domaine qui nous occupe, cette systmatique de la supposition qui caractrise la science
moderne pourrait peut-tre lgitimer le nom datomisme axiomatique
que nous proposerons.
Ds lors si notre travail, dans son ensemble, devait avoir un sens
pour une tude des principes de la science contemporaine, il faudrait y
voir une tche de catharsis. Cest en connaissant dune manire discursive et dtaille les intuitions mtaphysiques traditionnelles quon
pourra arrter plus facilement laction exagre, de ces intuitions dans
un domaine o elles ne peuvent plus tre que des mtaphores. En face
de linfiniment petit de la matire, [15] nous sommes en prsence
dune rupture de notre exprience ; pour lexaminer, il faut rendre la
raison toute sa disponibilit. Autrement dit, la microphysique contemporaine est la science dun monde nouveau, la mtamicrophysique
devra tre faite, sur la base des expriences nouvelles, avec des catgories nouvelles.
[16]
[17]
PREMIRE PARTIE
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[17]
Chapitre I
LA MTAPHYSIQUE
DE LA POUSSIRE
I
Si lexprience usuelle ne nous prsentait pas les divers phnomnes de la poussire, il est prsumer que latomisme net pas reu
des philosophes une adhsion si prompte et quil net pas connu un
destin si facilement renouvel. Sans cette exprience spciale,
latomisme naurait gure pu se constituer que comme une doctrine
savante, toute spculative, o le risque initial de la pense nest justifi par aucune observation.
Au contraire, du seul fait de lexistence de la poussire, latomisme
a pu recevoir, ds son principe, une base intuitive la fois permanente
et riche en suggestions. Ces suggestions initiales valent de toute vidence aussi bien pour expliquer le succs historique durable de
latomisme que son succs pdagogique et ici plus quailleurs la philosophie a intrt rapprocher les lments pdagogiques des lments historiques. Cest de ce simple point de vue pdagogique que
nous allons nous efforcer dtudier en quelques pages la plus simple
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II
Aprs ces remarques gnrales, essayons de nous rendre compte de
limportance du phnomne de la poussire pour la pdagogie de
latomisme.
On peut dabord apporter une preuve en quelque sorte ngative de
la valeur intuitive dun tel phnomne. Il suffit pour cela dimaginer
ce que serait, pour notre intuition, un monde de solides bien dfinis,
un monde dobjets dont lindividualit serait fortement et clairement
attache a la grandeur, comme cest le cas, par exemple, pour tous les
corps anims. Compltons mme, pour plus de clart, nos suppositions en nous mettant en face dun monde o ces objets dfinis et individualiss auraient des grandeurs qui stendraient sur une chelle
de dimensions assez resserre, de manire ne contenir aucun objet
trs grand et aucun objet trs petit. On comprend tout de suite que
dans un tel monde la division matrielle serait dsigne comme une
opration uniquement artificielle. Intuitivement parlant, on pourrait
briser, on ne pourrait pas analyser. Sans doute, une science avance
arriverait peut-tre reporter ailleurs le principe de lindividualit,
elle pourrait par exemple se contenter danalyser [20] gomtriquement un solide. Mais alors lanalyse gomtrique et le morcellement
du rel ne seraient plus synchrones : la premire serait marque au
sceau de lidalit, elle serait du domaine de la possibilit pure et
simple ; rien de rel ne lui correspondrait.
Changeons maintenant dutopie scientifique. Au lieu de ce monde
de solides gomtriquement bien dfinis, imaginons un monde
dobjets pteux, tel que serait par exemple le cas, un moment considr par Mach, dun univers un peu trop chaud, o tout scraserait, o
les formes touches par une fluidit essentielle ne seraient plus que les
instants dun devenir. Cette fois, au contraire de ce qui se passait dans
notre premire hypothse, cest la division qui est la loi. Tout objet se
dissout, se dforme, se segmente, sans fin. Le schme idal, cest
leau qui coule, qui se divise aussi facilement quelle se rassemble,
clairant ainsi la parfaite rciprocit de lanalyse et de la synthse.
Devant un tel spectacle, comment poserions-nous le concept dun
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III
La thse que nous allons soutenir, la fois gnrale et com-plexe,
va lencontre dune thorie bergsonienne en ce sens quelle prtend
complter une thse qui, par essence, ne devrait recevoir aucun complment. En effet, M. Bergson a entrepris de rapprocher nos habitudes
intellectuelles fondamentales de notre exprience usuelle des solides.
Daprs lui, tout ce quil y a dencadr, de catgorique, de conceptuel
dans lintelligence humaine procderait des caractres gomtriques
dun monde de solides. Lexprience des solides nous conduirait en
quelque sorte solidifier nos actions. La stabilit de lobjectif correspondait ainsi la solidit des objets. Le solide seul aurait assez de caractres et seul il les tiendrait assez fortement pour reprsenter et soutenir la ligne pointille qui dessine autour de ses formes notre action possible. Devant le schma simple de nos actions ainsi gomtrises dans lexprience du solide, tout le reste des phnomnes naturels
ferait figure dirrationalit.
M. Bergson a srement trouv l une dominante de lentendement.
En particulier tout ce qui schange socialement sexprime [23] dans
le langage du solide. Aussi le substantif est pour ainsi dire dfini extrieurement ; on peut le mettre dans toutes les phrases, comme on met
un solide dans toutes les places. Sous sa forme logique, le langage
correspond donc une gomtrie du solide bien dfini. Mais cest ici
que nous demandons prolonger la thse bergsonienne : si le sens
primitif de lorganisation intellectuelle et verbale est vraiment
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IV
Il convient dabord de prendre comme un fait ce qui existe en fait.
Or lexprience que nous donnent les poudres et les poussires est loin
dtre ngligeable. Cette exprience est si particulire et si frappante
quon peut parler dun tat pulvrulent exactement de la mme manire quon parle des tats solides, liquides gazeux et pteux. En ralit, dans la science moderne, cet tat pulvrulent pose toujours des
problmes sui generis. Par exemple, on reconnat aux poudres une
action chimique plus nergique. Cette puissance chimique de la
poudre est due une sorte de mise en surface. Les zones de transition
et de contact donnent alors lieu des phnomnes spciaux ; des actions catalytiques apparaissent qui seraient sans porte avec une matire prise sous forme massive. Cest ainsi que M. Auguste Lumire
fait remarquer que les changes et ractions qui seffectuent dans les
tissus dun homme adulte portent sur une surface de deux millions de
mtres carrs 7. Si minimes que soient les affinits des substances
mises en contact la priphrie des granules, on conoit que la
somme de toutes ces ractions lmentaires infimes puisse devenir
considrable quand elles seffectuent sur daussi grandes surfaces.
On pourrait donc dire que, par la granulation [27] la surface prend une
vritable ralit substantielle. Elle cesse dtre gomtrique pour tre
vraiment chimique.
Mme dun point de vue plus grossier, plus mcanique, les poudres
se comportent dune manire particulire ; les pousses quelles dterminent, leur mode dcoulement conduisent tudier avec soin les
profils des vases qui les contiennent ou des parois le long desquelles
elles doivent glisser. Mais on pourrait objecter que cest l encore une
technique nouvelle et fine. Plaons-nous donc en face dune intuition
aussi fraiche que possible.
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naf accorde aux lments des qualits qui napparaissent pas attaches aux solides usuels.
Au surplus, on pourrait saisir linfluence de ce jugement pjoratif
souvent attach la poussire en voquant certains tats connexes tels
que le vermoulu, le rouill qui retiennent lintuition aux stades prscientifiques. Le vermoulu, par exemple, sera lui seul une explication et lon nhsitera pas au XVIIe sicle croire laction dun ver
spcial qui attaquera les substances mtalliques : la poussire de la
rouille sera de mme sorte que la poussire dun bois vermoulu. Une
table de prsence pourra runir les deux phnomnes et en donner une
explication baconienne suffisante une connaissance qui se borne
rapprocher deux intuitions.
Dans cette voie, quon passe ensuite la gnralisation et lon va
comprendre quun des grands arguments de latomisme, sans cesse
rpt par les coles diverses, corresponde lusure des corps les plus
durs : les portes de bronze du temple se creusent sous le faible contact
des mains des fidles. Latome est alors un solide us. Aprs un long
succs de leffort crateur, tout retourne au chaos des atomes dissocis
et mls. Ce thme de lusure gnrale des choses, de la destruction
des formes associes, du mlange amorphe des substances diverses, il
est la base de nombreuses [31] philosophies matrialistes qui adaptent ainsi leur pessimisme une sorte de dclin esthtique du Cosmos.
On peut prendre encore la question par un autre biais. Si la poussire et la poudre ont une valeur dexplication directe, on sera amen
donner lopration physique de la pulvrisation des corps solides la
valeur dune opration vraiment fondamentale. On nhsitera pas ds
lors expliquer des phnomnes physiques compliqus en fonction de
lide de pulvrisation qui jouera le rle dune ide simple. Cest ainsi
que Mme Metzger caractrise trs justement la psychologie dun chimiste du XVIIe sicle 10 : Comme tout amateur de pharmacie (Arnaud) (1656) a broy les corps durs dans un mortier ; et il croit que
toutes les oprations de chimie ont quelque rapport avec celle-l,
quelles sont plus fines ou plus grossires, mais enfin que tout lart du
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chimiste se ramne en dernire analyse la mcanique de la pulvrisation. Cest la pulvrisation qui est lide claire et primitive, cest
donc elle quon doit ramener toutes les ractions chimiques 11.
Quest-ce que la calcination ? Cest, nous ont rpondu les chimistes
du XVIIe sicle, une opration qui consiste pulvriser diffrents
corps par laction du feu, soit par laction du feu actuel de la flamme,
soit par laction du feu potentiel contenu dans les acides et autres
substances corrosives. On lit encore dans lEncyclopdie (article :
pulvrisation). La calcination, soit par le feu, soit par le secours du
nitre et la sublimation en [32] fleurs, sont encore, quant leurs effets,
des espces de pulvrisations. On voit donc bien que pendant plusieurs sicles, la pulvrisation des substances na pas t un simple
moyen opratoire, mais que, dans lesprit des chimistes, elle a eu la
valeur dun schme fondamental de la pense.
V
Jusquici, nous avons observ les poudres et les poussires plutt
dans leur aspect diminu ou tout au moins immobile et inerte. Mais
cest lorsquon en vient la poussire impalpable et lgre qui sagite
et tremble dans un rayon de soleil quon saisit vraiment lintuition
matresse de latomisme naf. Cest l un spectacle souvent contempl
dans nos rveries. Il est susceptible de librer notre pense des lois
banales qui rgissent lexprience active et utilitaire ; il contredit en
quelque sorte cette exprience volontaire et nous conduit rompre le
lien tabli par la philosophie bergsonienne entre nos actions et nos
concepts. Les rflexions qui naissent devant ce spectacle ont immdiatement le ton de la spculation ; elles font facilement office de rflexions savantes puisquelles expliquent le gnral par le rare et le
spcial, ce qui est une mthode plus souvent utilise quon ne pourrait
le croire premire vue.
Cest prcisment tout lensemble des drogations aux lois usuelles
qui, en se manifestant dans le jeu arien de la poussire, rend son intuition si opportune. Le grain de poussire en particulier droge la
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VI
En relation avec lintuition de la poussire, il faudrait encore tudier lintuition du vide, car il nest pas difficile de montrer que cest
aussi une intuition bien positive. En effet, lire les philosophes grecs,
on se convainc que toute la polmique propos du [36] vide revient
aider ou combattre lintuition. Mais de toute manire, on rencontre
dabord cette intuition premire et le vide pose des problmes, du
point de vue mtaphysique, par le fait mme que du point de vue psychologique, il ne soulve aucun problme. Une telle allure polmique
est fort propre prouver que le vide et la poussire sont vraiment des
donnes exprimentales immdiates et importantes.
Cet aspect essentiellement driv du problme mtaphysique du
vide est si net que ce problme est parfois pos dune manire toute
mtaphorique et mme verbale. On lit par exemple dans Aristote 15 :
en croire les Pythagoriciens, le vide se trouve primitivement dans
les nombres ; car cest le vide qui dtermine leur nature propre et abstraite.
Tous les arguments contre le vide sont dailleurs intressants pour
notre point de vue en ce sens quils soulignent la puissance de
lintuition premire quon transporte dans les domaines les plus varis. Ainsi pour Platon et Aristote, il sagit de lutter contre la conception dun vide qui serait un facteur danantissement gnral, qui apporterait dans toute substance la contagion de son nant. Ils arguent en
effet que dans le vide, les corps perdraient leurs proprits spcifiques. Par exemple, lgard du mouvement, le vide effacerait les
proprits dynamiques particulires. Cest ainsi quAristote arrive
conclure que 16 tous les corps auraient dans le vide la mme vitesse,
et ce nest pas [37] admissible puisque le vide enlverait en fait au
mouvement sa caractristique aristotlicienne fondamentale quest la
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Cette observation est encore relate dans lEncyclopdie, Art. Vuide, dernire colonne.
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Chapitre II
LATOME RALISTE
I
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II
mditer ce passage de llatisme latomisme, on pourrait donc
croire que la rflexion mtaphysique est suffisante pour faire sortir les
doctrines des doctrines ; mais venons une question dordre pdagogique, dordre subalterne si lon veut, qui nous clairera par la suite
sur la filiation relle des doctrines mtaphysiques : sous quelle impulsion, lide du morcellement de ltre latique est-elle venue
lesprit du mtaphysicien ? Il nest pas douteux que ce soit sous
limpulsion des intuitions sensibles. Il ny a en effet aucune raison
interne de sortir de la pense late ds quon en a compris la puret.
On ne peut venir latome que pour des raisons exprimentales.
Mais comment cantonner lexprience dans un simple rle
doccasionnalisme mtaphysique ? Fatalement les intuitions sensibles
devaient propager leur influence de proche en proche dans toute la
philosophie de la matire. Une avenue inductive continuait la voie
troite de la dduction logique. Un ralisme envahissant succda donc
lontologie logique de Leucippe. Comme nous lavons indiqu dans
notre introduction, picure tablit en quelque sorte un atomisme naf
en parlant dun atomisme savant.
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III
Disons tout de suite que le ralisme en gnral est la moins volutive des philosophies parce quil est le plus simple des systmes. Il
explique tout laide dune seule fonction pistmologique : la rfrence directe de la qualit la substance. Une fois affirm quun corps
possde telle ou telle proprit, toute question ultrieure passe pour
inutile ou du moins drive. Il semblerait que dans une telle philosophie on puisse trouver une discrimination immdiate entre ce quil y a
de rel dans le phnomne et ce quil y a dillusoire ! Ainsi, les divers
problmes de la composition substantielle ou phnomnale que nous
tudierons dans le chapitre suivant auraient le double caractre dtre
drivs et par certains cts frapps derreur ds leur nonc. La vraie
mtaphysique, la vraie science ne rsideraient pas dans ces problmes
de la composition, elles rsideraient dans la dcouverte du seul lien
rel, de la seule fonction pistmologique dcisive et premire, encore
et toujours dans la liaison dune substance particulire ses qualits,
ou inversement dans la mise en rapport des qualits phnomnales aux
qualits substantielles. Cest cet idal, peine discut, quaboutira
Mabilleau dans les [47] dernires pages de son livre sur latomisme 24.
Le progrs de la science consiste relier les manifestations externes
de la matire sa constitution interne, d manire tablir, par la dpendance des deux ordres, lunit de la loi sans laquelle il nest point
dexplication vritable. Ainsi on pose comme possible et mme
comme clair la dpendance entre un ordre dentits profondes, caches, substantielles et un ordre de qualits apparentes et visibles. Il
semble lire une affirmation comme celle de Mabilleau que la fonction pistmologique que nous appellerons pour tre bref la fonction
raliste corresponde une ide qui va de soi : elle relierait par un lien,
suffisant pour tout prouver, linterne de la substance aux manifestations du phnomne. Le ralisme ne sen tiendrait donc pas une affirmation de la ralit du phnomne, mais il se renforcerait dune affirmation de la ralit de la substance. Nous verrons avec quelle tranquillit latomisme se fonde sur ce ralisme redoubl.
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IV
Les atomismes ralistes savants ont t une raction contre cette attribution immdiate des qualits sensibles. Ils ont travaill tablir
une chelle de valeurs dans lensemble des proprits et dterminer
les caractres fondamentaux de latome. Cependant tous les atomismes qui gardent, comme ide directrice, la fonction raliste si rduite quen soit lapplication, sapparentent avec une nettet mtaphysique indniable. Avant de traiter les problmes de la composition qui
ont tant dimportance pour classer les intuitions atomistiques, il convient dindiquer, croyons-nous, quelques doctrines o latome naf
sappauvrit [60] en attributs, tout en gardant sa richesse dessence,
tout en mettant encore laccent sur la valeur substantialiste.
Puisque nous avons plutt le dessein dtre clair que dtre complet, allons tout de suite aux atomismes les plus restreints, ceux que
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mne minuscule de la rencontre de deux atomes, car Dieu est la rserve de toute action. Tout le reste est figure. Nous sommes bien revenus un atomisme minimum et univalent. Cependant cet atomisme
univalent est encore pens dans le sens dune inhrence. Pour les atomismes cartsiens, la figure est en effet vraiment inhrente la matire. propos de la philosophie de Cordemoy, Lasswitz rappelle que
cest parce que la forme appartient la substance que la substance de
latome ne peut tre divise 40. Latome apparat dans cette doctrine
comme solidifi par sa surface gomtrique. Cette surface nest pas
contingente. Elle nest pas la simple limite de quelque effort intime
dextension, [62] la borne dune pousse interne ; elle est vraiment
contemporaine de la cration de ltre ; mieux, elle est contemporaine
de la pense qui cre ltre. Cest en cela quon peut dire que la surface des atomes est le lieu gomtrique de leurs qualits substantielles. Cette surface est vraiment taille dans ltendue intelligible.
Dailleurs lide seule de substance suffit pour assurer lunit
latome dans la philosophie de Cordemoy. Cest un point qui est bien
mis en lumire dans la thse de Prost 41. Cordemoy dit que si
latome est indivisible, cest parce quil est substance il identifie,
avec Aristote, substance et unit Peu importe quon distingue des
parties, leur nature de substance maintient 1unit.
Il est trs curieux de constater que ds quun atomisme se schmatise, une raction plus raliste se prpare. Cest toujours la mme dialectique que celle que nous signalions entre Dmocrite et Lucrce. Il
est intressant, croyons-nous, de voir le mme dilemme se renouveler
entre les atomismes issus du cartsianisme et les atomismes issus du
newtonianisme.
Prenons lexpression de cet enrichissement dans larticle mme de
Pillon que nous utilisions propos de Cordemoy 42. Lapport fondamental de Newton, cest lexemple dune action qui met en jeu la
masse entire et non plus la surface. Il est dmontr, [63] dirent les
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dAristote, une duret qui nest pas de la mme nature que celle des
corps, bien quelle soit suppose en suite de lexprience que nous
avons de celle des corps. Il faudra donc distinguer dans la nature deux
espces de duret, dont lune, inexplique, mystrieuse, entre comme
postulat dans lexplication de lautre. En un mot, il faudra abandonner
tout coup les thories de la physique moderne pour revenir une
ide de lancienne physique.
II y aurait naturellement une longue tude faire sur les rapports
de latomisme et de la philosophie newtonienne. Mme Metzger a consacr cette tude des pages pntrantes. Latomisme est impliqu,
dit-elle, dans la loi dattraction telle que la comprennent les chimistes. Et elle ajoute, ce qui est important pour prouver, suivant
notre thse, le caractre impratif des intuitions : Cette consquence
de la loi de Newton, les chimistes la formulrent sans la discuter et
sans la dduire, comme une vidence [65] immdiate 44. Dans bien
dautres doctrines, par exemple dans la thse corpusculaire de la lumire tablie par Newton on trouverait encore des assemblages intuitifs trs instructifs 45 ; mais ces assemblages, on le reconnatra, oprent toujours sur le jeu des intuitions que nous avons dgages.
Pour conclure, nous nous bornerons indiquer encore une voie
dvolution le long de laquelle latome a t en quelque sorte ananti.
En effet, nous allons le voir perdre, au bnfice de sa valeur dynamique, un des caractres qui stait prsent jusquici comme vraiment fondamental : son tendue elle-mme.
Cest lexplication par linterne qui va ruiner la conception de
latome comme tendue figure. Faisons la discussion en analysant le
principe de la cohsion. Cette cohsion est due une force attractive
des parties cohrentes. Latome devra donc son existence une attraction mutuelle de ses parties. Mais alors ses parties ont la mme valeur
dexplication lgard de latome que latome lgard des corps
quil constitue. Il faut donc admettre que la cohsion intra-atomique
postule des racines subatomiques. Et ainsi, la faveur dune proprit
interne, on se trouve conduit segmenter sans fin latome. Autrement
dit, latome, par le fait mme quil a reu intimement toutes les pro-
44
45
58
prits, ne peut pas constituer son individualit avec une figure dtermine, tout externe, dcoupe dans ltendue. On ne trouve aucun lien
pour solidariser ltendue figure et les principes internes de la cohsion. La mthode dexplication brise donc automatiquement [66]
latome en tant que moyen dexplication. Comme le dit trs bien Pillon 46 : Il faut supposer ou une premire tendue qui ne dpend pas
de la cohsion et de la force attractive, ou une premire force attractive qui a son sige, non dans une partie tendue, mais dans un point
mathmatique. On aboutit alors un atomisme o linterne et
lexterne se touchent en quelque sorte ; cest latomisme ponctiforme
de Boscovich.
Cette fois, latome est bien intuitivement et clairement un lment
indivisible ; on sest dbarrass de la contradiction intime o nous
avait conduit le besoin de donner une varit de formes aux atomes
indivisibles. Mais aussitt, les difficults vinces lintrieur de
latome vont rapparatre lextrieur. En effet, le point matriel devra dfendre en quelque sorte son existence. On ne peut pas imaginer
le contact de deux points, pas davantage le choc de deux points. Car si
deux points se touchaient dfinitivement ou accidentellement, ils
concideraient, et les atomes, poss comme impntrables, seraient
confondus ! Boscovich fut donc amen postuler une force rpulsive
aux petites distances, tout en laissant subsister lattraction newtonienne aux grandes distances. On se rend compte que la description
des phnomnes entrane ds lors une intervention de la gomtrie de
lespace. Cest de la position relative des atomes dans lespace que
dcoulent toutes les actions et, par suite, toutes les proprits des
atomes. On arrive donc une physique mathmatique qui sloigne
des principes traditionnels de latomisme. Nous ne pousserons pas
plus loin notre examen. Si nous [67] poursuivions lapparentement des
doctrines dans cette voie, ce sont des travaux dordre mathmatique
sur les ensembles de points que nous rencontrerions. Pour sparer et
classer les lments intuitifs du problme du discontinu tel quil se
pose dans la thorie des ensembles, il faudrait un ouvrage spcial. Du
point de vue uniquement philosophique, on trouvera une intressante
monographie qui lie lintuition de Boscovich aux philosophies modernes du discontinu en passant par les thses de Cauchy, de Herbart,
46
59
47
60
[68]
Chapitre III
LES PROBLMES
DE LA COMPOSITION
DES PHNOMNES
I
Retour la table des matires
61
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62
tabli que le chlore et le sodium peuvent de nouveau entrer en combinaison, perdre leurs qualits et reconstituer le sel marin avec ses caractres primitifs . Ainsi lide de combinaison productive de qualits est solidaire dune longue pratique de lexprimentation. Tant
quon na pas le moyen de vrifier les doctrines chimiques par les
deux exprimentations inverses de lanalyse et de la synthse, ces
doctrines restent sur le plan mtaphysique ; elles se dveloppent dans
le domaine de la logique pure. Elles acceptent alors sans discussion
les principes de conservation totale et parfaite. On prend donc comme
axiome fondamental, li clairement la doctrine logique de ltre, la
proposition suivante : ce qui est dans le tout est ncessairement dans
les parties.
Parfois cette affirmation parat jouer sur le plan mme dune mtaphysique ontologique. Ainsi M. Kirchberger prtend chapper aux
thses de Vaihinger et dOtto Lehmann en prenant fait et cause pour le
ralisme. Mais il appuie trs curieusement ce ralisme sur la simple
dclaration suivante : 51 En admettant [71] le principe de von Antropoff : si un corps se compose dun certain nombre de fractions, ces
diverses fractions ont le mme degr de ralit que le corps dans son
ensemble nous trouvons un sol stable et suffisamment ferme,
semble-t-il, pour supporter le puissant difice de la thorie atomique
moderne. bien y rflchir, cest l un vritable postulat ontologique et ce postulat ne parat vident que parce quon ne prcise pas le
point de vue o lon tudie la ralit, ni ce quon entend par le degr
de ralit. Au contraire, tant donn un caractre rel, on pourra toujours trouver un degr de fractionnement qui arrive leffacer ; la
mise en poussire nous donne de ce dclin du rel un exemple familier.
Il est donc difficile dcarter la sduction dune ontologie immdiate ; il faut une longue exprience des synthses effectives pour acquiescer au ralisme de la synthse par opposition au ralisme de
llment. Ainsi Berthelot crit trs justement propos des doctrines
atomistiques de lantiquit, que ces doctrines demeurent trangres
lide proprement dite de combinaison . Au point de vue pdagogique aussi, il est toujours trs difficile de distinguer lintuition l-
51
63
II
Grce la culture scientifique, lide de combinaison finit par nous
paratre simple et naturelle ; mais quand on en suit le dveloppement
[72] dans la science, on saperoit quelle est entoure de nuances intuitives diverses qui rendent sa prcision conceptuelle dlicate. Liebig
a fort bien compris limportance de ces nuances intuitives. Il prend un
seul et mme fait et nous en donne deux expressions qui peuvent paratre voisines mais qui, la rflexion, indiquent deux mtaphysiques
diffrentes 52 : Cavendish et Watt ont lun et lautre dcouvert la
composition de leau : Cavendish tablit le fait, Watt eut lide. Cavendish dit, leau nat dair inflammable et dair dphlogistiqu ; Watt
dit, leau se compose dair inflammable et dair dphlogistiqu. Entre
ces deux expressions, la diffrence est grande. En effet, Watt est en
avance sur Cavendish parce quil fait lconomie dun mystre. Il accepte la composition comme un fait normal et clair. Il comprend que
la composition suffit elle seule pour expliquer les caractres nouveaux du corps compos. Cavendish garde implicitement et confusment laction du vital, lintuition dun devenir. Pour lui, la combinaison est une naissance, une cration qui conserve son mystre.
On doit dailleurs reconnatre quil tait difficile de distinguer la
combinaison chimique pure et simple des diverses compositions physiques. Cest un point que nous avons tudi longuement, propos de
lintuition de Berthollet, dans un livre rcent. Nous avons essay de
caractriser la lutte entre Berthollet et Proust en montrant que le premier chimiste intgrait, dans lexprience chimique, un ensemble de
conditions physiques qui masquaient plus ou moins le caractre bien
dfini des combinaisons. Proust, [73] au contraire, en sattachant
prsenter le phnomne par son ct proprement chimique, arrivait
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53
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65
perdent dans celles de lespce nouvelle. La dfinition de Hegel, ensuite de laquelle lacte chimique serait une identification des choses
diffrentes et une diffrenciation de ce qui est identique, est pourtant
complte.
On peut dailleurs suivre, chez quelques auteurs, la perte progressive en qualits quand on va du chimique au physique : au fur et mesure que la composition devient plus physique, elle devient plus
pauvre. Aussi, comme nous sommes instruits surtout par les gros phnomnes et par les phnomnes physiques, cest toujours cette composition pauvre que nous faisons correspondre la force dune intuition
claire. Ainsi W. Spring, dans la prface au livre de Hunt, crira : La
combinaison dun lment avec lui-mme, cest--dire la polymrisation dun corps, a rellement pour effet dteindre son nergie, de le
rendre inapte [75] remplir certaines fonctions. La chimie du phosphore rouge, plus simple que celle du phosphore blanc, peut tre considre comme la chimie dun corps amorti.
En somme, daprs Hunt et Spring, la composition, quand elle
nest plus quune juxtaposition ou un arrangement dlments dans
lespace, atteint, avec la parfaite duret du solide gomtrique,
lindiffrence chimique. Hunt conclut un mmoire sur le jade en ces
termes : Laugmentation de densit et lindiffrence chimique quon
remarque dans cette dernire espce tient sans doute son quivalent
plus lev, cest--dire une molcule plus condense 55. Ce rapport
entre la duret et lindiffrence chimique est dailleurs appuy sur des
recherches relatives aux silicates. On saisit donc l une curieuse intuition o la duret nest pas primordiale mais o elle est acquise par une
condensation progressive. Ainsi lide de condensation, instruite dans
lexprience usuelle des mlanges et des dissolutions, vient ici soutenir les intuitions qui, premire vue, lui semblent les plus contraires ;
preuve que dans lesprit moderne, on est port donner la composition une valeur cratrice ; on nprouve plus le besoin de reporter aux
parties les qualits quon constate dans le tout.
55
66
III
Un des phnomnes les plus favorables pour tudier les problmes
philosophiques de la composition est peut-tre la composition [76] de
llment avec lui-mme, telle quon peut la saisir dans les cas
dallotropie.
Le problme philosophique fondamental de lallotropie, comme le
remarque Daniel Berthelot 56, est de savoir si lallotropie est dordre
physique ou dordre chimique. Il ny a pas l une simple question de
mots et les philosophes qui prtendent ds maintenant faire fonds sur
lunit fondamentale de la science manqueront toujours rendre
compte de la division profonde et effective de la phnomnologie. En
fait, on ntudie pas dans le mme esprit les proprits physiques et
les proprits chimiques. Le problme que pose lallotropie est donc
philosophiquement complexe. Pour expliquer quun mme corps
simple, comme le phosphore, se prsente sous des aspects physiques
diffrents, est-il vraiment suffisant, comme le faisait Hunt, de joindre
au concept de la substance, lide physique de condensation ? Faut-il
donner ainsi une sorte dintensit lacte substantiel ? Ou bien faut-il
encore propos de lallotropie revenir au dilemme qui embarrasse
toute la philosophie atomistique, et choisir entre les deux moyens
dexplication suivants :
Multiplication des types atomiques, multiplication si gratuite
quelle nous conduirait postuler des atomes diffrents pour une
mme substance.
Accentuation du caractre crateur de la composition, accentuation
qui amnerait rendre raison, par la seule composition, de toutes les
proprits chimiques et qui, du mme coup, refuserait aux lments
les proprits chimiques ?
[77]
Or lallotropie parat bien gouverner, non seulement des proprits
physiques, comme la solubilit, la couleur, le systme de cristallisa56
67
tion, mais les fonctions les plus proprement chimiques. Selon Berzlius, dit Daniel Berthelot 57, il y aurait deux sries parallles de sulfures de phosphore, lune dans laquelle ce corps existerait ltat de
phosphore blanc, lautre dans laquelle il existerait ltat de phosphore rouge . En quelque manire, la couleur serait ainsi le signe
dune diffrenciation profonde dont on pourrait faire remonter la
source jusqu llment. Marcelin Berthelot a montr aussi
lexistence doxydes graphitiques spciaux correspondant aux nombreuses espces de graphites qui sont pourtant toutes du carbone pur.
On verrait ainsi une substance prise comme simple et pure dans son
caractre interne se prsenter dans son activit chimique avec une diversit qui rejoindrait la diversit toute physique du premier aspect. Il
y aurait donc une solidarit plus grande quon ne le suppose
dordinaire entre les caractres physiques et les caractres chimiques
dune substance. Ainsi la conclusion des tudes de Marcelin Berthelot
sur le soufre est la suivante : Il y a une certaine corrlation entre la
fonction remplie par le soufre dans ses combinaisons chimiques et les
formes prises dans le passage du soufre pur a ltat solide ; les sulfures alcalins rpondant au soufre cristallisable, les composs oxygns ou chlorurs correspondant au soufre insoluble.
Il y a plus une ide philosophique curieuse conduit Berthelot accentuer les traits qui dsignent le rle de la substance dans [78] la
combinaison. Daprs lui, un grand nombre de faits, relatifs
lallotropie, peuvent sexpliquer par une certaine permanence des proprits des composs, jusque dans les lments dgags de ces mmes
composs Il me parat incontestable que plusieurs des tats multiples du soufre, sont corrlatifs avec la nature des combinaisons dont
ils drivent ; ou, pour mieux dire, dpendent de deux causes : la nature
des combinaisons gnratrices et les conditions de la dcomposition 58. Ainsi la permanence du simple dans le compos antique
base de tout ralisme voil quon oppose la permanence du compos dans le simple ! Lhistoire des combinaisons restent inscrites dans
les lments, alors mme que la combinaison est dtruite ! Avoir jou
un rle donne une qualit, loin que la qualit prime, sans dbat, le
rle. Le rle est dhabitude fonction de la qualit ; voil maintenant
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problme. On ne doit pas stonner par exemple quun Raumur demande prudemment lexprience si la force des cordes surpasse la
somme des forces qui composent ces mmes cordes 60. Il semble
quen suivant trop docilement les intuitions de larithmtique lmentaire, on nglige lexacte mathmatique de la composition phnomnale. Il peut paratre extraordinaire, dit M. Urbain 61, que nous ne
connaissions pas de relation entre les proprits physiques et la constitution des corps, en dehors de ladditivit (pure et simple) Est-ce par
insuffisance de connaissances mathmatiques ? Il serait absurde, et
mme irrvrencieux, dadmettre que les physico-chimistes ne connaissent dautres fonctions mathmatiques que celles qui se prsentent
sous la forme de polynmes. Puis, [82] p. 321 : Quand ladditivit
(pure et simple) dune proprit physique est discutable, on admet que
les influences constitutives prdominent. Cest l une chappatoire,
puisque ces influences sont considres elles-mmes comme additives. Ce quon peut dire de plus certain en pareil cas, cest que la systmatisation en forme de polynme nest pas applicable. Autrement
dit, on sent apparatre le besoin dune mathmatique de la composition des phnomnes chimiques 62.
On se rend donc bien compte que la science moderne tend nous
librer des intuitions premires et simples. Nous ne devons tre lis
par aucune vue a priori si nous voulons faire face toute lexprience.
Les problmes de latomisme gagneront donc quitter la sduction du
ralisme immdiat. Ils devront dabord tre poss comme des rsums
de lexprience, puis repris dans une pense constructive o la porte
et le sens des suppositions initiales seront explicitement dfinis.
Cest prsenter ce nouvel aspect de la philosophie atomistique
que nous occuperons les leons suivantes.
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[83]
DEUXIME PARTIE
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[83]
Chapitre IV
LATOMISME POSITIVISTE
I
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Voir cette tendance son origine dans les clbres traits de L. Gmelin
1788-1853.
Delacre, Essai de Philosophie chimique, 1923, p. 35.
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76
II
On a dit bien souvent que la chimie moderne avait vraiment commenc avec lusage systmatique de la balance, en sattachant la pese comme unique critrium de la connaissance scientifique des substances. Le positivisme prtend ici tre dautant plus sr quil est plus
troit. M. Delacre crira : Le poids est le premier principe, le plus
positif, et si cela lui est possible, il doit tre le seul 68. Il est trs remarquable quon prtende dsigner qualitativement les corps en
sadressant une qualit unique qui, par certains cts, peut sembler
assez abstraite. En particulier ; lintuition reconnat mal la permanence
du poids sous le changement de volume ; il faut, pour sparer ces deux
caractres, une abstraction souvent difficile. Il est galement tonnant
quon puisse prendre la sret dune mesure comme garant de son importance philosophique. La dfinition dun corps par la mesure pose
dailleurs un problme philosophique [89] qui est loin de pouvoir se
rsoudre uniformment. M. Urbain, un des positivistes les plus clairs
de notre poque, a crit ce sujet des pages dune grande force. Il
importe, dit-il 69, de remarquer que la mthode des physiciens scarte
de celle des philosophes et des mathmaticiens. Ceux-ci partent dune
notion pour dfinir une grandeur. Ils estiment que la mesure doit
suivre la dfinition. Les physiciens ont une tendance nette mesurer
dabord et dfinir ensuite. Ce qui reviendrait dire, sous une
forme paradoxale : on ne sait pas tout fait ce que lon mesure mais
on le mesure trs bien. suivre lidal de la science positiviste, il
semble dailleurs que la science puisse se contenter dun systme de
mesures et que la ralit scientifique, cest la mesure mme, plus que
lobjet mesur. Ainsi, M. Urbain continue : Il est intressant de remarquer que si lon dfinit les grandeurs par la manire dont on les
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[91]
1 Que le poids atomique nest pas un poids ;
2 Que le poids atomique nest nullement en rapport avec latome.
La premire affirmation est vidente quand on remarque que les
poids atomiques sexpriment par des nombres abstraits et non pas par
des nombres concrets comme il conviendrait si lon avait effectivement affaire des poids. Quant la deuxime affirmation, on la discutait peine au XIXe sicle, car on tait convaincu quon naurait jamais aucun moyen dexprimenter sur latome lui-mme. Ctait
dailleurs la cause pour laquelle la thorie atomique passait pour le
type par excellence de lhypothse scientifique confine par principe
au-dessous de la phnomnologie. Pour tre bien sr de ne pas donner
une valeur trop raliste cette hypothse, on sefforait de dsigner le
tableau des poids atomiques comme un systme des nombres proportionnels de combinaison. Et dans cette dsignation prcise, nettement
positiviste, tous les mots devraient porter. Il sagit dun systme, non
pas seulement dun tableau. Il sagit de nombres, non pas de poids. Il
sagit de proportions toutes relatives, et non pas dune rfrence quelconque cet absolu de ltre que serait un atome. Autrement dit, le
concept de poids atomique est, du point de vue positiviste, doublement mal nomm. Cest un concept qui sappuie sur une intuition indirecte alors mme quil prtend traduire directement lexprience. Il
faut tout un corps dexpriences systmatiques pour donner ce concept une cohrence exprimentale. Cela revient sans doute dire que
ce concept ne correspond pas une chose dtermine comme le voudrait la philosophie raliste. Il nest peut-tre quun symbole pour organiser logiquement ou conomiquement notre exprience,
[92]
Sans nous astreindre reprendre lhistoire des doctrines chimiques
au XIXe sicle on trouvera cette histoire rpte dans maint ouvrage nous devons alors entreprendre de caractriser ce quil y a
la fois de relatif et de coordonn dans la stchiomtrie.
Le positivisme le plus direct le plus pur aussi aurait pu se satisfaire de la loi des proportions dfinies nonces par Proust. Cette loi
permettait bien de cataloguer toutes les combinaisons chimiques en
rapprochant simplement deux nombres proportionnels de combinai-
79
son. Il semble en effet quon tienne tout le phnomne de la combinaison quand on sait, par exemple, que la combinaison du fer au soufre
pour donner le sulfure de fer a lieu dans la proportion de 56 32.
Avec la loi de Proust, on avait donc le moyen de dcrire toute la phnomnologie chimique, sans sinfoder aucune thorie, aucune
intuition, en adjoignant purement et simplement tout compos la
proportion pondrale de ses constituants. Il faut dailleurs bien remarquer que cest au compos, non au corps simple, que le positivisme
intransigeant devrait rattacher tous les rsultats de la stchiomtrie
puisque nous navons a priori aucune garantie que le corps simple se
conduira de la mme faon dans des combinaisons diffrentes.
Le succs vint cependant de la convention contraire qui revient
fixer, pour un corps simple, un nombre particulier. On reconnut en
effet quen considrant trois lments susceptibles de donner, deux
deux, trois combinaisons binaires, on pouvait dcrire ces trois combinaisons en attachant un seul nombre chacun des corps ; et non pas
deux chacun des corps comme il [93] semblerait ncessaire pour
crire les deux combinaisons auxquelles il participe. On fait donc tout
de suite une importante conomie dhypothses. Cest alors que le
systme des poids atomiques se constitue par une espce de triangulation qui nous semble la trace dune ontologie profonde, partir de laquelle on pourrait commencer une polmique entre le positivisme et le
ralisme. Cest peut-tre sur ce simple problme de la combinaison
pondrale que les dbats seraient le plus utiles. Prcisons donc aussi
nettement que possible ce problme ; pour cela, prenons un exemple.
On reconnat par des analyses et des synthses que la combinaison
de lhydrogne et du chlore se fait en poids dans la proportion de 1
5,5. De mme, la combinaison du sodium et du chlore se fait dans la
proportion de 23 35,5. Il semblerait quil y ait l deux faits bien positifs, sans aucun lien thorique ou exprimental. En particulier, si
lon doit examiner, la suite des deux premires recherches, la combinaison de lhydrogne et du sodium, il semble quon nait nullement
limit, par la connaissance des deux proportions prcdentes,
limprvisibilit essentielle de lempirisme. Et cependant, voici quon
constate que les proportions de la combinaison de lhydrogne et du
sodium sont prcisment l et 23 ! Il y a l un soudain enchanement
des faits, un cycle de ltre qui se ferme avec une perfection quon
peut bon droit qualifier de rationnelle si lon veut bien comprendre
80
que la meilleure preuve de rationalit, cest l prvision. Dune premire liaison tout empirique entre A et B et dune seconde liaison tout
empirique entre A et C, on infre la liaison de B C, avec la mme
assurance que si la liaison [94] considre tait une galit algbrique,
sans que rien cependant ne lgitime cette mthode transitive. Aux faits
sajoute soudain une loi fondamentale. Laxiome : deux quantits
gales une troisime sont gales entre elles, devient ainsi un des
schmes de la stchiomtrie. Ce schme se traduit substantivement
dans la loi de Berzlius : si deux corps sunissent un mme troisime
dans certaines proportions, ils sunissent entre eux dans les proportions exactes o ils sunissent individuellement au troisime corps.
Si lon songe maintenant quon va pouvoir reprendre le mme problme propos dun quatrime puis dun cinquime corps et ainsi de
suite, on se rend compte que lensemble des nombres proportionnels
de combinaison va se coordonner de plus en plus fortement. Loin de
se prodiguer, lempirisme finira par prsenter une conomie systmatique. On croyait dcrire un ensemble de corps, on saperoit quon
construit un systme de la substance. Mais cest peut-tre encore
moins lextension du systme qui doit nous merveiller que la russite
constante dun mme nombre abstrait attach un corps simple pour
mesurer son pouvoir de combinaison gnrale. Bien que nous soyons
partis du phnomnisme positiviste le plus systmatique, nous arrivons insensiblement et malgr nous des expressions ralistes. En
effet, comment ne pas dire quun lment chimique est caractris par
un nombre invariable qui lui appartient en propre, par son poids atomique ?
Mme russite de la coordination au sujet de la loi de Dalton sur
les proportions multiples ; mais cette fois la russite est moins tonnante. En tudiant toutes les combinaisons binaires [95] de deux corps
simples, dans le cas o ces deux corps simples pouvaient donner non
pas un seul, mais plusieurs composs, Dalton reconnut que les combinaisons, compares un mme poids, dun des corps, donnaient par
lautre corps des nombres proportionnels qui taient des multiples
simples de lun deux. Expression bien obscure mais qui prcisment
sclairerait si nous prenions le droit de la traduire dans le langage des
intuitions atomistiques ! On a dailleurs souvent fait remarquer que la
loi de Dalton ne pouvait tre aperue au niveau de lexprience quen
raison des petits nombres que la combinaison chimique met en jeu. Si
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les composs tudis en premier lieu avaient eu la complexit de certains corps organiques tudis par la chimie contemporaine, Dalton
naurait pas pu formuler sa loi ; la marge dimprcision des analyses
aurait brouill compltement des proportions un peu complexes.
Preuve nouvelle que Dalton tait guid par des intuitions atomistiques.
Il faut dailleurs remarquer que les intuitions atomistiques se sont toujours dveloppes daccord avec la claire intuition que larithmtique
donne pour les petits nombres. certains gards, un fait qui
sexprime avec des nombres levs donne toujours limpression de
sapparenter au hasard. Ne parat primitivement rationnel et clair que
ce qui se compte sur les doigts.
III
Ainsi trs rapidement le phnomne chimique se laissait morceler
arithmtiquement et se soumettait de lui-mme lhypothse atomique. Cette hypothse semblait donc avoir achev [96] son rle. En
fait, on la reprit cependant bien dautres points de vue. On tenta,
comme nous allons le rappeler, de morceler suivant les mmes principes, dautres phnomnes que le phnomne chimique. Aussi, devant les succs convergents dune mme hypothse, on verra
simposer au positivisme une question philosophique que le positivisme ne peut gure rsoudre : comment une simple hypothse de
commodit peut-elle russir dans des domaines si varis ? Nest-ce
pas l la preuve dune valeur plus relle ou plus rationnelle ? Et ds
lors, par son succs rpt et en quelque sorte trop complet, lenqute
positiviste en vient rencontrer un obstacle mtaphysique : une
simple hypothse ne devrait pas tre utile en dehors de son domaine
de base. En dautres termes, si une convention russit plusieurs
points de vue, elle est ncessairement plus quune convention.
Prenons donc quelques exemples propres montrer avec quelle facilit lhypothse atomique spaissit ; comment, autour delle, se rassemblent les faits les plus divers ; bref, comment son ralisme
simpose peu peu malgr toutes les prcautions positivistes.
Un des cas les plus nets est sans doute la loi propose ds 1819 par
Dulong et Petit. Elle est relative la chaleur spcifique des corps
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83
84
seule adn1issible, est de supposer que le nombre des molcules intgrantes dans les gaz quelconques est toujours le mme volume gal
ou toujours proportionnel aux volumes . Cest en ces termes
quAvogadro explique son hypothse au dbut de son mmoire. Intuitivement cela revient, comme la soulign Dumas, supposer que
dans tous les fluides lastiques sous les mmes conditions, les molcules se trouvent places gale distance . Elles sont alors manifestement en mme nombre pour des volumes gaux.
Naturellement, pour ce qui est de la dtermination effective du
nombre des molcule ou de leur distance naturelle, ctait l une question qui ne pouvait gure venir lesprit des Avogadro [100] et des
Dumas. Il suffisait que lhypothse part claire et naturelle et quon
lutilist prudemment en se bornant affirmer la proportionnalit du
nombre des atomes au volume du gaz.
Longtemps on a voulu confiner la pdagogie de la science chimique sur cette simple affirmation de proportionnalit. On prtendait
exorciser toute rfrence au nombre des atomes en dpit mme de
lintuition primitive dAvogadro. Nouvel exemple de leffort fait par
le positivisme pour masquer latomisme tout en utilisant ses leons !
On se lana alors dans la construction de concepts trs artificiels qui
paraissaient bien loigns de toute valeur intuitive ou pdagogique,
encore quils fussent en relation directe avec les donnes du laboratoire. On inventa des locutions barbares, des raccourcis verbaux qui
rclament de longs commentaires pour tre effectivement penss.
Cest ainsi quon parla, dans les livres dinitiation eux-mmes, de molcule-gramme, datome-gramme, de valence-gramme. Et lon put
aprs cette prparation rationnelle noncer la loi toute positive, tout
immdiate dAvogadro : pour tous les gaz pris zro degr et la
pression de 760 mm de mercure, la molcule gramme occupe le mme
volume ; ce volume est 22,4 litres.
Sous cette forme, on avait russi arracher la racine intuitive de la
thorie dAvogadro. On navait plus une hypothse mais une loi empirique, une loi quon acceptait avec ses dterminations approches et
dont on navait pas rechercher la raison.
Et cependant, malgr toute interdiction, la vie des intuitions premires subsistait. Cest en les utilisant que les diverses lois drives
sclairaient facilement. En effet, si lon vaut bien postuler :
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[103]
Chapitre V
LATOMISME CRITICISTE
I
71
Hannequin. Essai critique sur lhypothse des atomes dans la science contemporaine, 1895, p. 3.
87
[104]
Dailleurs, mme double en apparence, la question est encore
unique au fond : tant il est vrai que notre esprit ne peut en quelque
sorte se dgager et sortir de lui-mme pour saisir la ralit et labsolu
dans la nature.
Une thorie criticiste de latomisme devra naturellement chercher
la convergence des preuves au point de dpart mme, dans la premire
emprise de lesprit sur la matire. Si cette convergence dans la priori
intellectuel se trouve en opposition avec une htrognit des lments empiriques, cette convergence tout homogne nen paratra que
plus significative. On aura bien la preuve que latomisme ne relve
pas de la nature matrielle, mais au contraire quil provient du mode
daperception et dintellection. Ds la premire page de son ouvrage,
Hannequin a prvu ce caractre dapplication htroclite de lintuition
atomistique. Latome du chimiste et celui du physicien, dit-il, nont
gure autre chose de commun que le nom. Cette constatation, qui
contenterait premire vue un partisan de latomisme nominaliste,
amne poser, si on ltudie plus avant, le problme critique dans
toute sa nettet.
Dabord, les affirmations formelles ne manqueront pas pour assurer le point de vue critique 72 : Latomisme physique nest point
impos la science par la ralit, mais par notre mthode et par la nature mme de notre connaissance ; on aurait tort de croire quil implique ncessairement la discontinuit relle de la matire ; il implique
seulement que nous la faisons telle pour la [105] comprendre, et que
notre mathmatique y introduit la discontinuit en sefforant de la
construire. De mme, page 12, latomisme a sa raison dans la constitution mme de notre connaissance . Et Hannequin ajoute,
sloignant ainsi des thses purement nominalistes : il ne suffira pas
de montrer que, de toutes les hypothses, latomisme est la plus claire,
la plus commode et la plus fconde, notre ambition nous est de
montrer quil est une hypothse ncessaire . Or cette ncessit, on ne
72
88
II
Il nous semble en effet presque vident que tout criticisme doit tre
ordonn sur un plan hirarchique et quil ne saurait se satisfaire dune
espce dempirisme de la raison, lequel se bornerait trouver et dcrire les lois que suit, en fait, lentendement. Une rgle doit tre tendue sous la loi ; ce compte seulement, lesprit peut retrouver son
unit jusque dans la diversit de ses propres fonctions. Ainsi, pour ce
qui concerne latome postul par une doctrine criticiste, on doit pouvoir marquer un caractre vrai ment premptoire et premier. En fait,
chez Hannequin, ce caractre dcisif ne manque pas : cest le nombre.
Latome, dit-il 73, a son origine dans lusage universel du nombre,
qui marque de son empreinte tout ce quil touche . Et encore, p. 69,
latome est n du nombre ; il est n du besoin qui pousse notre
esprit [106] porter lanalyse jusquaux rgions o elle rencontrera
lunit bien dfinie, llment intgrant, indivisible dont sont faites les
choses, si bien que, ne ly trouvant point, elle dtermine, en cette matire tout idale quon appelle lEspace, llment quelle y cherche et
quelle y constitue. .
Dailleurs, si lon veut bien comprendre notre auteur, il convient
dcarter tout de suite la conception dune racine exprimentale et raliste du nombre. Pour Hannequin, le nombre est, de toutes pices, une
cration de notre entendement. Lunit elle-mme reste relative
notre acte, peut-tre notre volont, ou plus prcisment elle est contemporaine de notre action intellectuelle sur le monde de la reprsentation 74. Loin donc quelle soit tire, par abstraction, des grandeurs
sensibles et continues, lunit est pour nous linstrument unique qui
les dtermine et qui les met la merci de notre raison. Bien entendu,
si lunit ne peut se trouver toute constitue dans un objet, si elle ne
peut tout au plus que se fonder propos dun objet, il en va de mme
73
74
89
III
Un des titres du livre o Hannequin tudie latomisme en gomtrie est dailleurs trs caractristique : Prsence virtuelle du nombre
dans la figure gomtrique. Cette virtualit tant manifestement
dordre spirituel accentue bien le caractre critique de lintuition premire. Tout leffort de notre auteur consiste alors montrer que nous
ne comprenons les relations de ltendue figure que par
lintermdiaire de la mesure. De lessence des figures, affirme-t-il 75,
nous ne comprenons rien que ce qui peut entrer en des rapports de
proportion ou dgalit, que ce qui se compte et se mesure .
Hannequin crivait une poque o lon prtendait fonder
lalgbre et lanalyse sur le nombre entier. Si ces prtentions avaient
pu tre ralises, on aurait donn une substructure rationnelle [108]
75
90
lirrationnel lui-mme en ce sens que la mesure aurait toujours t rductible des ensembles finis ou indfinis de nombres entiers. Ainsi,
sous le continu gomtrique, la pense mathmatique aurait retrouv
un pythagorisme constitu par des nombres et des ensembles.
De nos jours, il semble que cette base arithmtique soit trop troite.
Mme en analyse, les extensions opratoires conduisent de telles
dformations de la notion de nombre quon ne peut gure retrouver les
traits simples de larithmtique dans le nombre gnralis. Au surplus,
lintuition toute mtrique de Hannequin fait bon march de toutes les
intuitions projectives, ordinales, qui, au XIXe sicle dj, avaient attir
lattention de nombreux gomtres. Lessai de Hannequin nous parat
donc, sur ce point, bien artificiel.
Mais ce caractre artificiel ne devait naturellement pas faire objection pour un adepte de la philosophie critique. Tout au contraire, on
devait saisir l laction atomisante de lentendement. Lexemple tait
dautant plus saillant que ltendue rgulire et uniforme ne semble
pas de prime abord apporter un seul prtexte pour une intuition atomistique. Soulignons donc bien, que latomisn1e ne rside pas dans
lobjet examin, quil nest par consquent nullement raliste, mais
quau contraire cet atomisme est solidaire de la mthode dexamen.
En effet, lunit apparat du fait de lgalit de deux tendues. Deux
tendues tant conues comme gales, elles font, lune regard de
lautre, fonction dunit. Cest par la mise en relation, tout entire
sous la dpendance de lentendement, que lon saisit un caractre
des grandeurs compares. Aucun ralisme antcdent ne peut [109]
provoquer et soutenir lintuition. Ce nest pas en contemplant une
grandeur quon peut comprendre son unit, cest en lui donnant une
fonction dunit, en lengageant tout entire dans une synthse, en la
prenant au besoin comme une unit instrumentale en vue bien entendu
dune relation examiner. Autant dexpressions qui marquent,
croyons-nous, le sens critique de latomisme du nombre plaqu par la
mthode de mesure sur linforme continu livr par lintuition gomtrique premire.
Mme caractre artificiel vis--vis du continu conu comme devenir de la quantit. Hannequin retourne au temps de la dcouverte du
calcul diffrentiel. Il caractrise ce calcul comme le moyen de mesurer
91
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77
92
78
79
93
IV
La recherche de lunit, puis de llment, au sein mme du continu gomtrique apparat elle-mme comme frappe dune virtualit
essentielle, et Hannequin est bien oblig de conclure que lanalyse
qui nous donne le concept de llment gomtrique ne nous et jamais donn celui de latome si notre esprit net exig lExplication
mathmatique de la nature . De toute cette recherche, il ne reste finalement que la preuve du bien-fond de la position criticiste : en effet,
puisque la conception de latome est effectivement prpare par la
conception de llment gomtrique, cest que latome sapparente
lintuition et quil ne contredit pas les donnes de lEsthtique transcendantale. On pourra alors sadresser la mcanique pour achever 80
la dtermination qui ntait quen puissance dans la gomtrie ; si
bien que latomisme, dont la raison cache remonte jusqu lAnalyse,
[113] et, travers cette dernire, jusqu lentendement, ne trouve que
dans la mcanique et dans lexplication mcaniste des choses, la cause
premire et comme loccasion de son apparition .
Dailleurs, cest maintenant linstant dcisif. Cest ici mme,
propos des principes de la mcanique, que latome, en tant que facteur
dintelligibilit, doit faire la preuve de son succs.
En effet, on peut dire quavec la mcanique, notre mathmatique
sapproche daussi prs quelle le puisse des phnomnes et du rel.
Au del du mouvement, il nest plus rien en eux quelle soit capable
de connatre . Hannequin crit lheure o le mcanisme est lespoir
mme de la science. Le mcanisme a donc alors cette clart qui prime
tout : la clart de lidal et du but. Mais ce nest pas le moment pour
nous de juger cette ambition ; nous devons seulement marquer sa por-
80
94
te philosophique. Or cette partie de notre tche est dautant plus difficile que dans le mme passage o Hannequin affirme le sens criticiste de sa propre recherche, il rappelle lhostilit de Kant contre toute
thse de la discontinuit de la masse. Malgr cela, lidal criticiste est
indniable. Pour Hannequin, il sagit bien de montrer que
lapplication des concepts lmentaires, forms partir de lintuition
gomtrique, nous astreint postuler un lment de masse et quune
mme ncessit pistmologique, signe criticiste premptoire,
conduit, dune manire insensible, des principes de la gomtrie aux
principes de la mcanique. Cest une preuve, pour le dire en passant,
que la mcanique est prise ici comme une science de lois et non pas
comme une science de faits.
Voyons donc comment la mcanique aide la constitution de
1atomisme.
[114]
Le premier concept mtrique quon rencontre quand on veut construire la mcanique en partant de la gomtrie, cest videmment le
concept de vitesse. Il semble mme dabord quavec cette notion, on
puisse intgrer tout le phnomne du mouvement dans lintuition
gomtrique. En fait, sur ce point prcis, les rflexions de Hannequin
sont courtes et cela sexplique, puisque tout le commentaire qui devrait ici accompagner la comparaison mtrique du temps et de
lespace a dj t dvelopp propos des fondements du calcul diffrentiel.
Sans suivre Hannequin qui ne nous apporterait rien de nouveau sur
le problme philosophique de la vitesse on pourrait tenter de caractriser cette parent de la vitesse et de la drive. Au fond, on pourrait
dire aussi bien : la vitesse est une drive ou la drive est une vitesse.
De lune lautre expression, il y a cependant un renversement de
lordre pistmologique, puisque la premire expression ramne une
exprience lintuition gomtrique et conduit comprendre la mcanique par lanalyse tandis que la seconde expression illustre si
elle ne lexplique lintuition par lexprience. Or la philosophie
criticiste trouvera plus de satisfaction comprendre, en suivant la
premire thse, la vitesse uniquement comme une drive. Cest ainsi
quon pourra le plus facilement saisir le temps dans son indpendance
95
vis--vis de lespace, cest--dire dans son rle mathmatique de variable essentiellement indpendante. De cette manire aussi, le temps
est bien tir de lintuition interne. Cependant, il faut toujours en arriver appliquer extrieurement le temps, forme de la sensibilit interne ; il faut donc, si rfractaire quil soit la mesure, lui trouver
quand mme une mesure, quelque indirecte quelle [115] soit. Cette
mesure, le temps la recevra de lespace, dans son relativisme avec
lespace, par lintermdiaire tout mathmatique de cette notion de drive qui analyse parfaitement la notion de vitesse.
Telle est peut-tre la justification quon pourrait apporter la thse
de Hannequin. L encore, latomisme se constitue grce une mise en
relation de deux processus de morcellement essentiellement diffrents : en soi, latomisme du temps est aussi inconcevable que
latomisme de ltendue ; mais, dans leur relation, ces deux virtualits, si confuses et si obscures ltat spar, sclairent lune lautre,
et, au sens propre du terme, saffirment mutuellement. La double fuite
indfinie du temps vers linstant, de lespace vers le point, dsigne par
un simple rapprochement une limite bien dtermine. Autrement dit,
lindividualit de la vitesse, son ralisme, savre par la mise en
relation de deux atomismes htroclites et frapps tous deux dune
fondamentale virtualit. Cette mise en relation se fait, comme il va de
soi dans une thse criticiste, par lentendement qui relie ainsi les deux
formes de la sensibilit.
Bien entendu, Hannequin ne pouvait prvoir quune poque viendrait o lon parlerait dun discontinu rel pour les vitesses et pour les
nergies. Tout son effort, en ce qui concerne la cinmatique et la
gomtrie, consiste rserver la possibilit de lintuition atomistique ;
il tche de montrer que les proprits cinmatiques, pour continues
quelles soient, ne sont pas hostiles une information atomistique.
Dans cette voie, nous sommes ainsi arrivs au point o latome
doit soudain senrichir et vraiment se constituer comme [116] unit
relle. Cest au passage de la phoronomie la mcanique proprement
dite que nous devons saisir cet enrichissement.
lire Hannequin, on saperoit qu partir de ce point prcis de sa
thse latome qui ntait jusque-l quune forme est pris dsormais
comme une cause. Tant que Hannequin tudie la cinmatique, il est
encore dans le rgne de la pense gomtrique ; la cinmatique est
96
alors une espce de mcanique blanc, tout en effet, tout en phnomne. Ainsi, propos de la trajectoire dun mobile, Hannequin crira 81 : cest la trace gomtrique laisse dans lEspace par la position
du mobile, ce nest jamais la condition qui la rend telle ou telle, rectiligne ou curviligne, ou qui la fait dcrire avec une vitesse tantt variable et tantt uniforme La phoronomie nest quune langue
gomtrique o sexpriment, dans leurs effets, les conditions et les
lois du mouvement qui sont lobjet de la mcanique vritable ou de la
dynamique . Cest sans doute avouer quune science purement et
simplement descriptive naurait pas besoin de prendre le point mobile
dans son aspect concret, dans son rle actif, ou autrement dit que
latome naffleure vritablement pas dans le phnomne du mouvement. Mais ds quon vise lucider les causes, voici latome qui se
prcise et qui en quelque sorte se solidifie. Le point pesant sera postul comme la cause des effets phoronomiques. Cest toute une nouvelle
mtaphysique qui souvre, dans laquelle il sera bien souvent difficile
de maintenir dans leur puret les principes du criticisme. On naccepte
plus en effet de rester dans la relation pure et homogne, comme on le
faisait encore dans lexamen des [117] conditions gomtriques et cinmatiques du mouvement. Et comme on transcendra le domaine de
la relation homogne, on verra laspect ralistique se multiplier et
saffermir. Cest toujours la mme tentation de poser le rel sous la
convergence des relations.
Dailleurs, la volte-face est franche 82 : Lattention du mcanicien doit se porter sur le mobile, tandis que la phoronomie navait tenu compte que de la trajectoire. Le mobile est en effet la condition
premire du mouvement : cest lui, en somme, qui se meut, lui dont
les positions successives et changeantes tracent la trajectoire comme
sil portait en soi la puissance du mouvement. Que dexpressions qui
nous ramnent trop vite labsolu de ltre et qui drogent par consquent aux postulats criticistes ! Il nous faut immdiatement, au sujet
de cette conception particulire, prsenter nos propres remarques si
nous voulons garder lintuition de latomisme critique son sens clair
et simple, sa vritable fonction mtaphysique. Cest donc toute une
srie dobjections que nous dveloppons dans le paragraphe suivant.
81
82
97
V
Dabord, il ny a pas de condition qui puisse tre premire parce
quil ny a pas de condition qui puisse tre unique. Mme si une condition unique avait un sens, elle ne nous instruirait pas ; elle naurait
aucune fcondit de pense. En donnant tout dun seul coup, elle ne
donnerait rien, car elle contredirait au [118] destin mme de la pense
qui doit toujours acqurir ou rectifier. On ne pourrait pas combiner
cette condition primordiale avec une condition seconde, car on ne doit
pas composer lessence et le dtail. Mtaphysiquement, il est toujours
inutile de doubler un effet par la puissance de produire ce seul effet.
En rsum, une connaissance doit toujours partir dune pluralit de
conditions.
Dune manire plus topique, on peut saisir tout de suite, dans la dfinition classique de la masse, une rfrence une dualit qui carte
toute position primordiale dun caractre. En effet, pour quon puisse
parler dune cause mcanique, il faut la fois la prsence de la masse
et du champ : lune nest pas plus relle que lautre. On ne peut pas
dtacher la force de la masse, de manire voir la masse toute nue.
Ds quon exprimente sur la masse, cest quelle est agissante, cest
quune force rvle son action. Si latome est cause, cest quil nest
pas seul, cest quil est engag dans un complexe de conditions.
Lexpression trs dense de Hannequin doit ici tre immdiatement
combattue. Il dit quen passant de la cinmatique la dynamique 83,
le mobile devient un sujet dinhrence alors quil faudrait, notre
avis, se borner dire que le mobile devient un sujet de cohrence. De
toute vidence, la philosophie de Hannequin cherche en hte rejoindre lobjet. moins que la mcanique nait aucun objet, ou ce
qui revient au mme, que cet objet ne comporte aucune dtermination
fixe et soumise des lois, les [119] modifications du mouvement et,
partant, celles de ltat du mobile ne sauraient aller sans des conditions quil faut chercher et qui sont lobjet mme de la dynamique.
Nest-il pas craindre quil y ait un flottement dans le sens du terme
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98
objet employ ici trois fois ? Si on lui donne son sens plein dobjet
concret, comme cela semble ncessaire daprs le membre de phrase
intermdiaire que nous soulignons, on voit que Hannequin vient subitement et subrepticement de cder la sduction du ralisme. Il accepte cette ide simple o le ralisme puise toute sa force : la loi serait
ncessairement le signe dune ralit, comme lattribut est le signe
dune substance. Ici, pris dans sa forme lmentaire, le raisonnement
apparat dans toute sa gratuit : on arrive croire que le point mobile
renferme, comme une proprit, la cause de sa trajectoire. Et cette
croyance est si tranquille quon nhsite pas en renverser les arguments et passer dune trajectoire tudie du point de vue cinmatique laffirmation dun point rel qui la produit plus encore quil ne
la parcourt.
La causalit de lacclration est affirme par Hannequin dune
manire aussi spcieuse. Lorsque la vitesse varie, dit-il, la mme
raison nous oblige penser quaux variations de la vitesse rpondent
des conditions de changement, aux variations irrgulires des conditions irrgulires, aux variations constantes des conditions persistantes
et fixes . Cest l un enchanement de raisons qui fait fonds sur un
espace absolu. Or la seule relation du mobile sa trajectoire ne peut
nous indiquer quun mouvement relativement acclr, et cest une
question qui reste ouverte de savoir si la cause de lacclration revient au point lui-mme ou bien au systme de rfrence. Mais le seul
fait que la mthode de [120] rfrence intervienne dans la dtermination effective de lacclration montre bien quon narrivera jamais
dfinir la masse dun point en sappuyant uniquement sur
lacclration avec laquelle il dcrit sa trajectoire.
Dailleurs la construction du rel de proche en proche telle que
linstitue Hannequin est manifestement solidaire de lordre suivi. Elle
ne peut donc prtendre retrouver un absolu de ltre. Hannequin ne
peut pas davantage dvelopper, comme il conviendrait daprs nous,
une thorie corrlative de ltre, prcisment parce quil a pos
comme primordiales certaines conditions gomtriques 84. Quelle
abstraction pourrait, ds lors, quand la mcanique tout entire plonge
ses racines dans la gomtrie ; sparer violemment le mobile tendu
84
99
85
100
101
VI
Il y aurait beaucoup moins dintrt suivre Hannequin dans son
enqute relative au rle de latome dans les sciences de la nature.
Dune part, les succs de latomisme en chimie parais sent assurs ;
dautre part ces succs se prsentent, au moment o crit Hannequin,
prudemment limits leur valeur positiviste. Ds lors, la mtaphysique de Hannequin est comme gne et tout son effort consiste
dabord ramener les problmes physiques et chimiques des formes
mcaniques. Dans cette voie, la tendance criticiste nest cependant pas
oublie. Peut-tre mme, le caractre criticiste est-il renforc du seul
fait quon trouve, par des voies parallles, par des mthodes semblables, des atomes qui diffrent suivant le domaine o lon applique
la doctrine atomistique. Hannequin dveloppe tout un paragraphe
(pages 145 et suivantes) pour montrer que par des rgressions multiples, les sciences particulires de la nature aboutissent des tomes
dordres diffrents et dcroissants . Il ajoute, page 147 : Si nombreuses que soient les formes du problme, la mthode ne change
pas : elle apparat toujours comme un effort de notre esprit pour substituer la riche varit de la nature vivante lhomognit dune ma-
102
tire sans vie, presque sans qualits, o tout vient du [125] mouvement et retourne au mouvement. Comment mieux dire en premier
lieu, que latomisme se formule non pas comme une question relative
lobjet, mais bien comme une question relative la mthode, et
quen second lieu, le point central et vraiment unique du dbat est,
comme nous lavons marqu, au passage mme de la gomtrie la
mcanique ?
VII
Le point de vue de latomisme criticiste est aussi propos avec une
grande nettet par Lasswitz. Au cours de sa longue tude sur lhistoire
des doctrines atomistiques, Lasswitz a t frapp du ton constamment
dogmatique de ces doctrines. Une tche lui semble alors devoir subsister. Elle consistera dtacher latomistique du dogmatisme, son
terrain habituel. Cest ce quil entreprend dans un petit ouvrage supplmentaire : Atomistik und Kriticismus (1878). Il annonce, ds la prface, le rsultat de ses recherches philosophiques dans ce domaine :
En tant quelle conditionne, comme facteur subjectif, la forme de
notre exprience, la nature de notre sensibilit nous oblige choisir
pour base thorique de la Physique une atomistique cintique.
Cette dclaration nous met tout de suite au centre de la polmique.
La thse fondamentale est celle-ci : latome cintique serait ncessaire
lusage scientifique de notre sensibilit. Latome serait donc moins
immdiat quune forme de la sensibilit, mais il serait cependant plus
quune simple hypothse de la raison. Latome correspondrait ce
besoin de former certaines suppositions que la science doit faire pour
rendre compte de certains [126] rsultats empiriques, suppositions qui
sont plus encore que des hypothses ncessaires et suffisantes parce
que leur ncessit se rfre aux fonctions intellectuelles. Mais alors,
remarque Lasswitz 88, les contradictions quon veut trouver dans
latome svanouissent devant la pense critique, de la mme manire
que les contradictions quon notait, depuis des milliers dannes, dans
lessence de lespace et du mouvement . Latomisme pourrait en
88
103
quelque sorte tre rnov par la rvolution copernicienne du criticisme, et latome, quoique construit par lentendement dans son effort
scientifique, bnficierait encore de ce quil y a dimmdiat dans les
formes a priori de la sensibilit ; lire Lasswitz il semblerait que le
concept datome puisse se dfendre comme si une mme ncessit se
trouvait dans la construction gomtrique et dans les lments matriels de cette construction, comme si la synthse de lespace et de la
substance tait donne par un jugement synthtique a priori.
Dans cette voie, on est sur la pente dun criticisme pistmologiquement dynamique qui pourrait accepter pour la raison une volution
et une tlologie. En fait, Lasswitz part bien de la dclaration kantienne 89 : La possibilit de lexprience en gnral est en mme
temps la loi universelle de la nature, et les principes de la premire
sont les lois mmes de la seconde. Car nous ne connaissons la nature
que comme ensemble des phnomnes, cest--dire des reprsentations en nous, et nous ne pouvons donc tirer la loi de leur liaison
dailleurs que des principes de leur [127] liaison en nous, cest--dire
des conditions de lunion ncessaire en une conscience, union qui
constitue la possibilit de lexprience. Mais cette possibilit toute
premire et fondamentale chez Kant, Lasswitz en fait une possibilit
mouvante. Il sagit ds lors de trouver les conditions qui rendent possible une exprience particulire plutt que lexprience en gnral.
Ces conditions sont sans doute encore a priori parce que ce sont des
conditions sine qua non, mais elles sont en quelque manire sous la
dpendance de leur rsultat. Ce criticisme correspond une corrlation rciproque des principes aux faits, corrlation bien proche de la
construction axiomatique que nous aurons expliquer dans le chapitre
suivant.
Quoi quil en soit de cette nuance nouvelle apporte par
latomisme de Lasswitz dans la doctrine criticiste, voici maintenant
comment cette interprtation va servir rompre une objection traditionnelle. Cette objection est la suivante : latomisme ne serait toujours quune position provisoire et partant arbitraire du problme de la
substance parce quen prenant un atome dont on ne fixe pas les dimensions, on laisse subsister la possibilit de recourir, en cas de be-
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93
106
lesprit sont en totale communication. Autrement dit, pour la philosophie critique, lexprience est vraiment une action spirituelle ; sans
une telle action, lexprience resterait une forme sans dtermination.
Mme prise au niveau de la sensibilit, linformation criticiste doit
donc tre une information active qui dpasse la contemplation visuelle. plus forte raison, il est impossible de juger le monde de la
reprsentation [131] sans intervenir, car nos concepts sont des
schmes dintervention, des rsums de vrifications.
certains gards, cest donc lexprience du toucher qui dtermine, en nous forant de rflchir sur notre exprience visuelle, cet
idalisme systmatiquement rflchi qui est le criticisme. Cest la rsistance que les choses opposent notre action ncessairement unitaire qui nous amne indirectement attribuer une unit daction aux
objets isols. Latome est alors naturellement postul comme une unit active. Il est moins lunit dune figure indestructible que lunit
essentielle dune force, et cest vers lintuition de Boscovich, dj
rencontre la fin du troisime chapitre, que nous ramnent les recherches mtaphysiques de Hannequin et de Lasswitz.
Lintuition de Boscovich pourrait donc servir en quelque manire
de trait dunion entre les atomismes ralistes et latomisme critique. Il
est au surplus trs frappant que cette intuition dun atome ponctiforme, racine des forces centrales, soit directement utilisable par la
physique mathmatique. La philosophie de Boscovich semble bien
sappuyer sur un minimum de suppositions. Cest peut-tre cette raison qui la rend apte sapparenter des doctrines mtaphysiquement
diverses.
107
[132]
Chapitre VI
LATOMISME AXIOMATIQUE
I
108
109
110
II
Au fond, les thses criticistes prparent mieux accepter le sens
axiomatique des principes atomiques. Il semble mme que lesprit,
dans sa hte de construire, considre assez facilement comme lment
en soi toute reprsentation qui sintgre dun seul coup et en bloc dans
une construction. Cest ce quexprime Lasswitz 96 : [137] un certain degr de lvolution intellectuelle, nous ne sentons pas le besoin
de fonder plus profondment certaines reprsentations simples. Mais
Lasswitz voit l le simple effet de lindiffrence ne dune habitude,
alors quil faudrait, pour obir lidal axiomatique, engager notre
95
96
Cf. Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob., p. 150 Das Atom ist keine
naturwissenschaftliche Entdeckung, sondern eine Erfindung.
Lasswitz, Atomistik und Krilicismus, p. 12.
111
claire volont dans le choix de llment de base. La pense axiomatique nous enseigne en effet mettre un terme lanalyse parce que
lanalyse ne peut tout au plus que prparer une synthse. La fonction
pistmologique de latome, cest de construire thoriquement le phnomne. On est fond, en pense, traiter comme lment ce qui
fonctionne comme lment dans une synthse.
Bien entendu, dans cette voie, llment nest intgr dans la synthse quen vertu de ses fonctions bien dfinies. Rien dobscur ne doit
dsormais tre pris en considration dans un atome postul. Cet atome
est le symbole dune dfinition, non pas le symbole dune chose. Et
cest lme mme de la mthode axiomatique que ce principe de se
maintenir exactement sur tout le dfini, sans jamais le dborder. En
suivant cet idal, Lasswitz rsumera la fois le caractre dun atome
pris en un sens entirement prcis et uniquement postul pour la synthse 97 : Naturellement les atomes nauront provisoirement rien de
plus et rien de moins que les proprits qui suffisent prcisment pour
la construction dun corps particulier.
Dailleurs pour constituer vraiment une axiomatique, il ne suffit
pas dpurer une une toutes les dfinitions de base et de bien expliciter tout ce que contiennent les notions prises individuellement [138]. Il
faudrait encore dresser le tableau bien complet des notions premires.
cet gard, les mathmatiques pourraient servir de modle aux
sciences physiques. Lasswitz qui crit en un temps o lon croyait,
sans dbat, que les mathmatiques et la mcanique sont des sciences
dductives, nhsite cependant pas en rapprocher la physique inductive 98. La science physique et la mathmatique ont toutes deux certains principes qui trouvent leur racine dans notre propre nature et qui,
de ce fait, sont immuables. Mais, dans les Mathmatiques, avec ces
principes est donn en mme temps une table complte des dfinitions ; dans les sciences physiques, une telle table manque. Les dfinitions des sciences physiques ne peuvent tre obtenues
quempiriquement. Mais le but de la science est de rtablir entirement cette table des dfinitions, et si ce but pouvait jamais tre atteint,
on aurait alors la possibilit de traiter dductivement lensemble de la
97
98
112
113
99
114
100
Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob. Voir en particulier les chapitres :
Das Atom als Fiktion et Die Atomistik als Fiktion.
115
III
Signalons dabord la tendance serrer le jeu des axiomes jusqu le
rduire la forme dune alternative. Cest ainsi quon peut prendre le
plus clairement une mesure de la libert de notre choix prliminaire.
Par exemple, M. R. N. Campbell pose le problme pistmologique
initial en ces termes 101 : Si les lois connues du champ [143] lectromagntique sont vraies, latome ne peut consister en lectrons seulement, et si elles ne sont pas vraies, il ny a aucun preuve de lexistence
des lectrons. Dhabitude, on nnonce que la premire partie de
lalternative et lon conclut immdiatement que latome, pour tre
neutre, conformment aux lois du champ lectromagntique, doit contenir un corpuscule positif. Mais comme on passe sous silence la deuxime partie de lalternative, on ne rappelle pas explicitement que
lexistence de llectron a t postule en sappuyant sur la thorie du
champ lectromagntique. Dans cette mthode de simplification tacite, on se confie donc une pense raliste rapide qui naura lgitimer ses conclusions que dans une seule direction, suivant toujours la
mme mthode o la ralit se lgitime par des proprits inhrentes
une substance. Campbell montre justement que si nous hsitons postuler le proton que nous nisolons pas, nous devons refuser de postuler
llectron que nous arrivons dtacher de latome laide dun champ
lectrique appropri. Autrement dit, malgr les expriences que nous
avons pu raliser sur llectron, nous navons pas le droit de faire de
llectron quelque chose dabsolu. Son existence mme est implique
dans un corps de conditions pralables. On objectera toujours quon
manie llectron comme une chose dans lexprience de Millikan ;
mais cette exprience de Millikan na pas de sens en dehors de notre
conception du champ lectrique. Aussitt admis le champ, on se
trouve amen, comme nous lavons dit, postuler le proton. Sur ce
proton, on nexprimente pas. Il nest cependant ni plus ni moins hypothtique que llectron. On voit donc bien se constituer une corrlation des hypothses qui vont jusqu toucher lexistence des lments
que nous postulons [144] dans notre construction du rel. Comme
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sagit videmment pas dune exprience relle ; il ne sagit pas davantage dune hypothse vrifier, puisque dans le cas le plus heureux o
on la vrifierait, elle nous gnerait immdiatement dans lexplication
du mouvement de llectron libre. On ne peut donc correctement parler que dun postulat. Ds lors, nous navons pas nous demander si
ce postulat correspond un fait, pas davantage sil est vrai. Car un
postulat nest susceptible [147] de recevoir ni le qualificatif de rel, ni
le qualificatif de vrai. Il est simplement la base dune construction qui
seule pourra prtendre atteindre une ralit ou une vrit. Mais cette
sanction donne au niveau du phnomne de premire apparence exprime encore mal le destin de la construction axiomatique. Plus que
tout autre but, on poursuit par de nouvelles expriences, la coordination de la pense. Il faut donc juger dune thorie de latome en ayant
gard a une sorte de pragmatisme de la raison, en se rfrant lutilit
de pense. Sous ce rapport, le postulat de Bohr a permis une coordination mathmatique puissante. On est bien fond dsormais, au moins
comme conscration de dix ans dhistoire scientifique, parler de
latome de Bohr dans le style mme o lon parle dune surface de
Riemann.
La discontinuit gomtrique des orbites spares appellerait des
remarques analogues. Alors que llectron isol et libre peut passer en
tous les points de lespace 103, au contraire llectron dans latome devrait suivre des trajectoires particulires en se maintenant en dehors de
rgions rigoureusement interdites. La proposition qui contient cette
interdiction ne peut correspondre ni une exprience positive, ni
mme une hypothse vrifiable. Le fait que cette proposition ait
trouv aprs coup une explication dans la mcanique ondulatoire
nefface pas son caractre pistmologique initial : Bohr la bien pose comme un postulat. Dailleurs la manire dont la mcanique ondulatoire a assimil [148] le postulat de Bohr est trs manifestement
dallure axiomatique. La mcanique de M. Louis de Broglie na pu
dmontrer le postulat de Bohr quen largissant la base axiomatique.
Cette mcanique adjoint une supposition de plus, elle ajoute du dehors
103
On pourrait dailleurs faire observer que cest l aussi une supposition, corrlative la dfinition de la libert du mouvement. On ne peut pas, par une
exprience, prciser suffisamment cette proposition de manire laffirmer
comme un fait.
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aucun principe essentiellement nouveau 105. Nous croyons au contraire que toutes les sciences se renouvellent par un largissement de
leur base.
Mais sans insister sur une attitude desprit dont on ne voit encore
que de faibles indices, prenons le problme dans la forme mme o il
fut pos lors de la premire construction de Bohr. Alors la rupture
entre lintuition gomtrique usuelle et le postulat des orbites privilgies est si nette quil est impossible de justifier a priori ce postulat. Il
faut ladmettre et en juger lpreuve, daprs la solidit des constructions quil permet. cette occasion, on retrouve des difficults similaires celles que [150] rencontre la pdagogie mathmatique lorsquelle veut poser, en dpit dune habitude usuelle, la possibilit rclame par Lobatchewsky de mener par un point extrieur une droite
deux parallles cette droite. En effet, lintuition que nous avons
dune trajectoire semble insparable de la possibilit pour cette trajectoire dune dformation continue. On a beau souligner le fait que des
forces discontinues agissent sur le mobile. Lintuition immdiate veut
toujours quun trajet continu runisse les trajectoires spares. De ce
trajet continu, la mthode de Bohr ne soccupe nullement. Elle ne met
vraiment en uvre que les trajectoires distingues a priori. Dans cette
mthode, on contredit donc lintuition la plus simple et la plus fondamentale, lintuition de lhomognit de lespace.
Or une contradiction une intuition aussi fondamentale ne peut
gure tre accepte que comme un postulat ; elle ne peut gure
sintroduire dans le raisonnement que sous le couvert de la libert des
choix axiomatiques.
Ce caractre axiomatique des doctrines atomistiques modernes va
si loin quon aime replacer au point de dpart les expriences relles
sur le plan mme des suppositions. Latomistique va alors la recherche dune exprience volontairement perdue. Cest pourquoi elle
est la science prestigieuse par excellence. Elle nous fait penser ce que
jusque-l nous nous tions borns voir. Elle nous dit : oubliez les
faits qui vous ont instruits ; oubliez ces corps quon coupe, quon dissout, quon mlange. Voyez par les yeux de lesprit ce monde invisible. En opposition un univers dont les masses sont stables, dont les
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lanalyse, mais bien ce qui est fcond dans la synthse. De sorte que
latomistique axiomatique ne reoit de sens que de la construction
quelle favorise. Sur cette science, on peut saisir la vraie nature de
leffort de la pense rationalisante. Comme le dit trs bien M. V. Janklvitch 107 : Leffort interprtatif exige que lesprit en prsence
des problmes se place demble dans une atmosphre spirituelle et
dcouvre le sens vrai en le supposant ; de sorte que lintellection consiste toujours, la rigueur, a supposer le problme rsolu. M. V.
Janklvitch parle aussi dune sorte daventure initiale : il faut
commencer, il faut risquer . Latomisme contemporain est peut-tre
le meilleur exemple de ce risque scientifique par lequel les intuitions
nouvelles rforment la pense et lexprience.
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[153]
CONCLUSION
Si lon veut bien mditer laspect moderne des recherches scientifiques sur les phnomnes atomiques, on saperoit facilement du caractre illusoire de nos intuitions premires. Ces intuitions rpondent
trop tt et trop compltement aux questions poses ; elles ne favorisent pas les synthses compliques et fcondes ; elles ne suggrent pas
dexpriences. Il semble mme que la connaissance vulgaire soit suffisamment caractrise par son manque de jugements synthtiques a
priori, par son manque de postulats clairement noncs. La synthse
ny est jamais que la rplique dune analyse ; elle rpare ce que
lanalyse avait dsorganis. Dans nos analyses immdiates, nous oublions mme de spcifier le point de vue toujours trs particulier de
nos mthodes de dmembrement. Ce serait pourtant un grand progrs
si lon pouvait toujours exposer les conditions dune analyse, ses limites et les points de vue qui la dterminent. On verrait alors que
lanalyse ne se fait jamais qu un point de vue particulier et que la
faute la plus frquente est de croire quon gouverne la substance par la
qualit. Cest la faute originelle du ralisme. Aucune doctrine nen a
plus souffert que latomisme. Ce fut prcisment un des caractres les
plus fconds du positivisme que davoir traduit par un qualificatif ce
qui relevait de la mthode, en laissant de ct toute rfrence une
qualit qui relverait de ltre. Ainsi latome chimique nest, pour
cette philosophie, rien de plus que [154] les phnomnes ato-
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miques tudis par la mthode chimique. Quoi quon pense du positivisme, ce point de vue mthodologique doit rester primordial.
Une des premires obligations de la mthode scientifique nous impose donc la rgle de ne pas dpasser davantage le dfini dans les
sciences de la nature que dans les sciences de lesprit. cet gard,
lexprimentateur doit donc pratiquer, suivant lexpression de Lodge,
une vritable politique dexclusion. On voit alors combien est dangereuse la supposition essentielle du ralisme qui attribue lobjet scientifique plus de proprits quon en connat effectivement. Cest peuttre mme lgard de la science atomique que la supposition raliste
est la plus fautive. En effet, ce dont il faut avant tout se convaincre,
cest que latome nest pas notre objet ; il nest pas un objet offert
notre recherche ; il nest pas un donn ; il nest pas un fragment du
donn ; il nest pas un aspect du donn. Aucune intuition ne saurait
donc le rsumer. On rsumera mieux latomisme en prenant latome
comme un centre de convergence pour des mthodes techniques,
lextrmit de divers processus dobjectivation. Si mme latome
scientifique se manifestait soudain par des caractres empiriques en
drogation totale avec les prcautions techniques, ce serait la preuve
dune dfaillance instrumentale ou dune erreur mthodologique. La
permanence des phnomnes atomiques est le signe dune mthode
fidle. En chimie, le corps pur est la conqute dun esprit sr. La puret du produit est la preuve de la sret de la technique.
Quand on a ainsi exclu tout ce qui pouvait troubler lexprience on
peut plus facilement mettre en uvre des techniques nouvelles [155]
en accord avec les conceptions mathmatiques. Lachvement mathmatique dune thorie favorise alors la prcision exprimentale.
Cest un point que M. Lmeray a mis finement en vidence. Il
existe, dit-il 108, une correspondance troite entre le fait quun problme mathmatique peut tre compltement achev et le fait que les
phnomnes physiques, qui en constituent lapplication concrte, prsentent un caractre exprimental particulirement net. Lesprit
scientifique qui anime le laboratoire pratique une sorte de fusion des
prcautions ngatives, des techniques positives et des inductions mathmatiques. Ainsi latome des philosophes, vieux symbole de la con-
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ciliation des caractres contradictoires, fait place latome des physiciens, pour ltude duquel sassocient les attitudes philosophiques les
plus diverses. Cet clectisme est tel quon peut dire que la science
atomique moderne sclaire dans toutes les perspectives philosophiques et que latomisme contemporain est la plus prodigieuse des
mtaphysiques. Jamais lessaim des ides na t aussi vivant autour
des choses, jamais la prise sur le rel na t prpare daussi loin et
par des moyens aussi varis que dans notre conqute de linfiniment
petit. On aura donc raison de ne ngliger aucune des voies philosophiques que nous avons entrepris de retracer au cours de cet ouvrage.
Il faudrait mme trouver un moyen dtablir des correspondances
entre les diverses philosophies pour arriver penser vraiment latome.
Si nous devions, dans cette vue, non pas condenser mais ordonner
les attitudes philosophiques que nous avons essay de [156] caractriser, voici comment nous concevrions la pdagogie philosophique de
latomisme.
Nous conseillerions dabord une position critique du problme. En
effet, il est avant tout ncessaire de bien se rendre compte de la pente
par laquelle lesprit va naturellement et insensiblement latomisme.
Sous sa forme efface et factice, la thorie dveloppe par Hannequin
est, cet gard, trs instructive ; elle nous montre comment lesprit
plaque le discontinu sur le continu le plus rebelle cette information.
Cette thorie nest cependant pas assez nourrie de faits : jamais lide
dune unit indivisible naurait pu provenir de la simple mesure gomtrique si lexprience stait toujours dsintresse de tout ce qui
morcelle effectivement une grandeur matrielle. Pour la psychologie
exacte du morcelage, cest ici, aprs la thse de Hannequin, quil faudrait examiner les pntrantes tudes de M. douard Le Roy. En les
suivant, on verrait les simplifications par lesquelles on dfinit des
centres disjoints, entours dailleurs dune atmosphre vaporeuse 109. On aboutirait enfin une connaissance schmatique et
formelle, entirement rsoluble en atomes possds par lesprit 110.
On reconnatrait ensuite que ces atomes du schmatisme ont besoin
dtre lests. Cest la fonction des objets simplifis de rentrer le plus
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dimposer des symtries. Loin de se guider sur les analogies substantialistes, on sen mfie. Loin de prendre la substance comme un tout,
on tente de rompre la solidarit des attributs. Par exemple, il faut
bien remarquer, crit Chwolson 111, que la matire peut tre isotrope
pour une proprit, anisotrope [160] pour une autre Les cristaux du
systme rgulier sont isotropes en ce qui concerne les proprits optiques, anisotropes lgard des proprit lastiques . Do la ncessit de multiplier les points de vue, daller linfiniment petit par une
pluralit de voies, en lentourant dun rseau enchevtr de thormes.
Au contraire, le positivisme classique nous conduirait majorer
abusivement certains faits, ne prendre le rel que par un de ses attributs. Le positivisme sduque en effet au contact du phnomne immdiat ; il est inclin prendre le phnomne immdiat pour le phnomne important, pour le seul phnomne apte sanctionner la thorie. Mais la science moderne nous a rconcilis avec la causalit en
infiniment petit, avec la gomtrie du dtail. On a dit souvent quen
chimie, les dcouvertes se sont faites en tudiant les rsidus rejets par
des expriences grossires. On pourrait dire que latomistique contemporaine se trouve de mme dans les rsidus rejets par le positivisme immdiat. Cest ainsi que la science de latome achve la chimie par la gomtrie. Aux intuitions sensibles doivent donc faire place
les intuitions rationnelles. Et finalement si la pense philosophique
devait un jour combler le vide qui spare latomisme naf et
latomisme scientifique contemporain, cest toujours la mme question quil faudrait rpondre : Comment des intuitions sensibles peuvent-elles devenir peu peu des intuitions rationnelles ; comment des
faits peuvent-ils aider dcouvrir des lois ; comment surtout des lois
peuvent-elles sorganiser assez fortement pour suggrer des rgles ?
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[161]
130
Locard, p. 29.
Lodge, p. 154.
Lucrce, p. 1, 5, 8, 9, 10, 34, 50,
57, 62.
Lumire, p. 26.
Mabilleau, p.12, 43, 45, 46, 47,
56.
Mach, p. 20, 149.
Mesland, p. 7.
Metz, p 55.
Metzger (Mme), p. 31, 52, 53, 64,
65.
Meyerson, p. 145.
Newton, p. 62, 63,65.
Parmnide, p. 43.
Pascal (Paul), p. 82.
Perrin, p. 101.
Petit, p. 96, 97.
Petronievics, p. 67.
Petty, p. 57, 58.
Pillon, p. 60, 61, 62, 64, 66.
Platon, p. 36.
Poppovich, p. 67.
Prost, p. 62.
Proust, p. 72, 73, 92.
Raumur, p. 81.
Renouvier, p. 11, 67.
Rey, p. 149.
Richter, p. 87.
Robin, p. 34, 42, 43.
Schopenhauer, p. 55, 157.
Schutzenberger, p. 89, 90.
Spring, p. 74, 75.
Thompson, p. 39.
Todhunter, p. 81, 89.
[163]
Poitiers (France). Socit Franaise dImprimerie. 1932.
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