G. Bachelard, Les Intuitions Atomistiques, 1933.

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Gaston Bachelard [1884-1962]

(1933)

Les intuitions atomistiques.


(Essai de classification)
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Cette dition lectronique a t ralise par Daniel Boulagnon, professeur


de philosophie en France partir de :

Gaston Bachelard (1934),

LES INTUITIONS ATOMISTIQUES.


(Essai de classification)
Paris : Boivin et Cie., diteurs, 1933, 163 pp. Collection : Bibliothque de la Revue des Cours et Confrences.
Polices de caractres utilise : Times New Roman, 14 points.
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2008 pour Macintosh.
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Gaston Bachelard (1933),

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

Paris : Boivin et Cie., diteurs, 1933, 163 pp. Collection : Bibliothque de la Revue des Cours et Confrences.

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Essai sur la connaissance approche.
tude sur lvolution dun problme de physique : la propagation thermique dans
les solides.
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BIBLIOTHQUE DE LA REVUE DES COURS ET CONFRENCES

GASTON BACHELARD
Professeur lUniversit de Dijon

Les

Intuitions atomistiques
(Essai de classification)

PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & Cie, DITEURS

3 ET 5, RUE PALATINE (VIe)

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

[163]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

Table des matires


INTRODUCTION. La complexit fondamentale de latomistique [1]
PREMIRE PARTIE
CHAPITRE I. La mtaphysique de la poussire [17]
CHAPITRE II. Latomisme raliste [41]
CHAPITRE III. Les problmes de la composition des phnomnes [68]
DEUXIME PARTIE
CHAPITRE IV. Latomisme positiviste [83]
CHAPITRE V. Latomisme criticiste [103]
CHAPITRE VI. Latomisme axiomatique [132]
CONCLUSION [153]
INDEX DES NOMS CITS [161]

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

[1]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

Introduction
La complexit fondamentale
de latomistique
I

Retour la table des matires

Cest linfortune de toutes les grandes doctrines quen voluant


elles se contredisent et quelles ne puissent senrichir sans perdre leur
puret et leur lumire originelles. Les dfinitions qui sont leur base
sobscurcissent dans une application rpte. Les mots eux-mmes
quittent leur racine ; lusage en ternit ltymologie. Si la convention
que ces mots dsignaient primitivement est heureuse, elle ne tarde pas
devenir une rgle. Autrement dit, le sens restreint, sil est assez prcis pour clairer une notion rellement utile, appelle, par lusage
mme, le sens large. Quune notion arrive ainsi, en largissant son
extension, contredire tymologiquement le terme qui la reprsente,
cela ne saurait donc tre une objection dcisive contre cette notion. Ce
serait plutt un signe quelle est sortie du domaine des simples dfinitions de mots pour devenir un vritable catgorme.
M. Brunschvicg 1 montre que, dj, de Dmocrite Lucrce, une
contradiction sest installe dans lhypothse atomique et [2] que deux
grandes doctrines, runies sous le mme signe, mais daspirations et de

Brunschvicg, Lexprience humaine et la Causalit physique, p. 381.

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destins divers, vont de conserve jusquaux ges scientifiques.


Latomisme aurait ainsi assimil son contraire ds le premier effort
dextension. Il serait pass trs rapidement du sens raliste au sens
catgormatique. Latome, pris dabord comme un objet dans une intuition aurait fourni la pense loccasion dune mthode discursive
pour une tude analytique du phnomne. Tout un monde ml
dimages et de raisons seraient donc dj en puissance dans les premires doctrines de latomisme. Cette apparence mle persistera naturellement quand lvolution philosophique viendra enrichir les doctrines.
Dans ces conditions, il est peut-tre bon de procder une analyse,
et mme un dmembrement, pour bien isoler les lments disparates
des doctrines qui, sous un mme nom, cachent des penses si diverses.
Notre but a t de prparer cette analyse et de fournir aux tudiants
des moyens ou des prtextes pour classer leurs ides. Sans doute notre
travail ne saurait dtourner lesprit de cette compagnie avec les systmes individuels qui permet den comprendre lunit. Si nos analyses
ont un sens, elles ne feront que faciliter la comprhension et surtout la
comparaison des doctrines. Quelques lments clairement dtachs
peuvent en effet servir de centre dexamen. Toute triangulation rclame des points fixes et bien visibles. Si les lments que nous isolons correspondent des faits saillants, la triangulation que nous proposons pourra fournir un plan pour la description minutieuse des systmes.
Voici dailleurs tout de suite un trait qui peut aider rapprocher les
chapitres pars de ce petit livre. Ce trait montrera que nous hsiterions
nous-mme opposer dfinitivement les doctrines que nous sparons :
Il nous semble en effet que les deux [3] directions dgages par
M. Brunschvicg dans les explications primitives par latome sont si
exactement inverses quelles indiquent plus que des lignes danalyses
mais vraiment un mouvement pistmologique de va-et-vient, galement clair et fcond. Autrement dit, lantisymtrie des doctrines est si
parfaite quelle tmoigne dune certaine solidarit dans les solutions
plutt que dune htrognit des objets de la recherche. En effet,
deux systmes de penses qui retrouvent les mmes lments, dans la
mme relation, dans le mme ordre gnral, mais seulement en sens
inverse, sont au fond rductibles une forme unique. Ces deux sys-

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tmes suivent en somme les mouvements parallles mais inverses de


lanalyse et de la synthse. Ils sont plutt complmentaires
quopposs. Ils se vrifient lun par lautre et cest en vain quon voudrait en dtruire la solidarit, se livrer 1un en se dlivrant de lautre.
Dans le domaine de latomistique, lanalyse et la synthse ont une
signification si prcise, si matrielle, si gnrale quil sera peut-tre
bon dinsister sur 1allure de preuve rciproque que prennent lun
lgard de lautre ces deux types de pense, ces deux types
dexplication, ces deux types dexprience.
Une des penses dominantes de cet ouvrage sera de montrer quon
cherche effectivement latome quand on analyse le phnomne, mais
quen mme temps on ne justifie latomisme que dans la synthse, en
indiquant comment lon peut concevoir une composition. La preuve
par un lment ultime dou dune ralit vidente, par un atome quau
terme dune analyse on tiendrait au bout du doigt et qui rpondrait par
sa ralit seule toutes les questions serait dfinitive. On aurait l une
espce danalyse absolue qui chapperait la rciprocit. Cette mthode aurait achev la substitution des comment aux pourquoi .
Et cependant on aurait ainsi oubli une question, dernier refuge du
pourquoi [4] invincible : en effet, qui nous donnera la raison de la
composition ? En mditant le problme, nous nous apercevrons que la
raison qui entrane la simple composition de deux atomes ne peut rsider entirement dans la nature de chacun des deux atomes. Nous
sommes alors en face de deux conclusions galement ncessaires et
cependant divergentes : dune part, si llment composant pouvait
accueillir tous les caractres du compos, on serait amen conclure
quen ralit il ny a pas composition. Cest donc une explication
toute verbale que celle qui part dun atome trop riche. Dautre part, il
est bien certain que les compositions les plus lches, les plus simples,
comme par exemple la juxtaposition ou le mlange, participent pour le
moins la puissance informatrice de lespace. On voit bien dans ce
cas que latome ne se suffit pas soi-mme, quon est oblig de lui
attribuer un en dehors et que ses relations avec lextrieur constituent
une espce de ralit de second ordre qui vient tt ou tard enrichir des
atomes quon avait cru pouvoir postuler dune pauvret extrme. Ainsi, comme nous en aurons maints exemples, ou bien latome est trop
riche et le problme pourtant rel de la composition na pas de

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sens ; ou bien latome est trop pauvre et la composition est incomprhensible.


Il est donc inutile de chercher une analyse absolue. Il faudra toujours juger lanalyse par la synthse quelle favorise. De mme une
synthse ne sera comprise comme telle que grce une analyse antcdente. Cest en unissant lanalyse et la synthse que nous donnons
ces deux modes de pense toute leur valeur.
Si donc nous avons la chance de trouver sur un problme prcis
une rciprocit dallures aussi exactement complmentaires que celle
que remarque M. Brunschvicg au centre de lexplication atomistique,
nous avons quelque assurance de tenir un rythme dexplication valable, condition den runir les deux aspects. [5] Nous tenons une
filiation de penses la fois correcte et objective. Lobjet nest pas
dans une direction plutt que dans lautre ou, pour mieux dire,
lobjectivation ne se fera pas plutt par analyse que par synthse, car
lobjectivation est produite par la gmination correcte et claire de
lanalyse et de la synthse. La parfaite rversibilit dune telle explication concilie les valeurs logiques et les valeurs empiriques de la
connaissance ; elle reprsente, au sein de la connaissance exprimentale, le maximum dhomognit.
Naturellement cette homognit est peu apparente dans les doctrines de lAntiquit et il est bien certain que M. Brunschvicg pouvait
noter, entre Dmocrite et Lucrce, la divergence que manifestent des
penses simples ds quelles diffrent. Avec les rserves que nous
avons faites, ces deux premires formes de latomisme peuvent donc
nous servir de signes pour classer de prime abord les aspects de notre
problme. Nous allons caractriser dun peu plus prs ces deux directions pistmologiques.

II
Quelle est dabord la direction de lexplication dmocritenne ? Et
en premier lieu, quel en est le point de dpart ?
Dans cette doctrine, on commence par rompre franchement avec
les qualits du phnomne et lon attribue aux corpuscules lmen-

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taires, qui devront dterminer lexplication, des caractres entirement


htroclites et mme opposs aux caractres apparents dans le phnomne. Cest ainsi que latome recevra les proprits parfaites : duret, immutabilit, ternit, aptitude la forme gomtrique et la
symtrie. Ainsi, prise dans son essence la pense de latomisme primitif nous semble dune vritable [6] audace thorique. Elle ne craint pas
de scarter de lexprience pour imposer une vue rationnelle la ralit.
On a dit souvent que lcole de Dmocrite tait inspire par un vritable esprit scientifique. Cela ne suffit pourtant pas caractriser
cette cole, car lesprit scientifique est pour le moins double suivant
quil accentue le ct thorique ou le ct exprimental de la connaissance. Cest plutt dans le premier sens que nous semblent se diriger
les premiers atomistes grecs. Toutefois, ils ne sen doutent pas ; ils
croient observer, mais dj ils raisonnent. Aussi notre jugement
densemble est conciliable avec le jugement historique de M. Brhier
qui rappelle la vie des voyages et dobservations de Leucippe et de
Dmocrite. Ds lors quand nous aurons chercher jusque dans la pense moderne le destin de lintuition dmocritenne, cest un atomisme
clairement et conomiquement construit que nous devrons envisager.
Dans cette ligne dvolution, nous verrons se constituer une vritable
axiomatique de latome ; autrement dit, nous nous rendrons compte
que latomistique saisie dans cette voie nest, certains gards, rien
dautre que le corps des postulats indispensables lexplication gomtrique et mcanique du phnomne. Cest au point que nous pourrons dire, dans une de nos conclusions, que latome rifie les conditions suffisantes, sinon ncessaires, de la construction thorique du
phnomne.
Certes, le point de vue o se placent les partisans de Dmocrite na
pas une unit aussi nette que nous le marquons en schmatisant
lextrme leur pense souvent mle. Nous nignorons pas, en particulier, quon est fond retenir plus communment le caractre exprimental de leur pistmologie surtout quand on loppose la mtaphysique des coles adverses ; mais, notre avis, la partie exprimentale
de la doctrine est, rationnellement parlant, une partie faible car elle
apparat entirement htroclite [7] au corps de lexplication gnrale.
Cest dans la proportion ou la construction sinspire du phnomne
quelle sadapte mal aux caractres atomiques postuls. On voudrait

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que cette construction retrouvt le phnomne sans le chercher, en


suivant lessor dune vritable mathmatique. Si elle se ft dveloppe
par pure logique, en suivant la propre valeur de combinaison rationnelle des lments postuls, elle et peut-tre manqu sa synthse,
exprimentalement parlant ; mais elle et t du moins une synthse
intrinsquement correcte. Au surplus, les circonstances de lchec auraient peut-tre conduit rectifier le point de dpart. Au contraire,
comme un pragmatisme latent inflchit sans cesse le dveloppement
logique, on ne voit pas apparatre dans la science physique antique les
conditions dune saine vrification. Finalement, lanalyse qui prtend
fixer les caractres de latome et la synthse qui prtend construire le
phnomne sont dcousues ; elles ne se rejoignent pas ; elles ne se
vrifient donc pas. Autant dire que leffort exprimental et leffort
thorique de la doctrine obissent deux impulsions trangres et
quavec Dmocrite, lesprit scientifique na pas su encore rapprocher
les deux courants qui trouvent, leur convergence, lunit du phnomne avec l certitude rationnelle.
Essayons maintenant de dgager, dans lexplication picurienne, le
caractre qui pourra nous donner un nouveau signe pour le classement
de toute une catgorie de doctrines atomistiques.
Ce caractre dominant cest que loin de rompre ds ses penses prliminaires avec lexprience commune, la doctrine dpicure prend
volontiers, au phnomne densemble, des proprits toutes faites
pour les transporter llment dexplication. Certes, ainsi que nous
venons de le remarquer, Dmocrite, comme tous les positivistes, nest
pas arriv exorciser la finalit de lexplication ; [8] mais il a fait du
moins un grand effort pour la cacher, pour la rduire, et, dans son systme, alors mme quon se guide sur les caractres phnomnaux, on
prtend les construire. Au contraire, chez Lucrce, on explicite le caractre phnomnal au niveau mme du domaine des postulats choisis
pour lexplication. M. Brunschvicg en apporte la preuve sur un cas
privilgi. La libert, cest certainement ce quil y a de plus difficile
construire 2. Comme les dveloppements dmocritens ny parvien-

Il est peut-tre inconcevable quon la construise, quon la dduise, ou mme


quon la prouve autrement quen lprouvant. Elle contredit toute coordina-

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dront pas, on sera amen dans la doctrine dmocritenne stricte affirmer un dterminisme. Il est bon de remarquer que le dterminisme
se prsente l comme une hypothse ; aucune exprience ne le prouve,
et mme aucune exprience ne lindique. Au contraire, les doctrines
picuriennes accordent une vritable libert aux atomes avec la supposition de la dviation sans cause, du clinamen qui ne rclame aucune explication puisquon lattribue directement latome. Latome
enferme alors dans son intrieur toutes les proprits extrieures de la
libert. On conoit combien il sera facile dinsrer, dans un monde au
dterminisme ainsi relch, la libert humaine avec toutes ses caractristiques, tout son devenir, ses impulsions de tout ordre. Mais une telle
dduction fait immdiatement figure de cercle vicieux puisquon se
borne retrouver ce quon avait postul.
Ainsi, sur ce problme prcis du rle et de la place de la libert
dans la synthse du phnomne, on saisit lopposition des deux ordres
de doctrines qui prennent naissance avec Dmocrite et avec Lucrce.
Dans un systme, la solution est impossible ; dans [9] lautre, elle est
pour ainsi dire trop facile. Pour caractriser cette opposition en remontant lessence mme des mthodes gnrales auxquelles nous
faisions allusion un peu plus haut, on peut remarquer que dans les
doctrines dinspiration dmocritenne, il y a chec la synthse ; au
contraire, dans les doctrines qui relvent de Lucrce, il ny a vraiment
pas de mouvement pistmologique en profondeur, pas danalyse relle. Dans les deux cas, on est bien loin davoir associ, en vue dune
vrification mutuelle, une analyse et une synthse, puisquon demeure, de toute vidence, dans le plan mme de lhypothse initiale.
Enfin une autre conclusion dcoule de ce premier classement grossier : cest la pense de Dmocrite qui nous parat, tout en tant la plus
savante, emprunter le moins dlments la ralit. Elle sera toujours
plus ou moins solidaire dune philosophie idaliste. Au contraire, cest
la doctrine de Lucrce, moins svre et moins soigneuse dans le choix
de ses bases, qui nous parat plus proche du phnomne et finalement
plus raliste.

tion. Nulle part lidole de lexplication na fait surgir plus dapories insolubles que dans les questions relatives la libert. (Janklvitch.) Revue de
mtaphysique et de morale, dcembre 1928, p. 457.

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III
Ds lors, peut-tre avions-nous raison daffirmer quun des systmes ne continue pas lautre et quavec Lucrce, latomisme est repris, repens partir de sa base et pour de tout autres fins. Cette puissance doriginalit et de renouvellement, quune identit dans la dnomination pourrait masquer, persiste dailleurs dans les coles atomistiques plus rcentes. Si notre dessein tait de retracer le dveloppement historique des doctrines atomistiques tche vraiment inutile
aprs ladmirable ouvrage de Lasswitz nous serions amen signaler souvent la mme disparit des mthodes, le mme aspect morcel
des conclusions. Il est [10] peut-tre, dans la philosophie, peu
dexemples aussi nets de lindpendance et de la solitude des doctrines que dans le dveloppement de latomistique. Actuellement, les
savants sont nombreux qui refusent dassocier latomisme scientifique moderne les philosophies de Dmoctite et de Lucrce. Nous oserions aller plus loin : les doctrines de latomisme antique ne nous paraissent pas avoir propag une influence relle dans les temps modernes ; elles nont vraiment pas inspir les thories des Gassendi,
Huyghens, Boyle, pas davantage les recherches de Dalton. En effet,
nous ne pouvons pas mettre, au compte dun vritable enseignement,
lintuition, en somme immdiate, qui livre chacun de nous les traits
fondamentaux de la conception atomique. Pour latomisme rien de
semblable ces influences qui traversent les sicles et qui, tantt
sourdes, tantt videntes, portent le platonisme, le cartsianisme, le
panthisme au sein mme des doctrines les plus diverses, fcondent
une pense, apparentent les systmes. Par exemple, quand Bacon cite
Dmocrite, cest au fond pour lui faire le simple hommage du mot
atome. Tout au plus, il prend le philosophe grec pour le matre dune
aversion dclare et mthodique de la mtaphysique. Cela ne devrait
pas suffire proposer Dmocrite comme le premier adepte de lesprit
exprimental et positif. Toutefois, cette opposition lesprit mtaphysique quelque obscure et mme inexacte quelle apparaisse ds
quon rxamine dun peu prs revient rfrer latomisme la
seule exprience. Et ce recours lexprience, qui peut donner la
doctrine une garantie de permanence, va nous expliquer du mme

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coup que cette doctrine se propage sans quon doive cependant parler
dinfluence de penseur penseur.
En effet, une fois que lintuition a pris son point de dpart dans
lexprience, cette intuition peut se dvelopper en se livrant la
propre force de lexprience. Si mme on ajoute quelle doit [11] se
dvelopper ainsi ; cest--dire que le premier soin doit tre dcarter
les suggestions de lcole pour regarder le fait avec des yeux frais, on
comprendra que latomisme se prsente presque toujours dans
lhistoire de la philosophie comme une raction contre lhistoire,
comme laffirmation dun droit traiter le problme du rel dans une
exprience directe.
Cependant ces prtentions scientifiques tournent court et les sicles
passent sans quelles puissent se constituer en une mthode gnrale.
Dailleurs, lesprit mtaphysique nabandonne pas, par simple dclaration, les doctrines atomistiques, et propos du concept trs prcis
datome, les ides les plus diverses les plus personnelles aussi
se lient dans des constructions videmment arbitraires. Est-il corps de
doctrines plus ml que latomisme pris dans son ensemble ? Ne va-til pas du matrialisme au monadisme ? De lunit matrielle, dans un
monisme de la qualit peine diffrencie par les caractres spaciaux,
la plus prodigue diversit phnomnale ? Comment rsoudre
lapparente contradiction entre la simplicit et luniformit du point de
dpart et la complexit des dveloppements ? Il suffira peut-tre de
remarquer dune part que ce qui se transmet, cest un mot et une invitation lexprience, raison de stabilit et de conformisme, et dautre
part, que ce qui se dveloppe, cest une philosophie comme les autres
o lintuition individuelle pose le sceau de sa fantaisie.
Dailleurs cette philosophie atomistique jouit dune dialectique si
claire qu toutes les poques on voit rapparatre peu prs invariablement la mme dualit, les mmes divisions entre les diverses manires de concevoir latome. Renouvier signalait que les philosophies
antsocratiques se partagent en autant de doctrines quil est possible
de poser de principes gnraux [12] et contraires pour expliquer la
nature et la cause des tres 3.

Mabilleau, Histoire de la Philosophie atomistique, p. 52.

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Cest encore plus vrai des doctrines atomistiques. On peut donc


esprer trouver une classification claire, sinon rationnelle, malgr la
diversit historique des doctrines.

IV
Une telle remarque justifie peut-tre en partie la mthode
dexposition que nous avons choisie dans ces tudes. Comme nous le
disions prcdemment, notre but est de souligner les traits intuitifs des
doctrines atomistiques, de montrer aussi comment une intuition devient un argument, comment enfin un argument cherche une intuition
pour sclaircir. Il nous fallait dsorganiser les systmes pour en bien
dtacher les lments. Dans ces conditions, nous prendrons donc le
droit demprunter des exemples des moments trs diffrents de
lvolution philosophique. Nous mlerons les poques plutt que de
mler les genres. Nous carterons aussi ce quil y a daccidentel, de
spcifiquement historique, dans certaines conceptions. Lhistoire de la
philosophie tant une histoire de la raison et de lexprience, il nest
peut-tre pas sans profit de dnombrer de temps en temps les donnes
de la raison et de lexprience. Si nous avons pu dgager quelques-uns
de ces principes essentiels de la philosophie atomistique, et si nous
avons donn un premier classement tout provisoire des intuitions et
des arguments, le lecteur de notre livre pourra peut-tre lire plus rapidement des livres plus complets et comparer plus clairement les
uvres innombrables des philosophes [13] de latomisme. Cest
cette simple tche, toute prliminaire, toute pdagogique, que nous
voudrions avoir utilement travaill.
Voici, dans ses grandes lignes, le plan de ces tudes. Sur la trace
mme de la dualit que nous avons signale en manire
dintroduction, nous avons divis nos recherches en deux sries de
chapitres.
Nous prendrons tout dabord latomisme qui sapparente aux
coles ralistes. Cest le plus simple, cest le plus naf. Nous aurons
montrer comment il sinsre dans un ralisme gnral. Toutefois, afin
den aborder plus commodment lexamen, nous commencerons par

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prsente ce que nous croyons tre la base intuitive de tout atomisme ;


quand on aura isol les moyens de connatre ou les occasions
dimaginer, on sera mieux plac pour apprcier la porte des penses
mtaphysiques. Alors, on verra mieux que latomisme raliste est une
mtaphysique comme les autres, cest--dire loigne de la vrification exprimentale.
Avant de passer aux autres coles, nous montrerons que
latomisme raliste vince un problme essentiel que nous devrons
caractriser : cest le problme de la composition phnomnale. Nous
lui consacrerons un court chapitre.
Dans une deuxime partie de notre travail, nous examinerons ensuite, toujours dans le mme esprit de libre et artificielle analyse, les
divers types datomismes plus ou moins proches de la philosophie
idaliste 4. Nous distinguerons successivement :
Latomisme positiviste si adroit et si prolixe, dans ses restrictions
quil trouve parfois le moyen de passer pour raliste dans [14] ses affirmations exprimentales, tandis quil est incontestablement idaliste
en ce qui concerne lhypothse qui le soutient tout entier ;
Latomisme criticiste propre sadjoindre aux thses scientifiques les plus diverses ;
Et enfin nous aborderons aux principes de latomisme scientifique
moderne, Sans entrer sur le terrain proprement scientifique, nous dgagerons quelques principes philosophiques qui marquent de traits
tout nouveaux la pense atomistique moderne. Nous verrons converger l les efforts de la raison et de lexprience. Il sagira alors de rationaliser la recherche exprimentale, dassembler des axiomes, de
prparer des thormes, de produire les effets physiques prvus par la
Physique mathmatique. Le rle et la place des intuitions seront bouleverss : les intuitions ne seront plus des donnes quon exploite et
quon organise, mais tout simplement des figures par lesquelles on
sexprime. Latomisme moderne nous apparatra donc comme essentiellement discursif ; il se gardera soigneusement des intuitions mtaphysiques a priori ; il remplacera les images premires par des

M. Louis Weber a montr le caractre idaliste de latomisme moderne.


Voir : Vers le Positivisme absolu par lidalisme, p. 24 et suiv.

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axiomes, ou, pour mieux dire, il nacceptera ces images que comme
des figures pour illustrer des axiomes. Dans le domaine qui nous occupe, cette systmatique de la supposition qui caractrise la science
moderne pourrait peut-tre lgitimer le nom datomisme axiomatique
que nous proposerons.
Ds lors si notre travail, dans son ensemble, devait avoir un sens
pour une tude des principes de la science contemporaine, il faudrait y
voir une tche de catharsis. Cest en connaissant dune manire discursive et dtaille les intuitions mtaphysiques traditionnelles quon
pourra arrter plus facilement laction exagre, de ces intuitions dans
un domaine o elles ne peuvent plus tre que des mtaphores. En face
de linfiniment petit de la matire, [15] nous sommes en prsence
dune rupture de notre exprience ; pour lexaminer, il faut rendre la
raison toute sa disponibilit. Autrement dit, la microphysique contemporaine est la science dun monde nouveau, la mtamicrophysique
devra tre faite, sur la base des expriences nouvelles, avec des catgories nouvelles.

[16]

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Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

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Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)
PREMIRE PARTIE

Chapitre I
LA MTAPHYSIQUE
DE LA POUSSIRE
I

Retour la table des matires

Si lexprience usuelle ne nous prsentait pas les divers phnomnes de la poussire, il est prsumer que latomisme net pas reu
des philosophes une adhsion si prompte et quil net pas connu un
destin si facilement renouvel. Sans cette exprience spciale,
latomisme naurait gure pu se constituer que comme une doctrine
savante, toute spculative, o le risque initial de la pense nest justifi par aucune observation.
Au contraire, du seul fait de lexistence de la poussire, latomisme
a pu recevoir, ds son principe, une base intuitive la fois permanente
et riche en suggestions. Ces suggestions initiales valent de toute vidence aussi bien pour expliquer le succs historique durable de
latomisme que son succs pdagogique et ici plus quailleurs la philosophie a intrt rapprocher les lments pdagogiques des lments historiques. Cest de ce simple point de vue pdagogique que
nous allons nous efforcer dtudier en quelques pages la plus simple

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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des images de latomisme. Cest prcisment parce que cette image


est simple et primitive quelle est durable. M. Charles Adam na pas
hsit rapporter ainsi la jeunesse de Descartes quelques-unes de
ses intuitions matresses. Cest, dit-il, parce que Descartes a vcu la
campagne quil a pu fixer quelques traits curieux de la nature.
M. Charles Adam met prcisment, au rang de ces leons naturelles,
la connaissance des phnomnes des feux follets, de la poussire, des
tourbillons 5. En fait, on doit constater que le tourbillon est un phnomne plus rare quon ne pense et que beaucoup en parlent qui nont
pas eu loccasion den observer. Il faut avoir vu la poussire du chemin, au creux dun ravin, prise et souleve par un souffle favorable,
pour comprendre ce quil y a la fois darchitectural et de libre, de
facile et de dlicat, dans les volutes dun tourbillon. Les tourbillons
les mieux faits sont les plus petits, ils tiennent dans une ornire, ils
peuvent vraiment tourner sur eux-mmes comme une toupie qui dort.
Les remous de la rivire, plus communment observs, prsentent une
figure bien plus grossire que le tourbillon dessin par la poussire ;
leau ne donne que le dessin en creux, la poussire le donne en relief.
Quoi quil en soit de limportance attribue par M. Charles Adam
ces premires images matrielles du cartsianisme, il nest pas douteux quon trouve dans la littrature atomistique, le plus souvent
dessence radicalement matrialiste, maintes [19] citations relatives
aux phnomnes de la poussire. Cest pourquoi il nous parat tonnant que Lasswitz ne fasse figurer dans son index, par ailleurs si minutieux, rien qui rappelle les concepts de poussire, de poudre, de
pulvrisation. Ces concepts mriteraient certainement une place avant
les concepts dambre, de mercure, de fume que Lasswitz a retenus.

Voir Ed. Adam-Tannery, Vie de Descartes, t. XII, p. 17, note.

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II
Aprs ces remarques gnrales, essayons de nous rendre compte de
limportance du phnomne de la poussire pour la pdagogie de
latomisme.
On peut dabord apporter une preuve en quelque sorte ngative de
la valeur intuitive dun tel phnomne. Il suffit pour cela dimaginer
ce que serait, pour notre intuition, un monde de solides bien dfinis,
un monde dobjets dont lindividualit serait fortement et clairement
attache a la grandeur, comme cest le cas, par exemple, pour tous les
corps anims. Compltons mme, pour plus de clart, nos suppositions en nous mettant en face dun monde o ces objets dfinis et individualiss auraient des grandeurs qui stendraient sur une chelle
de dimensions assez resserre, de manire ne contenir aucun objet
trs grand et aucun objet trs petit. On comprend tout de suite que
dans un tel monde la division matrielle serait dsigne comme une
opration uniquement artificielle. Intuitivement parlant, on pourrait
briser, on ne pourrait pas analyser. Sans doute, une science avance
arriverait peut-tre reporter ailleurs le principe de lindividualit,
elle pourrait par exemple se contenter danalyser [20] gomtriquement un solide. Mais alors lanalyse gomtrique et le morcellement
du rel ne seraient plus synchrones : la premire serait marque au
sceau de lidalit, elle serait du domaine de la possibilit pure et
simple ; rien de rel ne lui correspondrait.
Changeons maintenant dutopie scientifique. Au lieu de ce monde
de solides gomtriquement bien dfinis, imaginons un monde
dobjets pteux, tel que serait par exemple le cas, un moment considr par Mach, dun univers un peu trop chaud, o tout scraserait, o
les formes touches par une fluidit essentielle ne seraient plus que les
instants dun devenir. Cette fois, au contraire de ce qui se passait dans
notre premire hypothse, cest la division qui est la loi. Tout objet se
dissout, se dforme, se segmente, sans fin. Le schme idal, cest
leau qui coule, qui se divise aussi facilement quelle se rassemble,
clairant ainsi la parfaite rciprocit de lanalyse et de la synthse.
Devant un tel spectacle, comment poserions-nous le concept dun

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lment inscable ? Ce ne serait quen contredisant une exprience


effective, une observation gnrale vidente. L encore seraient profondment troubles nos faons de sparer le rel et le possible. Pourtant, nous navons mis quune pauvre et simple supposition dans la
constitution de notre utopie scientifique et voici que cette supposition
modifie tout le possible et prcipite, comme un ractif, une ralit
toute nouvelle ! Dans un monde de ptes et de liquides, il semble que
le possible soit, si lon ose dire, plus rel que la ra-lit immdiate ;
car le possible, cest alors tout le devenir, devenir rendu plus clair par
son activit accrue ; au contraire, la ralit, ce nest plus quune forme
phmre et accidentelle, une vue particulire dans un film. En accentuant par la pense la fluidit [21] des corps solides, nous pouvions
croire que nous navons touch quune qualit matrielle ; nous nous
apercevons finalement que nous avons troubl jusquaux catgories et
aux formes les plus fondamentales de notre connaissance puisque
nous entrons dans un monde merveilleux o le temps aurait enfin la
suprmatie sur lespace.
Ainsi, on eut border en quelque sorte le monde rel par deux
mondes hypothtiques galement faciles imaginer : le premier o le
solide est tout, le deuxime o le solide nest rien. Or on voit tout de
suite que dans ces deux mondes utopiques, latomisme ne trouve pas
les lments de sa premire leon puisque la division de la matire
serait dans lune des hypothses une anomalie et dans lautre une
rgle qui sappliquerait sans fin. Latomisme raliste est bien sous la
dpendance dune intuition directe de la diversit matrielle. Nous
avons essay de montrer ailleurs avec quelle peine la pense scientifique retrouve des genres et un ordre dans cette diversit immdiate 6.
Cette diversit doit tre prise, par certains cts, comme irrductible,
si lon veut rserver latomisme toute sa valeur dexplication. Cest
la raison pour laquelle nous venons de voir latomisme perdre immdiatement tout sens quand nous avons gliss dans le rel une cause
duniformit hypothtique profonde. Le concept de poussire, intermdiaire entre le concept de solide et le concept de liquide, nous four-

Voir Le pluralisme cohrent de la Chimie moderne, Vrin, 1932.

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nira au contraire une preuve suffisamment htroclite pour fonder


latomisme.
[22]
Naturellement, il ne sagit encore l, comme nous lindiquions prcdemment, que dun argument ngatif. Cet argument ne tend qu
souligner la dpendance dune philosophie atomistique avec les conditions empiriques trs gnrales o se dveloppe la pense. Il nous faut
aborder maintenant un examen plus positif et prendre les choses
comme elles sont, dans la multiplicit de leurs formes mais aussi dans
la mobilit de leur dformation.

III
La thse que nous allons soutenir, la fois gnrale et com-plexe,
va lencontre dune thorie bergsonienne en ce sens quelle prtend
complter une thse qui, par essence, ne devrait recevoir aucun complment. En effet, M. Bergson a entrepris de rapprocher nos habitudes
intellectuelles fondamentales de notre exprience usuelle des solides.
Daprs lui, tout ce quil y a dencadr, de catgorique, de conceptuel
dans lintelligence humaine procderait des caractres gomtriques
dun monde de solides. Lexprience des solides nous conduirait en
quelque sorte solidifier nos actions. La stabilit de lobjectif correspondait ainsi la solidit des objets. Le solide seul aurait assez de caractres et seul il les tiendrait assez fortement pour reprsenter et soutenir la ligne pointille qui dessine autour de ses formes notre action possible. Devant le schma simple de nos actions ainsi gomtrises dans lexprience du solide, tout le reste des phnomnes naturels
ferait figure dirrationalit.
M. Bergson a srement trouv l une dominante de lentendement.
En particulier tout ce qui schange socialement sexprime [23] dans
le langage du solide. Aussi le substantif est pour ainsi dire dfini extrieurement ; on peut le mettre dans toutes les phrases, comme on met
un solide dans toutes les places. Sous sa forme logique, le langage
correspond donc une gomtrie du solide bien dfini. Mais cest ici
que nous demandons prolonger la thse bergsonienne : si le sens
primitif de lorganisation intellectuelle et verbale est vraiment

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lutilisation immdiate des objets de lexprience, comment retrancher


de cette exprience usuelle des lments galement caractristiques ?
Comment oublier leau qui coule, lhuile silencieuse, le miel adhrent,
les ptes, les boues, les glaises, les poudres et les poussires ? Toutes
choses qui reviennent vers le solide sans doute, mais qui en contredisent certains caractres primordiaux. Quon nobjecte pas que le solide, cest la rgle et que le liquide ou la poussire sont des exceptions ; car il est trs remarquable que pour le principe de lexplication,
les exceptions nettes et flagrantes entranent la mme valeur de conviction que les caractres gnraux curieuse dialectique qui vit des
contraires et qui ne rejette des bases de lexplication pas dautres lments que les lments mls et confus ! Scienti-fiquement mme, les
thmes les plus frquents de lexplication ne sont-ils pas le solide parfait sans dformation et le liquide parfait sans viscosit, cest--dire
deux lments franchement exceptionnels ? Il faut en venir une
science physique trs avance pour trouver intrt des tudes des
tats msomorphes. Mais dun point de vue psychologique, le seul qui
nous intresse actuellement, ces tudes des tats intermdiaires sont
des tudes analytiques ; elles sexpriment laide des tats primitifs
supposs comme simples. Rciproquement les tats pris comme primitifs, [24] solide, liquide, pte ou poussire, ne donnent pas lieu
des questions ; ils fournissent des rponses directes de lintuition. Ce
sont les lments de lexplication nave. Par consquent cest toute la
nature qui nous instruit et lintelligence pntre en nous par tous nos
sens. Cest donc dune intelligence cinmatique quil faudra parler
ct de lintelligence gomtrique laquelle M. Bergson donnait la
primaut. Il faudra mme y joindre une intelligence matrialiste. Finalement, on reconnatra que notre langage est, sinon par ses substantifs
du moins par ses verbes, aussi bien tactile que visuel. Ds lors, une
intuition plus objective de la matire nous conduira un bergsonisme
largi plusieurs points de vue. Pour nous, la dformation, mme visuellement parlant, nest pas comprise comme une simple perte de
formes, car ds que nous rflchissons sur le succs de nos actes, nous
nous rendons compte quune dformation que nous imposons aux
choses est toujours une information active. Il sagit donc dune prise
de forme, prise souvent pnible, plutt que dune perte de forme. On
en vient donc vivre la dformation dans son aspect dynamique. Le
concept de pntrabilit, acquis par exemple dans la dure exprience
manuelle du potier, se rvle comme primitif. Ds lors le solide imp-

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ntrable se prsente comme une franche exception. Le pointill qui


lentoure correspond seulement notre action oisive, une possibilit
paresseuse, une philosophie de limmdiat. Si lon veut rattacher
lhomo sapiens lhomo faber, on doit considrer ce dernier dans
toutes ses actions. Lhomo faber ajuste et ptrit ; il soude et il broie.
Pour lui, certains corps se juxtaposent, dautres corps se mlent,
dautres se dispersent en poussire et en fume. Les solides lui donnent la [25] grande leon des formes et des assemblages. Cest des
liquides quil reoit la leon non moins fconde et non moins claire du
devenir et des mlanges. Cest devant les phnomnes de la poussire,
de la poudre et de la fume quil apprend mditer sur la structure
fine et sur la puissance mystrieuse de linfiniment petit ; dans cette
voie il est sur le chemin dune connaissance de limpalpable et de
linvisible.
Voil donc la primaut de lexplication par le solide compromise
la racine mme de la connaissance vulgaire, sur le terrain des intuitions primitives. Dailleurs, mme dans lhypothse o ce problme
de lorigine intuitive de la connaissance resterait en suspens, on doit
pour le moins admettre que le caractre de solidit absolue attribu
aux corps est un caractre rectifier puisque les phnomnes mieux
connus manifestent bientt une drogation la qualit de solide parfait. La pense est en ralit plutt contemporaine de la dformation
dun corps que de la mise en relation gomtrique de plusieurs corps.
La thse bergsonienne ne fixe donc quun point de dpart, elle ne peut
rendre compte de lvolution complte de la pense objective.
En rsum, soit par des suppositions utopiques, soit par des aperus qui dcrivent la matire dans la pluralit relle de ses tats, nous
pensons avoir restitu notre intuition le caractre flou et libre
quentrane la coopration de plusieurs sources sensorielles. Nous aurons ds lors plus de facilit pour rompre le lien quon tablit toujours
trop troitement entre les principes de latomisme et les intuitions
gomtriques drives dune contemplation des solides. Aprs cette
prparation polmique, passons [26] lexamen vraiment positif de
notre thse : essayons de montrer que lintuition des phnomnes de la
poussire est bien la base de latomisme naf.

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IV
Il convient dabord de prendre comme un fait ce qui existe en fait.
Or lexprience que nous donnent les poudres et les poussires est loin
dtre ngligeable. Cette exprience est si particulire et si frappante
quon peut parler dun tat pulvrulent exactement de la mme manire quon parle des tats solides, liquides gazeux et pteux. En ralit, dans la science moderne, cet tat pulvrulent pose toujours des
problmes sui generis. Par exemple, on reconnat aux poudres une
action chimique plus nergique. Cette puissance chimique de la
poudre est due une sorte de mise en surface. Les zones de transition
et de contact donnent alors lieu des phnomnes spciaux ; des actions catalytiques apparaissent qui seraient sans porte avec une matire prise sous forme massive. Cest ainsi que M. Auguste Lumire
fait remarquer que les changes et ractions qui seffectuent dans les
tissus dun homme adulte portent sur une surface de deux millions de
mtres carrs 7. Si minimes que soient les affinits des substances
mises en contact la priphrie des granules, on conoit que la
somme de toutes ces ractions lmentaires infimes puisse devenir
considrable quand elles seffectuent sur daussi grandes surfaces.
On pourrait donc dire que, par la granulation [27] la surface prend une
vritable ralit substantielle. Elle cesse dtre gomtrique pour tre
vraiment chimique.
Mme dun point de vue plus grossier, plus mcanique, les poudres
se comportent dune manire particulire ; les pousses quelles dterminent, leur mode dcoulement conduisent tudier avec soin les
profils des vases qui les contiennent ou des parois le long desquelles
elles doivent glisser. Mais on pourrait objecter que cest l encore une
technique nouvelle et fine. Plaons-nous donc en face dune intuition
aussi fraiche que possible.

A. Lumire, Thorie collodale de la biologie et de la pathologie, p. 69.

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Nous devons dabord noter lattention amuse de lenfant devant


un sablier. Contemplons avec lui ce complexe dexceptions ! La
poudre est solide, mais elle coule ; elle tombe sans bruit. Les surfaces
gnrales sont la fois mobiles et stables. Des collines samassent ;
des cratres se creusent au centre desquels on voit le mouvement
natre sans cause. Si maintenant on essaie de recomposer le phnomne densemble partir du mouvement des grains spars, on
smerveille de saisir une rgularit et une mesure produites par la
chute dun corps proprement, insignifiant et sans loi. Clepsydre paradoxale o le solide manifeste sa fluidit, le sablier donne sans doute la
premire mesure dun temps bref. Cest le symbole facile dune dure
inutile.
Les poudres, les talcs, les farines, les cendres retiennent de mme
lattention des alchimstes et des chimistes toutes les poques du dveloppement de la pense prscientifique. Il semble quun corps
broy, en perdant une partie de son individualit, acquiert du mme
coup on ne sait quel caractre mystrieux : la poudre, cest le soupon
du poison ; cest lessence qui, [28] suivant les doses, apporte le remde ou la mort ; cest une matire de sorciers.
Parfois cest grce luniformit de la poussire quon croit pouvoir attribuer la matire un rle gnral. Ainsi un auteur de la fin du
XVIIIe sicle rapprochera la poussire de la terre vgtale. Lair, ditil 8, travaille les matires terrestres sans cesse et en mille manires.
Son simple frottement sur tous les corps, enlve des particules si attnues, que nous ne les en reconnaissons plus. La poussire de nos appartements en est peut-tre un exemple. De quelque nature que soient
les corps dont elle se dtache, cest une poudre gristre qui semble
tre partout la mme. La formation de la terre vgtale a probablement quelque rapport celle-l. Toute la surface de la terre, les rocs
les plus durs, les sables et les graviers les plus arides, les mtaux
mmes, prouvent laction rongeante de lair ; et leurs particules attnues, dcomposes, recomposes de mille manires, sont probablement la source principale de la vgtation . Ainsi cette uniformit
postule partir de notre impuissance discerner des caractres spci-

Deluc, Lettres physiques et morales sur lhistoire de la terre et de lhomme,


1780, t. II, p.29.

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fiques suffirait expliquer que la poussire est propre sassimiler


aux besoins vgtaux les plus varis. Autrement dit, pas plus que
lactivit sensorielle humaine, lassimilation vgtale ne discernerait
des diffrences entre les grains de poussire. Il semble que les solides
en diminuant dchelle se simplifient substantiellement et deviennent
ainsi des lments aptes aux constructions les plus diverses. Ces particules, dit [29] encore Deluc 9, extraites ou fixes par des procds
qui les rapprochent de leurs premiers lments, et leur font prendre
nos yeux une mme apparence sont ainsi rendues propres circuler
dans les semences des plantes, en tendre le tissu, y prendre toutes
les proprits qui caractrisent chaque espce, et le conserver tant
que la plante existe. Ces mmes particules, aprs la destruction des
plantes, prennent le caractre gnral de terre vgtale, cest--dire de
provision toute faite pour la vgtation. Soulignons aussi, en passant, lide paradoxale que la poussire, terme de toute destruction, est
facilement pose comme indestructible. Lattribution de lternit
latome dans certains systmes philosophiques na peut-tre pas
dautre origine.
II y a ainsi, la base de notre intuition des poudres et des poussires, de trs curieux jugements de valeur puisque les substances sous
cette forme sont tour tour considres comme des dchets ou comme
des matires proprits exaltes. On va dailleurs de lun lautre jugement avec tonnement. Par exemple, qui na pas t frapp en apprenant les essais nouveaux de la criminalistique ? Il faut tout le talent
dun Locard pour nous convaincre quune enqute judiciaire puisse
tre claire par des examens microscopiques. Nous avions t conduits, par un pragmatisme aussi grossier que ngatif, supposer tacitement la perte de lindividualit des substances rduites en poussire.
Nous sommes donc trs surpris quand on nous affirme lindividualit
matrielle de linfiniment petit. Dailleurs, grce la [30] facile dialectique de ltonnement, nous sommes bientt ports nous tonner
de notre surprise ; nous nhsitons pas alors exagrer lindividualit
retrouve et postuler pour les grains matriels un ensemble de qualits plus caractristiques que les aspects de la matire prise sous forme
massive. Et cest ainsi, comme nous le montrerons, que latomisme

Deluc, loc. cit,, p. 30.

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naf accorde aux lments des qualits qui napparaissent pas attaches aux solides usuels.
Au surplus, on pourrait saisir linfluence de ce jugement pjoratif
souvent attach la poussire en voquant certains tats connexes tels
que le vermoulu, le rouill qui retiennent lintuition aux stades prscientifiques. Le vermoulu, par exemple, sera lui seul une explication et lon nhsitera pas au XVIIe sicle croire laction dun ver
spcial qui attaquera les substances mtalliques : la poussire de la
rouille sera de mme sorte que la poussire dun bois vermoulu. Une
table de prsence pourra runir les deux phnomnes et en donner une
explication baconienne suffisante une connaissance qui se borne
rapprocher deux intuitions.
Dans cette voie, quon passe ensuite la gnralisation et lon va
comprendre quun des grands arguments de latomisme, sans cesse
rpt par les coles diverses, corresponde lusure des corps les plus
durs : les portes de bronze du temple se creusent sous le faible contact
des mains des fidles. Latome est alors un solide us. Aprs un long
succs de leffort crateur, tout retourne au chaos des atomes dissocis
et mls. Ce thme de lusure gnrale des choses, de la destruction
des formes associes, du mlange amorphe des substances diverses, il
est la base de nombreuses [31] philosophies matrialistes qui adaptent ainsi leur pessimisme une sorte de dclin esthtique du Cosmos.
On peut prendre encore la question par un autre biais. Si la poussire et la poudre ont une valeur dexplication directe, on sera amen
donner lopration physique de la pulvrisation des corps solides la
valeur dune opration vraiment fondamentale. On nhsitera pas ds
lors expliquer des phnomnes physiques compliqus en fonction de
lide de pulvrisation qui jouera le rle dune ide simple. Cest ainsi
que Mme Metzger caractrise trs justement la psychologie dun chimiste du XVIIe sicle 10 : Comme tout amateur de pharmacie (Arnaud) (1656) a broy les corps durs dans un mortier ; et il croit que
toutes les oprations de chimie ont quelque rapport avec celle-l,
quelles sont plus fines ou plus grossires, mais enfin que tout lart du
10

Mme Metzger, Les doctrines chimiques en France du dbut du XVIIe la fin


du XVIIIe sicle, p. 61.

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chimiste se ramne en dernire analyse la mcanique de la pulvrisation. Cest la pulvrisation qui est lide claire et primitive, cest
donc elle quon doit ramener toutes les ractions chimiques 11.
Quest-ce que la calcination ? Cest, nous ont rpondu les chimistes
du XVIIe sicle, une opration qui consiste pulvriser diffrents
corps par laction du feu, soit par laction du feu actuel de la flamme,
soit par laction du feu potentiel contenu dans les acides et autres
substances corrosives. On lit encore dans lEncyclopdie (article :
pulvrisation). La calcination, soit par le feu, soit par le secours du
nitre et la sublimation en [32] fleurs, sont encore, quant leurs effets,
des espces de pulvrisations. On voit donc bien que pendant plusieurs sicles, la pulvrisation des substances na pas t un simple
moyen opratoire, mais que, dans lesprit des chimistes, elle a eu la
valeur dun schme fondamental de la pense.

V
Jusquici, nous avons observ les poudres et les poussires plutt
dans leur aspect diminu ou tout au moins immobile et inerte. Mais
cest lorsquon en vient la poussire impalpable et lgre qui sagite
et tremble dans un rayon de soleil quon saisit vraiment lintuition
matresse de latomisme naf. Cest l un spectacle souvent contempl
dans nos rveries. Il est susceptible de librer notre pense des lois
banales qui rgissent lexprience active et utilitaire ; il contredit en
quelque sorte cette exprience volontaire et nous conduit rompre le
lien tabli par la philosophie bergsonienne entre nos actions et nos
concepts. Les rflexions qui naissent devant ce spectacle ont immdiatement le ton de la spculation ; elles font facilement office de rflexions savantes puisquelles expliquent le gnral par le rare et le
spcial, ce qui est une mthode plus souvent utilise quon ne pourrait
le croire premire vue.
Cest prcisment tout lensemble des drogations aux lois usuelles
qui, en se manifestant dans le jeu arien de la poussire, rend son intuition si opportune. Le grain de poussire en particulier droge la

11

Mme Metzger, loc. cit., p. 372.

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loi gnrale de la pesanteur. Pour une intuition vraiment primitive,


est-il besoin de le remarquer, il flotte dans le [33] vide ; il suit sa fantaisie. Sans doute, il obit au souffle, mais avec quelle libert ! Il illustre le clinamen.
Par la prodigalit des couleurs et des irisations, le grain de poussire qui danse dans la lumire illustre aussi la multiplicit des proprits dun objet isol. bien le contempler on croit comprendre que
llment, simple dans sa substance, peut-tre compos dans ses attributs et ses modes.
Mais la valeur dominante dexplication attache au grain de poussire, son vritable sens mtaphysique, cest sans doute que ce grain
de poussire ralise une synthse des contraires : il est impalpable et il
est cependant visible. trange objet qui ne touche quun sens ! qui se
prsente dans une sorte dabstraction naturelle, dabstraction objective !
Mais allons plus loin : dans cette exprience, cest linvisible qui
devient visible. En effet, tant que la lumire rflchie et diffuse emplit
la chambre dune clart unie, la chambre est vide, la poussire est invisible. Vienne un rayon net et gomtrique et immdiatement ce
rayon de lumire rvle un monde inconnu. Voil vraiment
lexprience premire de latomisme ; cest l que la mtaphysique
atomistique touche la physique lmentaire de latome ; cest l que la
pense spculative trouve un appui sur une intuition immdiate. Dsormais, en effet, on peut se reconnatre le droit de postuler la matire
au del des sensations puisque lexprience vient en quelque sorte de
nous montrer linvisible. On postule donc latome de la matire dans
lau-del de lexprience sensible. On est prt parler de latome de
lodeur, de latome du son, de latome de la lumire puisquon vient
de [34] voir, dans une exprience heureuse et exceptionnelle, latome
impalpable du tact.
Cette matire dlie et libre pourra obir aux impulsions de lme ;
elle pourra tre lesprit lui-mme. Cest ce que nous rappelle
M. Robin 12 : Aristote, qui ne nomme pas les Pythagoriciens quand
il parle de lme-harmonie, ne leur attribue expressment que deux
12

Robin, La pense grecque et les origines de lesprit scientifique, p. 82. Cf. p.


145.

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opinions : daprs lune, dont il ne manque pas de signaler les rapports


avec latomisme, lme, ce sont les poussires qui voltigent dans lair,
et quun rayon de soleil nous fait apercevoir, perptuellement mobiles
mme par le temps le plus calme ; daprs lautre, elle serait le principe
de leur mouvement. Dans les deux cas, il y aurait donc une correspondance entre les principes de lme et les principes de la matire.
Les atomes de lme, nous dit encore M. Brhier 13, en interprtant la
mme intuition, sont en nombre gal ceux du corps et se juxtaposent
eux en alternant un un avec eux ; ils sont continuellement rnovs
par la respiration. Comment alors ne pas songer que les souffles de la
vie se dessinent, pour la pense primitive dans le nuage de lhaleine ;
comment ne pas rattacher lintuition de lesprit lobservation de la
lumire anime par les atomes qui peuplent linfini.
Du ct animiste on peut donc saisir une sorte de passage la limite qui permet de transcender la matire. Mais dune faon plus gnrale et plus matrielle, cest prcisment l que rside [35] lutilit
pistmologique de lobservation de la poussire : cette observation
prpare et lgitime un passage la limite. Cest de cette manire que
Descartes se sert de cette intuition dans son livre sur les mtores 14.
propos des vapeurs et des exhalaisons, il fait remarquer que les
grains de poussire sont beaucoup plus gros et plus pesants que les
petites parties dont sont constitues les vapeurs ; nanmoins, ajoute-til, ils ne laissent pas pour cela de prendre leur cours vers le ciel .
On saisit bien l la force dexemple des phnomnes contempls dans
un rayon de lumire. Ce que la poussire peut faire, comment latome
ou la matire subtile de lexhalaison ne le pourrait-il pas ? Si la poussire arrive chapper la pesanteur, comment latome ne trouveraitil pas son indpendance ? Si lexprience de la poussire est encore
grossire, il suffit de passer la limite et lon atteindra, par la pense,
une physique atomique qui donnera limpression dtre rationnelle
tout en gardant une base exprimentale. Voil en somme le processus
des arguments qui continue lintuition premire et qui fonde
latomisme philosophique comme une doctrine la fois rationnelle et
empirique.

13
14

Brhier, Histoire de la philosophie, t. 1, p. 80. M. Brhier renvoie Lucrce,


I, 370.
Descartes, Ed. Adam-Tannery, t. VI, p. 240.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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VI
En relation avec lintuition de la poussire, il faudrait encore tudier lintuition du vide, car il nest pas difficile de montrer que cest
aussi une intuition bien positive. En effet, lire les philosophes grecs,
on se convainc que toute la polmique propos du [36] vide revient
aider ou combattre lintuition. Mais de toute manire, on rencontre
dabord cette intuition premire et le vide pose des problmes, du
point de vue mtaphysique, par le fait mme que du point de vue psychologique, il ne soulve aucun problme. Une telle allure polmique
est fort propre prouver que le vide et la poussire sont vraiment des
donnes exprimentales immdiates et importantes.
Cet aspect essentiellement driv du problme mtaphysique du
vide est si net que ce problme est parfois pos dune manire toute
mtaphorique et mme verbale. On lit par exemple dans Aristote 15 :
en croire les Pythagoriciens, le vide se trouve primitivement dans
les nombres ; car cest le vide qui dtermine leur nature propre et abstraite.
Tous les arguments contre le vide sont dailleurs intressants pour
notre point de vue en ce sens quils soulignent la puissance de
lintuition premire quon transporte dans les domaines les plus varis. Ainsi pour Platon et Aristote, il sagit de lutter contre la conception dun vide qui serait un facteur danantissement gnral, qui apporterait dans toute substance la contagion de son nant. Ils arguent en
effet que dans le vide, les corps perdraient leurs proprits spcifiques. Par exemple, lgard du mouvement, le vide effacerait les
proprits dynamiques particulires. Cest ainsi quAristote arrive
conclure que 16 tous les corps auraient dans le vide la mme vitesse,
et ce nest pas [37] admissible puisque le vide enlverait en fait au
mouvement sa caractristique aristotlicienne fondamentale quest la
15
16

Aristote, Physique, liv. IV, chap. VIII, 9, trad. Barthlemy Saint-Hilaire, p.


191.
Loc. cit., liv. IV, chap. IX, 18.

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vitesse. Dailleurs, dune manire plus gnrale, les proprits des


corps sont, comme on le sait, dans la physique aristotlicienne entirement relatives au milieu o se trouvent ces corps. Une proprit particulire est plus que localise, elle est vraiment locale. Il faut donc
que les attributs de la substance soient en quelque sorte forcs de rester au lieu naturel de la substance. Faute de quoi, la substance ne pourrait pas vraiment retenir ses attributs qui subiraient une sorte
dvaporation mtaphysique, finalement la dialectique aristotlicienne
est amene remplacer le vide intuitif par un espace sinon rel du
moins ncessaire pour assurer aux objets leurs qualits relles. On
veut bien que lespace soit vide de substance, mais il faut quil garde
un rapport aux substa ces quil contient, il faut quil ralise le minimum ncessaire lapplication du principe de raison suffisante. Ce
point de vue est trs clairement rsum par M. Robin 17 : Quelle raison y aurait-il en effet, le lieu tant dpourvu de toute proprit locale
naturelle, quun corps se mt dans une direction quelconque ? Comment expliquerait-on en outre cette acclration de son mouvement,
qui se manifeste au contraire au voisinage de son lieu naturel ? Mais
au fond en ralisant des ncessits rationnelles on na empli lespace
quavec des raisons et il faudra bien faire rapparatre les caractres
livrs par lintuition immdiate du vide. Ainsi Barthlemy SaintHilaire souligne le caractre dialectique des proprits attribues
lespace et aux corps par [38] Aristote. La matire qui emplit lespace,
dit-il 18, nest point telle quelle puisse opposer le moindre obstacle
au mouvement, et le mouvement sy passe avec une si constante et si
parfaite rgularit quvidemment rien ne le trouble ni ne le gne.
Mais alors qui ne voit que poser le plein mtaphysique revient lui
attribuer tous les caractres du vide intuitif. Le plein a mme pour
unique fonction de garder aux choses leurs proprits, de coller en
quelque sorte les attributs sur les atomes. On a plutt enrichi
quappauvri lintuition premire ; cette intuition reste entire. Une fois
de plus, la mtaphysique a retrouv ce quelle avait volontairement
perdu. Aprs un long dtour, il faut en arriver conclure que lespace
nest pas un milieu physique comme les autres, quil ne gne ni ne
produit le mouvement, quil laisse indtermines toutes les raisons de

17
18

Loc. cit., p. 337.


Prface la Physique dAristote, p. XIV.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

38

prvision des phnomnes quil contient. Le plein mtaphysique reste


un vide physique.
Si le lecteur hsite nous suivre dans cette affirmation du caractre
persistant de lintuition premire du vide, nous tenons en rserve un
argument qui rpond dailleurs une objection toute naturelle.
En effet, on na sans doute pas manqu dobjecter quen fait
lexprience du vide, pour les anciens comme pour la connaissance
vulgaire, est manifestement errone puisque toutes les expriences
physiques primitives sont excutes dans lair, avec une mconnaissance presque totale des phnomnes propres ltat gazeux. On devrait donc concder que lintuition directe du vide correspond en ralit lexprience dun tat physique bien dtermin [39] en soi,
quoique mal connu. Mais lerreur de la pense et de lexpression na
rien voir avec la vrit de lintuition. Ce qui doit tre appel
lintuition sensible du vide est bien li une observation toute positive.
Essayons de prciser les caractres exprimentaux de cette intuition. Pour les anciens, lair, ctait toujours le vent. Dans lexprience
commune, si lair est immobile, il perd en quelque manire son existence. Le vent est toujours une force densemble. Cest pourquoi les
mouvements dsordonns de la poussire dans un rayon de soleil ne
sont pas mis au compte du vent. Ces mouvements reprsentent l encore un tat exceptionnel et par une sorte de dialectique, ils manifestent le vide ambiant comme un autre tat exceptionnel. Lair immobile, cest donc l le vide intuitif. Il na aucune action ; il nest le signe
de rien, la cause vidente de rien. Par consquent, en prenant
lexprience du milieu arien telle quelle se prsente tout dabord
sous son aspect gnral et simple, on doit reconnatre que cette exprience est fort propre donner un substitut correct du vide. Finalement, on ne peut pas arguer de lerreur scientifique de lintuition pour
ruiner la force et la clart de lintuition.
Cette clart immdiate et durable explique le trouble apport par
les premires expriences scientifiques aprs la dcouverte de la machine pneumatique. En suivant ces expriences dans le courant du

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

39

XVIIe et du XVIIIe sicle, on saisit le passage dune ide absolue,


claire, une ide relative, confuse. Ce passage a t psychologiquement difficile et cette ide dun vide relatif, qui nous est si familire, a
t longtemps une ide difficile analyser.
[40]
On prit dabord ce vide relatif comme essentiellement artificiel.
Pendant fort longtemps on la dsign comme le vide de Boyle, du
nom du physicien anglais qui multiplia les expriences. Ctait un tat
technique aussi nouveau dans ses proprits que pt le paratre le radium au dbut du XXe sicle On en jugeait comme dun tat paradoxal
et lon amassait les observations tonnantes, merveilleuses, fabuleuses. Pour ne donner quun exemple caractristique, citons la prtention de distinguer entre les proprits du vide quand on enlve lair
dans une fiole cubique ou dans une fiole sphrique. Sous laction de la
machine pneumatique, la premire se briserait, la deuxime rsisterait 19.
Cest trs lentement que des intuitions plus savantes, appuyes sur
limage de la rarfaction, dveloppes dans des conceptions statistiques ont pu servir enfin suivre le dtail des expriences. Elles ont
pntr trs profondment dans la culture de notre poque. Nous devons les oublier pour apprcier le jeu des donnes intuitives primitives.
En rsum, latomisme est de prime abord une doctrine
dinspiration visuelle. lair ambiant, correspond un vide de la sensation optique. On ne peut saisir les caractres matriels des gaz que
dans une exprimentation savante, avec des moyens techniques difficiles mettre en uvre. Les caractres optiques gardent donc une
sorte de valeur naturelle dexplication. La poussire et le vide saisis
dans un mme regard illustrent vraiment la premire leon de
latomisme.

19

Cette observation est encore relate dans lEncyclopdie, Art. Vuide, dernire colonne.

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40

[41]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)
PREMIRE PARTIE

Chapitre II
LATOME RALISTE
I

Retour la table des matires

Aux intuitions faciles et claires qui viennent soutenir de prime


abord les doctrines atomistiques, il faut joindre pour expliquer le succs pdagogique de ces doctrines laide dune mtaphysique galement simple et directe. Cest la mtaphysique raliste. On comprend
en effet que le ralisme se prsentera sous un jour dautant plus net
quil correspondra un objet mieux dfini. Latome bien isol dans le
vide assur de limmutabilit de ses caractres, est facilement pris
comme larchtype de lobjet indpendant et immuable.
Cependant cette position raliste qui sera, dans le cours de
lvolution des systmes, une position particulirement solide nest pas,
semble-t-il, une doctrine mtaphysique initiale, du moins en ce qui
concerne la philosophie classique. Les historiens de la philosophie
grecque saccordent en effet pour tablir que latomisme de Leucippe
et de Dmocrite drive de lcole latique. Ltre aurait t saisi par
la mditation mtaphysique dabord dans son unit transcendante. Le
mrite de Leucippe et de Dmocrite est [42] prcisment de rserver
une certaine unit ltre tout en le morcelant et en le dispersant dans
lespace. Sans doute Dmocrite accepte le vide, mais pour lui le vide

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

41

ne pntre pas au principe de ltre. Ce point est mis en lumire dans


une page pntrante de M. Lon Robin 20. La filiation, qui unit probablement en fait lcole abdritaine llatisme, est atteste, entre
les doctrines, par Aristote et avec autant de prcision que de force. Les
Elates, dit-il en substance, avaient, au mpris des faits et au risque de
toucher la dmence, proclam lunit et limmobilit absolues de
ltre. Leucippe se garde de leur ivresse logique, il fait des concessions lexprience sensible, il veut sauver la pluralit et le mouvement, la gnration et le devenir. Mais dun autre ct il concde aux
lates, et que ltre vritable est exempt de vide, et que, sans le vide
il ny a pas de mouvement. Il faut donc, puisque la ralit du mouvement est admise, que le vide constitue, en face de ltre, un Non-tre
aussi rel que lui ; puisque la pluralit est admise, quelle existe dans
le non-tre du vide, et non dans ltre, duquel elle ne pourrait sortir.
Ainsi ltre est ses yeux une multiplicit infinie de masses, qui sont
invisibles en raison de leur petitesse. Elles se meuvent dans le vide.
Quand elles entrent en contact, elles ne font pas une unit, mais cest
par ces rencontres que, en sunissant, elles produisent la gnration,
en se sparant, la corruption. Par consquent, Leucippe et, avec lui,
Dmocrite ont monnay ltre latique, en tant que corps homogne,
en un [43] nombre infini de coupures pleines et solides, corps indivisibles, masses atomes. Mabilleau crivait de mme : Leucippe
suppose Parmnide 21.
On peut dire, pour employer lheureuse expression de M. Robin,
que, dans le monnayage de ltre latique par Leucippe et Dmocrite, la valeur logique est dabord entirement conserve, car
latomisme mtaphysique primitif traite en somme le sujet logique
dun jugement singulier de la mme manire que llatisme traite le
sujet logique dun jugement universel. On va ainsi de ltre pris dans
son unit absolue des objets spciaux qui seraient assurs de garder
leur unit individuelle. Dans cette dduction mtaphysique, latome
est donc considr comme unit logique avant dtre pris comme unit
matrielle. Cela explique la simplicit toute logique, toute pure de
latome dmocriten.

20
21

Lon. Robin, La Pense grecque et les origines de lesprit scientifique, p.


136.
Loc. cit., p. 39.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

42

Mais si latome est si logiquement et si radicalement simple, il


faudra que tous les atomes soient identiques. Tout ce qui pourrait les
diffrencier devrait tre cherch dans des relations o jouerait une
contingence incomprhensible pour la pense latique. M. Robin
montre nettement la ncessit mtaphysique de lidentit des
atomes 22. Les atomes tant ltendue pleine rpte un nombre
infini dexemplaires, toute proprit qui nest pas contenue dans cette
essence fondamentale de ltre sera, en vertu de la mthode latique,
exclue des atomes. Ils ont donc tous la mme nature, sans aucune diversit qualitative, [44] tout comme ltre des lates ; ils ne peuvent
pas plus tre changs qualitativement quils ne peuvent tre diviss,
de sorte quils sont doublement impassibles ; le Non-tre ne pouvant
donner naissance ltre, ils sont inengendrs, donc imprissables.

II
mditer ce passage de llatisme latomisme, on pourrait donc
croire que la rflexion mtaphysique est suffisante pour faire sortir les
doctrines des doctrines ; mais venons une question dordre pdagogique, dordre subalterne si lon veut, qui nous clairera par la suite
sur la filiation relle des doctrines mtaphysiques : sous quelle impulsion, lide du morcellement de ltre latique est-elle venue
lesprit du mtaphysicien ? Il nest pas douteux que ce soit sous
limpulsion des intuitions sensibles. Il ny a en effet aucune raison
interne de sortir de la pense late ds quon en a compris la puret.
On ne peut venir latome que pour des raisons exprimentales.
Mais comment cantonner lexprience dans un simple rle
doccasionnalisme mtaphysique ? Fatalement les intuitions sensibles
devaient propager leur influence de proche en proche dans toute la
philosophie de la matire. Une avenue inductive continuait la voie
troite de la dduction logique. Un ralisme envahissant succda donc
lontologie logique de Leucippe. Comme nous lavons indiqu dans
notre introduction, picure tablit en quelque sorte un atomisme naf
en parlant dun atomisme savant.

22

Robin, loc. cit., p. 137.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

43

Dailleurs en admettant mme que le processus de pense qui [45]


conduit morceler ltre sengage logiquement, nest-ce pas
1exprience qui suggre darrter ce morcelage sur un terme ultime.
Cest ce que Mabilleau a trs bien vu 23 : Lindivisibilit de latome
dmocriten est physique et non mathmatique, et elle est plutt
induite de lexprience que dduite dun thorme .
Mais alors cette pense facile, cette intuition qui concilie la gomtrie et la physique, cette philosophie peu soucieuse de sparer la logique et lexprience, cette doctrine plus son aise dans un air de
vraisemblance que dans une atn1osphre de vrit, voil vraiment un
atomisme fait pour traverser les ges, pour renatre la suite de philosophies diverses, pour sadapter aux connaissances scientifiques dans
les diffrents stades de leur progrs. Grce au miracle grec, cet atomisme naf nest pas chronologiquement premier. Il reste cependant
primitif. En dressant notre tableau des possibilits de la pense atomistique nous ne devons donc pas hsiter renverser le plan historique et prendre comme type latomisme le plus substantialiste.
Considrons donc latome le plus charg de substance, le plus
riche en qualits. En effet, si latome reoit les qualits les plus diverses, il apparat, par principe, comme un moyen de synthse facile.
On saperoit quil est plus ais comprendre que bien dautres lments. Cest donc bien lui qui, psychologiquement parlant, est le premier. Nous lappellerons latome du ralisme interne pour le distinguer dun lment dune philosophie atomistique qui ne suit pas toutes
les sductions du ralisme [46] naf. Nous appellerons cette dernire
philosophie latomisme raliste externe. Nous verrons que ce dernier
atomisme, lencontre du premier qui est tout affirmatif, sappuie sur
des ngations nombreuses. Mais cette distinction sclairera lusage.
Essayons donc de caractriser maintenant la pense substantialiste
monnaye , disperse, multiplie dans les diverses sortes datomes.

23

Mabilleau, loc. cit., p. 189.

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44

III
Disons tout de suite que le ralisme en gnral est la moins volutive des philosophies parce quil est le plus simple des systmes. Il
explique tout laide dune seule fonction pistmologique : la rfrence directe de la qualit la substance. Une fois affirm quun corps
possde telle ou telle proprit, toute question ultrieure passe pour
inutile ou du moins drive. Il semblerait que dans une telle philosophie on puisse trouver une discrimination immdiate entre ce quil y a
de rel dans le phnomne et ce quil y a dillusoire ! Ainsi, les divers
problmes de la composition substantielle ou phnomnale que nous
tudierons dans le chapitre suivant auraient le double caractre dtre
drivs et par certains cts frapps derreur ds leur nonc. La vraie
mtaphysique, la vraie science ne rsideraient pas dans ces problmes
de la composition, elles rsideraient dans la dcouverte du seul lien
rel, de la seule fonction pistmologique dcisive et premire, encore
et toujours dans la liaison dune substance particulire ses qualits,
ou inversement dans la mise en rapport des qualits phnomnales aux
qualits substantielles. Cest cet idal, peine discut, quaboutira
Mabilleau dans les [47] dernires pages de son livre sur latomisme 24.
Le progrs de la science consiste relier les manifestations externes
de la matire sa constitution interne, d manire tablir, par la dpendance des deux ordres, lunit de la loi sans laquelle il nest point
dexplication vritable. Ainsi on pose comme possible et mme
comme clair la dpendance entre un ordre dentits profondes, caches, substantielles et un ordre de qualits apparentes et visibles. Il
semble lire une affirmation comme celle de Mabilleau que la fonction pistmologique que nous appellerons pour tre bref la fonction
raliste corresponde une ide qui va de soi : elle relierait par un lien,
suffisant pour tout prouver, linterne de la substance aux manifestations du phnomne. Le ralisme ne sen tiendrait donc pas une affirmation de la ralit du phnomne, mais il se renforcerait dune affirmation de la ralit de la substance. Nous verrons avec quelle tranquillit latomisme se fonde sur ce ralisme redoubl.
24

Mabilleau, loc. cit., p. 534.

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45

Mais alors on peut poser une objection mtaphysique que prsente


en termes excellents Hannequin 25. On ne peut en effet donner la
substance la haute main sur ses modes qu une seule condition : cest
quils sortent delle-mme : cest donc quelle les droule au gr de sa
puissance, quelle les produise et quelle les cre. Mais qui limitera sa
puissance cratrice ? Qui la dirigera ? Qui obligera cet absolu, dans ce
quon appelle des circonstances rigoureusement semblables, drouler deux fois des modes identiques ? Et mme que peuvent tre pour la
substance, [48] et pour ce qui dpend de soi et ne dpend que de soi
sous peine de ntre point substance, des circonstances, des occasions,
des conditions extrieures elle-mme ? Pourquoi en effet ne mettrions-nous pas toute la diversit au compte de la substance ? Comment des circonstances influeraient-elles sur la substance si la substance ne contient pas, dans ses attributs mme, loccasion de cette influence ? Finalement, si la substance suffit expliquer une qualit,
elle doit expliquer toutes les qualits. Peu peu, dans cette voie, on
arrive fatalement lexplication par lindividu. Et ainsi daffirmations
en affirmations, le ralisme, parti dun Cosmos oppos la pense,
devient chosiste ; de chosiste il devient atomiste, car latome cest
la chose vraiment chose qui rsiste lanalyse par une position compltement et dfinitivement objective. Autrement dit, pour la pense
raliste, le rel ne peut rester sous la dpendance de notre morcelage ;
il faut donc que le morcelage trouve son terme. Cest cette seule
condition que le rel peut tre dfini en dehors de notre action sur le
phnomne. Si la division tait indfinie, la substance serait un vritable phnomne puisquelle se traduirait sans cesse dans lillusion
dune composition. Si au contraire lunit de la Ralit tait infrangible, la Ralit serait bien prs de ntre que lide dune ralit.
Cest dans une situation intermdiaire que la substance et la ralit se
confirment lune lautre. Fatalement, une philosophie raliste doit devenir un atomisme raliste. Latomisme, cest le matrialisme prcis.
Il nous semble ds lors trs important de souligner, au niveau
mme de latome, le dveloppement ou plutt ltalement du ralisme.
[49] Latome qui, en sen tenant sa fonction pistmologique primi-

25

Hannequin, Essai critique sur lhypothse des atomes, p. 245.

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46

tive, ne devrait fournir que des raisons pour expliquer la composition


des phnomnes, reoit vraiment, comme des qualits intimes, tous les
traits du phnomne. Les exemples viennent immdiatement lesprit
du lecteur :
Remarque-t-on que les choses prises au niveau de notre exprience
manifestent une cohsion qui est, tout bien considr, le phnomne le
plus videmment hostile lintuition atomistique ? Aussitt, on attribue latome des crochets qui lui permettront de se fixer dautres
atomes en faisant passer dailleurs la cohsion interatomique dans le
domaine intra-atomique, qui se voit du mme coup pourvu dune cohsion essentielle. Ainsi, dune part latome reoit deux qualits
presque contraires : il est isol et il sattache ; dautre part, la qualit
phnomnale expliquer devient une qualit substantielle qui na plus
besoin dexplication puisquelle se pose sous le signe du ralisme. Au
surplus, si lon se rend compte de ce quil y a de naf dans cette image
des atomes accrochs, on se borne dire, avec la science moderne,
que latome a des affinits. Mais ce ralisme plus sourd nest pas plus
dmonstratif. Au fond sous le mot vague daffinit subsiste lintuition
des liens interatomiques. Le seul fait que la multiplicit des liens ne
donne pas une mesure de la solidit de la molcule prouve combien
lintuition de laffinit est obscure et trompeuse. En effet, dans les
chanes qui illustrent la structure des corps organiques, ce nest pas
toujours o se trouve une double liaison que la molcule est le plus
solide.
Mais dans ces problmes de la cohsion, il semble quun effort dductif masque la retraite vers le ralisme. O le ralisme se prsente
[50] avec son caractre le plus vain, cest sans doute propos des intuitions les plus prs de la sensation. En effet, tout au long de
lvolution des doctrines, on nhsite pas transporter sur latome
toutes les donnes de la sensation. Dans leur individualit triomphante, les atomes seront amens par exemple expliquer directement
les saveurs, les odeurs, les couleurs. Souvent cependant, la philosophie atomistique aura un scrupule. On envisagera alors la proprit
sensible comme une sorte de relation de latome lorgane des sens ;
on inventera un ajustement gomtrique entre les pores de lorgane et

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47

la forme de latome pour expliquer le doux, le sucr, lamer 26. Mais


parfois lattribution de la qualit sensible latome sera plus directe ;
elle sera rapide comme une mtaphore ou une synonymie : ainsi
latome de froid aura des pointes pour rendre raison du froid piquante ; un atome pourvu dasprits sera charg dexpliquer
lpret dune saveur. La pense prscientifique se contente du jeu des
doublets linguistiques.
Mais pour bien montrer ce quil y a de direct dans les intuitions
fondamentales de latomisme, citons une page o le chimiste Lmery
expose les preuves de sa conception des particules acides et alcalines.
Duhem, auquel nous empruntons cette citation 27, remarque fort justement la parent de la thorie de Lmery avec la philosophie
dpicure et de Lucrce. Mais, encore une fois, cest une intuition
immdiate, et non une tradition philosophique [51] qui est la base des
conceptions de Lmery : Comme on ne peut pas mieux expliquer la
nature dune chose aussi cache que lest celle dun sel, quen attribuant aux parties qui a composent des figures qui correspondent
tous les effets quil produit, je dirai que lacidit dune liqueur consiste dans des parties de sel pointues, lesque les sont en agitation ; et
je ne crois pas que lon me conteste que lacide nait des pointes,
puisque toutes les expriences le montrent ; il ne faut que le goter
pour tomber dans ce sentiment ; car il fait des picotements sur la
langue semblables ou fort approchants de ceux que lon recevrait de
quelque matire taille en pointes trs fines ; mais une preuve dmonstrative et convaincante que lacide est compos de par ties pointues, cest que non seulement tous les acides se cristallisent en
pointes, mais toutes les dissolutions de matires diffrentes, faites par
les liqueurs acides, prennent cette figure dans leur cristallisation. Ces
cristaux sont composs de pointes diffrentes en longueur et en grosseur les unes des autres et il faut attribuer cette diversit aux pointes
plus ou moins aigus des diffrentes sortes dacides.
Cest aussi cette diffrence en subtilit de pointes qui fait quun
acide pntre et dissout bien un mixte quun autre ne peut rarfier :

26
27

Voir par exemple : P. Gassendi, Syntagma philosophicum, I. V, C. IX, X et


XI.
Duhem, Le mixte, p. 20-21.

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48

ainsi le vinaigre sempreint du plomb que les eauxfortes ne peuvent


dissoudre ; leau forte dissout le mercure et le vinaigre ne le peut pntrer, et ainsi du reste.
Pour ce qui est des alkalis, on les reconnat quand on verse de
lacide dessus, car aussitt, ou peu de temps aprs, il se fait une effervescence violente, qui dure jusqu ce que lacide ne trouve plus de
corps rarfier. Cet effet peut faire raisonnablement [52] conjecturer
que lalkali est une matire compose de parties raides et cassantes,
dont les pores sont figurs de telle faon que les pointes acides y tant
entres, elles brisent et cartent tout ce qui soppose leur mouvement
Il y a autant de diffrents sels alkalis, comme il y a de ces matires qui ont des pores diffrents, et cest la raison pourquoi un acide
fera fermenter une matire, et nen pourra pas faire fermenter une
autre ; car il faut quil y ait de la proportion entre les pointes acides et
les pores de lalkali.
Si nous citons cette longue page, cest quelle illustre bien,
croyons-nous, le passage pur et simple de la qualit phnomnale la
proprit atomique. Il est trs frappant en particulier quon puisse
donner, comme preuve des pointes des corpuscules invisibles, les
pointes formes par les cristaux ; quon puisse postuler des pores
dans les alcalis, simplement pour recevoir les pointes des acides ;
quon puisse supposer que la force des acides corresponde aux degrs
de subtilit des pointes. On voit bien que, pour une telle intuition,
la particule dacide est une chose en miniature. On ne connat nettement cette chose que par une sensation gustative et on la dcrit
grand renfort dhypothses qui sont, comme le remarque finement
Mme Metzger, la fois prcises dans les dtails et vagues dans les
gnralits 28. On fait appel la mcanique des menuisiers et des
charpentiers, aux proprits des leviers, des coins, des vrilles, des scies.
Mme Metzger indique ailleurs jusqu quelle minutie peuvent descendre les images que lintuition propose pour comprendre
linfiniment [53] petit. Voici comment le chimiste Romberg expose la

28

Mme Metzger, loc. cit., p. 433.

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49

thorie de loxydation du mercure 29. Les parties du mercure, tant


devenues hrisses par le lardement de la matire de la lumire, nous
pouvons nous les reprsenter comme des chtaignes cou vertes d
leurs coques vertes et hrisses, qui se soutiennent plutt les unes les
autres que de rouler sur un plan inclin, comme elles feraient si
ctaient des boules rondes et polies ; et, dans cet tat, le mercure
nest plus fluide, tant chang en une poudre rouge dont les petits
grains colls les uns contre les autres, par leurs propres hrissons,
composent de gros morceaux assez durs et de figures irrgulires,
comme feraient les coques hrisses des chtaignes si on les pressait
les unes contre les autres, qui composeraient des gros pelotons de figure irrgulire et qui tiendraient fort bien ensemble : ces pointes hrisses du mercure, par la longueur du temps quon les expose au feu,
saugmentant en nombre et en grandeur, sentrelacent et se soutiennent si fort, que le mercure devient dur comme une pierre ; et comme
ces pointes, qui rendent chaque grain du mercure hriss, sont une
matire sensible et pesante, le mercure, dans cet tat, augmente de volume et pse plus quil ne faisait avant que davoir t mis au feu et
lorsquil tait encore coulant.
Mais on pourrait reconnatre l une volont toute cartsienne de
tout expliquer par ltendue, par les formes gomtriques. Il ne serait
pas difficile de trouver des affirmations plus substantialistes et partant
plus gratuites. Cest le cas quand on attribue [54] la nature simple de
latome la qualit phnomnale compose. En diminuant dchelle on
a limpression quon chappe la tautologie jamais ridiculise par
Molire loccasion de la vertu dormitive de lopium. On dira, par
exemple, avec Voltaire 30 : On admet des atomes, des principes inscables, inaltrables, qui constituent limmutabilit des lments et
des espces ; qui font que le feu est toujours feu, que leau est toujours
eau, la terre toujours terre, et que les germes imperceptibles qui forment lhomme ne forment point un oiseau. On retrouvera ainsi les
homomries dAnaxagore o les lments sont la fois spcifiques
et complexes 31.

29
30
31

Histoire et mmoires de lAcadmie des sciences, 1706, p. 262. Cit par


Mme Metzger, loc. cit., p. 380.
Voltaire, Dictionnaire philosophique. Art : Atome.
Cf. Berthelot, La synthse chimique, p. 33.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

50

Ainsi tout ce qui enrichit latome en attributs est naturellement


sous la dpendance de la pense raliste ; autrement dit, cest sur
latome que sapplique le mieux la fonction pistmologique que nous
avons appele la fonction raliste, celle qui rend compte dun phnomne en lattribuant purement et simplement comme une qualit
lessence de ltre. Il semble que latome soit alors une racine solide
et permanente de cette attribution.
Mais le problme, si connu sous la forme banale o nous venons
de lesquisser, peut tre approfondi et port sur un terrain plus mtaphysique. Donnons quelques exemples de cette transformation.
Un des enrichissements mtaphysiques les plus importants a consist prendre latome comme cause.
[55]
Cest l un cas particulier dune thse gnrale dont on trouvera le
dveloppement dans la critique apporte par Schopenhauer la philosophie kantienne. Cest ainsi que Schopenhauer se propose de dmontrer 32 que le concept de substance na, en ralit, dautre contenu
que celui du concept de matire. Quant aux accidents, ils correspondent simplement aux diffrentes espces dactivit : par consquent la
prtendue ide de substance et daccident se rduit lide de cause et
deffet. Autrement dit, de la substance kantienne la substance
schopenhauerienne il y a toute la distance qui spare le cinmatisme
du dynamisme. Tout substantialisme doit se doubler dun causalisme
et cest trs juste titre que M. Andr Metz a dgag le caractre causal de la philosophie raliste meyersonienne Or cest dans
latomisation que la substance concentre sur un domaine troit et
prcis est vraiment solidaire de ses attributs ; cest donc au niveau de
latome que la substance peut tre le plus facilement prise comme
cause de ses attributs. Latome, cest la substance prise comme cause
bien dfinie, bien assigne. Dans une action dfinie au niveau de
llment de substance on peut reconnatre en quelque sorte latome
de cause. Cest en somme sous cette forme que la physique mathmatique de Cauchy crira lquation fondamentale de la dynamique en
partant de force exerce sur un point matriel.

32

Schopenhauer, Le monde comme volont et reprsentation, trad., t. II, p. 52.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

51

Quoi quil en soit dailleurs de ces thses mtaphysiques gnrales,


on peut parfois saisir propos de latomisme ce passage de [56]
latome-substance latome-cause. Souvent ce passage est si subreptice quil touche au paralogisme. Cest ainsi que Lasswitz indique
comment au lieu de la rsistance on parle de la force de rsistance 33.
De la rsistance la force de rsistance il y a sans conteste tout un
abme mtaphysique. Cest vraiment un effet qui devient une cause.
Cest toute notre intuition intime de leffort que nous introduisons
dans la chose en soi ; la substance est alors en quelque sorte vcue par
le dedans au lieu dtre contemple en dehors.
On passera de la mme faon de latome plus ou moins lourd pris
comme une simple traduction de notre sensation latome pesant pos
comme cause dune attraction. Nous retrouverons cet enrichissement
dans le passage des atomismes cartsiens aux atomismes newtoniens.
Cest de la mme manire, et cette fois par un excs vident, que
certains philosophes attribueront latome la libert. Nous avons not
dans notre introduction cette adjonction apporte latome avec picure. En lvoquant nouveau, nous voulons rappeler que latome
ainsi enrichi va pouvoir rendre compte la fois de lindividualit absolue des tres et de la varit prodigieuse des phnomnes. Pour picure, la varit nest pas un jeu superficiel, elle a vraiment une racine
interne. Cest ce que Mabilleau a justement soulign 34 : Il faut donc
que latome soit dou dun pouvoir interne et immanent, non soumis
la strile identit des lois mcaniques et capable de faire natre la varit, [57] dans le mouvement dabord, ensuite dans ltre mme
(jentends ltre phnomnal), par le moyen des combinaisons suscites. Dailleurs la forte originalit de latome dpicure est si invincible, si impossible effacer par des compensations que les atomes en
sassociant par hasard et par jeu constitueront des mondes multiples,
mondes frapps eux-mmes de contingence et de varit. M. Brhier
lindique trs clairement 35 : selon picure, il ny a aucune raison
pour que les mondes soient dun type unique et quils aient par
exemple la mme forme et contiennent les mmes espces dtres vi-

33
34
35

Lasswitz, Atomislik und Kriticismus, 1878, p. 49.


Mabilleau, loc. cit., p. 277.
Brhier, Histoire de la philosophie, t. II, p. 343.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

52

vants ; il en est au contraire de fort diffrents, dus la diversit des


semences dont ils sont forms.
Cette exaltation que ltre puise dans la libert et cette force individualisante sont dautant plus frappantes quelles paraissent dabord
concentres dans un lment plus petit. Il semble que latome subtilise
le mystre de la libert, comme il subtilisera le problme de la vie. Il y
a en effet une sorte dendosmose entre le concept datome et le concept de germe, et cette fusion de deux ides obscures correspond un
nouvel enrichissement de latome du ralisme interne. Les genitalia
corpora de Lucrce, les semina rerum se retrouvent plus ou moins
nettement voqus tout au long de la littrature atomistique. Parfois
les intuitions animistes les plus ingnues apportent un trange dveloppement cette thse. Ainsi, dans un mmoire sur llasticit, William Petty, en 1674, va jusqu attribuer des caractres sexuels aux
atomes. Il explique llasticit, dit Todhunter 36, par un systme [58]
compliqu datomes auxquels il donne non seulement des proprits
polaires, mais encore des caractres sexuels. Pour justifier son affirmation, Petty prtend que le passage de la Gense (I, 27) : Il les
cra mle et femelle doit tre pris comme sappliquant aux derniers
lments de la nature, cest--dire aux atomes aussi bien quaux tres
humains.
Au fond, le germe, principe obscur du destin de ltre, reprsente
du moins ltre vivant dans son unit la plus condense. Il est devenu
ainsi un modle dunit atomique. Il est construit tout en profondeur,
accumulant la fois toutes les qualits et tout le devenir de ltre, ralisant mme, comme M. Koyr la si bien montr 37, la synthse mtaphysique des contradictions les plus flagrantes, celle de ltre et du
non-tre, celle du devenir et du permanent. En face de telles contradictions, combien plus tolrable doit paratre lopposition intuitive
entre ltendue de latome et son indivisibilit ! Le germe fournit donc
bien un des exemples datome les plus riches et les plus fortement
coordonns. On conoit quon ne puisse le diviser sans anantir ses
fonctions. Le germe fait du mme coup la preuve de son unit, de sa
causalit, de sa vie. Cest latome de vie. Si lon songe maintenant que

36
37

Todhunter (M.), A history of the theory of elasticity... t. I, p. 4.


Koyr, J. Boehme, p. 131.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

53

les intuitions animistes peuvent sans doute se voiler certaines


poques mais quelles sont toujours prtes rapparatre, on comprend la trompeuse clart que lide obscure de germe apporte lide
gomtrique datome. Le germe, cest latome qui a une structure interne, structure quon peut aussi bien interprter comme racir1e de la
diversit que comme racine [59] du devenir. Cest donc tout le phnomne de ltre, dans lespace comme dans le temps, qui se trouve
expliqu par le germe.
En sappuyant sur cette mtaphysique du germe, nous voyons
maintenant clairement comment le ralisme pose latome comme une
substance produisant vraiment ses attributs. Naturellement latomisme
le plus caractristique sera le plus intemprant. Cest celui qui emploie tout propos, pour les attributs, pour les modes, pour les accidents, toujours la mme fonction raliste. Il tend rduire, lenvers
de lidal de la pense scientifique moderne, les lois du phnomne
aux proprits des substances. Cet atomisme, qui fait de la navet un
systn1e, vince mme le problme de la composition phnomnale.
Pour lui, il ny a pas de proprits composes, ou plutt, la composition nexplique rien : toute la valeur dexplication consiste tablir
une tautologie qui va de la substance aux qualits qui la caractrisent.

IV
Les atomismes ralistes savants ont t une raction contre cette attribution immdiate des qualits sensibles. Ils ont travaill tablir
une chelle de valeurs dans lensemble des proprits et dterminer
les caractres fondamentaux de latome. Cependant tous les atomismes qui gardent, comme ide directrice, la fonction raliste si rduite quen soit lapplication, sapparentent avec une nettet mtaphysique indniable. Avant de traiter les problmes de la composition qui
ont tant dimportance pour classer les intuitions atomistiques, il convient dindiquer, croyons-nous, quelques doctrines o latome naf
sappauvrit [60] en attributs, tout en gardant sa richesse dessence,
tout en mettant encore laccent sur la valeur substantialiste.
Puisque nous avons plutt le dessein dtre clair que dtre complet, allons tout de suite aux atomismes les plus restreints, ceux que

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

54

lon pourrait appeler monotones, en ce sens quils naccordent la


substance quun attribut fondamental. Dans ce dernier sens, trs instructives sont les coles atomistiques touches de prs ou de loin par
le cartsianisme. Nous voulons parler de la thorie de Cudworth et
surtout de celle de Cordemoy.
Pour Cudworth, comme pour Gassendi dailleurs, les atomes ne
forment naturellement pas la totalit de ltre, ainsi que ctait le cas
pour les doctrines antiques. Pour un cartsien, il y a en outre la substance pensante. Mais la pauvret qualitative des atomes nen est que
plus frappante. Comme le dit Pillon 38, lide du mouvement spontan nest pas renferme dans celle dtendue ; elle ne convient donc
pas aux atomes. Sils ne peuvent se mouvoir eux-mmes, il faut que
leur mouvement leur soit communiqu, quil leur vienne du dehors.
Entendons bien, la locution du dehors ne se rfre pas ici une
action dun autre atome mais bien une action qui engage une tout
autre nature que la nature matrielle. Le choc des atomes nest alors
que le phnomne dune action plus profonde qui, par lintermdiaire
de la nature plastique, remonte Dieu mme. Latome nest vraiment
plus l quun fragment dtendue, quun commentaire gomtrique de
limpntrabilit des corps.
La thse de Cordemoy accentue encore cette passivit essentielle
[61] de latome et aboutit ne vritable doctrine occasionnaliste des
actions interatomiques. Pillon rsume cette influence malebranchiste 39 : Non seulement le principe du mouvement nest pas dans
les atomes, mais ils nagissent en aucune faon les uns sur les autres,
et lon ne peut mme pas les considrer comme des causes motrices
secondes. On croit cependant et lon dit volontiers quils se transmettent les uns aux autres le mouvement quils ont reu. Mais ce nest l
quune apparence Cest Dieu qui fait passer le mouvement dun
atome lautre loccasion de leurs rencontres. Ainsi laction mutuelle des atomes qui se choquent ne correspond aucune ralit profonde ; cette action est un pur phnomne ; elle ne peut tre explique
par limpntrabilit, puisque cest une faute de la rfrer la seule
impntrabilit. Laction divine est ncessaire jusque dans le phno-

38
39

Pillon, Anne philosophique, 1891, p. 70.


Pillon, loc. cit., p. 71.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

55

mne minuscule de la rencontre de deux atomes, car Dieu est la rserve de toute action. Tout le reste est figure. Nous sommes bien revenus un atomisme minimum et univalent. Cependant cet atomisme
univalent est encore pens dans le sens dune inhrence. Pour les atomismes cartsiens, la figure est en effet vraiment inhrente la matire. propos de la philosophie de Cordemoy, Lasswitz rappelle que
cest parce que la forme appartient la substance que la substance de
latome ne peut tre divise 40. Latome apparat dans cette doctrine
comme solidifi par sa surface gomtrique. Cette surface nest pas
contingente. Elle nest pas la simple limite de quelque effort intime
dextension, [62] la borne dune pousse interne ; elle est vraiment
contemporaine de la cration de ltre ; mieux, elle est contemporaine
de la pense qui cre ltre. Cest en cela quon peut dire que la surface des atomes est le lieu gomtrique de leurs qualits substantielles. Cette surface est vraiment taille dans ltendue intelligible.
Dailleurs lide seule de substance suffit pour assurer lunit
latome dans la philosophie de Cordemoy. Cest un point qui est bien
mis en lumire dans la thse de Prost 41. Cordemoy dit que si
latome est indivisible, cest parce quil est substance il identifie,
avec Aristote, substance et unit Peu importe quon distingue des
parties, leur nature de substance maintient 1unit.
Il est trs curieux de constater que ds quun atomisme se schmatise, une raction plus raliste se prpare. Cest toujours la mme dialectique que celle que nous signalions entre Dmocrite et Lucrce. Il
est intressant, croyons-nous, de voir le mme dilemme se renouveler
entre les atomismes issus du cartsianisme et les atomismes issus du
newtonianisme.
Prenons lexpression de cet enrichissement dans larticle mme de
Pillon que nous utilisions propos de Cordemoy 42. Lapport fondamental de Newton, cest lexemple dune action qui met en jeu la
masse entire et non plus la surface. Il est dmontr, [63] dirent les
40
41
42

Cf. Lasswitz, Geschichte der Alomistik, 2e d., 1926, t. II, p. 41.


Prost, Essai sur latomisme et loccasionnalisme dans la philosophie cartsienne, 1907, p. 56.
Pillon, loc. cit., p. 98.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

56

partisans de Newton, que la gravitation universelle vient dun pouvoir


qui pntre au centre du soleil et des plantes, sans rien perdre de son
activit, et qui agit, non pas selon la quantit des superficies des particules matrielles, mais selon la quantit de matire. Donc, nul tourbillon, nulle impulsion con nue, nulle cause mcanique, au sens ordinaire
du mot, nen peut tre le principe ; donc elle est leffet dune force
attractive primordiale et essentielle la matire.
cette attraction gnrale sen joignirent dautres ; il y en eut
une pour dterminer la cohsion et la duret des corps ; puis ce furent
lattraction magntique, lattraction lectrique, laffinit chimique
Ce qui caractrise, au XVIIIe sicle, lesprit philosophique de la
science, cest lide de la pluralit et de la diversit essentielle des
forces, des proprits, des principes de la nature. Comment mieux
caractriser le retour de la pense raliste vers une philosophie de la
simple inhrence ? Comment ne pas voir aussi, dans de semblables
expressions, une rsurrection des formes substantielles et des qualits
occultes ? Cest l une critique quon a rpte satit contre la philosophie newtonienne. En admettant que Newton, protg par des prcautions mathmatiques, ait chapp personnellement cette sduction raliste, on doit convenir que le mouvement de sa doctrine devait
replacer au centre de latome, comme qualit de la substance intime
de latome, la racine de toutes les manifestations externes de latome.
On revient insensiblement une explication par linhrence.
Ce retour des conceptions philosophiques aristotliciennes est
particulirement apparent sur une qualit particulire prise [64]
dabord, de toute vidence, dans lintuition sensible. Cest le cas de la
duret. La dduction de Pillon est trs utile mditer cet gard 43.
Si la duret des corps, la duret exprimentale, vient des forces inhrentes aux atomes, quoi attribuera-t-on la duret des atomes ? Il faudra dire quelle vient elle-mme des forces inhrentes aux parties dont
les atomes sont composs ; puis, que la duret de ces parties vient des
forces inhrentes des parties plus petites ; et ainsi de suite. Ou bien,
si lon veut viter le progrs linfini, il faudra mettre dans les
atomes, ou dans des parties ultimes quelconques, une duret essentielle et absolue, semblable la lgret essentielle et absolue

43

Pillon, loc. cit., p. 100.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

57

dAristote, une duret qui nest pas de la mme nature que celle des
corps, bien quelle soit suppose en suite de lexprience que nous
avons de celle des corps. Il faudra donc distinguer dans la nature deux
espces de duret, dont lune, inexplique, mystrieuse, entre comme
postulat dans lexplication de lautre. En un mot, il faudra abandonner
tout coup les thories de la physique moderne pour revenir une
ide de lancienne physique.
II y aurait naturellement une longue tude faire sur les rapports
de latomisme et de la philosophie newtonienne. Mme Metzger a consacr cette tude des pages pntrantes. Latomisme est impliqu,
dit-elle, dans la loi dattraction telle que la comprennent les chimistes. Et elle ajoute, ce qui est important pour prouver, suivant
notre thse, le caractre impratif des intuitions : Cette consquence
de la loi de Newton, les chimistes la formulrent sans la discuter et
sans la dduire, comme une vidence [65] immdiate 44. Dans bien
dautres doctrines, par exemple dans la thse corpusculaire de la lumire tablie par Newton on trouverait encore des assemblages intuitifs trs instructifs 45 ; mais ces assemblages, on le reconnatra, oprent toujours sur le jeu des intuitions que nous avons dgages.
Pour conclure, nous nous bornerons indiquer encore une voie
dvolution le long de laquelle latome a t en quelque sorte ananti.
En effet, nous allons le voir perdre, au bnfice de sa valeur dynamique, un des caractres qui stait prsent jusquici comme vraiment fondamental : son tendue elle-mme.
Cest lexplication par linterne qui va ruiner la conception de
latome comme tendue figure. Faisons la discussion en analysant le
principe de la cohsion. Cette cohsion est due une force attractive
des parties cohrentes. Latome devra donc son existence une attraction mutuelle de ses parties. Mais alors ses parties ont la mme valeur
dexplication lgard de latome que latome lgard des corps
quil constitue. Il faut donc admettre que la cohsion intra-atomique
postule des racines subatomiques. Et ainsi, la faveur dune proprit
interne, on se trouve conduit segmenter sans fin latome. Autrement
dit, latome, par le fait mme quil a reu intimement toutes les pro-

44
45

Mme Metzger, Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique, p. 37.


Mme Metzger, loc. cit., p. 77-78.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

58

prits, ne peut pas constituer son individualit avec une figure dtermine, tout externe, dcoupe dans ltendue. On ne trouve aucun lien
pour solidariser ltendue figure et les principes internes de la cohsion. La mthode dexplication brise donc automatiquement [66]
latome en tant que moyen dexplication. Comme le dit trs bien Pillon 46 : Il faut supposer ou une premire tendue qui ne dpend pas
de la cohsion et de la force attractive, ou une premire force attractive qui a son sige, non dans une partie tendue, mais dans un point
mathmatique. On aboutit alors un atomisme o linterne et
lexterne se touchent en quelque sorte ; cest latomisme ponctiforme
de Boscovich.
Cette fois, latome est bien intuitivement et clairement un lment
indivisible ; on sest dbarrass de la contradiction intime o nous
avait conduit le besoin de donner une varit de formes aux atomes
indivisibles. Mais aussitt, les difficults vinces lintrieur de
latome vont rapparatre lextrieur. En effet, le point matriel devra dfendre en quelque sorte son existence. On ne peut pas imaginer
le contact de deux points, pas davantage le choc de deux points. Car si
deux points se touchaient dfinitivement ou accidentellement, ils
concideraient, et les atomes, poss comme impntrables, seraient
confondus ! Boscovich fut donc amen postuler une force rpulsive
aux petites distances, tout en laissant subsister lattraction newtonienne aux grandes distances. On se rend compte que la description
des phnomnes entrane ds lors une intervention de la gomtrie de
lespace. Cest de la position relative des atomes dans lespace que
dcoulent toutes les actions et, par suite, toutes les proprits des
atomes. On arrive donc une physique mathmatique qui sloigne
des principes traditionnels de latomisme. Nous ne pousserons pas
plus loin notre examen. Si nous [67] poursuivions lapparentement des
doctrines dans cette voie, ce sont des travaux dordre mathmatique
sur les ensembles de points que nous rencontrerions. Pour sparer et
classer les lments intuitifs du problme du discontinu tel quil se
pose dans la thorie des ensembles, il faudrait un ouvrage spcial. Du
point de vue uniquement philosophique, on trouvera une intressante
monographie qui lie lintuition de Boscovich aux philosophies modernes du discontinu en passant par les thses de Cauchy, de Herbart,
46

Pillon, loc. cit., p. 99.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

59

de Renouvier, dEvellin. Cest celle de M. Nikola Poppovich 47. Cette


monographie est une excellente prparation ltude de la philosophie
mathmatique de M. Petronievics.

47

Poppevich, Die Lehre vom diskreten Raum, Vienne, 1922.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

60

[68]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)
PREMIRE PARTIE

Chapitre III
LES PROBLMES
DE LA COMPOSITION
DES PHNOMNES
I
Retour la table des matires

En se plaant lunique point de vue du philosophe raliste, nous


venons de voir que les doctrines atomistiques prsentaient dj une
trs grande varit. Toutes les espces de ce mme genre se classent,
daprs le nombre des caractres phnomnaux attribus latome,
entre deux types extrmes : latomisme raliste vraiment prodigue qui
donne toutes les proprits du phnomne latome lui-mme et
latomisme raliste aussi restreint que possible qui fixe pour latome
une proprit comme essentielle. Entre ces deux intuitions mtaphysiques, bien des intermdiaires sont possibles. On sexplique donc
quun philosophe tout acquis la position raliste du problme de
latomisme puisse affirmer quil ny a gure de thorie plus touffue
que la thorie atomique 48 . Cette diversit, qui apparatra beaucoup
plus grande encore quand nous pousserons notre enqute plus loin,
48

Paul Kirchberger, La thorie atomique. Son histoire et son dveloppement,


trad. 1930, p. l8.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

61

entrane des modifications pour certains problmes philosophiques.


Ainsi le problme de la composition phnomnale est manifestement
[69] li au degr de richesse des qualits attribues lessence des
atomes : pour latomisme raliste prodigue, la composition na pas de
sens puisquon postule tous les attributs au niveau de latome pour
rsoudre dune manire pralable le problme de la composition ; au
contraire, ce problme, si rapidement vinc, devient primordial pour
les atomismes ralistes savants Entre ces positions extrmes, on pourrait classer les solutions du problme de sa composition phnomnale
dans lordre de la complexit croissante ; on retrouverait lordre de
richesse dcroissante pour les attributs postuls dans latome. Les
problmes de la composition, de la combinaison, de la synthse sont
donc en liaison troite avec les intuitions atomistiques. Nous devons
les tudier dun peu plus prs.
Rappelons dabord toute une srie daffirmations qui refusent de
reconnatre limportance de la composition. Ces affirmations nous
tonneront moins maintenant que nous avons remarqu quelles sont
entranes par une adhsion souvent tacite, toujours irraisonne, un
atomisme naf. Cest ainsi que Helmholtz rpte, en sappuyant sur
lopinion de W. Thomson, que latomisme ne peut expliquer dautres
proprits hormis celles qui sont attribues gratuitement et a priori
latome lui-mme 49.
Berthelot caractrise finement ce besoin en quelque sorte psychologique de nier ltranget de la composition qui produit des qualits
toutes nouvelles. Devant une synthse vraiment productive 50 on
serait port croire lintervention de quelque [70] autre composant
que lanalyse aurait t impuissante nous rvler . On en vient en
somme substantialiser le pouvoir de combinaison, chercher un
fluide de la composition, un lment actif, pour expliquer laction mutuelle des substances lmentaires. Cest l une illusion, mais elle vient
naturellement lesprit et il faut de nombreux checs pour la rduire.
Berthelot continue en prenant lexemple du sel marin : cependant le
chlore et le sodium sont bien les seuls lments contenus dans le sel
marin. La synthse a lev toute espce de doute cet gard ; car elle a

49
50

Voir Lasswitz, Atomistik und Kriticismus, p. 32.


Marcelin Berthelot, La synthse chimique, 1876, p. 7.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

62

tabli que le chlore et le sodium peuvent de nouveau entrer en combinaison, perdre leurs qualits et reconstituer le sel marin avec ses caractres primitifs . Ainsi lide de combinaison productive de qualits est solidaire dune longue pratique de lexprimentation. Tant
quon na pas le moyen de vrifier les doctrines chimiques par les
deux exprimentations inverses de lanalyse et de la synthse, ces
doctrines restent sur le plan mtaphysique ; elles se dveloppent dans
le domaine de la logique pure. Elles acceptent alors sans discussion
les principes de conservation totale et parfaite. On prend donc comme
axiome fondamental, li clairement la doctrine logique de ltre, la
proposition suivante : ce qui est dans le tout est ncessairement dans
les parties.
Parfois cette affirmation parat jouer sur le plan mme dune mtaphysique ontologique. Ainsi M. Kirchberger prtend chapper aux
thses de Vaihinger et dOtto Lehmann en prenant fait et cause pour le
ralisme. Mais il appuie trs curieusement ce ralisme sur la simple
dclaration suivante : 51 En admettant [71] le principe de von Antropoff : si un corps se compose dun certain nombre de fractions, ces
diverses fractions ont le mme degr de ralit que le corps dans son
ensemble nous trouvons un sol stable et suffisamment ferme,
semble-t-il, pour supporter le puissant difice de la thorie atomique
moderne. bien y rflchir, cest l un vritable postulat ontologique et ce postulat ne parat vident que parce quon ne prcise pas le
point de vue o lon tudie la ralit, ni ce quon entend par le degr
de ralit. Au contraire, tant donn un caractre rel, on pourra toujours trouver un degr de fractionnement qui arrive leffacer ; la
mise en poussire nous donne de ce dclin du rel un exemple familier.
Il est donc difficile dcarter la sduction dune ontologie immdiate ; il faut une longue exprience des synthses effectives pour acquiescer au ralisme de la synthse par opposition au ralisme de
llment. Ainsi Berthelot crit trs justement propos des doctrines
atomistiques de lantiquit, que ces doctrines demeurent trangres
lide proprement dite de combinaison . Au point de vue pdagogique aussi, il est toujours trs difficile de distinguer lintuition l-

51

Kirchberer, loc. cit., p. 10.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

63

mentaire du mlange et lide de la combinaison. Le meilleur moyen


pour claircir cette distinction, cest de dfinir la combinaison par le
fait mme quelle cre des caractres radicalement nouveaux. Nous
allons insister sur ce point.

II
Grce la culture scientifique, lide de combinaison finit par nous
paratre simple et naturelle ; mais quand on en suit le dveloppement
[72] dans la science, on saperoit quelle est entoure de nuances intuitives diverses qui rendent sa prcision conceptuelle dlicate. Liebig
a fort bien compris limportance de ces nuances intuitives. Il prend un
seul et mme fait et nous en donne deux expressions qui peuvent paratre voisines mais qui, la rflexion, indiquent deux mtaphysiques
diffrentes 52 : Cavendish et Watt ont lun et lautre dcouvert la
composition de leau : Cavendish tablit le fait, Watt eut lide. Cavendish dit, leau nat dair inflammable et dair dphlogistiqu ; Watt
dit, leau se compose dair inflammable et dair dphlogistiqu. Entre
ces deux expressions, la diffrence est grande. En effet, Watt est en
avance sur Cavendish parce quil fait lconomie dun mystre. Il accepte la composition comme un fait normal et clair. Il comprend que
la composition suffit elle seule pour expliquer les caractres nouveaux du corps compos. Cavendish garde implicitement et confusment laction du vital, lintuition dun devenir. Pour lui, la combinaison est une naissance, une cration qui conserve son mystre.
On doit dailleurs reconnatre quil tait difficile de distinguer la
combinaison chimique pure et simple des diverses compositions physiques. Cest un point que nous avons tudi longuement, propos de
lintuition de Berthollet, dans un livre rcent. Nous avons essay de
caractriser la lutte entre Berthollet et Proust en montrant que le premier chimiste intgrait, dans lexprience chimique, un ensemble de
conditions physiques qui masquaient plus ou moins le caractre bien
dfini des combinaisons. Proust, [73] au contraire, en sattachant
prsenter le phnomne par son ct proprement chimique, arrivait

52

Liebig, Nouvelles lettres sur la chimie, trad. t. II, p. 292.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

64

montrer que la combinaison se fait sans fluctuations, suivant des lois


rigoureusement gnrales, et quil suffit, par consquent, de partir de
lide de combinaison pure pour dfinir compltement les composs.
Autrement dit, en suivant Proust, lide de combinaison passe au rang
des ides explicatives et par consquent cette ide doit tre pose a
priori comme claire et comme simple.
Toutefois, il ne faudrait pas tre dupe de cette pense de parfaite
analyse, et tout moment lintuition de Berthollet reprend force dans
les esprits. La chimie de Proust est en effet une chimie pure, cest une
chimie savante et prcautionneuse ; les faits immdiats, ceux qui nous
enseignent la philosophie raliste, nous prsentent toujours une coopration des phnomnes chimiques et des phnomnes physiques. Cest
ce que Gay-Lussac a indiqu dans une formule simple et claire : Les
corps possdent ltat solide, liquide ou gazeux, des proprits qui
sont indpendantes de la force de cohsion ; mais ils en ont aussi
dautres qui paraissent modifies par cette force, trs variable dans
son intensit, et qui ds lors ne suivent plus aucune loi rgulire 53.
Puisque nous tudions les intuitions relatives la composition des
phnomnes, nous devons donc border la composition chimique par
une frange o viennent cooprer des compositions dorigine physique.
Dans cette frange, on doit saisir tout un jeu de concepts qui vont de la
simple juxtaposition la pntration rciproque, de la composition
gomtrique la composition [74] qualitative. Mais ces concepts sont
souvent mal prciss ; cest pourquoi la philosophie chimique apparat
si peu nette quand on la compare la philosophie mathmatique ou
la philosophie du mcanisme. Pour bien montrer que les intuitions
gomtriques ne sont pas absolument ncessaires pour faire comprendre la composition chimique, donnons un exemple dun auteur
estim qui a entrepris de relier les caractres physiques et chimiques
en se servant de lide simple du mlange intime. Pour Sterry Hunt, en
effet, le type de lacte chimique se trouve dans la dissolution 54.
Lunion chimique est une interpntration, comme le dit Kant, et
non une juxtaposition, comme ladmettent les atomistes. Quand des
corps sunissent, leurs masses ainsi que leurs proprits spcifiques se

53
54

Cit par Jagnaux, Histoire de la chimie, t. II, p. 227.


Sterry Hunt, Un systme chimique nouveau, trad. 1889, p. 16.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

65

perdent dans celles de lespce nouvelle. La dfinition de Hegel, ensuite de laquelle lacte chimique serait une identification des choses
diffrentes et une diffrenciation de ce qui est identique, est pourtant
complte.
On peut dailleurs suivre, chez quelques auteurs, la perte progressive en qualits quand on va du chimique au physique : au fur et mesure que la composition devient plus physique, elle devient plus
pauvre. Aussi, comme nous sommes instruits surtout par les gros phnomnes et par les phnomnes physiques, cest toujours cette composition pauvre que nous faisons correspondre la force dune intuition
claire. Ainsi W. Spring, dans la prface au livre de Hunt, crira : La
combinaison dun lment avec lui-mme, cest--dire la polymrisation dun corps, a rellement pour effet dteindre son nergie, de le
rendre inapte [75] remplir certaines fonctions. La chimie du phosphore rouge, plus simple que celle du phosphore blanc, peut tre considre comme la chimie dun corps amorti.
En somme, daprs Hunt et Spring, la composition, quand elle
nest plus quune juxtaposition ou un arrangement dlments dans
lespace, atteint, avec la parfaite duret du solide gomtrique,
lindiffrence chimique. Hunt conclut un mmoire sur le jade en ces
termes : Laugmentation de densit et lindiffrence chimique quon
remarque dans cette dernire espce tient sans doute son quivalent
plus lev, cest--dire une molcule plus condense 55. Ce rapport
entre la duret et lindiffrence chimique est dailleurs appuy sur des
recherches relatives aux silicates. On saisit donc l une curieuse intuition o la duret nest pas primordiale mais o elle est acquise par une
condensation progressive. Ainsi lide de condensation, instruite dans
lexprience usuelle des mlanges et des dissolutions, vient ici soutenir les intuitions qui, premire vue, lui semblent les plus contraires ;
preuve que dans lesprit moderne, on est port donner la composition une valeur cratrice ; on nprouve plus le besoin de reporter aux
parties les qualits quon constate dans le tout.

55

Hunt, loc. cit., p. 54.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

66

III
Un des phnomnes les plus favorables pour tudier les problmes
philosophiques de la composition est peut-tre la composition [76] de
llment avec lui-mme, telle quon peut la saisir dans les cas
dallotropie.
Le problme philosophique fondamental de lallotropie, comme le
remarque Daniel Berthelot 56, est de savoir si lallotropie est dordre
physique ou dordre chimique. Il ny a pas l une simple question de
mots et les philosophes qui prtendent ds maintenant faire fonds sur
lunit fondamentale de la science manqueront toujours rendre
compte de la division profonde et effective de la phnomnologie. En
fait, on ntudie pas dans le mme esprit les proprits physiques et
les proprits chimiques. Le problme que pose lallotropie est donc
philosophiquement complexe. Pour expliquer quun mme corps
simple, comme le phosphore, se prsente sous des aspects physiques
diffrents, est-il vraiment suffisant, comme le faisait Hunt, de joindre
au concept de la substance, lide physique de condensation ? Faut-il
donner ainsi une sorte dintensit lacte substantiel ? Ou bien faut-il
encore propos de lallotropie revenir au dilemme qui embarrasse
toute la philosophie atomistique, et choisir entre les deux moyens
dexplication suivants :
Multiplication des types atomiques, multiplication si gratuite
quelle nous conduirait postuler des atomes diffrents pour une
mme substance.
Accentuation du caractre crateur de la composition, accentuation
qui amnerait rendre raison, par la seule composition, de toutes les
proprits chimiques et qui, du mme coup, refuserait aux lments
les proprits chimiques ?
[77]
Or lallotropie parat bien gouverner, non seulement des proprits
physiques, comme la solubilit, la couleur, le systme de cristallisa56

Daniel Berthelot, De lallotropie des corps simples, 1894, p. 3.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

67

tion, mais les fonctions les plus proprement chimiques. Selon Berzlius, dit Daniel Berthelot 57, il y aurait deux sries parallles de sulfures de phosphore, lune dans laquelle ce corps existerait ltat de
phosphore blanc, lautre dans laquelle il existerait ltat de phosphore rouge . En quelque manire, la couleur serait ainsi le signe
dune diffrenciation profonde dont on pourrait faire remonter la
source jusqu llment. Marcelin Berthelot a montr aussi
lexistence doxydes graphitiques spciaux correspondant aux nombreuses espces de graphites qui sont pourtant toutes du carbone pur.
On verrait ainsi une substance prise comme simple et pure dans son
caractre interne se prsenter dans son activit chimique avec une diversit qui rejoindrait la diversit toute physique du premier aspect. Il
y aurait donc une solidarit plus grande quon ne le suppose
dordinaire entre les caractres physiques et les caractres chimiques
dune substance. Ainsi la conclusion des tudes de Marcelin Berthelot
sur le soufre est la suivante : Il y a une certaine corrlation entre la
fonction remplie par le soufre dans ses combinaisons chimiques et les
formes prises dans le passage du soufre pur a ltat solide ; les sulfures alcalins rpondant au soufre cristallisable, les composs oxygns ou chlorurs correspondant au soufre insoluble.
Il y a plus une ide philosophique curieuse conduit Berthelot accentuer les traits qui dsignent le rle de la substance dans [78] la
combinaison. Daprs lui, un grand nombre de faits, relatifs
lallotropie, peuvent sexpliquer par une certaine permanence des proprits des composs, jusque dans les lments dgags de ces mmes
composs Il me parat incontestable que plusieurs des tats multiples du soufre, sont corrlatifs avec la nature des combinaisons dont
ils drivent ; ou, pour mieux dire, dpendent de deux causes : la nature
des combinaisons gnratrices et les conditions de la dcomposition 58. Ainsi la permanence du simple dans le compos antique
base de tout ralisme voil quon oppose la permanence du compos dans le simple ! Lhistoire des combinaisons restent inscrites dans
les lments, alors mme que la combinaison est dtruite ! Avoir jou
un rle donne une qualit, loin que la qualit prime, sans dbat, le
rle. Le rle est dhabitude fonction de la qualit ; voil maintenant
57
58

Daniel Berthelot, loc. cit., p. 3.


Cit par Meslans, tats allotropiques des corps simples, 1894, p. 35.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

68

que la qualit est fonction du rle ! On saisit, sur ce problme, une


nouvelle rciprocit de la substance lattribut qui dforme le ralisme traditionnel. Il semble quen quelque manire lattribution soit
substantiellement convertible, dans le sens mme de la conversion
logique des prdicats en sujets.
Daprs cette intuition, les combinaisons chimiques vont donc
nous permettre dexplorer le degr de condensation physique. Pour
M. Berthelot, la facult qua le carbone de donner des composs extrmement nombreux est en rapport avec une facult plus cache mais
qui trouve dj sa preuve dans la variation des chaleurs spcifiques et
qui consiste dans le fait que la condensation se prsente dans des tats
trs nombreux ! ltat le plus [79] simple, le charbon (qui dans
toutes ses varits naturelles est presque non volatil) serait ltat de
gaz parfait, comparable lhydrogne. En effet, une temprature
leve, en agissant sur le formne et la benzine, engendre successivement des carbures de plus en plus riches en carbone, de moins en
moins volatils, dun quivalent et dun poids molculaire sans cesse
croissants. On arrive ainsi aux carbures goudronneux ou bitumineux,
puis aux charbons proprement dits. Ceux-ci renferment encore
quelques traces dhydrogne que la chaleur ne suffit pas leur enlever ; il faut lintervention dun corps avide dhydrogne, comme le
chlore, agissant sur la temprature du rouge. Les charbons ne sont
donc pas comparables de vritables corps simples, mais plutt des
carbures extrmement condenss, trs pauvres en hydrogne Le
carbone pur lui-mme nest quun tat limite qui peut peine tre ralis sous linfluence des tempratures les plus leves que nous produisons : tel que nous le connaissons, cest le terme extrme des condensations molculaires, et son tat actuel est trs loign de son tat
thorique, celui du gaz . Si lon veut bien y rflchir, cest toute la
perspective o lon a lhabitude de chercher le corps simple et pur qui
se trouve retourne dans une telle conception. Le corps simple serait
toujours un corps simplifi quil faudrait supposer non pas lorigine
dun monde mais bien au terme dune technique.
Quoi quil en soit de la vue thorique de Berthelot, le seul fait qu
son occasion un bouleversement pistmologique soit possible suffit
expliquer le caractre confus du problme de la composition. Les philosophes nont pas tudi ce problme en se rfrant au programme
exprimental de la chimie ; les chimistes, [80] de leur ct, ne se sont

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

69

pas astreints dterminer trs exactement la place o ils utilisent la


fonction philosophique du ralisme. Bien des questions restent donc
en suspens. Lattribut tient-il la substance lmentaire ? Tient-il la
substance compose ? Prend-il naissance un stade intermdiaire ?
Nul doute quen approfondissant ces questions, le ralisme ne se divise en plusieurs coles. Le ralisme ne garde son unit qu la faveur
dune application imprcise.
Les problmes de la composition ne se prciseront que lorsquon
aura dfini, propos de chaque phnomne, un principe dadditivit
susceptible de rendre compte de lexprience. On sapercevra alors
que laddition pure et simple correspondant lintuition arithmtique
lmentaire nest quune abstraction, tout au plus un cas particulier. Si
lon examine un objet rel dans tous ses aspects, on finit toujours par
trouver des cas o ce qui sajoute se compose. Parfois la loi de combinaison touche un caractre trs gnral. Ainsi, dans les thories relativistes, grce lassimilation de la notion de masse et de la notion
dnergie, on a t amen envisager, sous le nom de packing effect,
une composition o la masse du compos est plus petite que la somme
des masses des composants.
Mme sur le plan de la chimie lmentaire, le principe dadditivit
gagnerait tre toujours systmatiquement dfini. Dans son manuel
original et clair, M. Boll ne manque pas de souligner limportance du
problme 59. Il distingue les relations additives, o laddition successive dun mme atome dans une molcule [81] produit des variations constantes dans les proprits du corps considr puis des
relations constitutives, parce quelles dpendent de la structure des
molcules Inversement on a nomm relations colligalives, celles
qui ne sont fonction que du nombre des molcules prsentes, sans
faire intervenir ni leur structure, ni mme leur nature (pression des
gaz, proprits des solutions) au moins en premire approximation . Ladditivit pure et simple ne peut donc tre considre comme
un a priori qui simpose lexprience. Il faut toujours chercher exprimentalement si les choses sassocient dans une action comme des
nombres abstraits qui sadditionnent. Sous ce rapport, il y a mme intrt repousser lvidence des intuitions immdiates et poser un

59

Marcel Boll, Cours de chimie, 1920, p. 51.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

70

problme. On ne doit pas stonner par exemple quun Raumur demande prudemment lexprience si la force des cordes surpasse la
somme des forces qui composent ces mmes cordes 60. Il semble
quen suivant trop docilement les intuitions de larithmtique lmentaire, on nglige lexacte mathmatique de la composition phnomnale. Il peut paratre extraordinaire, dit M. Urbain 61, que nous ne
connaissions pas de relation entre les proprits physiques et la constitution des corps, en dehors de ladditivit (pure et simple) Est-ce par
insuffisance de connaissances mathmatiques ? Il serait absurde, et
mme irrvrencieux, dadmettre que les physico-chimistes ne connaissent dautres fonctions mathmatiques que celles qui se prsentent
sous la forme de polynmes. Puis, [82] p. 321 : Quand ladditivit
(pure et simple) dune proprit physique est discutable, on admet que
les influences constitutives prdominent. Cest l une chappatoire,
puisque ces influences sont considres elles-mmes comme additives. Ce quon peut dire de plus certain en pareil cas, cest que la systmatisation en forme de polynme nest pas applicable. Autrement
dit, on sent apparatre le besoin dune mathmatique de la composition des phnomnes chimiques 62.
On se rend donc bien compte que la science moderne tend nous
librer des intuitions premires et simples. Nous ne devons tre lis
par aucune vue a priori si nous voulons faire face toute lexprience.
Les problmes de latomisme gagneront donc quitter la sduction du
ralisme immdiat. Ils devront dabord tre poss comme des rsums
de lexprience, puis repris dans une pense constructive o la porte
et le sens des suppositions initiales seront explicitement dfinis.
Cest prsenter ce nouvel aspect de la philosophie atomistique
que nous occuperons les leons suivantes.

60
61
62

Mmoires de lAc., Paris, 1711.


Georges Urbain, Les disciplines dune science, p. 316.
Du point de vue exprimental on pourra consulter sur les proprits additives les travaux de M. Paul Pascal.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

[83]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

DEUXIME PARTIE

Retour la table des matires

71

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

72

[83]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)
DEUXIME PARTIE

Chapitre IV
LATOMISME POSITIVISTE
I

Retour la table des matires

Vers 1830, avant mme que linfluence dAuguste Comte ne


puisse se faire sentir, une vritable atmosphre positiviste commence
entourer la pense scientifique franaise. Cest aussi partir de cette
mme date quune raction est visible en Allemagne contre les spculations aventureuses dont la philosophie de Hegel avait donn trop
dexemples. M. Kirchberger qui fait cette remarque 63 voit une raison qui limita linfluence de Berzlius et qui dtacha les savants de la
recherche des proprits lectriques de latome. Une tude dordre
lectrique, en enrichissant latome chimique dun caractre supplmentaire, aurait peut-tre assur sa valeur raliste ; cette tude ne fut
pas poursuivie. Dsormais, et pour une longue priode, lhypothse
atomique se prsentera comme uniquement chimique, comme un rsum systmatiquement unilatral dun phnomne saisi dans [84] un
seul de ses caractres particuliers. Le positivisme se contente
dailleurs souvent dune semblable phnomnologie morcele o se

63

Kirchberger, loc. cit., p. 49.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

73

dessine un plan dexprimentation plutt quune description complte


du phnomne.
Latomisme scientifique a ds lors t enseign sous le couvert des
prcautions positivistes 64. Ces prcautions, rptes satit, prtendaient ramener la science un phnomnisme systmatique, en se
gardant galement des affirmations ralistes et des ides de pure thorie. Cette position systmatiquement intermdiaire se rvle,
lusage, bien difficile tenir ; aussi, le positivisme incline parfois au
ralisme ; dautres fois, il sappuie sur une organisation rationnelle de
lexprience. On ne stonnera donc pas dune confusion toujours
possible aux frontires des philosophes adverses. En particulier quon
songe que les intuitions ralistes restent toujours sous-jacentes, que les
valeurs logiques dautre part nous sduisent rapidement ! On comprendra alors que latomisme positiviste se prsente finalement, entre
ces deux tentations du rel et du logique, avec une nuance polmique.
Latomisme positiviste devient ainsi, psychologiquement parlant, si
peu naturel, si peu actif quil semble un code de prcautions pour viter lerreur plutt quune mthode de pense en qute de dcouvertes.
Le critrium du positivisme est cependant net : ne rien postuler qui
ne puisse tre soumis la vrification du laboratoire. Mais les conditions de la vrification exprimentale des hypothses [85] nengagent
pas tout le problme de la formation des hypothses ; et le positivisme, rduit sa propre doctrine, est bien incapable de coordonner a
priori les penses thoriques. De ce point de vue, lusage de
lhypothse atomique du sicle dernier est particulirement intressant.
Quand on parlait de lhypothse atomique, on ajoutait quil ne
sagissait que dune hypothse de travail, que dune supposition toute
provisoire. Parfois mme, on professait le plus pur nominalisme.
Latome ntait quun mot. M. Delacre crit encore : Nous navons
prononcer le mot atome que comme terme empirique, sans nous engager en rien au point de vue philosophique, et sans faire une conjecture
sur la constitution de la matire 65. Ainsi le mot atome ne devrait pas

64
65

Voir cette tendance son origine dans les clbres traits de L. Gmelin
1788-1853.
Delacre, Essai de Philosophie chimique, 1923, p. 35.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

74

sinscrire au dbut dune science, comme une intuition fondamentale,


mais on devrait y aboutir, au terme dune exprience, comme un rsum commode pour dsigner un aspect particulier de lexprience.
Latome ne donnerait pas lieu une dfinition de choses, mais on le
retiendrait seulement comme une dfinition de mot. La thorie atomique prise dans son ensemble serait donc tout au plus un chafaudage pour associer des expriences, ou mme un simple moyen pdagogique pour relier les faits. Ainsi Vaihinger 66 cite louvrage de
Cooke (La chimie moderne, 1875) et ajoute cette remarque trs caractristique : Le livre est entirement fond sur lAtomistique et cependant lauteur se dfend dtre un atomiste.
[86]
cet gard, il serait trs instructif de pntrer lesprit qui prsidait
lenseignement de la chimie au dbut du XXe sicle, et mme en
France, il y a seulement une dizaine dannes. La plupart des livres
scolaires, suivant en cela dtranges instructions ministrielles, reportaient lhypothse atomique la fin du chapitre consacr aux lois de la
chimie. Souvent mme, lhypothse atomique figurait en appendice
pour bien marquer quon devait enseigner toute la chimie dans la
bonne forme positiviste, par les faits et seulement par les faits. On
devait exposer les lois des combinaisons pondrales lois simples, si
claires, si bien enchanes dans lintuition atomique en se gardant
de toute rfrence lintuition. Ladresse consistait ne pas prononcer le mot datome. On y pensait toujours, on nen parlait jamais. Certains auteurs pris de scrupules tardifs donnaient une courte histoire des
doctrines atomistiques, mais toujours aprs un expos uniquement
positif. Et cependant combien ces livres rigoureux eussent paru plus
clairs avec lautorisation de les lire en sens inverse ! Tant il est vrai
que les intuitions atomistiques sont notre disposition ; elles viennent
lesprit de llve comme elles vinrent lesprit des philosophes antiques. Il suffit de leur donner le droit de sexprimer en leur attachant
un nom prcis pour quelles clairent et soutiennent la pense scientifique.
Trs symptomatique galement le dbat qui tendait prouver que
Dalton tait rest tranger aux intuitions premires. Avec Dalton,

66

Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob., trad., p. 103.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

75

ctait sans doute la premire fois que latomisme sintroduisait dans


des recherches de laboratoire ; ctait la premire tentative pour vrifier chimiquement une doctrine dveloppe [87] jusque-l presque
uniquement dans le sens gomtrique ou mcanique. Or, sur ce dbat,
il faut croire Dalton lui-mme ; lexamen de son journal, dit Kirchberger, met hors de doute quil partit des intuitions fondamentales de
latomisme et que ce sont ces intuitions qui le conduisirent, comme
une hypothse, la loi des proportions multiples. Lange a fort ingnieusement mis en lumire les intuitions daltoniennes en distinguant
les deux mthodes, par ailleurs si voisines, de Richter et de Dalton 67.
Les tudes de Dalton lamenrent, comme le chimiste allemand
Richter, lhypothse que les combinaisons chimiques seffectuent en
vertu de rapports numriques trs simples. Mais, tandis que Richter
sautait immdiatement de lobservation la forme la plus gnrale de
lide, cest--dire concluait que tous les phnomnes de la nature
sont domins par la mesure, le nombre et le poids, Dalton sefforait
dobtenir une reprsentation sensible des principes sur lesquels pouvaient reposer ces nombres simples des poids de combinaisons, et
cest l que latomistique vint au-devant de lui moiti chemin .
elle seule, la technique de Dalton, assez grossire, naurait pu lui permettre de descendre des phnomnes aux principes. Il alla, au contraire, des principes aux phnomnes, de lintuition
lexprimentation, linverse de lidal positiviste. Mais lre positiviste tait ouverte ; trs rapidement on rforma la psychologie de la
dcouverte daltonienne ; on crivit lhistoire scientifique comme si la
pense labore devait ragir sur la pense primitive et en clairer les
principes.
[88]
Lenseignement de la chimie et lhistoire de la pense scientifique
viennent donc de traverser une priode o lartifice prtendait prendre
la valeur dune mthode. Si lon joint cette raison de confusion le
fait que les intuitions ralistes restent visibles chez les positivistes les
plus prudents, on se rend compte que latomisme positiviste est assez
difficile isoler. Nous le prsenterons donc dune manire plus dog-

67

Lange, Histoire du Matrialisme, trad., t. II, p. 195.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

76

matique quhistorique pour dgager autant que possible ses caractres


distinctifs.

II
On a dit bien souvent que la chimie moderne avait vraiment commenc avec lusage systmatique de la balance, en sattachant la pese comme unique critrium de la connaissance scientifique des substances. Le positivisme prtend ici tre dautant plus sr quil est plus
troit. M. Delacre crira : Le poids est le premier principe, le plus
positif, et si cela lui est possible, il doit tre le seul 68. Il est trs remarquable quon prtende dsigner qualitativement les corps en
sadressant une qualit unique qui, par certains cts, peut sembler
assez abstraite. En particulier ; lintuition reconnat mal la permanence
du poids sous le changement de volume ; il faut, pour sparer ces deux
caractres, une abstraction souvent difficile. Il est galement tonnant
quon puisse prendre la sret dune mesure comme garant de son importance philosophique. La dfinition dun corps par la mesure pose
dailleurs un problme philosophique [89] qui est loin de pouvoir se
rsoudre uniformment. M. Urbain, un des positivistes les plus clairs
de notre poque, a crit ce sujet des pages dune grande force. Il
importe, dit-il 69, de remarquer que la mthode des physiciens scarte
de celle des philosophes et des mathmaticiens. Ceux-ci partent dune
notion pour dfinir une grandeur. Ils estiment que la mesure doit
suivre la dfinition. Les physiciens ont une tendance nette mesurer
dabord et dfinir ensuite. Ce qui reviendrait dire, sous une
forme paradoxale : on ne sait pas tout fait ce que lon mesure mais
on le mesure trs bien. suivre lidal de la science positiviste, il
semble dailleurs que la science puisse se contenter dun systme de
mesures et que la ralit scientifique, cest la mesure mme, plus que
lobjet mesur. Ainsi, M. Urbain continue : Il est intressant de remarquer que si lon dfinit les grandeurs par la manire dont on les

68
69

Delacre, loc. cit., p. 43.


Urbain, Les notions fondamentales dlment chimique et datome, p. 1921.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

77

mesure, on ne risque pas de tomber dans les cueils de lidologie.


Mesurer des poids atomiques par des analyses chimiques et des densits gazeuses assure une indiscutable ralit aux poids atomiques.
Quand bien mme les atomes nexisteraient pas, les poids atomiques
dfinis par la faon dont ils se mesurent conserveraient une signification minemment positive. Nous pouvons, du point de vue qui nous
intresse ici, nous soucier fort peu de lexistence des atomes, et affirmer en toute certitude que le poids atomique est une proprit lmentaire absolument gnrale. Schutzenberger avait dit de mme : En
prenant par exemple, comme base et comme unit lhydrogne,
lexprience nous apprend [90] que les proportions de chlore qui entrent en jeu dans les ractions sont toujours des multiples entiers de
35,5... 35,5 est ce que nous appelons latome de chlore. On voit combien lacception est restreinte. En dehors de cette dfinition, il nous
est loisible de nous faire de latome telle ide quil nous plaira ; nous
pouvons le considrer comme un point matriel inscable et dou
dune grandeur et dune forme relle, ou comme une particule divisible, elle-mme dans une certaine mesure en particules plus petites ;
admettre que cet atome na aucune dimension relle pourvu quil reste
avec la base dans le rapport de 35,5 1 ; ou bien encore lenvisager
comme un mouvement particulier dune portion limite dun fluide
continu qui remplit lespace. Tout cela importe peu ; rien dessentiel
et de vraiment scientifique ne disparatra des principes, des lois et des
dductions de la thorie 70. Le point de vue positiviste est donc exprim, propos du problme qui nous occupe, avec une nettet admirable. Les intuitions philosophiques sont rejetes au rang dimages
subalternes. Les poids atomiques doivent tre inscrits dans le phnomne immdiat ; ils nengagent nullement le problme philosophique
de la substance.
Mais ce qui montrera peut-tre le mieux la rupture de latomisme
positiviste avec lintuition fondamentale de latomisme, cest le sens
mme que prend ici le concept tout exprimental du poids atomique.
En effet, si lon se cantonne dans lpistmologie positiviste, on est
amen conclure :

70

Schutzenberger, Trait de chimie gnrale, 2e d., 1884, Introd., p. V.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

78

[91]
1 Que le poids atomique nest pas un poids ;
2 Que le poids atomique nest nullement en rapport avec latome.
La premire affirmation est vidente quand on remarque que les
poids atomiques sexpriment par des nombres abstraits et non pas par
des nombres concrets comme il conviendrait si lon avait effectivement affaire des poids. Quant la deuxime affirmation, on la discutait peine au XIXe sicle, car on tait convaincu quon naurait jamais aucun moyen dexprimenter sur latome lui-mme. Ctait
dailleurs la cause pour laquelle la thorie atomique passait pour le
type par excellence de lhypothse scientifique confine par principe
au-dessous de la phnomnologie. Pour tre bien sr de ne pas donner
une valeur trop raliste cette hypothse, on sefforait de dsigner le
tableau des poids atomiques comme un systme des nombres proportionnels de combinaison. Et dans cette dsignation prcise, nettement
positiviste, tous les mots devraient porter. Il sagit dun systme, non
pas seulement dun tableau. Il sagit de nombres, non pas de poids. Il
sagit de proportions toutes relatives, et non pas dune rfrence quelconque cet absolu de ltre que serait un atome. Autrement dit, le
concept de poids atomique est, du point de vue positiviste, doublement mal nomm. Cest un concept qui sappuie sur une intuition indirecte alors mme quil prtend traduire directement lexprience. Il
faut tout un corps dexpriences systmatiques pour donner ce concept une cohrence exprimentale. Cela revient sans doute dire que
ce concept ne correspond pas une chose dtermine comme le voudrait la philosophie raliste. Il nest peut-tre quun symbole pour organiser logiquement ou conomiquement notre exprience,
[92]
Sans nous astreindre reprendre lhistoire des doctrines chimiques
au XIXe sicle on trouvera cette histoire rpte dans maint ouvrage nous devons alors entreprendre de caractriser ce quil y a
la fois de relatif et de coordonn dans la stchiomtrie.
Le positivisme le plus direct le plus pur aussi aurait pu se satisfaire de la loi des proportions dfinies nonces par Proust. Cette loi
permettait bien de cataloguer toutes les combinaisons chimiques en
rapprochant simplement deux nombres proportionnels de combinai-

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

79

son. Il semble en effet quon tienne tout le phnomne de la combinaison quand on sait, par exemple, que la combinaison du fer au soufre
pour donner le sulfure de fer a lieu dans la proportion de 56 32.
Avec la loi de Proust, on avait donc le moyen de dcrire toute la phnomnologie chimique, sans sinfoder aucune thorie, aucune
intuition, en adjoignant purement et simplement tout compos la
proportion pondrale de ses constituants. Il faut dailleurs bien remarquer que cest au compos, non au corps simple, que le positivisme
intransigeant devrait rattacher tous les rsultats de la stchiomtrie
puisque nous navons a priori aucune garantie que le corps simple se
conduira de la mme faon dans des combinaisons diffrentes.
Le succs vint cependant de la convention contraire qui revient
fixer, pour un corps simple, un nombre particulier. On reconnut en
effet quen considrant trois lments susceptibles de donner, deux
deux, trois combinaisons binaires, on pouvait dcrire ces trois combinaisons en attachant un seul nombre chacun des corps ; et non pas
deux chacun des corps comme il [93] semblerait ncessaire pour
crire les deux combinaisons auxquelles il participe. On fait donc tout
de suite une importante conomie dhypothses. Cest alors que le
systme des poids atomiques se constitue par une espce de triangulation qui nous semble la trace dune ontologie profonde, partir de laquelle on pourrait commencer une polmique entre le positivisme et le
ralisme. Cest peut-tre sur ce simple problme de la combinaison
pondrale que les dbats seraient le plus utiles. Prcisons donc aussi
nettement que possible ce problme ; pour cela, prenons un exemple.
On reconnat par des analyses et des synthses que la combinaison
de lhydrogne et du chlore se fait en poids dans la proportion de 1
5,5. De mme, la combinaison du sodium et du chlore se fait dans la
proportion de 23 35,5. Il semblerait quil y ait l deux faits bien positifs, sans aucun lien thorique ou exprimental. En particulier, si
lon doit examiner, la suite des deux premires recherches, la combinaison de lhydrogne et du sodium, il semble quon nait nullement
limit, par la connaissance des deux proportions prcdentes,
limprvisibilit essentielle de lempirisme. Et cependant, voici quon
constate que les proportions de la combinaison de lhydrogne et du
sodium sont prcisment l et 23 ! Il y a l un soudain enchanement
des faits, un cycle de ltre qui se ferme avec une perfection quon
peut bon droit qualifier de rationnelle si lon veut bien comprendre

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

80

que la meilleure preuve de rationalit, cest l prvision. Dune premire liaison tout empirique entre A et B et dune seconde liaison tout
empirique entre A et C, on infre la liaison de B C, avec la mme
assurance que si la liaison [94] considre tait une galit algbrique,
sans que rien cependant ne lgitime cette mthode transitive. Aux faits
sajoute soudain une loi fondamentale. Laxiome : deux quantits
gales une troisime sont gales entre elles, devient ainsi un des
schmes de la stchiomtrie. Ce schme se traduit substantivement
dans la loi de Berzlius : si deux corps sunissent un mme troisime
dans certaines proportions, ils sunissent entre eux dans les proportions exactes o ils sunissent individuellement au troisime corps.
Si lon songe maintenant quon va pouvoir reprendre le mme problme propos dun quatrime puis dun cinquime corps et ainsi de
suite, on se rend compte que lensemble des nombres proportionnels
de combinaison va se coordonner de plus en plus fortement. Loin de
se prodiguer, lempirisme finira par prsenter une conomie systmatique. On croyait dcrire un ensemble de corps, on saperoit quon
construit un systme de la substance. Mais cest peut-tre encore
moins lextension du systme qui doit nous merveiller que la russite
constante dun mme nombre abstrait attach un corps simple pour
mesurer son pouvoir de combinaison gnrale. Bien que nous soyons
partis du phnomnisme positiviste le plus systmatique, nous arrivons insensiblement et malgr nous des expressions ralistes. En
effet, comment ne pas dire quun lment chimique est caractris par
un nombre invariable qui lui appartient en propre, par son poids atomique ?
Mme russite de la coordination au sujet de la loi de Dalton sur
les proportions multiples ; mais cette fois la russite est moins tonnante. En tudiant toutes les combinaisons binaires [95] de deux corps
simples, dans le cas o ces deux corps simples pouvaient donner non
pas un seul, mais plusieurs composs, Dalton reconnut que les combinaisons, compares un mme poids, dun des corps, donnaient par
lautre corps des nombres proportionnels qui taient des multiples
simples de lun deux. Expression bien obscure mais qui prcisment
sclairerait si nous prenions le droit de la traduire dans le langage des
intuitions atomistiques ! On a dailleurs souvent fait remarquer que la
loi de Dalton ne pouvait tre aperue au niveau de lexprience quen
raison des petits nombres que la combinaison chimique met en jeu. Si

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

81

les composs tudis en premier lieu avaient eu la complexit de certains corps organiques tudis par la chimie contemporaine, Dalton
naurait pas pu formuler sa loi ; la marge dimprcision des analyses
aurait brouill compltement des proportions un peu complexes.
Preuve nouvelle que Dalton tait guid par des intuitions atomistiques.
Il faut dailleurs remarquer que les intuitions atomistiques se sont toujours dveloppes daccord avec la claire intuition que larithmtique
donne pour les petits nombres. certains gards, un fait qui
sexprime avec des nombres levs donne toujours limpression de
sapparenter au hasard. Ne parat primitivement rationnel et clair que
ce qui se compte sur les doigts.

III
Ainsi trs rapidement le phnomne chimique se laissait morceler
arithmtiquement et se soumettait de lui-mme lhypothse atomique. Cette hypothse semblait donc avoir achev [96] son rle. En
fait, on la reprit cependant bien dautres points de vue. On tenta,
comme nous allons le rappeler, de morceler suivant les mmes principes, dautres phnomnes que le phnomne chimique. Aussi, devant les succs convergents dune mme hypothse, on verra
simposer au positivisme une question philosophique que le positivisme ne peut gure rsoudre : comment une simple hypothse de
commodit peut-elle russir dans des domaines si varis ? Nest-ce
pas l la preuve dune valeur plus relle ou plus rationnelle ? Et ds
lors, par son succs rpt et en quelque sorte trop complet, lenqute
positiviste en vient rencontrer un obstacle mtaphysique : une
simple hypothse ne devrait pas tre utile en dehors de son domaine
de base. En dautres termes, si une convention russit plusieurs
points de vue, elle est ncessairement plus quune convention.
Prenons donc quelques exemples propres montrer avec quelle facilit lhypothse atomique spaissit ; comment, autour delle, se rassemblent les faits les plus divers ; bref, comment son ralisme
simpose peu peu malgr toutes les prcautions positivistes.
Un des cas les plus nets est sans doute la loi propose ds 1819 par
Dulong et Petit. Elle est relative la chaleur spcifique des corps

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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simples. Dulong et Petit ont fait dabord un grand effort de prcision


exprimentale, et dans leur premier mmoire ils donnrent pour onze
mtaux et deux mtallodes un tableau des chaleurs spcifiques avec
quatre dcimales, ce qui est peut-tre une approximation trop ambitieuse. Quoi quil en soit cet gard, ce quil faut bien comprendre,
cest que ce tableau est dress en dehors de toute rfrence la doctrine [97] atomistique. Si lon examine les nombres du tableau, on ne
saisit entre eux aucun rapport. En particulier, des corps de densits
trs diffrentes comme lor et le plomb ont la mme chaleur spcifique, la quatrime dcimale prs ; des corps qui ont peu prs la
mme densit comme le cuivre et le fer ont au contraire des chaleurs
spcifiques trs diffrentes. On ne voit donc aucune relation entre la
densit des corps et leur coefficient de chaleur spcifique. Il semble
bien, considrer les nombres tels que les livre le laboratoire, quon
soit ici devant un empirisme opaque.
Mais tout sclaire subitement si lon examine ce tableau la lumire des intuitions atomistiques. En effet, si lon multiplie les chaleurs spcifiques de chacun des corps simples par le poids atomique
correspondant, on va dcouvrir que le produit est constant, quel que
soit le corps considr. Cest dans ce rapprochement inattendu que
consiste la loi de Dulong et Petit.
Quand on considre attentivement le double jeu des approximations des deux tableaux et quon se rend compte que tout ce luxe de
dcimales ne trouble pas la constance du produit arithmtique, on est
tent de dire que, mme sous le simple rapport de la mesure, les deux
tableaux, celui des chaleurs spcifiques et celui des poids atomiques,
de prime abord purement empiriques se rationalisent mutuellement.
De toute manire, il intervient, grce lusage de lhypothse atomique de la chimie dans un problme de physique, une limitation de
larbitraire quon doit souligner. Ce caractre navait pas chapp
Dulong et Petit qui crivaient en tte de leur mmoire : Les considrations fondes sur lensemble des lois relatives aux proportions des
composs [98] chimiques permettent maintenant de se former, sur la
constitution des corps, des ides qui, quoique arbitrairement tablies
dans plusieurs points, ne sauraient cependant tre regardes comme
des spculations vagues et absolument striles. Les philosophes
nont peut-tre pas assez rflchi sur cette limination automatique de

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

83

larbitraire, sur cette constitution naturelle et progressive du rationalisme physique.


Bien entendu ce rapport de rationalit rciproque entre les deux tableaux empiriques apporte un nouveau moyen de pr-vision et de prcision. Ainsi, quand on hsitera fixer certains nombres proportionnels de combinaison entre lesquels les analogies chimiques ne permettront pas elles seules de choisir, on prendra le nombre qui satisfait
la loi de Dulong et Petit.
Des considrations similaires pourraient tre faites au sujet des lois
de Raoult qui permettent de dterminer le poids molculaire de certaines substances en fonction de labaissement du point de conglation
dun liquide o elles sont dissoutes. L encore, on verrait des phnomnes dordres divers se coordonner par le fait mme quon les tudie
en les interprtant dans lhypothse atomique. Cest donc une preuve
de plus que cette hypothse porte sa clart dans un domaine o elle
nest pas une supposition primitive. Elle ne joue donc plus, proprement parler, un rle dhypothse dans ce domaine tranger. Elle est en
quelque manire consacre comme loi rationnelle par une russite
dans une organisation empirique nouvelle.
Mais lexemple le plus frappant dune hypothse qui devient
dabord une loi positive, toute phnomnale, puis finalement un [99]
fait bien isol, se trouve sans doute dans les dveloppements qua pris
lintuition dAvogadro.
Avogadro avait t frapp du caractre trs simple et presque rationnel des lois que Gay-Lussac avait nonces pour les combinaisons
en volume des corps pris sous forme gazeuse. Ainsi, au lieu du rapport
pondral compliqu et tout empirique 1 35,5 qui fixe la combinaison
de lhydrogne et du chlore, Gay-Lussac trouvait quun volume
dhydrogne sunit au mme volume de chlore pour donner un volume
double dacide chlorhydrique. Dautre part, Gay-Lussac avait tabli
que tous les gaz ont le mme coefficient de dilatation. tous points
de vue, la simplicit avec laquelle se dveloppent les phnomnes relatifs aux gaz conduisait admettre quil y a aussi des rapports trs
impies entre les volumes des substances gazeuses et le nombre des
molcules simples ou composs qui les forment. Lhypothse qui se
prsente la premire cet gard, et qui parat mme la

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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seule adn1issible, est de supposer que le nombre des molcules intgrantes dans les gaz quelconques est toujours le mme volume gal
ou toujours proportionnel aux volumes . Cest en ces termes
quAvogadro explique son hypothse au dbut de son mmoire. Intuitivement cela revient, comme la soulign Dumas, supposer que
dans tous les fluides lastiques sous les mmes conditions, les molcules se trouvent places gale distance . Elles sont alors manifestement en mme nombre pour des volumes gaux.
Naturellement, pour ce qui est de la dtermination effective du
nombre des molcule ou de leur distance naturelle, ctait l une question qui ne pouvait gure venir lesprit des Avogadro [100] et des
Dumas. Il suffisait que lhypothse part claire et naturelle et quon
lutilist prudemment en se bornant affirmer la proportionnalit du
nombre des atomes au volume du gaz.
Longtemps on a voulu confiner la pdagogie de la science chimique sur cette simple affirmation de proportionnalit. On prtendait
exorciser toute rfrence au nombre des atomes en dpit mme de
lintuition primitive dAvogadro. Nouvel exemple de leffort fait par
le positivisme pour masquer latomisme tout en utilisant ses leons !
On se lana alors dans la construction de concepts trs artificiels qui
paraissaient bien loigns de toute valeur intuitive ou pdagogique,
encore quils fussent en relation directe avec les donnes du laboratoire. On inventa des locutions barbares, des raccourcis verbaux qui
rclament de longs commentaires pour tre effectivement penss.
Cest ainsi quon parla, dans les livres dinitiation eux-mmes, de molcule-gramme, datome-gramme, de valence-gramme. Et lon put
aprs cette prparation rationnelle noncer la loi toute positive, tout
immdiate dAvogadro : pour tous les gaz pris zro degr et la
pression de 760 mm de mercure, la molcule gramme occupe le mme
volume ; ce volume est 22,4 litres.
Sous cette forme, on avait russi arracher la racine intuitive de la
thorie dAvogadro. On navait plus une hypothse mais une loi empirique, une loi quon acceptait avec ses dterminations approches et
dont on navait pas rechercher la raison.
Et cependant, malgr toute interdiction, la vie des intuitions premires subsistait. Cest en les utilisant que les diverses lois drives
sclairaient facilement. En effet, si lon vaut bien postuler :

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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1 Que les atomes existent,


[101]
2 Quun atome particulier a un poids qui est vraiment un de ses
caractres absolus, sans quon ait besoin de le rfrer un second
corps dans une composition ventuelle,
on infre immdiatement de lhypothse dAvogadro que la densit
gazeuse est proportionnelle au poids de latome. Do toute une substructure claire et rationnelle qui vient soutenir lassemblage de dfinitions dont la mthode positiviste prcdente se contentait daffirmer le
caractre conventionnel.
En fait, comme on le sait, cest au profit de lintuition et du ralisme, que la science a progress dans ce domaine. M. Perrin a dtermin, de quatorze manires diffrentes, le nombre de molcules contenues dans 22 litres dun gaz aux conditions normales de temprature
et de pression. Des expriences aussi varies ont naturellement donn
des rsultats assez diffrents. Mais la convergence est cependant suffisamment nette pour quon soit sr de ne pas poursuivre un fantme.
Le nombre dAvogadro est maintenant une des donnes fondamentales de la science atomique. On saccorde dire quil y a dans 22,4
litres dun gaz quelconque 60 1022 molcules.
On arrive donc, dans cette voie, non seulement lgitimer
lhypothse dAvogadro, mais encore en prendre une sorte de mesure. Cest une physique de lobjet qui est remise la base dune physique de la compensation des phnomnes. La ligne qui va de
lhypothse dAvogadro la loi dAvogadro, puis de la loi
dAvogadro au nombre dAvogadro retrace toute lhistoire scientifique dun sicle. Le long de cette ligne une intuition sclaire et se
prcise. Cette intuition dborde finalement le positivisme.
[102]
Dune manire gnrale, laction du positivisme apparat donc historiquement comme un intermdiaire. Il apparat au contact avec deux
mtaphysiques diverses, un rationalisme de lhypothse et le ralisme
des vrifications convergentes. Deux mtaphysiques ? Cest peut-tre
pour cette raison que le positivisme prtend ne sinfoder aucune.
Dans le rgne de lintuition, tre libre, cest avoir deux matres.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

86

[103]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)
DEUXIME PARTIE

Chapitre V
LATOMISME CRITICISTE
I

Retour la table des matires

Lenqute mene par Hannequin sur la science de son temps est si


avertie et si ample quil peut sembler injuste de la caractriser par la
dnomination assez troite datomisme criticiste. Cependant, mme
sous les formules les plus prcautionneuses, on va voir rapparatre la
grande leon kantienne. Ainsi, au dbut de son livre, Hannequin pose
sans doute, lmentaire prudence de tout philosophe,
lalternative fondamentale de latomistique : latomisme rsulte-t-il de
la constitution mme de notre connaissance ou bien trouve-t-il son
unique raison dtre dans la nature matrielle ? Mais aussitt, Hannequin saperoit que les deux membres de lalternative nont pas le
mme poids ; la deuxime partie, tourne vers le ralisme, ne peut tre
maintenue dans son absolu et par consquent dans sa fonction caractristique. En effet, Hannequin qui prend ici comme un axiome le principe fondamental du criticisme ajoute immdiatement 71 :

71

Hannequin. Essai critique sur lhypothse des atomes dans la science contemporaine, 1895, p. 3.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

87

[104]
Dailleurs, mme double en apparence, la question est encore
unique au fond : tant il est vrai que notre esprit ne peut en quelque
sorte se dgager et sortir de lui-mme pour saisir la ralit et labsolu
dans la nature.
Une thorie criticiste de latomisme devra naturellement chercher
la convergence des preuves au point de dpart mme, dans la premire
emprise de lesprit sur la matire. Si cette convergence dans la priori
intellectuel se trouve en opposition avec une htrognit des lments empiriques, cette convergence tout homogne nen paratra que
plus significative. On aura bien la preuve que latomisme ne relve
pas de la nature matrielle, mais au contraire quil provient du mode
daperception et dintellection. Ds la premire page de son ouvrage,
Hannequin a prvu ce caractre dapplication htroclite de lintuition
atomistique. Latome du chimiste et celui du physicien, dit-il, nont
gure autre chose de commun que le nom. Cette constatation, qui
contenterait premire vue un partisan de latomisme nominaliste,
amne poser, si on ltudie plus avant, le problme critique dans
toute sa nettet.
Dabord, les affirmations formelles ne manqueront pas pour assurer le point de vue critique 72 : Latomisme physique nest point
impos la science par la ralit, mais par notre mthode et par la nature mme de notre connaissance ; on aurait tort de croire quil implique ncessairement la discontinuit relle de la matire ; il implique
seulement que nous la faisons telle pour la [105] comprendre, et que
notre mathmatique y introduit la discontinuit en sefforant de la
construire. De mme, page 12, latomisme a sa raison dans la constitution mme de notre connaissance . Et Hannequin ajoute,
sloignant ainsi des thses purement nominalistes : il ne suffira pas
de montrer que, de toutes les hypothses, latomisme est la plus claire,
la plus commode et la plus fconde, notre ambition nous est de
montrer quil est une hypothse ncessaire . Or cette ncessit, on ne

72

Hannequin, loc. cit., p. 26.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

88

la conquiert que sur le terrain de la priori, dans le domaine mme o


le criticisme a fait ses plus durables dcouvertes.

II
Il nous semble en effet presque vident que tout criticisme doit tre
ordonn sur un plan hirarchique et quil ne saurait se satisfaire dune
espce dempirisme de la raison, lequel se bornerait trouver et dcrire les lois que suit, en fait, lentendement. Une rgle doit tre tendue sous la loi ; ce compte seulement, lesprit peut retrouver son
unit jusque dans la diversit de ses propres fonctions. Ainsi, pour ce
qui concerne latome postul par une doctrine criticiste, on doit pouvoir marquer un caractre vrai ment premptoire et premier. En fait,
chez Hannequin, ce caractre dcisif ne manque pas : cest le nombre.
Latome, dit-il 73, a son origine dans lusage universel du nombre,
qui marque de son empreinte tout ce quil touche . Et encore, p. 69,
latome est n du nombre ; il est n du besoin qui pousse notre
esprit [106] porter lanalyse jusquaux rgions o elle rencontrera
lunit bien dfinie, llment intgrant, indivisible dont sont faites les
choses, si bien que, ne ly trouvant point, elle dtermine, en cette matire tout idale quon appelle lEspace, llment quelle y cherche et
quelle y constitue. .
Dailleurs, si lon veut bien comprendre notre auteur, il convient
dcarter tout de suite la conception dune racine exprimentale et raliste du nombre. Pour Hannequin, le nombre est, de toutes pices, une
cration de notre entendement. Lunit elle-mme reste relative
notre acte, peut-tre notre volont, ou plus prcisment elle est contemporaine de notre action intellectuelle sur le monde de la reprsentation 74. Loin donc quelle soit tire, par abstraction, des grandeurs
sensibles et continues, lunit est pour nous linstrument unique qui
les dtermine et qui les met la merci de notre raison. Bien entendu,
si lunit ne peut se trouver toute constitue dans un objet, si elle ne
peut tout au plus que se fonder propos dun objet, il en va de mme

73
74

Hannequin, loc. cit., p. 26.


Hannequin, loc. cit., p. 11.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

89

a fortiori des diffrents nombres qui restent toujours des fonctions du


point de vue o se place notre entendement.
La pluralit objective ne serait alors tout au plus quun prtexte
pour numrer les actes de notre entendement, les diffrentes tapes
de notre connaissance. Cette pluralit pourrait toujours tre accrue
dans la proportion o notre connaissance saffine. Lunit serait ainsi
la fois un arrt et une racine de la connaissance objective.
Devons-nous prendre la lettre cette dclaration et voir dans [107]
lunit lunique instrument capable dapporter une dtermination pralable dans le monde de lobjet, dtermination quon peut certes complter sous dautres rapports mais qui est tout de mme acheve du
premier coup dans son propre domaine ? Lemprise rationnelle, si lon
pouvait la considrer comme aussi dcisive, entranerait immdiatement la preuve du criticisme atomistique.
Pour claircir cette question, le mieux est sans doute de suivre
Hannequin dans ses premiers efforts, au moment o il tente dinstaller
lunit et le nombre, cest--dire latome criticiste, jusque dans
le continu gomtrique.

III
Un des titres du livre o Hannequin tudie latomisme en gomtrie est dailleurs trs caractristique : Prsence virtuelle du nombre
dans la figure gomtrique. Cette virtualit tant manifestement
dordre spirituel accentue bien le caractre critique de lintuition premire. Tout leffort de notre auteur consiste alors montrer que nous
ne comprenons les relations de ltendue figure que par
lintermdiaire de la mesure. De lessence des figures, affirme-t-il 75,
nous ne comprenons rien que ce qui peut entrer en des rapports de
proportion ou dgalit, que ce qui se compte et se mesure .
Hannequin crivait une poque o lon prtendait fonder
lalgbre et lanalyse sur le nombre entier. Si ces prtentions avaient
pu tre ralises, on aurait donn une substructure rationnelle [108]
75

Hannequin, loc. cit., p. 34.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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lirrationnel lui-mme en ce sens que la mesure aurait toujours t rductible des ensembles finis ou indfinis de nombres entiers. Ainsi,
sous le continu gomtrique, la pense mathmatique aurait retrouv
un pythagorisme constitu par des nombres et des ensembles.
De nos jours, il semble que cette base arithmtique soit trop troite.
Mme en analyse, les extensions opratoires conduisent de telles
dformations de la notion de nombre quon ne peut gure retrouver les
traits simples de larithmtique dans le nombre gnralis. Au surplus,
lintuition toute mtrique de Hannequin fait bon march de toutes les
intuitions projectives, ordinales, qui, au XIXe sicle dj, avaient attir
lattention de nombreux gomtres. Lessai de Hannequin nous parat
donc, sur ce point, bien artificiel.
Mais ce caractre artificiel ne devait naturellement pas faire objection pour un adepte de la philosophie critique. Tout au contraire, on
devait saisir l laction atomisante de lentendement. Lexemple tait
dautant plus saillant que ltendue rgulire et uniforme ne semble
pas de prime abord apporter un seul prtexte pour une intuition atomistique. Soulignons donc bien, que latomisn1e ne rside pas dans
lobjet examin, quil nest par consquent nullement raliste, mais
quau contraire cet atomisme est solidaire de la mthode dexamen.
En effet, lunit apparat du fait de lgalit de deux tendues. Deux
tendues tant conues comme gales, elles font, lune regard de
lautre, fonction dunit. Cest par la mise en relation, tout entire
sous la dpendance de lentendement, que lon saisit un caractre
des grandeurs compares. Aucun ralisme antcdent ne peut [109]
provoquer et soutenir lintuition. Ce nest pas en contemplant une
grandeur quon peut comprendre son unit, cest en lui donnant une
fonction dunit, en lengageant tout entire dans une synthse, en la
prenant au besoin comme une unit instrumentale en vue bien entendu
dune relation examiner. Autant dexpressions qui marquent,
croyons-nous, le sens critique de latomisme du nombre plaqu par la
mthode de mesure sur linforme continu livr par lintuition gomtrique premire.
Mme caractre artificiel vis--vis du continu conu comme devenir de la quantit. Hannequin retourne au temps de la dcouverte du
calcul diffrentiel. Il caractrise ce calcul comme le moyen de mesurer

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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la variation graduelle des figures 76. En pntrant si avant dans


lintime essence des figures, lanalyse allait y retrouver ou, pour mieux
dire, y apporter sa suite les dterminations du concept, qui est le
principe de toute analyse, avec ses valeurs finies, la quantit discrte
avec la notion quelle implique dune unit composante et dun indivisible. Comme on le voit, le mot retrouver est immdiatement corrig par le mot parler. Lesprit ne retrouve que ce quil apporte. Cest
toujours notre entendement qui porte sa dtermination sur le continu
intuitivement indtermin. Il sagit encore ici dune synthse, dune
construction qui sappuierait sur les indivisibles au sens de Cavalieri,
tentative dsespre o Hannequin accumule les ressources conjugues dune philosophie axiomatique et critique, esprant et doutant
la fois que le continu possde les indivisibles, mais en se bornant toujours faire la preuve quil les reoit. Ce serait donc [110] lanalyse
infinitsimale conue comme un complexe de relations qui conduirait
ncessairement lesprit postuler, dans tout objet gomtrique, des
lments indivisibles. Non peut-tre quil en existe de tels : et comment dailleurs, moins de prter lintuition gomtrique une valeur
objective, lEspace une ralit quils ne sauraient avoir, pourrait-on
supposer lexistence dunits absolues dont seraient faites les figures ?
Comment, en un objet tout idal, entirement fait dimages et de concepts, prtendrait-on quon va saisir les conditions essentielles de
ltre, un tre vritable, un absolu ? Mais prcisment sil est idal, y
postuler lindivisible, cest moins, pour lentendement, exiger quon
ly rencontre, au terme de lanalyse, comme une chose prexistante,
que ce nest, par la voie mme de lanalyse, ly introduire et ly constituer. Dans linfini ou dans lindfini, notre esprit nest mme de
comprendre que des valeurs finies ; et cest pourquoi, quand il a prise
sur lobjet, il y fait natre ces dernires, pour que lobjet devienne intelligible 77.
Le problme serait donc de reconstituer avec des lments statiques la fuite indfinie du devenir et darriver ainsi une thorie discontinue de la drive. Dbat traditionnel quon peut bien luder, mais
quon nlucide pas. propos de ce dbat, Couturat dirige une cri-

76
77

Hannequin, loc. cit., p. .36.


Hannequin, loc. cit., p. 37.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

92

tique pntrante contre la thse de Hannequin 78. En substance, sur ce


point prcis, Couturat objecte que les mathmaticiens acceptent tout
dun coup le devenir de la quantit. Par la drive, ils prtendent
mme comparer deux devenirs, [111] celui de la diffrentielle de la
variable et celui de la diffrentielle de la fonction. Or, si lon prend
chacun de ses devenirs comme des faits indpendants, voici quon
saperoit quon a en face de soi le Devenir tout court, non diffrenci, aussi pauvre dans son principe que ltre saisi dans un concept.
On ne trouverait donc pas, dans la comparaison de deux devenirs, le
moyen de les individualiser.
Cependant, en dveloppant quelques thmes apparents dans la philosophie de Hannequin, on pourrait rpondre aux objections, toutes
mathmatiques, de Couturat. Sans doute Hannequin choue, aprs
tant dautres, devant la tche dpuiser le continu. Mais il semble bien
quil ait vu tout ce que la comparaison avait dactif lgard des deux
processus dvanouissement qui interviennent dans la valeur limite de
la drive mathmatique. Cest au moment mme de la comparaison
que le devenir de la fonction est saisi comme fonction du devenir de la
variable. Cest par la comparaison que les quantits mises en rapport
se morcellent, satomisent, se dispersent. On voit donc ici une racine
de cet atomisme par la relation, loign de tout caractre ontologique,
entirement justifi par lhypothse du criticisme.
Dailleurs, on se rend bien compte quil faudra dans cette intuition
utiliser autant datomes quil y a de comparaisons quantitatives possibles. Latome de la quantit nest donc pas une chose, cest la
marque dun rle. Et cest cette prolixit que songe Hannequin
quand il loue Hobbes davoir pris pour lexplication de toutes les
formes des phnomnes autant despces de matire subtile, autant
despces datomes quil en faut, atomes au regard les uns des autres,
comme le sont entre eux des [112] infiniment petits de divers ordres
conscutifs 79 . Il est bien sr que sil faut des atomes diffrents pour
expliquer la chaleur, llasticit, llectricit, la chimie, il faut une pluralit vraiment innombrable pour symboliser tous les grains de nos

78
79

Revue de Mtaphysique et de Morale, 1896-1897.


Hannequin, loc. cit., p. 70. Cf. Lange, Histoire du Matrialisme, trad., t.
II, p. 191.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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approxima-tions. Plus les approximations sont pousses, plus menus


sont les atomes de la quantit mis en uvre. Ces atomes sont donc
fonction de la mthode. Ils sont bien sous le signe dune philosophie
critique.

IV
La recherche de lunit, puis de llment, au sein mme du continu gomtrique apparat elle-mme comme frappe dune virtualit
essentielle, et Hannequin est bien oblig de conclure que lanalyse
qui nous donne le concept de llment gomtrique ne nous et jamais donn celui de latome si notre esprit net exig lExplication
mathmatique de la nature . De toute cette recherche, il ne reste finalement que la preuve du bien-fond de la position criticiste : en effet,
puisque la conception de latome est effectivement prpare par la
conception de llment gomtrique, cest que latome sapparente
lintuition et quil ne contredit pas les donnes de lEsthtique transcendantale. On pourra alors sadresser la mcanique pour achever 80
la dtermination qui ntait quen puissance dans la gomtrie ; si
bien que latomisme, dont la raison cache remonte jusqu lAnalyse,
[113] et, travers cette dernire, jusqu lentendement, ne trouve que
dans la mcanique et dans lexplication mcaniste des choses, la cause
premire et comme loccasion de son apparition .
Dailleurs, cest maintenant linstant dcisif. Cest ici mme,
propos des principes de la mcanique, que latome, en tant que facteur
dintelligibilit, doit faire la preuve de son succs.
En effet, on peut dire quavec la mcanique, notre mathmatique
sapproche daussi prs quelle le puisse des phnomnes et du rel.
Au del du mouvement, il nest plus rien en eux quelle soit capable
de connatre . Hannequin crit lheure o le mcanisme est lespoir
mme de la science. Le mcanisme a donc alors cette clart qui prime
tout : la clart de lidal et du but. Mais ce nest pas le moment pour
nous de juger cette ambition ; nous devons seulement marquer sa por-

80

Hannequin, loc. cit., p. 73.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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te philosophique. Or cette partie de notre tche est dautant plus difficile que dans le mme passage o Hannequin affirme le sens criticiste de sa propre recherche, il rappelle lhostilit de Kant contre toute
thse de la discontinuit de la masse. Malgr cela, lidal criticiste est
indniable. Pour Hannequin, il sagit bien de montrer que
lapplication des concepts lmentaires, forms partir de lintuition
gomtrique, nous astreint postuler un lment de masse et quune
mme ncessit pistmologique, signe criticiste premptoire,
conduit, dune manire insensible, des principes de la gomtrie aux
principes de la mcanique. Cest une preuve, pour le dire en passant,
que la mcanique est prise ici comme une science de lois et non pas
comme une science de faits.
Voyons donc comment la mcanique aide la constitution de
1atomisme.
[114]
Le premier concept mtrique quon rencontre quand on veut construire la mcanique en partant de la gomtrie, cest videmment le
concept de vitesse. Il semble mme dabord quavec cette notion, on
puisse intgrer tout le phnomne du mouvement dans lintuition
gomtrique. En fait, sur ce point prcis, les rflexions de Hannequin
sont courtes et cela sexplique, puisque tout le commentaire qui devrait ici accompagner la comparaison mtrique du temps et de
lespace a dj t dvelopp propos des fondements du calcul diffrentiel.
Sans suivre Hannequin qui ne nous apporterait rien de nouveau sur
le problme philosophique de la vitesse on pourrait tenter de caractriser cette parent de la vitesse et de la drive. Au fond, on pourrait
dire aussi bien : la vitesse est une drive ou la drive est une vitesse.
De lune lautre expression, il y a cependant un renversement de
lordre pistmologique, puisque la premire expression ramne une
exprience lintuition gomtrique et conduit comprendre la mcanique par lanalyse tandis que la seconde expression illustre si
elle ne lexplique lintuition par lexprience. Or la philosophie
criticiste trouvera plus de satisfaction comprendre, en suivant la
premire thse, la vitesse uniquement comme une drive. Cest ainsi
quon pourra le plus facilement saisir le temps dans son indpendance

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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vis--vis de lespace, cest--dire dans son rle mathmatique de variable essentiellement indpendante. De cette manire aussi, le temps
est bien tir de lintuition interne. Cependant, il faut toujours en arriver appliquer extrieurement le temps, forme de la sensibilit interne ; il faut donc, si rfractaire quil soit la mesure, lui trouver
quand mme une mesure, quelque indirecte quelle [115] soit. Cette
mesure, le temps la recevra de lespace, dans son relativisme avec
lespace, par lintermdiaire tout mathmatique de cette notion de drive qui analyse parfaitement la notion de vitesse.
Telle est peut-tre la justification quon pourrait apporter la thse
de Hannequin. L encore, latomisme se constitue grce une mise en
relation de deux processus de morcellement essentiellement diffrents : en soi, latomisme du temps est aussi inconcevable que
latomisme de ltendue ; mais, dans leur relation, ces deux virtualits, si confuses et si obscures ltat spar, sclairent lune lautre,
et, au sens propre du terme, saffirment mutuellement. La double fuite
indfinie du temps vers linstant, de lespace vers le point, dsigne par
un simple rapprochement une limite bien dtermine. Autrement dit,
lindividualit de la vitesse, son ralisme, savre par la mise en
relation de deux atomismes htroclites et frapps tous deux dune
fondamentale virtualit. Cette mise en relation se fait, comme il va de
soi dans une thse criticiste, par lentendement qui relie ainsi les deux
formes de la sensibilit.
Bien entendu, Hannequin ne pouvait prvoir quune poque viendrait o lon parlerait dun discontinu rel pour les vitesses et pour les
nergies. Tout son effort, en ce qui concerne la cinmatique et la
gomtrie, consiste rserver la possibilit de lintuition atomistique ;
il tche de montrer que les proprits cinmatiques, pour continues
quelles soient, ne sont pas hostiles une information atomistique.
Dans cette voie, nous sommes ainsi arrivs au point o latome
doit soudain senrichir et vraiment se constituer comme [116] unit
relle. Cest au passage de la phoronomie la mcanique proprement
dite que nous devons saisir cet enrichissement.
lire Hannequin, on saperoit qu partir de ce point prcis de sa
thse latome qui ntait jusque-l quune forme est pris dsormais
comme une cause. Tant que Hannequin tudie la cinmatique, il est
encore dans le rgne de la pense gomtrique ; la cinmatique est

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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alors une espce de mcanique blanc, tout en effet, tout en phnomne. Ainsi, propos de la trajectoire dun mobile, Hannequin crira 81 : cest la trace gomtrique laisse dans lEspace par la position
du mobile, ce nest jamais la condition qui la rend telle ou telle, rectiligne ou curviligne, ou qui la fait dcrire avec une vitesse tantt variable et tantt uniforme La phoronomie nest quune langue
gomtrique o sexpriment, dans leurs effets, les conditions et les
lois du mouvement qui sont lobjet de la mcanique vritable ou de la
dynamique . Cest sans doute avouer quune science purement et
simplement descriptive naurait pas besoin de prendre le point mobile
dans son aspect concret, dans son rle actif, ou autrement dit que
latome naffleure vritablement pas dans le phnomne du mouvement. Mais ds quon vise lucider les causes, voici latome qui se
prcise et qui en quelque sorte se solidifie. Le point pesant sera postul comme la cause des effets phoronomiques. Cest toute une nouvelle
mtaphysique qui souvre, dans laquelle il sera bien souvent difficile
de maintenir dans leur puret les principes du criticisme. On naccepte
plus en effet de rester dans la relation pure et homogne, comme on le
faisait encore dans lexamen des [117] conditions gomtriques et cinmatiques du mouvement. Et comme on transcendra le domaine de
la relation homogne, on verra laspect ralistique se multiplier et
saffermir. Cest toujours la mme tentation de poser le rel sous la
convergence des relations.
Dailleurs, la volte-face est franche 82 : Lattention du mcanicien doit se porter sur le mobile, tandis que la phoronomie navait tenu compte que de la trajectoire. Le mobile est en effet la condition
premire du mouvement : cest lui, en somme, qui se meut, lui dont
les positions successives et changeantes tracent la trajectoire comme
sil portait en soi la puissance du mouvement. Que dexpressions qui
nous ramnent trop vite labsolu de ltre et qui drogent par consquent aux postulats criticistes ! Il nous faut immdiatement, au sujet
de cette conception particulire, prsenter nos propres remarques si
nous voulons garder lintuition de latomisme critique son sens clair
et simple, sa vritable fonction mtaphysique. Cest donc toute une
srie dobjections que nous dveloppons dans le paragraphe suivant.
81
82

Hannequin, loc. cit., p. 81.


Hannequin, loc. cit., p. 82.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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V
Dabord, il ny a pas de condition qui puisse tre premire parce
quil ny a pas de condition qui puisse tre unique. Mme si une condition unique avait un sens, elle ne nous instruirait pas ; elle naurait
aucune fcondit de pense. En donnant tout dun seul coup, elle ne
donnerait rien, car elle contredirait au [118] destin mme de la pense
qui doit toujours acqurir ou rectifier. On ne pourrait pas combiner
cette condition primordiale avec une condition seconde, car on ne doit
pas composer lessence et le dtail. Mtaphysiquement, il est toujours
inutile de doubler un effet par la puissance de produire ce seul effet.
En rsum, une connaissance doit toujours partir dune pluralit de
conditions.
Dune manire plus topique, on peut saisir tout de suite, dans la dfinition classique de la masse, une rfrence une dualit qui carte
toute position primordiale dun caractre. En effet, pour quon puisse
parler dune cause mcanique, il faut la fois la prsence de la masse
et du champ : lune nest pas plus relle que lautre. On ne peut pas
dtacher la force de la masse, de manire voir la masse toute nue.
Ds quon exprimente sur la masse, cest quelle est agissante, cest
quune force rvle son action. Si latome est cause, cest quil nest
pas seul, cest quil est engag dans un complexe de conditions.
Lexpression trs dense de Hannequin doit ici tre immdiatement
combattue. Il dit quen passant de la cinmatique la dynamique 83,
le mobile devient un sujet dinhrence alors quil faudrait, notre
avis, se borner dire que le mobile devient un sujet de cohrence. De
toute vidence, la philosophie de Hannequin cherche en hte rejoindre lobjet. moins que la mcanique nait aucun objet, ou ce
qui revient au mme, que cet objet ne comporte aucune dtermination
fixe et soumise des lois, les [119] modifications du mouvement et,
partant, celles de ltat du mobile ne sauraient aller sans des conditions quil faut chercher et qui sont lobjet mme de la dynamique.
Nest-il pas craindre quil y ait un flottement dans le sens du terme

83

Hannequin, loc. cit., p. 82.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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objet employ ici trois fois ? Si on lui donne son sens plein dobjet
concret, comme cela semble ncessaire daprs le membre de phrase
intermdiaire que nous soulignons, on voit que Hannequin vient subitement et subrepticement de cder la sduction du ralisme. Il accepte cette ide simple o le ralisme puise toute sa force : la loi serait
ncessairement le signe dune ralit, comme lattribut est le signe
dune substance. Ici, pris dans sa forme lmentaire, le raisonnement
apparat dans toute sa gratuit : on arrive croire que le point mobile
renferme, comme une proprit, la cause de sa trajectoire. Et cette
croyance est si tranquille quon nhsite pas en renverser les arguments et passer dune trajectoire tudie du point de vue cinmatique laffirmation dun point rel qui la produit plus encore quil ne
la parcourt.
La causalit de lacclration est affirme par Hannequin dune
manire aussi spcieuse. Lorsque la vitesse varie, dit-il, la mme
raison nous oblige penser quaux variations de la vitesse rpondent
des conditions de changement, aux variations irrgulires des conditions irrgulires, aux variations constantes des conditions persistantes
et fixes . Cest l un enchanement de raisons qui fait fonds sur un
espace absolu. Or la seule relation du mobile sa trajectoire ne peut
nous indiquer quun mouvement relativement acclr, et cest une
question qui reste ouverte de savoir si la cause de lacclration revient au point lui-mme ou bien au systme de rfrence. Mais le seul
fait que la mthode de [120] rfrence intervienne dans la dtermination effective de lacclration montre bien quon narrivera jamais
dfinir la masse dun point en sappuyant uniquement sur
lacclration avec laquelle il dcrit sa trajectoire.
Dailleurs la construction du rel de proche en proche telle que
linstitue Hannequin est manifestement solidaire de lordre suivi. Elle
ne peut donc prtendre retrouver un absolu de ltre. Hannequin ne
peut pas davantage dvelopper, comme il conviendrait daprs nous,
une thorie corrlative de ltre, prcisment parce quil a pos
comme primordiales certaines conditions gomtriques 84. Quelle
abstraction pourrait, ds lors, quand la mcanique tout entire plonge
ses racines dans la gomtrie ; sparer violemment le mobile tendu

84

Hannequin, loc. cit., p. 90.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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du mobile rsistant, la massa extensa dont lessence est doccuper un


lieu dans lEspace, de la moles dynamica qui prsuppose la position,
sous peine de ntre point capable de mouvement ?... Il faut donc
quun mobile soit un tout dans lEspace pour tre un tout diviseur de
la force ; il faut quil soit volume pour tre masse, et que la mesure
gomtrique de lun soit le principe de la mesure de lautre. Ainsi se
posent, dans notre Espace, des portions dtendues qui, tout dabord,
ne sont que de simples figures, mais qui, lorsque la dynamique les revt dinertie, se dterminent, dans le vide qui les entoure, comme des
masses et deviennent des corps : ainsi se dfinit, en un mot, la matire,
volume aux dimensions toujours dtermines, dont linertie exprime
toute la nature, du moins [121] aux yeux de notre mcanique. Cest
bien l, croyons-nous, tirer tout le criticisme du ct de linformation
gomtrique. Cest ne voir laspect ncessitaire que dans le dveloppement mathmatique. notre avis, cette mthode lude la solution
plus proprement mtaphysique. Mais nous devrions sans doute poser
le problme en termes nettement mtaphysiques.
Daprs nous, ce problme se formulerait ainsi : Comment un
mme sujet peut-il avoir deux prdicats ; comment une substance
unique peut-elle se manifester dans deux attributs indpendants ?
Voyons quelle lumire pourraient nous apporter les thses de Hannequin.
Faut-il galer purement et simplement les attributs gomtrique et
dynamique et dire avec Hannequin : La quantit de matire ou quantit de masse nest donc rien dautre que linertie dun volume plein.
Nest-ce pas oublier que les mots plein et vide nont pas de sens en
gomtrie ? Quon le veuille ou non, cette galisation de latomisme
gomtrique et de latomisme mcanique ne peut seffectuer sans
laide dun support ; on en vient toujours une individualit sousjacente qui, par son imprcision mme, est prte recevoir des formes
diverses. Ainsi lgalit phnomnologique de la masse au volume ne
saurait tre complte et pure ; mme lorsquelle saffirme sur le plan
logique, on voit poindre ltre profond, trace dun ralisme mal exorcis, qui sert de trait dunion tacite. Hannequin crira bien 85 : la
quantit de masse est, pour la mcanique, toujours [122] proportion-

85

Hannequin, loc. cit. p. 91.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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nelle au volume quelle occupe et en cela on peut esprer tenir


toutes les lois de la mutation logique qui va du gomtrique au mcanique mais lauteur se voit oblig dinvoquer aussitt les raisons
physiques qui donneront aux corps dans la nature relle, des densits
multiples et diverses . Autre-ment dit, voici notre grande esprance :
volume et masse sont proportionnels ; on pense lun en pensant
lautre ; le criticisme gomtrique se transpose immdiatement en un
criticisme mcanique. Mais voici aussitt la rvolte du fait : le facteur
de proportionnalit entre le volume et la masse est une densit, rserve
de lempirisme impensable a priori. Il faudra venir aux doctrines de la
Relativit pour que cette densit soit soumise une rationalisation interne ; jusque-l, on ne pourra la saisir que dans une rationalisation
tout externe, par son simple rle de facteur de proportionnalit 86.
Mais alors notre intuition ne gagnerait-elle pas en clart et en fcondit sapparenter au rgne de la logique pure ? Ne vaudrait-il pas
mieux rester dans la philosophie critique intgrale ? Et pour cela, ne
faudrait-il pas, propos du problme qui nous occupe, instituer une
coordination dlibrment externe entre latomisme gomtrique et
latomisme mcanique ? Puisque devant les forces mcaniques tous
les corps se conduisent de la mme faon, comment ne pas voir que
les forces mcaniques ne sont pas des tres absolus, mais bien des
modes, quelles doivent tre la marque dune corrlation par
lextrieur, corrlation implique [123] indissolublement dans le systme de nos rfrences gomtriques ? Hannequin a port sur ce problme un regard dune tonnante pntration. Sous la magie abstraite
de son style, comme on sent ce quil y a de mystrieux dans laccord
de la logique avec le fait 87 ! Le volume, pour tre une figure finie,
na donc que faire de nos mesures, et reste, sans contradiction, un tout
idal qui na point de parties, un nombre simplement possible, fait
dunits qui nont rien dabsolu et qui sont arbitraires. Mais quil
vienne revtir en mcanique la rsistance et le mouvement, que, par
la liaison indissoluble de deux concepts, son tendue ne soit plus que
le schme et le support gomtrique de linertie ; et lunit lmentaire, tout lheure simplement postule, aperue en puissance par
lanalyse infinitsimale, va simposer comme la condition de
86
87

Cf. La valeur inductive de la relativit, chap III, 1929, Vrin, Paris.


Hannequin, loc. cit., p. 92.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

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lexistence dune masse finie. Quon nous dise seulement pourquoi


la liaison des deux concepts est indissoluble et une mtaphysique
nouvelle est ne ; le mouvement logique dborde ses frontires ; toute
une science stablit qui traite des quivalents logiques peu prs
dans le mme sens o lon dtermine des quivalents entre les diverses formes de lnergie. La pense se renouvelle parce quelle peut
alors se transposer. En tout cas, le problme fondamental du rel est
bien l, ce point prcis : Comment deux domaines conceptuels, le domaine gomtrique et le domaine mcanique, viennent-ils, par simple
superposition, prendre soudain la consistance du rel ? Comment
deux atomismes, qui procdent tous deux par morcellement [124] arbitraire et dune manire tout idale, finissent-ils par rsister en
quelque sorte lun lgard de lautre et parviennent-ils ainsi arrter
larbitraire, opposer un rel lide ? Telle nous semble bien tre la
forme la plus logique de la question mtaphysique propose par la
philosophie de Hannequin.

VI
Il y aurait beaucoup moins dintrt suivre Hannequin dans son
enqute relative au rle de latome dans les sciences de la nature.
Dune part, les succs de latomisme en chimie parais sent assurs ;
dautre part ces succs se prsentent, au moment o crit Hannequin,
prudemment limits leur valeur positiviste. Ds lors, la mtaphysique de Hannequin est comme gne et tout son effort consiste
dabord ramener les problmes physiques et chimiques des formes
mcaniques. Dans cette voie, la tendance criticiste nest cependant pas
oublie. Peut-tre mme, le caractre criticiste est-il renforc du seul
fait quon trouve, par des voies parallles, par des mthodes semblables, des atomes qui diffrent suivant le domaine o lon applique
la doctrine atomistique. Hannequin dveloppe tout un paragraphe
(pages 145 et suivantes) pour montrer que par des rgressions multiples, les sciences particulires de la nature aboutissent des tomes
dordres diffrents et dcroissants . Il ajoute, page 147 : Si nombreuses que soient les formes du problme, la mthode ne change
pas : elle apparat toujours comme un effort de notre esprit pour substituer la riche varit de la nature vivante lhomognit dune ma-

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

102

tire sans vie, presque sans qualits, o tout vient du [125] mouvement et retourne au mouvement. Comment mieux dire en premier
lieu, que latomisme se formule non pas comme une question relative
lobjet, mais bien comme une question relative la mthode, et
quen second lieu, le point central et vraiment unique du dbat est,
comme nous lavons marqu, au passage mme de la gomtrie la
mcanique ?

VII
Le point de vue de latomisme criticiste est aussi propos avec une
grande nettet par Lasswitz. Au cours de sa longue tude sur lhistoire
des doctrines atomistiques, Lasswitz a t frapp du ton constamment
dogmatique de ces doctrines. Une tche lui semble alors devoir subsister. Elle consistera dtacher latomistique du dogmatisme, son
terrain habituel. Cest ce quil entreprend dans un petit ouvrage supplmentaire : Atomistik und Kriticismus (1878). Il annonce, ds la prface, le rsultat de ses recherches philosophiques dans ce domaine :
En tant quelle conditionne, comme facteur subjectif, la forme de
notre exprience, la nature de notre sensibilit nous oblige choisir
pour base thorique de la Physique une atomistique cintique.
Cette dclaration nous met tout de suite au centre de la polmique.
La thse fondamentale est celle-ci : latome cintique serait ncessaire
lusage scientifique de notre sensibilit. Latome serait donc moins
immdiat quune forme de la sensibilit, mais il serait cependant plus
quune simple hypothse de la raison. Latome correspondrait ce
besoin de former certaines suppositions que la science doit faire pour
rendre compte de certains [126] rsultats empiriques, suppositions qui
sont plus encore que des hypothses ncessaires et suffisantes parce
que leur ncessit se rfre aux fonctions intellectuelles. Mais alors,
remarque Lasswitz 88, les contradictions quon veut trouver dans
latome svanouissent devant la pense critique, de la mme manire
que les contradictions quon notait, depuis des milliers dannes, dans
lessence de lespace et du mouvement . Latomisme pourrait en

88

Lasswitz, Atomistik und Kriticismus, p. 6.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

103

quelque sorte tre rnov par la rvolution copernicienne du criticisme, et latome, quoique construit par lentendement dans son effort
scientifique, bnficierait encore de ce quil y a dimmdiat dans les
formes a priori de la sensibilit ; lire Lasswitz il semblerait que le
concept datome puisse se dfendre comme si une mme ncessit se
trouvait dans la construction gomtrique et dans les lments matriels de cette construction, comme si la synthse de lespace et de la
substance tait donne par un jugement synthtique a priori.
Dans cette voie, on est sur la pente dun criticisme pistmologiquement dynamique qui pourrait accepter pour la raison une volution
et une tlologie. En fait, Lasswitz part bien de la dclaration kantienne 89 : La possibilit de lexprience en gnral est en mme
temps la loi universelle de la nature, et les principes de la premire
sont les lois mmes de la seconde. Car nous ne connaissons la nature
que comme ensemble des phnomnes, cest--dire des reprsentations en nous, et nous ne pouvons donc tirer la loi de leur liaison
dailleurs que des principes de leur [127] liaison en nous, cest--dire
des conditions de lunion ncessaire en une conscience, union qui
constitue la possibilit de lexprience. Mais cette possibilit toute
premire et fondamentale chez Kant, Lasswitz en fait une possibilit
mouvante. Il sagit ds lors de trouver les conditions qui rendent possible une exprience particulire plutt que lexprience en gnral.
Ces conditions sont sans doute encore a priori parce que ce sont des
conditions sine qua non, mais elles sont en quelque manire sous la
dpendance de leur rsultat. Ce criticisme correspond une corrlation rciproque des principes aux faits, corrlation bien proche de la
construction axiomatique que nous aurons expliquer dans le chapitre
suivant.
Quoi quil en soit de cette nuance nouvelle apporte par
latomisme de Lasswitz dans la doctrine criticiste, voici maintenant
comment cette interprtation va servir rompre une objection traditionnelle. Cette objection est la suivante : latomisme ne serait toujours quune position provisoire et partant arbitraire du problme de la
substance parce quen prenant un atome dont on ne fixe pas les dimensions, on laisse subsister la possibilit de recourir, en cas de be-

89

Lasswitz renvoie aux Prolegomena, Riga 1783, S. III.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

104

soin, un atome plus petit. Voici alors la rponse de Lasswitz 90 :


Mais cela narrive quautant quune exprience future est susceptible de dcouvrir encore des faits que nous ne connaissons pas. Il va
de soi quune science de lexprience nest oblige dexpliquer que ce
qui lui est connu, et nous avons dj avou plusieurs fois que nous
tenons la dtermination [128] de la grandeur de latome simplement
comme une tche de la science de la connaissance (et non pas comme
une tche de la science elle-mme, comme le voudrait une doctrine
raliste). Les sicles suivants se verront peut-tre obligs davancer
dun pas plus loin que nous mais la question de la grandeur des
atomes reste une question pratique, elle nest pas relative au principe
de la connaissance. Ne touche au principe que le caractre de
lexplication atomique, et ce caractre reste le mme aussi longtemps
que lorganisation humaine reste la mme. Nous affirmons prcisment ceci : la science dune poque dtermine doit sarrter ou
plus exactement commencer un groupe dtermin de systmes
atomiques quon peut penser embots les uns dans les autres, et cette
science doit expliquer en partant de l tout ce qui est expliquer.
En somme, le concept datome est ncessaire du point de vue critique en ce sens quil ny aurait pas de place pour une connaissance
objective sans la position dun centre absolu qui doit supporter les relations contingentes. Cependant lensemble des proprits essentielles et
absolues est bien vite analys. On doit alors passer aux dterminations
empiriques du concept datome et aussitt on saperoit quon quitte
les conditions critiques habituelles. Cest bien une telle segmentation
de la phnomnologie que Lasswitz nous propose dans le passage suivant 91 : daprs la forme de notre sensibilit et notre manire propre
de comprendre, il doit y avoir un objet phnomnal qui, en soimme, [129] est immuable, impntrable et trs petit et qui forme
comme tel le sujet de tous les changements dans la Nature. Mais alors
sont puises les proprits que nous devons ncessairement attribuer
latome (si nous ltudions) sans gard pour ses relations avec
dautres atomes Toutes les autres proprits de latome sont des
proprits des atomes, autrement dit, toutes les autres proprits sont
conditionnes par la liaison des atomes.
90
91

Lasswitz, loc. cit., p. 43.


Lasswitz, loc. cit., p. 52.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

105

Cette scission dans la phnomnologie, au profit de proprits en


quelque sorte absolues, est extrmement aventureuse. Sans doute nous
sommes habitus, dans les doctrines atomistiques, faire une distinction essentielle entre les proprits inhrentes latome dune part et
les proprits qui rsultent de la composition des atomes dautre part.
Mais cette distinction qui sexprimait avec la force de la navet dans
le ralisme, comment la lgitimer dans une philosophie criticiste ? On
peut par exemple demander comment la petitesse peut tre attribue
comme un absolu latome, comment lexprience macroscopique de
limpntrabilit peut primer lexprience aussi simple du mlange et
devenir ainsi essentielle latome, comment peut se faire la synthse
a priori des caractres dimpntrabilit et dimmuabilit ? Toutes
objections quon rpterait, en sappuyant sur la philosophie critique
elle-mme, contre toutes les tentatives de fixer a priori des caractres
dune exprience toujours saisie a posteriori.
Lasswitz poursuit dailleurs dans une voie trs particulire le dveloppement de sa thse. Il part de la proposition suivante 92 : [130] La
thorie criticiste de la matire est ncessairement une atomistique cintique. Mais il ne maintient pas pour lintuition la primaut visuelle ; il tablit en effet que laspect dynamique de lexprience est
entirement sous la dpendance de notre toucher. Si nous navions
que par le sens de la vue la forme et la perception de lespace, nous
possderions sans doute une phoronomie, mais nous naurions aucune
mcanique 93 et Lasswitz ajoute immdiatement comme si ctait
une consquence qui va de soi : il ny aurait sans doute aussi quun
idalisme, mais pas de criticisme .
Ces remarques, prises en soi, sont dune singulire profondeur ;
elles nous paraissent apporter une grande lumire dans la classification des doctrines philosophiques. En particulier, on tient ici une des
raisons qui pourraient, nous semble-t-il, clairer certains rapports du
criticisme et de lidalisme. Ce quil y a dactif dans le criticisme
soppose en effet un idalisme plus passif o les conditions de la
connaissance se posent en quelque sorte sans lutte, sans avoir rien
ngliger dans une alternative dcisive parce que la connaissance et

92
93

Lasswitz, loc. cit, p. 57.


Lasswitz, loc. cit., p. 62.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

106

lesprit sont en totale communication. Autrement dit, pour la philosophie critique, lexprience est vraiment une action spirituelle ; sans
une telle action, lexprience resterait une forme sans dtermination.
Mme prise au niveau de la sensibilit, linformation criticiste doit
donc tre une information active qui dpasse la contemplation visuelle. plus forte raison, il est impossible de juger le monde de la
reprsentation [131] sans intervenir, car nos concepts sont des
schmes dintervention, des rsums de vrifications.
certains gards, cest donc lexprience du toucher qui dtermine, en nous forant de rflchir sur notre exprience visuelle, cet
idalisme systmatiquement rflchi qui est le criticisme. Cest la rsistance que les choses opposent notre action ncessairement unitaire qui nous amne indirectement attribuer une unit daction aux
objets isols. Latome est alors naturellement postul comme une unit active. Il est moins lunit dune figure indestructible que lunit
essentielle dune force, et cest vers lintuition de Boscovich, dj
rencontre la fin du troisime chapitre, que nous ramnent les recherches mtaphysiques de Hannequin et de Lasswitz.
Lintuition de Boscovich pourrait donc servir en quelque manire
de trait dunion entre les atomismes ralistes et latomisme critique. Il
est au surplus trs frappant que cette intuition dun atome ponctiforme, racine des forces centrales, soit directement utilisable par la
physique mathmatique. La philosophie de Boscovich semble bien
sappuyer sur un minimum de suppositions. Cest peut-tre cette raison qui la rend apte sapparenter des doctrines mtaphysiquement
diverses.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

107

[132]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)
DEUXIME PARTIE

Chapitre VI
LATOMISME AXIOMATIQUE
I

Retour la table des matires

des ordres de grandeur diffrents, il convient dappliquer des


principes philosophiques et un langage diffrents ; car si la mesure
peut paratre un procd essentiellement relatif, il ne va pas de soi que
toutes les grandeurs mesures soient touches simultanment par la
mme relativit. Autrement dit, un complexe de grandeurs est un caractre positif dun objet particulier et rien ne nous permet dassimiler
des objets pris dans des ordres de grandeur diffrents. Pour parler tout
de suite en philosophe, nous pouvons nous demander en quel sens et
quelles conditions linfiniment petit est pour nous un objet.
En fait, le plus frappant des caractres pistmologiques de la
science atomique est peut-tre de nous tonner. On nest pas et lon ne
devient pas familier de linfiniment petit. On ne peut souvent le comprendre quen dformant nos manires de comprendre, dans une activit toute rflexive, par un usage tout polmique de la raison.
Notre langage lui-mme a pris ses racines et sa syntaxe dans le
monde des choses et des actions relatives notre exprience commune. Notre dictionnaire et notre grammaire ne sont au fond que des

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

108

leons de choses. Devant linfiniment petit, il semble [133] donc quil


suffirait de reprendre la dfinition des termes. Mais le trouble est plus
profond, car cest toute la perspective de la dfinition qui se trouve
alors change : tandis que la science usuelle sappuie sur des choses et
cherche des principes, la science atomique pose des principes et cherche
des choses. Dans ce dernier cas, la dfinition des entits doit donc garder un ton tout pralable ; elle doit faire ensuite la preuve de sa fcondit dans un domaine qui finalement nest plus le sien, dans le domaine de lexprience commune. On voit donc que, dans ltude de
linfiniment petit, on ne peut plus donner une dfinition qui dcrit ; on
ne peut donner tout au plus quune dfinition pour dcrire. Autrement
dit, il faut admettre la dfinition pour comprendre la thorie et les faits
et non pas simplement comprendre la dfinition pour ladmettre.
Latome postul est donc intimement opaque ; ce nest que son rle
qui peut devenir clair. Ainsi, par ncessit linguistique, voici que
latomistique pouse la forme dune axiomatique.
En a-t-il toujours t ainsi ? Certes non. Ce qui manquait aux atomismes des sicles passs pour mriter le nom daxiomatique, cest un
mouvement vraiment rel dans la composition pistmologique. En
effet, il ne suffit pas de postuler, avec le mot atome, un lment inscable pour prtendre avoir mis la base de la science physique un vritable postulat. Il faudrait encore se servir effectivement de cette hypothse comme la gomtrie se sert dun postulat. Il faudrait ne pas se
confiner dans une dduction, souvent toute verbale, qui tire des consquences dune supposition unique ; mais au contraire on devrait
trouver les moyens de combiner des caractres multiples et construire
par cette combinaison des phnomnes nouveaux. Mais comment aurait-on la possibilit de [134] cette production puisquon ne pense tout
au plus qu faire la preuve de lexistence de latome postul, qu rifier une supposition. La thorie philosophique de latome arrte les
questions ; elle nen suggre pas.
On objectera sans doute quune nuance seule spare latomisme que
nous appelons axiomatique et latomisme positiviste. En effet, de lun
lautre, mme prudence ; lun comme lautre se dveloppe labri
de la formule traditionnelle : tout se passe comme si latome existait.
Cependant un tel rapprochement passe sous silence une raison de classification que nous tenons comme primordiale en pistmologie : cest
la direction mme que parcourt le raisonnement. Or lcole positiviste

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

109

se sert des conceptions atomistiques plutt comme rsums que


comme principes. Ces conceptions sont alors des comme si de
lexpression et non pas des comme si de la dcouverte. Quon ne
stonne donc pas si les conceptions positivistes restent dcousues, si
on les abandonne, si on les reprend, au gr des besoins pdagogiques
de lexposition. Il ne sagit finalement que dapprter des mtaphores
commodes pour dcrire plus ou moins clairement lexprience immdiate.
La doctrine de lhypothse prise comme postulat scarte aussi de
la doctrine classique des hypothses scientifiques. Certes cette dernire doctrine a pris des formes bien varies dont on peut voir le dtail
dans un chapitre particulirement riche du livre de M. Lalande sur
lexprimentation 94. Mais la science [135] contemporaine ajoute un
trait nouveau la tradition de lhypothse . En effet, une mthode
axiomatique doit faire la preuve de sa valeur non seulement par ses
rsultats exprimentaux, mais encore par le mouvement mme de la
pense qui lanime. Et ce rle est permanent en ce sens que lidal
dductif nest jamais entirement ralis ; la construction reste inacheve par le fait mme que les postulats de base gardent leur indpendance. Autrement dit, latomistique moderne se refuse liminer
compltement les hypothses ; elle ne souhaite pas simplement
joindre deux descriptions de lexprience commune ; elle prtend
maintenir la liaison rationnelle qui a servi passer dune exprience
une autre. Elle veut penser lexprience en gardant dans lesprit les
postulats de lexprience. Que vaudrait par exemple la description
toute phnomnologique de lionisation des gaz sans la thorie et
limage permanentes de llectron ? Devrait-on se borner voir dans
lionisation dun gaz une mthode pour dcharger un condensateur ?
Cette dcharge est tout au contraire le simple signe qui manifeste un
phnomne cach dont le processus est parcouru effectivement par
lesprit du savant. En suivant le mouvement de lindex lumineux sur
lchelle gradue, lobservateur pense uniquement dans le plan mme
de latome. La science atomique moderne est bien sous la dpendance
de sa pense technique, non pas sous la dpendance de notre exprience commune. Cest pourquoi les conditions tout pistmologiques
94

A. Lalande, Les thories de linduction et de lexprimentation, p. 146 et


suiv.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

110

doivent maintenant faire corps avec une propdeutique de


lexprience. Une exprience particulire est dsormais entirement
solidaire dun thorme. Comme telle, il faut quelle reoive une place
prcise dans un ensemb1e ; elle est consquence et elle a [136] des
consquences. Quand lpistmologie aura retenu davantage
lattention des philosophes, on se rendra mieux compte que lordre
des ides dynamise les ides et que cest par lordre et la composition
des ides plus que par lanalyse des ides que la pense peut prparer
des dcouvertes. Larchitectonique de la science de latome dpasse
donc le domaine positiviste. Une solidarit indniable runit, dans la
science contemporaine, pense et exprience au point quon ne saurait
dire si le plan de latome est une carte ou un projet, sil relve dune
science descriptive ou dune technique 95.
Quoi quil en soit, il convient de bien tenir en lesprit toutes les
hypothses de latomistique moderne et de se familiariser avec ses
propres mthodes de calcul et de recherches, si lon veut en comprendre toute la valeur systmatique. Cette pdagogie nous carte des
conventions arbitraires dont se contentait la science positiviste. Nous
pouvons donc, sans craindre de nous rpter, approfondir le caractre
axiomatique de latomistique contemporaine.

II
Au fond, les thses criticistes prparent mieux accepter le sens
axiomatique des principes atomiques. Il semble mme que lesprit,
dans sa hte de construire, considre assez facilement comme lment
en soi toute reprsentation qui sintgre dun seul coup et en bloc dans
une construction. Cest ce quexprime Lasswitz 96 : [137] un certain degr de lvolution intellectuelle, nous ne sentons pas le besoin
de fonder plus profondment certaines reprsentations simples. Mais
Lasswitz voit l le simple effet de lindiffrence ne dune habitude,
alors quil faudrait, pour obir lidal axiomatique, engager notre

95
96

Cf. Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob., p. 150 Das Atom ist keine
naturwissenschaftliche Entdeckung, sondern eine Erfindung.
Lasswitz, Atomistik und Krilicismus, p. 12.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

111

claire volont dans le choix de llment de base. La pense axiomatique nous enseigne en effet mettre un terme lanalyse parce que
lanalyse ne peut tout au plus que prparer une synthse. La fonction
pistmologique de latome, cest de construire thoriquement le phnomne. On est fond, en pense, traiter comme lment ce qui
fonctionne comme lment dans une synthse.
Bien entendu, dans cette voie, llment nest intgr dans la synthse quen vertu de ses fonctions bien dfinies. Rien dobscur ne doit
dsormais tre pris en considration dans un atome postul. Cet atome
est le symbole dune dfinition, non pas le symbole dune chose. Et
cest lme mme de la mthode axiomatique que ce principe de se
maintenir exactement sur tout le dfini, sans jamais le dborder. En
suivant cet idal, Lasswitz rsumera la fois le caractre dun atome
pris en un sens entirement prcis et uniquement postul pour la synthse 97 : Naturellement les atomes nauront provisoirement rien de
plus et rien de moins que les proprits qui suffisent prcisment pour
la construction dun corps particulier.
Dailleurs pour constituer vraiment une axiomatique, il ne suffit
pas dpurer une une toutes les dfinitions de base et de bien expliciter tout ce que contiennent les notions prises individuellement [138]. Il
faudrait encore dresser le tableau bien complet des notions premires.
cet gard, les mathmatiques pourraient servir de modle aux
sciences physiques. Lasswitz qui crit en un temps o lon croyait,
sans dbat, que les mathmatiques et la mcanique sont des sciences
dductives, nhsite cependant pas en rapprocher la physique inductive 98. La science physique et la mathmatique ont toutes deux certains principes qui trouvent leur racine dans notre propre nature et qui,
de ce fait, sont immuables. Mais, dans les Mathmatiques, avec ces
principes est donn en mme temps une table complte des dfinitions ; dans les sciences physiques, une telle table manque. Les dfinitions des sciences physiques ne peuvent tre obtenues
quempiriquement. Mais le but de la science est de rtablir entirement cette table des dfinitions, et si ce but pouvait jamais tre atteint,
on aurait alors la possibilit de traiter dductivement lensemble de la

97
98

Lasswitz, loc. cit., p. 33.


Lasswitz. loc . cit., p. 41.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

112

science physique comme cela est dj devenu possible pour certaines


parties de cette science.
Sans doute cette ambition demprise totale sur le rel peut paratre
peu propre fournir le programme particulier dune science. Cependant, on se rend compte que cette ambition est loin dtre une chimre
quand on suit les efforts dune science qui saide dinstruments prcis
et cest un trait bien spcial de latomistique moderne que de donner
naissance un ensemble dinstruments particuliers que, par certains
cts, on pourrait assez bien dsigner sous le nom global
datomistique instrumentale. Avec ces instruments, il ne sagit pas de
reconstruire, par la pense, le phnomne [139] ml et confus, tel
quil soffre nos sens ; au contraire, on ne vise quun phnomne prcis, schmatis, imprgn de thorie. Non pas trouv, mais produit.
La science moderne tend de plus en plus devenir une science
deffets. On dsigne ces effets du nom de leur inventeur. On parle des
effets Zeemann, Stark, Compton, Raman Par contre, jamais on ne
dsigne un lment chimique nouveau du nom du chimiste qui la isol en premier lieu. La Physique contemporaine est donc en qute
dactions dtermines par des vues thoriques. Elle nest pas conduite
par une intuition analytique. Elle suit une marche non pas descendante, mais ascendante. Le plus souvent, nous cherchons leffet sans
que lexprience nous lait pralablement prsent. Il faut dabord le
construire par la pense pour le produire effectivement. De sorte que
nous sommes souvent concurremment aux prises avec un double dficit : un dficit de prvision mathmatique et un dficit de prcision
instrumentale. On ne peut plus soutenir lancienne thse philosophique dun phnomne qui serait inconnaissable, inclassable et qui
soffrirait en bloc notre esprit. Dj Claude Bernard avait pu parler
dune exprience active dans laquelle le savant est un inventeur et en
quelque sorte, disait-il, le contrematre de la nature. Mais jamais les
conditions techniques de laction scientifique nont t si mthodiquement coordonnes que dans la science atomique contemporaine.
Au fond, si dlicates que soient les oprations qui produisent leffet,
cet effet doit apparatre mathmatiquement ds linstant o les prcautions requises sont toutes observes. Or ces prcautions sont numrables. Elles ne sont pas en nombre indfini. Cest l un caractre important et au fond trs spcial.
[140]

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

113

En particulier, ce corps de prcautions exprimentales mises la


base dune technique de leffet physique a un tout autre sens que le
corps de conventions quune philosophie pragmatique voudrait mettre
la base dune science du phnomne.
Ainsi lempirisme tout passif, dont lessence implique des conditions innombrables, tend faire place une exprience active dont la
production saccomplit avec prcision et sans aberration possible si
lon a pris soin dexcuter une une et dans lordre toutes les prescriptions.
On retourne, par ce dtour, une certitude toute subjective. Claude
Bernard 99 a indiqu, dans une page singulirement pntrante, la distinction entre lobjectivit toujours indfinie et la subjectivit totalement recense. Si lexprience devient notre exprience, nous pourrons peut-tre esprer quelle profitera de cette scurit due au caractre immdiat dun acte accompli en vue dun but dtermin. Cest
dailleurs ainsi que lAxiomatique en gomtrie a en quelque sorte
multipli lvidence en additionnant la clart objective et la lumire de
la conscience. Dans tous les domaines, lAxiomatique est une prise de
conscience des conditions exactes de la pense.
Ds lors, la science instrumentale se trouve de plain-pied avec le
corps des dfinitions. Un instrument, dans la science moderne, est
vritablement un thorme rifi. En prenant la construction schmatique de lexprience chapitre par chapitre ou encore instrument par
instrument, on se rend compte que les hypothses [141] doivent tre
coordonnes du point de vue mme de linstrument ; les appareils
comme celui de Milikan, comme ceux de Stern et Gerlach sont penss
directement en fonction de llection ou de latome. Les suppositions
quon fait maintenant la base de la science propos des caractres
atomiques ne sont donc pas de simples chafaudages. Elles constituent
la charpente mme de notre science instrumentale. Cest pourquoi la
doctrine de Vaihinger, par ailleurs si suggestive, ne nous semble pas
avoir dgag le vritable rle des conceptions atomistiques contemporaines. Pour Vaihinger, latome nest pas proprement parler une hy-

99

Claude Bernard, Introduction la mdecine exprimentale, p. 48-49.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

114

pothse ; il correspondrait plutt une fiction 100. Ds lors, en tant que


fictions, tous les caractres attribus directement latome devraient
tre limins aussitt quils ont accompli leur fonction tout intermdiaire, exactement de la mme manire que le symbole de la quantit
imaginaire utilis par lalgbre doit disparatre au moment o lon
nonce les rsultats. Cest prcisment parce que lintuition datome
sera finalement limine quon peut la charger de caractres contradictoires. Et cela serait vrai mme en ce qui concerne les intuitions.
Vaihinger va jusqu dire quune intuition, mme si elle est matriellement fausse, sert souvent, dune manire provisoire, la place dune
intuition exacte. notre avis, ce caractre dlibrment factice traduit
mal le caractre technique dont nous soulignions plus haut
limportance. Le factice peut bien donner une mtaphore ; il ne peut
comme le technique fournir une syntaxe susceptible de relier entre eux
les arguments [142] et les intuitions. Au surplus, comme le reconnat
Vaihinger lui-mme (p. 768), si lon peut, propos des hypothses
atomistiques, parler du jeu de limagination, du moins, on doit reconnatre que ce jeu nest pas illusoire. Loin de conduire lentendement
lerreur, il en facilite la tche.
Ces thmes paratront peut-tre trop gnraux et lon pourra objecter que nimporte quelle technique appelle les mmes remarques. Cependant il ntait pas inutile, nous semble-t-il, de montrer que
latomistique est prcisment devenue une technique, quelle a ses instruments, ses mthodes, son exprience propre. Or toute technique
procde de choix multiples. Elle accepte, par certains cts, lidal de
la contingence initiale de laxiomatique. Elle doit avant tout donner
une grande libert aux intuitions prliminaires.
Mais laspect axiomatique des hypothses atomiques est naturellement plus net quand on se place au point de dpart de la science atomique contemporaine. Nous allons essayer de prciser ce caractre.

100

Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob. Voir en particulier les chapitres :
Das Atom als Fiktion et Die Atomistik als Fiktion.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

115

III
Signalons dabord la tendance serrer le jeu des axiomes jusqu le
rduire la forme dune alternative. Cest ainsi quon peut prendre le
plus clairement une mesure de la libert de notre choix prliminaire.
Par exemple, M. R. N. Campbell pose le problme pistmologique
initial en ces termes 101 : Si les lois connues du champ [143] lectromagntique sont vraies, latome ne peut consister en lectrons seulement, et si elles ne sont pas vraies, il ny a aucun preuve de lexistence
des lectrons. Dhabitude, on nnonce que la premire partie de
lalternative et lon conclut immdiatement que latome, pour tre
neutre, conformment aux lois du champ lectromagntique, doit contenir un corpuscule positif. Mais comme on passe sous silence la deuxime partie de lalternative, on ne rappelle pas explicitement que
lexistence de llectron a t postule en sappuyant sur la thorie du
champ lectromagntique. Dans cette mthode de simplification tacite, on se confie donc une pense raliste rapide qui naura lgitimer ses conclusions que dans une seule direction, suivant toujours la
mme mthode o la ralit se lgitime par des proprits inhrentes
une substance. Campbell montre justement que si nous hsitons postuler le proton que nous nisolons pas, nous devons refuser de postuler
llectron que nous arrivons dtacher de latome laide dun champ
lectrique appropri. Autrement dit, malgr les expriences que nous
avons pu raliser sur llectron, nous navons pas le droit de faire de
llectron quelque chose dabsolu. Son existence mme est implique
dans un corps de conditions pralables. On objectera toujours quon
manie llectron comme une chose dans lexprience de Millikan ;
mais cette exprience de Millikan na pas de sens en dehors de notre
conception du champ lectrique. Aussitt admis le champ, on se
trouve amen, comme nous lavons dit, postuler le proton. Sur ce
proton, on nexprimente pas. Il nest cependant ni plus ni moins hypothtique que llectron. On voit donc bien se constituer une corrlation des hypothses qui vont jusqu toucher lexistence des lments
que nous postulons [144] dans notre construction du rel. Comme
101

Campbell, La structure de latome, trad. 1925, p. I.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

116

nous lindiquions prcdemment, on va ici des principes la chose.


certains gards on peut considrer llectron comme lobjet dune dfinition qui ne prend un sens que grce la gomtrisation du champ
lectromagntique. Dans la science lectrique, llectron est comme le
point qui ne reoit rellement de proprits gomtriques que grce
des postulats dappartenance. Il faut en quelque sorte dfinir une appartenance lectrique de llectron au champ. Et quand nous serons
plus habiles et plus imaginatifs dans la constitution de champs structures varies, nous verrons llectron se manifester dans des phnomnes plus varis ; nous donnerons de lextrieur des proprits
1lectron ou du moins des comportements nouveaux. Les atomes
sont des lments de machines qui attendent des perfectionnements
techniques. Ils ont un nombre incalculable de possibilits synthtiques. Ils nont pas encore donn toutes les choses prvues par les
principes.
notre avis, ce serait donc une erreur dsormais de considrer
latomistique comme ltude analytique dun lment fondamental
trouv la base dune intuition. Une atomistique est au contraire une
construction toute synthtique qui doit sappuyer sur un corps de suppositions. Cest pourquoi latomisme vraiment fcond est latomisme
contemporain. Cet atomisme doit sa fcondit au caractre compos
de latome simple.
Dans cette formule paradoxale, nous ne visons pas simplement la
substructure lectrique que la science contemporaine a dcouverte
dans latome chimique, car on ne manquerait pas de nous objecter que
si, du point de vue physique, latome de la substance chimique sest
rvl comme un monde compliqu, par contre, du [145] point de vue
mtaphysique, llectron vritable atome parat avoir fait la
preuve de sa simplicit et de son identit. premire vue, lon acquiescerait donc facilement cette constatation de M. Meyerson 102 :
Latome, nous le sentons parfaitement, sil doit rellement expliquer
quelque chose, doit tre simple. Or cest en quelque sorte mtaphysiquement que nous nions cette simplicit. Nous navons donc pas le
droit de nous appuyer sur le caractre compliqu de latome chimique ; au contraire, nous devons entreprendre tout de suite la tche la

102

Meyerson, Identit et Ralit, p.67.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

117

plus difficile et montrer que llectron lui-mme en tant quil sert


la construction de la thorie atomique se prsente dans une complexit essentielle.
Dabord, il est bien sr quon ne doit juger de llment que dans la
synthse quil est charg dexpliquer. En particulier, il serait vain et
mme antiscientifique de se demander si llectron est simple en soi.
On pourrait plutt conclure quil est multiple si on peut le saisir dans
des rles multiples. Mais cette conclusion a peu dimportance
puisquelle ne serait quune affirmation raliste. Nous devons nous
borner juger de llectron par ses rles, dans des synthses phnomnales.
Or, en fait, le caractre complexe de la construction par llectron
est si profond quon va jusqu accepter, dans le corps des suppositions initiales, des propositions qui contredisent lexprience commune. Ainsi Bohr nhsitera pas mettre la base de latomistique la
dclaration suivante : un lectron qui dcrit un cercle autour du noyau
de latome nmet pas dnergie, contrairement ce que laisse prvoir
llectrodynamique classique. Quon [146] rflchisse la nature et
la fonction de cette proposition et lon verra quelle est un vritable
postulat ; elle se prsente de la mme manire que le postulat
dEuclide en gomtrie, ou plus exactement de la mme manire que
le postulat de Lobatchewsky. Cette proposition fonde en quelque sorte
une physique non maxwellienne, comme la ngation du postulat
dEuclide fonde une gomtrie non euclidienne. Du mme coup, le
caractre complexe de la construction apparat puisque lon rompt
avec toute linstruction que nous donnait lexprience commune dune
charge lectrique en mouvement. Si les consquences physiques du
mouvement de llectron peuvent tre interprtes de deux faons opposes suivant que llectron chemine hors de latome ou quil agit
dans latome, on ne peut plus dire que llectron contient en soi-mme
la raison des consquences physiques de son mouvement. Il serait
donc bien absolument vain de poser llectron comme simple en soi,
alors quon lui attribue un double rle. Or du fait de cette ambigut, il
nous parat peu philosophique de dire que la nature lectrique de
latome est une hypothse, peu philosophique aussi de dite quelle est
une ralit. On sexprimerait mieux, croyons-nous, en explicitant clairement le caractre axiomatique de la proposition choisie. Prcisons
ce point : dans le mouvement lectronique sans rayonnement, il ne

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

118

sagit videmment pas dune exprience relle ; il ne sagit pas davantage dune hypothse vrifier, puisque dans le cas le plus heureux o
on la vrifierait, elle nous gnerait immdiatement dans lexplication
du mouvement de llectron libre. On ne peut donc correctement parler que dun postulat. Ds lors, nous navons pas nous demander si
ce postulat correspond un fait, pas davantage sil est vrai. Car un
postulat nest susceptible [147] de recevoir ni le qualificatif de rel, ni
le qualificatif de vrai. Il est simplement la base dune construction qui
seule pourra prtendre atteindre une ralit ou une vrit. Mais cette
sanction donne au niveau du phnomne de premire apparence exprime encore mal le destin de la construction axiomatique. Plus que
tout autre but, on poursuit par de nouvelles expriences, la coordination de la pense. Il faut donc juger dune thorie de latome en ayant
gard a une sorte de pragmatisme de la raison, en se rfrant lutilit
de pense. Sous ce rapport, le postulat de Bohr a permis une coordination mathmatique puissante. On est bien fond dsormais, au moins
comme conscration de dix ans dhistoire scientifique, parler de
latome de Bohr dans le style mme o lon parle dune surface de
Riemann.
La discontinuit gomtrique des orbites spares appellerait des
remarques analogues. Alors que llectron isol et libre peut passer en
tous les points de lespace 103, au contraire llectron dans latome devrait suivre des trajectoires particulires en se maintenant en dehors de
rgions rigoureusement interdites. La proposition qui contient cette
interdiction ne peut correspondre ni une exprience positive, ni
mme une hypothse vrifiable. Le fait que cette proposition ait
trouv aprs coup une explication dans la mcanique ondulatoire
nefface pas son caractre pistmologique initial : Bohr la bien pose comme un postulat. Dailleurs la manire dont la mcanique ondulatoire a assimil [148] le postulat de Bohr est trs manifestement
dallure axiomatique. La mcanique de M. Louis de Broglie na pu
dmontrer le postulat de Bohr quen largissant la base axiomatique.
Cette mcanique adjoint une supposition de plus, elle ajoute du dehors

103

On pourrait dailleurs faire observer que cest l aussi une supposition, corrlative la dfinition de la libert du mouvement. On ne peut pas, par une
exprience, prciser suffisamment cette proposition de manire laffirmer
comme un fait.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

119

une proprit llectron : une longueur donde. Il importe dail leurs


assez peu que cette adjonction soit intuitivement claircie ; on na pas
besoin de complter par une image la relation de llectron la longueur donde. On les prend presque dans le dcousu des suppositions
lmentaires. Pourquoi serait-on plus exigeant pour le caractre temporel (frquence ondulatoire) que pour le caractre spatial (forme de
llectron ?). Cest prcisment la thorie qui constituera le lien. Si
lon donne ensuite une image, elle sera uniquement une illustration.
Cette image sera par exemple une courbe ondule ferme qui rappellera les concamrations dune corde vibrante. Mais ce nest pas cette
image qui nous a fait penser. Elle est tardive. Les quations mathmatiques sont primordiales.
Il faut aussi remarquer que le point de dpart dune axiomatique
physique peut tre une donne relativement complexe. Au fond, la
gomtrie pourrait aussi prendre un thorme comme postulat ; il suffirait de bien choisir le thorme premier pour obir aux rgles
dindpendance que doit observer tout systme de postulats. Ainsi rien
ne sopposerait ce quon prt, comme synonyme du postulat
dEuclide, le thorme qui fixe deux droits la somme des angles
dun triangle. En Physique, il ny a pas toujours intrt analyser un
fait, car cette analyse peut tre une source dillusion, une obissance
aveugle des habitudes intellectuelles mal fondes, surtout quand on
les porte au-devant [149] dune exprience toute nouvelle. Ainsi, cest
peut-tre une illusion qui nous pousse analyser gomtriquement la
trajectoire physique de llectron. Notre intuition du mouvement purement et simplement mcanique clipse notre intuition physique
naissante, encore mal instruite des phnomnes lectriques. Nous voulons toujours que llectron soit un simple porteur de charge ; nous
navons pas encore ralis le jugement synthtique a priori qui nous
permettrait de partir dune base rellement physique pour construire
une nature physique scientifique. Mach parlait dj incidemment 104
dexpriences physiques qui sintroduisent au mme titre que les
principes purement gomtriques et arithmtiques dans le dveloppement formel de la science . En cela, il corrigeait cette trange opinion
de Gauss qui prtendait quon ne peut plus apporter la mcanique

104

Mach, La mcanique, trad. p. 254.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

120

aucun principe essentiellement nouveau 105. Nous croyons au contraire que toutes les sciences se renouvellent par un largissement de
leur base.
Mais sans insister sur une attitude desprit dont on ne voit encore
que de faibles indices, prenons le problme dans la forme mme o il
fut pos lors de la premire construction de Bohr. Alors la rupture
entre lintuition gomtrique usuelle et le postulat des orbites privilgies est si nette quil est impossible de justifier a priori ce postulat. Il
faut ladmettre et en juger lpreuve, daprs la solidit des constructions quil permet. cette occasion, on retrouve des difficults similaires celles que [150] rencontre la pdagogie mathmatique lorsquelle veut poser, en dpit dune habitude usuelle, la possibilit rclame par Lobatchewsky de mener par un point extrieur une droite
deux parallles cette droite. En effet, lintuition que nous avons
dune trajectoire semble insparable de la possibilit pour cette trajectoire dune dformation continue. On a beau souligner le fait que des
forces discontinues agissent sur le mobile. Lintuition immdiate veut
toujours quun trajet continu runisse les trajectoires spares. De ce
trajet continu, la mthode de Bohr ne soccupe nullement. Elle ne met
vraiment en uvre que les trajectoires distingues a priori. Dans cette
mthode, on contredit donc lintuition la plus simple et la plus fondamentale, lintuition de lhomognit de lespace.
Or une contradiction une intuition aussi fondamentale ne peut
gure tre accepte que comme un postulat ; elle ne peut gure
sintroduire dans le raisonnement que sous le couvert de la libert des
choix axiomatiques.
Ce caractre axiomatique des doctrines atomistiques modernes va
si loin quon aime replacer au point de dpart les expriences relles
sur le plan mme des suppositions. Latomistique va alors la recherche dune exprience volontairement perdue. Cest pourquoi elle
est la science prestigieuse par excellence. Elle nous fait penser ce que
jusque-l nous nous tions borns voir. Elle nous dit : oubliez les
faits qui vous ont instruits ; oubliez ces corps quon coupe, quon dissout, quon mlange. Voyez par les yeux de lesprit ce monde invisible. En opposition un univers dont les masses sont stables, dont les

105

Cit par Rey, Lnergtique et le mcanisme, p. 28.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

121

vnements sont paresseux et enchans, imaginez un monde multiple,


discontinu, dune mobilit parfaite, sans frottement, sans usure cintique. Assurez-vous dabord [151] seulement que tout cela est possible
rationnellement, cest--dire quaucune contradiction intime ne sest
glisse au sein de vos suppositions premires. Rendez-vous bien
compte aussi que rien de superflu na t suppos, autrement dit que
le systme des postulats est complet et bien clos. Toutes ces prcautions pralables une fois prises, fermez les yeux sur le rel et confiezvous aux intuitions intellectuelles. Vous allez construire un monde
rationnel et vous allez produire des phnomnes inconnus.
Dira-t-on alors que le ralisme est finalement vainqueur puisquon
retrouve une ralit ? Rptera-t-on que la suite des raisonnements
nest quun simple chafaudage pour dgager le caractre organique
du rel ? Ce serait mconnatre lintuition vraiment synthtique, toute
rationnelle qui nous fait apercevoir la convenance des suppositions
initiales.
Cest prcisment lintuition de cette convenance qui forme le gnie axiomatique. Psychologiquement parlant, on na pas choisi des
principes dcousus en fait, on les a seulement postuls comme dcousus. Autrement dit, latomistique moderne nous donne un lumineux
exemple de pense axiomatique. Elle nous apprend penser les dtails
de ltre atomique comme analytiquement indpendants et montrer
ensuite leur dpendance synthtique. En particulier il ne sagit nullement dune rfrence une simplicit originelle. Nous nemployons
pas en effet lide daxiome comme synonyme dune notion claire et il
y a bien loin dun sicle lautre entre les expressions contemporaines
et celles de Baudrimont qui crivait en 1833 : La gomtrie est vraie
pour tout le monde : il en est de mme de la thorie atomique ; seulement, pour tudier ces deux sciences, il faut se reposer sur des bases
qui sont tellement [152] simples, quelles chappent aux dmonstrations et ne peuvent tre considres que comme des axiomes 106. En
dpit du nom cest de postulats non daxiomes quon traite dans
lAxiomatique moderne. Ce nest pas parce que lide datome est
simple et claire quelle est fconde. Elle nest pas ce qui rsiste

106

Baudrimont, Introduction ltude de la chimie par la thorie atomique, p.


102.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

122

lanalyse, mais bien ce qui est fcond dans la synthse. De sorte que
latomistique axiomatique ne reoit de sens que de la construction
quelle favorise. Sur cette science, on peut saisir la vraie nature de
leffort de la pense rationalisante. Comme le dit trs bien M. V. Janklvitch 107 : Leffort interprtatif exige que lesprit en prsence
des problmes se place demble dans une atmosphre spirituelle et
dcouvre le sens vrai en le supposant ; de sorte que lintellection consiste toujours, la rigueur, a supposer le problme rsolu. M. V.
Janklvitch parle aussi dune sorte daventure initiale : il faut
commencer, il faut risquer . Latomisme contemporain est peut-tre
le meilleur exemple de ce risque scientifique par lequel les intuitions
nouvelles rforment la pense et lexprience.

107

Revue de Mtaphysique et de Morale, dcembre 1928, p. 465.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

123

[153]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

CONCLUSION

Retour la table des matires

Si lon veut bien mditer laspect moderne des recherches scientifiques sur les phnomnes atomiques, on saperoit facilement du caractre illusoire de nos intuitions premires. Ces intuitions rpondent
trop tt et trop compltement aux questions poses ; elles ne favorisent pas les synthses compliques et fcondes ; elles ne suggrent pas
dexpriences. Il semble mme que la connaissance vulgaire soit suffisamment caractrise par son manque de jugements synthtiques a
priori, par son manque de postulats clairement noncs. La synthse
ny est jamais que la rplique dune analyse ; elle rpare ce que
lanalyse avait dsorganis. Dans nos analyses immdiates, nous oublions mme de spcifier le point de vue toujours trs particulier de
nos mthodes de dmembrement. Ce serait pourtant un grand progrs
si lon pouvait toujours exposer les conditions dune analyse, ses limites et les points de vue qui la dterminent. On verrait alors que
lanalyse ne se fait jamais qu un point de vue particulier et que la
faute la plus frquente est de croire quon gouverne la substance par la
qualit. Cest la faute originelle du ralisme. Aucune doctrine nen a
plus souffert que latomisme. Ce fut prcisment un des caractres les
plus fconds du positivisme que davoir traduit par un qualificatif ce
qui relevait de la mthode, en laissant de ct toute rfrence une
qualit qui relverait de ltre. Ainsi latome chimique nest, pour
cette philosophie, rien de plus que [154] les phnomnes ato-

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

124

miques tudis par la mthode chimique. Quoi quon pense du positivisme, ce point de vue mthodologique doit rester primordial.
Une des premires obligations de la mthode scientifique nous impose donc la rgle de ne pas dpasser davantage le dfini dans les
sciences de la nature que dans les sciences de lesprit. cet gard,
lexprimentateur doit donc pratiquer, suivant lexpression de Lodge,
une vritable politique dexclusion. On voit alors combien est dangereuse la supposition essentielle du ralisme qui attribue lobjet scientifique plus de proprits quon en connat effectivement. Cest peuttre mme lgard de la science atomique que la supposition raliste
est la plus fautive. En effet, ce dont il faut avant tout se convaincre,
cest que latome nest pas notre objet ; il nest pas un objet offert
notre recherche ; il nest pas un donn ; il nest pas un fragment du
donn ; il nest pas un aspect du donn. Aucune intuition ne saurait
donc le rsumer. On rsumera mieux latomisme en prenant latome
comme un centre de convergence pour des mthodes techniques,
lextrmit de divers processus dobjectivation. Si mme latome
scientifique se manifestait soudain par des caractres empiriques en
drogation totale avec les prcautions techniques, ce serait la preuve
dune dfaillance instrumentale ou dune erreur mthodologique. La
permanence des phnomnes atomiques est le signe dune mthode
fidle. En chimie, le corps pur est la conqute dun esprit sr. La puret du produit est la preuve de la sret de la technique.
Quand on a ainsi exclu tout ce qui pouvait troubler lexprience on
peut plus facilement mettre en uvre des techniques nouvelles [155]
en accord avec les conceptions mathmatiques. Lachvement mathmatique dune thorie favorise alors la prcision exprimentale.
Cest un point que M. Lmeray a mis finement en vidence. Il
existe, dit-il 108, une correspondance troite entre le fait quun problme mathmatique peut tre compltement achev et le fait que les
phnomnes physiques, qui en constituent lapplication concrte, prsentent un caractre exprimental particulirement net. Lesprit
scientifique qui anime le laboratoire pratique une sorte de fusion des
prcautions ngatives, des techniques positives et des inductions mathmatiques. Ainsi latome des philosophes, vieux symbole de la con-

108

Lmeray, Leons lmentaires sur la Gravitation, p. 5.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

125

ciliation des caractres contradictoires, fait place latome des physiciens, pour ltude duquel sassocient les attitudes philosophiques les
plus diverses. Cet clectisme est tel quon peut dire que la science
atomique moderne sclaire dans toutes les perspectives philosophiques et que latomisme contemporain est la plus prodigieuse des
mtaphysiques. Jamais lessaim des ides na t aussi vivant autour
des choses, jamais la prise sur le rel na t prpare daussi loin et
par des moyens aussi varis que dans notre conqute de linfiniment
petit. On aura donc raison de ne ngliger aucune des voies philosophiques que nous avons entrepris de retracer au cours de cet ouvrage.
Il faudrait mme trouver un moyen dtablir des correspondances
entre les diverses philosophies pour arriver penser vraiment latome.
Si nous devions, dans cette vue, non pas condenser mais ordonner
les attitudes philosophiques que nous avons essay de [156] caractriser, voici comment nous concevrions la pdagogie philosophique de
latomisme.
Nous conseillerions dabord une position critique du problme. En
effet, il est avant tout ncessaire de bien se rendre compte de la pente
par laquelle lesprit va naturellement et insensiblement latomisme.
Sous sa forme efface et factice, la thorie dveloppe par Hannequin
est, cet gard, trs instructive ; elle nous montre comment lesprit
plaque le discontinu sur le continu le plus rebelle cette information.
Cette thorie nest cependant pas assez nourrie de faits : jamais lide
dune unit indivisible naurait pu provenir de la simple mesure gomtrique si lexprience stait toujours dsintresse de tout ce qui
morcelle effectivement une grandeur matrielle. Pour la psychologie
exacte du morcelage, cest ici, aprs la thse de Hannequin, quil faudrait examiner les pntrantes tudes de M. douard Le Roy. En les
suivant, on verrait les simplifications par lesquelles on dfinit des
centres disjoints, entours dailleurs dune atmosphre vaporeuse 109. On aboutirait enfin une connaissance schmatique et
formelle, entirement rsoluble en atomes possds par lesprit 110.
On reconnatrait ensuite que ces atomes du schmatisme ont besoin
dtre lests. Cest la fonction des objets simplifis de rentrer le plus

109
110

Revue de Morale et de Mtaphysique, 1899, p. 381.


Loc. cit., p. 539.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

126

souvent possible dans des jugements complexes et dy prendre un


poids de plus en plus grand. Le premier enrichissement pourrait
dailleurs tre systmatique et nettement pos a priori. Il suffirait pour
cela damener lintuition de lunit physique, [157] unit compacte et
rsistante, sur le plan mme des formes a priori de la sensibilit, en
mettant au rang des formes a priori lnergie elle-mme. Cest l une
modification qui irait dans le sens mme o Schopenhauer rectifie le
kantisme, en rapprochant la causalit des formes a priori de la sensibilit. Dans cette vue, latome apparatrait davantage comme lunit de
la cause que comme lunit de la substance.
Mais quon le veuille ou non, chaque enrichissement, on incline
insensiblement vers le ralisme. Au point de vue pdagogique, aprs
la prparation criticiste, le ralisme a du moins lavantage dtre conscient. Il est donc possible maintenant daccueillir et dencadrer les leons de lexprience immdiate. Cette fusion des principes de
latomisme critique et des enseignements de latomisme raliste est
mtaphysiquement impure ; mais cest cependant dans cet clectisme
rapide et franc quon peut, croyons-nous, rsumer toutes les formes de
latomisme philosophique. Sans doute on trouvera, dune cole
lautre, des dosages diffrents qui mlent un peu dapriori beaucoup
daposteriori ; mais jamais on ne trouvera la forme pure. Il en rsultera pour le mtaphysicien une impression indfinissable devant
latomisme, car on ne sait pas si latomisme constate ou prouve. y
regarder de plus prs, on saperoit souvent que, par une double inversion scandaleuse, le ralisme veut prouver et le criticisme veut constater. Si nous insistons sur cet aspect ml, fort propre dailleurs donner lillusion de la plnitude du concret, cest que cet aspect est trs
caractristique de latomisme philosophique. Cest peut-tre pour cela
que la plupart des grandes doctrines mtaphysiques se sont dtournes
de latomisme et que latomisme [158] est ainsi devenu le symbole de
lopposition lesprit mtaphysique.
En rsum, une premire fusion est ncessaire entre les thses
idalistes et les thses ralistes pour bien comprendre toute ltendue
de latomisme philosophique ; si lon russissait cette fusion, on serait
mieux prpar quon ne pense suivre lvolution de latomisme
scientifique moderne.
Voyons donc maintenant quelles leons philosophiques nous pouvons tirer de lactivit scientifique moderne sous sa double forme ex-

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

127

primentale et thorique. Prcisment, dans ce nouvel examen, il faut


encore, croyons-nous, tenter de runir deux tats desprit diffrents, la
position essentiellement empirique du positivisme devant naturellement prcder laudace constructive de latomisme contemporain. Ce
nest dailleurs pas l un fait simplement historique, cest une ncessit pdagogique permanente. Rien de plus instructif cet gard que la
raction toute philosophique qui dtermina les recherches de Heisenberg. Cette raction est un rappel du positivisme qui se mle curieusement une rflexion sur les conditions ncessaires et en quelque
manire a priori de notre observation active des phnomnes. En effet, de prime abord, sous linspiration positiviste, on refuse de parler,
propos de latome, en des termes qui ne peuvent se dfinir exprimentalement. Ensuite, lon prend le phnomne atomique dans sa corrlation troite avec lexprience qui ltudie. Ainsi lon ne pose pas
le phnomne comme contemporain dun rel en soi, dun rel indiffrent notre connaissance. Cest au contraire une ralit devenue
sensible la dtection, engage ncessairement dans lorganisation
thorique qui tente de lapprhender. [159] L encore, il faut donc associer deux philosophies de lexprience ; la construction thorique
des expriences sur latome ne peut plus se contenter de lattitude positiviste bien quelle parte effectivement de cette attitude. On ne reoit
pas toute la thorie de lexprience. On ne craint donc plus
daugmenter le champ des suppositions, mais ces suppositions sont ds
lors dordre mathmatique. On espre ainsi dpasser la simple traduction des phnomnes compenss ou tout au moins comprendre la
compensation. Ainsi nat une sorte datomisme thortique.
Dailleurs, comme la compensation des phnomnes a lieu en vertu
des principes de la probabilit, on se trouve autoris dvelopper les
positions axiomatiques. On nhsitera pas multiplier les principes
statistiques. Jamais limagination scientifique na t plus riche, plus
mobile, plus subtile que dans les recherches contemporaines sur les
principes atomiques.
Ainsi lon va avec aisance des ngations caractristiques de ltat
positif aux affirmations exprimentales a priori. On mle les prcautions et les hypothses. On est sans cesse occup trier le phnomne
gomtrique parmi les phnomnes physiques, compenss et brouills. Un soupon agissant entreprend de rformer cette mthode de tri,
car il est toujours craindre doublier des variables, deffacer ou

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

128

dimposer des symtries. Loin de se guider sur les analogies substantialistes, on sen mfie. Loin de prendre la substance comme un tout,
on tente de rompre la solidarit des attributs. Par exemple, il faut
bien remarquer, crit Chwolson 111, que la matire peut tre isotrope
pour une proprit, anisotrope [160] pour une autre Les cristaux du
systme rgulier sont isotropes en ce qui concerne les proprits optiques, anisotropes lgard des proprit lastiques . Do la ncessit de multiplier les points de vue, daller linfiniment petit par une
pluralit de voies, en lentourant dun rseau enchevtr de thormes.
Au contraire, le positivisme classique nous conduirait majorer
abusivement certains faits, ne prendre le rel que par un de ses attributs. Le positivisme sduque en effet au contact du phnomne immdiat ; il est inclin prendre le phnomne immdiat pour le phnomne important, pour le seul phnomne apte sanctionner la thorie. Mais la science moderne nous a rconcilis avec la causalit en
infiniment petit, avec la gomtrie du dtail. On a dit souvent quen
chimie, les dcouvertes se sont faites en tudiant les rsidus rejets par
des expriences grossires. On pourrait dire que latomistique contemporaine se trouve de mme dans les rsidus rejets par le positivisme immdiat. Cest ainsi que la science de latome achve la chimie par la gomtrie. Aux intuitions sensibles doivent donc faire place
les intuitions rationnelles. Et finalement si la pense philosophique
devait un jour combler le vide qui spare latomisme naf et
latomisme scientifique contemporain, cest toujours la mme question quil faudrait rpondre : Comment des intuitions sensibles peuvent-elles devenir peu peu des intuitions rationnelles ; comment des
faits peuvent-ils aider dcouvrir des lois ; comment surtout des lois
peuvent-elles sorganiser assez fortement pour suggrer des rgles ?

111

Chwolson, Trait de Physique, trad. t. I, p. 30.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

129

[161]

Les intuitions atomistiques


(Essai de classification)

INDEX DES NOMS CITS

Retour la table des matires

Adam (Charles), p. 18.


Anaxagore, p. 54.
Antropoff (Von), p. 71.
Aristote, p. 34, 36, 37, 38, 62, 64.
Arnaud, p. 31.
Avogadro, p. 99, 100.
Bacon, p. 10.
Baudrimont, p. 151, 152.
Bergson, p. 22, 24,
Bernard (Claude), p. 139, 140.
Berthelot (Daniel), p.76, 77.
Berthelot (Marcelin), p.54, 69,
70, 71, 77, 78, 79.
Berthollet, p.72, 73.
Berzlius, p. 77, 83, 94.
Bohr, p. 145, 147, 149, 150.
Boll, p. 80
Boscovich, p. 66, 67, 131.
Boyle, p. 10, 40.
Brhier, p. 6, 34, 57.

de Broglie (Louis), p. 148.


Brunschvicg, p. 1, 3, 4, 5, 8.
Campbell, p. 142, 143.
Cauchy, p. 55, 67.
Cavendish, p. 72.
Chwolson, p. 59.
Comte, p. 83.
Cooke, p. 85.
Cordemoy, p. 60, 61, 62.
Couturat, p. 110, 111.
Cunworth, p. 60.
Dalton, p. 10, 86,87, 95.
Delacre, p. 85, 88.
Deluc, p. 28, 29.
Dmocrite, p. 1, 5, 6, 7, 8, 9, 10,
41, 42, 62.
Descartes, p. 18, 35.
Duhem, p. 50.
Dulong, p. 96, 97.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

Dumas, p. 99, 100.


picure, p. 50, 56.
Evellin, p. 67.
Gassendi, p. 10, 50, 60.
Gauss, p. 149.
Gay-lussac, p. 73, 99.
Gmelin, p. 84.
Hannequin, p. 47 104-124, 131,
156.
Hegel, p. 74, 83.
Heinsenberg, p. 158.
Helmholtz, p. 69.
Herbart, p. 67.
Hobbes, p. 111.
Hombert, p. 53.
Hunt, p. 74, 75, 76.
Huyghens, p. 10.
Jagnaux, p. 73.
Janklvitch, p. 8, 152.
Kant, p. 113, 126, 127.
Kirchberger, p. 68, 70, 83, 87.
Koyr, p. 58.
Lalande, p. 134.
Lange, p. 87, 112.
Lasswitz, p. 9, 19, 56, 61, 69,
125-131, 136, 137, 138.
Lehmann, p. 70.
Lmeray, p. 155.
Lmery, p. 50.
Le Roy (douard), p. 156.
Leucippe, p. 6, 41, 42, 43.
Liebig, p. 72.
Lobatchevsky, p. 150.

130

Locard, p. 29.
Lodge, p. 154.
Lucrce, p. 1, 5, 8, 9, 10, 34, 50,
57, 62.
Lumire, p. 26.
Mabilleau, p.12, 43, 45, 46, 47,
56.
Mach, p. 20, 149.
Mesland, p. 7.
Metz, p 55.
Metzger (Mme), p. 31, 52, 53, 64,
65.
Meyerson, p. 145.
Newton, p. 62, 63,65.
Parmnide, p. 43.
Pascal (Paul), p. 82.
Perrin, p. 101.
Petit, p. 96, 97.
Petronievics, p. 67.
Petty, p. 57, 58.
Pillon, p. 60, 61, 62, 64, 66.
Platon, p. 36.
Poppovich, p. 67.
Prost, p. 62.
Proust, p. 72, 73, 92.
Raumur, p. 81.
Renouvier, p. 11, 67.
Rey, p. 149.
Richter, p. 87.
Robin, p. 34, 42, 43.
Schopenhauer, p. 55, 157.
Schutzenberger, p. 89, 90.
Spring, p. 74, 75.

Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. (Essai de classification). (1933)

Thompson, p. 39.
Todhunter, p. 81, 89.

Vaihinger, p. 70, 85, 136, 141,


142.
Voltaire, p. 54.

Urbain, p. 81, 89.


Watt, p. 72.
Weber, p. 13.

[163]
Poitiers (France). Socit Franaise dImprimerie. 1932.

131

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