Maniglier - Dionysos Anthropologue Hommage A Eduardo

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Patrice

Maniglier
Dionysos anthropologue
(Hommage Eduardo Viveiros de Castro)

Colloque Em Torno do Pensamento de Eduardo Viveiros de Castro
Sao Paulo, Brsil, 28 octobre 2015.

Je voudrais dabord vous remercier de minviter tmoigner avec vous de
limportance du travail dEduardo Viveiros de Castro. Car cest bien ainsi que je conois
mon intervention ici : comme un acte de tmoignage. Quoi que je dise de positif sur
Eduardo ici, je voudrais donc quon lentende non pas comme un loge, mais plutt
comme un effort clinique : nous devons poser un diagnostic sur cette extraordinaire
lectrocution de nos instruments symboliques que constitue lactivit thorique
dEduardo Viveiros de Castro (car je ne parlerai videmment que de cela, ne faisant que
dcouvrir son travail photographique). Il faut lire Eduardo non pas en y cherchant une
doctrine, mais en se laissant affecter comme par un vnement. De fait, il y a dans le style
dEduardo quelque chose dlectrique, qui me fait penser Andr Breton : il fait passer
quelque chose, ses phrases sont conductrices ; quand on le lit, on sent quil nous arrive
quelque chose. Mieux qualifier ce que cest que ce choc, telle est mon ambition ici.
Viveiros de Castro est le nom non pas dun individu ou dun auteur, mais dun
vnement qui est arriv au monde. Quel est cet vnement, telle est ma question.
Je prends cette invitation comme un honneur tout particulier parce que, non
seulement, bien sr, tre tenu pour le tmoin fiable dun vnement est toujours un
honneur, mais aussi parce que je suis convaincu de limportance toute particulire de cet
vnement, un peu comme les aptres ltaient sans doute aprs la rsurrection du
Christ. Et de fait, cest une rsurrection que jai assiste, certains gards, et mme la
ralisation dune prophtie, en rencontrant luvre dEduardo Viveiros de Castro. En
fait, il sagit dune prophtie de Michel Foucault. Bien avant de rencontrer Eduardo, en
effet, jcrivais, dans un article sur Deleuze publi dans le Magazine Littraire en 2002,
quil fallait montrer que la constitution des procdures de la mthode structurale dans
les sciences humaines impliquait la position dun problme ontologique excessif,
norme , et que cela tait ncessaire afin de pouvoir faire en sorte que notre lecture de
la mtaphysique de Deleuze et Guattari nous rende capables nous, aujourdhui, de
reprendre le fil de crativit thorique et pratique qui avait t caractristique des
annes soixante et soixante-dix, et qui avait t interrompu dans les annes 1980. Je ne
connaissais rien alors du tournant ontologique , qui navait dailleurs pas encore t
baptis je crois. Je me contentais de travailler honntement sur un projet dhistoire
philosophique du structuralisme, afin dy trouver les prises ncessaire cette reprise
que jappelais de mes vux, avec une nouvelle alliance sciences et philosophie. Cest
alors que je suis tomb sur les travaux dEduardo sur le perspectivisme dans un recueil
sur Deleuze dirig par Eric Alliez. Alors jai vu clairement que ma prophtie tait en fait
dj ralise, du moins pour lanthropologie. Eduardo avait montr comment la
mtaphysique deleuzienne ou deleuzo-deleuzo-guattarienne plus exactement
permettait de bouleverser la pratique de lanthropologie, non pas en y important des
ides mtaphysiques pniblement appliques , mais en librant des oprations que
lanthropologie sinterdisait dune certaine manire par timidit mtaphysique, bref en
permettant la philosophie davoir une fonction mancipatrice. Par l il avait bien
accompli une prophtie. Celle que formulait Foucault dans son clbre article sur
Deleuze. Celui-ci promettait en effet quun jour le sicle serait deleuzien. On sait quil ne

voulait pas dire quon se souviendrait du XXe comme le sicle de Deleuze de la mme
manire quon parle du Sicle de Descartes pour le XVIIe : il voulait dire au contraire le
caractre trs mtaphysique et apparemment thr de la pense deleuzienne finirait
par rejoindre lunivers sculier et bouleverser le monde en sinscrivant en lettres de feu
dans les sciences, dans la politique, dans les arts, autrement dit dans les pratiques du
monde. Viveiros de Castro est une de ces lettres de feu. En lui, la mtaphysique libre
lanthropologie.
On peut dire quune mtaphysique bouleverse le monde quand les propositions
spculatives quelle formule accompagnent une transformation des oprations pratiques
par lesquelles nous mtabolisons notre monde. Il faut donc que les concepts deleuziens
aient fini par changer nos manires mmes de faire. Cest donc aux oprations effectives
libres par le moment spculatif deleuzien travers le travail de Viveiros de Castro
quil faut maintenant sintresser de plus prs.
Ces oprations que lalliance avec la philosophie a libres sont bien connues
maintenant, et dans le monde entier. Elles consistent convertir le soi-disant objet de la
thorie anthropologique en pistmologie de lanthropologie elle-mme, autrement dit
en thorie de lactivit anthropologique. Puisquil existe une exposition de photographie
ct, vous me pardonnerez une analogie photographique grossire et nanmoins utile.
Lanthropologie est une sorte de pratique photographique dans laquelle les objets
photographis finissent par apparatre comme autant dimages de lappareil
photographique lui-mme, ou plus exactement de lopration photographique, image de
toute Image en gnral, image de ce que cela veut dire prendre des images . Cest de
ce quon voit quon apprend ce que cest que voir.
On peut avoir le sentiment davoir entendu cela quelque part : Reverse
anthropology, anthropologie symtrique, sociologie pragmatique de la critique, etc.,
lide semblait dans lair. Mais la position dEduardo est plus prcise. Dabord, elle nest
pas gnrale : elle est lie une singularit anthropologique, lAmazonie. Cest ici
quintervient la contribution propre dEduardo au fameux perspectivisme qui donne
son titre notre table-ronde : Eduardo na, on le sait, ni invent ni dcouvert le
perspectivisme ; il a toujours rendu justice Tania Stolze Lima ici prsente de cette
dcouverte . Il a pris cette notion de perspectivisme amazonien, qui est une belle
cration de lanthropologie, comme une manire de mettre en crise lpistmologie de
cette discipline mme qui la dcouvert. Mchante bte, tout de mme, que lobjet
anthropologique : sil est bon, il se retourne contre ce qui lui a permis dexister. Il cesse
dtre un objet, surplomb par une thorie ; il devient une pistmologie, surplombant
toute thorie. Lobjet anthropologique est comme le scorpion de la fable : il pique la
grenouille qui le porte. Sauf que personne ne sombre ici dans leau, au contraire ; on
slve sur nos relativisations rciproques, comme des sortes de barons de Mnchausen
corrls, on monte, comme on dit, en gnralit, on dcouvre quon peut aller plus loin
dans la comparaison, on gagne en comparabilit, et on se dcouvre ainsi fort de penses
dont on ne se savait pas capable. En effet, il ne sagit pas ici seulement de retourner la
violence thorique contre ceux-l qui la pratiquent, en permettant lobjet de faire la
thorie de la thorie quon veut lui faire, de thoriser les thoriciens, si je puis dire,
comme dautres (Charles Pasqua) ont voulu terroriser les terroristes ! Sil sagit bien de
dcoloniser la pense, il ne sagit nanmoins de retourner la violence thorique contre
ceux qui lexercent, ni encore moins dinverser simplement la hirarchie. En effet tout le
monde est affect dans lopration : si elle russit les deux parties se dcouvriront
diffrentes delles-mmes, diffrentes de ce quelles croyaient tre. Cest exactement cela,
leffet dune opration comparatiste russie (et lethnographie la plus singulire est

aussi comparatiste videmment que lanthropologie la plus gnrale comme celle de


Descola) : elle consiste bien faire apparatre le sujet de la comparaison comme une
variante de ce quil croyait tre son objet, mais au prix dune redfinition de ses limites,
de sa nature, jai envie de dire de son territoire, en entendant ce termes dans le sens o
Latour lutilise dans son dernier livre, Face Gaia, o il redfinit les parties prenantes de
la guerre comme des prises terrestres encore indfinies. Ainsi les deux parties se
dcouvrent des variantes dun type quelles ignoraient galement et qui nappartient
cette fois ni un ct ni lautre. Ainsi Lvi-Strauss dcouvre-t-il que nos rgles de
filiation ne font quorganiser un cas particulier dchange des femmes : sil vrai que
notre exprience de la parent est celle de structures gnrales , cest parce que cest
cela que la comparaison nous dit, telle est notre position lissue du travail
comparatiste
Mais Eduardo nen reste pas ces considrations pistmologiques et cest la
deuxime chose qui fait son originalit dans lusage de la notion de perspectivisme. Il
montre en effet que tout cela implique prcisment de remettre en question lide mme
dpistmologie, du moins dans son opposition une autre discipline, lontologie. La
tradition philosophique oppose en effet pense de ltre et pense de la pense. Or cest
notre conception du savoir comme constitu dides renvoyant des choses, bref
lopposition des penses et des ralits, des sujets et des objets, quil faut revoir.
Pourquoi ? Mais tout simplement parce que certains de nos objets ne font pas ce partage
et quil ny a pas de manire de les traiter srieusement dans ce cadre, cest--dire de
mettre en uvre lopration comparatiste que je viens de dcrire. Do un autre aspect
de la pense dEduardo, le fameux multinaturalisme : la diffrence passe non plus
entre les manires de penser, mais dans ltre mme. On doit accepter de pluraliser
ltre. On doit pouvoir dire quil ny a pas de sorciers en Europe et quil y en a chez les
Azand, et ce nest pas du relativisme (autrement dit lide que tout dpend du
point de vue , du sujet, etc.), cest du pluralisme, ou plutt, comme jaimerais dire, du
variationnisme, pour faire entendre que la pluralit ici nest pas un ensemble de termes
spars les uns des autres, mais des termes pris dans un mouvement de redfinition
rciproque. Cela touche directement un prjug de notre mtaphysique la mieux
enracine, lide selon laquelle ltre est unique, la vrit exclusive. Ce dsir que ltre
soit un sexplique assez facilement, puisque ce quon veut de lui cest prcisment quil
nous permette de trancher entre des apparences controverses. Ce que lanthropologie
nous force penser, cest donc un tre multipli (et multipli dune manire nouvelle,
celle que capture la notion de variante). Cela implique de grandes rformes tant pour la
philosophie que pour lanthropologie. Dun ct, il ne suffit pas tenir la thse
mtaphysique gnrale selon laquelle ltre est multiple ; la nature de cette multiplicit,
il faut lapprendre de lexprience de la mise en variation de soi dans laltration
anthropologique. En dautres termes, dsormais, toute ontologie doit se pratiquer
comme une ontologie compare. Dun autre ct, et inversement, lanthropologie doit
devenir une mtaphysique exprimentale. Ltre doit tre mis en variation parce quil est
le comparant le plus intense, celui auquel on renonce le plus difficilement. On doit tre
absorb par quelque chose dassez similaire ce que Deleuze avait appel le plan
dimmanence : ltre nest pas la catgorie gnrale sous laquelle on pourrait ranger les
modes dexistence, cest ce qui rend les modes dexistence des variantes les uns des
autres, ce qui fait de linvariant une variante particulire. Do le titre pour le livre que je
reste si fier davoir command Eduardo pour les PUF (une des choses les plus utiles
que jai faites de ma vie) : Mtaphysiques Cannibales et dont je vois quil est maintenant

enfin publi en portugais. Mtaphysiques cannibales : il faut y entendre un autre nom de


lanthropologie en gnral, en forme dhommage Montaigne bien sr.
Vous pouvez voir tout cela (le perspectivisme , le tournant ontologique ,
etc.) comme une orientation anthropologique particulire, mais je crois quil sagit en
vrit dune fidlit linspiration anthropologique originelle, celle qui fait quun certain
nombre de gens ont dcid et dcident encore, pour diffrentes raisons, gnreuses ou
non, coloniales ou anti-coloniales, scientifiques ou militaires, de se faire les
reprsentants, au sein de leurs collectifs, de ces collectifs extermins par la colonisation.
En effet, je soutiens quun tel projet doit ncessairement refuser davoir une position de
surplomb par rapport ceux quils cherchent ainsi reprsenter . Jsuites du dixseptime sicle ou thsards du vingt-et-unime, administrateurs militaires ou militants
cologistes, tous, en un moment de leur rencontre avec des tres rduits au silence et
linvisibilit au sein du projet moderne, se rapportent eux comme une ligne de leur
devenir virtuel ( nous aurions pu y natre ). Or, puisque lanthropologie est une
pratique de connaissance, elle doit donc traiter ses soi-disant objets comme des
pratiques de connaissance aussi, ft-ce par des moyens non conceptuels et mme non
verbaux (pace Martin Fortier). Et par l mme comme on la vu, elle doit finalement
dpasser lopposition de la connaissance et de lobjet et accepter de remettre en cause
mme ce quelle considre comme par dfinition exclu de toute variation possible,
autrement dit sa mtaphysique. Cest pourquoi il me semble que tout anthropologue a au
moins son moment ou sa tentation Viveiros de Castro ; mme sil sy oppose finalement,
il faudra toujours quil fasse quelque chose de cette opposition. Il faut dire de Viveiros de
Castro ce que Hegel et Bergson disaient de Spinoza : Bergson disait en effet que tout
philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza ; de manire plus
lapidaire, Hegel tranchait : Cest Spinoza, ou pas de philosophie. Eh bien nous
pouvons dire quant nous : Tout anthropologue a deux anthropologies : la sienne et
celle de Viveiros de Castro (puisquil a aussi forcment lanthropologie de ceux qui
lont accueilli). Ou, de manire plus lapidaire on peut dire : Cest Viveiros de Castro ou
pas danthropologie.

Mais tout cela, au fond, est bien connu de ceux qui connaissent luvre
dEduardo. On pourrait me faire remarquer juste titre que je nai pas vraiment montr
ce que fut, exactement, la contribution de la philosophie, et plus prcisment de la
lecture de Deleuze et Guattari, dans cette grande rforme des pratiques
anthropologiques laquelle Eduardo a donn son visage le plus incisif. On pourrait le
faire, rtrospectivement, en tentant de voir ce quEduardo a mobilis chez Deleuze et
Guattari pour se rendre capable de ce quon vient de dire. Mais je ne veux pas entrer
dans le dtail. Je dirais juste ceci : cest la grande quation Deleuze = Lvi-Strauss qui lui
a permis tout cela, savoir la comprhension trs nette que la notion lvi-straussienne
de groupe de transformations , loin dtre cet austre instrument de mathmatisation
des mythes quelle est aussi, a profondment nourri la thorie des multiplicits
deleuziennes. Si Eduardo a pu retourner sur lanthropologie la thorie deleuzienne du
Multivers, cest parce que celle-ci tait dj pleine danthropologie, et particulirement
par le biais de la notion de groupe de transformations qui est linvention thorique la
plus proche quon puisse imaginer du concept de rhizome . Autrement dit cest parce
que Deleuze a t un pur structuraliste, mme sil sen est plus tard dfendu, quil a pu
rendre ce service en retour lanthropologie de purifier son opration, et de la
radicaliser. Cest parce quEduardo ne sest jamais laiss abus par les oppositions entre
structuralisme et post-structuralisme , penses de la structure et penses de

la diffrence , parce quil a toujours compris la profonde continuit de ces deux


moments, quil a pu rendre ce service et la philosophie et lanthropologie de leur
permettre nouveau de saffecter lune lautre. Autrement dit, pour comprendre de quoi
Eduardo Viveiros de Castro est le nom, il faut se tourner vers lhistoire du
structuralisme.
En effet, sil a fallu rendre lanthropologie un concept que la philosophie
deleuzienne lui avait pris, mais le lui rendre enrichi , au sens o lon parle duranium
enrichi, cest parce que les liens avaient t coups la fois entre philosophie et
anthropologie, et entre structure et multiplicit . Ils nont pas t coups par
malveillance, par hasard ou par btise. Ils ont t coups parce quils taient trs
difficiles maintenir. Il y avait en effet une profonde ambigut dans le structuralisme,
qui lui a permis dapparatre la fois comme une pense de linvariance et une pense
de la variation. Jai cherch circonscrire cette ambigut travers tout mon travail
dhistorien de la pense franaise daprs-guerre. On peut rsumer ainsi mes
conclusions : le structuralisme, depuis Saussure, a consist montrer quil y avait un
tre de la variation, autrement dit dpasser lopposition entre tre et devenir. On na
cess de rejouer cette opposition, notamment travers lopposition du structuralisme et
du post-structuralisme, de la structure et de la diffrence, de Lvi-Strauss et de Derrida
(Derrida, sur ce point, est bien coupable et sa lecture de Lvi-Strauss est responsable de
bien des malentendus). Mais ctait toute laffaire du structuralisme que de la dpasser.
Comment ? Eh bien je voudrais revenir mon bon vieux Saussure qui disait : Le
franais ne vient pas du latin ; le franais, cest le latin, mais le latin parl en un certain
temps et en un certain lieu. Cest force de parler latin que les gens se sont mis
parler franais, portugais, roumain, etc. Cela serait assez trivial si on oubliait une autre
dcouverte de Saussure : cest que le langage est une ralit idelle : il est aussi
abstrait que les Ides platoniciennes. Le mot bonjour nest pas plus rductible ses
occurrences physiques que le triangle nest rductible aux figures toujours imparfaites
quon peut tracer sur un tableau. Il faut donc quil y ait, dans la constitution de lidalit
mme du langage, un principe de variation. Le langage est un monde platonicien o tout
bouge comme chez Lewis Carroll. A force davoir lIde de la Justice, on finit par avoir
lIde de la Course pied, et force davoir lide de la Boue on finit par avoir lide de la
Science.
Cette convergence de lidalit et la variation, cette manire de voir la variation
non pas du ct de lempirique et du sensible, mais du ct de lintelligible et de lidal,
est si contraire nos habitudes de penser quil nest pas tonnant que la Bonne Nouvelle
du strucuturalisme que ltre est Variation ait t immdiatement mal comprise,
peut-tre faut-il mme dire refoule. Le point tait juste impensable. Ce refoulement
explique quon nait pas vu que Deleuze tait structuraliste, et quil stait employ, dans
ses deux premiers grands livres, Logique du Sens et Diffrence et Rptition, faire une
philosophie la mesure de lvnement structuraliste. Lui-mme na pas insist, car il lui
importait avant tout de raffiner ses instruments, et il navait pas de temps perdre
faire reconnatre limportance du structuralisme. Au contraire : contre les versions qui
faisaient tomber le structuralisme du ct dun nouvel latisme (comme lont dit
certains commentateurs propos de Lvi-Strauss), il ntait pas mauvais de tirer la
corde dans lautre sens, quitte valider quelques caricatures grossires du
structuralisme. Cela dit, le prix payer a t assez cher, puisquon na plus compris
grand-chose aux problmes communs partir desquels les diffrents projets
philosophiques se dployaient, brouillant la relation entre les sciences humaines et la
philosophie, et on est retomb dans les vieilles dichotomies : diffrence/identit,

universel/singulier,
langage/ralit,
science/politique,
idalit/pouvoir,
systmatique/pragmatique, etc.
Eduardo est arriv prcisment en ce point. Il est la rconciliation de Lvi-Strauss
et de Deleuze. Il rend Lvi-Strauss ce que Deleuze lui doit, et ce faisant il clarifie les
oprations de lanthropologie. Lvnement Viveiros de Castro est donc le nom dune
rouverture du structuralisme dans toute son paisseur, dans toute sa richesse. Il mest
souvent arriv de dire (et je suis fier que les diteurs de Mtaphysiques cannibales en
portugais ait choisi de citer cette phrase en quatrime de couverture de leur traduction)
que les critiques que lon pouvait la culture thorique contemporaine pouvaient se
rsumer en une phrase : il nous faudrait un Viveiros de Castro dans tous les domaines !
Il nous manque un Viveiros de Castro en linguistique, quelquun qui reverserait les
acclrations deleuziennes dans la linguistique de Greimas (encore quon puisse penser
certains gards, on peut penser que cest ce qua fait Latour !) ; il manque un Viveiros
de Castro dans la psychanalyse : qui montrerait la grande quivalence Lacan = Deleuze
(encore que ce soit quelque chose quon voit aujourdhui dans le travail de la
psychanalyste franco-italienne Silvia Lippi, voir La Dcision du dsir), et qui le ferait non
pas des fins purement exgtiques, mais afin de montrer, travers cette quivalence,
lidentit de la rptition et de la variation, de la jouissance et ltre. Il manque un
Viveiros de Castro de lhistoire, qui montrerait lidentit des deux Foucault, celui des
pistms et celui du pouvoir (encore qu certains gards ce soit peut-tre cela
que fait Chakrabarty lorsquil montre que les dieux participent directement au tissage).
Il manque un Viveiros de Castro dans la thorie littraire, etc.
Vous comprenez maintenant de quoi Viveiros de Castro est pour moi le nom. Non
pas dun certain individu, mais dune opration gnrale pouvant caractriser une
poque toute entire, la ntre, une tche accomplir, une uvre faire, bref notre
prsent , lopration de rconciliation du structuralisme avec lui-mme, au terme
duquel le problme propre du structuralisme, celui dun tre de la variation, dune
ontologie de la variance, dune Varialit, devient enfin clair non pas seulement du point
de vue spculatif, mais du point de vue pratique, dans ses oprations.
Ce que je viens de tenter de faire en somme ici devant vous, cest quelque chose
comme une archologie de Viveiros de Castro, de sa possibilit et de son effectivit.
Jespre que vous avez bien compris que cela ne veut pas dire que lopration Viveiros
de Castro tait dj toute entire comprise et comme accomplie dans la dfinition mme
du structuralisme. Tout se passe bizarrement dans lhistoire du structuralisme comme
dans lvolution cratrice de Bergson : la ralisation dun possible est la transformation
de ce possible. Il a fallu normment dinvention pour accomplir le structuralisme en
anthropologie.
Or, de la mme manire que lanthropologie lvi-straussienne a t altre par
son enrichissement dans la raffinerie deleuzienne, de mme la mtaphysique
deleuzienne sort enrichie de son passage par le gnrateur lectrique viveirosdecastrien.
Jaurais voulu donner une ide des tches dont la philosophie hrite aprs Eduardo. Jen
ai dj donn quelque ide. Javais lintention de marrter sur lune dentre elles en
dtail, mais je nen aurai pas le temps. Je vais donc me contenter de donner le principe
dune autre intervention que jaurais pu faire et que je ferai peut-tre un jour, ailleurs,
une autre fois. En effet, parmi les innovations mtaphysiques radicales que la pratique
de lanthropologie conue directement comme mtaphysique cannibale a introduites, il
y a un concept qui me semble particulirement profond et bien trop nglig, cest le
concept dquivoque.

Viveiros de Castro a dfini lanthropologie comme art de lquivoque contrle.


En effet, entrer dans une pense autre suppose forcment de faire drailler des concepts
dj disponibles, quil sagisse de celui de parent, dchange, dhumanit, de nature, etc.
Le mouvement anthropologique suppose prcisment quon se rende compte quon
nentendait pas les termes de la mme manire : on croit quon diffre par des systmes
de parent distincts, mais cest en fait que parent na pas le mme sens ! On croit
quil y a diffrentes conomies, quand cest, comme Mauss le montrait dj, le concept
mme dconomie qui appartient un de ces modes. Les mouvements de relativisation
des comparants sont donc indissociables dune exprience de lquivoque.
Cependant, ce qui est frappant, cest que cette quivoque ne saurait tre
uniquement du ct du langage. Ce nest pas une quivoque sur les manires de
comprendre ; cest une quivoque sur les manires dtre. Il ny a rien de plus que les
quivoques : sil y apparat quil existe un comparant suprieur dont, par exemple,
lconomie nest quune variante et si lon suit la suggestion de Mauss, cest le don , ce
comparant aussi sera quivoque, ouvert une relativisation suprieure. (Cest dailleurs
la raison pour laquelle on est oblig dinventer des termes en anthropologie, comme
l change-don de Mauss.) Mieux, les parties de lquivoque ne sont pas spares ,
elles sont co-impliques : la vrit est dans leur disjonction mme, autrement dit dans le
caractre gnrateur de lquivoque. Le terme ralit lui-mme est le plus quivoque
qui soit, du moins pour nous aujourdhui. Trouver une quivoque plus intense encore
est notre tche (cette quivoque plus intense pourrait bien tre : Prdation ou Manger,
et la mtaphysique dcouvrira peut-tre quelle nest quune manire de grer la
prdation, moins quelle ne soit quune manire particulire de rver au sens de Davi
Kopenawa). En somme lquivoque est le vritable nom de Multiple, cest le vritable
instrument du pluralisme ontologique. Alors que la tradition philosophique pense
lquivoque du ct du langage, ltre tant forcment univoque, nous devons ici penser
une quivoque ralise ou une ralit intrinsquement quivoque.
Il faudra donc dire : la ralit est structure comme un langage ! Non parce
que les langages humains lui imposent une structure, mais parce quelle possde
minemment cette proprit quon avait jusqu prsent crue uniquement rserve au
langage : lquivoque. Mais comment penser une quivoque sans lopposition du langage
et de ltre ? Jusqu prsent, on pensait le multiple du ct du langage et lunique du
ct de ltre. Si lon ne peut plus faire cette diffrence, on ne va plus pouvoir rpartir
lun et le multiple : tel est exactement lenjeu du concept dquivoque, qui reste trs
largement construire philosophiquement. Nous devons Eduardo une bonne
comprhension de notre propre programme.
Je navancerai pas plus avant aujourdhui dans cette tche, au demeurant assez
ardue. Je voudrais juste, pour conclure, rappeler que cette notion dquivoque tait au
cur dun des grands projets philosophiques de la modernit, celui de Nietzsche.
Rappelez vous comment Nietzsche, dans le paragraphe 295 de Par del Bien et Mal,
appelait Dionysos : le grand quivoque, le dieu quivoque et tentateur ! Or, si Dionysos
peut tre dit quivoque, cest parce que son unit est insparable de sa multiplicit. Le
grand oui la vie que Dionysos incarne est insparable du refus de distinguer entre
lapparence et ltre. Or lapparence est multiple et Dionysos se confond avec la
multiplication de ses propres apparitions. Il faut donc non seulement cesser dopposer
ltre et lapparence, mais aussi ne pas opposer lun et le multiple, et pour la mme
raison : reconqurir une force daffirmation perdue. Dionysos nest donc pas au-del de
ses multiples apparitions ; il est son propre clatement superficiel, membra disjecta.
Cest pour cela que le nom quivoque lui convient : il est ltre comme masque de

masque, articulation divergente des masques, toute apparition renvoyant une autre
apparition quelle aurait pu tre, ou quelle est sur le point de devenir. De mme, quand
Nietzsche dit quil ny a que des interprtations, qui ninterprtent donc que dautres et
interprtations dinterprtations linfini, il ne veut pas dire que ltre excde toute
interprtation, il veut dire au contraire que ltre est interprtation, activit
dinterprter. Bref, ltre est signifier, il ny a pas dopposition entre tre et signifier. tre
cest produire du sens, interprter. Mais pour nulle autre raison que celle-ci : parce que
tout tre est pris dans une quivoque. Il ny a de sens parler dun tre que sur le
chemin dune quivoque.
Nietzsche cependant soutenait que le dpassement du platonisme quil appelait
de ses vux exigeait la rencontre de Dionysos avec la philosophie, lintroduction de
Dionysos en philosophie, donc linvention dune philosophique qui reviendrait sur le
phnomne quil avait diagnostiqu dans la Naissance de la tragdie, o la philosophie
apparaissait comme le symptme de la perte du dionysiaque. Or si cela nest jamais
vraiment arriv, cest peut-tre parce quil fallait que la chose touche aussi au savoir.
Lanthropologie est prcisment cette pratique qui hrite des sciences modernes mais se
fonde sur le dionysiaque, puisquelle se confie aux puissances de lquivoque, elle fait de
lquivoque linstrument de ses vrits. Ce quEduardo nous apprend cest que la
philosophie ne redeviendra capable du dionysiaque quen se mariant avec
lanthropologie et peut-tre mme quil manquait au solitaire de Sils Maria une
rencontre avec les Indiens pour accomplir son programme. Nietzsche intitulait la
dernire partie de son livre abandonn, la Volont de Puissance, Dionysos philosophos.
Nous savons maintenant quil faudrait ajouter un chapitre : Dionysos anthropologue.
Dionysos anthropologue
Mais relisons soigneusement ce qucrit Nietzsche dans ce magnifique
paragraphe 295 de Par Del Bien et Mal :
Le gnie du cur comme le possde ce grand quivoque, le dieu
tentateur et l'ensorceleur-n des consciences, dont la voix sait descendre dans les
enfers de toute me, qui ne dit un mot, ne lance un regard qui ne contienne un
souci et un recoin de sduction, dont l'art consomm inclut ce trait d'exceller
paratre non pas ce qu'il est, mais ce qui, pour ceux qui le suivent, est une
contrainte de plus incitant s'attacher toujours plus troitement lui, le suivre
de manire toujours plus intime et plus radicale : le gnie du cur, qui sait
imposer silence tout ce qui parle fort et qui est auto-satisfait, et lui apprendre
tendre l'oreille, qui polit les mes rugueuses et leur fait goter une aspiration
nouvelle, rester immobiles comme un miroir, pour que se reflte en elles le ciel
profond ; le gnie du cur, qui apprend la main balourde, et trop prompte,
hsiter et saisir avec plus de grce ; qui devine le trsor cach et oubli, la
goutte de bienveillance et de douce spiritualit recouverte par la glace trouble et
paisse, et qui est une baguette divinatoire pour toute ppite d'or reste
longtemps enfouie au fond de son cachot de boue et de sable amasss; le gnie du
cur, que chacun quitte plus riche d'avoir t son contact, non pas touch par la
grce et stupfait, non pas comme transport et accabl par un bien tranger,
mais plus riche de lui-mme, plus nouveau pour lui-mme qu'auparavant, clos,
caress et auscult par un vent de dgel, plus incertain peut-tre, plus dlicat,
plus cassant, plus cass, mais empli d'esprances qui n'ont pas encore de nom,
empli d'une volont et d'un flux nouveaux, empli d'une contrarit et d'un reflux
nouveaux mais que suis-je en train de faire, mes amis? De qui suis-je en train de
vous parler ? Me suis-je oubli au point de ne mme pas vous avoir livr son

nom? moins que vous n'ayez dj devin de vous-mmes qui est ce dieu et cet
esprit problmatique qui veut qu'on le loue de cette manire ?
Oui, vraiment, ai-je besoin de dire le nom de cet esprit ? Ne lavez-vous pas
reconnu ?

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