Bergson, Le Rire PDF
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(1859-1941)
Le Rire
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CHAPITRE I
DU COMIQUE EN GNRAL
Notre excuse, pour aborder le problme notre tour, est que nous ne
viserons pas enfermer la fantaisie comique dans une dfinition. Nous voyons en
elle, avant tout, quelque chose de vivant. Nous la traiterons, si lgre soit-elle, avec
le respect quon doit la vie. Nous nous bornerons la regarder grandir et
spanouir. De forme en forme, par gradations insensibles, elle accomplira sous nos
yeux de bien singulires mtamorphoses. Nous ne ddaignerons rien de ce que
nous aurons vu. Peut-tre gagnerons-nous dailleurs ce contact soutenu quelque
chose de plus souple quune dfinition thorique, une connaissance pratique et
intime, comme celle qui nat dune longue camaraderie. Et peut-tre trouveronsnous aussi que nous avons fait, sans le vouloir, une connaissance utile. Raisonnable,
sa faon, jusque dans les plus grands carts, mthodique dans sa folie, rvant, je le
veux bien, mais voquant en rve des visions qui sont tout de suite acceptes et
comprises dune socit entire, comment la fantaisie comique ne nous
renseignerait-elle pas sur les procds de travail de limagination humaine, et plus
particulirement de limagination sociale, collective, populaire ? Issue de la vie
relle, apparente lart, comment ne nous dirait-elle pas aussi son mot sur lart et
sur la vie ?
Nous allons prsenter dabord trois observations que nous tenons pour
fondamentales. Elles portent moins sur le comique lui-mme que sur la place o il
faut le chercher.
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Henri BERGSON
Le Rire Essai sur le comique en gnral
Premire Partie
Henri BERGSON
Le Rire Essai sur le comique en gnral
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Henri BERGSON
Le Rire Essai sur le comique en gnral
Deuxime Partie
Un homme, qui courait dans la rue, trbuche et tombe : les passants rient. On
ne rirait pas de lui, je pense, si lon pouvait supposer que la fantaisie lui est venue
tout coup de sasseoir par terre. On rit de ce quil sest assis involontairement. Ce
nest donc pas son changement brusque dattitude qui fait rire, cest ce quil y a
dinvolontaire dans le changement, cest la maladresse. Une pierre tait peut-tre
sur le chemin. Il aurait fallu changer dallure ou tourner lobstacle. Mais par
manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de
raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continu daccomplir le mme
mouvement quand les circonstances demandaient autre chose. Cest pourquoi
lhomme est tomb, et cest de quoi les passants rient.
Voici maintenant une personne qui vaque ses petites occupations avec une
rgularit mathmatique. Seulement, les objets qui lentourent ont t truqus par
un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans lencrier et en retire de la boue,
croit sasseoir sur une chaise solide et stend sur le parquet, enfin agit
contresens ou fonctionne vide, toujours par un effet de vitesse acquise. Lhabitude
avait imprim un lan. Il aurait fallu arrter le mouvement ou linflchir. Mais point
du tout, on a continu machinalement en ligne droite. La victime dune farce
datelier est donc dans une situation analogue celle du coureur qui tombe. Elle est
comique pour la mme raison. Ce quil y a de risible dans un cas comme dans
lautre, cest une certaine raideur de mcanique l o lon voudrait trouver la
souplesse attentive et la vivante flexibilit dune personne. Il y a entre les deux cas
cette seule diffrence que le premier sest produit de lui-mme, tandis que le
second a t obtenu artificiellement. Le passant, tout lheure, ne faisait
quobserver ; ici le mauvais plaisant exprimente.
Toutefois, dans les deux cas, cest une circonstance extrieure qui a
dtermin leffet. Le comique est donc accidentel ; il reste, pour ainsi dire, la
surface de la personne. Comment pntrera-t-il lintrieur ? Il faudra que la
raideur mcanique nait plus besoin, pour se rvler, dun obstacle plac devant elle
par le hasard des circonstances ou par la malice de lhomme. Il faudra quelle tire
de son propre fonds, par une opration naturelle, loccasion sans cesse renouvele
de se manifester extrieurement. Imaginons donc un esprit qui soit toujours ce
quil vient de faire, jamais ce quil fait, comme une mlodie qui retarderait sur son
accompagnement. Imaginons une certaine inlasticit native des sens et de
lintelligence, qui fasse que lon continue de voir ce qui nest plus, dentendre ce qui
ne rsonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de sadapter une situation
passe et imaginaire quand on devrait se modeler sur la ralit prsente. Le
comique sinstallera cette fois dans la personne mme : cest la personne qui lui
fournira tout, matire et forme, cause et occasion. Est-il tonnant que le distrait
(car tel est le personnage que nous venons de dcrire) ait tent gnralement la
verve des auteurs comiques ? Quand La Bruyre rencontra ce caractre sur son
chemin, il comprit, en lanalysant, quil tenait une recette pour la fabrication en gros
des effets amusants. Il en abusa. Il fit de Mnalque la plus longue et la plus
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
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soublient, que leurs caractres gnraux seffacent, et que nous ne pensons plus du
tout eux, mais la personne qui les absorbe ; cest pourquoi le titre dun drame ne
peut gure tre quun nom propre. Au contraire, beaucoup de comdies portent un
nom commun : lAvare, le Joueur, etc. Si je vous demande dimaginer une pice qui
puisse sappeler le jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra
lesprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut tre quun titre
de comdie. Cest que le vice comique a beau sunir aussi intimement quon voudra
aux personnes, il nen conserve pas moins son existence indpendante et simple ; il
reste le personnage central, invisible et prsent, auquel les personnages de chair et
dos sont suspendus sur la scne. Parfois il samuse les entraner de son poids et
les faire rouler avec lui le long dune pente. Mais plus souvent il jouera deux
comme dun instrument ou les manuvrera comme des pantins. Regardez de prs :
vous verrez que lart du pote comique est de nous faire si bien connatre ce vice,
de nous introduire, nous spectateurs, tel point dans son intimit, que nous
finissons par obtenir de lui quelques fils de la marionnette dont il joue ; nous en
jouons alors notre tour ; une partie de notre plaisir vient de l. Donc, ici encore,
cest bien une espce dautomatisme qui nous fait rire. Et cest encore un
automatisme trs voisin de la simple distraction. Il suffira, pour sen convaincre, de
remarquer quun personnage comique est gnralement comique dans lexacte
mesure o il signore lui-mme. Le comique est inconscient. Comme sil usait
rebours de lanneau de Gygs, il se rend invisible lui-mme en devenant visible
tout le monde. Un personnage de tragdie ne changera rien sa conduite parce
quil saura comment nous la jugeons ; il y pourra persvrer, mme avec la pleine
conscience de ce quil est, mme avec le sentiment trs net de lhorreur quil nous
inspire. Mais un dfaut ridicule, ds quil se sent ridicule, cherche se modifier, au
moins extrieurement. Si Harpagon nous voyait rire de son avarice, je ne dis pas
quil sen corrigerait, mais il nous la montrerait moins, ou il nous la montrerait
autrement. Disons-le ds maintenant, cest en ce sens surtout que le rire chtie les
murs . Il fait que nous tchons tout de suite de paratre ce que nous devrions
tre, ce que nous finirons sans doute un jour par tre vritablement.
Inutile de pousser plus loin cette analyse pour le moment. Du coureur qui
tombe au naf quon mystifie, de la mystification la distraction, de la distraction
lexaltation, de lexaltation aux diverses dformations de la volont et du caractre,
nous venons de suivre le progrs par lequel le comique sinstalle de plus en plus
profondment dans la personne, sans cesser pourtant de nous rappeler, dans ses
manifestations les plus subtiles, quelque chose de ce que nous apercevions dans ses
formes plus grossires, un effet dautomatisme et de raideur. Nous pouvons
maintenant obtenir une premire vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et
confuse encore, sur le ct risible de la nature humaine et sur la fonction ordinaire
du rire.
Ce que la vie et la socit exigent de chacun de nous, cest une attention
constamment en veil, qui discerne les contours de la situation prsente, cest aussi
une certaine lasticit du corps et de lesprit, qui nous mette mme de nous y
adapter. Tension et lasticit, voil deux forces complmentaires lune de lautre
que la vie met en jeu. Font-elles gravement dfaut au corps ? ce sont les accidents
de tout genre, les infirmits, la maladie. lesprit ? ce sont tous les degrs de la
pauvret psychologique, toutes les varits de la folie. Au caractre enfin ? vous
avez les inadaptations profondes la vie sociale, sources de misre, parfois
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occasions de crime. Une fois cartes ces infriorits qui intressent le srieux de
lexistence (et elles tendent sliminer elles-mmes dans ce quon a appel la lutte
pour la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec dautres personnes.
Mais la socit demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre ; elle tient
vivre bien. Ce quelle a maintenant redouter, cest que chacun de nous, satisfait de
donner son attention ce qui concerne lessentiel de la vie, se laisse aller pour tout
le reste lautomatisme facile des habitudes contractes. Ce quelle doit craindre
aussi, cest que les membres dont elle se compose, au lieu de viser un quilibre de
plus en plus dlicat de volonts qui sinsreront de plus en plus exactement les
unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de
cet quilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait
un effort constant dadaptation rciproque. Toute raideur du caractre, de lesprit
et mme du corps, sera donc suspecte la socit, parce quelle est le signe possible
dune activit qui sendort et aussi dune activit qui sisole, qui tend scarter du
centre commun autour duquel la socit gravite, dune excentricit enfin. Et
pourtant la socit ne peut intervenir ici par une rpression matrielle, puisquelle
nest pas atteinte matriellement. Elle est en prsence de quelque chose qui
linquite, mais titre de symptme seulement, peine une menace, tout au plus
un geste. Cest donc par un simple geste quelle y rpondra. Le rire doit tre
quelque chose de ce genre, une espce de geste social. Par la crainte quil inspire, il
rprime les excentricits, tient constamment en veil et en contact rciproque
certaines activits dordre accessoire qui risqueraient de sisoler et de sendormir,
assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mcanique la surface du corps
social. Le rire ne relve donc pas de lesthtique pure, puisquil poursuit
(inconsciemment, et mme immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un
but utile de perfectionnement gnral. Il a quelque chose desthtique cependant
puisque le comique nat au moment prcis o la socit et la personne, dlivrs du
souci de leur conservation, commencent se traiter elles-mmes comme des
uvres dart. En un mot, si lon trace un cercle autour des actions et dispositions
qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se chtient elles-mmes par
leurs consquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain dmotion et de lutte,
dans une zone neutre o lhomme se donne simplement en spectacle lhomme,
une certaine raideur du corps, de lesprit et du caractre, que la socit voudrait
encore liminer pour obtenir de ses membres la plus grande lasticit et la plus
haute sociabilit possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le
chtiment.
Gardons-nous pourtant de demander cette formule simple une explication
immdiate de tous les effets comiques. Elle convient sans doute des cas
lmentaires, thoriques, parfaits, o le comique est pur de tout mlange. Mais
nous voulons surtout en faire le leitmotiv qui accompagnera toutes nos
explications. Il y faudra penser toujours, sans nanmoins sy appesantir trop, un
peu comme le bon escrimeur doit penser aux mouvements discontinus de la leon
tandis que son corps sabandonne la continuit de lassaut. Maintenant, cest la
continuit mme des formes comiques que nous allons tcher de rtablir,
ressaisissant le fil qui va des pitreries du clown aux jeux les plus raffins de la
comdie, suivant ce fil dans des dtours souvent imprvus, stationnant de loin en
loin pour regarder autour de nous, remontant enfin, si cest possible, au point o le
fil, est suspendu et do nous apparatra peut-tre puisque le comique se balance
entre la vie et lart le rapport gnral de lart la vie.
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
Troisime Partie
Henri BERGSON
Le Rire Essai sur le comique en gnral
absorbe tout jamais. Il y a des visages qui paraissent occups pleurer sans
cesse, dautres rire ou siffler, dautres souffler ternellement dans une
trompette imaginaire. Ce sont les plus comiques de tous les visages. Ici encore se
vrifie la loi daprs laquelle leffet est dautant plus comique que nous en
expliquons plus naturellement la cause. Automatisme, raideur, pli contract et
gard, voil par o une physionomie nous fait rire. Mais cet effet gagne en intensit
quand nous pouvons rattacher ces caractres une cause profonde, une certaine
distraction fondamentale de la personne, comme si lme stait laisse fasciner,
hypnotiser, par la matrialit dune action simple.
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Quatrime Partie
Nous allons passer du comique des formes celui des gestes et des
mouvements. nonons tout de suite la loi qui nous parat gouverner les faits de ce
genre. Elle se dduit sans peine des considrations quon vient de lire.
Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans
lexacte mesure o ce corps nous fait penser une simple mcanique.
Nous ne suivrons pas cette loi dans le dtail de ses applications immdiates.
Elles sont innombrables. Pour la vrifier directement, il suffirait dtudier de prs
luvre des dessinateurs comiques, en cartant le ct caricature, dont nous avons
donn une explication spciale, et en ngligeant aussi la part de comique qui nest
pas inhrente au dessin lui-mme. Car il ne faudrait pas sy tromper, le comique du
dessin est souvent un comique demprunt, dont la littrature fait les principaux
frais. Nous voulons dire que le dessinateur peut se doubler dun auteur satirique,
voire dun vaudevilliste, et quon rit bien moins alors des dessins eux-mmes que
de la satire ou de la scne de comdie quon y trouve reprsente. Mais si lon
sattache au dessin avec la ferme volont de ne penser quau dessin, on trouvera,
croyons-nous, que le dessin est gnralement comique en proportion de la nettet,
et aussi de la discrtion, avec lesquelles il nous fait voir dans lhomme un pantin
articul. Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement,
comme par transparence, un mcanisme dmontable lintrieur de la personne.
Mais il faut aussi que la suggestion soit discrte, et que lensemble de la personne,
o chaque membre a t raidi en pice mcanique, continue nous donner
limpression dun tre qui vit. Leffet comique est dautant plus saisissant, lart du
dessinateur est dautant plus consomm, que ces deux images, celle dune personne
et celle dune mcanique, sont plus exactement insres lune dans lautre. Et
loriginalit dun dessinateur comique pourrait se dfinir par le genre particulier de
vie quil communique un simple pantin.
Mais nous laisserons de ct les applications immdiates du principe et nous
ninsisterons ici que sur des consquences plus lointaines. La vision dune
mcanique qui fonctionnerait lintrieur de la personne est chose qui perce
travers une foule deffets amusants ; mais cest le plus souvent une vision fuyante,
qui se perd tout de suite dans le rire quelle provoque. Il faut un effort danalyse et
de rflexion pour la fixer.
Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux
de la parole, le geste court derrire la pense et demande, lui aussi, servir
dinterprte. Soit, mais quil sastreigne alors suivre la pense dans le dtail de ses
volutions. Lide est chose qui grandit, bourgeonne, fleurit, mrit, du
commencement la fin du discours. Jamais elle ne sarrte, jamais elle ne se rpte.
Il faut quelle change chaque instant, car cesser de changer serait cesser de vivre.
Que le geste sanime donc comme elle ! Quil accepte la loi fondamentale de la vie,
qui est de ne se rpter jamais ! Mais voici quun certain mouvement du bras ou de
la tte, toujours le mme, me parat revenir priodiquement. Si je le remarque, sil
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Voil aussi pourquoi des gestes, dont nous ne songions pas rire,
deviennent risibles quand une nouvelle personne les imite. On a cherch des
explications bien compliques ce fait trs simple. Pour peu quon y rflchisse, on
verra que nos tats dme changent dinstant en instant, et que si nos gestes
suivaient fidlement nos mouvements intrieurs, sils vivaient comme nous vivons,
ils ne se rpteraient pas : par l, ils dfieraient toute imitation. Nous ne
commenons donc devenir imitables que l o nous cessons dtre nous-mmes.
Je veux dire quon ne peut imiter de nos gestes que ce quils ont de mcaniquement
uniforme et, par l mme, dtranger notre personnalit vivante. Imiter
quelquun, cest dgager la part dautomatisme quil a laisse sintroduire dans sa
personne. Cest donc, par dfinition mme, le rendre comique, et il nest pas
tonnant que limitation fasse rire.
Mais, si limitation des gestes est dj risible par elle-mme, elle le deviendra
plus encore quand elle sappliquera les inflchir, sans les dformer, dans le sens
de quelque opration mcanique, celle de scier du bois, par exemple, ou de frapper
sur une enclume, ou de tirer infatigablement un cordon de sonnette imaginaire. Ce
nest pas que la vulgarit soit lessence du comique (quoiquelle y entre
certainement pour quelque chose). Cest plutt que le geste saisi parat plus
franchement machinal quand on peut le rattacher une opration simple, comme
sil tait mcanique par destination. Suggrer cette interprtation mcanique doit
tre un des procds favoris de la parodie. Nous venons de le dduire a priori, mais
les pitres en ont sans doute depuis longtemps lintuition.
Ainsi se rsout la petite nigme propose par Pascal dans un passage des
Penses : Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire
ensemble par leur ressemblance. On dirait de mme : Les gestes dun orateur,
dont aucun nest risible en particulier, font rire par leur rptition. Cest que la vie
bien vivante ne devrait pas se rpter. L o il y a rptition, similitude complte,
nous souponnons du mcanique fonctionnant derrire le vivant. Analysez votre
impression en face de deux visages qui se ressemblent trop : vous verrez que vous
pensez deux exemplaires obtenus avec un mme moule, ou deux empreintes du
mme cachet, ou deux reproductions du mme clich, enfin un procd de
fabrication industrielle. Cet inflchissement de la vie dans la direction de la
mcanique est ici la vraie cause du rire.
Et le rire sera bien plus fort encore si lon ne nous prsente plus sur la scne
deux personnages seulement, comme dans lexemple de Pascal, mais plusieurs,
mais le plus grand nombre possible, tous ressemblants entre eux, et qui vont,
viennent, dansent, se dmnent ensemble, prenant en mme temps les mmes
attitudes, gesticulant de la mme manire. Cette fois nous pensons distinctement
des marionnettes. Des fils invisibles nous paraissent relier les bras aux bras, les
jambes aux jambes, chaque muscle dune physionomie au muscle analogue de
lautre : linflexibilit de la correspondance fait que la mollesse des formes se
solidifie elle-mme sous nos yeux et que tout durcit en mcanique. Tel est lartifice
de ce divertissement un peu gros. Ceux qui lexcutent nont peut-tre pas lu Pascal,
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mais ils ne font, coup sr, qualler jusquau bout dune ide que le texte de Pascal
suggre. Et si la cause du rire est la vision dun effet mcanique dans le second cas,
elle devrait ltre dj, mais plus subtilement, dans le premier.
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Cinquime Partie
Henri BERGSON
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elles la vertu comique. Il faut une solution brusque de continuit, une rupture avec
la mode, pour que cette vertu se rveille. On croira alors que cette solution de
continuit fait natre le comique, tandis quelle se borne nous le faire remarquer.
On expliquera le rire par la surprise, par le contraste, etc., dfinitions qui
sappliqueraient aussi bien une foule de cas o nous navons aucune envie de rire.
La vrit nest pas aussi simple.
Mais nous voici arrivs lide de dguisement. Elle tient dune dlgation
rgulire, comme nous venons de le montrer, le pouvoir de faire rire. Il ne sera pas
inutile de chercher comment elle en use.
Suivons donc cette logique de limagination dans le cas particulier qui nous
occupe. Un homme qui se dguise est comique. Un homme quon croirait dguis
est comique encore. Par extension, tout dguisement va devenir comique, non pas
seulement celui de lhomme, mais celui de la socit galement, et mme celui de la
nature.
Commenons par la nature. On rit dun chien moiti tondu, dun parterre
aux fleurs artificiellement colores, dun bois dont les arbres sont tapisss
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daffiches lectorales, etc. Cherchez la raison ; vous verrez quon pense une
mascarade. Mais le comique, ici, est bien attnu. Il est trop loin de la source. Veuton le renforcer ? Il faudra remonter la source mme, ramener limage drive,
celle dune mascarade, limage primitive, qui tait, on sen souvient, celle dun
trucage mcanique de la vie. Une nature truque mcaniquement, voil alors un
motif franchement comique, sur lequel la fantaisie pourra excuter des variations
avec la certitude dobtenir un succs de gros rire. On se rappelle le passage si
amusant de Tartarin sur les Alpes o Bompard fait accepter Tartarin (et un peu
aussi, par consquent, au lecteur) lide dune Suisse machine comme les dessous
de lOpra, exploite par une compagnie qui y entretient cascades, glaciers et
fausses crevasses. Mme motif encore, mais transpos en un tout autre ton, dans
les Novel Notes de lhumoriste anglais Jerome K. Jerome. Une vieille chtelaine, qui
ne veut pas que ses bonnes uvres lui causent trop de drangement, fait installer
proximit de sa demeure des athes convertir quon lui a fabriqus tout exprs,
de braves gens dont on a fait des ivrognes pour quelle pt les gurir de leur vice,
etc. Il y a des mots comiques o ce motif se retrouve ltat de rsonance lointaine,
ml une navet, sincre ou feinte, qui lui sert daccompagnement. Par exemple,
le mot dune dame que lastronome Cassini avait invite venir voir une clipse de
lune, et qui arriva en retard : M. de Cassini voudra bien recommencer pour moi.
Ou encore cette exclamation dun personnage de Gondinet, arrivant dans une ville
et apprenant quil existe un volcan teint aux environs : Ils avaient un volcan, et
ils lont laiss steindre !
Passons la socit. Vivant en elle, vivant par elle, nous ne pouvons nous
empcher de la traiter comme un tre vivant. Risible sera donc une image qui nous
suggrera lide dune socit qui se dguise et, pour ainsi dire, dune mascarade
sociale. Or cette ide se forme ds que nous apercevons de linerte, du tout fait, du
confectionn enfin, la surface de la socit vivante. Cest de la raideur encore, et
qui jure avec la souplesse intrieure de la vie. Le ct crmonieux de la vie sociale
devra donc renfermer un comique latent, lequel nattendra quune occasion pour
clater au grand jour. On pourrait dire que les crmonies sont au corps social ce
que le vtement est au corps individuel : elles doivent leur gravit ce quelles
sidentifient pour nous avec lobjet srieux auquel lusage les attache, elles perdent
cette gravit ds que notre imagination les en isole. De sorte quil suffit, pour
quune crmonie devienne comique, que notre attention se concentre sur ce
quelle a de crmonieux, et que nous ngligions sa matire, comme disent les
philosophes, pour ne plus penser qu sa forme. Inutile dinsister sur ce point.
Chacun sait avec quelle facilit la verve comique sexerce sur les actes sociaux
forme arrte, depuis une simple distribution de rcompenses jusqu une sance
de tribunal. Autant de formes et de formules, autant de cadres tout faits o le
comique sinsrera.
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transparence. Quand nous ne voyons dans le corps vivant que grce et souplesse,
cest que nous ngligeons ce quil y a en lui de pesant, de rsistant, de matriel
enfin ; nous oublions sa matrialit pour ne penser qu sa vitalit, vitalit que
notre imagination attribue au principe mme de la vie intellectuelle et morale. Mais
supposons quon appelle notre attention sur cette matrialit du corps. Supposons
quau lieu de participer de la lgret du principe qui lanime, le corps ne soit plus
nos yeux quune enveloppe lourde et embarrassante, lest importun qui retient
terre une me impatiente de quitter le sol. Alors le corps deviendra pour lme ce
que le vtement tait tout lheure pour le corps lui-mme, une matire inerte
pose sur une nergie vivante. Et limpression du comique se produira ds que
nous aurons le sentiment net de cette superposition. Nous laurons surtout quand
on nous montrera lme taquine par les besoins du corps, dun ct la
personnalit morale avec son nergie intelligemment varie, de lautre le corps
stupidement monotone, intervenant et interrompant avec son obstination de
machine. Plus ces exigences du corps seront mesquines et uniformment rptes,
plus leffet sera saisissant. Mais ce nest l quune question de degr, et la loi
gnrale de ces phnomnes pourrait se formuler ainsi : Est comique tout incident
qui appelle notre attention sur le physique dune personne alors que le moral est en
cause.
Pourquoi rit-on dun orateur qui ternue au moment le plus pathtique de
son discours ? Do vient le comique de cette phrase doraison funbre, cite par un
philosophe allemand : Il tait vertueux et tout rond ? De ce que notre attention
est brusquement ramene de lme sur le corps. Les exemples abondent dans la vie
journalire. Mais si lon ne veut pas se donner la peine de les chercher, on na qu
ouvrir au hasard un volume de Labiche. On tombera souvent sur quelque effet de ce
genre. Ici cest un orateur dont les plus belles priodes sont coupes par les
lancements dune dent malade, ailleurs cest un personnage qui ne prend jamais la
parole sans sinterrompre pour se plaindre de ses souliers trop troits ou de sa
ceinture trop serre, etc. Une personne que son corps embarrasse, voil limage qui
nous est suggre dans ces exemples. Si un embonpoint excessif est risible, cest
sans doute parce quil voque une image du mme genre. Et cest l encore ce qui
rend quelquefois la timidit un peu ridicule. Le timide peut donner limpression
dune personne que son corps gne, et qui cherche autour delle un endroit o le
dposer.
Aussi le pote tragique a-t-il soin dviter tout ce qui pourrait appeler notre
attention sur la matrialit de ses hros. Ds que le souci du corps intervient, une
infiltration comique est craindre. Cest pourquoi les hros de tragdie ne boivent
pas, ne mangent pas, ne se chauffent pas. Mme, autant que possible, ils ne
sassoient pas. Sasseoir au milieu dune tirade serait se rappeler quon a un corps.
Napolon, qui tait psychologue ses heures, avait remarqu quon passe de la
tragdie la comdie par le seul fait de sasseoir. Voici comment il sexprime ce
sujet dans le journal indit du baron Gourgaud (il sagit dune entrevue avec la
reine de Prusse aprs Ina) : Elle me reut sur un ton tragique, comme Chimne :
Sire, justice ! justice ! Magdebourg ! Elle continuait sur ce ton qui membarrassait
fort. Enfin, pour la faire changer, je la priai de sasseoir. Rien ne coupe mieux une
scne tragique ; car, quand on est assis, cela devient comdie.
largissons maintenant cette image : le corps prenant le pas sur lme. Nous
allons obtenir quelque chose de plus gnral : la forme voulant primer le fond, la
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lettre cherchant chicane lesprit. Ne serait-ce pas cette ide que la comdie
cherche nous suggrer quand elle ridiculise une profession ? Elle fait parler
lavocat, le juge, le mdecin, comme si ctait peu de chose que la sant et la justice,
lessentiel tant quil y ait des mdecins, des avocats, des juges, et que les formes
extrieures de la profession soient respectes scrupuleusement. Ainsi le moyen se
substitue la fin, la forme au fond, et ce nest plus la profession qui est faite pour le
public, mais le public pour la profession. Le souci constant de la forme, lapplication
machinale des rgles crent ici une espce dautomatisme professionnel,
comparable celui que les habitudes du corps imposent lme et risible comme
lui. Les exemples en abondent au thtre. Sans entrer dans le dtail des variations
excutes sur ce thme, citons deux ou trois textes o le thme lui-mme est dfini
dans toute sa simplicit : On nest oblig qu traiter les gens dans les formes , dit
Diaforius dans le Malade imaginaire. Et Bahis, dans lAmour mdecin : Il vaut
mieux mourir selon les rgles que de rchapper contre les rgles. Il faut
toujours garder les formalits, quoi quil puisse arriver , disait dj Desfonandrs
dans la mme comdie. Et son confrre Toms en donnait la raison : Un homme
mort nest quun homme mort, mais une formalit nglige porte un notable
prjudice tout le corps des mdecins. Le mot de Bridoison, pour renfermer une
ide un peu diffrente, nen est pas moins significatif : La-a forme, voyez-vous,
la-a forme. Tel rit dun juge en habit court, qui tremble au seul aspect dun
procureur en robe. La-a forme, la-a forme.
Mais ici se prsente la premire application dune loi qui apparatra de plus
en plus clairement mesure que nous avancerons dans notre travail. Quand le
musicien donne une note sur un instrument, dautres notes surgissent dellesmmes, moins sonores que la premire, lies elles par certaines relations dfinies,
et qui lui impriment son timbre en sy surajoutant : ce sont, comme on dit en
physique, les harmoniques du son fondamental. Ne se pourrait-il pas que la
fantaisie comique, jusque dans ses inventions les plus extravagantes, obt une loi
du mme genre ? Considrez par exemple cette note comique : la forme voulant
primer le fond. Si nos analyses sont exactes, elle doit avoir pour harmonique celleci : le corps taquinant lesprit, le corps prenant le pas sur lesprit. Donc, ds que le
pote comique donnera la premire note, instinctivement et involontairement il y
surajoutera la seconde. En dautres termes, il doublera de quelque ridicule physique
le ridicule professionnel.
Quand le juge Bridoison arrive sur la scne en bgayant, nest-il pas vrai
quil nous prpare, par son bgaiement mme, comprendre le phnomne de
cristallisation intellectuelle dont il va nous donner le spectacle ? Quelle parent
secrte peut bien lier cette dfectuosit physique ce rtrcissement moral ? Peuttre fallait-il que cette machine juger nous appart en mme temps comme une
machine parler. En tout cas, nul autre harmonique ne pouvait complter mieux le
son fondamental.
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On rit de Sancho Pana renvers sur une couverture et lanc en lair comme
un simple ballon. On rit du baron de Mnchhausen devenu boulet de canon et
cheminant travers lespace. Mais peut-tre certains exercices des clowns de
cirque fourniraient-ils une vrification plus prcise de la mme loi. Il faudrait, il est
vrai, faire abstraction des facties que le clown brode sur son thme, principal, et
ne retenir que ce thme lui-mme, cest--dire les attitudes, gambades et
mouvements qui sont ce quil y a de proprement clownique dans lart du clown.
deux reprises seulement jai pu observer ce genre de comique ltat pur, et dans
les deux cas jai eu la mme impression. La premire fois, les clowns allaient,
venaient, se cognaient, tombaient et rebondissaient selon un rythme uniformment
acclr, avec la visible proccupation de mnager un crescendo. Et de plus en plus,
ctait sur le rebondissement que lattention du public tait attire. Peu peu on
perdait de vue quon et affaire des hommes en chair et en os. On pensait des
paquets quelconques qui se laisseraient choir et sentrechoqueraient. Puis la vision
se prcisait. Les formes paraissaient sarrondir, les corps se rouler et comme se
ramasser en boule. Enfin apparaissait limage vers laquelle toute cette scne
voluait sans doute inconsciemment : des ballons de caoutchouc, lancs en tous
sens les uns contre les autres. La seconde scne, plus grossire encore, ne fut pas
moins instructive. Deux personnages parurent, la tte norme, au crne
entirement dnud. Ils taient arms de grands btons. Et, tour de rle, chacun
laissait tomber son bton sur la tte de lautre. Ici encore une gradation tait
observe. chaque coup reu, les corps paraissaient salourdir, se figer, envahis
par une rigidit croissante. La riposte arrivait, de plus en plus retarde, mais de
plus en plus pesante et retentissante. Les crnes rsonnaient formidablement dans
la salle silencieuse. Finalement, raides et lents, droits comme des I, les deux corps
se penchrent lun vers lautre, les btons sabattirent une dernire fois sur les ttes
avec un bruit de maillets normes tombant sur des poutres de chne, et tout stala
sur le sol. ce moment apparut dans toute sa nettet la suggestion que les deux
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comique se produise. Il suffit quon entre dans cette voie, en affectant, par exemple,
de confondre la personne avec la fonction quelle exerce. Je ne citerai que ce mot
dun maire de village dans un roman dAbout : M. le Prfet, qui nous a toujours
conserv la mme bienveillance, quoiquon lait chang plusieurs fois depuis
Tous ces mots sont faits sur le mme modle. Nous pourrions en composer
indfiniment, maintenant que nous possdons la formule. Mais lart du conteur et
du vaudevilliste ne consiste pas simplement composer le mot. Le difficile est de
donner au mot sa force de suggestion, cest--dire de le rendre acceptable. Et nous
ne lacceptons que parce quil nous parat ou sortir dun tat dme ou sencadrer
dans les circonstances. Ainsi nous savons que M. Perrichon est trs mu au moment
de faire son premier voyage. Lexpression avoir lieu est de celles qui ont d
reparatre bien des fois dans les leons rcites par la fille devant son pre ; elle
nous fait penser une rcitation. Et enfin ladmiration de la machine administrative
pourrait, la rigueur, aller jusqu nous faire croire que rien nest chang au prfet
quand il change de nom, et que la fonction saccomplit indpendamment du
fonctionnaire.
Nous voil bien loin de la cause originelle du rire. Telle forme comique,
inexplicable par elle-mme, ne se comprend en effet que par sa ressemblance avec
une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa parent avec une troisime, et ainsi
de suite pendant trs longtemps : de sorte que lanalyse psychologique, si claire
et si pntrante quon la suppose, sgarera ncessairement si elle ne tient pas le fil
le long duquel limpression comique a chemin dune extrmit de la srie lautre.
Do vient cette continuit de progrs ? Quelle est donc la pression, quelle est
ltrange pousse qui fait glisser ainsi le comique dimage en image, de plus en plus
loin du point dorigine, jusqu ce quil se fractionne et se perde en analogies
infiniment lointaines ? Mais quelle est la force qui divise et subdivise les branches
de larbre en rameaux, la racine en radicelles ? Une loi inluctable condamne ainsi
toute nergie vivante, pour le peu quil lui est allou de temps, couvrir le plus
quelle pourra despace. Or cest bien une nergie vivante que la fantaisie comique,
plante singulire qui a pouss vigoureusement sur les parties rocailleuses du sol
social, en attendant que la culture lui permt de rivaliser avec les produits les plus
raffins de lart. Nous sommes loin du grand art, il est vrai, avec les exemples de
comique qui viennent de passer sous nos yeux. Mais nous nous en rapprocherons
dj davantage, sans y atteindre tout fait encore, dans le chapitre qui va suivre.
Au-dessous de lart, il y a lartifice. Cest dans cette zone des artifices, mitoyenne
entre la nature et lart, que nous pntrons maintenant. Nous allons traiter du
vaudevilliste et de lhomme desprit.
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CHAPITRE II
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Premire Partie
Nous avons tudi le comique dans les formes, les attitudes, les mouvements
en gnral. Nous devons le rechercher maintenant dans les actions et dans les
situations. Certes, ce genre de comique se rencontre assez facilement dans la vie de
tous les jours. Mais ce nest peut-tre pas l quil se prte lanalyse le mieux. Sil
est vrai que le thtre soit un grossissement et une simplification de la vie, la
comdie pourra nous fournir, sur ce point particulier de notre sujet, plus
dinstruction que la vie relle. Peut-tre mme devrions-nous pousser la
simplification plus loin encore, remonter nos souvenirs les plus anciens, chercher,
dans les jeux qui amusrent lenfant, la premire bauche des combinaisons qui
font rire lhomme. Trop souvent nous parlons de nos sentiments de plaisir et de
peine comme sils naissaient vieux, comme si chacun deux navait pas son histoire.
Trop souvent surtout nous mconnaissons ce quil y a dencore enfantin, pour ainsi
dire, dans la plupart de nos motions joyeuses. Combien de plaisirs prsents se
rduiraient pourtant, si nous les examinions de prs, ntre que des souvenirs de
plaisirs passs ! Que resterait-il de beaucoup de nos motions si nous les
ramenions ce quelles ont de strictement senti, si nous en retranchions tout ce qui
est simplement remmor ? Qui sait mme si nous ne devenons pas, partir dun
certain ge, impermables la joie frache et neuve, et si les plus douces
satisfactions de lhomme mr peuvent tre autre chose que des sentiments
denfance revivifis, brise parfume que nous envoie par bouffes de plus en plus
rares un pass de plus en plus lointain ? Quelque rponse dailleurs quon fasse
cette question trs gnrale, un point reste hors de doute : cest quil ne peut pas y
avoir solution de continuit entre le plaisir du jeu, chez lenfant, et le mme plaisir
chez lhomme. Or la comdie est bien un jeu, un jeu qui imite la vie. Et si, dans les
jeux denfant, alors quil manuvre poupes et pantins, tout se fait par ficelles, ne
sont-ce pas ces mmes ficelles que nous devons retrouver, amincies par lusage,
dans les fils qui nouent les situations de comdie ? Partons donc des jeux de
lenfant. Suivons le progrs insensible par lequel il fait grandir ses pantins, les
anime, et les amne cet tat dindcision finale o, sans cesser dtre des pantins,
ils sont pourtant devenus des hommes. Nous aurons ainsi des personnages de
comdie. Et nous pourrons vrifier sur eux la loi que nos prcdentes analyses
nous laissaient prvoir, loi par laquelle nous dfinirons les situations de vaudeville
en gnral : Est comique tout arrangement dactes et dvnements qui nous donne,
insres lune dans lautre, lillusion de la vie et la sensation nette dun agencement
mcanique.
Le diable ressort.
Nous avons tous jou autrefois avec le diable qui sort de sa bote. On laplatit,
il se redresse. On le repousse plus bas, il rebondit plus haut. On lcrase sous son
couvercle, et souvent il fait tout sauter. Je ne sais si ce jouet est trs ancien, mais le
genre damusement quil renferme est certainement de tous les temps. Cest le
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Imaginons maintenant un ressort plutt moral, une ide qui sexprime, quon
rprime, et qui sexprime encore, un flot de paroles qui slance, quon arrte et qui
repart toujours. Nous aurons de nouveau la vision dune force qui sobstine et dun
autre enttement qui la combat. Mais cette vision aura perdu de sa matrialit.
Nous ne serons plus Guignol ; nous assisterons une vraie comdie.
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nonons la loi qui dfinit, selon nous, les principaux effets comiques de rptition
de mots au thtre : Dans une rptition comique de mots il y a gnralement deux
termes en prsence, un sentiment comprim qui se dtend comme un ressort, et une
ide qui samuse comprimer de nouveau le sentiment.
Quand Dorine raconte Orgon la maladie de sa femme, et que celui-ci
linterrompt sans cesse pour senqurir de la sant de Tartuffe, la question qui
revient toujours : Et Tartuffe ? nous donne la sensation trs nette dun ressort
qui part. Cest ce ressort que Dorine samuse repousser en reprenant chaque fois
le rcit de la maladie dElmire. Et lorsque Scapin vient annoncer au vieux Gronte
que son fils a t emmen prisonnier sur la fameuse galre, quil faut le racheter
bien vite, il joue avec lavarice de Gronte absolument comme Dorine avec
laveuglement dOrgon. Lavarice, peine comprime, repart automatiquement, et
cest cet automatisme que Molire a voulu marquer par la rptition machinale
dune phrase o sexprime le regret de largent quil va falloir donner : Que diable
allait-il faire dans cette galre ? Mme observation pour la scne o Valre
reprsente Harpagon quil aurait tort de marier sa fille un homme quelle naime
pas. Sans dot ! interrompt toujours lavarice dHarpagon. Et nous entrevoyons,
derrire ce mot qui revient automatiquement, un mcanisme rptition mont
par lide fixe.
Quelquefois, il est vrai, ce mcanisme est plus malais apercevoir. Et nous
touchons ici une nouvelle difficult de la thorie du comique. Il y a des cas o tout
lintrt dune scne est dans un personnage unique qui se ddouble, son
interlocuteur jouant le rle dun simple prisme, pour ainsi dire, au travers duquel
seffectue le ddoublement. Nous risquons alors de faire fausse route si nous
cherchons le secret de leffet produit dans ce que nous voyons et entendons, dans la
scne extrieure qui se joue entre les personnages, et non pas dans la comdie
intrieure que cette scne ne fait que rfracter. Par exemple, quand Alceste rpond
obstinment Je ne dis pas cela ! Oronte qui lui demande sil trouve ses vers
mauvais, la rptition est comique, et pourtant il est clair quOronte ne samuse pas
ici avec Alceste au jeu que nous dcrivions tout lheure. Mais quon y prenne
garde ! il y a en ralit ici deux hommes dans Alceste, dun ct le misanthrope
qui sest jur maintenant de dire aux gens leur fait, et dautre part le gentilhomme
qui ne peut dsapprendre tout dun coup les formes de la politesse, ou mme peuttre simplement lhomme excellent, qui recule au moment dcisif o il faudrait
passer de la thorie laction, blesser un amour-propre, faire de la peine. La
vritable scne nest plus alors entre Alceste et Oronte, mais bien entre Alceste et
Alceste lui-mme. De ces deux Alceste, il y en a un qui voudrait clater, et lautre qui
lui ferme la bouche au moment o il va tout dire. Chacun des Je ne dis pas cela !
reprsente un effort croissant pour refouler quelque chose qui pousse et presse
pour sortir. Le ton de ces Je ne dis pas cela ! devient donc de plus en plus
violent, Alceste se fchant de plus en plus non pas contre Oronte, comme il le
croit, mais contre lui-mme. Et cest ainsi que la tension du ressort va toujours se
renouvelant, toujours se renforant, jusqu la dtente finale. Le mcanisme de la
rptition est donc bien encore le mme.
Quun homme se dcide ne plus jamais dire que ce quil pense, dt-il
rompre en visire tout le genre humain , cela nest pas ncessairement
comique ; cest de la vie, et de la meilleure. Quun autre homme, par douceur de
caractre, gosme ou ddain, aime mieux dire aux gens ce qui les flatte, ce nest
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que de la vie encore ; il ny a rien l pour nous faire rire. Runissez mme ces deux
hommes en un seul, faites que votre personnage hsite entre une franchise qui
blesse et une politesse qui trompe, cette lutte de deux sentiments contraires ne
sera pas encore comique, elle paratra srieuse, si les deux sentiments arrivent
sorganiser par leur contrarit mme, progresser ensemble, crer un tat
dme composite, enfin adopter un modus vivendi qui nous donne purement et
simplement limpression complexe de la vie. Mais supposez maintenant, dans un
homme bien vivant, ces deux sentiments irrductibles et raides ; faites que lhomme
oscille de lun lautre ; faites surtout que cette oscillation devienne franchement
mcanique en adoptant la forme connue dun dispositif usuel, simple, enfantin :
vous aurez cette fois limage que nous avons trouve jusquici dans les objets
risibles, vous aurez du mcanique dans du vivant, vous aurez du comique.
Nous nous sommes assez appesantis sur cette premire image, celle du
diable ressort, pour faire comprendre comment la fantaisie comique convertit
peu peu un mcanisme matriel en un mcanisme moral. Nous allons examiner
un ou deux autres jeux, mais en nous bornant maintenant des indications
sommaires.
Le pantin ficelles.
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dhumbles marionnettes
dont le fil est aux mains de la Ncessit.
mesure que nous avanons dans cette tude des procds de comdie,
nous comprenons mieux le rle que jouent les rminiscences denfance. Cette
rminiscence porte peut-tre moins sur tel ou tel jeu spcial que sur le dispositif
mcanique dont ce jeu est une application. Le mme dispositif gnral peut
dailleurs se retrouver dans des jeux trs diffrents, comme le mme air dopra
dans beaucoup de fantaisies musicales. Ce qui importe ici, ce que lesprit retient, ce
qui passe, par gradations insensibles, des jeux de lenfant ceux de lhomme, cest
le schma de la combinaison, ou, si vous voulez, la formule abstraite dont ces jeux
sont des applications particulires. Voici, par exemple, la boule de neige qui roule,
et qui grossit en roulant. Nous pourrions aussi bien penser des soldats de plomb
rangs la file les uns des autres : si lon pousse le premier, il tombe sur le second,
lequel abat le troisime, et la situation va saggravant jusqu ce que tous soient par
terre. Ou bien encore ce sera un chteau de cartes laborieusement mont : la
premire quon touche hsite se dranger, sa voisine branle se dcide plus vite,
et le travail de destruction, sacclrant en route, court vertigineusement la
catastrophe finale. Tous ces objets sont trs diffrents, mais ils nous suggrent,
pourrait-on dire, la mme vision abstraite, celle dun effet qui se propage en
sajoutant lui-mme, de sorte que la cause, insignifiante lorigine, aboutit par un
progrs ncessaire un rsultat aussi important quinattendu. Ouvrons maintenant
un livre dimages pour enfants : nous allons voir ce dispositif sacheminer dj vers
la forme dune scne comique. Voici par exemple (jai pris au hasard une srie
dpinal ) un visiteur qui entre avec prcipitation dans un salon : il pousse une
dame, qui renverse sa tasse de th sur un vieux monsieur, lequel glisse contre une
vitre qui tombe dans la rue sur la tte dun agent qui met la police sur pied, etc.
Mme dispositif dans bien des images pour grandes personnes. Dans les histoires
sans paroles que crayonnent les dessinateurs comiques, il y a souvent un objet
qui se dplace et des personnes qui en sont solidaires : alors, de scne en scne, le
changement de position de lobjet amne mcaniquement des changements de
situation de plus en plus graves entre les personnes. Passons maintenant la
comdie. Combien de scnes bouffonnes, combien de comdies mme vont se
ramener ce type simple ! Quon relise le rcit de Chicaneau dans les Plaideurs : ce
sont des procs qui sengrnent dans des procs, et le mcanisme fonctionne de
plus en plus vite (Racine nous donne ce sentiment dune acclration croissante en
pressant de plus en plus les termes de procdure les uns contre les autres) jusqu
ce que la poursuite engage pour une botte de foin cote au plaideur le plus clair de
sa fortune. Mme arrangement encore dans certaines scnes de Don Quichotte, par
exemple dans celle de lhtellerie, o un singulier enchanement de circonstances
amne le muletier frapper Sancho, qui frappe sur Maritorne, sur laquelle tombe
laubergiste, etc. Arrivons enfin au vaudeville contemporain. Est-il besoin de
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rappeler toutes les formes sous lesquelles cette mme combinaison se prsente ? Il
y en a une dont on use assez souvent : cest de faire quun certain objet matriel
(une lettre, par exemple) soit dune importance capitale pour certains personnages
et quil faille le retrouver tout prix. Cet objet, qui chappe toujours quand on croit
le tenir, roule alors travers la pice en ramassant sur sa route des incidents de
plus en plus graves, de plus en plus inattendus. Tout cela ressemble bien plus quon
ne croirait dabord un jeu denfant. Cest toujours leffet de la boule de neige.
Le propre dune combinaison mcanique est dtre gnralement rversible.
Lenfant samuse voir une bille lance contre des quilles renverser tout sur son
passage en multipliant les dgts ; il rit plus encore lorsque la bille, aprs des tours,
dtours, hsitations de tout genre, revient son point de dpart. En dautres
termes, le mcanisme que nous dcrivions tout lheure est dj comique quand il
est rectiligne ; il lest davantage quand il devient circulaire, et que les efforts du
personnage aboutissent, par un engrenage fatal de causes et deffets, le ramener
purement et simplement la mme place. Or, on verrait que bon nombre de
vaudevilles gravitent autour de cette ide. Un chapeau de paille dItalie a t mang
par un cheval. Un seul chapeau semblable existe dans Paris, il faut tout prix quon
le trouve. Ce chapeau, qui recule toujours au moment o on va le saisir, fait courir
le personnage principal, lequel fait courir les autres qui saccrochent lui : tel,
laimant entrane sa suite, par une attraction qui se transmet de proche en proche,
les brins de limaille de fer suspendus les uns aux autres. Et lorsque, enfin,
dincident en incident, on croit toucher au but, le chapeau tant dsir se trouve tre
celui-l mme qui a t mang. Mme odysse dans une autre comdie non moins
clbre de Labiche. On nous montre dabord, faisant leur quotidienne partie de
cartes ensemble, un vieux garon et une vieille fille qui sont de vieilles
connaissances. Ils se sont adresss tous deux, chacun de son ct, une mme
agence matrimoniale. travers mille difficults, et de msaventure en
msaventure, ils courent cte cte, le long de la pice, lentrevue qui les remet
purement et simplement en prsence lun de lautre. Mme effet circulaire, mme
retour au point de dpart dans une pice plus rcente. Un mari perscut croit
chapper sa femme et sa belle-mre par le divorce. Il se remarie ; et voici que le
jeu combin du divorce et du mariage lui ramne son ancienne femme, aggrave,
sous forme de nouvelle belle-mre. Quand on songe lintensit et la frquence
de ce genre de comique, on comprend quil ait frapp limagination de certains
philosophes. Faire beaucoup de chemin pour revenir, sans le savoir, au point de
dpart, cest fournir un grand effort pour un rsultat nul. On pouvait tre tent de
dfinir le comique de cette dernire manire. Telle parat tre lide de Herbert
Spencer : le rire serait lindice dun effort qui rencontre tout coup le vide. Kant
disait dj : Le rire vient dune attente qui se rsout subitement en rien. Nous
reconnaissons que ces dfinitions sappliqueraient nos derniers exemples ;
encore faudrait-il apporter certaines restrictions la formule, car il y a bien des
efforts inutiles qui ne font pas rire. Mais si nos derniers exemples prsentent une
grande cause aboutissant un petit effet, nous en avons cit dautres, tout de suite
auparavant, qui devraient se dfinir de la manire inverse : un grand effet sortant
dune petite cause. La vrit est que cette seconde dfinition ne vaudrait gure
mieux que la premire. La disproportion entre la cause et leffet, quelle se prsente
dans un sens ou dans lautre, nest pas la source directe du rire. Nous rions de
quelque chose que cette disproportion peut, dans certains cas, manifester, je veux
dire de larrangement mcanique spcial quelle nous laisse apercevoir par
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transparence derrire la srie des effets et des causes. Ngligez cet arrangement,
vous abandonnez le seul fil conducteur qui puisse vous guider dans le labyrinthe du
comique, et la rgle que vous aurez suivie, applicable peut-tre quelques cas
convenablement choisis, reste expose la mauvaise rencontre du premier
exemple venu qui lanantira.
Mais ceci mme nous invite chercher plus loin et plus haut. Nous nous
sommes amuss jusquici retrouver dans les jeux de lhomme certaines
combinaisons mcaniques qui divertissent lenfant. Ctait l une manire
empirique de procder. Le moment est venu de tenter une dduction mthodique
et complte, daller puiser leur source mme, dans leur principe permanent et
simple, les procds multiples et variables du thtre comique. Ce thtre, disionsnous, combine les vnements de manire insinuer un mcanisme dans les
formes extrieures de la vie. Dterminons donc les caractres essentiels par
lesquels la vie, envisage du dehors, parait trancher sur un simple mcanisme. Il
nous suffira alors de passer aux caractres opposs pour obtenir la formule
abstraite, cette fois gnrale et complte, des procds de comdie rels et
possibles.
La vie se prsente nous comme une certaine volution dans le temps, et
comme une certaine complication dans lespace. Considre dans le temps, elle est
le progrs continu dun tre qui vieillit sans cesse : cest dire quelle ne revient
jamais en arrire, et ne se rpte jamais. Envisage dans lespace, elle tale nos
yeux des lments coexistants si intimement solidaires entre eux, si exclusivement
faits les uns pour les autres, quaucun deux ne pourrait appartenir en mme temps
deux organismes diffrents : chaque tre vivant est un systme clos de
phnomnes, incapable dinterfrer avec dautres systmes. Changement continu
daspect, irrversibilit des phnomnes, individualit parfaite dune srie
enferme en elle-mme, voil les caractres extrieurs (rels ou apparents, peu
importe) qui distinguent le vivant du simple mcanique. Prenons-en le contre33 / 72
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pied : nous aurons trois procds que nous appellerons, si vous voulez, la
rptition, linversion et linterfrence des sries. Il est ais de voir que ces procds
sont ceux du vaudeville, et quil ne saurait y en avoir dautres.
On les trouverait dabord, mlangs doses variables, dans les scnes que
nous venons de passer en revue, et plus forte raison dans les jeux denfant dont
elles reproduisent le mcanisme. Nous ne nous attarderons pas faire cette
analyse. Il sera plus utile dtudier ces procds ltat pur sur des exemples
nouveaux. Rien ne sera plus facile dailleurs, car cest souvent ltat pur quon les
rencontre dans la comdie classique, aussi bien que dans le thtre contemporain.
La rptition.
Il ne sagit plus, comme tout lheure, dun mot ou dune phrase quun
personnage rpte, mais dune situation, cest--dire dune combinaison de
circonstances, qui revient telle quelle plusieurs reprises, tranchant ainsi sur le
cours changeant de la vie. Lexprience nous prsente dj ce genre de comique,
mais ltat rudimentaire seulement. Ainsi, je rencontre un jour dans la rue un ami
que je nai pas vu depuis longtemps ; la situation na rien de comique. Mais, si, le
mme jour, je le rencontre de nouveau, et encore une troisime et une quatrime
fois, nous finissons par rire ensemble de la concidence . Figurez-vous alors une
srie dvnements imaginaires qui vous donne suffisamment lillusion de la vie, et
supposez, au milieu de cette srie qui progresse, une mme scne qui se
reproduise, soit entre les mmes personnages, soit entre des personnages
diffrents : vous aurez une concidence encore, mais plus extraordinaire. Telles
sont les rptitions quon nous prsente au thtre. Elles sont dautant plus
comiques que la scne rpte est plus complexe et aussi quelle est amene plus
naturellement, deux conditions qui paraissent sexclure, et que lhabilet de
lauteur dramatique devra rconcilier.
Le vaudeville contemporain use de ce procd sous toutes ses formes. Une
des plus connues consiste promener un certain groupe de personnages, dacte en
acte, dans les milieux les plus divers, de manire faire renatre dans des
circonstances toujours nouvelles une mme srie dvnements ou de
msaventures qui se correspondent symtriquement.
Plusieurs pices de Molire nous offrent une mme composition
dvnements qui se rpte dun bout de la comdie lautre. Ainsi Lcole des
Femmes ne fait que ramener et reproduire un certain effet trois temps : 1er temps,
Horace raconte Arnolphe ce quil a imagin pour tromper le tuteur dAgns, qui se
trouve tre Arnolphe lui-mme ; 2e temps, Arnolphe croit avoir par le coup ;
3e temps, Agns fait tourner les prcautions dArnolphe au profit dHorace. Mme
priodicit rgulire dans Lcole des Maris, dans Ltourdi, et surtout dans George
Dandin, o le mme effet trois temps se retrouve : 1er temps, George Dandin
saperoit que sa femme le trompe ; 2e temps, il appelle ses beaux-parents son
secours ; 3e temps, cest lui, George Dandin, qui fait des excuses.
Parfois, cest entre des groupes de personnages diffrents que se reproduira
la mme scne. Il nest pas rare alors que le premier groupe comprenne les matres,
et le second les domestiques. Les domestiques viendront rpter dans un autre ton,
transpose en style moins noble, une scne dj joue par les matres. Une partie
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du Dpit amoureux est construite sur ce plan, ainsi quAmphitryon. Dans une
amusante petite comdie de Benedix, Der Eigensinn, lordre est inverse ; ce sont les
matres qui reproduisent une scne dobstination dont les domestiques leur ont
donn lexemple.
Mais, quels que soient les personnages entre lesquels des situations
symtriques sont mnages, une diffrence profonde parat subsister entre la
comdie classique et le thtre contemporain. Introduire dans les vnements un
certain ordre mathmatique en leur conservant nanmoins laspect de la
vraisemblance, cest--dire de la vie, voil toujours ici le but. Mais les moyens
employs diffrent. Dans la plupart des vaudevilles, on travaille directement
lesprit du spectateur. Si extraordinaire en effet que soit la concidence elle
deviendra acceptable par cela seul quelle sera accepte, et nous laccepterons si
lon nous a prpars peu peu la recevoir. Ainsi procdent souvent les auteurs
contemporains. Au contraire, dans le thtre de Molire, ce sont les dispositions
des personnages, et non pas celles du public, qui font que la rptition parat
naturelle. Chacun de ces personnages reprsente une certaine force applique dans
une certaine direction, et cest parce que ces forces, de direction constante, se
composent ncessairement entre elles de la mme manire, que la mme situation
se reproduit. La comdie de situation, ainsi entendue, confine donc la comdie de
caractre. Elle mrite dtre appele classique, sil est vrai que lart classique soit
celui qui ne prtend pas tirer de leffet plus quil na mis dans la cause.
Linversion.
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des causes qui font quelle nous a amuss. Alors des scnes nouvelles, qui ne sont
pas comiques en droit, pourront nous amuser en fait si elles ressemblent celle-l
par quelque ct. Elles voqueront plus ou moins confusment dans notre esprit
une image que nous savons drle. Elles viendront se classer dans un genre o
figure un type de comique officiellement reconnu. La scne du voleur vol est de
cette espce. Elle irradie sur une foule dautres scnes le comique quelle renferme.
Elle finit par rendre comique toute msaventure quon sest attire par sa faute,
quelle que soit la faute, quelle que soit la msaventure, que dis-je ? une allusion
cette msaventure, un mot qui la rappelle. Tu las voulu, George Dandin , ce mot
naurait rien damusant sans les rsonances comiques qui le prolongent.
Linterfrence des sries
Dans le quiproquo, en effet, chacun des personnages est insr dans une
srie dvnements qui le concernent, dont il a la reprsentation exacte, et sur
lesquels il rgle ses paroles et ses actes. Chacune des sries intressant chacun des
personnages se dveloppe dune manire indpendante ; mais elles se sont
rencontres un certain moment dans des conditions telles que les actes et les
paroles qui font partie de lune delles pussent aussi bien convenir lautre. De l la
mprise des personnages, de l lquivoque ; mais cette quivoque nest pas
comique par elle-mme ; elle ne lest que parce quelle manifeste la concidence de
deux sries indpendantes. La preuve en est que lauteur doit constamment
singnier ramener notre attention sur ce double fait, lindpendance et la
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Aussi le quiproquo ne peut-il tre quun cas particulier. Cest un des moyens
(le plus artificiel peut-tre) de rendre sensible linterfrence des sries ; mais ce
nest pas le seul. Au lieu de deux sries contemporaines, on pourrait aussi bien
prendre une srie dvnements anciens et une autre actuelle : si les deux sries
arrivent interfrer dans notre imagination, il ny aura plus quiproquo, et pourtant
le mme effet comique continuera se produire. Pensez la captivit de Bonivard
dans le chteau de Chillon : voil une premire srie de faits. Reprsentez-vous
ensuite Tartarin voyageant en Suisse, arrt, emprisonn : seconde srie,
indpendante de la premire. Faites maintenant que Tartarin soit riv la propre
chane de Bonivard et que les deux histoires paraissent un instant concider, vous
aurez une scne trs amusante, une des plus amusantes que la fantaisie de Daudet
ait traces. Beaucoup dincidents du genre hro-comique se dcomposeraient
ainsi. La transposition, gnralement comique, de lancien en moderne sinspire de
la mme ide.
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Deuxime Partie
La personne en cause, dailleurs, nest pas toujours celle qui parle. Il y aurait
ici une importante distinction faire entre le spirituel et le comique. Peut-tre
trouverait-on quun mot est dit comique quand il nous fait rire de celui qui le
prononce, et spirituel quand il nous fait rire dun tiers ou rire de nous. Mais, le plus
souvent, nous ne saurions dcider si le mot est comique ou spirituel. Il est risible
simplement.
Peut-tre aussi faudrait-il, avant daller plus loin, examiner de plus prs ce
quon entend par esprit. Car un mot desprit nous fait tout au moins sourire, de
sorte quune tude du rire ne serait pas complte si elle ngligeait dapprofondir la
nature de lesprit, den claircir lide. Mais je crains que cette essence trs subtile
ne soit de celles qui se dcomposent la lumire.
Distinguons dabord deux sens du mot esprit, lun plus large, lautre plus
troit. Au sens le plus large du mot, il semble quon appelle esprit une certaine
manire dramatique de penser. Au lieu de manier ses ides comme des symboles
indiffrents, lhomme desprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre
elles comme des personnes. Il les met en scne, et lui-mme, un peu, se met en
scne aussi. Un peuple spirituel est aussi un peuple pris du thtre. Dans lhomme
desprit il y a quelque chose du pote, de mme que dans le bon liseur il y a le
commencement dun comdien. Je fais ce rapprochement dessein, parce quon
tablirait sans peine une proportion entre les quatre termes. Pour bien lire, il suffit
de possder la partie intellectuelle de lart du comdien ; mais pour bien jouer, il
faut tre comdien de toute son me et dans toute sa personne. Ainsi la cration
potique exige un certain oubli de soi, qui nest pas par o pche dordinaire
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lhomme desprit. Celui-ci transparat plus ou moins derrire ce quil dit et ce quil
fait. Il ne sy absorbe pas, parce quil ny met que son intelligence.
Tout pote pourra donc se rvler homme desprit quand il lui plaira. Il
naura rien besoin dacqurir pour cela ; il aurait plutt perdre quelque chose. Il
lui suffirait de laisser ses ides converser entre elles pour rien, pour le plaisir . Il
naurait qu desserrer le double lien qui maintient ses ides en contact avec ses
sentiments et son me en contact avec la vie. Enfin il tournerait lhomme desprit
sil ne voulait plus tre pote par le cur aussi, mais seulement par lintelligence.
Mais si lesprit consiste en gnral voir les choses sub specie theatri, on
conoit quil puisse tre plus particulirement tourn vers une certaine varit de
lart dramatique, la comdie. De l un sens plus troit du mot, le seul qui nous
intresse dailleurs au point de vue de la thorie du rire. On appellera cette fois
esprit une certaine disposition esquisser en passant des scnes de comdie, mais
les esquisser si discrtement, si lgrement, si rapidement, que tout est dj fini
quand nous commenons nous en apercevoir.
Quels sont les acteurs de ces scnes ? qui lhomme desprit a-t-il affaire ?
Dabord ses interlocuteurs eux-mmes, quand le mot est une rplique directe
lun deux. Souvent une personne absente, dont il suppose quelle a parl et quil
lui rpond. Plus souvent encore tout le monde, je veux dire au sens commun, quil
prend partie en tournant au paradoxe une ide courante, ou en utilisant un tour
de phrase accept, en parodiant une citation ou un proverbe. Comparez ces petites
scnes entre elles, vous verrez que ce sont gnralement des variations sur un
thme de comdie que nous connaissons bien, celui du voleur vol . On saisit une
mtaphore, une phrase, un raisonnement, et on les retourne contre celui qui les fait
ou qui pourrait les faire, de manire quil ait dit ce quil ne voulait pas dire et quil
vienne lui-mme, en quelque sorte, se faire prendre au pige du langage. Mais le
thme du voleur vol nest pas le seul possible. Nous avons pass en revue bien
des espces de comique ; il nen est pas une seule qui ne puisse saiguiser en trait
desprit.
Le mot desprit se prtera donc une analyse dont nous pouvons donner
maintenant, pour ainsi dire, la formule pharmaceutique. Voici cette formule. Prenez
le mot, paississez-le dabord en scne joue, cherchez ensuite la catgorie comique
laquelle cette scne appartiendrait : vous rduirez ainsi le mot desprit ses plus
simples lments et vous aurez lexplication complte.
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reprsenter lhomme vivant comme une espce de pantin articul, et que souvent,
pour nous dterminer former cette image, on nous montre deux ou plusieurs
personnes qui parlent et agissent comme si elles taient relies les unes aux autres
par dinvisibles ficelles. Nest-ce pas cette ide quon nous suggre ici en nous
amenant matrialiser, pour ainsi dire, la sympathie que nous tablissons entre la
fille et son pre ?
On comprendra alors pourquoi les auteurs qui ont trait de lesprit ont d se
borner noter lextraordinaire complexit des choses que ce terme dsigne, sans
russir dordinaire le dfinir. Il y a bien des faons dtre spirituel, presque autant
quil y en a de ne ltre pas. Comment apercevoir ce quelles ont de commun entre
elles, si lon ne commence par dterminer la relation gnrale du spirituel au
comique ? Mais, une fois cette relation dgage, tout sclaircit. Entre le comique et
le spirituel on dcouvre alors le mme rapport quentre une scne faite et la
fugitive indication dune scne faire. Autant le comique peut prendre de formes,
autant lesprit aura de varits correspondantes. Cest donc le comique, sous ses
diverses formes, quil faut dfinir dabord, en retrouvant (ce qui est dj assez
difficile) le fil qui conduit dune forme lautre. Par l mme on aura analys
lesprit, qui apparatra alors comme ntant que du comique volatilis. Mais suivre
la mthode inverse, chercher directement la formule de lesprit, cest aller un
chec certain. Que dirait-on du chimiste qui aurait les corps discrtion dans son
laboratoire, et qui prtendrait ne les tudier qu ltat de simples traces dans
latmosphre ?
Mais cette comparaison du spirituel et du comique nous indique en mme
temps la marche suivre pour ltude du comique de mots. Dun ct, en effet, nous
voyons quil ny a pas de diffrence essentielle entre un mot comique et un mot
desprit, et dautre part le mot desprit, quoique li une figure de langage, voque
limage confuse ou nette dune scne comique. Cela revient dire que le comique
du langage doit correspondre, point par point, au comique des actions et des
situations et quil nen est, si lon peut sexprimer ainsi, que la projection sur le plan
des mots. Revenons donc au comique des actions et des situations. Considrons les
principaux procds par lesquels on lobtient. Appliquons ces procds au choix
des mots et la construction des phrases. Nous aurons ainsi les formes diverses du
comique de mots et les varits possibles de lesprit.
La distraction
Henri BERGSON
Le Rire Essai sur le comique en gnral
phrase renferme une absurdit manifeste, soit une erreur grossire, soit surtout
une contradiction dans les termes. De l cette rgle gnrale : On obtiendra un mot
comique en insrant une ide absurde dans un moule de phrase consacr.
Nous rions toutes les fois que notre attention est dtourne sur le physique
dune personne, alors que le moral tait en cause : voil une loi que nous avons
pose dans la premire partie de notre travail. Appliquons-la au langage. On
pourrait dire que la plupart des mots prsentent un sens physique et un sens moral,
selon quon les prend au propre ou au figur. Tout mot commence en effet par
dsigner un objet concret ou une action matrielle ; mais peu peu le sens du mot a
pu se spiritualiser en relation abstraite ou en ide pure. Si donc notre loi se
conserve ici, elle devra prendre la forme suivante : On obtient un effet comique
quand on affecte dentendre une expression au propre, alors quelle tait employe au
figur. Ou encore : Ds que notre attention se concentre sur la matrialit dune
mtaphore, lide exprime devient comique.
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Tous les arts sont frres : dans cette phrase le mot frre est pris
mtaphoriquement pour dsigner une ressemblance plus ou moins profonde. Et le
mot est si souvent employ ainsi que nous ne pensons plus, en lentendant, la
relation concrte et matrielle quune parent implique. Nous y penserions dj
davantage si lon nous disait : Tous les arts sont cousins , parce que le mot
cousin est moins souvent pris au figur ; aussi ce mot se teindrait-il ici dune
nuance comique lgre. Allez maintenant jusquau bout, supposez quon attire
violemment notre attention sur la matrialit de limage en choisissant une relation
de parent incompatible avec le genre des termes que cette parent doit unir : vous
aurez un effet risible. Cest le mot bien connu, attribu encore M. Prudhomme :
Tous les arts sont surs.
Mais nous nen finirions pas si nous devions prendre une une les diverses
lois que nous avons nonces, et en chercher la vrification sur ce que nous avons
appel le plan du langage. Nous ferons mieux de nous en tenir aux trois
propositions gnrales de notre dernier chapitre. Nous avons montr que des
sries dvnements pouvaient devenir comiques soit par rptition, soit par
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inversion, soit enfin par interfrence. Nous allons voir quil en est de mme des
sries de mots.
Prendre des sries dvnements et les rpter dans un nouveau ton ou dans
un nouveau milieu, ou les intervertir en leur conservant encore un sens, ou les
mler de manire que leurs significations respectives interfrent entre elles, cela
est comique, disions-nous, parce que cest obtenir de la vie quelle se laisse traiter
mcaniquement. Mais la pense, elle aussi, est chose qui vit. Et le langage, qui
traduit la pense, devrait tre aussi vivant quelle. On devine donc quune phrase
deviendra comique si elle donne encore un sens en se retournant, ou si elle
exprime indiffremment deux systmes dides tout fait indpendants, ou enfin si
on la obtenue en transposant une ide dans un ton qui nest pas le sien. Telles sont
bien en effet les trois lois fondamentales de ce quon pourrait appeler la
transformation comique des propositions, comme nous allons le montrer sur
quelques exemples.
Disons dabord que ces trois lois sont loin davoir une gale importance en ce
qui concerne la thorie du comique. Linversion est le procd le moins intressant.
Mais il doit tre dune application facile, car on constate que les professionnels de
lesprit, ds quils entendent prononcer une phrase, cherchent si lon nobtiendrait
pas encore un sens en la renversant, par exemple en mettant le sujet la place du
rgime et le rgime la place du sujet. Il nest pas rare quon se serve de ce moyen
pour rfuter une ide en termes plus ou moins plaisants. Dans une comdie de
Labiche, un personnage crie au locataire dau-dessus, qui lui salit son balcon :
Pourquoi jetez-vous vos pipes sur ma terrasse ? quoi la voix du locataire
rpond : Pourquoi mettez-vous votre terrasse sous mes pipes ? Mais il est
inutile dinsister sur ce genre desprit. On en multiplierait trop aisment les
exemples.
Linterfrence de deux systmes dides dans la mme phrase est une source
intarissable deffets plaisants. Il y a bien des moyens dobtenir ici linterfrence,
cest--dire de donner la mme phrase deux significations indpendantes qui se
superposent. Le moins estimable de ces moyens est le calembour. Dans le
calembour, cest bien la mme phrase qui parait prsenter deux sens indpendants,
mais ce nest quune apparence, et il y a en ralit deux phrases diffrentes,
composes de mots diffrents, quon affecte de confondre entre elles en profitant
de ce quelles donnent le mme son loreille. Du calembour on passera dailleurs
par gradations insensibles au vritable jeu de mots. Ici les deux systmes dides se
recouvrent rellement dans une seule et mme phrase et lon a affaire aux mmes
mots ; on profite simplement de la diversit de sens quun mot peut prendre, dans
son passage surtout du propre au figur. Aussi ne trouvera-t-on souvent quune
nuance de diffrence entre le jeu de mots, dune part, et la mtaphore potique ou
la comparaison instructive de lautre. Tandis que la comparaison qui instruit et
limage qui frappe nous paraissent manifester laccord intime du langage et de la
nature, envisags comme deux formes parallles de la vie, le jeu de mots nous fait
plutt penser un laisser-aller du langage, qui oublierait un instant sa destination
vritable et prtendrait maintenant rgler les choses sur lui, au lieu de se rgler sur
elles. Le jeu de mots trahit donc une distraction momentane du langage, et cest
dailleurs par l quil est amusant.
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
Henri BERGSON
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Parler des petites choses comme si elles taient grandes, cest, dune manire
gnrale, exagrer. Lexagration est comique quand elle est prolonge et surtout
quand elle est systmatique : cest alors, en effet, quelle apparat comme un
procd de transposition. Elle fait si bien rire que quelques auteurs ont pu dfinir le
comique par lexagration, comme dautres lavaient dfini par la dgradation. En
ralit, lexagration, comme la dgradation, nest quune certaine forme dune
certaine espce de comique. Mais cen est une forme trs frappante. Elle a donn
naissance au pome hro-comique, genre un peu us, sans doute, mais dont on
retrouve les restes chez tous ceux qui sont enclins exagrer mthodiquement. On
pourrait dire de la vantardise, souvent, que cest par son ct hro-comique,
quelle nous fait rire.
Plus artificielle, mais plus raffine aussi, est la transposition de bas en haut
qui sapplique la valeur des choses, et non plus leur grandeur. Exprimer
honntement une ide malhonnte, prendre une situation scabreuse, ou un mtier
bas, ou une conduite vile, et les dcrire en termes de stricte respectability, cela est
gnralement comique. Nous venons demployer un mot anglais : la chose ellemme, en effet, est bien anglaise. On en trouverait dinnombrables exemples chez
Dickens, chez Thackeray, dans la littrature anglaise en gnral. Notons-le en
passant : lintensit de leffet ne dpend pas ici de sa longueur. Un mot suffira
parfois, pourvu que ce mot nous laisse entrevoir tout un systme de transposition
accept dans un certain milieu, et quil nous rvle, en quelque sorte, une
organisation morale de limmoralit. On se rappelle cette observation dun haut
fonctionnaire un de ses subordonns, dans une pice de Gogol : Tu voles trop
pour un fonctionnaire de ton grade.
Pour rsumer ce qui prcde, nous dirons quil y a dabord deux termes de
comparaison extrmes, le trs grand et le trs petit, le meilleur et le pire, entre
lesquels la transposition peut seffectuer dans un sens ou dans lautre. Maintenant,
en resserrant peu peu lintervalle, on obtiendrait des termes contraste de moins
en moins brutal et des effets de transposition comique de plus en plus subtils.
Henri BERGSON
Le Rire Essai sur le comique en gnral
analyse est exacte, ce nest pas l un trait accidentel de lhumour, cen est, l o il se
rencontre, lessence mme. Lhumoriste est ici un moraliste qui se dguise en
savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection que pour
nous dgoter ; et lhumour, au sens restreint o nous prenons le mot, est bien une
transposition du moral en scientifique.
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CHAPITRE III
LE COMIQUE DE CARACTRE
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Premire Partie
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pour celui qui en est lobjet, le rire est vritablement une espce de brimade
sociale.
On a souvent dit que les dfauts lgers de nos semblables sont ceux qui nous
font rire. Je reconnais quil y a une large part de vrit dans cette opinion, et
nanmoins je ne puis la croire tout fait exacte. Dabord, en matire de dfauts, la
limite est malaise tracer entre le lger et le grave : peut-tre nest-ce pas parce
quun dfaut est lger quil nous fait rire, mais parce quil nous fait rire que nous le
trouvons lger, rien ne dsarme comme le rire. Mais on peut aller plus loin, et
soutenir quil y a des dfauts dont nous rions tout en les sachant graves : par
exemple lavarice dHarpagon. Et enfin il faut bien savouer quoiquil en cote un
peu de le dire que nous ne rions pas seulement des dfauts de nos semblables,
mais aussi, quelquefois, de leurs qualits. Nous rions dAlceste. On dira que ce nest
pas lhonntet dAlceste qui est comique, mais la forme particulire que
lhonntet prend chez lui et, en somme, un certain travers qui nous la gte. Je le
veux bien, mais il nen est pas moins vrai que ce travers dAlceste, dont nous rions,
rend son honntet risible, et cest l le point important. Concluons donc enfin que le
comique nest pas toujours lindice dun dfaut, au sens moral du mot, et que si lon
tient y voir un dfaut, et un dfaut lger, il faudra indiquer quel signe prcis se
distingue ici le lger du grave.
La vrit est que le personnage comique peut, la rigueur, tre en rgle avec
la stricte morale. Il lui reste seulement se mettre en rgle avec la socit. Le
caractre dAlceste est celui dun parfait honnte homme. Mais il est insociable, et
par l mme comique. Un vice souple serait moins facile ridiculiser quune vertu
inflexible. Cest la raideur qui est suspecte la socit. Cest donc la raideur
dAlceste qui nous fait rire, quoique cette raideur soit ici honntet. Quiconque
sisole sexpose au ridicule, parce que le comique est fait, en grande partie, de cet
isolement mme. Ainsi sexplique que le comique soit si souvent relatif aux murs,
aux ides tranchons le mot, aux prjugs dune socit.
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
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tantt, etc. Lavarice a donc pass ct du reste sans y toucher, sans en tre
touche, distraitement. Elle a beau sinstaller dans lme, elle a beau tre devenue
matresse de la maison, elle nen reste pas moins une trangre. Tout autre serait
une avarice de nature tragique. On la verrait attirer elle, absorber, sassimiler, en
les transformant, les diverses puissances de ltre : sentiments et affections, dsirs
et aversions, vices et vertus, tout cela deviendrait une matire laquelle lavarice
communiquerait un nouveau genre de vie. Telle est, semble-t-il, la premire
diffrence essentielle entre la haute comdie et le drame.
Il y en a une seconde, plus apparente, et qui drive dailleurs de la premire.
Quand on nous peint un tat dme avec lintention de le rendre dramatique ou
simplement de nous le faire prendre au srieux, on lachemine peu peu vers des
actions qui en donnent la mesure exacte. Cest ainsi que lavare combinera tout en
vue du gain, et que le faux dvot, en affectant de ne regarder que le ciel,
manuvrera le plus habilement possible sur la terre. La comdie nexclut certes
pas les combinaisons de ce genre ; je nen veux pour preuve que les machinations
de Tartuffe. Mais cest l ce que la comdie a de commun avec le drame, et pour sen
distinguer, pour nous empcher de prendre au srieux laction srieuse, pour nous
prparer enfin rire, elle use dun moyen dont je donnerai ainsi la formule : au lieu
de concentrer notre attention sur les actes, elle la dirige plutt sur les gestes.
Jentends ici par gestes les attitudes, les mouvements et mme les discours par
lesquels un tat dme se manifeste sans but, sans profit, par le seul effet dune
espce de dmangeaison intrieure. Le geste ainsi dfini diffre profondment de
laction. Laction est voulue, en tout cas consciente ; le geste chappe, il est
automatique. Dans laction, cest la personne tout entire qui donne ; dans le geste,
une partie isole de la personne sexprime, linsu ou tout au moins lcart de la
personnalit totale. Enfin (et cest ici le point essentiel), laction est exactement
proportionne au sentiment qui linspire ; il y a passage graduel de lun lautre, de
sorte que notre sympathie ou notre aversion peuvent se laisser glisser le long du fil
qui va du sentiment lacte et sintresser progressivement. Mais le geste a quelque
chose dexplosif, qui rveille notre sensibilit prte se laisser bercer, et qui, en
nous rappelant ainsi nous-mmes, nous empche de prendre les choses au
srieux. Donc, ds que notre attention se portera sur le geste et non pas sur lacte,
nous serons dans la comdie. Le personnage de Tartuffe appartiendrait au drame
par ses actions : cest quand nous tenons plutt compte de ses gestes que nous le
trouvons comique. Rappelons-nous son entre en scne : Laurent, serrez ma haire
avec ma discipline. Il sait que Dorine lentend, mais il parlerait de mme, soyez-en
convaincu, si elle ny tait pas. Il est si bien entr dans son rle dhypocrite quil le
joue, pour ainsi dire, sincrement. Cest par l, et par l seulement, quil pourra
devenir comique. Sans cette sincrit matrielle, sans les attitudes et le langage
quune longue pratique de lhypocrisie a convertis chez lui en gestes naturels,
Tartuffe serait simplement odieux, parce que nous ne penserions plus qu ce quil
y a de voulu dans sa conduite. On comprend ainsi que laction soit essentielle dans
le drame, accessoire dans la comdie. la comdie, nous sentons quon et aussi
bien pu choisir toute autre situation pour nous prsenter le personnage : cet t
encore le mme homme, dans une situation diffrente. Nous navons pas cette
impression un drame. Ici personnages et situations sont souds ensemble, ou,
pour mieux dire, les vnements font partie intgrante des personnes, de sorte que
si le drame nous racontait une autre histoire, on aurait beau conserver aux acteurs
les mmes noms, cest dautres personnes que nous aurions vritablement affaire.
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En rsum, nous avons vu quun caractre peut tre bon ou mauvais, peu
importe : sil est insociable, il pourra devenir comique. Nous voyons maintenant
que la gravit du cas nimporte pas davantage : grave ou lger, il pourra nous faire
rire si lon sarrange pour que nous nen soyons pas mus. Insociabilit du
personnage, insensibilit du spectateur, voil, en somme, les deux conditions
essentielles. Il y en a une troisime, implique dans les deux autres, et que toutes
nos analyses tendaient jusquici dgager.
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
pour lui appliquer le nom connu dun hros de drame et de roman, pour un instant
au moins elle ctoiera nos yeux le ridicule. Pourtant ce personnage de roman
pourra ntre pas comique. Mais il est comique de lui ressembler. Il est comique de
se laisser distraire de soi-mme. Il est comique de venir sinsrer, pour ainsi dire,
dans un cadre prpar. Et ce qui est comique par-dessus tout, cest de passer soimme ltat de cadre o dautres sinsreront couramment, cest de se solidifier
en caractre.
Peindre des caractres, cest--dire des types gnraux, voil donc lobjet de
la haute comdie. On la dit bien des fois. Mais nous tenons le rpter, parce que
nous estimons que cette formule suffit dfinir la comdie. Non seulement, en
effet, la comdie nous prsente des types gnraux, mais cest, notre avis, le seul
de tous les arts qui vise au gnral, de sorte que lorsquune fois on lui a assign ce
but, on a dit ce quelle est, et ce que le reste ne peut pas tre. Pour prouver que telle
est bien lessence de la comdie, et quelle soppose par l la tragdie, au drame,
aux autres formes de lart, il faudrait commencer par dfinir lart dans ce quil a de
plus lev : alors, descendant peu peu la posie comique, on verrait quelle est
place aux confins de lart et de la vie, et quelle tranche, par son caractre de
gnralit, sur le reste des arts. Nous ne pouvons nous lancer ici dans une tude
aussi vaste. Force nous est bien pourtant den esquisser le plan, sous peine de
ngliger ce quil y a dessentiel, selon nous, dans le thtre comique.
Quel est lobjet de lart ? Si la ralit venait frapper directement nos sens et
notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immdiate avec les
choses et avec nous-mmes, je crois bien que lart serait inutile, ou plutt que nous
serions tous artistes, car notre me vibrerait alors continuellement lunisson de la
nature. Nos yeux, aids de notre mmoire, dcouperaient dans lespace et fixeraient
dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculpts
dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que
ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos mes,
comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la
mlodie ininterrompue de notre vie intrieure. Tout cela est autour de nous, tout
cela est en nous, et pourtant rien de tout cela nest peru par nous distinctement.
Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile
sinterpose, voile pais pour le commun des hommes, voile lger, presque
transparent, pour lartiste et le pote. Quelle fe a tiss ce voile ? Fut-ce par malice
ou par amiti ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous apprhendions les choses
dans le rapport quelles ont nos besoins. Vivre consiste agir. Vivre, cest
naccepter des objets que limpression utile pour y rpondre par des ractions
appropries : les autres impressions doivent sobscurcir ou ne nous arriver que
confusment. Je regarde et je crois voir, jcoute et je crois entendre, je mtudie et
je crois lire dans le fond de mon cur. Mais ce que je vois et ce que jentends du
monde extrieur, cest simplement ce que mes sens en extraient pour clairer ma
conduite ; ce que je connais de moi-mme, cest ce qui affleure la surface, ce qui
prend part laction. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la ralit
quune simplification pratique. Dans la vision quils me donnent des choses et de
moi-mme, les diffrences inutiles lhomme sont effaces, les ressemblances
utiles lhomme sont accentues, des routes me sont traces lavance o mon
action sengagera. Ces routes sont celles o lhumanit entire a pass avant moi.
Les choses ont t classes en vue du parti que jen pourrai tirer. Et cest cette
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classification que japerois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses.
Sans doute lhomme est dj trs suprieur lanimal sur ce point. Il est peu
probable que lil du loup fasse une diffrence entre le chevreau et lagneau ; ce
sont l, pour le loup, deux proies identiques, tant galement faciles saisir,
galement bonnes dvorer. Nous faisons, nous, une diffrence entre la chvre et
le mouton ; mais distinguons-nous une chvre dune chvre, un mouton dun
mouton ? Lindividualit des choses et des tres nous chappe toutes les fois quil
ne nous est pas matriellement utile de lapercevoir. Et l mme o nous la
remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme dun autre homme), ce
nest pas lindividualit mme que notre il saisit, cest--dire une certaine
harmonie tout fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux
traits qui faciliteront la reconnaissance pratique.
Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mmes ; nous nous
bornons, le plus souvent, lire des tiquettes colles sur elles. Cette tendance, issue
du besoin, sest encore accentue sous linfluence du langage. Car les mots (
lexception des noms propres) dsignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose
que sa fonction la plus commune et son aspect banal, sinsinue entre elle et nous, et
en masquerait la forme nos yeux si cette forme ne se dissimulait dj derrire les
besoins qui ont cr le mot lui-mme. Et ce ne sont pas seulement les objets
extrieurs, ce sont aussi nos propres tats dme qui se drobent nous dans ce
quils ont dintime, de personnel, doriginalement vcu. Quand nous prouvons de
lamour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre
sentiment lui-mme qui arrive notre conscience avec les mille nuances fugitives
et les mille rsonances profondes qui en font quelque chose dabsolument ntre ?
Nous serions alors tous romanciers, tous potes, tous musiciens. Mais le plus
souvent, nous napercevons de notre tat dme que son dploiement extrieur.
Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le
langage a pu noter une fois pour toutes parce quil est peu prs le mme, dans les
mmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu,
lindividualit nous chappe. Nous nous mouvons parmi des gnralits et des
symboles, comme en un champ clos o notre force se mesure utilement avec
dautres forces ; et fascins par laction, attirs par elle, pour notre plus grand bien,
sur le terrain quelle sest choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les
choses et nous, extrieurement aux choses, extrieurement aussi nous-mmes.
Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des mes plus dtaches de la
vie. Je ne parle pas de ce dtachement voulu, raisonn, systmatique, qui est uvre
de rflexion et de philosophie. Je parle dun dtachement naturel, inn la
structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une
manire virginale, en quelque sorte, de voir, dentendre ou de penser. Si ce
dtachement tait complet, si lme nadhrait plus laction par aucune de ses
perceptions, elle serait lme dun artiste comme le monde nen a point vu encore.
Elle excellerait dans tous les arts la fois, ou plutt elle les fondrait tous en un seul.
Elle apercevrait toutes choses dans leur puret originelle, aussi bien les formes, les
couleurs et les sons du monde matriel que les plus subtils mouvements de la vie
intrieure. Mais cest trop demander la nature. Pour ceux mmes dentre nous
quelle a faits artistes, cest accidentellement, et dun seul ct, quelle a soulev le
voile. Cest dans une direction seulement quelle a oubli dattacher la perception
au besoin. Et comme chaque direction correspond ce que nous appelons un sens,
cest par un de ses sens, et par ce sens seulement, que lartiste est ordinairement
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cts dautres hommes, ce nest pas par l quil nous intresse le plus. Mais il est
universellement accept, universellement tenu pour vivant. Cest en ce sens
seulement quil est dune vrit universelle. De mme pour les autres produits de
lart. Chacun deux est singulier, mais il finira, sil porte la marque du gnie, par tre
accept de tout le monde. Pourquoi laccepte-t-on ? Et sil est unique en son genre,
quel signe reconnat-on quil est vrai ? Nous le reconnaissons, je crois, leffort
mme quil nous amne faire sur nous pour voir sincrement notre tour. La
sincrit est communicative. Ce que lartiste a vu, nous ne le reverrons pas, sans
doute, du moins pas tout fait de mme ; mais sil la vu pour tout de bon, leffort
quil a fait pour carter le voile simpose notre imitation. Son uvre est un
exemple qui nous sert de leon. Et lefficacit de la leon se mesure prcisment la
vrit de luvre. La vrit porte donc en elle une puissance de conviction, de
conversion mme, qui est la marque laquelle elle se reconnat. Plus grande est
luvre et plus profonde la vrit entrevue, plus leffet pourra sen faire attendre,
mais plus aussi cet effet tendra devenir universel. Luniversalit est donc ici dans
leffet produit, et non pas dans la cause.
Tout autre est lobjet de la comdie. Ici la gnralit est dans luvre mme.
La comdie peint des caractres que nous avons rencontrs, que nous
rencontrerons encore sur notre chemin. Elle note des ressemblances. Elle vise
mettre sous nos yeux des types. Elle crera mme, au besoin, des types nouveaux.
Par l mme, elle tranche sur les autres arts.
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de gnralit quelle ne peut pas avoir quand on la fait porter sur soi. Car,
sinstallant la surface, elle natteindra plus que lenveloppe des personnes, ce par
o plusieurs dentre elles se touchent et deviennent capables de se ressembler. Elle
nira pas plus loin. Et lors mme quelle le pourrait, elle ne le voudrait pas, parce
quelle naurait rien y gagner. Pntrer trop avant dans la personnalit, rattacher
leffet extrieur des causes trop intimes, serait compromettre et finalement
sacrifier ce que leffet avait de risible. Il faut, pour que nous soyons tents den rire,
que nous en localisions la cause dans une rgion moyenne de lme. Il faut, par
consquent, que leffet nous apparaisse tout au plus comme moyen, comme
exprimant une moyenne dhumanit. Et, comme toutes les moyennes, celle-ci
sobtient par des rapprochements de donnes parses, par une comparaison entre
des cas analogues dont on exprime la quintessence, enfin par un travail
dabstraction et de gnralisation semblable celui que le physicien opre sur les
faits pour en dgager des lois. Bref, la mthode et lobjet sont de mme nature ici
que dans les sciences dinduction, en ce sens que lobservation est extrieure et le
rsultat gnralisable.
Nous revenons ainsi, par un long dtour, la double conclusion qui sest
dgage au cours de notre tude. Dun ct une personne nest jamais ridicule que
par une disposition qui ressemble une distraction, par quelque chose qui vit sur
elle sans sorganiser avec elle, la manire dun parasite : voil pourquoi cette
disposition sobserve du dehors et peut aussi se corriger. Mais, dautre part, lobjet
du rire tant cette correction mme, il est utile que la correction atteigne du mme
coup le plus grand nombre possible de personnes. Voil pourquoi lobservation
comique va dinstinct au gnral. Elle choisit, parmi les singularits, celles qui sont
susceptibles de se reproduire et qui, par consquent, ne sont pas indissolublement
lies lindividualit de la personne, des singularits communes, pourrait-on dire.
En les transportant sur la scne, elle cre des uvres qui appartiendront sans
doute lart en ce quelles ne viseront consciemment qu plaire, mais qui
trancheront sur les autres uvres dart par leur caractre de gnralit, comme
aussi par larrire-pense inconsciente de corriger et dinstruire. Nous avions donc
bien le droit de dire que la comdie est mitoyenne entre lart et la vie. Elle nest pas
dsintresse comme lart pur. En organisant le rire, elle accepte la vie sociale
comme un milieu naturel ; elle suit mme une des impulsions de la vie sociale. Et
sur ce point elle tourne le dos lart, qui est une rupture avec la socit et un retour
la simple nature.
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Deuxime Partie
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Troisime Partie
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Quatrime Partie
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de lui la forme d'un gant. Don Quichotte verra donc des gants l o nous voyons
des moulins vent. Cela est comique, et cela est absurde. Mais est-ce une absurdit
quelconque ?
C'est une inversion toute spciale du sens commun. Elle consiste prtendre
modeler les choses sur une ide qu'on a, et non pas ses ides sur les choses. Elle
consiste voir devant soi ce quoi l'on pense, au lieu de penser ce qu'on voit. Le
bon sens veut qu'on laisse tous ses souvenirs dans le rang ; le souvenir appropri
rpondra alors chaque fois l'appel de la situation prsente et ne servira qu'
l'interprter. Chez Don Quichotte, au contraire, il y a un groupe de souvenirs qui
commande aux autres et qui domine le personnage lui-mme : c'est donc la ralit
qui devra flchir cette fois devant l'imagination et ne plus servir qu' lui donner un
corps. Une fois l'illusion forme, Don Quichotte la dveloppe d'ailleurs
raisonnablement dans toutes ses consquences ; il s'y meut avec la sret et la
prcision du somnambule qui joue son rve. Telle est l'origine de l'erreur, et telle
est la logique spciale qui prside ici l'absurdit. Maintenant, cette logique est-elle
particulire Don Quichotte ?
Nous avons montr que le personnage comique pche par obstination
d'esprit ou de caractre, par distraction, par automatisme. Il y a au fond du
comique une raideur d'un certain genre, qui fait qu'on va droit son chemin, et qu'on
n'coute pas, et quon ne veut rien entendre. Combien de scnes comiques, dans le
thtre de Molire, se ramnent ce type simple : un personnage qui suit son ide,
qui y revient toujours, tandis qu'on l'interrompt sans cesse. Le passage se ferait
d'ailleurs insensiblement de celui qui ne veut rien entendre celui qui ne veut rien
voir, et enfin celui qui ne voit plus que ce qu'il veut. L'esprit qui s'obstine finira
par plier les choses son ide, au lieu de rgler sa pense sur les choses. Tout
personnage comique est donc sur la voie de l'illusion que nous venons de dcrire,
et Don Quichotte nous fournit le type gnral de l'absurdit comique.
D'abord, la marche de l'intelligence dans le rve est bien celle que nous
dcrivions tout l'heure. L'esprit, amoureux de lui-mme, ne cherche plus alors
dans le monde extrieur qu'un prtexte matrialiser ses imaginations. Des sons
arrivent encore confusment l'oreille, des couleurs circulent encore dans le
champ de la vision : bref, les sens ne sont pas compltement ferms. Mais le rveur,
au lieu de faire appel tous ses souvenirs pour interprter ce que ses sens
peroivent, se sert au contraire de ce qu'il peroit pour donner un corps au
souvenir prfr : le mme bruit de vent souillant dans la chemine deviendra
alors, selon l'tat d'me du rveur, selon l'ide qui occupe son imagination,
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Il n'est pas rare qu'on observe dans le rve un crescendo particulier, une
bizarrerie qui s'accentue mesure qu'on avance. Une premire concession
arrache la raison en entrane une seconde, celle-ci une autre plus grave, et ainsi
de suite jusqu' l'absurdit finale. Mais cette marche l'absurde donne au rveur
une sensation singulire. C'est, je pense, celle que le buveur prouve quand il se
sent glisser agrablement vers un tat o rien ne comptera plus pour lui, ni logique
ni convenances. Voyez maintenant si certaines comdies de Molire ne donneraient
pas la mme sensation : par exemple Monsieur de Pourceaugnac, qui commence
presque raisonnablement et se continue par des excentricits de toute sorte, par
exemple encore le Bourgeois gentilhomme, o les personnages, mesure qu'on
avance, ont lair de se laisser entraner dans un tourbillon de folie. Si l'on en peut
voir un plus fou, je l'irai dire Rome : ce mot, qui nous avertit que la pice est
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termine, nous fait sortir du rve de plus en plus extravagant o nous nous
enfoncions avec M. Jourdain.
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Cinquime Partie
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Mais nous ne nous reposons quun instant. La sympathie qui peut entrer
dans limpression du comique est une sympathie bien fuyante. Elle vient, elle aussi,
dune distraction. Cest ainsi quun pre svre va sassocier quelquefois, par oubli,
une espiglerie de son enfant, et sarrte aussitt pour la corriger.
Le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, il doit donner la
personne qui en est lobjet une impression pnible. La socit se venge par lui des
liberts quon a prises avec elle. Il natteindrait pas son but sil portait la marque de
la sympathie et de la bont.
Dira-t-on que lintention au moins peut tre bonne, que souvent on chtie
parce quon aime, et que le rire, en rprimant les manifestations extrieures de
certains dfauts, nous invite ainsi, pour notre plus grand bien, corriger ces
dfauts eux-mmes et nous amliorer intrieurement ?
Pour frapper toujours juste, il faudrait quil procdt dun acte de rflexion.
Or le rire est simplement leffet dun mcanisme mont en nous par la nature, ou, ce
qui revient peu prs au mme, par une trs longue habitude de la vie sociale. Il
part tout seul, vritable riposte du tac au tac. Il na pas le loisir de regarder chaque
fois o il touche. Le rire chtie certains dfauts peu prs comme la maladie chtie
certains excs, frappant des innocents, pargnant des coupables, visant un
rsultat gnral et ne pouvant faire chaque cas individuel lhonneur de lexaminer
sparment. Il en est ainsi de tout ce qui saccomplit par des voies naturelles au lieu
de se faire par rflexion consciente. Une moyenne de justice pourra apparatre dans
le rsultat densemble, mais non pas dans le dtail des cas particuliers.
En ce sens, le rire ne peut pas tre absolument juste. Rptons quil ne doit
pas non plus tre bon. Il a pour fonction dintimider en humiliant. Il ny russirait
pas si la nature navait laiss cet effet, dans les meilleurs dentre les hommes, un
petit fonds de mchancet, ou tout au moins de malice. Peut-tre vaudra-t-il mieux
que nous napprofondissions pas trop ce point. Nous ny trouverions rien de trs
flatteur pour nous. Nous verrions que le mouvement de dtente ou dexpansion
nest quun prlude au rire, que le rieur rentre tout de suite en soi, saffirme plus ou
moins orgueilleusement lui-mme, et tendrait considrer la personne dautrui
comme une marionnette dont il tient les ficelles. Dans cette prsomption nous
dmlerions dailleurs bien vite un peu dgosme, et, derrire lgosme lui-mme,
quelque chose de moins spontan et de plus amer, je ne sais quel pessimisme
naissant qui saffirme de plus en plus mesure que le rieur raisonne davantage son
rire.
Ici, comme ailleurs, la nature a utilis le mal en vue du bien. Cest le bien
surtout qui nous a proccup dans toute cette tude. Il nous a paru que la socit,
mesure quelle se perfectionnait, obtenait de ses membres une souplesse
dadaptation de plus en plus grande, quelle tendait squilibrer de mieux en
mieux au fond, quelle chassait de plus en plus sa surface les perturbations
insparables dune si grande masse, et que le rire accomplissait une fonction utile
en soulignant la forme de ces ondulations.
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Le Rire Essai sur le comique en gnral
Cest ainsi que des vagues luttent sans trve la surface de la mer, tandis que
les couches infrieures observent une paix profonde. Les vagues sentrechoquent,
se contrarient, cherchent leur quilibre. Une cume blanche, lgre et gaie, en suit
les contours changeants. Parfois le flot qui fuit abandonne un peu de cette cume
sur le sable de la grve. Lenfant qui joue prs de l vient en ramasser une poigne,
et stonne, linstant daprs, de navoir plus dans le creux de la main que quelques
gouttes deau, mais dune eau bien plus sale, bien plus amre encore que celle de
la vague qui lapporta. Le rire nat ainsi que cette cume. Il signale, lextrieur de
la vie sociale, les rvoltes superficielles. Il dessine instantanment la forme mobile
de ces branlements. Il est, lui aussi, une mousse base de sel. Comme la mousse, il
ptille. Cest de la gat. Le philosophe qui en ramasse pour en goter y trouvera
dailleurs quelquefois, pour une petite quantit de matire, une certaine dose
damertume.
FIN
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Alexis Brun Productions 2011
E-Lyre, 2011 www.lyre-audio.com
ISBN : 978-2-35645-300-6
Dpt Lgal : Janvier 2011 Nditeur : elc-356453006
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