Je est un autre

( Rimbaud et Nietzsche,
contre Descartes et les
moralistes classiques)
Analyse du sujet
La formule est paradoxale et mme, semble-t-il, contradictoire puisquelle identifie le sujet, le moi, cest dire le ple didentit de la
personne avec son contraire un autre , indfini, et tranger.
Il faut videmment chercher donner sens la formule
et comprendre quelle soppose (et donc suppose) une autre conception du sujet, plus simple, o le je sapparat comme responsable de ses
actions et o il parle de lui la premire personne en assumant ses dcisions.
Quelles sont les manifestations du sujet qui donnent penser quil est essentiellement autre que ce que lon ( ou il ) pensait de lui ?
Proposition dIntroduction
Quand Rimbaud(1854-1891), dans une lettre Paul Demeny du 15 mai 1871sexclame je est un autre il professe une conception
originale de la cration artistique : le pote ne matrise pas ce qui sexprime en lui , pas plus que le musicien, luvre sengendre en
profondeur Rimbaud poursuit : Jassiste lclosion de ma pense : je la regarde, je lcoute Maurice Blanchot parle dimpouvoir ;
au-del du registre esthtique cest peut-tre toute la conception classique du sujet comme ple didentit et de matrise de soi qui
ainsi peut tre remise en cause. Cest dailleurs le sens de la critique que Nietzsche(1844-1900) opre la mme poque
Mais si je est un autre , sil ny a pas en ralit de ple didentit stable, do vient lillusion qui nous pousse le croire et comment
alors penser nos relations aux autres ?
I) LA CONCEPTION CARTESIENNE (ET CLASSIQUE) DU SUJET SOPPOSE FRONTALEMENTA LA
FORMULE DE RIMBAUD
Rappelons que dans la premire des Mditations Mtaphysiques quand Descartes se propose de douter de tout une fois dans sa vie, dans
lespoir de trouver de lindubitable et de refonder ainsi tout ldifice du savoir, il pousse le doute jusqu douter de la fiabilit de ses
penses : Cest lhypothse du malin gnie ou du Dieu trompeur, mais justement dans la seconde Mditation, la premire certitude je suis
jexiste surgit au sein de ce doute radical : Ce que je pense peut-tre faux mais il est absolument certain que je ne peux penser sans tre.
La certitude de lexistence du sujet pensant surgit du sein du doute : le malin gnie ntant finalement quune manifestation de la
volont de Descartes de douter radicalement ( quil me trompe autant quil voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que
je penserai tre quelque chose ). Dans la seconde Mditation, quand Descartes revient sur lacquis du cogito, il se dfinit alors
essentiellement comme une chose pensante puisquil est absolument certain dexister alors mme que lexistence de son corps (ainsi que
de tous les objets de monde) est encore gel par le doute. Le moi est clairement dfinit par la conscience de soi et il est matre de ses
penses tant quil sait se garder des deux principales causes de lerreur que sont la prcipitation et les prjugs. Le sujet cartsien domine
un monde pacifi au-dedans comme au dehors par la clart de ses analyses et la libre disposition de ses volonts (ce que Descartes dsigne
du nom de gnrosit). Chacun est conscient de soi et responsable de ses actes envers les autres et envers lautre absolu quest Dieu.
Mais on peut dire que chez Descartes la vrit du je est au contact troit de lautre puisque, dans la
Troisime Mditation, Descartes se rend compte quil na pu douter du monde et de lui-mme que
parce quil avait conscience de son imperfection. Lide de perfection infinie (Dieu) est donc prsente
au cur du je . Chez Descartes Je nest pas un autre mais porte essentiellement la marque
du tout Autre
*
Au je pense donc je suis Nietzsche oppose quelque chose pense et il nest pas sr quil faille
distinguer le sujet du verbe puisquil serait absurde en physique de distinguer lclair de son clat et de
dire avec la foule que lclair luit Gnalogie de la morale I 13
Toute la conception classique du sujet et des rapports avec les autres est remanie.
II) NIEZTSCHE : UNE CONCEPTION POLITIQUE DE SOI OU LETRANGETE EST AU CUR DE
CHACUN
Nietzsche conoit le moi non pas comme une substance ; mais comme un Soi corporel. Le corps est un systme de pulsions qui ont
chacune leur perspective propre et veulent limposer aux autres. Nietzsche dveloppe une conception politique du corps.
Il y a en lhomme autant de consciences quil y a de forces plurielles ( Freud dira de pulsions) qui constituent et qui animent ce corps.
Lintellect se distingue de ces autres consciences, car il est plus isol de la masse des penses grouillantes. Lintellect est comme une
aristocratie rgnante, une conscience dun rang suprieur : il ne lui parvient que des expriences filtres.
Chacun des actes de volont de lhomme suppose en quelque sorte llection dun dictateur auquel lintellect laisse alors libre cours.
Je est un autre au sens o quelque chose ( une force particulire) pousse la formulation dun vouloir, vouloir qui en suite se ralise par
de multiples ractions en chane qui, elles aussi, chappent lintellect dans leur diversit.
Selon Nietzsche, la conscience au sens classique nest donc pas du tout indispensable la marche de lensemble ; dailleurs les grandes
activits de conservation et de croissance du corps sont inconscientes
LA CONSCIENCE SERVILE DE CEUX QUI VIVENT EN TROUPEAU
Selon les analyses de Nietzsche, si lhomme vivait en solitaire il aurait pu se passer de conscience (tout comme il aurait pu se passer
de langage)
Cest seulement en tant quanimal social que lhomme a appris prendre conscience de
lui-mme. La conscience est apparue dabord dans des rapports de dpendance et
dobissance. Elle est dabord conscience de lautre dont elle dpend ; elle apparat lors que le
tout du corps se subordonne un tout suprieur (par la contrainte dun Matre). La conscience
est dabord conscience de ce tout suprieur auquel elle se subordonne (elle est conscience
aline) ; elle se dveloppe sous cette modalit chez les esclaves alors que le matre peut rester
dans linnocence dune existence purement rgie par ses instincts pour ensuite dvelopper une
conscience suprieure qui est celle de ses instincts les plus forts.
La conscience du troupeau porte la marque de sa condition originaire servile ; elle est la
voix des contraintes communautaires et des organisations grgaires o chacun est la fois
perdu dans la masse et scrupuleusement conscient de ses devoirs et de ses droits acquis.
LA CRITIQUE DU LANGAGE COMMUN:
falsicateur de la singularit individuelle
Et induisant lillusion de libert
Par la conscience, lhomme ne prend pas conscience de son soi irrductible, mais de la partie de lui-mme la plus commune, car le langage
est lui-mme fait de noms communs , il ne sest dvelopp quen fonction de lutilit commune. Les expressions usuelles ne permettent donc
pas de saisir ce quil y a dabsolument singulier en nous ; elles ne permettent didentifier que ce quil y a de commun et de gnral : la
conscience nest pas le lieu le plus haut de la subjectivit mais plutt le reflet, en chacun, de son existence collective :
En dpit de la meilleure volont de percevoir ce quil y a en nous dindividuel, nul ne pourra jamais prendre conscience que de son ct
moyen, non individuel &354 Gai Savoir
Toujours selon Nietzsche, le langage charrie toute une reprsentation illusoire de la libert du sujet :
Sous prtexte que la grammaire distingue des sujets et des verbes l homme croit quil y a des sujets qui
subsistent sous les actions et qui en sont les supports. Lhomme croit ainsi quil y a des agents qui sont avant
dagir et qui pourraient donc sabstenir dagir ou agir autrement quils nagissent
Mais il est absurde de distinguer le tonnerre de laction de tonner ou lclair de son clat. La structure
commune de la langue qui distingue des sujets et des verbes est donc coupable de tautologie. Elle redouble
laction et prend un seul et mme phnomne la fois pour cause et effet.
Mais il nexiste pas dtre (de substance) en-dessous de laction : laction est tout ; il est absurde de distinguer
la force de ses manifestations. moins que cela ne corresponde une utilit sociale

III) LES CONSEQUENCES DE CETTE REPRESENTATION DU SUJET DANS NOS
RAPPORTS A AUTRUI?
Pour Nietzsche la reprsentation classique du sujet (comme ple didentit et subjectivit libre) est fomente par la volont de
trouver un support de responsabilit
La thorie de la libert du sujet a t invente fin de chtiment : On a considr lhomme comme un sujet libre seule fin quil puisse
tre jug et condamn comme coupable . Il fallait quil se croie libre pour tre responsable et puni (ou pour se punir lui-mme par la
mauvaise conscience-) alors que chacun de nous est un destin, aussi incapable dagir autrement quil agit que loiseau de proie est
incapable dadopter spontanment le comportement docile et passif de lagneau. Nietzsche nest pas un penseur de la libert au sens
classique du libre arbitre. ( libert de faire ou de ne pas faire) ; Cest un penseur des types humains (les crateurs / les esclaves ; les actifs
/ les ractifs ) Chez les artistes de lexistence la libert nest quune manifestation de leur puissance de cration. A linverse les natures
passives ont dvelopp une autre conception de la libert, elles croient et veulent faire croire la libert comme libre dcision de soi, elles
ont deux intrt dans cette croyances.
1) Si le libre arbitre existe : la force est libre de se manifester ou non et donc que la force est coupable de se manifester comme force.
2) La catgorie de sujet neutre permet aussi de masquer toutes les impuissances en les prsentant comme des actes de vertu. Ceux
qui sont incapables dagir avec clat et dmesure peuvent toujours laisser entendre que leur temprance et leur respect des autres est le fruit
dune libre dcision (cette temprance serait donc mritoire) puisqu ils pourraient eux aussi tyranniser les autres
A CETTE METAPHYSIQUE DE BOURREAUX AUSSI HYPROCRITE QUE PERVERSE, NIETZSCHE OPPOSE UNE PHILOSOPHIE
DE LINNOCENCE ET DU DEVENIR OU CHACUN EST APPELE A LAUTHENTIQUE REALISATION DE SOI: deviens ce que tu
es
Sois confiant dans ta singularit ; actualise tous tes possibles sans concession pour la morale du
troupeau ; restaure en toi la pleine force de tes instincts crateurs, naccepte pas de caricature de ce que tu
es. Conois ta vie comme une uvre dart
Nietzsche oppose donc la morale traditionnelle de sujet une conception esthtique de la cration de Soi qui
fait place au devenir et aux forces instinctives. On peut noter dailleurs ce que le rflchi de la troisime
personne soi connote de distance intrieure et dtranget par opposition la dsignation classique
du moi.
Chez Nietzsche la formule je est un autre prend des sens diffrents : elle peut aussi bien signifier la
polyvalence des forces qui constitue le Soi corporel que viser la falsification morale qui diffuse une image
rductrice du moi afin de rendre lindividu plus conforme au moule de lexistence collective. : En effet sil
ny a pas de ple stable didentit, qui garantira lengagement ? Sil ny a que du devenir, sil ny a que des
tres en gestation qui voluent radicalement au contact des rencontres, peut-on seulement encore esprer des
promesses et que des engagements soient tenus ?
SI JE EST UN AUTRE EST-IL CAPABLE DE PROMESSE ENVERS LES AUTRES ?
Promettre, cest sengager, cest dire prendre, aujourdhui, la rsolution daccomplir un acte dans le futur. Cest dcider aujourdhui de
ce que lon sera demain.
Descartes lui-mme avait pris conscience de lampleur de ce type dengagement et il critiquait la promesse comme irrationnelle : comment
peut-on fixer ds aujourdhui sa future conduite ! Comment peut-on accepter de limiter aujourdhui sa libert daction de demain !
Lensemble de mes rapports avec les autres peut avoir chang dici-l et moi-mme je peux tre vis- -vis deux dans des sentiments fort
diffrents. Si chacun est un autre toujours en puissance, nest-il pas toujours aberrant et hypocrite de promettre ?
Qui sera capable de promettre et de tenir sa promesse ?
La promesse que je fais aujourdhui trouve son fondement dans lanalyse de ma situation prsente. Lavenir
apportant son lot de nouvelles connaissances et de nouvelles occasions mon jugement pourra changer : Toi qui
deviens toujours autre dans un monde social o les intrts sont fluctuants et rversibles, souviens-toi que les
promesses quon te fait ne valent pas plus que les serments damour (Ctait dj le sens des
recommandations de Machiavel dans Le Prince).
Il y a deux faons de tenir sa promesse :celle des esclaves et celles des individus souverains
Les esclaves de la morale classique tiennent leur promesse parce quils ont t bien dresss. Ils sacrifieront ce
quils seront devenus pour tenir leur promesse dhier. Cette promesse est leur prison, elle est alinante.
A loppos il y a la promesse qui mane de lindividu nietzschen, autonome et supra moral Il ne promet
pas comme lesclave de la morale classique de tenir sa promesse quels que soient ses changements de
conviction et dhumeur, il est assez assur de lui-mme pour savoir quil dsirera toujours tenir cette
promesse. Laccomplissement de la promesse napparat plus comme le sacrifice de soi mais la
manifestation de la puissance dun tre matre de son devenir. Libert et responsabilit ne sont pas chez Nietzsche des proprits
ordinaires quil faut reconnatre tout homme. Ce sont des sentiments de puissance accrue ; cest la conscience dune force qui domine en
soi, qui est assure de son devenir et qui sexprime sous forme de promesse.
Dlibrment nous avons conu cette rflexion sur la formule de Rimbaud comme une occasion de prsenter la conception nietzschenne du
sujet et des rapports avec les autres ; bien dautres auteurs auraient pu tre sollicits et, avec eux, diffrents axes danalyses comme par
exemple lapport des autres dans la constitution de soi et le dveloppement des facults proprement humaines (CF lEnfant sauvage, Lucien
Malson et Peut-on exister sans les autres ? .