ISHA

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e texte qui suit n'est ni un roman, ni un essai, mais plutt une mditation

sur l'homme et ses mythes. Les mythes qui nous viennent des quatre
coins du monde racontent l'imaginaire humain, c'est--dire l'histoire
relle de l'homme tel qu'il s'est pens, se pense et se pensera. Histoire
universelle de l'homme universel et ternel, pleine du bruit et de la fureur de
ses dsirs et de ses angoisses. C'est une histoire cyclique qui se droule le long
de la spirale du temps, o s'affrontent l'homme et son double, l'homme et sa
moiti, et par prdilection l'homme et la femme. Les mythes que l'humanit
nous a lgus dans le pass, ceux qui se crent sous nos yeux dans le prsent, ne
font que reproduire des schmas de pense qui ont agit notre enfance en tant
qu'individus et en tant qu'espce humaine. C'est une plonge dans les nuages
d'une rverie intemporelle qui ractive les mythes les plus anciens de
l'humanit. Le plongeur perdu dans le bleu, sans repre, tourne en rond. Ish est
le (je)u des mythes

Les origines

sh je suis, Ish j'ai t, Ish je serai. Ce nom que je
porte, qui me porte, c'est le portemanteau auquel
j'accroche ma virilit, mes affaires d'homme. C'est le
nom qui me cache des dieux
1
, c'est aussi en Sanscrit
mon titre royal. Mais l, mes cts, ou est-ce en moi,
comme une chatte noire love dans son sommeil, Isha,
la femme, la desse intime sa prsence. Comme l'il
noir du poisson blanc accol au poisson noir il blanc
du Tao, tte-bche nous faisons le mme rve veill.


Les saisons s'empilent sur les saisons, comme les donnes dans une mmoire
d'ordinateur. Je dors, je bois, je mange, je fais l'amour, seuls tous les deux. Je
m'merveille d'tre un homme, je me rpugne, je me laisse engloutir par la
souille, j'merge telle Vnus de la mer, toute ruisselante
de puret.
Les mots, les miens, me lavent, me schent. Les mots des
autres ont un parfum dltre, ils suent la peur et
l'agressivit moite des phantasmes nocturnes. Ish a
beaucoup appris en enseignant. Il transfre d'un domaine l'autre ses
connaissances, ses mthodologies. Il brouille les pistes pour mieux les
reconstituer. S'il analyse, c'est pour mieux rduire nant, lui-mme tout ce
qui lui paraissait, en premire analyse comme on dit, trange, tranger,
menaant dans sa labyrinthique complexit. Ish est un coureur d'initiations. Ish
a occup beaucoup de maisons, c'est un bernard-l'ermite aux chairs roses et
dlicates qui remplit de sa prsence l'antre des autres. Il les quitte sans regrets
quand elles n'ont plus de secrets. Ish est phallique, il aime pntrer et rester
longtemps dans ces lieux vides, abandonns par d'autres. Il fouille, il furte, il
dniche des trsors insouponns abandonns l, car personne n'en reconnat
plus la valeur, ou personne ne sait leur redonner une valeur. Ish est un

1
Comme le veut la tradition africaine, le nom est le plus rpugnant possible pour viter que les
dieux ou les esprits ne fassent du mal l'enfant. En argot urbain amricain ISH remplace SHIT
(excrment) comme juron.
L
I
bricoleur, il ne connat pas de jouissance plus complte que celle de redonner
vie ces objets que d'autres, moins attentifs,
avaient condamn l'oubli. Ish comprend tout
ce qui est mcanique, lectronique. Il vit ces
engrenages, ces circuits, ces diodes, ces
rsistances, ces bobines d'induction, de
l'intrieur. Il devient le courant et le
mouvement qui rveillent ces tres de mtal et
de cramique. Qu'y a-t-il de plus semblable au
labyrinthe de Cnossos que ces
circuits imprims, ces veines d'argent ou
circulent les lectrons ? Pour toutes ces
raisons, Ish est amoureux des mythes Ish est fascin, mais il les viole quand
l'occasion se prsente, il n'est fidle aucun, il les abandonne, les reprend. Le
mythe est Cendrillon vtue des haillons d'innombrables gnrations. Le mythe
est Isha, cette statue de pierre, d'argile, de bois ou de fer, qui il donne vie, qu'il
pare des plus beaux habits que son esprit puisse concevoir, il la couvre de l'or et
de l'argent du sens. Le mythe est Blanche-Neige, Ish est Pygmalion ou peut-tre
est-ce l'inverse. Ish et Isha n'ont d'existence que par et dans le mythe. Isha
toujours prsente, toujours absente. Isha qui vous entrane aux enfers, Isha qui
danse la danse de la pluie et qui s'enfonce dans le sol sous
l'averse. Isha que l'on croit arracher aux dmons
souterrains, Isha la grenouille, Isha la princesse riche de
ses pouvoirs occultes. "Ma femme est une sorcire" qui
n'en finit pas de natre et de renatre, comme le feuilleton
tlvis o l'acteur qui joue le rle du mari change, mais
o l'pouse et la mre de l'pouse demeurent. Et la
cousine, cette clibataire en mal de mles, joue par la
mme actrice que l'pouse ne vient-elle pas complter
l'antique triade, la jeune, la matrone et la vieille.
Ish regarde souvent la tlvision et ses yeux ravis voient
le monde se faire et se dfaire, les mythes vivre, se fltrir,
et rajeunir, et toujours la femme qui rgne, multiforme au
travers de ces jets d'lectrons qui viennent frapper
irrmdiablement l'cran. Entre lui et l'cran qui forme
barrire ces mythes qui aspirent natre, dominer, il
sait qu'il existe une barre oblique, cet espace que parcourt l'il pour atteindre
l'cran ou plutt cet espace qui fait que seul un reflet de la ralit atteint son
esprit. Cette coupure intangible, c'est la scurit. Aucune image, aussi crue soit-
elle, ne l'aveuglera comme le ferait la vrit, ou la divinit nue, ou le sens sans
la mdiation des sens. Ish est un homme, c'est--dire un spectateur. L'actrice
s'est Isha, c'est elle qui joue et se joue de l'homme. Elle est le langage de l'action,
le phallus qui parle et qui s'active, l'homme la regarde et l'invente. Il la regarde
comme il regarde son sexe, avec un regard curieux, merveill, et tendrele
plus souvent. Sinon, en quelques occasions issues de longues peut-tre pas si
longues frustrations, il croit tenir une massue, un gourdin, un glaive,
imagerie banale dont il sait la prsence dans les mythes et le langage argotique.
Ainsi arm, ainsi men par le bout du nez, il part la conqute de territoires
inoccups, de terres vierges, d'espaces libres. Triste Don Quichotte, il lui est
mme arriv d'entraner avec lui un Sancho Panza. Quelles fallacieuses
conqutes, quel misrable butin a-t-il rapports de ses sortes d'chauffoures ?





Parabellum

sh sait que tant que l'homme croira en Dieu ou en la femme, il ne sera jamais rien d'autre
qu'un sauvage. Tant que l'homme croira trouver dans un autre tre humain, reflet idalis de
lui mme, un objet digne de son admiration, et pire encore de son amour, il sera condamn
mpriser et har tous ceux qui ne partagent pas sa foi. Quant l'homme qui croit en lui-mme,
qui s'aime et qui s'admire, il est l'inventeur ou le r-inventeur de l'ide de Dieu. se surestimer
soi-mme ou ce qui revient au mme surestimer l'homme et l'humanit en gnral, il se cre un
phnomne de miroir dformant. Admirer a d'abord voulu signifier contempler avec stupeur, et
il y a de la duplicit sinon de la stupidit admirer, car regarder l'autre ainsi, fut-il homme,
femme, ou dieu, c'est d'abord une image bonifie de soi-mme que l'on recherche et que l'on
trouve. L'excuse nos imperfections et nos vices rside alors dans l'excellence de l'autre, notre
frre, notre sur et de l'admiration et de la dvotion que nous lui vouons. Ce n'est pas un hasard
si les termes amour, passion, adoration, dvouement,
sacrifice font autant partie du champ notionnel de la
divinit que de la sexualit. Souvent mme la confusion
rgne entre les deux domaines. Bien des civilisations ont
ml religion et fornication soit en mettant la sexualit au
service de la religion, du culte, des rituels, soit en tentant
d'isoler, d'une manire rigoureuse, l'exercice de la
sexualit de celui de la foi. Incompatibilit ou conjonction
confuse, acceptation de leur co-substantialit ou refus et
peur de leur cooccurrence, les deux attitudes attestent des
liens indissolubles qui lient amour divin et amour charnel.
Aux fresques rotico-acrobatiques des temples hindous de
Khajurho, aux copulations gnralises ou individuelles
sur les terres frachement laboures et ensemences dans
l'ancienne Europe, la masturbation rituelle lors de
crmonies d'initiation en Afrique, la castration volontaire lors des mystres d'leusis, aux
accouplements qui accompagnent les dcs en Afrique de l'Est, aux bacchanales grecques,
romaines, polynsiennes, aux cultes phalliques de l'Inde, aux vierges sacrifies un peu partout
dans le monde, aux messes noires clbres sur le corps nu d'une femme, aux initiations
druidiques en l'tat de nature qui perdurent, on peut ajouter tout ce qui dans le monde europen
dsacralis constitue l'cho de ces pratiques antiques. Le culte du nudisme, les adeptes des
parties carres ou de toute autre forme gomtrique plus complexe, les rituels immuables de
notre cinma pornographique, le rle de la femme dans la publicit sur nos murs et nos crans,
toutes nos mythologies modernes lient troitement la femme et la sexualit nos pratiques
rituelles. La bouteille de champagne, le tube de rouge lvres, le flacon d'eau de toilette, la barre
de chocolat et bien d'autres deviennent dans les mains de superbes femelles (ou de superbes
phbes) autant de phallus adors, caresss, ports la bouche Bronzer, se divertir, voyager,
faire du sport, gagner de l'argent, toutes les activits de loisir ou de travail n'ont qu'un but, si l'on
en croit la publicit, et c'est sduire la femme ou plus rcemment se proposer l'admiration de la
femme qui alors vous comblera de ses attentions cavalires. La caricature que propose la
publicit des comportements sexuels et sociaux de la femme acclre sans doute les changements
d'attitudes de la gent fminine. On les voit rentrer tard et troubler le sommeil d'un partenaire
masculin endormi, se jeter sur le lit, sur le dos et jambes cartes, rpondre un coup de
I
tlphone d'un homme alors qu'elle se laisse caresser par un autre, rpondre sans se troubler aux
questions sur un rasoir tranger dcouvert par le mari ou l'amant en titre. . Les rles
traditionnels sont renverss c'est la femme qui exprime et vit librement sa sexualit et fait de
l'homme un gibier chasser. Finalement, ce qui reste constant c'est la relation entre les sexes et la
relation entre comportements sexuels, vie sociale et intellectuelle. Peu importe quel acteur
l'emporte sur l'autre, peu importe qui est sujet et qui est objet, le schma narratif, le schma de
vie auquel nous ne pouvons nous soustraire c'est l'opposition polmique entre un sujet et un
anti-sujet. N'est narrable, malgr les efforts de ceux qui avec le nouveau roman ont voulu briser
ce cadre, que l'affrontement de deux natures, de deux cultures, de deux destins. Cette diffrence
que nous avons mise au centre du phnomne de signification, ce droit la diffrence que nous
revendiquons, est charg de violence, car l'archtype de la diffrence est la diffrence sexuelle et
que cette diffrence est source de heurts, de lutte pour la suprmatie, de comptitivit. Ainsi,
dans le monde animal, c'est le plus fort des mles qui gagne le droit de soumettre sa loi le
troupeau de femelles et de se reproduire. Chez les humains il existe bien des traces de cet tat de
culture dans toutes les civilisations et des degrs divers. Le harem des chefs, les hordes
frntiques des jeunes filles qui entourent idoles et vedettes, les tudiantes pmes qui suivent
les pas des grands professeurs, les troupes sculpturales de figurantes qui accompagnent nos
animateurs de tlvision, le mariage polygame en Afrique qui par le prix lev de la dot prive les
jeunes et les pauvres du droit de fonder une famille, manifestent clairement que le phnomne
subsiste. Cependant au-del de ce partage ingal qui dresse les mles contre les mles, le
vritable combat est celui qui a toujours oppos l'homme et la femme. . . La peur est sans nul
doute l'affect moteur de tous les types de rapports qui peuvent s'instaurer entre homme et
femme. . . Ish a vol le pouvoir Isha, il a port des faux
seins comme les prtres de Sumer, comme les danseurs
Dogons. Il fallait amorcer la transition en douceur. Des
prtresses ont port une fausse barbe quand les temps
ont chang. Les Grecs dcouvrirent Achille portant des
habits de femme il ne se cachait pas , Hracls
pendant une longue priode vcut aux pieds d'Omphale,
par comme une femme. Le chasseur imite toujours sa
proie pour la tromper. La femme n'est supportable que si
on l'invente. Celle que nous ont donne les dieux est
invivable et effrayante. L'amour courtois n'est pas une invention de femmes comme on voudrait
nous le faire croire. peu prs la mme poque les mystiques soufis, les potes sanskrits, et la
mystique chrtienne ont invent l'rotisme mystique



Post coitum tristitia

e chant du castrat, le chant de Sarrazine, alors s'leva. Sur la pierre de
salptre, l'humidit froide se mit ruisseler en lentes gouttes de sang et
de sperme, de salive et de sueur. Des immondes dgoulinades merge
peu peu la ligne oblique du sens, le couperet qui divise et qui scelle la
diffrence. La hache de foudre et du tonnerre de Zeus, le bistouri du chirurgien
qui fait du ftus un enfant, de l'homme une femme. Douleur de la parole qui
cre, douleur des mots qui creusent l'abme irrductible entre les sexes, douleur
du fait symbolique qui spare jamais en imposant la rencontre des contraires.
Perdue l'illusion unitaire, vienne le labeur, la besogne, le travail du sens, des
sens qui jette l'homme sur le monde, le mle sur la femelle, l'ange dchu en
L
enfer. Harut et Marut suspendus par la
volont d'Allah entre le ciel et le puits
de Babel o ils iront pourrir de toute
ternit singent la double destine de
l'homme condamn par la faute de la
femme. ve, Ishtar, Isis, Lilith rient de
les voir se balancer comme des pantins,
incapables de s'lever, impuissants
descendre. Et voil que du mur
aveugle comme Tirsias, Ish voit
s'chapper les hordes de furies
polynsiennes, mnades, bacchantes, Pyrnennes, elles
se jettent, voraces sur le sexe de l'tranger, sur sa bouche
chantante et bientt le fleuve emportera dans le dchanement de ses flots et le
chant d'Orphe et le membre viril d'Osiris. Proserpines, Aphrodites, Pandores,
l'homme est vou toutes les morts qu'elles veulent bien lui accorder. Le jardin
parfum, les jardins d'Adonis schent au soleil du sens. L'humidit gluante et
putride des sens se rsorbe sous le vent purifiant du dsert quand montent au
ciel tous les parfums d'Arabie. Nous sortons de la souille, du marcage et nos
lans grotesques et disproportionns, tous muscles bands, nous font tendre
vers l'air pur et sec de la Loi, vers les sphres arides des sciences sans
conscience Au fond de la fort de Pan un cri me glace, me ttanise, m'attire,
m'inonde d'une fureur incoercible. Je suis le chasseur, je suis le chass. L-bas,
les btes sauvages s'entre-dchirent dans des rugissements de plaisir et de
souffrance, Je suis Ryangomb qui massacre la faune des btes poil, Hercule,
enivr qui de mon gourdin pulvrise ma race, Sou au pnis de fer qui
contemple bahi, clabouss de sang, le sexe sublimement gonfl et dur,
l'hcatombe de pachydermes morts, tus grands coups de chibre. Je suis
Artmis qui rclame un holocauste d'animaux
















. Entour de mes seuls hommes, aprs cette chasse folle qui fait charrier aux
rivires des flots de sang, je l'entrevois, elle, nue sous sa peau de bte, elle n'a
qu'un sein ou peut-tre trois, elle m'attire, elle me spare de mes frres de
chasse, tantt biche ou girafe, gazelle ou buffle, elle me perd dans les
profondeurs de sa fort elle. Le pige se referme, je le sais, mais je vais au-
devant de ce guet-apens. L'odeur insidieuse, perverse, lancinante, enttante de
la pourriture m'enivre, me trouble et la vue et l'esprit, et je la vois, elle, qui
scintille comme l'toile Vnus. Sa peau est blanche, laiteuse, non elle est noire et
luisante, non elle a les reflets de l'ivoire et du jade, c'est encore une fourrure aux
longs poils soyeux, une robe fauve sans dfaut, ses dents, ses crocs, son sourire,
sa gueule menaante je m'y perds, je ne sais plus. Mais elle fuit, lgre,
vivante Elle trbuche, boite et s'affale, vaincue. Je lui arrache sa peau de bte
et je vais la cacher sous mon lit. C'est l qu'elle la retrouvera un jour, le jour o
elle me quittera emportant le fruit de ma besogne, le fruit de mes nuits
laborieuses. Toute cette peine pour cultiver cette terre ingrate, tout ce temps
perdu en lgitimes efforts, vienne la nuit d'orage et tout est dvast. Et pourtant
de ce dsastre, de cette mort lente, un feu solitaire d'o s'lve un mince filet de
fume brille encore dans ma nuit. Enfin me reste l'espoir que cette fume
m'emportera l ou natra mon seul dsir : comprendre. Mais pourquoi la parole,
ma propre langue me trahit-elle. Ds que je crois avoir sans le secours de l'autre
(elle) enfant un tre sans chair, pourquoi me renvoie-t-elle en cho son rire
moqueur, l'ironie de ses mtamorphoses. Pourquoi, comme tous les hros
civilisateurs, circulent sur mon compte des histoires drles, grillardes,
d'abominables contrepteries, des jeux de mots oss, je hais la mtaphore
l'ambigut le calembour. Tout mot, toute histoire, tout mythe une histoire,
des histoires. Je force les femmes comme je force les histoires. Elles doivent me
rendre raison, elles doivent rendre du sens, mes sens. Le mythe est prostitue, je
me donne lui et je me leurre quand je crois y dcouvrir ce que nul autre n'y a
jamais dcouvert, le mythe se donne tous, tous il raconte une autre histoire
en employant toujours les mmes mots. Et moi pauvre idiot qui croit lui avoir
fait rendre tout son sens, tous ses sens, moi qui le divinise, qui l'idoltre, moi
qui suis sr que c'est moi seul qu'il s'est donn dans toute sa vrit, toute sa
nudit. Il ne cesse d'avoir des aventures avec d'autres, il me trompe et
finalement je ne jouis que de moi-mme en lui. Ce n'est aprs tout qu'une
histoire de sens, ils disent "une question de peau". Quand cesserais-je de me
projeter en elle, quand est-ce que mon anima perdra sa fcheuse habitude de se
reconnatre dans ces tres de chair et de sang. Moi qui suis feu et lumire
pourquoi l'eau m'attire-t-elle. Suis-je donc Narcisse et seulement cela. Souviens-
toi, je suis Ish. Et c'est un paysage de rochers, de canyons, de torrents, d'abmes,
une le montagneuse escarpe battue par les vents et la mer. Les dieux et plus
srement encore les desses doivent habiter ces pics inaccessibles, autour
desquels tournent d'immenses aigles. Je suis SINBAD le chasseur de trsors.
Je lance des quartiers de mouton sanguinolents dans un ravin
glauque dont un brouillard visqueux me cache le fond. La chair
morte s'enfonce et glisse d'un long mouvement de tire-bouchon
dans cette masse nuageuse et disparat mes yeux. Les aigles
imprieux fondent et percent la nappe opaque puis de leurs
ailes puissantes qui rament dans l'air malsain ils s'extirpent
alourdis par le poids de la chair. Les pierres prcieuses, les joyaux qui se sont
piqus dans la chair de mouton ramollie par la putrfaction, scintillent comme
attiss par le souffle du battement d'ailes. Les pierres de feu s'envolent vers les
nids invisibles des matres des hauteurs. L'extase prend fin, le dgot aussi.
Dans la fosse creuse dans le roc, recouvert de la peau encore humide d'un
mouton. j'attends J'attends avec l'espoir que moi aussi bientt le frmissement
d'ailes comme celles d'Isis me redonnera vie et me donnera l'occasion de
m'lever droit vers le ciel, vers le nid de mre-aigles. Toute attente a sa fin,
emport par un puissant frisson, fermement agripp la dpouille que crochte
les serres de l'aigle, une irrsistible ascension m'entrane vers des sommets
jamais atteints. Impossible de prendre conscience de la dure de l'ascension,
mais la chute est brutale et un vent glac me transperce. Je suis dans le nid de
l'aigle presque inconscient. Mes mains touchent et les joyaux et la viande
putrfie, la nause est proche. Longue est la descente, effroyable la solitude du
chemin qui me ramne charg de souvenirs au niveau de la mer Une certaine
forme d'avidit, de cupidit me fera rpter l'exprience et refaire le voyage. La
bonne affaire ne s'offre pas qu'aux aventuriers, ceux qui n'ont rien perdre.
C'est une affaire de marchands Il y a un monde entre l'pouse et la prostitue.
Le monde des affaires. Vendre et revendre sans cesse la mme marchandise est
une escroquerie. Entre le requin et la louve il y a un facteur commun, ils ont les
dents longues et les montrent. L'pouse vend ses charmes une fois pour toutes,
c'est une pratique commerciale honnte. On peut souvent lire sur le visage de la
prostitue la marque d'un commerce bestial, tandis que l'pouse offre au monde
un visage lisse et paisible. L'pouse porte le masque de l'tre civilis, elle peut
se dchaner la nuit dans le lit conjugal, au matin elle aura retrouv l'apparence
de la bonne citoyenne domestique. La prostitue dvoile et mme souvent
accentue les traits qui la marquent comme chienne lubrique. Comme dans la
Grce ancienne, ou dans le monde arabe l'pouse est l pour assurer des fruits
lgitimes son poux. Le mignon ou la prostitue sont l pour le plaisir. C'est
contre cette tentative de clivage de l'image de la femme que les fministes se
rebellent. Ce clivage opr par l'homme pour s'loigner du modle archaque
est une tentative pour rguler la sexualit fminine qui lui a toujours fait peur et
pour instaurer un ordre culturel en contraste avec un ordre naturel jug indigne
de ses aspirations intellectuelles et morales. Il s'agit pour lui de trouver la
femme qui a toujours t proche du monde naturel une place respectable dans
l'ordre culturel. Les techniques amoureuses enseignes dans le Jardin parfum
ont explicitement pour but de lier la femme un seul homme afin d'assurer son
quilibre physique et affectif et son insertion harmonieuse dans la Cit. Toutes
les civilisations semblent accorder la femme un penchant irrpressible pour
l'activit sexuelle et une facult suprieure l'homme pour en tirer plaisir.
Tirsias que Zeus transforma pour un temps en femme n'affirme-t'il pas que la
femme prend neuf fois plus de plaisir que l'homme l'acte sexuel. Et ce roi
Banghaswana qu'Indra transforma en femme
pour le punir et qui refusa de redevenir homme
tant il trouvait de plaisir faire lamour, sous sa
forme fminine. Ish sait cela. L'arbre de vie,
l'arbre de paroles, celui-l mme qui prdit
Alexandre qu'il ne pourrait jamais conqurir
l'Inde se dresse devant Ish. Le tronc enlac,
nou , moul de
serpents, il fait
bruire son
feuillage au
souffle des dieux
; cette musique
cosmique qui
agite l'arbre
Waqwaq fait
clore d'tranges
fleurs et natre
d'hallucinantes visions : ce sont des mufles de bovids unicornes, ttes de
biches, chevaux, chats, oiseaux , poissons; tantt des corps voluptueux, des
apsaras, des houris, des poupes celtes, des guirlandes de femmes comme celles
qui ornent les frontons des maisons de Oualata en Mauritanie o Ish est all, ou
bien tait-ce Isha qui voile de noir; les yeux cerns de Kohl et d'amour, les
mains teintes de henn, se tenait l dans le vent de sable contempler cette
ronde de femmes opulentes mles aux signes phalliques du waw. Ces fruits
tonnants qui parlent mes sens, mon sens, ce susurrement des serpents
attentifs sidrer ces ve d'un autre temps, d'un autre lieu, ces beuglements des
vaches sacres voues au sacrifice me racontent en mille et une langue, en mille
et une nuit la mme histoire, notre histoire, l'histoire d'Ish. Pour rester libre, Ish,
tel Achille, protgeait ses talons afin que son me ne quitte subrepticement son
corps. La blessure la plus mortelle est celle qui s'inscrit au talon, car le talon est
la porte de la mort. trange alchimie
2
que celle de la cire perdue. Lorsque le
moule chauff blanc laisse s'couler par le minuscule orifice la cire liquide, le
sang de la statue, la mort de l'effigie qui habitait son intrieur, son me donc
quitte cette dpouille. Mais cet tre de cire fragile, diaphane, mortel est bientt
remplac par une crature de mtal, puissante, rayonnante, indestructible,
immortelle. C'est par ce petit trou, au talon, que la vie mortelle s'enfuit ; c'est
par ce petit trou qu'une nature immortelle est verse dans le moule, soit elle de
cuivre, de plomb, d'argent, ou d'or le moule de toutes les races qui peuplent la
terre est le mme. Souffle le vent du dsert en tempte, hurle la fureur des
dieux, et la pluie s'effrite sur le feuillage. Tombent les fruits mrs, les fruits
verts, les fruits secs. La horde mnadique qu'Ish fuit et attire s'organise, se
disperse, se singularise. L'arbre reste seul, il pousse des corps aux ttes des
btes, des corps diffrents des corps de femmes. Chacun vivra de son ct. Le
village des femmes qui ne connaissent pas la mort c'est encore le paradis. Mais
horrible mutation les corps de femmes changent, les seins tombent comme des
fruits mrs, ou bien se fltrissent, se desschent, oui se desschent comme se
dessche le jardin entre leurs jambes, les lvres se soudent, et ce qui hier n'tait
qu'un repli de chair devient un organe rectile, un monstrueux bijou qui pend
leur bas-ventre. On chasse ces atroces caricatures de femmes hors du village.
Mais elles ils survivent et bientt fous de colre et de dsir ils se jettent sur
ces corps de femmes et tentent grotesques, dans un corps corps dsespr, de
cacher leur diffrence douloureuse en l'enfouissant dans ces antres insondables
o ils voudraient s'engloutir tout entier pour ne plus faire qu'un avec cette
perfection dont ils ont t dpossdsIsha. Ish se souvient de ce temps
d'avant les femmes. Quand le village des hommes tait le paradis. , quand la
femme n'existait pas pour ces femmes-hommes. La femme d'ailleurs n'existe
pas, Lacan l'a dit, Lacan l'a dit, Lacan l'a dit, sur un air de ritournelle. Quelle
jubilation Elle est un pur produit de l'imagination de l'homme, pur fantasme,
pur dsir. Produit impur s'il en est, produit de consommation, elle fait
commerce de ces charmes, la magicienne, la sorcire, ma fille. Ish a commerce
avec les femmes, celles qui se vendent, celles qui se donnent, celles qui se
prtent aux jeux de l'amour sans amour, par amour du jeu Ish s'arrte pour
ne pas se laisser emporter par le jeu des mots, car lorsqu'il fait l'amour avec les
mots, il sait qu'Isha jouit en lui de cette cavalcade de signifiants. C'est ce dmon
femelle qui le monte, le chevauche et fait galoper dans sa tte ce sens venu
d'ailleurs. Les Celtes l'appelaient Epona et leurs rois s'accouplaient en son
honneur avec une jument, les Aryens eux tuaient un cheval et leur princesse
s'accouplait avec le cadavre du cheval. Juste retour des choses, le couple c'est la
mort de l'homme et de la femme, c'est l'unit pour un temps retrouve. Ish
revient en arrire, il fait partie de la troupe des hommes qui ne connaissent pas
la mort, qui ne connaissent pas la femme. Il se souvient de ce jour fatidique o

2
La technique " la cire perdue" a t invente par les Gaulois. Le modle reproduire est
faonn en cire puis recouvert d'argile (le moule). Pendant la cuisson, la cire fond et s'chappe
par des trous (vents) qu'on a amnags. Le mtal en fusion est alors vers dans le moule
d'argile o il occupe la place laisse libre par la cire. Aprs refroidissement, on casse le moule
d'argile pour extraire l'objet fondu
sa horde a dcouvert le village des femmes, il se souvient de cette faim de la
chair des femmes, ces chairs blanches, roses, cuivres, noires, chairs d'Ivoire
dont ils se sont repus croyant atteindre par del cette treinte la plnitude. Mais
une fois termine l'orgie, c'est le vide qui s'est offert eux. Et les femmes
insatiables, mises en apptit ont demand de la chair manger, il a fallu tuer
des animaux, elles ont demand des fourrures, il a fallu tuer des animaux, elles
ont demand des parures, il a fallu tuer des animaux, arracher aux arbres leur
corce, leurs fleurs, aux oiseaux leurs plumes, la terre l'or, l'argent, les pierres
prcieuses. Et quand la Mort chappe des prisons
clestes et poursuivie par les dieux s'est rfugie sur
terre, c'est une vieille femme qui l'a cache sous ses jupes
et depuis ce temps-l, la Mort, la Maure aux dents vertes
est reste parmi nous. Ish se souvient, ou est-ce Isha. Elle
a parl des langues africaines ou le mme verbe signifie
manger et faire l'amour. Je ne sais si la femme existe ou
n'existe pas, mais je connais des femmes. Il y a l'pouse
parfaite Parvati, la dmone Putana au sein enduit de
poison et que Krishna vide de sa substance. Il y a Dourga
l'amazone qui monte sur son lion terrasse le dmon
mle forme taurine. Ma la bonne mre et Shri la riche
qui bnit le commerce, Kali meurtrire et cline et bien
d'autres encore lches sur le monde. Elles se couvrent
de riches habits, se voilent, se parent, se dnudent, robes mamaraou, pagnes,
draps, bikinis, topless, ficelles, purdas. Pudiques et hontes elles nous tentent
de leurs seins en poires, pommes, melons, pastques, ufs sur le plat.
Nourritures sucres, empoisonnes, englutes, armes fatales, obus, boulets,
massues, touffoirs Et quand nos regards fouillent le mystre du triangle
pubien, c'est l'infini que nous sondons et c'est l'enfer humide qui nous happe,
nous confond, nous fait perdre nos sens, le sens du temps et de l'espace. Ish
s'arrte au bord du gouffre, son corps reste l, mais son esprit voyage. Je suis ce
jeune enfant des Andes, je grimpe sur le ventre de ma grand-mre, j'carte les
lvres de son sexe et je plonge, tte la premire dans les eaux rouges de l'enfer
comme hier je plongeais dans les eaux bleues du lac d'altitude. Je suis aspir,
mass, tritur par les parois roses du conduit qui mne
hors du temps. Je perds connaissance. Le passage franchi,
j'merge endormi dans une caverne sombre et humide o
rsonne un gong trange qui rythme ici le temps. Je rve.
Je tourbillonne roul en boule, insensible, insens,
bienheureux. Petit petit je m'veille. La merje sais que c'est la mer cause
du got sal de mes lvres, cause de cette odeur de femme, cette odeur de
poisson, de mare m'a rejet sur une plage glauque que nul tre n'habite. Je
ne sais s'il fait nuit ou s'il fait jour, la diffrence n'existe pas encore peut-tre. Je
n'ai plus de corps. Je ne suis qu'une pense projete sur cette terre partir de je
ne sais quel monde. Je comprends tout, mais je n'ai pas de mots pour le dire. Le
temps passe et j'oublie d'o je viens o je vais. Je me sens devenir lourd, il me
pousse un corps, je ne sais quel corps, juste une impression de lourdeur et la
sensation, une illusion peut-tre d'occuper un espace, mon espace. Je sens
monter en moi et la haine et la peur. J'existe, mais l'autre aussi existe, l'autre qui
n'est pas moi et qui me vole moi-mme. L'autre sans nom et qui n'est plus
moi, l'autre qui me ravit de l'tre. Comme je suis seul face lui. Il me vient une
ide, celle de peupler l'autre d'autres moi-mme. Je me tords et me contorsionne
en tous sens. Bientt je me suis ddoubl, mais oh stupeur l'autre moi-mme ne
me ressemble pas, il ressemble lautre, il est de son bord. La haine et la peur
redoublent. Il me vient une autre ide. L'exprience m'a appris que si je cre un
autre moi-mme aussi plein d'tre que moi il ne peut que m'en vouloir d'tre.
Alors je me scinde en deux et chaque partie de moi-mme ne possde que la
moiti de mon tre primordial et est emplie du dsir de rejoindre l'autre partie
d'elle-mme. Nos sommes deux, unis et spars. Tous deux imparfaits et
chacun croit que l'autre fut tir de lui-mme. nous deux, il est facile de nous
liguer contre l'tre parfait qui fut cr dans un premier temps. Nous apprenons
ensemble tuer et dvorer notre proie. Nous apprenons unir nos corps, ne
plus faire qu'un-en-deux. Mais le doute s'est install. L'un et l'autre nous ne
savons pas toujours trs bien si nos treintes sont d'amour ou de haine, s'il s'agit
de donner ou de prendre. L're du soupon, de la mfiance est dj l.
L'ambigut de nos organes nous dsoriente. Lvres, dents mains, bras, sexes
sont devenus des outils de vie et de mort, d'agression et de tendresse. Quand je
me suis scind, c'tait la hte, j'tais sans exprience et maintenant que j'ai
perdu mes pouvoirs en les divisant je ne peux plus revenir en arrire, me
refondre en moi-mme. Je suis un peu rancunier et cet autre moi-mme dont la
prsence me nargue me rappelle confusment le temps ou j'tais un, me remplit
du dsir incertain de dtruire ou de m'assimiler l'autre moi-mme. Et soudain,
aspir nouveau, perdant conscience et reprenant mon corps de jeune indien je
franchis le barrage cruel bien qu'dent de la bouche de ma grand-mre, et
j'explose la lumire du temps retrouv. Le voyage est termin et je ne suis
plus un enfant parce que j'ai voyag dans l'autre monde, que j'y ai vu natre la
vie. Et que je sais pourquoi et comment je suis homme, je suis Ish.

Sur la piste des signes

sh est sur le point de s'endormir, il pense aux Anous. Eux aussi portent le
nom d'hommes. Et pourtant, l-bas au nord du Japon ils continuent rvrer
notre pre l'Ours. Au cours des sicles l'homme s'est fait ours dans les bras
des femmes qui l'ont nourri, cajol, entour de marques hypocrites de
respect. Pour mieux l'asservir, pour le sacrifice final. Qu'elles sont joyeuses ces
veuves de l'ours qui portent avec superbe sa dpouille vnre. Ish s'est
toujours mfi des femmes qui aiment trop les fourrures, qui en rclament pour
prix de leurs faveurs. Il a toujours eu l'impression que c'est sa peau qu'elles en
voulaient. Ces anges blonds, qui ronronnent et trouvent douce la peau de son
ventre au creux de la hanche, lui ont toujours inspir beaucoup de mfiance.
Cette mfiance, cette suspicion, c'est tout jeune qu'Ish a commenc la ressentir.
Les petits rires cachs, mal touffs des fillettes lui ont depuis longtemps donn
penser que la gent fminine partage une subtile plaisanterie aux dpens de
l'homme. Il se sentait lourdaud, pataud comme un ours dans un cirque, auprs
de ces tres thrs qui peuplent sans doute le paradis musulman. Il n'est pas
sr de vouloir les retrouver nouveau. Femmes-cygnes des lacs glacs du
Nord, femmes cygnes des lacs lourds et torrides de l'lande, votre superbe, votre
hautaine indiffrence me nargue et m'exaspre. J'ai beau savoir que vous
treindre c'est la mort, que lorsque vous revtez la riche chair humaine, c'est
pour touffer dans la moiteur de vos seins et de vos cuisses le feu clair de
l'esprit qui brle en moi. Combien de morts m'avez-vous inventes. Pendu par
un pied un arbre et gorg comme un poulet pour que mon sang et mon
sperme aillent fconder et la terre et ton ventre, jet terre du plus haut des
cocotiers, enseveli vivant dans un arbre, dans un rocher, jet du haut d'une
falaise comme si j'tais un oiseau qui puisse prendre son vol et t'chapper,
cousu dans une peau de buffle mouille qu'on laisse scher au soleil, jet dans
un sac dans un lac, une rivire pour que j'aille y chercher la richesse des morts
I
et des dieux, poignard de la main qui me caressait, empal par la corne ou la
dent de quelque animal sordide peine sorti de son bain de boue fangeuse, j'ai
subi mille morts pour que renaisse en ton sein le dsir d'un autre homme, plus
jeune, si semblable moi-mme et si diffrent, mon frre, mon fils, mon taniste
3
.
Isha, si seulement je pouvais te har alors que japprends peine te mpriser.
Les femmes plus mres sont bien moins inquitantes, elles se sont humanises,
"hommanises" au contact des hommes. Ce ne sont plus ses coupeuses de tte,
et pourtant, combien de ttes ont-elles fait rouler ? Celle de St
Jean Baptiste, celle de Bran l'irlandais, celle d'Orphe, celle de
Lorenzo, l'amant d'Isabella, et toutes celles que notre histoire
a gommes des livres de nos enfants. Nos anctres, les
Gaulois taient d'actifs coupeurs de ttes comme tous les
Celtes qui n'en finissaient pas de se dbarrasser du joug des
desses-mres, du joug des femmes-guerrires. Un grand
merci aux romains qui nous ont permis de sortir de l'ge
matriarcal, qui en rasant nos forts vierges ont permis au
soleil de Zeus d'asscher le marais putride de nos mes de
femmes.





Ichtus

sh, au rveil, se demande pourquoi il pleut des
poissons, pourquoi cela sent le poisson, pourquoi
au pied de l'arbre Waqwaq, des poissons, seuls
tres ne pas natre de l'arbre, seuls tre entiers avec
les femmes, broutent les herbes et le sol. Pourquoi ces
sirnes, pourquoi ces filles africaines qui devraient
tre mortes, mais qui transformes en poisson
reviennent la vie, pourquoi ces femmes anguilles
qui se glissent dans les lits, pourquoi les deux
poissons du Yin et du Yang, pourquoi ce signe des
premiers chrtiens, pourquoi Enki, ce dieu-poisson
de Msopotamie chevauchant un cerf et ses prtres
vtus d'cailles ? Les dieux et les hros pcheurs
abondent, Dionysos, Orphe, Vishnou, Christ. Ichtus, ce nom de dieu me hante.
Ish revoit ces bancs de poissons multicolores, ses tapis de corps noirs qui
voilent la surface de la mer aux yeux du plongeur, ce fourmillement, ce
frmissement vivant dans les filets des pcheurs noirs,
cette richesse inpuisable et chatoyante tire de la mer.
Cette crature est sans tte, sans doute impure, symbole
phallique, symbole du couple et de sa fertilit, dieu de
l'amour, attribut des desses de l'amour, couteau du
sacrifice qui fait d'un enfant au sexe trop incertain, un
homme. La bouche pnienne est semblable celle d'un
poisson qui fait des bulles. Le poisson poursuit Ish de
son ambigut, avaleur aval, aisment reprsent par la
main incertaine du jeune enfant, il chappe cette mme

3
Successeur potentiel d'un roi qui dans certaines socits tuait le vieux roi pour prendre sa
place.
I
main avide qui voudrait le retenir, glissant, gluant, fascinant, un peu effrayant.
Son squelette mme qui dans la main d'une femme devient peigne pour plonger
dans le flot de sa chevelure reste grav dans la mmoire d'Ish, dans l'os et la
corne, la pierre et l'ivoire. Certains disent que le liquide amniotique la mme
composition que l'eau de mer, que le sexe de la femme la mme odeur que le
poisson. Ce poisson fait symbole qui renvoie aussi bien la femme et aux
profondeurs ocaniques de son sexe qu'au pnis de l'homme, ces poissons tte-
bche ou croiss en x qui de l'Islam la Chine voquent la conjonction homme-
femme, ces poissons-l ne sont qu'un exemple parmi tant d'autres d'un discours
en images qui persiste en Ish par del le discours trop raisonnable des mots. Ish
est un adorateur de l'Image. Rien n'existe qui n'ait sa reprsentation. L'homme
n'existe que grce aux miroirs, il n'accde l'autre et au monde qu' travers des
reproductions. Celles-ci, Ish le sait, sont des rductions, un appauvrissement
d'une ralit insaisissable, insensible. Nous ne vivons que d'images, elles sont
sans doute plus aises manipuler que la ralit, elles nous donnent
l'impression que nous pouvons comprendre, construire, conspirer. Nos
Sciences, comme nos mythologies reposent sur un malentendu. Notre esprit ne
peut que se dcouvrir lui-mme agissant sur le monde qu'il peroit et qu'il
manipule grce des images. Nous ne saurons jamais de quelles
transformations ces images sont victimes ou quelle distorsion nos sens et le sens
font subir la ralit. Ish s'englue dans ces transactions alatoires entre lui et
l'autre. Ou est-il ? Qu'est-ce qu'il est ? Est-il, seulement ? Petit poisson
deviendra grand Mais combien d'ternits d'ennui et de doute devra-t-il
endurer avant de savoir avant d'tre ? Les paradis que les religions lui ont
promis ressemblent fort la batitude de l'ignorance et la paix de l'animalit,
paradis d'hommes fatigus et de femmes dfaites, paradigmes du nant. Sa
place est aux enfers, l o se trament les meurtres, les viols, les pillages.
Insipides apsaras, fades houris, anges falots, qui vous dsire ? Laisser moi
chasser la gazelle, la tigresse, la girafe ou tout autre gibier de cette sorte, je leur
arracherai leurs peaux de btes, et nues sur la terre rocailleuse, loin du fleuve
o je les avais vues se baigner, je possderai leur corps et emprisonnerai leurs
mes farouches dans les dlices de l'enfantement et de la maternit. Qu'elles
s'en aillent, qu'elles me quittent avec leur infme progniture. Je m'veillerai de
mon rve bourgeois et de nouveau je serai le chasseur, je sifflerai mes chiens,
non je ne les oublierai pas, car je connais les dangers de la chasse sans mes
chiens. Je sais que les hordes mnadiques me guettent et que si par malheur
j'oubliais d'emmener mes chiens elles me rserveraient le sort d'Orphe ou de
Penthe.
Mais ce jour redout vient forcment. Mes chiens attachs, l-bas aboient
furieusement et les femmes girafes attroupes autour de l'arbre ou j'ai trouv
refuge, font jaillir leur langue de leur bouche et se lchent les lvres, leurs dents
luisent au bord du gouffre rouge de leur bouche. Elles se rient des fruits rouges
qu'elles voient pendre entre les feuilles de l'arbre elles veulent les cueillir et leur
ongles sales m'corchent et me font hurler de terreur. Quelle est la main qui
lchera mes chiens, celle de ma fille, de ma femme, ou de ma mre qui trahira
ses surs ? Qui me dvore, est-ce Agav ma mre rendue folle de dsir pour
mon sexe et mon sang, est ce ma femme qui a su retrouver sa peau de louve et
son got pour la chair frache, est-ce ma fille,
dont les seins poussent peine et qui se
venge de mon ardeur et s'arrache mon joug
en m'arrachant la tte, ses yeux glacs,
plongs dans les miens. Et mon sang de
ruisseler sur ses cuisses. La meute de mes
chiens donnant de la voix fond sur ces furies et en fait un carnage, bientt ils
lchent mes plaies en gmissant doucement et s'endorment mes cts. Chaque
chien un nom, un nom de tendresse et un nom de guerre et de chasse. Il
m'arrive de les confondre pauvre infirme que je suis, ils sont mes yeux, mes
oreilles, mon flair, ma chaleur





Le truqueur
sh a vu le monde travers les yeux d'un enfant cadet, les yeux d'un dieu
farceur. L'enfant c'est encore Isha, c'est un
petit dieu sauvage, un sorcier et un sage. Ish
s'est appel Till Eulenspiegel, T, Tr,
Khadir, il a port bien d'autres noms sous bien
d'autres cieux. C'est lui qui a vol les bottes de
sept lieues, et gorg de ces mains innocentes
les sept filles de l'ogre. C'est lui qui a fait voir
aux riches et au roi la peinture qui n'avait
jamais t peinte, c'est lui qui trompant sa sur
l'a engrosse, qui trompant sa mre l'a
engrosse, qui trompant sa fille l'a engrosse, il
est notre pre tous, le vritable Adam pre et
mari d've. Il a fait tomber dans des brasiers
recouverts d'une natte les chefs impudents qui
avaient prtendu que c'tait le taureau qui avait mis au monde le jeune veau, il
a arrach sa sur l'treinte impudique du serpent qui s'tait fait passer pour
un homme, il a su trouver la plume magique qui rendit la sant son vieux
pre malade. Ses tours, sa ruse, armes de femmes, armes de faibles, ont
triomph de la brutalit grossire des hommes, ses gniteurs incertains.
L'enfant-phallus, marionnette dans les mains caressantes des femmes, petit
homme cajol, manipul, au rire orgiastique, poupe de chair suote par les
bouches gourmandes des goules, l'enfant-phallus ador s'efforce malgr ce qui
lui en cote de ressembler son pre. Qu'il est difficile de devenir homme dans
un monde qui sue la femme. Ish se souvient des tourments rpts de cette
deuxime naissance, cette naissance de l'homme. Ish regarde fascin ce
feuilleton amricain o un jeune orphelin asiatique, matre en karat, lev par
son grand-pre dans les arcanes sculaires de la sagesse Shinto, ridiculise les
malfrats en tous genres pour le bnfice de son policier de pre adoptif. Ish
frmit quand il voit l'enfant jouer la perfection les matresses de maison, faire
la cuisine, le mnage. Ish tressaille quand il le voit quitter, sur un coup de tte,
aprs une dispute, le domicile conjugalquand il le voit dsobir, se mler de
la vie professionnelle de son pre. Il est douloureux de se souvenir et de penser
que rien malgr ces mille et une vies n'a chang. Ish au plus profond de lui revit
ses avatars zoomorphes: Leuk le livre, Goupil le renard, Asant l'araigne,
Cheeta la guenon, tous ces dshrits dont l'astuce fminine dgonfle les
prtentions de l'homme jouer le matre du monde, du village ou du logis.
Qu'elle est cruelle l'cran cette minuscule souris qu'on nomme Jerry et qui se
venge horriblement, tenacement de l'honnte apptit de ce pauvre Tom, le chat.
Cette souris grise qui sort et rentre dans son trou la barbe du matou guetteur,
cette souris grise dans sa maison si bien tenue nous tient en haleine, allez savoir
pourquoi ? Cette souris qui se fait poursuivre pour mieux tisser ces piges
I
imparables et ce chat imbcile qui lui court aprs, tout en sachant que jamais il
ne l'attrapera, ces folles sarabandes, ces tourbillons o seul compte le
mouvement, o il n'y a , plus ni chasseur ni chass, cet Ouroboros endiabl qui
se mord la queue, est la forme moderne d'un mythe trs ancien, d'une
interrogation sans rponse, d'une joute sans vainqueur, d'un symbole insigne.
Femme-souris, souris-phallus, enfant-souris, femme-enfant : la chane des
analogies, comme toujours, nous fait tourner en rond, comme Tom et Jerry,
comme le chat qui tente d'attraper sa queue, comme il faut briser l, sinon Ish
perdrait la tte.



Coups de tte

lles dfilent nouveau
toutes ces ttes
perdues, spares de
leur corps, comme un
chef sans corps d'arme.
Perse tenant la tte de la
Mduse par les cheveux
n'est que le reflet invers de
l'histoire. Le cinma Gore,
le film d'horreur font
recette en ces temps. On
coupe des ttes l'cran et
les spectateurs d'en rire, et
les jeunes d'y trouver un dlassement, une fuite hystrique dans le monde de
nos mres pour chapper ce monde trop raisonnable que l'homme a forg de
sa tte. Perdre la tte, quelle jouissance, n'tre plus qu'un corps livr lui-mme
et aux autres. Retrouver, sans le savoir le dlice des atrocits celtes. Cette drive
barbare, ce retour aux sources des phantasmes matriarcaux, quelle tentation,
quelle ivresse ! Qu'il serait doux, l o tout n'est qu'ordre et beaut, luxe, calme
et volupt, d'arrter de penser, de cesser de se penser homme. Se laisser aller
comme un bateau ivre aux rites des vagues de l'ocan maternel, accepter ses
temptes, se laisser bercer par ses calmes plats et sombrer. Sombrer dans la folie
sanglante et meurtrire, sombrer dans l'oubli au nom d'un symbole: maman, la
mre patrie, l'honneur, la race, le peuple, le devoir, la puissance ou je ne sais
quelle autre image peine entrevue, difficilement remmore mais toujours
prsente, quand bien mme intangible. Sur nos murs, naissent d'tranges
signes, signes des temps, temps des signes. Ish remonte sans peine le cours du
sens
Cette pomme coupe en deux rvle son intimit,
pomme d'amour, pomme de Vnus, symbole du sexe
de la femme, image fruite de son charme, cur
tendre et velu, antre et tanire aux odeurs fauves qui
abrite je ne sais quel monstre. Du centre de cette
croupe toute en courbes surgit un bolide carr,
solide, imprial, rigide et triomphant. Cet intrus, ce
vainqueur qui revient de son voyage prilleux dans
je ne sais quels troubles contres infestes par
d'horribles pestilences, est intact. La pollution
gliss sur sa carrosserie aux reflets d'acier comme
E
gouttes de pluie sur l'armure du chevalier magnifique. Le hros la lance
magique a triomph des piges malfiques et sucrs de la vieille tentatrice. Au
cur de la pomme, il y a des ppins, tout Ish le sait. Mais rien jamais ne
l'empchera de se jeter tte la premire dans ce pige avec l'espoir qu'il trouvera
le moyen d'chapper aux dangers qui le guettent. Tout cyclone a son
anticyclone, toute rouille son antirouille, tout gel son antigel, alors pourquoi
pas l'anti-ppins. Mais le pige est l, grand ouvert, comme les vagins de ces
statues irlandaises qui reprsentent des femmes couches, toutes jambes
cartes, distendant deux mains les lvres de leur sexe en une invite bante,
comme ces porches de cathdrale
o la mandorle a oubli qu'elle reprsente le sexe grand ouvert de notre Mre
l'glise. Les acteurs du drame sont toujours et partout prsents, la pomme, le
kaki, l'amande, le serpent, l'arbre, la femme et
l'homme. Naissance ou mort, chacun s'y trompe.
De tout temps, les hommes se sont tromps sur le
sens, sur leurs sens. Je fais l'amour, est-ce que je
donne la vie, n'est-ce que la petite mort ou bien
l'autre, la noire mangeuse d'enfants et d'hommes.
Trois femmes et un jeune homme, une pomme
entre eux, qui donne la pomme, qui la reoit ? Est-
elle gage d'immortalit ou bien comme dans le
conte de Blanche-Neige passeport pour les
mondes infernaux et le sommeil sans fin. Sous un
arbre une femme, un homme, un serpent, des
fruits. Est-ce Maya qui donne naissance au
Bouddha, est-ce le frre qui arrache sa sur l'treinte amoureuse ou mortelle
du serpent, est-ce l'homme qui aux yeux de la vierge apeure se dresse tel un
serpent phallique, est-ce le rite qui va voir le roi, mari de la prtresse, mourir
sous la piqre du serpent ? L'arbre Waqwaq est-il arbre des supplicis comme
Hliopolis, est-il arbre de vie ? L'iconotropie droule sans fin la spirale de ses
interprtations aux yeux fatigus d'Ish. Ish a des yeux d'aveugle, il projette sur
le monde qu'il n'arrive pas distinguer, l'imagerie dlirante de ses dsirs et de
ses angoisses. Quand Ish natra-t-il la lumire ? Natre de la femme est un
traumatisme insupportable, c'est changer l'aube pour un crpuscule. Il faut
tout prix renatre, natre homme de lhomme, natre au sens sans le recours aux
sens.

Le deux fois n

sh est un chasseur, comme nous le montre cette
mosaque du muse de Tunis, entour
d'innombrables couples de btes en train de s'entre-
dvorer. Ish est ce Dionysos dont les adeptes enivrs
de vin et de sang se rpandent dans les campagnes
ravageant des mains et des dents tout ce qui vit. Ish est
aussi ce dieu grotesque et horrible qu'on appelle Bes en
gypte, ce gnome bedonnant aux attributs masculins hors
de proportion, ce Priape des jardins, ce lingam ador,
oint, par de fleurs odorifrantes que l'on trouve partout
aux Indes, en Asie. Ce rve ambitieux et infantile de
l'organe roi qu'on exhibe aux petites filles merveilles.
Comme l'homme met du temps sortir de l'enfant. Il lui
faut natre deux fois pour tre sr d'exister. N'est homme
I
que l'initi, celui qui a subi les preuves. Il faut vaincre la femme, la terre, l'eau,
le serpent, les sirnes, la fort profonde, se dbarrasser de l'humidit qui nous
constitue, se desscher comme l'ascte au vent du dsert, ressortir transform
de la grotte, purifi par un feu intrieur, ou avoir travers pieds nus, sans se
brler le chemin de galets rougis blanc. Qu'il est long aussi, le chemin qui
mne de l'colier au professeur, du nophyte au guide. De combien d'embches
est-elle parseme cette voie obscure, qu'elles sont longues les retraites dans les
grottes-bibliothques d'o suinte le savoir et o la Science se montre quasi nue
au myste mdus. Ensuite il faut dcouvrir qu'elle ne s'est rvle que sous la
forme d'un de ses avatars, qu'elle a mille et un noms , mille et une formes,
qu'elle n'est qu'un reflet de sa criante vrit sur les pages de mille et un
ouvrages. Et dehors la danse obscne continue qui veut faire sortir Dmter de
la grotte o elle s'est retire, et, dehors le monde rit, bfre, danse et copule
tandis que Merlin l'enchanteur, les yeux fatigus d'avoir scrut les grimoires n'a
mme plus la force d'imaginer la beaut de Morgane nue.

Vrits

a femme de ce temps est une femme d'agriculteur, de jardinier. Elle est le
jardin de chair, le septime ciel, le repos du guerrier, la terre nourricire,
le sol fertile. La femme des temps matriarcaux tait tout autre. Elle ne
donnait rien, elle prenait tout. Ish revoit surgir de la brume du sahel, le long
troupeau de bovids, comme un mirage venu d'un autre temps. Juches sur le
dos de leur monture bovine, insensibles la poussire, la chaleur, aux
mouches, belles, statuesques, les seins pointant firement, l'or de leurs boucles
d'oreilles, de leurs colliers, de leurs anneaux jetant des lueurs chaudes sur le
cuir noir de leur peau, des enfants nus accrochs aux plus vieilles, elles dfilent
devant moi, immuables, tandis que couverts de quelques haillons sales, les
hommes et les adolescents s'agitent de la voix et du geste auprs des btes.
Bororos, vos m'avez fait respirer l'air et le bruit des temps antiques ! Ish se
souvient des nombreuses fois o il a surpris Isha nue. L'horreur indicible qui
frappa alors ces yeux tait chaque fois telle qu'il n'en restait aucun souvenir
dans sa mmoire. Chasseur, il a vu les femmes-lphants quitter leur peau de
bte, il s'est empar d'une de ces cratures en drobant et cachant cette premire
peau. Mais, lorsqu'aucun homme ne les voit, en quoi se transforment ces tres
thrs, quelle monstruosit tratomorphe est alors la leur. Ish a vu l'indicible,
ou a cru le voir. Les films d'horreur essayent d'en donner une image affaiblie,
mais rien ne peut se comparer au spectacle du corps nu d'Artmis, d'Hra, de
Mlusine, des apsaras, d'Astart. Aveugl, chang en femme - comme si, pour
une femme, donner un homme un corps de femme tait une punition, comme
si l'enfer, pour une femme tait d'tre femme parmi les hommes - rendu fou,
dvor par ses chiens, le voyeur a toujours t chti. Or les desses, comme les
femmes adorent se montrer nues, ce qu'elles cachent ce ne sont pas leurs
charmes dits secrets, c'est leur nature inhumaine ou fantasme telle par les
hommes. On dit aussi que ce qu'elles cachent c'est qu'elles ont un phallus plus
norme encore que celui de leurs mles. Ish est maintenant un homme moderne
et la psychanalyse lui offre une solution toute faite. Il
sait que ce phallus, ce pnis fantasm est l'enjeu de la
lutte des sexes, il sait que l'illusion de la toute-
puissance de ce symbole n'est que la trace dans
l'homme de la pense magique de l'enfant et de
l'enfance de l'homme. Il sait que la parole elle-mme,
n'est que le discours d'un a proccup surtout par la
L
place qu'il occupe dans le monde, par sa relation au monde, et que le modle
auquel il se rfre sans cesse n'est que le jeu du sens dans l'interaction sexuelle.
Je te veux, je te prends, je te mange, tu me tues, tu me tortures, je jouis, tu me
vides de ma substance, je meurs et je renais Et pourtant Ish ne sait que penser
de ces femmes de ses desses qui nues sur un taureau traversaient les villes
certaines poques de l'anne. Elles avaient nom, Europe, Io, Godiva, Ushas ; on
les voit encore sur les sceaux Syro-hittite, desses de l'aube, pouses du soleil,
Desses-mres dtrnes par les dieux mles. Images de la femme exposant au
regard de l'homme ses seins et son sexe, pour que vive l'humanit, pour que la
terre tourne, pour que le bl lve Pourquoi tant d'hommes fascins, curs,
lasss, rigolards regardent-ils encore ces images pornographiques, c'est--dire
naturelles, ralistes alors que les plus dlicats et les plus affects se contentent
de siroter l'rotisme distingu des produits haut de gamme. Est-ce que cela ne
permet pas de continuer vivre, d'esprer, de dsirer, d'attendre. Si la femme
est le pain et les jeux de l'homme, qu'est-ce qui fait courir la femme, qu'est ce
qui la fait se montrer nue puis se cacher, sinon la soumission aux cycles
temporels et la peur de n'tre plus rien. Elle est la lune, elle est le soleil, le jour
et la nuit, soumise aux rythmes de la vie, de l'amour. Elle est en accord avec la
nature et c'est ce que l'homme lui reproche, lui qui n'a d'autre ambition que de
percer le mystre de cette nature, que de domestiquer son profit cette nergie
qui lui apparat inpuisable.

Le Jardin parfum ou la Flte enchante

e jardin parfum, ce livre si rvrencieux de l'Islam, arrach aux sables
algriens, nous met en garde contre la femme au sexe humide et vante les
dlices de la femme sche. Il fait de l'amour bien fait une technique de
domination de la femme, du sexe de l'homme l'arme qui la soumet la volont
de son seigneur. L'homme ne fait pas l'amour pour son plaisir, mais pour
survivre. Survivre dans ses enfants mles, et chapper au danger mortel que
constituent les apptits insatisfaits de son pouse et trouver la paix. Les
parfums dont se parent maintenant les femmes taient alors utiliss par les
hommes pour conqurir les femmes. Ils avaient le pouvoir de faire natre chez
elles le dsir de la pntration. Dans les termes mmes de Cheikh Nefzaoui
parlant des femmes par la bouche d'un ngre : "Votre religion c'est votre vulve,
et le membre viril est votre me." Ish retrouve avec passion, le mlange de
l'ancienne religion matriarcale ou la femme constituait souvent l'appt d'un
pige mortel et le sursaut du mle qui renverse la situation en projetant l'image
d'une femme soumise la passion des sens et devenue esclave d'un mle qui
contrle sa propre pulsion sexuelle. C'est une image de la relation
homme/femme que l'on retrouve en Inde, en Chine et dans le monde
musulman. L'homme s'pargne sexuellement, il rsiste la succion fminine et
le bnfice nergtique qu'il en tire est revers au compte de l'esprit, de
l'intelligence, de la force intellectuelle, du pouvoir et du sens en gnral. L'idal,
selon l'auteur du Jardin parfum, est que l'homme fasse l'amour pour son propre
plaisir et pouss par son seul dsir. Faire l'amour pour satisfaire la demande de
sa partenaire est un combat perdu d'avance, un exercice dangereux pour la
sant physique et psychique de l'homme. Ce prcepte goste est sans doute de
bonne guerre. Quelle meilleure faon, pour une femme, d'masculer un homme
que de feindre un dsir sans cesse renaissant et qu'il ne peut jamais assouvir. Le
supplice de Sisyphe et celui deTantale savamment entremls. En refusant de
considrer la demande comme licite, l'homme djoue le pige. L'homme
apparait comme un jouet dans les mains des femmes sur lesquelles il projette
L
l'image de la prostitue sacre, de la desse-mre, de l'ensorceleuse, de la
dvoreuse comme si, tel Ish, il se souvenait du temps o elle rgnait suprme
sur le temple et le palais, prtresse et reine et surtout htare. Celle qui
commande au dsir de l'homme ne peut chapper au dsir de l'asservir. Ish se
souvient de ce que racontaient les vieux sages sous la tente : " Tiens-toi sur tes
gardes, et prserve-toi de la vieille femme et de son cot. Dans son sein est
renferm le poison de l'Arakime. " Toujours ce mme vieux fantasme du
serpent qui habite le sexe de la femme, de ce pnis cach, de ce ver dans la
pomme. Le serpent du paradis, les serpents de l'arbre Waqwaq, ceux qui se
dguisent en hommes pour sduire les femmes, ceux que les femmes se drapent
amoureusement autour du corps, ceux qui hantent les rves des femmes, tous
ces serpents-l vivent dans l'antre insondable de la mmoire humaine, symboles
de fcondit, de mort, d'ternit et de renaissances. Ils changent de peau, ils
sont toujours prsents entre l'homme et la femme, traits d'union, enjeu d'une
guerre sans fin entre le mle et la femelle. Ish affabule. La pauvre orpheline, si
dlicieusement belle sous sa crote de crasse, si tentante par ce mlange de
modestie et d'impudence, est voue un destin pire que la mort. Mais, lui,
l'homme dans sa voiture de luxe, la remarque et la prend son bord. Dans son
luxueux appartement, il lui fait prendre une douche, pour la laver de toutes les
impurets que sa vie errante et libre a d accumuler sur ses faibles paules et
son sexe faible. Vtue d'une chemise lui, reconnaissante puise et
consentante, elle se glisse dans les draps bien propres et son regard profond
appelle son sauveur comme avec un cri de dsespoir venu du fond de sa nuit de
femme. Malgr le dsir qui le tenaille, Ish, avec un geste tendre remonte le drap
sur la poitrine arrogante. Seul, dans sa chambre il entend les sanglots qui
secouent la femme repousse Alors, grand Seigneur, dnouant la ceinture de
sa robe de chambre, il ouvre doucement la porte communicante Ish a tenu ce
rle au cinma, dans le roman-photo, dans le roman rose, dans les feuilletons
tlviss, dans ses rves. Et Ish rageait de penser que l'homme avait peur de
l'amour, peur de la femme, peur de la mort, peur des rats. Une petite musique
lgre et douce s'envole dans la nuit et Ish redevient pour un instant le joueur
de flte de Hamelin. Cette petite musique frle et frache, les premiers
frmissements de la sant, de la force qui revient, du souffle qui se rythme et
s'enfle, encore fragile, parvient enfin aux oreilles des noirs envahisseurs de mon
corps. Le pitinement de la horde miasmique en marche m'annonce la
dlivrance tandis que le chant de la flte fait battre un sang nouveau dans mes
veines. Bientt je n'entends plus rien, si, peut-tre, l-bas au loin, une espce de
rumeur que perce parfois une voix aigrelette, puis le silence et l'oubli. Plus tard,
bien plus tard, Ish reviendra envelopp de son lourd manteau noir, le visage
cach par un chapeau de feutre d'o pend une plume rouge. Et sa musique
guerrire prendra la tte et le cur de longues files d'adolescents, tous vous au
sacrifice, btail inconscient qu'un berger impitoyable fait danser sur un air venu
d'ailleurs et de trs loin. Musique des sphres, danse de Shiva, l'homme
encore plus la partie fminine de l'homme, la partie infantile et animale est
condamn n'tre qu'une marionnette au bout d'un fil, agit d'un rythme dont
il n'a pas conscience. Ish a vu ses interlocuteurs synchroniser leurs mouvements
avec les siens pour le convaincre ou le sduire, il a vu ces cours de rcration ou
les dplacements de chaque enfant sont inconsciemment rythms par quelque
air la mode, il a vu les parades amoureuses des grues couronnes, il a vu ces
couples, dans la danse, oublier leur humanit, rejets dans la prhistoire des
comportements instinctifs o le corps l'emporte sur l'esprit, Dionysos sur
Apollon, la femme sur l'homme. La danse voque le travail des dieux pour
vaincre le chaos, mais les dieux agissent seuls. Lorsque les hommes se groupent
et deviennent tribus, foules, nations, leurs corps presss les uns contre les autres
ne peuvent qu'touffer la flamme claire de l'esprit et leur redonner le got des
folles rues travers les plaines d'un paradis sauvage o l'on vous promet de
ne faire qu'un avec le grand Tout.

Vert Paradis

sh s'est toujours connu deux ennemis, la foule et l'enfance. La foule est ce
monstre dvorant, ce ventre, cette calebasse, qui dans les contes africains
roule et dvore tout sur son passage. Entit fminine anime d'un
mouvement continuel, elle voque aussi le temps inexorable qui amasse en ses
flancs le troupeau des gnrations. Elle voque surtout la perte de
l'individualit, la participation une aventure cauchemardesque Sur une
lande irlandaise noye de brume, dans un chemin empierr et boueux Ish
s'avance dans la lumire incertaine d'une aube indcise. Cela fait longtemps
qu'il entend derrire lui comme un bruit de galop. Ish est fatigu de cette
existence et souhaite que ce galop qui habite sa tte
annonce la fin, le sommeil et l'oubli. Puis, soudain le
bruit qui semblait vouloir le rattraper change de
direction et c'est sa rencontre qu'il vient. Une forme
la fois lourde et vaporeuse s'esquisse au loin sur
fond de brouillard et comme dans un film au ralenti
Ish voit fondre sur lui un gigantesque cheval blanc,
une jument sans doute, monte par une amazone au
visage cach par un pan d'un habit de laine blanche.
Le rictus du cheval qui retrousse ses lvres se confond
avec celui de la cavalire, comme se confondent le
hennissement effroyable de l'animal et le rire grinant
de l'cuyre. Un tourbillon ou se mlent le chaud et le froid jette Ish terre, le
poitrail musculeux de la bte et la jambe botte de qui la monte, l'effleurent
Mais Isha sait que le mard de cauchemar(d) n'est pas le terme anglais pour une
jument, mais le mrt est une espce d'elfe, un nain difforme qui s'assied sur le
ventre des dormeurs qui rvent. Tout englu dans la boue, Ish voit soudain
travers ses paupires mal-ouvertes les vertes collines quitter leur suaire de
brume. La foule est une goule voleuse d'me, c'est un ventre paradisiaque o se
rfugient tous ceux qui ont peur de la solitude. La foule est un diable qui vous
promet scurit, force, richesse, sduction, mais qui demande en contrepartie
qu'on oublie qui l'on est. Ish, comme au premier jour, hait la foule qui n'est pas
lui, qui nest personne et qui veut tre tout, qui veut tout comme le chantent les
femmes dans la publicit. Ish hait avec autant d'intensit l'enfance, il aime
rpter qui veut l'entendre, l'enfer c'est l'enfance. Ce qui le terrorise c'est l'ide
de retomber en enfance, ce qui le blesse c'est qu'on le traite en enfant, qu'on
l'infantilise. C'est cette simple terreur qui dicte ses gots et encore plus ses
dgots. Il aime les contes, car il y retrouve les phantasmes d'un enfant qui se
rvolte contre la toute-puissance des adultes. Il est Jack le tueur de gants et
n'importe lequel de ses avatars, de Tom Pouce Tau, qui ricane quand sa
grande mre vient constater les dgts qu'il a commis dans la bananeraie. Il ne
supporte pas les professeurs, les mdecins, les juges, les flics, les militaires, les
curs et les mathmaticiens. Ils ont tous la triste habitude de vous traiter en
dbile mental, en petite crapule, en impotent, en sous-dvelopp, en moins que
rien. Ils vous tuent symboliquement, pour vous initier leur science, leur
pouvoir, leur justice. Ish ne veut rien de tout cela, du moins pas donn de
cette faon-l. Le savoir est dans les livres, dans l'criture pas dans la parole qui
I
cible physiquement sa victime. Le livre est la seule vraie femme. Il s'offre aux
regards, aux explorations; il dvoile ses secrets sans fausse pudeur, il n'attend
rien, il n'essaye pas de gagner quelque avantage. Il garde sa place, on l'oublie, le
dlaisse, le reprend, l'puise en une nuit. Il veille, il fait penser, on glisse entre
ces lignes le sens qui nous habite et il l'accueille sans rechigner. Le livre nous
arrache l'enfance, il nous fait homme par la pense avant mme que le corps
arrive maturit. Ish se demande si la tlvision joue le mme rle pour la
jeunesse de notre poque. Il a bien peur que non. La tlvision est une matresse
plus exigeante, elle n'a pas russi tre matresse d'cole, elle se fait putain,
aguicheuse, rclame qu'on joue avec elle, qu'on lui parle, qu'on lui crive; elle
est omniprsente, banale et vulgaire, elle vous prend tout votre temps et ne
vous laisse mme pas le temps de penser. Elle nous enfonce dans l'enfance, elle
tente de nous y garder. Le modle de la domination en douceur, de la
manipulation, c'est l'infantilisation. coutons, coutez, enfants de la patrie, le
discours de l'homme sur le petit homme : "Allons enfants, mon petit, mes chers
enfants, mes chers petits, baby, mon bb moi, mon tout petit, ma fille, mon
enfant, chre petite madame, mon petit monsieur, ma petite"Cette rfrence
constante la fragilit physique de l'enfant dont l'enfant lui-mme n'est que
trop conscient serait insupportable n'importe quel adulte. Et pourtant et si,
ce mme mpris dont nous souffrons dans l'enfance tait la seule vraie
motivation pour nous en faire sortir triomphant et vainqueur. Ish prfre ne pas
y penser, car il sait que la pense mene jusqu' son ultime dveloppement se
mord la queue, qu'elle est l'Ouroboros mythique. Ish n'a pas de leons donner,
Ish n'est pas un modle, il est tout au plus un voyant impotent, une espce de
Cassandre. L'impuissant, le babilan, c'est celui qui parle et qui ne peut agir. La
parole est le symbole mme de l'impuissance, d'une castration fconde. La
parole de l'homme et celle d'Ish n'chappent pas la rgle est une projection de
son impuissance fondamentale. Ce n'est pas un hasard si les outils et les armes
se modlent sur le sexe de l'homme, l'appareil gnital s'introduit partout, toute
la technologie signifie le sexe et la puissance sexuelle: pe, marteau, casserole,
camion, piston, prise lectrique, de la moindre pice dtache l'ensemble le
plus complexe, l'homme cre un prolongement de son sexe. La parole comme
projection, prolongement du phallus est sexuelle, arme de l'homme, arme de la
femme chacun la manie sa faon et en revendique l'exercice. C'est parce que le
bras (ou le sexe) est fragile que la parole pris le relais comme vecteur de
violence. L'enfant parle beaucoup, la femme est rpute bavarde dans nos
socits, l'homme adulte devrait se taire. Ish parle de moins en moins dans la
vie courante, il crit. crire est aussi une faon de se taire, de faire taire en soi
cette partie de nous mme reste infantile, pour que parle vraiment cet autre
qui nous hante. Dans les contes africains, le bras et la main s'opposent la
bouche pour savoir qui a le pas sur l'autre. Vieilles querelles toujours prsentes
en ce temps. L'intellectuel s'oppose au manuel, l'oral l'crit. L'archtype ne
meurt jamais, il se moule dans les vnements de notre vie sociale, conomique,
sexuelle ou autre.

L'enfer vert

sh se souvient qu'autrefois quand les jeunes adolescents devaient tre initis
avant de pouvoir prtendre porter l'pieu ou la sagaie, l'initiation avait lieu
hors du village dans la fort, dans une grotte, dans une cabane d'herbes ,
dans un arbre creux , dans des galeries souterraines, dans innombrables ont
t ces lieux sacrs. Mais toujours ces lieux symbolisaient notre mre ternelle,
la nature, mre cruelle et tendre, tour tour. C'est par les orifices naturels de
I
son corps qu'il fallait pntrer pour rejoindre ce monde atemporel des
commencements sans cesse ritrs, ce monde des anctres qui habite dans le
ventre maternel. Qu'en est-il aujourd'hui ? Pendant trs longtemps l'cole fait
vivre l'archtype. On franchissait l'impressionnant portail dont les battants en
se refermant vous coupaient du monde, coupaient le cordon ombilical qui nous
reliaient encore au monde des enfants, de la mre. Derrire ces murs gris,
crass par cette architecture ancienne qui suintait l'angoisse des mystes effars
qui pendant de nombreuses gnrations nous avaient prcds ici, une alchimie
(Al-Kemi) profane allait nous transformer. Nos guides svres, espces de
moines lacs quand ils n'taient pas lacs, allait nous guider dans la dcouverte
de nos racines, de nos sources, de nos terroirs. Voyage dans le pass de
l'humanit, apprentissage de langues cryptiques ou modernes, voyage dans le
futur, plonge dans la molcule et l'atome, soumission aux flux lectriques,
nous subissions sans le savoir les preuves initiatiques qui feraient de nous les
hommes de demain pleins d'hier. Certains disparaissaient avant le terme du
cycle, accidents de parcours rarement voqus. Un jour aprs l'preuve finale,
nous sortions libres, avec le droit de vivre puisque nous avions pendant de
longues annes t des morts-vivants. Que reste-t-il de cette longue initiation ?
La structure morte vide de l'archtype est inoprante.
L'enfant ne meurt plus au monde, comment peut-il
renatre, aprs s'tre refait fils de l'homme. Il n'est que
le fils de sa mre, fils de Dionysos, il n'est pas fils
d'Apollon, fils de son pre. Notre mre l'cole n'est
plus, nos fils ne peuvent plus retrouver en son ventre
le fil des paternits qui mne aux techniques et aux
arts d'aujourd'hui. Il ne nous reste que la desse
froce, vorace et gnreuse, celle que nous apprenons
connatre, Notre Mre l'Entreprise. Elle est le ventre
gnreux, dispensatrice de richesses et de flicit. Elle
est le monstre impitoyable qui vomit ou broie ses
enfants, ceux qui ne sont pas choisis sont rejets du
corps de l'entreprise, comme le crachat d'un corps
malade ; ils iront errer, attendant la mort dans les limbes "AeNnPiques". Cette
nouvelle desse, dont le culte se rpand comme une pidmie travers toutes
les couches de la socit devient la nouvelle ralit. Elle est le lieu de passage
invitable, la porte d'accs un avenir meilleur. Elle recrute des adeptes pour la
soutenir dans ses combats contre d'autres dieux et d'autres desses. Bientt, il
ne sera plus possible de penser en dehors des schmas qu'elle impose. Cette
nouvelle religion avec ses temples, ses cultes, ses prtres aux aspects de
gagneurs va crer un Moyen-ge technologique, un obscurantisme d'un type
nouveau. Europe va se promener nue sur son noir taureau. L'Image fminise
de l'entreprise va remplacer la mre de famille dans l'imaginaire de nos
socits. La femme moderne ne correspond plus cet archtype. C'est
l'Entreprise qui va attirer vers elle toute cette nergie projective. Nouvelle Kali,
elle va rgner sur les hommes, les faonner son ide, en faire des serviteurs
zls de son temple o quelques prtres cyniques ou illumins donneront libre
cours leur got pour le cabotinage grands coups de gueule, grce quelques
symboles infantiles et quelques gestes charismatiques. Ish a vu cela mille et une
fois, tantt c'tait la Mre Patrie, tantt Notre Mre l'glise, tantt Cyble,
tantt Hathor, tantt Inanna. Le culte des desses-mres ne veut pas mourir, il
ne mourra pas tant que les hommes ne se seront pas arrachs l'enfance, et tant
que les femmes mettront nos enfants au monde. Car si la nature nous a
condamns avoir une mre, la culture nous condamne subir l'entreprise. Les
hommes l'adoreront, la haront, se sacrifieront pour elle, ils tenteront de la
mutiler, de l'ventrer, comme dans la fable de la poule aux ufs d'or, pour
s'emparer des trsors qu'ils imaginent empils dans ses flancs comme dans la
caverne d'Ali Baba. Le Ventre de la femme, comme l'Intrieur de l'Entreprise est
un mystre que l'homme tente dsesprment de fouiller la force de ses faibles
outils. Vou l'impuissance, vou au sens, vou la parole, vou la qute
impossible, l'homme s'chine trouver une image fminine ddouble,
univoque, bnigne, une femme, une mre, un destin sans ombre, une femme
Apollonienne qui le comble sans lui faire courir aucun danger. Condamn au
Don Juanisme, il n'chappe pas l'archtype qui se cache derrire toutes les
images fminines. Le rve homosexuel tourn au cauchemar, l'cole est
devenue strile et dangereuse, que nous rserve l'Entreprise ?



Miroirs, ombres et reflets

-bas, au bout de cet interminable couloir, luit la lumire du soleil. Ish,
infatigable, marche d'un pas lastique et sr. Il est une berge de rivire
qui voit s'couler le flot serein de ses penses. Derrire lui il sent une
prsence rconfortante, quelque chose, quelqu'un en qui il a pleinement
confiance, qui l'paule dans tous les moments de sa vie. Mais il ressent aussi
comme une dmangeaison irritante l'envie de se retourner pour voir enfin dans
la lumire cette ombre qui s'attache ses pas, cette
chienne fidle et docile qui marche sur ses traces, cet
tre indescriptible et indispensable qui le pousse en
avant et lui redonne force quand il s'puise. La
tentation est l, d'o vient-elle, de gauche ou de
droite, de quelle partie de son cerveau ? Il va se
retourner, il se retourne pour voir une vague
silhouette, une forme sans doute nue sous ses sept
voiles blancs, qui lentement se confond avec les
ombres du lieu et disparat dans la nuit de ce couloir
qu'Ish avait voulu explorer. Et cette absence va
empoisonner sa vie, faire de lui ce Chevalier de
lumire dont la qute infinie dans les tnbres ne
peut le mener qu' la folie, au morcellement de son corps et de son esprit. La
perte finale de l'unit ne peut se faire qu' la lumire du savoir sous l'aiguillon
pressant du vouloir voir. L'enfant dj trpigne "je veux voir, je veux
voir"Toutes ces nuits d'amour, ce sexe brlant dont le feu l'embrase et
l'apaise, ce poids sur son ventre cambr par le plaisir, ses mains qui sans cesse
la couvrent d'un manteau de sensations, cette bouche qui aspire son tre, cette
bouche qui verse le miel, Isha veut connatre cet tre qui met son corps en fte.
Le voir, ne serait-ce que dans la lumire vacillante d'une bougie ou d'une lampe
huile. Isha ne pourra pas rsister, elle veut savoir d'o lui vient tant de joie,
elle veut regarder cet tre merveilleux, fut-il le plus horrible des monstres en
apparence. Beau comme un dieu ou laid comme une bte, ce besoin de savoir va
l'encontre du plaisir et de la jouissance. Isha perdra, tout jamais, cet amant
de la nuit quelle changera contre un mari sans mystre. Et ce monstre sacr et
secret qui illuminait ses nuits aura fui loin, trs loin, dans quelque coin retir du
monde, de son monde pour y fabriquer les poisons de l'me. Ish, travers les
images, les textes, les institutions, les coutumes et les rites, ttonne la
recherche d'une vrit sur lui-mme et les autres. Qute sans espoir, quasi
L
mcanique. Sa seule dcouverte c'est que toute chose a son reflet, son double
invers, ombre dans un miroir. Au-dessus du corps d'Osiris, s'accouplant avec
le mort reconstitu pour que naisse Horus, le nouvel Osiris, Isis sous la forme
d'un oiseau dont le battement d'ailes rythme la copulation, se projette dans
l'image de Zeus qui s'unit la belle Lda, sous la forme d'un puissant et
majestueux cygne blanc. Io pourchasse par le taon infernal qui passe sans trve
d'une partie du monde une autre se retrouve sous la figure de Dionysos. la
vache et au lait, rpondent la vigne et le vin. L'homme est une mosaque de
pulsions, de dsirs et d'envies et tout ce qu'il cre n'est jamais que la projection,
le prolongement de son corps et de son esprit. Quand un homme est capable de
matriser un grand nombre des objets, des ides qu'il a enfants, alors il est
serein, car tous les combats qui autrement l'habiteraient se passent l'extrieur
de lui-mme, le thtre des affrontements c'est le monde des autres. Il est sage
et en paix, mme si autour de lui les conflits les plus pres rgnent. Au contraire
quand un homme ne peut matriser que trs peu des objets et des institutions
qui l'entourent, ses actions le porteront inconsciemment dtruire cet
environnement qu'il ne comprend pas, qu'il ne domine pas, qu'il ne matrise
pas. En rduisant son monde la sous-culture d'un groupe, d'une bande il en
acquiert alors la pleine matrise. Or les hommes, pour la plupart n'apprendront
jamais que le Bien et le Mal sont une et mme chose, que le Vrai et le Faux ne
sont qu'un change de positions entre l'objet et son image virtuelle dans le
miroir de la Ralit. Ils n'accepteront pas qu'une chose soit et ne soit pas. La soi-
disant logique n'est qu'aveuglment de la raison quand il s'agit de l'homme. La
ralit de l'homme ce n'est pas le capharnam des objets dont il s'entoure, mais
ce qui se passe en lui. La maison protge, elle est aussi prison, La Science
dlivre, mais elle enferme l'homme dans ses thories, le lie ses techniques, le
fragilise en lui donnant la force. Le paradoxe est la seule logique naturelle. Une
arme peut vous sauver la vie, elle peut tre cause de votre mort. Ce que
l'homme cre et qu'il s'imagine fabriquer pour le bonheur de l'homme, porte en
lui le dsir de mort. L'image de soi-mme la plus gratifiante est une image
difie. Or que sont les dieux sinon des tyrans despotiques et gotistes. Ils ont la
matrise de l'univers, ils dtiennent la vrit, la bont, la beaut, mais quelque
part derrire cette image se cache quelque
horrible diable difforme, bestial et ricanant. Il
y a longtemps, quand Ish n'avait pas encore
bien matris l'art de se mentir soi-mme, les
dieux ressemblaient aux hommes. Ils
montraient sans complexe leur face
rayonnante et leur face torture, la vie et la
mort se regardaient en face. Depuis la partie
infernale de l'homme et des dieux s'est faite
taupe, force souterraine, non-dit puis
impensable. L'homme est de plus en plus une
marionnette manuvre par une force cache
que nul ne veut plus voir. L'homme est de
plus en plus extrieur lui-mme. s'investir
sans cesse dans les objets qu'il fait venir au
monde, il se vide de ses forces, il est comme
Isha, fatigue par ses multiples
accouchements, et qui ne vit plus qu' travers ses enfants. L'homme, lui, vit de
plus en plus travers ses crations, ses institutions, ses organisations. Il se
dpense sans compter pour satisfaire la demande de sa crature ambigu, soit-
elle Dieu, la Femme, l'cole, l'Entreprise, ou bien l'Ordinateur, l'Europe, la
Bourse, la Patrie, ou bien la Rvolution. Ish reste toujours le chasseur embusqu
qui guette le moment ou la femme va rvler sa nature et la nature sa vrit.
Mais la vrit Ish est un chasseur de fantmes et si par hasard, un jour il
tombe sur la vrit, il en deviendra sans doute aveugle et fou comme le
papillon qui se brle la lumire de la lampe d'Ish. , comme la mouche qui se
heurte sans cesse la vitre qu'elle ne peut pas voir. L'enfer n'est qu'un
enfermement aux limites indicibles. Lhomme esclave, l'homme prisonnier ne
sait pas qui est son gelier. Il a quelquefois la fulgurante intuition qu'il s'est
pig lui-mme, mais finalement il est plus confortable de penser que la
responsabilit est ailleurs et puisqu'il existe un ici, il doit bien y avoir un
ailleurs.

Les Pommes d'or

n attendant de rsoudre le problme, Ish court aprs toutes les pommes
d'or. Il y a toujours une femme quelque part une femme qui rit, qui
montre ses dents derrire ses lvres rouges, qui tient dans la main une
rcompense pour celui qui saura se
distinguer. Pomme d'or du jardin des
Hesprides, pomme d'amour de Vnus,
prsent de mort aux couleurs de la vie, vert,
jaune rouge, cadeau empoisonn de la triple
desse nue, demi-pomme du soleil couchant
au cur d'toile cinq branches, sexe fcond
aux ppins noirs, fausse promesse d'ternit, fruit dfendu de la connaissance,
passeport pour l'ternit. Et les hommes de courir, Ish n'est pas le dernier parmi
eux, bien qu'il se traite d'imbcile. Souvent les dieux ont dfendu aux femmes
de rire ou de sourire de manger du miel, de regarder dans la pice interdite, de
ne pas aller voir ce qui se cache derrire le miroir, mais elles aussi ont leur
curiosit. Isha aussi aurait bien voulu savoir comment choisir le pre de ses
enfants. Comment parmi ses mouches qui tournent autour du pot de miel
trouver celle assez forte, assez astucieuse pour la sortir de sa prison, pour la
nourrir, pour la vtir, pour la consoler quand elle a peur d'un reflet entrevu
dans je ne sais quel miroir, pour lui redire qu'elle n'est pas seule, pour lui
mentir devant l'irrmdiable et pour bien d'autres choses encore. Alors elle
dicte les rgles du concours et rcompense le vainqueur. Il lui arrive de tricher,
de favoriser qui lui plat, sans raison. Ish, petit garon, courait prendre le fruit
que lui tendait sa mre, ou sa grand-mre, ou sa sur. Ish adolescent arrachait
les pommes des mains des fillettes, se laissait tenter par celles de la jeune veuve,
se faisait payer pour ramasser celles de la vieille dame. Adulte il cueille avec
sagesse celles du jardin qu'il partage avec Isha. Le temps passe et il a pris la
pomme des mains dIsha, la jeune fiance, il prend la pomme que lui prsente
encore Isha, la mre de ses enfants, il prendra de ses mains fltries la pomme
ride et fripe du dernier jour. Ish a toujours su que si l'on a got la
nourriture des morts on ne peut s'arracher de l'enfer et traverser en vainqueur
l'Achron. Ish sait maintenant que la nourriture des vivants, celle que l'on tire
d'animaux morts, est cause de bien des dcs prmaturs. Ish a toujours su que
tous les plaisirs de ce monde n'taient qu'enfantillage et esclavage ? Tout ce qui
pntre l'homme porte le sceau de la mort. La musique, la boisson, la nourriture
sont autant de poursuites infantiles dont il faudra un jour apprendre nous
dbarrasser. Pour vivre ternellement, il nous faudra grandir sans cesse, la loi
de l'Entreprise doit tre la loi des hommes. Si nous continuons nous attarder
dans les limbes de l'enfance, glorifiant nos dsirs minables qu'on nous
E
commercialise, nous disparatrons. On qualifie de nobles termes nos pratiques
les plus rgressives : la gastronomie n'est que la trace dans l'adulte d'un
penchant se goinfrer, l'art ou la musique ou la chanson n'est qu'un hochet
bariol et bruyant, l'conomie un rflexe d une mauvaise digestion, quant au
grand jeu de l'picire et du client nous y avons tous jou vers cinq - six ans. Ish
se rend compte que l'homme a enfin atteint un niveau de matrise du monde
extrieur qui lui permettrait de changer son systme de valeurs. Il a fait porter
tous ses efforts sur ce qui l'entoure, mais il a compltement nglig un travail
ncessaire sur lui-mme, il s'est libr des contraintes qu'il percevait dans son
environnement, mais il reste esclave de l'enfant qu'il n'a cess d'tre. Certaines
strates de la socit, certains individus, certaines nations bloquent leur
dveloppement un certain stade, d'autres choisissent d'agir sur leur milieu,
d'autres de se soumettre ses contraintes, d'autres de l'ignorer et de ne se
proccuper que de leur matrise sur eux-mmes. Partout un dsquilibre se cre
et fait cohabiter dans un individu un enfant et un homme. Le Puer Tenus est un
infme truqueur, il nous fait dsirer ce qui est sans valeur. Pourquoi faut-il que
nous trouvions belles les formes fminines ? Est-ce le souvenir du corps
maternel qui nous attache sur la roue du dsir ? Le sage hindou tente par tous
les moyens de se librer de cet attachement. Sexualit dbride ou ascse totale,
il s'agit en tous cas d'chapper l'emprise des tentatrices et de tuer l'enfant qui
voudrait rester ternellement suspendu au sein de sa mre. Pour gagner
l'ternit, il faut tuer les sens, et le plus dangereux de tous, le sens. L'illusion du
sens est la plus difficile dtruire, car de toutes les prisons riges par l'enfance
de l'homme celle-ci est la plus alinante. Potes, romanciers, tous sentent la
ncessit thorique de faire exploser le voile du langage, voile qui nous peint le
monde aux couleurs d'un pass rvolu. Ish sait que de toutes les institutions
humaines c'est le langage qui est le plus rtrograde, le plus ractionnaire, le
plus passiste. Ish se souvient qu'il est professeur de langues, combien de fois a-
t-il conseill ses auditeurs d'apprendre des langues, d'apprendre encore des
langues et toujours plus de langues, du Bantou au Pascal, du Tagalog au Prolog.
Et ce dans le seul but de se librer de l'emprise de la langue maternelle, de la
langue de l'enfance. Il n'est pire carcan. Le travail, ou le divertissement quand
ils sont pousss l'extrme savent aussi combler cet abme qui se creuse sans
cesse sous nos pas et que nous ne voulons pas voir. Les vies bien remplies sont
souvent le signe d'un impossible dsir, d'une exigence de jouissance jamais
satisfaite. On peut renvoyer dos dos ces deux idologies qui substituent un
objet insaisissable et fantasmatique, des poursuites ancres dans l'irrel
quotidien, dans l'activit socioculturelle, dans le culte du corps, dans la vie
mondaine, dans la famille, dans la patrie Ish en passe et de moins bonnes. Il
avait appris rsister la tentation de se retourner pour regarder derrire lui, il
gardait les yeux fixs sur les temps venir, sans ciller, sans crainte et sans trop
d'espoir, dboussol comme le marin d'un bateau ivre.

La "Mermaid"

ourquoi la mer doit-elle bercer la plage, et Vnus sortir de londe ? Les
sirnes quittent leur queue de poisson pour
pouser des hommes, mais elles finissent par
retourner vers leur mer(e). Ce sont toutes des
Vnus sorties de l'onde pour les hommes qui ont
du vague l'me. Ish a brav les sirnes, il s'est fait
sourd leurs charmes dont il connat trop bien
l'indicible ennui qu'ils procurent au bout de
P
quelque temps. Il leur prfre les images nes de son imagination, plus dociles,
plus faonnes selon ses gots et se humeurs. Et les grenouilles visqueuses de
coasser du fond de leur marais glauque. Leurs peaux humides suintent des
poisons et de leur gueule outrageusement fendue elles happent quelque lger
papillon rouge qui volette, imbcile, au-dessus des eaux tides de la mare, prs
du tas de fumier o la vieille paysanne est assise. Pourquoi toute image est-elle
condamne faire mythe ?

Chevaux marins

es vagues qui cavalcadent, et se bousculent, se lanant leur cume au
creux de leurs volutes, le miroir
insens me renvoie limage dune
horde de cavales, crinire au vent comme le
drapeau des rvolts, qui dferle sur la
toundra rase de mes rves. Le martlement
de leurs sabots ml aux soupirs du vent me
replonge dans une sorte dhypnose. Le
tableau se fige, mais le sujet exact mchappe.
Sagit-il dune chevauche fantastique,
Walkyries, amazones, ou bien quelque bande
dIndiens dans les plaines du Far West, ou
bien quelque publicit tlvisuelle qui a fait
sortir les chevaux de dessous le capot de
quelque monstre automobile. Quand la
poussire se dissipe reste la figure
nigmatique dune cavalire, tableau
prraphalite, crote pseudo-romantique. Une femme est l. Est-ce Lady
Godiva, dont lhistoire a t truque par ces curs imbciles et russ ? Si elle
chevauche, nue, serrant entre ses cuisses une blanche jument par les rues de sa
ville, ce nest point par pnitence. Elle est la gauloise Epona, lemblme
cauchemardesque de la femme que jai t. La jument de la nuit (night-mare
disent les anglais, mme s'ils se trompent) dont le galop rsonne derrire le
promeneur attard des landes galloises ou irlandaises. La dvoreuse, celle qui
mange les hommes, met la folie dans leur tte et la fivre dans leur corps. La
plus belle conqute de lhomme, celle que lon monte, que lon chevauche, celle
qui vous entrane au rythme dun galop endiabl, celle qui ne vous obit plus,
qui vous embarque, celle sur qui lon parie et sa vie et sa fortune, est-elle
humaine ou bestiale, bourrin ou bourrique, pouliche ou bourrin, ponette ou
rclam ? Les mots ne sy retrouvent plus, ni pour le genre ni pour la nature. Je
suis encore descendue plus bas, tombe entre les pattes dun ne : celui
dApule, ou celui du cur de Camaret. Les Indiens de lAmrique du Nord le
savent, dont les femmes-serpent ont la rputation de saccoupler avec des
chevaux. Les Celtes sen souviennent encore. Monte comme une bte,
dmonte comme la mer, sortie des vagues, vivante sirne au sein des eaux, en
moi se trouble le pur clat du vrai, de lunique, de lindivis. Jtais Ish, le glaive,
celui qui coupe, spare, divise, compte et rationalise, je suis Isha, la chabraque,
celle qui lie, qui runit, conte et imagine. Je cre sans compter, le bon et le
mauvais, sujet et objet confondus, je suis Isha. Jordonne, jorganise, jagence, je
suis leffet qui cre la cause, la chrode, Isha. Je ne suis quune seule et mme
personne et pourtant je suis deux. Je suis londe et la matire, complmentaires
et irrductibles, et pourtant je ne fais quun. Qui sont ces chevaux de la mer ?
Des hippocampes, les vagues la crinire dcume, ceux qui tirent le chariot de
D
Neptune, ceux des moteurs des offshores qui labourent dans un effort strile le
champ liquide de nos ctes ? Les surs de Vnus, dans un lan consensuel,
retournent en masse au bord des mers qui mont vu natre. Elles dnudent leur
corps et remettent en scne, chaque instant le moment de ma naissance.
Lattrait de la force et de la violence domptes ou dompter est toujours
oprant. Si jai pris en moi le taureau du Labyrinthe, ltalon du grand chef,
lne de laubergiste, le garde-chasse du domaine, des ogres par centaines, des
lions, des hynes, des serpents, que sais-je encore, je suis lantre insondable, le
creux ou se moule toute cration. Je suis la Force, je me nourris de la force des
autres, de leurs fausses certitudes, de leurs angoisses, et mme leurs faiblesses
sont pour moi une force. Je ressemble tellement la mer. La mer est en moi, la
chimie de mon corps gravide recre la mer. Je sens, disent-ils, le poisson. Je suis
calme et paisible, je caresse et berce les corps, je lche en clapotant les marches
des musoirs. Mais lorsque je tempte, la terre entire vibre aux coups sourds
que je porte aux ponts qui menjambent, aux jetes qui me pntrent, aux
phares qui me subjuguent, aux mles et aux digues qui mentravent, aux
estacades qui me blessent de leurs pieux hrisss. Je suis lui, moi et lautre, sur
un rythme ternaire comme un galop de cheval. Cest en franais que la mer
ressemble le plus la mre, mais "she" nest pas si loin de "sea" en anglais ni "Sie"
de "See" en allemand. Correspondances, rsonances, harmoniques que je cre,
solitaire analyste ou bien analogies faonnes par mille bouches, mots rods
par tant de salives amres, strates rvles par lusure du temps et des vents de
lhistoire. Lhistoire elle-mme nest que ce sdiment dpos par
dinnombrables cris, dans
nos mmoires. Lorsque
dompte, je trotte aux cts
du mle ignorant de la
tornade qui mhabite, une
vague brlante minonde et
creuse mes flancs. Je
retrouve mes sensations
dantan, ce dsir palpitant de
fendre lair de mon front, de
laisser la crinire de ma
chevelure se drouler
comme un drapeau dans
mon dos. Redevenir cet
animal farouche et sauvage
dont les sabots martlent les herbes folles de limmense prairie. Me cabrer,
hennir et ruer de plaisir. Le bonheur dtre libre et fire, croupe contre croupe,
avec celles de mon troupeau. Alors je me venge. Je rclame au pauvre imbcile
qui mexhibe, les diamants, les fourrures, les voitures, les voyages, les frigos, les
fours micro-ondes, la vaisselle et les meubles, comme dans un pome de
Prvert, tous objets qui symbolisent mon asservissement, mais qui lui cotent et
sa sueur et son sang, sa paix et son quilibre. Pour combler le vide qui me
hante, je mentoure damies, de btes, dobjets, et de devoirs. Je ne suis plus son
esclave, je me suis trouv bien dautres matres et je ne cesse de mactiver dans
ce monde encombr de mille riens qui me donnent tant de peine.


Langue de vipre

a parole quils ont forge pour dominer le monde, Moi Isha, je la leur ai
vole et jen fais une arme terrible et dvoye. Je
fustige, jironise, je rcuse, je chapitre, je prore,
jaccuse et les mots qui devaient mettre la nature aux
pieds de lhomme, servent dans ma bouche cingler,
piquer, peronner, emballer. Ces mots que lhomme
voulait plein de sens, ces mots
pleins et sans ambigut, je les
dtourne, je les mtisse, jen fais
une substance molle, mallable et
dformable souhait. Ces mots
sont devenus mes chevaux de
bataille, une cacophonie superbe
dferle sur le monde, on ne
sentend plus, tant les mots, captifs
comme moi-mme dans la main
des hommes, ont pu, grce moi,
trouver la libert et mme la
licence de signifier tout et rien,
nimporte quoi pour nimporte qui.
Le singe mle avait vol le feu aux
dieux, la guenon, sa compagne,
leur a subtilis le langage. Ces mots
qui les potes effmins, ont su
donner une musique, ces mots sont
devenus bruyants au point quil est
ncessaire de se forger une surdit.
Le succs de loralit est advenu en mme temps que la revendication fministe.
Lcrit est une religion dhomme : mektoub. Jentends dici hennir les juments
comme un rire venu dil y a longtemps, et je ris avec elles, moi qui navais pas le
droit de rire. Moi qui ne devais pas montrer mes dents, moi dont les lvres ne
devaient jamais connatre le got du miel, moi qui nai jamais su ni tenir ma
langue ni une promesse, mme faite devant Imana. Je me souviens de cet
Imana, ce dieu des Grands Lacs. Il minterdisait de rire, de manger du miel, je
ne devais pas me plaindre. Mes dents faisaient peur, ma gourmandise effrayait,
et mes plaintes rveillaient de vieilles plaies. Et les hommes louaient celle de
mes surs qui avait su se taire, ne pas ouvrir la bouche pour quy entre le miel,
ne pas ouvrir la bouche pour quen sorte le fiel. Mais les histoires que les
hommes racontent ne sont que mensonges. a ils ont vite appris mentir. Je
leur ai enseign ds leur plus jeune ge que les mots sont des armes offensives,
mais aussi des boucliers qui protgent des mauvais coups, du fouet du matre,
du poignard du soudard. Je leur ai appris aussi un art encore plus subtil, celui
de se mentir soi-mme avec des mots inaudibles, avec des penses furtives et
superficielles. Non mon inconscient n'est pas structur comme un langage,
lacune lacanienne s'il en fut, mon inconscient est un magma communicationnel,
un tourbillon d'images insignifiantes que la coupure symbolique rige en
pense. Flux suspens ton vol, que je dise la peine et la joie que mes sens
confondaient. Ce que je dis ne peut qu'tre mensonge, car j'arrte un instant le
mouvement qui est seul vrai. Lart de se farder cest lart de farder la vrit
pour soi et pour les autres. La politesse, le dcorum, la civilit, la diplomatie
cest lart dutiliser le langage pour occulter la nature, pas pour la comprendre,
juste pour la rendre acceptable. Le feu cuit les aliments, le langage accommode
le rel. Les mondes possibles ou impossibles se doivent d'tre acceptables. Cest
L
cela tre civilis et cest nous, les femmes, que lhumanit le doit. Et pourtant,
combien de fois, mest-il arriv de mettre les pieds dans le plat. Jai invent cet
usage du langage, je nen suis pas dupe. Je sais quand il le faut, parler franc et
ma langue de vipre nest pas fourchue, du moins va-t-elle droit au but quand
ce but est lautre, le mle. Jai mme su leur faire croire que lattaque brutale
coups de massue, avec des filets et des cordes ou par toute autre contrainte
physique tait passe de mode. Cest avec de beaux discours, des mensonges
bien polis, des paroles mielleuses et fleuries, pleines de chants doiseaux comme
dans les bandes dessines, que je me laisse attraper et mme attacher. Les liens
du mariage ne sont que paroles ritualises, langue de bois, croix de fer, si je
mens, je vais en enfer. . . Quelle ironie, le mariage est un mensonge continuel
mais un mensonge civilis. Mensonge crateur qui permet mes enfants de
grandir en toute scurit. Tous ces petits dhomme sont des petits de femme, ils
ont, suspendus mon sein tels des vampires, bu le lait de mon corps, ils ont,
suspendus mes lvres, appris de moi le langage de lesprit, de mon esprit. Ils
ont appris le langage dIsha sans sen apercevoir, sans peine, sans labeur. Et
puis quand les hommes me les ont repris, ils ont d, dans la peur, au prix dun
dur labeur apprendre le langage des hommes, pas cette parole naturelle des
femmes, mais cette langue forge, polie, travaille dont les hommes se servent
pour dominer le monde. Je ris quand je vois nos hommes modernes essayer
futilement denseigner sans peine nos enfants la langue des hommes. Les
hommes ont toujours essay en vain dimiter les femmes, quand elles
accouchent, les voil maintenant qui tentent de nous imiter dans dautres
domaines. . . Ma poitrine est fire et gnreuse, mon sein se dresse face au
monde des hommes. Comme des papillons attirs par la lumire, ils
sattroupent autour de cet ternel soleil. Mon sein est un canon que je pointe
vers celui que je veux anantir. Leurs lvres ouvertes sur des mots inarticuls
rclament leur mortelle nourriture. Je presse la lourde masse de mon sein pour
que perlent son bout quelques gouttes dun liquide blanchtre. Je laisse
tomber ce poison dans la bouche dun de ces malheureux qui bientt se tord de
douleur sur le sol. De leurs pieds couverts de poussire et de sang, ils le
pitinent et comme dans une mle au rugby son corps est repouss larrire,
hors de vue. Mon nom est Putana, on mappelle aussi Hathor, la vache cleste,
ou bien Nout. Mon corps est la vote cleste, et mon ventre sem dtoiles le
chemin quemprunte la barque du soleil. Mes pis pendent auxquels les hommes
aspirent. Je suis lternit. Dans le pr, je suis paisible et curieuse, je mapproche
de tout ce qui bouge, du train lenfant qui me regarde fascin. Mes yeux
globuleux ont un pouvoir que le serpent menvie, grands ouverts sur le monde
ils ne voient pas, mais qui me regarde sy mire. Domestique, mnagre, bte de
mnagerie, tour tour exhibe, voile, dvoile, bte de somme, fille de la nuit,
bte plaisir, captive ou fauve, je reste le centre du monde. Quelques imbciles
ont fait de lomphalos, de la tour phallique, le centre du monde. Mais le centre
est un creux, une dpression dans un vortex, un siphon putride, une absence. Et
je suis toujours absente.





Le puits sans fond

sha ne se situe ni dans le temps ni dans lespace, je suis une ombre
dforme, un puits sans fond. Regardez-les ces
hommes, qui se penchent sur ce vide o il ny a
rien voir, ils courent de puits en puits, nomades
de la nuit, arpenteurs des dserts, esprant peut-
tre apercevoir l-bas au fond de ces gouffres une
lueur, une lumire alors que seul lcho rauque de
leurs gmissements trahit leur solitude. Sil
marrive de leur renvoyer comme dans un miroir,
leurs traits dforms par leffort strile,
linquitude et linsatisfaction, je brouille leur
image et seule la lune qui semble ricaner au fond
de ce long couloir obscur les trompe encore.
Penche par dessus leur paule, sinistre et muette, cest devant eux quils
croient la voir. Je sais les histoires quils racontent pour se donner le beau rle.
Les filles-toiles et les femmes-lunes quils distinguent peine au fond de ces
puits, ces mirages de leurs sens flous prennent forment, la forme de leurs
dsirs. Ils inventent des ruses pour retenir auprs deux ces tres divins. Sils
sont fats, ils simaginent inspirer de l'amour ces tres thrs. Que croient-ils
pouvoir offrir, pauvres desprit, ces riches fleurs du ciel ? Servage, besognes
sordides et harassantes, treintes maladroites, enfants dbiles et vains, quest-ce
qui pourrait bien tenter ces tentatrices. Tout dun coup, une peur irraisonne
mtreint, il y a en moi, il y a en nous, femmes, une faille. Quel bnfice puis-je
tirer de tous les artifices dont jentoure tous ces hommes, et si ce quils pensent
tait vrai ? Si jtais ne pour tre leur esclave, pour les servir, pour continuer
leur race hideuse et malfaisante. Et si ctait cette intime et sournoise conviction
qui me poussait les har, les berner, les faire souffrir. . . De ce que lon
possde on dit que cest un bien, alors lenfer est pav du dsir de ce que lon
n'a jamais possd. tre nest rien, cest avoir quil nous faut. Le verbe divin
cest Avoir, les langues des hommes peuvent se passer du verbe tre, l'espagnol
des machos en mme invent deux, simple copule redondante, mais avoir est
le mot magique qui rgle nos destines. To be or not to be nest qu'un problme
dhomme, to have or not to have cest laffaire des femmes et de nos socits
fminises.

Derrire la Porte

shtar, porte aprs porte, se dvoile de porte en
porte, derrire chaque porte un trsor, un
mystre, un abme, un autre monde. Ali Baba,
faux hros, possesseur illgitime d'un ssame qui fait
s'carter les lvres des roches, n'est que le complice
manipul de sa servante qui excutera, selon sa
coutume, les quarante mles qui possdaient son
trsor. Mes jarres, mes amphores, mes calebasses,
mes petites marmites de
vie et de mort. Je fais la
cuisine de la vie et de la
mort. D'un vieil os, d'un bourgeon de fleur, d'un
rien qui vient de l'autre je donne la vie, je donne le
plaisir et la jouissance. Mais ma cuisine est
redoutable, je force sur le sel pour les rendre encore
plus assoiffs, qui en gote devient mon esclave et
I
I
puis un jour, lasse du brouet quotidien, celui qui dgustait mes mets d'ternits
devient le plat du jour. Ma jarre, mon amphore, ma marmite deviennent son
tombeau. Derrire une porte qui se referme un corps se dnude. La porte qui
cache au profane le mystre de la pice est un pige. Qui colle son il au trou
de la serrure me dcouvre nue. Ma vraie nudit n'est pas celle de mes formes,
elle est sans nom, indicible, pouvantable. La vraie nudit de la femme c'est
lorsqu'on perce le voile des apparences de son corps. Je n'ai pris cet aspect que
pour cacher ma vraie nature, pour que l'homme aveugl de dsir ne puisse me
voir nue. Je n'ai d'autre recours que de les rendre non-voyants ou de fuir en
toute hte. Je me souviens de Tirsias, du comte de Lusignan et de bien d'autres
qui m'ont prise en dfaut, mais que j'ai bien punis. Les hommes ont peur des
portes, elles s'entrebillent sur un danger invisible, elles grincent sinistrement,
elles refusent de se refermer dans leurs rves, elles claquent d'une manire
dfinitive sur leur vie brise, elles les frappent au visage et font saigner leur
nez. Comme dans les contes o la mort se cache derrire une vieille femme ou
sous se jupes, l'assassin est embusqu derrire la porte qu'on ouvre. Combien
de scnes de violence dans les films tournent autour d'une porte force, celle
qu'on fracture coups de hache, celle qu'on enfonce d'un coup de pied,
d'paule ou de poing, celle qu'on crible des balles issues d'un noir canon. Elle
devient une preuve de virilit laquelle le pauvre impuissant choue.
L'adolescent heurte l'huis timidement, la porte se referme sur un destin plein
d'inquitantes incertitudes. Les enfants craignent les portes fermes en mme
temps qu'elles attisent leur curiosit. Le (h)ros est celui qui possde un passe-
partout, devant qui toutes les serrures s'ouvrent. Perceurs de coffres-forts,
violeurs de domiciles l'aide d'une simple carte de crdit mme prime,
malfrats arms d'un pied-de-biche, les hommes frmissent de les voir oprer et
russir. O portes, qui ne mnent nulle part, suspendues dans le ciel bleu d'un
tableau surraliste, portes intangibles vers un autre univers, portes du savoir,
portes de la mmoire, portes lectroniques, portes anonymes d'un long couloir
sans fin, portes du succs et de l'chec, portes qui s'ouvrent et se referment, sur
un jardin abandonn, portes du paradis ou de l'enfer, vous hantez l'imaginaire
des hommes, et ils ne savent pas pourquoi. Le gardien
de la porte la ceinture duquel pend une clef est un
eunuque, le gardien de la prison, un tre veule,
souvent difforme, le concierge est falot et son pouse
une virago. D'o viennent ces strotypes ? Par le trou
de la serrure un il me regarde, un il qui ressemble
mon sexe, ses cils et ses sourcils comme une rplique
de mon pubis et sa paupire comme les lvres de ma vulve, mon corps est une
porte qui cache un secret, mon sexe une serrure qui n'attend que sa clef pour
s'ouvrir. Je refuse d'tre cette porte qui mne sans doute ailleurs, sur un monde
intrieur qui m'habite et que j'ignore. Mon ventre rond est une plante, la
plante mre, d'o naissent tous les mondes, tout le monde. Je suis l'image de
la terre, mes collines sont griffes des mains qui les escaladent, on fouille mes
abmes. Ces trangers venus d'ailleurs, se nourrissent de moi, ils creusent mes
flancs et y font pousser d'tranges fleurs qui frissonnent au vent de mes soupirs.
L'homme qui force la porte de ma chambre s'empresse de la refermer double
tour. Il garde sur lui cette clef. L'autre qui j'ai donn la clef de ma porte se
croit mon matre. Il garde cette clef comme un trophe, elle lui donne le droit
d'entrer, elle empche la foule des mles de pntrer chez moi, il peut la jouer,
la prter. Je suis sa porte. Celle qui carte les dangers, le protge de l'ennui, du
dsespoir, celle qui lui permet d'exclure, pour un temps, le reste du monde et le
temps lui-mme. Regardez-les, ces idiots. Leurs clefs leur ressemblent de plus
en plus. Plus de pice rectangulaire l'extrmit, lame crante, ou cylindre
cannel, qu'on enfonce jusqu' la garde. Le jeu du pne dans la gche prfigure
d'autres jeux. Dans quel imaginaire vont-ils chercher leurs modles ? Mme
leurs ordinateurs trahissent leurs penses. Par les fentes, plus ou moins bien
fermes, ils introduisent leurs disquettes, juste sous l'il de l'cran. Et ces
disquettes vroles rpandent un virus qui fait perdre la mmoire aux disques
durs. Rivs leurs crans, jouant du soft et du hard, communiquant entre eux
les secrets de leurs tripatouillages informatiques, ils nous oublient, recrant la
chaude intimit des corps de garde, des dortoirs et des cafs. Ils ont mme
invent des ceintures de chastet pour leurs
ordinateurs, pour qu'en leur absence on ne puisse faire
monter une disquette trangre. Quand ils parlent de
liaison, c'est la tlmatique qu'ils pensent, aux
rseaux, aux cbles qui les relient tous entre eux.
L'homolactique triomphe. Il n'y a plus d'il coll au
trou de la serrure, d'autres secrets se cachent dans les
entrailles des gros systmes. On pirate les banques de donnes d'autrui, on
surprend les changes d'information, on reproduit en toute illgalit le fruit du
labeur de l'autre. En d'autres temps, on changeait les femmes, aujourd'hui on
change les applications, on les collectionne, certains, fort accueillants, vous
laissent mme explorer loisir leurs mmoires de masse. Drles d'oiseaux ! Ma
mmoire moi m'offre d'autres images. Isha j'tais, Isha je suis. Mes souvenirs
sont dlocaliss, atemporels. Je me revois, jeune fille impubre, surveillant
intrigue la cohorte des filles nubiles qui pntrait dans la maison des
clibataires, House Tamberan. J'imaginais ce que mes yeux ne pouvaient encore
voir, ce que mon corps ne connaissait pas encore. Sous le toit de chaume de la
longue maison dont la proue recourbe perait le ciel lourd des tropiques, mes
frres et mes surs se retrouvaient pour un rituel dont j'ignorais le sens. Dans
mes rves j'avanais seule, vers cette forme tapie qui m'avait guett toute mon
enfance, je franchissais l'entre en chicane qui cachait au profane l'intrieur de
la pice immense. Moi frle jeune fille, j'avanais fire et droite dans le couloir
bord de paillasses o je devinais les corps endormis des jeunes hommes du
village. Au hasard je bifurquais brusquement vers une de ces paillasses d'o
deux yeux bien veills me fixaient. Aprs un pisode confus de membres
entrelacs et de bruits furtifs, je
quittais mon compagnon pour en
visiter un autre, puis un autre,
puis encore un autre jusqu'au
petit matin o ivre de fatigue et
d'expriences je titubais vers la
sortie. Isha, j'ai vol par les airs,
le vent glissait sur mes plumes,
lgre je flottais, balance
lgrement comme sur une mer
calme. Je m'enfonais dans cet
lment sans rsistance, mon
corps fusel pntrait la tideur
de l'air moite. Quand lasse de sentir et d'entendre le glissement soyeux de mes
plumes travers cette bance molle, je me posais la surface d'un lac tranquille
et froid. On m'a souvent traite de noms d'oiseaux, mais ce sont mes frres, mes
amants qui ont pris ces formes. Cygnes, oies au long cou, au vol pesant et
puissant, battements d'ailes qui rythment un plaisir solitaire, drles d'oiseaux
stupides et vaniteux, prompts s'offusquer, je vous ai connus en d'autres lieux,
en d'autres temps. Mais j'ai t Isis, et c'est mon vol, au-dessus du corps mort
d'Osiris impuissant, c'est mon propre battement d'ailes qui a tir de ce qui fut
mon poux, mon frre, cet enfant de l'aurore, Horus le resplendissant, le fils de
sa mre, ma joie ternelle, mon aveuglement sans bornes. Grue, poule, vieille
chouette, perruche, oie, bcasse, des noms d'oiseaux pour me faire honte de
mon ventre ou de ma bouche. Mon ventre est accueillant, on y verse la vie, le
plaisir ou l'argent. Mme un dieu y a fait pleuvoir une averse d'or, je me
nommais alors Dana. De ma bouche sortent sans distinction ni nuances, le
mensonge, la sottise, et des perles de sagesses. Le tout en vrac, celui qui
coute de trier. J'ai jou ce jeu, enivre des fumes dltres de plantes ou bien
issues des entrailles de la Terre. Accroupie sur mon trpied, j'ai vaticin qui
mieux mieux, en veux-tu en voil. J'tais Pythie Delphes hier, aujourd'hui je
n'ai plus de trpied, mais je me suis offert bien d'autres tribunes d'o je puis
loisir m'adonner mon vice favori. O le plaisir de parler, de dire tout et
n'importe quoi, de redire les mmes mots mille et une fois, comme de boire un
nectar divin, sentir sous sa langue rouler les mots, comme du miel qui nappe le
gosier. On m'coutait hier, on vient m'entendre aujourd'hui. Je parle sur la place
publique et le monde entier s'arrte pour savoir ce
que je dis. Mon image et ma voix voyagent aux
quatre coins de notre plante si ronde, j'tale mes
rondeurs sur des crans de plus en plus carrs, je
me vendais nagure, je fais vendre maintenant.
Htare dans le secret du temple, je suis la chair
dont mille et mille yeux se repaissent, j'tale mes
fastes et je tlporte mes faveurs sur les murs des
villes, sur des millions de kilomtres de films et de
bandes magntiques.

La revanche

sha n'aime pas les machines, car elle ne peut les sduire. Les hommes les ont
faonnes leur image, l'image de leur esprit non de leur sens. Les
machines sont des bouts d'hommes parfaits, sans faille, leurs uniques, leurs
vrais enfants qu'ils ont conus seuls, sans mon aide, image mosaque de leur
cerveau. Regardez-les, agglutins la vitrine d'une boutique qui vend des
outils. Hallucins, ils regardent comme dans un miroir dformant, leurs
membres et leurs appendices que le mtal a immortaliss en un engin de rve et
de puissance. Robocop o l'homme complet, le surhomme, l'Homme qui valait
trois millions de dollars, leur fantasme lectronique et saccad s'tale sur les
crans du monde entier. Que d'objets ils ont crs l'image de leur sexe, la
psychanalyse en recense des centaines, mais ce machisme des machines, ce
corps morcel et projet dans le fer me tient loigne, l'cart. Leur idal de
turgescence mtallique n'a pour but que de me blesser. C'est mon viol et mon
meurtre qu'ils veulent mettre en scne chaque fois qu'ils me sautent. Je n'aime
pas leurs machines, elles fascinent trop mes fils qui m'chappent ds leur plus
jeune ge. Le camion, la grue, la voiture des pompiers, leur mcano diabolique,
leur lego satanique me signifie dj mon exclusion et leur dsir de faire, tant et
si bien qu'ils ne savent plus agir comme moi. Je voudrais qu'ils jouent la
poupe comme mes filles, mais eux ne rvent que combats, que vitesse, que
destruction. Ce qui m'exaspre le plus dans les machines, c'est qu'elles tombent
en panne. Je ne le supporte pas. La panne est un affront qui m'est fait, un cot
rat. Une machine qui ne remplit pas sa fonction est comme un mle
impuissant.
I

LaLangue

es milliards de bouches ont entonn les mmes mots, cette marchandise
s'est change durant des sicles, elle n'a subi que des transformations
de surface, elle a survcu tant d'gosmes, d'agressivit, de vilenies,
elle s'est conserve pour que tous l'utilisent, elle n'appartient personne en
particulier et tous disent ma langue. Elle est le seul vritable consensus tant que
nul n'essaye de lui imposer ses rgles, elle est en dehors des lois et pourtant elle
est la loi. Je hais les hommes, ils m'ont impos leur langue, je parle avec leurs
mots, et c'est ma prison invisible. J'ai parl sous la tente, dans le dsert, une
langue de femme que les hommes ne pouvaient comprendre. J'ai cri des mots
sans suite alors que les flammes lchaient mon corps de sorcire, j'ai avou
toutes les turpitudes qu'on a bien voulu me suggrer. Ces mots n'taient pas les
miens, je ne suis pas de ce monde lourd et grossier, ma terre est lgre comme
le sable, fluide comme l'eau, les odeurs, les sons, les paysages sont suaves, ils se
crent et se dissipent sans fin comme dans un kalidoscope, le hasard les
conoit et les dtruit. Je suis Isha la parole du diable, je suis Ish le verbe ptrifi
par l'criture, hiroglyphe taill dans la pierre, message divin fait de symboles.
Les hommes, qui savent tout cela, croient encore aux paroles. Ils admirent les
mots qu'on prte aux autres, les mots qui ne rendent pas compte des faits, les
mots qui sonnent faux comme une monnaie sans valeur, les paroles sans suite.
C'est vrai, nous parlons sans savoir, pour ne rien dire, tort et travers. Nous
parlons sans penser, et les mots dpassent et trahissent notre pense. Ish ne
croit plus aux mots qui ne sont que jeux de mots. Quand Isha parle pour le
convaincre, Ish lui rpond "Ah oui, tu parles!" Dire n'est plus ce faire magique
des temps anciens, car les mots se sont uss passer par tant de bouches, se
faufiler dans tant d'oreilles. Le bruit des mots a fait que l'on ne s'entend plus. Et
pourtant il est une voix que jentends, celle qui parle en silence quand mes
doigts courent sur le clavier et que l'cran me renvoie l'image de ce quelque
chose qui pense en moi. J'cris, donc a pense. C'est la main qui est le meilleur
outil de la pense, elle l'a toujours emport sur la bouche. Les vieux contes
africains connaissaient dj ce conflit entre la main et la bouche, hros de leurs
rcits. Mais cette pense ne m'appartient pas, mon corps la retient prisonnire,
elle se dguise pour se faire la belle. Il y a plus de sens dans le silence et dans
l'interligne, dans la ponctuation et le rythme, que dans la trace fige qui se
dpose, comme le rebut d'une activit industrieuse dont j'ignore toujours le but
et l'effet final. Mais c'est par l'criture que j'approche de loin, une vrit
indiscernable. Je parle pour survivre, pour avoir l'air d'un homme, j'cris pour
savoir qui je suis, qui nous sommes. Mais la raison est une maladie de l'esprit,
une ptrification des facults mentales dont la langue est le symptme. Chez
moi, les mots n'ont que le sens qu'on leur prte un instant, ils flottent libres et se
parent de toutes les nuances du lieu, du climat, du moment ; les attrapent qui
veut les entendre. Il ne faut pas me juger sur mes actes ; il existe, chez moi, une
lgret du faire, une inconsquence du dire qui me permet de vivre et d'agir
sans accorder d'importance aux dsespoirs qui s'accumulent sur mon passage.
Ma mmoire ne retient que les affronts que l'on m'a faits, nul vestige de ceux
que j'ai perptrs. Je suis sans ge, mais j'ai t vieille. Vieille femme acaritre,
attache ausculter chaque battement de mon cur, chaque pli de graisse de
mon ventre et chaque ride de mon visage. L'injure insupportable que le temps
fait ma beaut me fait vivre deux vies en l'espace d'une. Jeune femme prise
d'un ou plusieurs mles, dvoue leur plaisir, dvoue aux enfants que j'ai
mis au monde, je me suis transforme bien des fois en cette chose pitoyable qui
D
fait semblant d'tre encore une femme, mais qui n'en est que la caricature que le
temps a malicieusement pris plaisir sculpter coups de burin maladroits et
grossiers. J'ai abandonn mes manires vives et enjoues, pour devenir austre,
pour juger le monde travers le filtre fauss de mes yeux teints. Je parle haut
et mon regard est svre. Lorsque j'ai gard mes manires de jeune fille, je suis
devenue ridicule, infantile, vtue de tenues multicolores et criardes, j'ai
continu occuper le devant de la scne. En fait les deux attitudes se
mlangent, en un cocktail piteux. . Cent mille vies, cent mille morts et il ne m'est
venu aucune sagesse, je passe travers mes vies et je reste inchange. Je
poursuis un rve qui me fuit, tantt amante douce et rsigne, tantt furie
guerrire, assoiffe de vengeance, tentant de laver dans un bain
de sang une offense vieille comme le monde, vieille comme moi-
mme. Il m'arrive de me demander, si je ne suis qu'une crature
de rve, une marionnette fantasmagorique issue de l'esprit
enfivr d'un tre qui dort. Suis-je rellement un tre
indpendant ou suis-je la bte de somme d'un attelage qu'un fou
conduit, comme dans cette lame du tarot appele 'Chariot' Et cet
autre qui tire hue et dia, qu'est-il pour moi ? Que suis-je pour
lui ? Frre et sur ennemis, le recto et le verso d'une feuille de
vigne, d'une page de vie.

L'homme et ses artefacts

sh Je suis et je m'accroche aux machines, parce que mieux que dans les mots,
j'y perois le reflet de l'me et du corps de l'homme. C'est dans les machines
que s'est enregistre une mmoire collective de l'humanit et de ses
aspirations, ses peurs, ses fantasmes. Chaque invention,
chaque produit nouveau rpond et reprsente ce qui
peuple l'imaginaire humain. L'homme ne cre que
parce qu'il a peur, il se reproduit dans ce qu'il produit.
J'ai invent l'horloge pour dompter le temps, la lessive
pour me laver de mes impurets, l'lectricit pour y
voir plus clair, le bulldozer pour tre plus fort que
l'lphant, l'ordinateur pour ne plus tre seul. Et pour
faire tout cela, je n'ai eu qu'un modle, moi-mme. Je
sais combien je suis faible. Frotter m'puise, alors la chimie vient suppler mes
pauvres forces. Me souvenir est un dur labeur, alors je confie mes souvenirs la
mmoire des puces lectroniques, je ne cours pas aussi vite que l'homme
bionique de la tlvision, alors je demande la roue de m'emporter grande
vitesse. Regardez bien la tlvision qui donne mon regard une acuit plus
grande que celle de l'aigle, les publicits et les feuilletons disent en filigrane
cette activit de compensation qui nourrit mon espoir d'tre autre que ce que je
suis. Je ne sais peut-tre pas ce que je suis, mais je sais que je ne m'en satisfais
pas. Isha, qui n'a pas forcment les mmes proccupations, parce qu'elle peut se
reproduire, que son ventre est une machine fconde, ne comprend pas l'intrt
que je porte ces machines. Elle est aussi jalouse des machines que je le suis de
son ventre. Elle a peur, et c'est ce qui motive sa rvolte, qu'un jour je puisse me
passer d'elle. Nous qui ne faisions qu'un, peut-tre qu'un jour nous suivrons des
chemins diffrents Bien sr, il y a sa beaut. Les voitures sont belles, les
golettes lgantes, mais sans elle, le resteront-elles. Elle s'est jusqu'ici arrange
pour toujours tre l, auprs de mes machines. Mais je me souviens qu'il fut un
temps, celui des Gorgones, des Gres qui se partageaient une dent et un il,
une dent pour rire, un il pour allumer, ou j'ai dj pu dominer cette
I
fascination que la femme a toujours exerce sur moi. Je ne me suis pas laiss
transformer en roc ou en pic, par le regard de la Gorgone, ni entraver par le filet
venimeux de sa chevelure. Hercule, j'avais succomb et m'tais laiss enchaner
par Omphale, mais cette fois-ci, un miroir et un glaive m'ont permis de vaincre,
j'tais alors Thse. Depuis ce temps les
femmes ont cherch dans leur miroir le
secret qui m'a fait triompher, ou l'erreur qui
l'a fait succomber. Elles ont, ces femmes, au
cours des ges interrog leur miroir
propos de leur beaut, de la puissance de
sduction de leurs yeux, ces armes qu'elles
voudraient infaillibles. Bouche grande
ouverte sur un rire gorge dploye, yeux
carquills ombrs de longs cils, prunelles
larges et sombres, narine palpitante, vous
tes des puits infernaux, l'entre d'enfers
pars aux couleurs du Paradis.

Gomtrie variable

ertigineux abmes o mon esprit se perd, o mon corps s'abandonne, o
ma mmoire s'efface et qui me font perdre connaissance. Il existe une
gomtrie du beau que rgle la diffrence sexuelle. Isha est cercle et
triangle, Ish est carr. Il est rugueux, elle est lisse. La femme est l'image du
monde, elle est matire. L'homme est l'outil qui faonne le monde, qui le
brutalise, le force et le transforme. Le rond est naturel, le
carr artificiel. Quant au triangle, dont la pointe voque une
descente vertigineuse vers un centre qui est un au-del, il
est le symbole de la fascination, du mystre infini,
infinitsimal. Les
hommes s'en sont
servis pour crire mon nom. Du
triangle pubien, au triangle des
Bermudes, en passant par celui des symboles sotriques, il est la porte que doit
franchir l'initi pour avoir accs au savoir, l'extase, au nant. Ish, comme tout
un chacun, s'est souvent demand quel rapport pouvait exister entre la femme
et l'arbre. Pourquoi les mythes et le langage ont si souvent assimil la femme
l'arbre. Au premier abord, rien ne semble prdisposer l'arbre cette analogie ;
bien au contraire, on en ferait plus facilement un symbole viril. Et pourtant nos
forts sont peuples d'elfes, de vieilles sorcires y vivent, des mortelles
poursuivies par des dieux ont t transformes en arbre, des filles nubiles y
trouvent un refuge ostentatoire en attendant le prince charmant. Les fruits des
arbres prtent leurs noms pour designer les seins de ces dames, le feuillage
devient chevelure fminine, les branches sont autant de bras accueillants, les
fourches, les nuds, les nids quand ils ne servent pas de succdans aux
nophytes, aux mystiques et aux Robinsons, veillent l'imagination rotique des
mles qui grimpent en rve ces tres fantasmatiques. Croqueurs de pommes,
dnicheurs d'oiseaux, allgres bcherons, rveurs, enfants, nous avons tous
enserr de nos bras et de nos jambes ces troncs qui mnent au refuge maternel,
nous nous sommes tous fray un passage vers le haut en cartant des
frondaisons obscures. Cette clairire baigne de lune, o dansent des corps nus
sous des voiles transparents, combien de fois l'avons-nous visite ? Combien de
fois avons-nous pi cette sarabande silencieuse ? Combien de fois avons-nous
V
t surpris et punis de notre audace. Combien de fois avons-nous drob
quelque attirail l'une de ces danseuses, pour en faire pour un temps notre
prisonnire ? Ish se souvient aussi de ces lacs cachs, de ces rivires troubles ou
limpides, de ces criques dsertes au bord d'un ocan o vivaient des femmes
queue de poisson. Que de captures, que d'amours impossibles, que de fins
tragiques se sont droules en ces lieux. Maintenant c'est au bord des piscines,
au creux des baignoires aux eaux parfumes et moussantes, couleur d'ocans,
que de pauvres aventuriers se font piger par des tres, fes du logis qui
rgnent sur les viers, ou sirnes exotiques aux mouvements ondulants. C'est
en regardant les clips publicitaires qu'Ish retrouve les images d'antan et qu'Isha
renat telle qu'elle tait autrefois. Il m'appelle Isha, je m'appelais Gaia. Ce sont
mes fils qui ont mis un terme mon extase sans fin. J'avais devant moi une
ternit de plaisir, de dlire lorsque fondue avec mon poux dans une treinte
sans dbut ni fin, mes reins rythmaient sur une
musique chaotique un nant de bonheur. La
nuit nous servait de couche, et nos ventres
souds ne laissaient percer aucune lueur de
jour. Nos cris comme un hululement incessant
emplissaient le vide de l'espace. Rien n'existait,
ni moi ni lui, il n'y avait dans tout l'univers que
cette farouche union strile, que cette activit
lancinante referme sur elle-mme. Au gr du
hasard, nous roulions l'un sur l'autre, lovs
comme des serpents, fermement accrochs
notre image. Conscients de notre inconscience,
indissolublement mls, nous avions cr
l'ternit. Mais, un un, sans que nous nous en
soyons rendu compte, nos fils avaient surgi de nulle part, ils n'avaient pas
encore vu le jour, mais dj ils aspiraient natre. Un un, ils se sont mis entre
lui et moi, arc-bouts sur leurs pieds poss sur le ventre de leur mre, leurs
mains pressant fermement contre la chair de leur pre, ils ont, tous muscles
bands, rougis par l'effort, russi l'irrparable. Nous avons t dsunis et mon
poux projet l-haut, loin de moi, exil dans cet ther cruel. Je suis reste en
bas et de mon sexe bant se sont chapps une horde de btes, d'insectes, de
plantes, de minraux qui m'ont toute entire recouverte et une lumire
aveuglante a illumin toutes choses.

Le partage

'ai, sous le soleil d'Afrique et d'ailleurs, un enfant sur le dos, courbe vers la
terre, fredonnant une trange mlope, fouill le sol d'un bton, ou d'une
houe, pour faire pousser quelque maigre rcolte. J'ai vu indiffrente le sang
des hommes couler pour nourrir cette terre. J'ai donn le lait de mon corps
tant de petits d'hommes que je suis harasse. J'ai donn et donn encore, mon
sang, ma sueur, la chaleur de mon corps, ma vie pour que poussent les pis, les
gnrations, le dsir. Qu'ai-je eu en retour ? Qui mange le fruit de mes labeurs ?
La chair des btes va d'abord aux hommes, je n'ai que les os ronger. Je me
pare des os des btes, des os de la vgtation, des os de la terre, des os de la
mer. Le bois, l'ivoire, le corail, les mtaux et les perles, les pierres prcieuses me
servent soi-disant de parures, ce ne sont que les restes de l'injuste partage que
mettent en scne les tricksters du monde entier. Je suis lie la terre, l'homme
comme mon pre est un dieu qui vit tout l-haut dans un autre monde. Pendant
que je cultive la terre, eux ils inventent la culture, ils se disent cultivs parce
J
qu'ils emplissent leur esprit de rites et de dogmes, de lois et de taxes. Quand je
plante une graine, c'est l'avenir que j'anticipe. Leur culture eux, n'est que la
conservation d'une image du pass et comme des chiens jaloux d'un vieil os
pourri, ils s'entredchirent pour un trsor chimrique. Vieux avant l'ge,
improductifs, ils n'ont d'autre recours pour paratre que de s'riger en gardiens
d'un maigre savoir dsuet qu'ils dfendent comme un bien souverain. Faute de
pouvoir inventer, ils s'inventent une tche strile pour se donner l'illusion de
pouvoir encore dompter la force sauvage qui m'habite. Ils m'ont mme trouv
des emplois selon la pente naturelle de leur dsir. Gardienne du feu, gardienne
du temple, gardienne du foyer, vestale propose aux sacrifices, htare strile.
La peur du feu qu'ils redoutent, la jalousie qu'ils nourrissent mon encontre, les
a conduits me trouver des fonctions contre nature. Moi dont le regard les
brle, je vide les cendres des tres. Je suis devenue Cendrillon. Je suis aussi
Blanche-Neige et les oiseaux qui ppient comme moi sont plus que mes amis. Je
suis oiseau, je lisse mon plumage et suis lgre comme l'air. Mon souffle attise
les passions et mon baiser aspire les mes. Mes cheveux flottent dans le vent
comme un drapeau qui signale ma prsence, comme une voile qui se gonfle
pour entraner un lourd bateau. Le vent qui soulve mes jupes est mon
complice, il me transforme en fleur et les bourdons de s'affairer mes pieds.
Que d'images sans cesse rptes et qu'on ne se lasse pas de regarder. Je suis les
quatre lments, je suis celle qui fait fondre l'acier le plus dur, celle qui teint les
brasiers, celle qui enflamme un peuple tout entier, sous le poids de mon corps
j'ensevelis les rancunes, j'efface les dsespoirs, je terrasse les fiers guerriers. J'ai
t et je suis Hlne, mille fois rincarne. Je suis l'me qui cherche s'abstraire
de la matire. Mais j'ai toujours retrouv une prison de chair. Je suis l'me du
monde et ne peut donc avoir d'me, car je suis l'me. Mais parfois, j'ai peur
d'tre tombe amoureuse de ma prison de chair. Moi dont le visage lanc
mille navires sur les mers, ardant venir me dlivrer. Mais me dlivrer de qui
ou de quoi ? Partout je suis prisonnire, au fond des cachots, en haut des tours
imprenables, dans les palais somptueux, derrire un bureau ou bien un
fourneau. Je rgne sur une industrie primitive, qui au fond d'un chaudron,
transmute la matire, je cre et je dtruis, je suis nature, la loi de vie et de mort.
Je tisse les filets, les habits qu'il porte, je lave son corps sali, ses pieds boueux. Je
fais pousser ses petits frres, je raccommode ses dfroques, je le nourris. Je
range pour lui et lui inculque l'ordre. Il ne peut pas plus m'chapper que
l'inconsquente mouche englue dans ma toile de veuve noire. L'homme, le
mle, Ish ne fait que m'imiter. De son insondable complexe d'infriorit, il a tir
une force atroce dont j'ai peur qu'elle nous dtruise. Je ne suis qu'une sorcire
aux petits pieds, il est devenu le grand magicien de l'univers pour me
convaincre, pour se convaincre qu'il tait mon gal. Mais je sais sa faiblesse. Il
ne pourra jamais enlever de mon souvenir ses peurs enfantines, ses craintes
d'adolescent, ces images dsutes qui continuent de vivre en lui.

Nostalgie

e cherche en vain dans cette ville dserte, qui appartient au pass, un autre
moi- mme qui continuerait visiter ces mmes rues tristes et dmodes.
Sans cet autre moi-mme qui inlassablement persisterait dans ces
prgrinations sans but, cette ville n'aurait plus de sens, elle serait devenue
inutile et strile. Cette ville qui croit ne rien me devoir, cette ville que mes dsirs
ont modele, cette ville est nant. Vil dcor d'un film oubli o trane encore
quelque animal famlique au regard las et vaincu. Le museau cras contre la
vitre, cartant un vieux rideau sali par le temps et l'usage, une tte de chien
J
regarde sans me voir, absorb sans doute par le spectacle d'un monde lointain
que j'ignore et qui l'afflige. Je cherche me retrouver, me prenniser travers
un destin semblable au mien. Je pleure une vie de solitude que rien n'aurait pu
remplacer, que nul sinon un double aurait pu arracher ce destin insignifiant
plein de dgots et de haines. Ces lieux vides de moi qui ne seraient pas hants
par mon ombre, ne pourraient que s'effondrer sur eux-mmes, se dissoudre
dans l'eau du temps. Il ne reste rien, nulle empreinte de mon passage que
quelque chasseur d'espoir pourrait suivre, retrouvant ainsi la trace d'une
pense, d'une vie. Rien qu'une vaste et haute salle ou souffle un vent glacial
tandis que quelques rats trottinent affairs ne rien faire. J'habite seul, une
prison qui n'a pas de murs, mais dont l'immensit mme est garante de ma
peine. J'attends inlassablement, qu'au dtour d'une rue luisante de pluie, une
silhouette noire dans la nuit des rverbres glauques, dambule et fasse battre
nouveau mon cur. Mais je n'ai plus cet inflexible dsir qui m'attachait ses
pas. Je la laisserais s'vanouir dans la brume, par del le pont qui borne nos
destins. Je marchais alors, embusqu sous le lourd manteau noir de ces annes-
l, j'esprais, chaque pas, cette rencontre, ce regard qu'il me faudrait saisir. Je
n'ai pas oubli ce touchant embarras devant l'tre qui vous manque, cette
certitude inconsciente d'tre accept, dsir. Je voudrais, comme pour un film
que l'on peut se repasser satit, pouvoir faire dfiler dans tous ses dtails, ces
scnes fugaces que ma mmoire a choisi de rappeler si brivement. O sont-ils
donc passs, tous ces figurants qui devaient peupler et mon ennui et cette ville ?
Je ne veux pas les retrouver, car je sais que depuis qu'ils ont chapp mon
contrle, ils se sont transforms, et ni leurs mots ni leurs visages stupidement
vieillis ne pourraient m'aider reconstruire ce chteau d'ombres qui pse si
lourd dans mon souvenir.

Destins

el le serpent qui fascine sa proie, je l'hypnotise, il ne voit plus que moi, il
me cherche sans cesse et m'appelle comme un enfant. Je danse pour lui, je
chante pour lui, je le couvre d'obscnits, je le griffe et toujours il revient
vers moi, pnitent. Je suis sa matresse, la matresse de sa maison, sa matresse
d'cole. Je suis son dbut, j'ai peur qu'il soit ma fin. J'ai t la mre des dieux,
puis des hommes, je suis une matrone acaritre et sche et ils ressentent
toujours mon silence comme une blessure, mon absence comme un
dchirement. Ils essayent de m'oublier, de m'humilier travers leurs jeux
imbciles. Ils font du sport. Ils se disputent, semble-t-il, une balle. En fait ils
s'adonnent un viol collectif, ils tapent dans un ballon, comme s'ils rouaient de
coups mon ventre arrondi par la grossesse, ne disent-ils pas d'ailleurs que j'ai le
ballon. Ils poussent avec violence cette graine dmesure au fond des filets
comme s'ils mimaient un cot brutal. Au lieu de me faire la cour, ils me font du
rentre-dedans. L'antique combat du rtiaire et du mirmillon se continue dans
leurs sports, lointain souvenir dform et ritualis d'une scne dite primitive.

Faire la fte

'est moi, Isha, qui ait appris aux petits d'homme faire la fte, me faire
fte. Et moi Ish, je hais les ftes. Elles ont toutes commenc par des
sacrifices sanglants pour la Grande Desse Mre, ce titre pompeux dont
se pare Isha. Elles ont toutes l'air d'une sance d'hypnose collective, d'un
rassemblement de partisans fascistes. Tout y est obligatoire : il faut boire,
manger, rire et chanter. Qui est ce qu'on fte ici sinon la bouche dvoreuse,
T
C
sinon l'extase ritualise par des sicles de conformisme infantile, la clbration
orgiastique de la mort de la raison, du rgne du corps et de ses pulsions, du
chaos enfin retrouv. Il faut agiter son corps en des mouvements dsordonns,
mais rythms, il faut grimacer sans fin pour que nos visages fatigus expriment
ostensiblement la joie. Il faut se dtendre et oublier. Mais oublier quoi et se
laisser aller, pourquoi ? Oublier la ralit de ce monde et abandonner cette
vigilance qui assure notre survie. La fte est un pige, une illusion ennuyeuse
soigneusement entretenue par les sides d'Isha. On va la fte comme le btail
l'abattoir, on ne s'amuse pas forcment, on se fait un devoir de faire la fte. Le
potlatch se perptue mme aprs qu'il a perdu sons sens et son utilit, c'est
toujours un acte religieux, mais on n'change plus que des banalits, des
plaisanteries cules, des objets de mauvais got, on parade, on se rengorge, on
se fait valoir, en fait toutes les activits d'un change social sans valeur. La fte
n'est faite que pour les pauvres, les pauvres d'esprit et les conomiquement
pauvres. Dans la fte, les valeurs dmocratiques d'galit et de fraternit
deviennent les lois du genre, on galise par le bas, c'est plus simple, plus on est
de fous et d'imbciles plus on rit et on oublie l'injustice qui rgule ce monde. On
est tous copains, plus de diffrences sociales, on est sur le mme pied,
gueulards et avins. Orgie, bacchanale, bambochade, bamboche, bamboula,
beuverie, bombe, borde, boucan, bousin, bringue, foire, godaille, goguette,
libation, noce, nouba, partie, partouse, ribauderie, ribote, ribouldingue, ripaille,
saturnales, vadrouille. La fte est faite de bruit, d'alcool et de sexe, agression
des sens, tat second, dbordement, drogue, infantilisation. Elle est instrument
de domination, elle assure une paix et un bonheur douteux aux masses abuses.
La fte, comme le meeting politique, la messe, la manifestation implique la
foule. C'est le symptme de cette avilissante tentation qu'est le retour au chaos,
au sein maternel, la tombe. Faire partie du tout, la pulsion U, effacer toute
trace de diffrence pour ne plus tre qu'un. Un sans me, un sans libre arbitre,
un manipul.


Coupez !

Depuis un certain temps, je n'ai plus cette irrsistible envie de me fondre avec
Isha. Nos chemins ont diverg. Je suis le tout et j'aspire me diviser. Je ne me
satisfais plus de mon unit. Je veux me scinder, pour qu'une partie de moi-
mme puisse voir l'autre, puisse lui faire cho. deux, nous pourrons refaire le
monde. Un monde de silence, o il ne sera pas ncessaire de se parler pour se
comprendre comme si se parler navait jamais permis de s'entendre , un
monde o chacun accepte l'autre, car l'autre, au-del de ses particularits
superficielles, est un semblable comme si la diffrence de l'autre n'avait
jamais t insupportable et offensante , un monde ou je pourrais tour tour
tre Ish puis Isha, un monde sans histoire, comme si l'histoire ne clbrait
pas le souvenir de la btise et de la cruaut humaines. Il ne reste plus que le
bruit de la bobine qui tourne vide en faisant claquer la pellicule. C'est dj une
autre histoire.

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