Pour Une Théologie Biblique
Pour Une Théologie Biblique
Pour Une Théologie Biblique
2, 2006
p. 85-102
Henri Blocher
La prire est affaire de discernement, et cest pourquoi nous avons besoin dune thologie de la prire. Notre premier sentiment ne lentend gure de cette oreille ! Tout dsir de prire, sans distinction, nous rjouit. Si quelquun se sent pouss sy investir, avec son temps et son nergie, nous lencourageons, sans chercher dmler ses motifs, sans faire les regardants sur sa manire. Il va comme de soi dans nos glises que plus de prire signifie plus de vie , plus de grce . Et lcriture secoue rudement nos pieuses illusions. Elle avertit : Celui qui dtourne loreille pour ne pas couter lenseignement (la Tr), sa prire mme est une abomination (Pr 28.9 NBS). Il est frappant que Jsus, notre Seigneur, dans son traitement explicite du sujet, privilgie lattitude critique : Ne priez pas comme les hypocrites, ne priez pas comme les paens (Mt 6.5,7,8). sa petite communaut, les adversaires reprochent le peu de place, leurs yeux, fait la prire : en Luc 5.33, le sujet principal de leur critique est, certes, le jene, mais les prires sont, elles aussi, mentionnes2. Cest quil y a prire et prire. Entre elles il faut discerner. Sept thses voudraient y aider. Thse I. Toute prire nest pas agrable Dieu, mais celle, seulement, qui satisfait son exigence. Les fortes paroles dont on vient dentendre lcho dissipent lillusion si naturelle que la divinit, flatte peut-tre quon pense elle, ne peut
Confrence donne au Centre vanglique dinformation et daction, Lognes, 21 novembre 2005. James D. G. Dunn relve : On reprochait Jsus et ses disciples de ne pas prier assez, Lc 5.33 , Prayer , Dictionary of Jesus and the Gospels, sous dir. Joel B. GREEN, Scot MCKNIGHT, I. Howard MARSHALL, Downers Grove, IVP, 1992, p. 623b.
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THOLOGIE BIBLIQUE
quaccueillir favorablement les prires quon lui adresse. Un dieu dont toute la substance vient de lhomme qui saline en lui, un dieu qui na de ralit que par le culte quon lui offre, obirait, certes cette logique ; un dieu, aussi, qui correspondrait nos habitudes de consumristes dmocrates : un dieu commerant qui chercherait des clients, un dieu politicien qui attirerait les lecteurs... Mais le SEIGNEUR, JE SUIS , est un grand roi, au nom redoutable ; il nest pas servi par des mains humaines comme sil avait besoin de quoi que ce soit, et mme dadorateurs (cf. Ml 1.14 ; Ac 17.25). Cest ses conditions quon obtient audience devant son trne. Non quil proportionne laccueil de la prire aux mrites et vertus de lorant ! Ce serait une autre faon pour lui de tomber dans la dpendance des mains humaines. Il se peut que la condition quil pose soit celle mme de la misre : le dnuement pitoyable, mais avou... Cest prcisment ce quil faut discerner, en explorant ce que lInstruction divine rvle de la prire. Thse II. La prire est parole adresse Dieu. Il convient de chercher dabord ce quest la prire selon lcriture. De lemploi des mots traduits prire, requte, demande, supplication, etc. (le vocabulaire est fort vari, les termes les plus importants tant ceux qui ont pll, >tr, nn, <l, pour racines, en hbreu, et, en grec, proseuch, dsis, atma, enteuxis, parfois rta, avec les formes apparentes), il ressort quon nomme prire une expression langagire adresse ltre divin. On pourrait ajouter la prcision : avec lespoir quil lagre, pour diffrencier la prire des paroles de dfi et doutrage (Ap 16.21) encore quil arrive que des plaintes vhmentes et proches de laccusation cachent une vraie prire, et soient reues comme telles par le Dieu de la misricorde. De toute faon, en rsistant la tentation de senvoler sur les ailes des mtaphores, comme celle qui fait de la prire la respiration de lme , on doit se rappeler que la prire est une parole. Il est bibliquement naturel de parler delle comme Jsus le fait : Quand vous priez, dites... (Lc 11.2). Comme parole adresse Dieu, la prire se distingue de la parole quon sadresse soi-mme. Il est dsastreux de la rduire lauto-suggestion, si efficace que soit la mthode du Dr Cou. Il est plus sduisant, et pernicieux, de linterprter comme une descente dans les profondeurs du Soi, l o sont censes sourdre les sources de la vie, o nous pourrions renouer avec notre identit secrte et restaurer notre harmonie interne grce aux archtypes retrouvs. On reconnat des thmes jungiens, qui fleurissent dans la spiritualits du Nouvel ge. Se parler soi-mme peut avoir une place dans ldification de soi, en
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accompagnement de la prire (1 Co 14.28), mais ce nest pas parler Dieu, et ce nest pas prier. Comme parole, adresse Dieu, la prire se distingue du bruit et du silence, comme aussi de la manipulation pseudo-linguistique. La plupart des cultes paens se servent du tintamarre, des cymbales retentissantes, des tamtams et des cris. Les liturgies de lAncien Testament font encore une place indniable, bien que soigneusement contrle, au volume sonore. Je ne vois rien qui suggre la pareille dans le Nouveau Testament... Il ne sagit pas de condamner comme diaboliques les dcibels, qui appartiennent aussi la belle diversit de la cration le tonnerre comme le zphyr, le rugissement dAslan comme le gazouillis de la msange mais de bien marquer la diffrence. La prire nest pas faite de bruit, et les effets physiologiques du bruit nont rien voir avec la bndiction de la prire. Certes, la parole de la prire, surtout lorsquelle jaillit de lextrme dtresse, peut se rendre proche du cri ; mais elle vaut par son sens, comme expression personnelle. Le rapport au silence est plus complexe. Dans le paganisme, de nouveau, on observe que les mystiques, les plus dvots et les plus raffins parmi les dvots, mettent au-del et au-dessus de toute prire articule le silence. Ce thme a conquis dans la tradition chrtienne une large audience. Des spirituels ont exalt une communion trop pure pour les mots, suprieure la distinction du sujet et de lobjet que ratifie toute parole adresse ; ils ont voqu une (in)connaissance, ou (ne)science, damour pur leve au-dessus des concepts et des reprsentations, mais dont jouit la fine pointe de lme (sainte Jeanne de Chantal3). Telle serait loraison de cur, qui surpasse toute intelligence. La prire suprme dbouche sur la contemplation silencieuse. Cette orientation attire aujourdhui certains chrtiens vangliques. Lvaluation est dlicate. Aux spirituels voqus on ne peut pas marchander son respect : figures souvent admirables. Ils nont pas reni lorthodoxie trinitaire et christologique, ni manqu, et sous les formes les plus concrtes, lamour du prochain. Mais sur quel appui biblique tablir lloge du silence ? On pense au Psaume 65.2 selon la traduction Pour toi le silence est louange (NBS), mais le mot peut voquer la simple tranquillit (comme au Ps 62.2 ; on comparerait pour lide s 30.15), et, surtout, une autre lecture du texte consonantique est possible, celle de versions anciennes (LXX, avec un certain soutien de la Syriaque, et Vulgate) suivies par la New International Version, qui
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Selon Daniel MAURIN, Rencontre avec Dieu, Paris, Mame, 1991, p. 112.
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donne La louange te convient 4 . La rvlation accorde en Horeb au prophte lie implique une certaine supriorit du murmure doux et subtil (le son, ou la voix, dun calme, demm, tnu, 1 R 19.12) par rapport au fracas du vent et du tremblement de terre, mais il ne sagit nullement du silence de la contemplation mystique : cest lintroduction dune communication par la parole. Nulle part ailleurs le dpassement des mots ne parat souhaitable. W. Bingham Hunter souligne que ni la pratique ni les instructions de laptre Paul ne se portent dans ce sens5. Ce sont les gnostiques qui, dans leurs hirarchies d ons , levaient Sig, le silence, au-dessus du Logos ! Il est facile, pour avoir lair spirituel, de se plaindre de linfirmit des mots, mais jamais lcriture ne cde cette facilit6. Jamais elle ne disjoint le cur et lintelligence : le cur, au sens biblique, est le sige de lintelligence. Si dans lnonc de paroles en langues , la fonction intellectuelle est sans fruit (akarpos), ce nest pas, pour laptre, un avantage rechercher, mais un inconvnient qui lui fait placer plus haut encore le don de prophtie (1 Co 14.14-15). Parole et silence sont, en fin de compte, indissociables. Le silence est comme le tissu sur lequel se dessine la parole. Il ny a pas de parole sans des silences, sans du silence. Mme si lexpression chercher la face veut dabord dire obtenir une audience pour demander une faveur (1 R 10.24 ; Pr 29.26), la contemplation, si on veut, la fixation du regard sur le visage rvl, nest pas trangre la pit biblique (cest dj le privilge de Mose de contempler une forme ou similitude de YHWH, Nb 12.8, dont la vue rassasiera le psalmiste son rveil , Ps 17.15 ; au Ps 27.4, cest sa beaut , avec les nuances de lagrable et du charmant, qui est lobjet de contemplation ; dans le Nouveau Testament, on peut relire 2 Co 3.18 et 4.4,6). Faire leur juste place, cependant, au silence et la contemplation, ne remet pas en cause la primaut de la parole, et comme constituant de la prire. Jappelle manipulation pseudo-linguistique un usage de la parole qui bafoue son caractre de parole. Quand on rpte des dizaines de fois les mmes
4. La racine est dmy, jumelle de dmm. Si on lit, avec les massortes, dumiyy, il sagit de silence ou de tranquillit ; mais les traducteurs de la LXX ont lu dmiyy (mmes consonnes) qui exprime lide de convenance ; BHK et BHS recommandent de suivre la LXX. 5. Prayer , Dictionary of Paul and His Letters, sous dir. Gerald F. HAWTHORNE, Ralph P. MARTIN & Daniel G. REID, Downers Grove, IVP, 1993, p. 727ab. 6. Je salue la droiture de Charles Journet (plus tard cardinal) qui, la fin de son ouvrage trs mystique dinclination, Connaissance et inconnaissance de Dieu, Paris, Egloff, 1943, p. 166, observe : Jsus ne sest jamais irrit contre la faiblesse des mots crs... . Il est tentant de les dvaluer, parce que lexpression est un travail difficile, toujours risqu, et parfois pnible... On peut imaginer que laccent mis par Paul sur les mots (logo) enseigns par lEsprit (1 Co 2.13) combattait dj cette tentation chez les Corinthiens.
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mots, parce que cette rptition obtient son effet, on a quitt le langage comme communication sense. L encore, le paganisme offre de beaux exemples du procd. Dans lhindouisme, on appelle, parat-il, japa la rptition du mantra, selon lenseignement de Chatanya qui promettait le salut par la rptition du nom divin7. On retrouve lanalogue en terre dislam, chez les soufis8, et, dans la chrtient orientale (de lOrient mditerranen), avec loraison dite du cur . Elle a eu sa place en Occident aussi, et D. Maurin, qui la prconise, explique avec une certaine candeur :
Sur le plan mental, une certaine rptition a pour rle de dconnecter lesprit pensant de ses fonctionnements habituels et de le mettre progressivement en repos, ce qui permet des fonctions plus profondes de prendre le relais : lintelligence du cur peut alors jouer son rle qui est de nous conduire l o, prcisment, lintellect ne peut pas aller9.
En termes moins choisis, il y a manipulation, dans le dessein dclar de soustraire le sujet la loi de la parole, du logos. En fait, dans les trois cas, par le bruit, le silence ou la rptition, les effets neurologiques et psychosomatiques avrs de la transgression de la mesure (dans lintensit sonore au-dessus dun seuil, ou la privation sensorielle en-dessous, ou lamortissement hypnotique du jugement par la rptition anormale), la religion induit des tats psychiques particuliers ; ceux-ci sont alors interprts et valoriss comme une jouissance du divin. Cest si fort, et tellement autre, que ce doit tre de lEsprit ! Le contraste avec la spiritualit biblique pourrait difficilement tre plus net. La prire scripturaire, loppos, est vraiment parole, adresse Dieu. Une question se pose encore, propos de la seconde thse : ne faudrait-il pas inclure lcoute dans la prire ? Ne faudrait-il pas plutt dfinir la prire comme change, comme conversation ou colloque avec Dieu ? La suggestion insinue est attrayante10. Jai scrupule ladopter parce quelle ne correspond pas aux termes bibliques quon traduit prire . Mais jarguerai volontiers quil ny
7. Michel DELAHOUTRE, La Prire dans lhindouisme. Confrontation avec la prire chrtienne , in Jean-Paul GUETNY et. al., Prire et vie selon la foi, Publications de la Facult de Thologie des Facults catholiques de lOuest, Paris, d. Ouvrires, 1976, p. 130. 8. Carl-A. KELLER, Spiritualit , Encyclopdie du protestantisme, sous dir. Pierre GISEL, Genve, Labor & Fides, 1995, p. 1480a. Keller relve la ressemblance entre cette pratique et la prire du cur des orthodoxes orientaux, et les propositions du Vaudois Jean-Philippe Dutoit-Membrini au XVIIIe sicle ( rpter inlassablement des invocations brves , jusqu lautomatique). 9. Rencontre avec Dieu, p. 168. 10. Je ne renoncerai pas volontiers la belle proposition de s. Franois de Sales, Amour de Dieu, l. IV, chap. 1 : Par icelle (loraison) nous parlons Dieu et Dieu rciproquement parle nous, nous aspirons luy et respirons en luy, et mutuellement il inspire en nous et respire sur nous , comme cit par Ad. TANQUEREY, Prcis de thologie asctique et mystique, Paris-Tournai-Rome, Descle, 19243, p. 337.
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a jamais parole authentique sans coute. Quand on sadresse vraiment la personne, non seulement on se rappelle ce quelle a pu dire prcdemment, mais on fait attention elle, on scrute sur son visage les signes de son accueil, on coute en parlant. Dune certaine faon, la parole inclut le colloque ! Le surprenant verset 8 du Psaume 27 reflte la complexit interne de la parole, en loccurrence de la parole de la prire : De ta part11 mon cur dit Cherchez ma face ! ; ta face, YHWH, je cherche . Le cur (au sens biblique) en prire reprend les mots de linvitation divine aux humains et cette prire mme, adresse Dieu mais aussi inspire par lui, est incorpore dans la Parole de Dieu qui nous est donne ! Il ne conviendrait pas de jouer lcoute contre la parole ou la parole contre lcoute. Thse III. La prire exprime dabord les vux des orants. Les paroles diffrent entre elles, et tel est bien le cas des prires. Dans leur diversit, une sorte lemporte-t-elle, par la frquence et limportance, sur les autres sortes de prires ? Le tmoignage de lcriture invite le dire des demandes et des dsirs (le mot retenu par le Catchisme de Westminster, VIII, 98, qui use du mot anglais desires). Cest le sens du mot principal, proseuch (bti sur euch, qui signifie vu ). Loraison dominicale, aprs linvocation Notre Pre qui es aux cieux , est faite de sept ptitions12. Wolfhart Pannenberg note justement que toutes les dclarations de Jsus sur la prire, dans les vangiles synoptiques, se rfrent la prire de requte13. Cest elle qui est dabord en cause. Loin de moi la pense dexclure de la gamme laction de grces (sur laquelle Paul semble mettre laccent), la louange, la bndiction du nom de Dieu ! Saint Vincent de Paul parlait dor quand il dictait la rgle : Il faut employer autant de temps remercier Dieu de ses bienfaits que nous avons consacr les lui bbbb
On peut traduire aussi pour toi (NBS) selon la traduction la plus neutre de la prposition (l), et le sens pourrait tre ton sujet ; mais le sens, qui convient mieux ici, pour ta cause avec nuance substitutive est aussi attest (Nb 11.29 ; Jg 6.31 ; Jb 13.7 ; voir aussi Gn 20.13 et 2 R 4.13). 12. On sait que la clause car de (ou ) toi est le royaume (ou rgne, ou royaut), la puissance et la gloire, pour les sicles, Amen nest pas originale ; elle est absente des grands manuscrits anciens. Il semble que Jsus nait voulu donner quun canevas de prire, sans prvoir une rcitation mot mot (do les diffrences entre Mt 6 et Lc 11), mais quand lglise ancienne a pris lhabitude dainsi la rciter, labsence dune formule de conclusion en a gn plusieurs, et ils ont complt en rsumant la doxologie de 1 Ch 29.11s. Il est piquant que les protestants, attachs au principe Sola Scriptura, aient gard le complment final, dorigine simplement traditionnelle, alors que les catholiques sen tenaient au texte de lvangile, sans ajout ! 13. Systematic Theology, vol. III, trad. de lallemand en anglais par Geoffrey W. Bromiley, Grand Rapids/Edimbourg, Eerdmans/T. & T. Clark, 1998, p. 207.
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demander14. On pourrait parler des deux foyers dune ellipse. Mais il faut ragir contre le mpris dans lequel des philosophes et thologiens libraux ont tenu la prire de demande. Kant sen moquait : illusion superstitieuse, car elle consiste dclarer nos dsirs un tre qui na nul besoin que celui qui dsire une chose lui dclare ses sentiments intimes , alors que les personnes moralement plus avances cessent de prier15 . Schleiermacher condamnait toute demande particulire et concrte (Glaubenslehre, 147), et Albrecht Ritschl ne faisait mme plus de distinction dans le rejet auxquels M. Khler a bien rpliqu : le pharisien rend grces, le pager demande16. Les contempteurs obligent mettre les points sur les i. Ce premier rang dvolu la prsentation de nos vux est solidaire dune thologie dfinie, dune conception de Dieu, et dune conception de la condition humaine. Il prsuppose un Dieu qui peut et veut rpondre aux demandes particulires prcisment le Dieu personnel et souverain, le Dieu vivant, de la Bible, quun Schleiermacher ou un Kant relguent au rayon des superstitions. Il prsuppose ltre humain comme tre de besoin et de dpendance, qui a pour vocation de recevoir et dtre consol. Nous croire au-dessus de la prire de requte trahit une malsaine prtention et prsomption ; sy alimente, sous prtexte de dsintressement, une spiritualit de la complaisance en soi-mme. Certes, laccent sur le besoin tel quil est ressenti saccompagne de ses propres tentations. Non seulement, il peut nous enfermer dans un gosme infantile (nous ne pensons qu nous-mmes alors que nous nous prsentons devant Dieu !), mais il peut dgnrer en volupt masochiste quand nous nous vautrons dans notre misre et nous imaginons dautant plus spirituels que nous cultivons notre indigence. Lcriture duque notre prire. Elle forme notre perception de notre vrai besoin. La leon du Notre Pre est clatante : dabord que le Nom, le Rgne, la Volont de Dieu obtiennent sur la terre ce qui leur revient ; et aprs la demande du pain (faut-il commenter que ce nest pas forcment de la brioche ?), celle du pardon : ce qui vaut reconnaissance de notre besoin de pardon, en bonne place. On sait que les exgtes diffrent quelque peu sur le rapport des ptitions du Notre Pre leschatologie : la rfrence la Fin me semble prsente, au Jour o le Nom sera confess par toute langue dans lunivers, o le Rgne et la
Cit par Andr DODIN, La Prire de Monsieur Vincent de Paul , in Prire et vie selon la foi, p. 98. Cit par Maurice PESSAC, Prire et mentalit contemporaine , in Prire et vie selon la foi, p. 53s. 16. Selon Oscar CULLMANN, La Prire dans le Nouveau Testament. Essai de rponse des questions contemporaines, trad. de lallemand en franais par Matthieu Arnold, Paris, Cerf, 1995, p. 39-41. Sa rfrence pour Khler est Dogmatische Zeitfragen I, 1898, p. 186.
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Volont de Dieu ne seront plus contests par quiconque, o tous nos besoins seront combls et notre acquittement solennellement prononc par le Juge sigeant sur le Grand Trne Blanc, o, toute tentation surmonte, nous verrons Satan cras sous nos pieds, pour toujours ; mais la prire concerne aussi le quotidien du plerinage terrestre ; et la solution se trouve aisment dans la doctrine des arrhes ou prmices que nous gotons ds maintenant. Notre prire demande que nous soit accord par avance quelque chose du bien total venir ; elle est forme par le mouvement mme de lhistoire de la grce. Au fond, la prire se rsume toujours par les mots mran< t< ! (Notre Seigneur, viens !) : Viens achever lhistoire et accomplir toutes choses, mais viens ds aujourdhui me secourir, me diriger, me pardonner, me consoler, me restaurer, me faire goter combien tu es bon ! Thse IV. La prire a une grande efficace en touchant le cur de Dieu. Comment la prire obtient-elle ce quelle a demand ? Cest ce quon appelle lefficacit de la prire (ou son efficace , synonyme un peu vieilli mais plus lgant) et beaucoup y voient le problme de la prire : Autant le nonexaucement dune prire constitue un problme de spiritualit, autant son exaucement demeure un problme de thologie , dclare mile Nicole17. Lcriture comme lexprience lattestent : la prsentation des requtes est suivie de la ralisation des choses souhaites, elle se montre trs puissante (polu ischue, Jc 5.16) par rapport son objet, mme lorsque celui-ci est bien distinct de la personne de lorant. La prire change les choses , elle modifie des tats de fait ; au moins dans certains cas, on a le droit dajouter que ce changement naurait pas eu lieu si la prire navait pas t faite. Pourquoi y a-t-il problme ? cause de lenseignement biblique sur la souverainet de Dieu, et son plan tabli (en gros et en dtail, pas dchappatoire) ds avant la cration : Nous avons t mis part, prdestins [v. 4, avant la fondation du monde] selon le projet de celui qui opre tout selon la dcision [ou dlibration, boul] de sa volont (p 1.11). Comment la prire, dont nous prenons linitiative, peutelle changer des choses dtermines depuis lternit ? Un premier point exige une entire nettet. La puissance ne rside pas dans la prire elle-mme, ni comme formule, ni comme exercice. Le paganisme attribue souvent lefficace lnonciation mme des paroles, charges dnergie sacre. Ainsi des prires du Rig-Vda et des 74 000 vers que les prtres, qui les ont
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appris par cur, doivent rciter sans une seule faute pour obtenir leffet voulu18. Ainsi de celles que devaient prononcer prtres ou magistrats romains, lpoque biblique19. Lcriture est indemne dune telle superstition. Contrairement lopinion de certains critiques, qui projettent volontiers sur la religion rvle dIsral les schmas quils ont trouvs dans le paganisme avoisinant, lAncien Testament ne confre pas aux formules prononces une force propre, en quelque sorte magique20 ; cest lautorit du patriarche, par exemple, dans le contexte institutionnel prvu, selon les conventions sociales et dispositions de lalliance divine, qui sexerce dans la bndiction, et non un pouvoir appartenant aux mots eux-mmes21 ; la parole prophtique, parole par excellence, ne se ralise pas par sa propre nergie, mais parce que YHWH veille sur sa parole pour laccomplir (Jr 1.12). Jsus attaque toute conception favorisant lillusion dun exaucement assur force de prire(s) (Mt 6.7). Lefficacit ne dpend pas de la rptition (redites), de la longueur (le Notre Pre est nettement plus bref que la principale prire du judasme de lpoque, les Dix-huit bndictions ), du temps consacr la sance. Jos M. Martinez lcrit avec force : Il serait (...) absurde de mesurer en unit de temps la qualit, lintensit et lefficacit de la vie de prire. Elle ne se mesure pas avec un chronomtre... ; il continue, cependant : mais plutt avec un baromtre qui indiquerait la pression spirituelle de celui qui prie22. Si cette image peut se prendre de faon positive, comme on va voir, elle risque aussi daiguiller sur une voie de garage (ou pire). Il ne faudrait pas croire que lefficacit de la prire procde de sa ferveur, de son intensit motive, du bouillonnement affectif quon lui associe. Une traduction inexacte de Jacques 5.16 en a gar plus dun : le texte ne parle pas dune prire fervente , mais qualifie la
18. Sunand SUMITHRA, A Christian View of Prayer and Spirituality in Hindu Thought , in Teach Us to Pray. Prayer in the Bible and the World, sous dir. D. A. CARSON, World Evangelical Fellowship 1990, Grand Rapids/Carlisle, Baker/Paternoster, 1994, p. 184s. Il souligne, p. 184, limportance de la prononciation : Cest la prononciation correcte du mot qui accomplit la naissance spirituelle du sacrifiant, produit les bndictions, ou mme place les ennemis sous la maldiction. Cest avant tout dans le mtre potique que linfluence est cense rsider. Chaque mtre est spcialement efficace pour lobtention dune bndiction particulire. En tout, dans le Rig-Vda, soixante types de mtres potiques sont employs. 19. Craig S. KEENER, The Gospel of John. A Commentary, Peabody, Hendrickson, 2003, vol. II, p. 948, avec rfrences. 20. Cf. Anthony C. THISELTON, The Supposed Power of Words in the Biblical Writings , Journal of Theological Studies, NS 25, 1974/2, p. 283-299. 21. Il est possible, en outre, quIsaac estime irrvocable la bndiction qua escroque Jacob (Gn 27.35ss) parce quil sent que YHWH a conduit les choses, conformment la prophtie ancienne (Gn 25.23), elle que le pre avait voulu oublier en faveur de son fils prfr. 22. Thologie de la prire, trad. de lespagnol en franais par Robert Darrigrand, Valence, Ligue pour la Lecture de la Bible, 1995, p. 109.
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prire du juste, qui a une grande force , par le participe nergoumn, participe au moyen (selon son emploi habituel dans le Nouveau Testament), signifiant sexerant, sexprimant (comme en 2 Co 1.6 ; Ga 5.6 ; p 3.20) ; il ne sagit pas de distinguer la prire efficace par une qualit particulire mais dencourager par une promesse. La prire de celui que Dieu agre (le juste) peut beaucoup quand on la met en uvre23. Cest encore une ide typiquement paenne que celle de la force ajoute par la frnsie : Jacques Ellul avertit quajouter le nom de Jsus-Christ des phnomnes proches du comportement des derviches tourneurs est simplement dmoniaque24 . Comment donc la prire agit-elle ? La rponse est dune enfantine simplicit. Cest une parole adresse Dieu : elle agit sur Dieu, elle le touche. Lanalogie approprie est celle de ce petit bambin charmeur dont la demande fait fondre ses parents. Et si lon juge lanthropomorphisme (ou pathisme) trop audacieux, quon relise Jrmie 31.20 o Dieu stonne lui-mme dtre ce point mu de compassion, pour Ephram, son enfant chri ! La prire change-t-elle alors le plan de Dieu ? Cest ce quaffirme le prtendu thisme ouvert de Clark Pinnock (lauteur le plus connu), David Basinger, William Hasker, John Sanders (ils prolongent lanthropomorphisme par cette proposition dogmatique). Le Dieu quils prchent, un Dieu qui doit prendre des risques parce quil ne peut connatre lavenir avec certitude, est influenc par ses cratures25, et sa divine activit est parfois dpendante de nos prires librement offertes26 . Franchement, sils avaient raison, je tremblerais chaque pas dans le monde ! Sil fallait compter sur les initiatives humaines pour amliorer le plan de Dieu ! Devant les douloureuses nigmes de la vie, je me confie en dernier recours la sagesse de Dieu, que je sais, si mystrieuse et mme opaque quelle puisse mapparatre, infiniment suprieure ; mais si celle de Clark Pinnock est en passe de lemporter... Il est remarquable, dans lcriture, que les exemples les plus nets de prire exauce (au sens de la ralisation de la chose demande) nous montrent
23. Ainsi, par exemple, David G. PETERSON, Prayer in the General Epistles , in Teach Us to Pray, p. 112. La Nouvelle Bible Segond rend : mise en uvre ; la Bible du Semeur (dtude) donne lquivalent dynamique : Quand un juste prie, sa prire a une grande efficacit . La Peshitta, que je consulte dans la traduction (partielle) de William NORTON, A Translation in English Daily Used of the Seventeen Letters Forming Part of the Peshito-Syriac Books..., Londres, W. K. Bloom, 1890, in loc., a bien compris : Grand est le pouvoir de la prire quun juste prie. . 24. LImpossible Prire, Paris, Centurion, 1970, p. 32 ; cest le label dune fausse authenticit , lhomme confond ses propres phnomnes psychiques avec la prsence secrte et pourtant solennelle du Seigneur de sa vie . 25. Richard RICE, Biblical Support for a New Perspective , in Clark PINNOCK et al., The Openness of God. A Biblical Challenge to the Traditional Understanding of God, Downers Grove/Carlisle, IVP/Paternoster, 1994, p. 15 : Not only does he influence them, but they also exert an influence on him. 26. David BASINGER, Practical Implications , in ibid., p. 160.
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laccomplissement, et non pas la modification, du plan originel de Dieu. La grandiose prire de Daniel (Dn 9) se fonde sur la sre prophtie des 70 ans (Dn 9.2), au moment o ce dlai touchait son terme. Lefficacit mme de la prire de repentance des Ninivites (Jon 3.8-10), souvent invoque par les tenants de la mutabilit des plans divins ( Dieu se repentit ), prouve avec clat le contraire : tout le rcit montre que Dieu avait envoy Jonas dans la grande ville prcisment pour obtenir ce rsultat, et Jonas, qui nen voulait pas, lavait fort bien compris : Cest bien ce que je disais... (Jon 4.2) ; le changement dattitude concrte du Seigneur, de la colre la compassion, tait lexcution de son dessein. Et que dire de la prire suprme, dans le dialogue spirituel le plus intense qui ait jamais t tenu : la prire du Fils en Gethsman (Mt 26.39ss) ? Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. Comment, lcoute de ces mots, oser penser que notre prire change la volont de Dieu ? La prire change les choses, sans quoi il serait vain de parler defficacit. Peut-on le comprendre si le plan de Dieu, qui dcide en souverain, prexiste ternellement ? Oui, si lon consent respecter le mystre dun Dieu tout autre quun autre , dont le rapport nous est unique, incomparable celui daucune crature, dont laction nous est radicalement intrieure en mme temps quelle nous dpasse, dont le projet unit organiquement les fins et les moyens voulus ensemble. La prire fait partie du plan divin lui-mme et sa causalit instrumentale (toucher le cur de Dieu) joue au sein de ce plan, ds sa conception. Dieu a prvu, prtabli, quil se laisserait toucher par cette requte, qui monterait vers lui comme il la susciterait, et cest ainsi quil rpond la prire. Toute comparaison avec un mcanisme, mme subtil, serait inadquate : Dieu nous donne, lui en qui nous avons tout ce que nous sommes (Ac 17.28), de participer par une libert limage de la sienne, par une libre prire, laccomplissement de sa volont. Cette libert, fonde sur la souveraine grce de Dieu, permet seule dchapper lalternative de la Ncessit touffante, de la loi aveugle qui broie et digre tout, et du rgne inane du Hasard. Parce que le Dieu souverain est capable de susciter des liberts authentiques, capables leur tour de lui rpondre, dans la dpendance de sa bont, nous comptons pour lui. Ainsi est-il touch par notre prire, quil fait advenir selon son dessein. Cette lucidation permet de comprendre la promesse spciale faite la prire de plusieurs qui saccordent pour lui demander : il en va comme du cur des parents (o il a form une image du sien), qui sont doublement touchs quand ils voient leurs enfants unir leurs vux, les prsenter ensemble. Le rle de la persvrance, que Jsus a soulign (Lc 18.1), sclaire semblablement :
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Dieu veut voir que nous voulons vraiment ce que nous lui demandons car cest par amour pour nous quil exauce, parce que nous y tenons ! Telle est aussi la fonction de lintensit dans la prire, que Jos Martinez voquait avec son baromtre : Dieu naurait aucun plaisir nous donner quelque chose que nous demanderions du bout des lvres, sans nous engager (Jc 5.17 dit, littralement, dlie quil pria en prire , tournure qui imite probablement celle de linfinitif absolu en hbreu ; combien de fois prions nous en rve, rvasserie ou distraction, plutt quen prire ?). Cest, me semble-t-il, la fonction principale du jene dans lcriture que de servir cet engagement et sa manifestation : il napparat pas, comme il fait dordinairement dans les spiritualits paennes, comme un dopant nergtique, comme le multiplicateur dune efficacit propre lexercice spirituel (le turbo !), mais dabord comme expressif, aveu de faiblesse et dhumiliation, appel au secours propre toucher le cur de Dieu27. Mais, objectera-t-on peut-tre, la participation au combat spirituel nimplique-t-elle pas autre chose, le dploiement dune nergie propre la prire ? Deux versets des ptres de Paul associent le combat et la prire (Rm 15.30 et Col 4.12), et lon pense aussitt deux grands passages de lAncien Testament : ltrange rvlation sur la guerre qui se droule dans les lieux clestes, en Daniel 10, et qui semble affecte par la prire du sage (trois semaines de prire avec jene au v. 2, vingt-et-un jours de rsistance du chef du royaume de Perse au v. 13, cf. v. 12) ; et la lutte de Jacob avec lAnge en Gense 32.25-33. Il serait imprudent, toutefois, de trop btir sur lemploi du verbe agnizoma (ou son driv) en Romains 15 et Colossiens 4 : il a divers sens et pourrait bien ne viser que les efforts faire pour prier, sans impliquer un adversaire particulier (esprits mauvais ou Dieu rticent) ; inclinent de ce ct dexcellents exgtes28. Comme Origne le suggrait, il nous faut lutter contre bien des distractions et perturbations pour prier29 : le combat est sans doute le mme que celui de Luc bbbb
Sur le jene, je saisis loccasion de recommander un ouvrage nourri dune exprience exceptionnelle, R. Harri WETTSTEIN, Le Jene pour la vie. Un guide spirituel pour le jene chrtien de longue dure, Saint-Maurice, d. SaintAugustin, 1999. 28. David G. PETERSON, Prayer in Pauls Writings , in Teach Us to Pray, p. 99. C. E. B. CRANFIELD, The Epistle to the Romans, International Critical Commentary, Edimbourg, T. & T. Clark, 1979, vol. II, p. 776s., analyse avec soin les donnes concernant Col 4.12 aussi bien que Rm 15.30, en avertissant en note contre la notion paenne de pressions exerces sur Dieu. Samuel BNTREAU, LEptre de Paul aux Romains, Commentaire vanglique de la Bible, Vaux-surSeine, Edifac, 1997, vol. II, p. 254, reste trs bref mais va dans le mme sens. 29. Dans son commentaire de lptre aux Romains, accommod par Rufin, comme le citent William SANDAY et Arthur C. HEADLAM, The Epistle to the Romans, International Critical Commentary, Edimbourg, T. & T. Clark, 1907, p. 415.
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13.24 (mme verbe)30. En tout cas, en phsiens 6, la prire nest pas une arme de la panoplie du chrtien31 ; elle accompagne plutt le combat en cause. En Daniel 10, elle ne semble pas se projeter directement dans la guerre cleste, comme si elle tait un missile envoy dans lespace inter-sidral ; simplement les paroles de Daniel ont t entendues (de Dieu, v. 12). Et Gense 32 ? Jacob lutte avec Dieu, et nos plus grands docteurs ont fait le rapprochement avec la prire. Oui, YHWH fait mine de se dresser contre Jacob en adversaire comme il nous fait trembler (Luther la dit) des terreurs de la Loi avant, et pour, que nous puissions entendre les paroles de grce. Non, le combat nest pas du chiqu , puisque Jacob en sort bless, boiteux. Le parallle est frappant avec la duret de Jsus, comme jamais, avec la femme syro-phnicienne quil rabroue, allant jusqu la mtaphore insultante des petits chiens (Mt 15.21-28). Mais, dans lun et lautre cas, cest sottise quen rester aux apparences. LHomme au nom transcendant (Gn 32.30), au gu de Yabboq, conduit manifestement les oprations, et il atteint son but en bnissant Jacob et en lui confrant le nom dIsral, Prince avec Dieu (jeu sur la racine r dans le nom Iral). Jsus, que lvangile montre toujours matre de la situation et pdagogue subtil et surprenant, ne repousse la femme que pour mieux lexaucer32. Dans lun et lautre cas, le bnficiaire ne sy trompe pas ; il a demble assez de lumire pour comprendre que lopposition est l pour tre surmonte. Cest la bndiction que Jacob rclame de Celui qui vient de lui dboter la hanche ! Cest de limage des petits chiens que la femme sempare pour obtenir la dlivrance de sa fille ! Sil y a lutte avec Dieu, ce nest pas contre Dieu, mais avec Dieu contre le doute, linertie ou la rvolte, contre le dcouragement de lesprance... Un tel combat nest pas tranger la prire. Le Seigneur, pour nous bnir davantage, nous oblige porter notre effort lextrme, croire contre toute vidence, esprer contre toute esprance : parce que nous recevons ainsi une plus grande grce. Le Seigneur a vraiment fait du tricheur un Prince. Quant la femme, les mots me manquent pour dire le prodige de la foi qua suscite Jsus, la beaut de sa confiance humble et ttue elle a, jen suis sr, chavir le cur des anges ! Si Dieu nous rsiste dans la prire, cest comme un Pre pour
30. On remarque encore que le mot agnia est employ par Luc (Lc 22.44) dans le rcit de Gethsman ; le Seigneur livrait combat, dans le jardin, contre la faiblesse naturelle (exempte de pch), pour soumettre sa volont humaine celle du Pre. 31. Comme le relve PETERSON, Prayer in Paul , p. 98. 32. Je renvoie mon Le Seigneur et la femme syro-phnicienne , Fac-Rflexion n44, 1998, p. 26-29.
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lever le fils ou la fille quil chrit. Il est peut-tre trop faible de parler de pdagogie divine ; cest le stratagme amoureux de la souveraine sagesse. Thse V. La prire est efficace faite au nom de Jsus. Jsus lie troitement la promesse de lexaucement cette condition : Ce que vous demanderez en mon nom... (Jn 14.13s. ; 15.16 ; 16.23ss ; cf. p 5.20 et Jc 5.14). Que signifie-t-elle prcisment ? La formule (en t onomati), assez souvent employe sans rapport avec la prire, est susceptible de toute une gamme de sens. Il nest possible ici que de tracer quelques lignes, titre suggestif. Ce que nous avons dj vu de lefficacit de la prire exclut toute tentation de loger une force magique dans le nom, ou mme de lui confrer une ncessit rituelle, conditionnant son agrment par Dieu : on est alors aux antipodes de lesprit de la pit biblique. Avouons, cependant, que la tentation demeure prsente jusque dans nos rangs, jusque dans notre cur, tant elle trouve de connivence dans la chair . Linterprtation minimaliste de prier au nom de serait sans doute prier en usant de son nom pour sadresser au Seigneur . Dans lAncien Testament, qr< bm, gnralement traduit invoquer le nom (Gn 4.26 ; 12.8...) doit ainsi se comprendre (la Bible du Semeur se contente de prier lternel ). On suppose communment que la connaissance du nom tait vitale pour que la prire atteigne la divinit ; Jsus a fait connatre le nom du Pre aux lus (Jn 17.6,26), et en sa propre personne, de sorte que le en mon nom de Jean 14.14 pourrait donner pour Destinataire de la prire le Dieu rvl en Jsus, avec lequel Jsus est un. Cette lecture, cependant, ne convient pas au modle principal, selon lequel la prire est adresse au Pre, au nom de Jsus (Jn 16.23). Certes, Notre Seigneur a pu dire une fois, daprs le texte le mieux attest, Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai (Jn 14.14), mais cet usage reste isol33. Il nest gure envisageable que le nom auquel (littralement dans lequel) les fidles sont invits prier soit ordinairement celui de linvocation. Lhbreu bm sert de faon si diverse, et pour des rapports parfois si vagues, quon pourrait se contenter dune rfrence imprcise : Priez en
La leon comportant le pronom personnel objet m reoit la note B (texte probable, mme si subsiste un certain doute) dans le Greek New Testament de lAlliance Biblique Universelle ; elle sappuie sur des tmoins de grande valeur, commencer par p66, , B, et elle bnficie de la prsomption en faveur de la lectio difficilior. On remarque, pourtant, le choix contraire de F. F. BRUCE, The Gospel of John, Pickering Paperbacks, Basingstoke, Pickering & Inglis, 1983, p. 301.
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nommant Jsus-Christ, en vous situant par rapport lui. Mais la nuance, ou saveur , juridique souvent attache lexpression semble bien convenir son usage pour la prire et permettre daiguiser linterprtation. Au nom de signifie : avec lautorisation ou la dlgation de pouvoir, avec un mandat provenant de la personne nomme et permettant de la reprsenter, comme revtu de son titre34. Ainsi Jean 5.43 oppose venir en son propre nom et, pour Jsus, venir au nom de son Pre (qui lui rend tmoignage en lui donnant de faire les uvres quil fait, v. 36s., et lui communique la gloire habilitatrice que les docteurs juifs lui refusent, alors quils se laccordent mutuellement, v. 44). Actes 16.18 montre Paul commandant lesprit de la pythonisse avec lautorit de JsusChrist, dont il est lambassadeur. 1 Corinthiens 5.4 ajoute la formule au verdict attendu de lassemble disciplinaire de lglise. Prier au nom de Jsus signifie se prvaloir du statut quil confre ses disciples : membres de son Corps, dira laptre Paul, dsormais en Lui comme ils taient en Adam . En notre propre nom adamique , vilaines caricatures au lieu de limage que Dieu avait cre, chargs dune dette infinie, quoserions-nous demander du Trs-Saint, du Trs-Haut ? Mais nous lapprochons au nom de Jsus-Christ, munis de sa recommandation et dlgation de pouvoir35. Il nous a donn, en quelque sorte, la signature de son compte cleste. Revtus de lui, puisque nous sommes en lui, nous accdons au Trne de la Grce, et en nous regardant, Dieu voit Jsus. Cest bien pourquoi le cur du Pre ne peut pas rsister pour tout ce qui est bon ; au nom de Jsus, il fond de tendresse. Telle est linsurpassable efficacit de la prire chrtienne36. Thse VI. La prire est agre faite par lEsprit. Par quel miracle sommes-nous unis Jsus-Christ, placs en lui et faits membres de son Corps, revtus de lui, et rendus capables dainsi nous prsenter Dieu en son nom ? De faon gnrale, cest luvre de lEsprit Saint, qui ralise en nous le fruit de luvre accomplie une fois pour toutes en notre faveur. Quant la prire, son assistance est dterminante : cest par lEsprit (en pneumati) quil nous est possible de prier en toute occasion (p 5.18 ; Jude 20). Fritz Rienecker va jusqu poser : Seuls les croyants, convertis, qui ont
34. Il sagit de la formule avec en ; il ne faut pas la confondre avec celle quintroduit es, es t onoma. (En revanche, pi t onomati est parfois, mais non pas toujours, proche de en t onomati.) 35. Pascal crit : Nos prires et nos vertus sont abominables devant Dieu, si elles ne sont les prires et les vertus de Jsus-Christ , Penses, n668 dans ld. de Brunschvicg. 36. Lexigence dun accord avec le Christ, sur laquelle insistent beaucoup de commentateurs, apparat plus comme un corollaire quelle ne vaut comme composante de sens de lexpression au nom de Jsus .
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reu le don de lEsprit, peuvent au plein sens du terme prier la prire (Jn 4.24), les autres peuvent au plus dire une prire37. Nul doute que Dieu opre en nous par lEsprit le vouloir et le faire, le faire et le vouloir, selon son bienveillant dessein (Ph 2.13). Ainsi de la prire : do tirerions-nous sans lui des motifs assez purs, des orientations assez sages, la persvrance jusquau bout ? O puiserions-nous lamour authentique de lintercession ? Par lunion de lEsprit notre esprit (cf. Rm 8.16 pour la distinction et 1 Co 6.17 pour lunion), par lintriorit radicale de son uvre infiniment fine, le Tout est de Dieu sallie la ralit de notre libre rponse, dj incorpore au plan ternel de Dieu. Il nous est donn de prier selon Dieu, et de toucher son cur. Laptre Paul rvle sans doute le plus tonnant, quant laide apporte par lEsprit. LEsprit Saint ne se contente pas de nous faire prier, il ajoute sa prire la ntre, il comble les dficits de nos demandes, il enveloppe notre intercession de la sienne (Rm 8.26s.) ! Pour ltude approfondie du passage, il convient de renvoyer lexgse et mditation admirable de Samuel Bntreau38 ; il suffit dobserver ici que lhyper-intercession de lEsprit montre lextrme de lintriorit du Dieu tout autre quun autre , le mystre de notre accomplissement en Dieu et par Dieu. Un pome de C. S. Lewis sur la prire le suggre sa manire inimitable jen risque une traduction-adaptation : Matre, ils disent que quand je prie, Conversant avec mon Dieu, Il ny a l que rverie, Un qui parle et non pas deux. Tout autrement quils nimaginent, Ils nont pas tout fait faux : Sec et froid jusquen mes racines, Comment te prier comme il faut ? Alors, mu de me voir vide, Ton Esprit Saint me secourt ; De toi germe en mon me aride Le mot, le soupir, lamour.
Der Brief des Paulus an die Epheser, Wuppertaler Studienbibel, Wuppertal, R. Brockhaus, 1961, p. 246s. La Prire par lEsprit. La prire de demande et lintercession de lEsprit selon Romains 8.26-27, Clon-dAndran/Vauxsur-Seine, Excelsis/Edifac, 2004, et larticle dans la prsente livraison de Thologie vanglique.
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Cest de toi que vient la parole, Un qui parle et non pas deux, Mais, en te chargeant de mon rle, Cest que je sois que tu veux. En toi seul commence et sachve La prire de la foi. Ce nest pas moi, cest toi qui rves, Et ton rve me fait moi39. Cest encore voquer le rle de lEsprit dans la prire que de lappeler lEsprit de filiation. Par lui, nous invoquons Abba, Pre . Prier au nom de Jsus-Christ, le Fils, munis du titre de ladoption par lui et en lui, cest pouvoir sadresser Dieu comme au Pre. Une mise au point peut tre utile sur ce terme dinvocation si caractristique de la vie spirituelle de Jsus et de la premire glise quil nous est conserv en aramen dans le Nouveau Testament grec, simplement transcrit, Abba. La notion inexacte sest rpandue quil appartiendrait au registre du parler le plus enfantin, et devrait tre rendu Papa . Cest une erreur, qua pourfendue James Barr ( Abba isnt Daddy ). Abba (<abb<) est le mot pre la forme dite emphatique (dfinie), et on a un exemple demploi gentiment respectueux pour un rabbin par ses lves40 ; Paul le traduit patr, pre (Rm 8.15), alors quil aurait eu disposition papps comme lquivalent grec de notre papa , sil avait voulu la connotation enfantine. Cependant, Jsus semble avoir innov en usant du terme dans la prire. Le judasme nignorait pas linvocation de Dieu comme Pre41, mais prfrait lhbreu Notre Pre (<vn), souvent complt par notre Roi comme dans la litanie de Nouvel An, et non pas <abb<. On peut supposer que cette dernire forme gardait un parfum familial, vocateur dune filiation relle, alors que le notre Pre courant marquait seulement lhonneur et lautorit. Par lEsprit dadoption et dengendrement
39. Poems, New-York, Harcourt Brace Jovanovich, 1977, p. 122, comme cit par Felicity B. HOUGHTON, in Teach Us to Pray, p. 301 : Master, they say that when I seem/ To be in speech with you,/ Since you make no replies, its all a dream/ - One talker aping two. // They are half right, but not as they/ Imagine ; rather, I/ Seek in myself the things I meant to say,/ And lo ! The wells are dry. // Then, seeing me empty, you forsake/ The Listeners role, and through/ My dead lips breathe and into utterance wake/ The thoughts I never knew. // And thus you neither need reply/ Nor can ; thus, while we seem/ Two talking, thou art One forever, and I/ No dreamer, but thy dream. 40. Cf. James D. G. DUNN, Prayer , p. 619. 41. En grec, voir lEcclsiastique 23.1,4 (mais loriginal hbreu retrouv porte Dieu de mon pre ), Sagesse 14.3, 3 Maccabes 6.3,8 ; en hbreu, Qumran, 1 QH 9.35s. (hymne P). Cf. O. HOFIUS, Father , New International Dictionary of New Testament Theology, sous dir. Colin BROWN, Grand Rapids, Zondervan, 1975, vol. I, p. 618.
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selon la grce (Jn 1.13), nous prions Dieu familialement, comme ses enfants quil chrit, en Christ. Thse VII. La prire est association filiale avec Dieu. Laccent sur la filiation permet de dgager, en guise de conclusion, ce que plusieurs thses prcdentes impliquaient dj mais dont la question flotte encore : Pourquoi la prire dans lconomie des uvres de Dieu ? Quel est son sens sous le gouvernement de la grce ? Dieu naurait-il pas pu se passer de notre prire pour nous bnir ? Certes, et il le fait dailleurs dans une bonne mesure. Mais, justement, pour les biens dont nous sommes le plus conscients, il na pas voulu distribuer des allocations automatiques. Il nous donne de saisir quelque chose des raisons de son choix. Il le fait en accrochant la prire linvocation de son nom de Pre. Si mchant que je sois, il reste assez de limage de Dieu dans ma paternit (p 3.14s.) pour que je pressente de quel dsir Dieu dsire faire participer son enfant par ses demandes la gnrosit dont il bnficie. Quainsi le fils et la fille soient actifs dans leur dpendance. Ils apprcieront de recevoir, non pas une pierre, mais du pain, non pas une vipre, mais du savoureux poisson. Ils seront levs dans la responsabilit, partenaires dalliance. Laimant stratagme du Pre inventera mme des obstacles, pour que le fils et la fille les surmontent, pour quils soient levs jusqu la gloire dIsral-Prince avec Dieu, jusqu la gloire de la Syro-Phnicienne, dont la foi a mu le ciel. Parce quil nous aime. Le sens de la prire est que Dieu, par amour, veut tre, quil est, notre Pre Abba ! Henri BLOCHER
tienne LHERMENAULT
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