Yves Gambier, Les Censures Dans La Traduction Audiovisuelle
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dans
la
traduction
1. Une haute surveillance Les actualits politiques, diplomatiques, financires et scientifiques accumulent les exemples de dsinformation, de contrle et de manipulation des informations et des donnes. Par ailleurs, nos socits, de plus en plus polices, recourent divers systmes de surveillance, depuis les camras vido dans la rue jusquau rseau dcoute chelon utilis dans les affaires conomiques et commerciales, et font usage du voyeurisme sur certaines chanes de tlvision et sur le Net, pour doper audimat et recettes publicitaires. Dans le domaine culturel, aussi soumis lindustrialisation et la marchandisation, la censure sexerce plutt par largent, parfois sous le prtexte de valeurs idologiques. un point tel par exemple, quen 2002 sest cre en France une collection interdite regroupant des uvres littraires, musicales et cinmatographiques, sans diffusion possible dans leurs socits dorigine. Quen est-il dans laudiovisuel (AV)? Dans ce qui suit, nous aborderons trois aspects de la censure, effectifs au cinma et la tlvision : - la censure comme emprise des autorits publiques, de linterdiction catgorique jusquaux rgulations institutionnelles ; - la censure de largent, sur un march de plus en plus concentr ; - et lauto-censure, notamment celle, ruse, qui la fois dit et ne dit pas, 203
Index of censorship, depuis 1968, s'efforce de rpertorier les actes et actions qui bafouent la libert d'expression, qui rduisent certaines voix au silence forc. Centr surtout sur la littrature, le magazine reconnat que la censure prend dsormais de nouvelles formes dans un monde la fois plus interdpendant et plus fragment. Aux interdictions
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brutales suivent ou se superposent des restrictions plus subtiles, des menaces plus informelles, contre les penses dissidentes . Autodaf (no 1, octobre 2000), revue publie en cinq langues par le Parlement international des crivains (cr en 1994), s'efforce aussi de dcrire ces nouveaux visages de la censure. Arrt, dtention, prise dotage, enlvement de journalistes, de reporters, titres suspendus de parution, fermeture autoritaire de salles de rdaction: bien des pays (Birmanie, Chine, thiopie, Cuba, Turquie, etc.) pratiquent aujourdhui de tels actes. Mais la censure peut prendre encore dautres formes rpressives directes comme par exemple, linterdiction du Festival du film palestinien Montreuil (France) en 2001. Les nouveaux supports nchappent pas aux tentatives de contrle tatique. Ainsi divers rgimes (par exemple en 2001, en Tunisie, en Turquie) ont mis en place des systmes de surveillance d'Internet, comme la suppression des fournisseurs d'accs ou leur reprise en main par le pouvoir. En effet, le rseau des rseaux est considr comme un outil de contournement de toute censure. Un texte ou des images interdits la tlvision ou au cinma vont facilement dsormais sur Internet. Pourtant celui-ci, comme le tlphone mobile, offre une immense capacit de reprage et de fichage qui devrait convenir tous ceux qui veulent dresser le profil des consommateurs, grer les relations aux clients ou encore surveiller et punir , pour reprendre un titre de M. Foucault sur la naissance de la prison (1975). Du ct du cinma, les affaires de censure dans nos socits sont certainement plus rares quauparavant mais suscitent aussi de vives ractions. Ainsi, par exemple, La dernire tentation du Christ de Martin Scorsese a d tre retir des crans en France, la fin des annes 80, la suite dactes terroristes de groupes intgristes. En 1999, Eyes wide shut de Stanley Kubrick a eu des problmes dans sa distribution internationale parce que la communaut hindoue avait protest contre lutilisation de plusieurs de ses chants pendant la scne dorgie. Les spectateurs de Grande-Bretagne o est rassembl le plus grand nombre dHindous en Europe nont donc pas vu la mme version que les Australiens, les Nerlandais. Quant aux Amricains, ils ont eu droit une version remanie numriquement pour couvrir certains actes sexuels version approuve par la Motion Picture of America. Enfin, Warner na pas mme propos le film des pays comme lInde, lIndonsie, la Malaisie, la Thalande et nombre de pays du Moyen-Orient, connaissant leurs exigences particulires en matire de censure et donc prenant les devants 205
pour satisfaire ces exigences. Autre exemple : en juin 2000, le film francais de Virginie Despentes et Coralie Trinth, Baise-moi, a suscit une certaine polmique, mlant les arguments moraux, esthtiques et juridiques (un film dit dauteur peut-il tre class X?), partir dune requte dune association familiale dextrme-droite. Rflexions et arguments ont mis en vidence combien les reprsentations du sexe lcran avaient volu, combien les faons de percevoir cette volution taient diverses. Au moralement correct semble faire suite une morale du regard un rapport au rel et limaginaire qui ne soit pas simpliste: le droit de toute uvre tre montre nexclut pas du tout le droit de dnoncer, de critiquer alors que le moindre soupon de censure et tout son arbitraire donne aux marchands de violence, aux propagandistes de la haine, de lavilissement, un statut de martyrs, commercialement intressant. La prohibition na jamais favoris que la transgression, lucrative. Dans ces conditions, les interdictions selon les ges (12 et 16 ans en France, depuis 1990; 7, 11, 15 et 18 ans en Finlande depuis le 1er janvier 2001) paraissent des mesures dcales par rapport la fois la maturit des socits et lge de la majorit lgale. Dernier exemple: le film de Cdric Kahn Roberto Succo, prsent en mai 2001 lors du Festival de Cannes, a vu sa diffusion momentanment suspendue en Savoie, sous prtexte quun des policiers abattus par Succo habitait Chambry. Le mme motif avait servi, en janvier 1992, pour interdire, aussi Chambry, la pice de B.M. Kolts, Roberto Zucco.
de lAV) visionnent respectivement films et programmes tlviss pour reprer les scnes dangereuses . Pour la tlvision, le contrle fonctionne a posteriori : on regarde les missions dj projetes mais qui ont t contestes; il ne s'agit pas de se substituer aux responsables des programmes ni aux parents. Depuis 1996, existe une signaltique en bas de l'cran, commune toutes les chanes hertziennes et Canal +. Cinq catgories ont t dfinies, reprables par des pictogrammes : - carr vert (tout public) - cercle bleu ( cause de scnes pouvant heurter le jeune public) - losange orange (interdit aux moins de 12 ans) - carr rouge (interdit aux moins de 16 ans) - et X violet (interdit aux moins de 18 ans). De tels systmes existent ailleurs et ont exist nagure, par exemple dans les annes 50-60 pour l'glise catholique espagnole : blanc (pour tous, moralit sans taches); bleu (pour les jeunes), rose (pour personnes averties), rouge (dangereux pour tous), vert (pornographique), noir (impie, attentatoire la religion) ces deux dernires couleurs tant supprimes au lendemain de la Guerre civile. L'efficacit de ces jeux de symboles colors, leur impact dpendent de divers facteurs, comme les apprciations des chanes (publiques ou prives), selon le sens qu'elles ont de leurs responsabilits, selon l'importance qu'elles accordent au prime time et l'audimat, comme aussi les apprciations des parents, prsents ou pas, prs du poste. D'vidence, les notions d'acte gratuit , de hros immoral ...sont dlicates manier. L'volution permissive des murs rend n'en pas douter certaines interdictions d'hier obsoltes. Nempche, au nom de la scurit et pour contrer les dlinquances, le dbat peut sans cesse rapparaitre et invoquer la pertinence dun contrle plus ou moins autoritaire. Ainsi, par exemple, la Commission Kriegel en France (juinnovembre 2002), cense rflchir sur la violence et ses effets sur le petit cran, a mis sur la peur suscite par les images violentes en mettant en place une signaltique renforce faisant appel la surveillance des parents (Rapport 14 novembre 2002). Peu avant, ds le dbut de 2002, une croisade stait engage contre la diffusion et rediffusion, chaque mois, dun millier de films pornographiques la tlvision. Lappel la censure par certains politiciens et certaines associations familiales a eu un petit air de tartufferie parce quen sen tenant la seule tlvision, on occultait la 207
circulation facile des mmes films X sur Internet, chez le moindre loueur ou dans le moindre distributeur automatique de cassettes vido ; on oubliait galement que les mcanismes de double cryptage dj existants lmission et la rception, savrent efficaces si chanes et parents assument leur responsabilit. 3. Les entraves censoriales la censure publique, se superposent les entraves de nature conomique, lies la concentration des chanes et des titres. Le contrle financier des mdias quon songe par exemple au cas des rapports de NTV Moscou avec Gazprom, au cas de lemprise mdiatique de Berlusconi, sans parler des empires de Murdoch, de Bertelsman, etc. et les quasi monopoles de distribution nont gure besoin de menaces physiques et verbales pour plier le droit linformation leur convenance. Ainsi la libert dexpression nest pas dfie seulement par les despotes ou les tats monolithiques : elle lest aussi par les circuits de diffusion, y compris par les contraintes dune lingua franca, par la rpartition des subsides et aides financires, par la qute des sponsors. Rappelons ici la suite chronologique dans la distribution cinmatographique et, indirectement, le financement dun film : celui-ci peut tre pay davance par une chane de tlvision; il sort dans les salles de cinma o il est partiellement ou totalement amorti ; il est vendu comme vido ; il est montr sur une ou plusieurs chaines cryptes, puis page ; il est diffus sur des chanes gnralistes. En 2001, 20% des films francais ont cumul 80% des tickets dentre. Sur ces 34 films, trois seulement ont t distribus par de petites compagnies. Linternationalisation de la distribution sous la houlette des
peser des menaces sur la pluralit des opinions, la diversit de lexpression. Une telle censure douce renforce le quatrime pouvoir , parfois jusqu la caricature. Toujours entre 1995 et le dbut de 2001, Walt Disney a rachet ABC Network, American on line (AOL) a fusionn avec Time Warner, Vivendi a absorb Canal + et Seagram, etc. Depuis le printemps 2002, ces concentrations acclres ont engendr de gros problmes de financement et dendettement, au moment o les tlvisions page sont en crise en Europe et o les mdias en gnral voient leurs revenus publicitaires baisser la faillite de Kirch Media et la mauvaise passe du groupe Rupert Murdoch tant symptomatiques de ce retournement (provisoire?) de situation. Quoi quil en soit, compagnies de tlvision, producteurs et distributeurs de cinma, fournisseurs sur le Net tentent toujours de trouver des synergies, des stratgies communes... qui secouent dj certaines conditions de travail du traducteur. Le film tir de Harry Potter a t produit par Warner et a donn lieu des produits drivs : il a fallu sortir trs vite les traductions crites, par exemple quatre mains en Allemagne. On se rapproche ici des processus dinternationalisation et de localisation connus pour adapter les logiciels et leurs documents dutilisation et daide. Dernier exemple citer : la position dominante acquise en France, en octobre 2002, par le groupe Lagardre dans la presse et ldition. En reprenant Vivendi Universal Publishing, le marchand darmes contrle dsormais lui seul la distribution de 70 % des livres dans le pays, la production des 3/4 des livres de poche et de ldition scolaire et de 90 % des dictionnaires. Une telle domination sexerce sur tous les acteurs censs promouvoir le livre diteurs rachets, auteurs, libraires, distributeurs de presse, journalistes des mdias crits, radiophoniques (Europe 1, RFM) et tlvisuels (Canal J, MCM, Match TV, Canal Satellite, MultiThmatiques). Journaux, magazines, programmes tlviss, longs mtrages, vidos et DVD, sites Internet, produits musicaux sont donc de plus en plus concentrs dans quelques mains. Ds lors, les conditions de cration, de diffusion, de retransmission, de traduction... sont assujettis des contraintes qui poussent les crateurs la fois se restreindre et suniversaliser. Cet assujettissement entrave dsormais la faon de rpartir les subventions et aides la production ainsi qu la programmation (par exemple, des films raliss ne sont jamais montrs) : contraintes imposes 209
par le cahier des charges des tlvisions qui financent des ralisations pour alimenter leur grille, coupures et autres manipulations dans les scnarios et les images, viction plus ou moins momentane de certaines salles ou encore interdiction totale de distribution, sous prtexte de prserver lordre public ou lordre moral (cf. section 2.1). On dira que la censure est devenue plus insidieuse, retranche derrire les impratifs financiers et commerciaux. Peut-on dire que dans tous ces cas, le traducteur arrive toujours trop tard, une fois que ces entraves censoriales ont dj opr ? Ce serait, dune part, ne pas reconnatre son appartenance un systme de croyances, de convictions, de catgories mentales, de prjugs, qui influent sur ses comportements et dcisions et ce serait, dautre part, nier les ruses de lauto-censure, cette facon prventive de se plier aux normes et conventions de l acceptable . 4. Lauto-censure
stratgies toujours disponibles : jusquo les transformations quelles induisent sont-elles des variantes de la censure? Quand on supprime ou diminue la force des rfrences ou des allusions au mtier de croquemort, aux odeurs corporelles cas de la traduction amricaine de LAssommoir de Zola (Baguely, 1984) censure-t-on pour anticiper les ractions supposes des lecteurs et la mvente possible du livre? Quand on limine plusieurs pisodes, vus comme scabreux, de la carrire amoureuse du baron Charlus cas de la version anglaise des annes 30 de Proust (Maranz ,1984) rpond-on davance aux dfenseurs de la morale dominante? Quand on vite de reproduire les strotypes sur les Italiens dans les traductions italiennes de Sherlock Holmes, quelle distorsion opre-t-on? Pour djouer le problme, on a souvent multipli les tiquettes : ainsi la traduction prenant ses aises et sa libert (fruit alors des censures) deviendrait belles infidles, adaptation (Gambier, 1992), naturalisation, domestication. Les retraductions (Gambier, 1994) ne serviraient-elles pas dbusquer les censures successsives, djouer les manipulations antrieures? En fait, si les stratgies peuvent tre raisonnes, sinon rationnalises, le propre de la censure comme entrave et comme contrle (auto-censure) parait tre de ne pas se dire, de fuir sa justification. Quel traducteur admettra quil (se) censure? Au mieux il reconnatra quil adapte . Cette auto-ngation va de pair de facto avec la dvaluation sociale et financire de plus en plus courante du mtier. Aujourdhui, la traduction se paie avec de largent, mais souvent aussi par lanonymat et lindiffrence. Elle est aussi un travail que certains payent de leur libert, de leur vie, par exemple en Iran, aux Philippines. Quon se souvienne galement de lassassinat des traducteurs japonais et italien de Salman Rushdie ou des massacres de jeunes interprtes locaux dans lex-Yougoslavie. Ou encore des amendes infliges par deux fois (fvrier et septembre 2002) Nermin Acar pour avoir traduit deux livres interdits en Turquie. Les traducteurs AV dont la tche est mal reconnue dans nombre de socits, mal rtribue (alors que lAV est devenu un support de masse), nchappent pas lauto-censure.
pour apprhender un film, un documentaire, une srie tlvise, il faut saisir son rythme, sa musicalit, la place et les mouvements de la camra qui cadencent plans et scnes. Les dialogues pris hors de leur contexte pluri-smiotique, hors de leur interaction avec le visuel et le sonore, tombent plat. Quand on pense aux censures, on se borne souvent au langagier, comme si les images ne pouvaient pas tre truques, dtournes, coupes. Or, de Goebbels la manipulation numrique, on sait qu'elles peuvent l'tre dans leur composition mme et dans leur agencement le montage, pour diffrentes versions locale, internationale, avionnable, coproduite, tant une des caractristiques fondamentales de la production audiovisuelle. Sans parler des remakes, ces copies qui (re)produisent un film avec de nouveaux acteurs, dans une nouvelle langue, souvent pour mettre l'accent sur d'autres valeurs, d'autres questions, partir d'une narration et dans un style transforms. Qu'on pense ici par exemple Pp le Moko/Algiers, La cage aux folles/The Birdcage, Trois hommes et un couffin/Three Men and a Baby, La Totale/True Lies, etc. nous obligeant rinterroger les rapports entre original et reproduction, imitation, plagiat, parodie, ou encore les degrs d'intertextualit entre ces diverses formes. Cette complexit qui fait sens, entre image, verbal et bande sonore, explique la libert relative qu'on peut prendre tel ou tel niveau, avec tel ou tel code. Ainsi la narration permet de lgres interventions d'dition pour allger, complter, claircir le contenu (Ponni, 1994, p. 304), ces transformations verbales pouvant tre compenses par ce que montrent les images. Le commentaire cherche correspondre au gut et aux normes habituels de la culture du pays de la langue cible (Ibid., p. 305): il peut tre loign du texte de dpart sans ncessairement que l'effet recherch, le sens intentionnel en soient diffrents (Laine 1996, p. 203). La reformulation pour bien s'adapter au mode oral, la correction d'une erreur factuelle, les modifications d'une dramatisation ou exagration trop trangre aux spectateurs cibls, l'ajout d'une information, la suppression d'une donne juge inutile... tout cela pour faciliter la rception n'est jamais peru comme censure (cf. Franco 2000, pour des cas de voice over). Dans le cas du doublage, bien des stratgies de traduction et de synchronisation labiale ne sont pas non plus considres comme censurantes : addition et suppression ponctuelles, altrations et explicitations passagres pour lever une ambigut, pour garder le ton de l'original, standardisation ou neutralisation linguistique (vitement des formes sociale, rgionale, idiosyncratique, trop marques) (cf. Goris, 212
1993). Dans d'autres cas, le traducteur cherche viter d'offenser les sensibilits des rcepteurs soit parce qu'il a reu des directives du producteur, de l'importateur ou du distributeur, soit parce qu'il conoit, selon ses sentiments, ses visions, ses attentes, ses expriences, la fonction de son travail et le rle qu'il remplit (cf. Kelly, Coll. 1998 propos de Into the West, film irlandais doubl en espagnol; Ballester, 2001, pp. 160-176, propos de Blood and Sand/Sangre y Arena). Une vise fonctionnaliste, c'est--dire cibliste, qui domestique, localise la pense, les valeurs, les habitudes, les pratiques de l'autre, en particulier dans ses discours et textes non pragmatiques, ne croise-t-elle pas alors le politiquement/moralement correct, l'auto-censure? Les transformations peuvent en effet tre parfois radicales car elles affectent les rfrents, l'argumentation se confondant proprement avec une manipulation idologique : ainsi, par exemple, les allusions au nazisme qui sont occultes dans nombre de films et sries projets en Allemagne, comme dans Casablanca (film de M. Curtiz, 1942) ou dans un des pisodes de Magnum, P.I o, par ailleurs, plusieurs flashbacks sur le Vietnam ont t coups. (Wehn, 1998, pp. 187-188, pp. 195-197).
4.3 Le sous-titrage
Avec le sous-titrage, la censure ne peut tre aussi vidente puisqu'il est toujours possible d'entendre les dialogues originaux et ventuellement d'valuer les mtamorphoses opres par le traducteur. Cela nempche pas de mutiler une scne, de changer un mot vulgaire en un autre considr comme moins vulgaire, domettre une rfrence, etc. (Scandura, paratre). Il y a une contrainte moins technique que l'adaptation synchrone, plus symbolique et sans doute plus inconsciente : c'est la valeur accorde l'crit dans nos socits o les pouvoirs tablis s'appuient toujours sur l'crit (verba volant, scripta manent) et o l'crit possde une certaine autorit. Ce caractre relativement sacr du mot crit fera qu'on hsitera mettre noir sur blanc mots d'argot, jurons, injures, propos obscnes ou grossiers (scatologiques ou pas), comme s'ils devenaient alors plus offensants, plus agressifs, tout en tant nanmoins parfois acceptables l'oral, prononcs par exemple par des hommes. Par ailleurs, les contraintes de temps et d'espace obligent comprimer, condenser, supprimer, substituer. O se trouve alors la frontire entre l'omission justifie par le chronomtre et les deux lignes en bas d'cran et l'omission lie un tabou? 213
Des mots de quatre lettres en anglais ou de trois en franais ne sont pas rares dans les rparties ordinaires. Par exemple, dans Four Weddings and a Funeral, on se souvient de la frquence de fuck , ds le dbut du film et dans nombre de scnes o le mot apparat tantt comme interjection, tantt comme quantificateur, tantt comme articulateur. Plusieurs de ces occurrences sont invitables, c'est--dire qu'elles appellent une solution traductionnelle, un cran sans sous-titre alors qu'un personnage parle tant toujours droutant pour le spectateur. Ces solutions sont diverses : un quivalent lexical peru comme moins fort, une compensation stylistique, une lettre initiale suivie de points de suspension, etc. Notons que pour des raisons de morale et de march, il y a eu ngociation avec les Amricains pour remplacer fuck par bugger ou hell , fucking beautiful par sodding beautiful (foutument belle), etc. N'est-ce pas d'ailleurs aux tats-Unis qu'on a invent le TVGuardian, logiciel qui filtre automatiquement les bandes-sons de tout juron et expression blasphmatoire? Ce systme commercialis depuis 1998 s'interpose entre l'antenne, le dcodeur ou le magntoscope et le tlviseur. Comparant en permanence les dialogues reus avec son dictionnaire des termes prohibs, quivalents diable , merdique , cul baiser , etc., il intervient soit en coupant le son de la phrase correspondante, soit en la remplaant en affichant en sous-titre une version expurge. l'utilisateur de choisir! Ce systme ne peut pas toiletter les missions en direct. Il s'ajoute aux puces supposes protger les enfants contre les programmes tlviss violents ou sexuellement explicites. En dcembre 2002, la justice amricaine a t saisie dune plainte des studios de Hollywood, associs la Directors Guild of America (Syndicat des ralisateurs de films), plainte dpose contre CleanFlicks ( films propres , cest--dire prtendument sans violence, nudit ou jurons) et contre 14 autres socits qui proposent des films expurgs sur Internet et chez des dtaillants ou encore des logiciels de nettoyage usage domestique. Ces longs mtrages, notamment Il faut sauver le soldat Ryan, Monsters Ball, Shrek, sont dits soi-disant pour prserver les valeurs morales lors dun visionnage en famille. Un tel contrle sur le montage final par des censeurs (souvent mormons) est dautant plus choquant quaux tats-Unis, les metteurs en scne nont pas la proprit intellectuelle de leurs films remonts couramment par les producteurs pour une diffusion la tlvison ou sur les lignes ariennes. Le cinma propre se propage un moment critique o merge le numrique qui donne chacun (spectateur, parent, ducateur) laccs son propre final 214
cut .
Dans Un monde sans piti, reviennent rgulirement dans la bouche des personnages les termes putain , con , cul , merde , chier : ces cinq gros mots sont comme un plaisir pour eux plaisir de la langue, plaisir de choquer, plaisir de la rptition. Selon leurs fonctions (imprative, d'insistance, hypocoristique...) et leur position, et donc selon leur degr de grossiret, leur traduction dans les sous-titres en finnois a vari; Ah! non... putain! comme exclamation pour marquer un lger agacement, n'a pas la mme force par exemple que putain! tire-toi de l lanc un passant. Bien d'autres films comme Transpotting, Fucking mal, La haine... pourraient prter des analyses similaires.
prfrer une langue plutt standard. une tlvision gnraliste correspondrait une langue homognisante. Quand sont mentionns les mots grossiers, les jurons, on s'en remet la force des conventions (TVversttarens ABC, 1989, p. 20); on veut viter toute censure (interdiction brutale) mais on recommande de peser la valeur et la fonction du mot tabou, sa pertinence, notamment lorsqu'il est abondamment rpt (Nogle Regler om TV-Tekstning, 1991, p. 16); on soutient qu'il faut faire concider ce qui va tre lu avec ce qui est dit without censuring (ITC Guidance, 1997, p. 2). L'absence de prcisions, de critres, d'exemples, revient laisser le traducteur face ses responsabilits et son propre jugement, c'est--dire aux pressions normatives. Il devient ainsi la fois le porte-parole de la compagnie et l'cho suppos des spectateurs qui ragissent rarement et presque toujours sur le choix de mots pris isolment. Cette double contrainte favorise davantage le conformisme que la transgression ou l'innovation. Elle fait surtout jouer l'auto-censure du sous-titreur auto-censure non pas dirige par des directives externes mais par sa propre idologie, par ses propres reprsentations de ce que cherche la compagnie, de ce qu'attendent les spectateurs, par son propre sentiment linguistique. Rien ne lui dicte si telle ou telle expression choque le bon got , la morale, la dcence : il est cens connatre ce bon got , cette morale, cette dcence catgorie de moindre rsistance face aux pesanteurs et clichs de la langue, au prt penser, aux catgories toutes faites. Une telle censure est dautant plus difficile assumer que dans nombre de compagnies de tlvision et dagences de sous-titrage et de doublage, le traducteur nest pas responsable jusquau bout (jusque sur lcran) des dialogues traduits. Ceux-ci peuvent encore tre modifis par un technicien. 5. Entre Herms et Cerbre Le traducteur est donc accul au pied du mur : mdiateur culturel, le voici promu aussi mdiateur idologique au sein de sa communaut, charg de rpercuter certaines valeurs et un certain tat de la langue. A-t-il le choix? Est-il toujours conscient de sa duplicit, de son rle paradoxal, qui le contraignent d'tre en mme temps Herms, voyageur, passeur, et Cerbre, gardien de sa tribu? Peut-il refuser indfiniment des commandes sous prtexte de ses positions? Le traducteur d'un ouvrage ou d'un film raciste, sadique, violent avec les femmes, machiste, portant sur les tueurs en srie, sur les licenciements... n'a pas s'identifier celui/celle dont on rapporte des faits, l'existence, des dclarations ou l'analyse. Ici son invisibilit relative le protge, alors qu'un journaliste, un avocat par exemple sont souvent associs, l'un ce qu'il rapporte, l'autre ses clients qui font la 216
une des mdias. Sous-titrer un documentaire qui proclame certaines opinions qu'on rcuse, est-ce ncessairement tre dpendant ou un reprsentant de ces opinions?
Que lon soit interprte de confrence ou de communaut, ou que lon traduise des textes ou documents (choisis par un commanditaire, dans la grande majorit des cas, et non par le traducteur lui-mme), l'objectivit du traducteur est dans son professionnalisme. Il n'en demeure pas moins interprte de ce qu'il rend accessible et responsable de ce qu'il comprend et rend dans un contexte de libert toujours surveille, qui rduit le langage une communication efficace , qui en appelle parfois la transgression des usages, des rgles, des conventions... pour mieux enchaner les destinataires l'idologie consumriste, et qui brouille toujours plus les frontires entre information et discours de promotion marchande prsent dsormais partout, dans les mdias, les sports, dans les taxis, sur les faades d'immeubles ou les bords de routes, dans les spectacles, sur les vtements, parfois dans les coles, dans les hpitaux, etc. Dans un tel contexte, et pour toujours assumer leur fonction d'Herms, celle qui permet d'entendre la pluralit des voix, il reste aux traducteurs comprendre la logique conomique de l'dition, de la production et de la distribution filmiques et tlvisuelles, avec ses effets censoriaux; dvelopper leur auto-analyse pour djouer les ruses de l'auto-censure; saisir aussi les dogmes qui dominent leur pratique et la rflexion traductologique contemporaine. Il est dautres contextes, rgime totalitaire ou intgriste, o on ne traduit pas, o il est interdit de traduire souvent parce que ltranger est considr comme porteur dides troubles , subversives , contraires lidologie nationaliste, la prservation puriste de la langue, etc. Parfois, au contraire, notamment au XVIIIe sicle, on a djou les censures tatiques ou religieuses, en proposant des pseudo-traductions , comme si limportation dun texte initialement crit dans une autre langue excusait les audaces stylistiques ou les audaces de la rflexion. Ce qui indique avec vidence que la traduction ne remplit pas toujours le mme rle, indpendamment des conditions historiques qui lentourent, le traducteur tant pris dans un jeu de pouvoir entre auteurs, commanditaires, producteurs, rcepteurs (Lefevere, 1992; Fawcett, 1995). 217
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RSUM : Les censures dans la traduction audiovisuelle La censure est, aujourd'hui dans nos socits, une notion floue ou du moins elle tend tre utilise pour signifier diverses ralits. Elle est synonyme d'interdiction mais rejoint aussi les entraves du march, tel qu'il se dveloppe actuellement. Elle peut enfin fonctionner comme un contrle social intrioris : c'est l'auto-censure. Ces trois types de censure existent dans l'audiovisuel. Quelles sont les positions possibles du traducteur dans les divers modes de traduction l'cran, notamment le sous-titrage ? En quoi son auto-censure est-elle tlguide, dirige ? ABSTRACT: Censorship in Audiovisual Translation In todays societies, censorship is a broad notion encompassing various realities. Synonymous with banning, it also covers restrictions imposed by current market forces. In addition, censorship refers to an internalized form of social controlself-censorship. These three types of censorship are found in broadcasting and cinema. To what strategies does the translator of various types of screen translation, especially subtitling, have recourse? How is self-censorship (remote)-controlled and supervised? Mots-cls: censure institutionnelle, entraves censoriales, auto-censure, traduction audiovisuelle, sous-titrage. Keywords: systemic censorship, censoring restrictions, self-censorship, screen translation, subtitling. 220
Yves Gambier : Universit de Turku, Centre de traduction et d'interprtation, Tykistkatu 4, FIN 20520 TURKU, Finlande Courriel : [email protected]
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