Henri Wallon - Jeanne D'arc - T2
Henri Wallon - Jeanne D'arc - T2
Henri Wallon - Jeanne D'arc - T2
TOME II
5ème édition
1879
Henri Wallon
JEANNE D'ARC
PAR
H. WALLON
Secrétaire perpétuel de l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres
Doyen de la Faculté des lettres de Paris
OUVRAGE
QUI A OBTENU DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LE GRAND PRIX GOBERT
CINQUIÈME ÉDITION
TOME SECOND
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1879
Tous droits réservés.
JEANNE D'ARC.
LIVRE SIXIÈME.
ROUEN. — LES JUGES.
I
LE MARCHÉ.
par Jean sans Peur. Voy. Vallet de Viriville. Hist. de Charles VII,
t. II, p. 188.
Premier refus de Jean de Luxembourg, et idée de recourir à
l'évêque de Beauvais, t. IV, p. 262 (Abrév. du Procès);
LE MARCHÉ. 5
Compiègne, eux-mêmes, on le peut dire, l'avaient
eue dès la veille de la délivrance d'Orléans, quand
ils répondaient aux sommations de la Pucelle en
menaçant de la brûler dès qu'ils l'auraient : on ne
brûle pas des prisonniers de guerre. Dès l'origine,
ils étaient donc résolus à la faire juger comme hé-
rétique et comme sorcière. Pour accomplir leur
résolution, ils n'eurent qu'à prendre les instru-
ments qu'ils trouvaient tout prêts à les servir.
Les Anglais n'ont pas eu seulement la première
idée de ce procès : ils en ont eu la direction.
Pour juger la Pucelle, il la fallait avoir. Pour
l'avoir, comme pour la juger, ils employèrent un
homme à eux, Pierre Cauchon, évêque de Beau-
vais.
Pierre Cauchon paraît dans le procès l'organe
le plus accrédité de l'Université de Paris. Dès le
temps de Charles VI, en 1403, il avait été appelé
par les suffrages de ce corps aux fonctions de rec-
teur, et, vingt ans plus tard (1423), il était devenu
le conservateur de ses priviléges. Attaché au parti
de Bourgogne jusqu'à compter parmi les Cabo-
chiens, aidé dans sa carrière par le crédit de la
faction, archidiacre de Chartres, vidame de Reims,
chanoine de la Sainte-Chapelle, membre du grand
conseil, il était parvenu au siége important de
Beauvais, l'une des six pairies ecclésiastiques, sur
la recommandation toute-puissante de Philippe le
Bon, et il avait embrassé avec lui la cause des
Anglais, ce qui lui avait valu de nouvelles faveurs.
Henri V l'avait nommé aumônier de France, et l'on
6 LIVRE VI. ROUEN. LES JUGES.
a vu avec quel zèle il avait cherché à conserver
Reims à Henri VI. Les circonstances l'avaient plus
que jamais jeté dans cette voie, en associant aux
intérêts de l'Angleterre ses intérêts et ses ressen-
timents. Lui qui avait voulu retenir Reims à la
cause anglaise, il n'avait pas su garder Beauvais,
son propre siége. Il en avait été chassé par un
mouvement du peuple en faveur de Charles VII
Réfugié à Rouen, il convoitait ce siége archiépi-
scopal, vacant alors, et il ne pouvait l'attendre que
de l'intervention du roi d'Angleterre auprès du
pape. — Ce fut lui que les Anglais choisirent pour
se faire livrer et pour juger la Pucelle1.
La Pucelle avait été prise dans le diocèse de
Beauvais, et à ce titre relevait de l'évêque du lieu.
Pierre Cauchon n'eut garde de s'excuser de son
absence : le siége d'où il était chassé lui offrait le
moyen d'arriver à l'autre; l'ambition et l'esprit de
vengeance conspiraient en lui au profit des volon-
tés de l'Angleterre. S'étant concerté avec l'Univer-
sité de Paris, il vint, le 14 juillet, au camp de
Compiègne, et réclama du duc de Bourgogne la
prisonnière, comme appartenant à sa justice : il
présentait à, l'appui de sa demande les lettres
adressées par l'Université de Paris au duc et à
Jean de Luxembourg. La main qui dirigeait tout
de Namur, par un traité de vente qui datait de 1421 et qui eut son
effet le 1er mars 1429, au décès du comte titulaire ; le Brabant enfin,
par la mort du duc Philippe, le 4 août 1430. Mais les Liégeois l'in¬
quiétaient à propos de Namur ; et la succession du Brabant pouvait
encore lui être contestée. Voyez M. de Barante, Hist. des ducs de
Bourgogne, livre II, Philippe le Bon.
1. Jeanne à Arras: t. I, p. 95, etc. — En quittant Arras, elle
passa par Drugy, t. V, p. 360 (Chron. de Saint-Riquier, de 1492). —
Au Crotoy: t. I, p. 89, et t. III, p. 121 (H. de Macy). On montre
encore au Crotoy, dans les soubassements d'une tour, aujourd'hui
20 LIVRE VI. ROUEN. LES JUGES.
détruite, donnant sur la plage, une porte que l'on suppose avoir été
celle de la prison de Jeanne à son passage. — Refus de vêtements
de femme, t. I, p. 95 et 231. — Le chancelier d'Amiens, t. III,
p. 121 (H. de Macy). — Les dames d'Abbeville, t. V, p. 361 (Itiné-
raire de Drugy à Rouen).
II
LE TRIBUNAL.
I
LES INTERROGATOIRES PUBLICS.
1. Serment: t. I, p. 45.
52 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
Je vous salue, Marie; Je crois en Dieu; c'est de ma
mère je que tiens ma croyance.
— Dites Notre Père.
— Je vous le dirai volontiers si vous voulez
m'entendre en confession. »
Elle le demandait pour juge au tribunal de Dieu !
Et comme il offrait de lui donner un ou deux per-
sonnages de langue française devant lesquels elle
dirait : Notre Père, elle répondit :
« Je ne le dirai que s'ils m'entendent en confes-
sion 1 . »
L'évêque, avant de la renvoyer, lui défendit de
sortir de prison, sous peine d'être réputée con-
vaincue du crime d'hérésie. Elle répondit qu'elle
n'acceptait pas la défense, et que si elle s'échap-
pait, nul ne lui pourrait reprocher d'avoir violé sa
foi, parce qu'elle ne l'avait donnée à personne ; et
elle prit cette occasion de se plaindre d'être liée
par des chaînes de fer. Mais comme l'évêque répon-
dait que ces précautions étaient commandées par
ses tentatives d'évasion antérieures, elle n'insista
pas, et, loin de chercher une excuse :
« C'est vrai, dit-elle : j'ai voulu et je voudrais
encore m'échapper de prison, comme c'est le droit
de tout prisonnier. »
Elle fut commise à la garde de Jean Gris, écuyer
du roi, et de deux autres Anglais, Jean Berwoit et
1. Procès : t I, p. 47.
2. Scandales de la l r e séance: t. III, p. 135 (Manchon) ; t. II, p. 12
(le même).
54 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
Le lendemain (jeudi, 22 février) le tribunal se réu-
nit dans une chambre, dite chambre de parement
ou d'apprêt (paramenti)1, située au bout de la
grande salle du château : quelques nouveaux mem-
bres des chapitres de Paris ou de Rouen s'étaient
joints au conseil de l'évêque. Jeanne étant amenée,
l'évêque l'invita à prêter le serment pur et simple
de dire la vérité sur tout. Elle dit qu'elle avait juré
la vieille et qu'il suffisait. Il insista; elle répondit :
« Je vous ai prêté serment hier, cela vous doit
suffire ; vous me chargez trop. »
Et, quoi que l'on fît, elle ne prêta encore que le
serment de dire la vérité sur les choses qui tou-
chaient la foi.
L'évêque remit à Jean Beaupère le soin de pour-
suivre l'interrogatoire2.
Le savant docteur essaya de prendre Jeanne par
la douceur et par l'équivoque ; il l'exhorta à bien
répondre sur ce qu'on lui demanderait, comme elle
l'avait juré.
« Vous pourriez bien, répondit Jeanne, démê-
lant l'artifice, me demander telle chose dont je
vous dirai la vérité, tandis que sur telle autre, je
ne vous la dirai pas. » Et gémissant en elle-même
de voir des hommes d'Église, des ministres de
Dieu, persécuter ainsi l'œuvre de Dieu, elle ajouta :
1. Procès, t. I, p. 50.
2. Ibid., p. 51.
56 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
De ses communions à ses révélations le passage
était naturel. Jeanne n'hésita point à le franchir.
Elle dit à quel âge et comment elle l'avait entendu
pour la première fois la voix qui lui venait de
Dieu, les clartés qui se manifestaient à elle avec
la voix, les avis qu'elle en avait reçus pour se
conduira et venir en France; son impatience d'y
obéir, sa défiance de soi-même, et comment enfin,
sur la révélation précise du but à atteindre et de
la route à suivre, elle alla avec son oncle à Vau-
couleurs, reconnut le sire de Baudricourt, et ob-
tint de lui, après plusieurs refus, l'escorte avec
laquelle elle vint en habit d'homme trouver le roi
à Chinon1.
Ce récit avait été entrecoupé de questions qui
cachaient autant de piéges : sur l'habit d'homme
qu'elle avait pris et par quel conseil; sur le duc
d'Orléans ; sur plusieurs expressions de sa lettre
aux Anglais devant Orléans ; sur la manière dont
elle avait reconnu le roi. La Pucelle en devina plu-
sieurs et les sut éviter. On avait répandu divers
bruits sur le signe qu'elle avait donné au roi pour
se faire agréer. Elle refusa absolument de rien
dire qui s'y rattachât. Interrogée si, quand la voix
lui désigna le roi, la lumière qui se manifestait
1. T. I, p 55.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 59
tions, par exemple. Car vous pourriez me con-
traindre à dire telle chose que j'ai juré de ne pas
dire, et ainsi je serais parjure : ce que vous ne
devriez pas vouloir. » Et comme l'évêque insistait,
en rappelant sans doute le droit qu'il en avait
comme juge, elle ajouta : « Je vous le dis, prenez
bien garde à ce que vous dites, que vous êtes mon
juge : car vous prenez sur vous une grande charge
et vous me chargez trop. C'est assez, il me semble,
d'avoir juré deux fois en jugement. »
L'évêque lui remontra qu'il ne lui demandait
qu'un serment, un serment tout simple et sans
réserve. Elle répondit : « Vous pouvez bien sur-
seoir (ne pas insister davantage), j'ai assez juré
par deux fois. » Elle ajoutait que tout le clergé de
Paris et de Rouen ne la saurait condamner, s'il
n'avait droit. Elle promettait d'ailleurs de dire la
vérité sur sa venue en France, sans toutefois
s'engager à tout dire : car huit jours n'y suffi-
raient pas.
« Voulez-vous, dit l'évêque prendre conseil des
assistants, si vous devez jurer ou non?
— Je veux bien dire la vérité sur ma venue en
France et pas autrement. Il ne faut point m'en
parler davantage.
— Mais en refusant de jurer, vous vous rendez
suspecte. »
Même réponse.
Sur de nouvelles instances, elle répéta « qu'elle
dirait ce qu'elle savait et point tout ce qu'elle sa-
vait; » et fatiguée de ce débat : « Je viens de la
60 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
1. Procès, t. I, p. 62.
64 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
— Je ne sais si la voix le voudrait faire; elle ne
le ferait que si Dieu le voulait. Dieu lui-même, s'il
lui plaît, le pourra bien révéler au roi, et j'en serais
bien contente.
— Et pourquoi la voix ne parle-t-elle pas au
roi, comme elle faisait quand vous étiez en sa pré-
sence?
— Je ne sais si c'est la volonté de Dieu : sans la
grâce de Dieu, je ne ferais rien 1 .
Cette réponse ne devait pas tomber sans être re-
levée.
Après plusieurs autres questions sur ses visions :
si la voix lui avait révélé qu'elle dût sortir de pri-
son ; si elle lui avait donné cette nuit des avis
pour répondre ; si dans les deux derniers jours
elle avait été accompagnée de lumière ; si elle
avait des yeux, etc. ; à quoi Jeanne répondait : « Je
ne vous dirai point tout ; je n'en ai point permis-
sion; mon serment n'y touche pas; cette voix est
bonne et digne; je ne suis point tenue de répon-
dre; » demandant néanmoins qu'on lui donnât
par écrit ce sur quoi elle ne répondait pas; — le
juge, qui n'avait point perdu de vue cette parole :
« Sans la grâce de Dieu, je ne ferais rien, » lui de-
manda si elle savait qu'elle fût dans la grâce :
question redoutable qui excita des réclamations et
des murmures au sein même de cette assemblée
d'hommes prévenus. « Nul ne sait s'il est digne
d'amour ou de haine, » dit l'Écriture. Et l'on vou-
1. T. I, p. 63, 64.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 65
lait qu'une pauvre fille ignorante dît si elle était,
oui ou non, dans la grâce de Dieu ! Un des asses-
seurs osa dire qu'elle n'était pas tenue de répon-
dre. — « Vous auriez mieux fait de vous taire, »
dit aigrement l'évêque qui croyait déjà tenir sa
proie; car la demande cachait un argument à
deux tranchants : « Vous savez-vous dans la
grâce? » Si elle disait non, quel aveu! et si elle
disait oui, quel orgueil !
Elle répondit :
« Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre; et si j'y
suis, Dieu veuille m'y garder! »
Le juge demeura confondu ; — et il n'avait même
pas la ressource d'accuser cette réponse d'une
sorte d'indifférence : Jeanne ajoutait qu'elle serait
plus affligée que de toute chose au monde si elle
savait qu'elle ne fût pas dans la grâce de Dieu.
Puis, invoquant pour elle-même ce qu'on voulait
tourner contre son inspiration, elle dit que, si elle
était dans le péché, elle croyait que la voix ne
viendrait point à elle1.
Le docteur de Paris n'essaya plus de l'interro-
ger sur ce chapitre. Il lui demanda à quel âge elle
avait entendu la voix pour la première fois (c'était
1. T. I, p. 64, 65: « Ipse loquens præsens dixit quod non erat
conveniens quæstio tali mulieri, » t. II, p. 367 (Fabri) ; — « quod
erat maxima quæstio et quod ipsa Johanna non debebat respon-
dere dictæ quæstioni ; ipse episcopus Belvacensis eidem loquenti
dixit : «Melius vobis fuisset si tacuissetis, » t. III, p. 175 (le même).
— « De quo responso interrogantes fuerunt multum stupefacti, et
illa hora dimiserunt, nec amplius interrogaverunt pro illa vice, »
ibid., p. 163 (G. Colles). Il faut l'entendre d'une simple suspension
de l'interrogatoire.
66 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
à treize ans environ, elle l'avait déjà dit); et par
cette transition, il en vint à Domremy : il s'enquit
d'elle si l'on y était du parti de Bourgogne, si ceux
de Maxey n'en étaient pas ; si la voix lui avait dit
de détester les Bourguignons; si elle allait avec
les enfants de son village dans les combats qu'ils
livraient aux enfants de Maxey; si elle avait un
grand désir de combattre les Bourguignons; si
elle eût souhaité d'être homme pour aller en
France. Il voulait voir si des haines de parti n'é-
taient point la principale source de son inspiration,
et il n'oubliait pas ce qui pouvait rendre cette ins-
piration plus suspecte encore. Il lui reparlait de
ses premières occupations et des lieux où s'était
passée son enfance, de l'arbre des fées, etc. — Et
elle, n'ayant rien à taire, s'abandonnait volontiers
à ses souvenirs. Elle répétait ce qu'on disait de
l'arbre des fées, de la fontaine voisine et du bois
Chesnu. Elle sait que les malades venaient à la
fontaine boire de l'eau pour guérir : guérissaient-
ils? elle n'en sait rien. Elle sait encore que les
convalescents allaient se promener sous le bel ar-
bre qu'on appelait le beau Mai; elle y allait elle-
même avec ses compagnes tresser des couronnes
pour l'image de la sainte Vierge. Elle a ouï dire que
les fées venaient sous cet arbre : elle l'a ouï de sa
marraine qui disait les avoir vues ; mais pour elle,
elle ne sait si c'est vrai, elle ne les a jamais vues.
Elle y venait pourtant avec les jeunes filles qui se
plaisaient à orner de guirlandes les branches de
l'arbre, à chanter et à danser sous son ombre.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 67
Elle ajoutait qu'elle avait fait comme les autres;
mais que depuis qu'elle fut appelée à venir en
France, elle se donna beaucoup moins aux jeux et
aux promenades, et qu'elle ne savait même si de-
puis l'âge de discrétion il lui arriva jamais de
danser sous l'arbre ; qu'elle l'a pu faire, mais
qu'elle a plus chanté que dansé. Quant au bois
Chesnu, que l'on voit de la maison de son père, à
la distance de moins d'une demi-lieue, elle n'a
point ouï dire qu'il fût hanté par les fées. Elle a
bien su par son frère qu'on disait dans son village
qu'elle avait eu sa vocation sous l'arbre des Dames;
mais elle le nie. De même, quand elle est venue en
France, plusieurs lui ont demandé s'il n'y avait
point dans son pays un bois que l'on appelait le
bois Chesnu, parce que, selon les prophéties, de
ce bois devait venir une jeune fille qui ferait des
merveilles ; mais elle déclare qu'elle n'y eut point
foi1.
Ainsi toutes les questions où on la croyait pren-
dre n'avaient révélé les superstitions de son pays
que pour prouver combien elle-même avait su y
demeurer étrangère. Mais il y avait un crime dont
1. T. I, p. 66-68: « An vox dixerit ei, dum juvenis esset, quod
adiret Burgundos : respondit quod, postquam intellexit illas voces
esse pro rege Franciæ, ipsa non dilexit Burgundos. Item dixit quod
Burgundi habebunt guerram, nisi faciant quod debent ; et hoc scit
per prædictam vocem. — An ipsa in sua juvenili setate habuit ma-
gnam intentionem persequendi Burgundos : respondit quod habe-
bat magnam voluntatem seu affectionem quod rex suus haberet
regnum suum, » etc. (t. I, p. 65-68). — Sur ces points encore nous
avons reproduit en leur lieu, dans l'histoire, les principaux traits
des déclarations de Jeanne d'Arc.
68 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
on était toujours sur de la convaincre : c'était ce-
lui de porter l'habit d'homme ; car elle-même s'y
obstinait, et la candeur des juges n'en soupçon-
nait pas les raisons. Chaque invitation qu'on lui
faisait sur ce point, en la montrant plus endurcie,
la rendait plus coupable. On lui demanda, en
finissant, si elle voulait reprendre l'habit de
femme :
« Donnez-m'en un, dit-elle, et je le prendrai,
pourvu qu'on me laisse partir; sinon, je ne le
prendrai pas, et je me contenterai de celui-ci,
puisqu'il plaît à Dieu que je le porte. »
L'audience fut renvoyée au mardi suivant1.
1. T. I, p. 68.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 69
« Vous le voyez, dit-elle, le mieux que j'ai pu.
— Jeûnez-vous tous les jours de carême?
ajouta-t-il.
— Est ce de votre procès ? répondit Jeanne.
— Oui.
— Eh bien, oui vraiment, j'ai toujours jeûné ce
carême. »
On le pouvait assez savoir d'ailleurs.
Jean Beaupère revint alors à ses visions. Il lui
demanda si, depuis le samedi, elle avait entendu
sa voix.
« Oui vraiment, et plusieurs fois, répondit-elle.
— Samedi même l'avez-vous entendue dans le
lieu où l'on vous interrogeait?
— Cela n'est pas de votre procès. »
Mais elle ajouta qu'elle l'avait entendue.
« Que vous a-t-elle dit?
— Je ne l'ai pas bien entendue ; je n'ai rien en-
tendu que je puisse vous redire, jusqu'à ce que je
fusse revenue dans ma chambre.
— Et que vous a-t-elle dit alors ?
— Elle m'a dit de vous répondre hardiment. »
1. T. I, p. 71,72.
72 LIVRE VIL ROUEN. L'INSTRUCTION.
— Vous n'aurez point de réponse aujourd'hui. »
Elle déclara d'ailleurs qu'elle avait dit au roi,
tout en une fois, ce qui lui avait été révélé, parce
que c'est à lui qu'elle était envoyée, et qu'elle vou-
drait bien que le juge eût connaissance du livre où
l'on avait consigné ses réponses à Poitiers, pourvu
que Dieu en fût content.
« Sont-ce vos voix qui vous ont défendu de par-
ler de vos révélations sans congé d'elles ?
— Je ne vous réponds point encore sur cela ; je
ne sais pas bien si les voix me l'ont défendu.
— Mais quel signe donnez-vous que vous ayez
cette révélation de la part de Dieu, et que ce soient
sainte Catherine et sainte Marguerite qui conver-
sent avec vous ?
— Je vous ai dit que c'était sainte Catherine et
sainte Marguerite; croyez-moi si vous voulez.
— Vous est-il défendu de le dire?
— Je ne sais pas encore si cela m'est défendu.
— Et comment savez-vous distinguer les points
sur lesquels vous devez répondre ou non?
— Sur quelques points j'ai demandé congé, et
je l'ai sur plusieurs. »
Et elle dit qu'elle eût mieux aimée être tirée à
quatre chevaux que de venir en France sans per-
mission de Dieu1.
Le juge remit en avant la question de l'habit
qu'elle avait pris alors. Et elle, ramenant cette
affaire qu'on voulait faire si grosse à sa véritable
1. T. I, p. 72-74.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 73
mesure, dit que l'habit était peu de chose, la
moindre des choses :
« Et je ne l'ai pris, ajouta-t-elle, par le conseil
d'aucun homme au monde. Je ne l'ai pris et je n'ai
rien fait que par le commandement de Dieu et des
anges.
— N'est-ce point par l'ordre de Robert de Bau-
dricourt ?
— Non.
— Croyez-vous avoir bien fait en prenant habit
d'homme.
— Tout ce que j'ai fait par commandement de
Dieu, je crois l'avoir bien fait et j'en attends bon
garant et bon secours.
— Mais dans ce cas particulier, croyez-vous
avoir bien fait en prenant habit d'homme?
— Je n'ai rien fait que par le commandement de
Dieu1.»
1. T I, p 74.
74 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
— Il y avait là plus de trois cents soldats et de
cinq cents torches, sans compter la lumière spi-
rituelle. J'ai rarement des révélations qui ne soient
accompagnées de lumière.
— Comment votre roi a-t-il ajouté foi à vos pa-
roles?
— Par les signes qu'il en a eus et par le clergé.
— Quelle révélation votre roi a-t-il eue ?
— Vous ne le saurez pas de moi cette année. »
Mais ils avaient d'autres moyens d'y croire, et
elle y renvoyait :
« Pendant trois semaines, dit-elle, j'ai été inter-
rogée par le clergé, tant à Chinon qu'à Poitiers.
Le roi a eu un signe touchant mes faits avant de
vouloir y croire, et le clergé de mon parti a été
d'opinion que, dans mon fait, il n'y avait rien que
de bien.1 »
On ne la poussa pas d'avantage sur ce point; on
aima mieux, pour ce jour, la faire parler de cer-
tains détails d'où l'on comptait faire sortir l'accu-
sation de sorcellerie.
On lui demanda si elle n'avait pas été à Sainte-
Catherine de Fierbois. On lui en parlait à cause de
l'épée trouvée, sur son indication, derrière l'autel
de cette église. Elle ne fît pas difficulté de raconter
comment l'épée avait été découverte :
« J'ai su qu'elle était là par mes voix, dit-elle, et
je n'avais jamais vu l'homme qui l'alla chercher. J'ai
écrit aux gens d'Église du lieu qui leur plût de me
1. T. I, p. 75.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 75
la faire avoir: et ils me l'ont envoyée. Elle n'était
point fort avant sous la terre, derrière l'autel comme
il me semble : je ne sais pourtant pas bien si c'était
devant ou derrière; mais je pense avoir écrit
qu'elle était derrière l'autel. Après qu'elle eut été
trouvée, les gens d'Église du lieu la frottèrent, et
la rouille tomba sans effort. Ce fut un marchand
d'armes de Tours qui l'alla chercher. »
Elle ajouta qu'elle ne l'avait plus quand elle fut
prise, mais qu'elle l'avait portée constamment jus-
qu'à son départ de Saint-Denis, après l'attaque de
Paris.
Cette épée, ainsi découverte, et si longtemps vic-
torieuse, était suspecte de magie. On lui demanda
quelle bénédiction elle avait faite ou fait faire sur
elle.
« Aucune, dit-elle. Je l'aimais parce qu'elle avait
été trouvée dans l'église de sainte-Catherine, que
j'aimais beaucoup.
— Ne l'avez vous pas posée sur l'autel afin
qu'elle fût heureuse?
— Non que je sache.
— N'avez-vous pas fait quelques prières pour
que cette épée fût heureuse ?
— Il est bon à savoir que j'eusse voulu que mon
harnois fût heureux. »
On lui fit redire qu'elle n'avait plus cette épée
quand elle fut prise ; que c'est une autre qu'elle
avait déposée à Saint-Denis. A Compiègne, elle
avait l'épée de ce Bourguignon qu'elle avait pris à
Lagny (Franquet d'Arras) ; elle l'avait gardée parce
76 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
qu'elle était bonne pour la guerre; bonne, disait-
elle avec une familiarité toute militaire, pour
donner de bonnes buffes et de bons torchons. Ce
qu'était devenue l'autre épée, cela ne touchait
point le procès. Mais elle dit que ses frères avaient
ses biens, ses chevaux, l'épée à ce qu'elle croit, et
le reste valant plus de douze mille écus 1.
Après l'épée, on la fit parler de sa bannière. On
lui demanda ce qu'elle aimait le plus, de sa ban-
nière ou de son épée:
« J'aime beaucoup plus, dit-elle, quarante fois
plus la bannière que l'épée.
— Qui vous a fait faire les peintures qu'on y
voit?
— Je vous ai assez dit que je n'ai rien fait que du
commandement de Dieu. »
Elle ajouta qu'elle portait sa bannière quand elle
chargeait l'ennemi pour éviter de tuer personne :
« Et je n'ai jamais tué personne, » dit-elle.
On prit de là occasion de l'interroger sur ses
campagnes. On lui demanda si, à Orléans au mo-
ment de l'assaut, elle n'avait pas dit à ses gens
qu'elle recevrait seule les flèches, les viretons, les
pierres lancées par les canons ou les machines,
« Non, dit-elle, et la preuve, c'est qu'il y en eut
plus de cent blessés. Je leur ai dit de ne point
douter, et qu'ils feraient lever le siége. Moi-même,
à l'assaut de la bastille du pont, j'ai été blessée
d'une flèche au cou. Mais j'ai eu grand confort de
1. T. I, p. 75-78.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 77
sainte Catherine; et j'ai été guérie dans les quinze
jours, sans cesser d'ailleurs de monter à cheval et
d'agir.
— Saviez-vous que vous seriez blessée?
— Je le savais, et je l'avais dit au roi, mais, no-
nobstant, qu'il ne laissât point d'agir. Je l'avais su
par la voix de mes saintes. »
D'Orléans on passa à Jargeau, et on lui demanda
pourquoi elle n'avait pas reçu à rançon le capitaine
de cette ville.
« Les seigneurs de mon parti, dit-elle, ont refusé
aux Anglais le délai de quinze jours qu'ils deman-
daient, leur offrant de s'en aller avec leurs che-
vaux dans l'heure présente. Pour moi, j'ai dit qu'ils
s'en iraient de Jargeau en leur petite cotte, la vie
sauve, s'ils voulaient: sinon qu'ils seraient pris
d'assaut.
— Aviez-vous consulté vos voix pour savoir si
vous leur accorderiez délai ou non?
— Je n'en ai pas souvenir1. »
1. T. I, p. 78-80.
78 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
ou à son temps n'aurait certes pas donné le droit
de l'accuser d'hérésie. Une seule chose restait
extraordinaire dans ses paroles, c'est ce qu'elle
disait des visions qu'elle avait eues, qu'elle pré-
tendait avoir toujours. Aucun des juges n'avait la
pensée de les déclarer impossibles : ils voulaient,
on l'a vu, s'assurer si elles n'étaient pas feintes,
ou, en les admettant comme réelles, en savoir
l'origine ; et tous les efforts qu'ils avaient faits
pour les rapporter à l'esprit du mal en y trouvant
l'erreur, la contradiction ou le mensonge, étaient
restés sans résultat. Ils ne se tenaient cependant
pas encore pour vaincus en ce point. Il y avait
dans les réserves persévérantes de Jeanne sur le
serment qu'on lui demandait chaque fois, et dans
ses réticences déclarées sur le sujet de ses révéla-
tions, quelque chose qui, en cachant un mystère,
provoquait la curiosité des juges et redoublait
leur envie d'en soulever les voiles pour la con-
fondre. On résolut donc d'y revenir encore.
A la séance suivante, le jeudi 1er mars, après
avoir prêté le serment dans les termes dont elle
n'avait jamais voulu se départir, elle ajouta, pour
montrer à ses juges combien elle était résolue
d'être sincère en tout ce qui lui était permis de
dire :
« Pour ce qui touche le procès, je vous dirai vo-
lontiers toute la vérité; je vous la dirai comme si
j'étais devant le pape de Rome. »
On lui demanda quel pape elle reconnaissait
véritable. Elle répondit en demandant s'il y en
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 79
avait deux : réponse accablante pour cette race de
politiques et de docteurs dont l'orgueil avait pen-
dant si longtemps nourri le schisme de l'Église.
L'incident toutefois donna lieu de lui demander si
elle n'avait pas reçu du comte d'Armagnac des
lettres où il la priait de lui dire auquel des trois
papes rivaux il devait obéir. — Jeanne convint du
message comme de sa réponse, à laquelle elle ne
parut pas attacher grande importance. Elle mon-
tait à cheval quand elle la fit: ce qu'elle s'en rap-
pelait, c'est qu'elle promettait au comte de répon-
dre à sa lettre quand elle serait à Paris ou ailleurs,
en repos. On lui donna lecture et de la lettre du
comte et de la réponse qu'on lui attribuait. Elle la
reconnut pour une partie, mais non pour le tout.
On comprend qu'une lettre dictée comme le fut
celle-ci, ait pu être modifiée dans sa teneur par
le clerc qui l'avait écrite. Elle ne se rappelait point
par exemple, avoir dit qu'elle savait par le conseil
du Roi des rois ce que le comte devait tenir pour
vrai sur cette matière.
« Mais, dit le juge, faites-vous doute vous-même,
sur celui à qui le comte devait obéir?
— Je ne savais que mander au comte, parce
qu'il voulait savoir à qui Dieu commandait qu'il
obéît. Mais pour moi, ajouta-t-elle, je tiens et je
crois que nous devons obéir à notre seigneur le
pape qui est à Rome : » tranchant ainsi, avec le
bon sens d'une âme simple, une question que la
science et la passion des docteurs et des grands
du monde avaient si fort embrouillée. Elle déclara
80 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
d'ailleurs qu'elle avait dit au comte ne point sa-
voir que lui répondre sur ce sujet : que la réponse
qu'elle lui promettait avait trait à tout autre chose
et que jamais elle n'écrivit ou fît rien écrire sur le
fait des trois pontifes1.
La lettre qu'on lui avait présentée portait les
noms de Jésus et de Marie avec une croix. On lui
demanda si ce n'était pas le signe dont elle mar-
quait ses lettres.
« Oui, quelquefois, dit-elle, et d'autres fois non ;
et quelquefois je mettais une croix en signe que
celui de mon parti à qui j'écrivais ne fît pas ce que
lui écrivais. »
Déclaration recueillie précieusement. On en fera
un sacrilége2 !
Avec la lettre au comte d'Armagnac, on avait
encore une autre lettre de Jeanne : cette lettre si
hardie et si fière qu'elle écrivit aux Anglais pour
les sommer de lever le siége d'Orléans. Elle la re-
connut, sauf quelques mots où elle se mettait plus
en avant qu'il n'était dans sa pensée de le faire :
rendez à la Pucelle pour rendez au roi; chef de
guerre dit d'elle-même; corps pour corps appliqué
à Dieu : mots que son secrétaire substitua peut-
être à d'autres, ou dont elle avait perdu le souve-
nir; car on ne peut accuser les Anglais de les avoir
frauduleusement introduits dans sa lettre : on les
l. T. I, p 85, 86.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 85
dit qu'elle l'avait reçu à Domremy de ses parents :
il n'avait point de pierres et portait gravés les
noms de Jésus et de Marie. Quant à l'autre, celui
qu'avait l'évêque, elle le tenait de son frère, et elle
chargeait l'évêque de le donner à l'Église. Elle re-
poussait d'ailleurs ce qu'on disait de la vertu de
ses anneaux, et déclarait qu'elle n'avait jamais
guéri personne par leur attouchement1.
On avait déjà essayé de rattacher ses visions
aux superstitions de son pays. Ses saintes, n'é-
taient-ce pas ces fées dont on parlait à Domremy,
que sa marraine même prétendait avoir vues ? On
lui demanda donc si elle n'avait pas conversé avec
sainte Catherine et sainte Marguerite, sous l'arbre
dont il avait été fait mention déjà.
« Je ne sais, dit-elle.
— Et à la fontaine qui est près de l'arbre?
— Oui, quelquefois, mais je ne me rappelle pas
ce qu'elles m'y ont dit.
— Que vous ont-elles promis là ou ailleurs?
— Elles ne m'ont fait aucune promesse que ce
ne soit par congé de Dieu.
— Mais quelles promesses vous ont-elles faites ?
— Cela n'est pas de votre procès en tout point :
mais elles m'ont dit que messire (le roi) sera réta-
bli dans son royaume, que ses ennemis le veuillent
ou non ; et elles m'ont promis de me conduire en
paradis.
— Avez-vous quelque autre promesse?
1. T. I, p. 88-90.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 89
nait comme un désaveu de son origine et une arme
propre à ruiner ses droits. Elle répondit :
« Je vous ai dit que vous n'en auriez rien de ma-
bouche; allez lui demander.
— Avez-vous donc juré de ne point révéler ce
qu'on vous demande touchant le procès ?
— Je vous ai dit déjà que je ne vous dirais pas
ce qui touche le fait du roi; je ne dirai rien de ce
qui le regarde.
— Savez-vous le signe que vous avez donné au
roi?
— Vous n'en saurez rien de ma part, »
Et comme on lui disait que cela touchait son
procès :
« De ce que j'ai promis de tenir secret je ne vous
dirai rien : car je l'ai promis en tel lieu que je ne
pourrais le dire sans parjure.
— A qui l'avez-vous promis?
— A sainte Catherine et à sainte Marguerite. »
Elle ajouta qu'elle l'avait promis sans qu'elles
l'en requissent, uniquement d'elle-même, parce
que trop de gens le lui auraient demandé, si elle
n'avait pris cet engagement envers ses saintes.
On lui demanda alors si, lorsqu'elle montra ce
signe au roi, il n'y avait point quelqu'un avec lui.
« Je ne pense pas, bien qu'il y eût assez de monde
au voisinage. (Elle avait parlé au prince en secret,
mais à la vue de plusieurs témoins,)
— Avez-vous vu la couronne sur la tête du roi
quand vous lui avez montré ce signe?
— Je ne puis vous le dire sans parjure.
90 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
— Le roi avait-il la couronne à Reims?
— Le roi, je pense, a pris volontiers la couronne
qu'il a trouvée à Reims ; mais une bien plus riche
couronne lui fut apportée par la suite. Il ne l'a point
attendue, pour hâter la cérémonie, à la requête de
ceux de Reims, afin d'éviter la charge des hommes
de guerre. S'il l'avait attendue, il aurait eu une
couronne mille fois plus riche.
— Avez-vous vu cette couronne plus riche?
— Je ne puis vous le dire sans parjure. Et si je
ne l'ai pas vue, j'ai ouï dire qu'elle était riche et
magnifique (opulenta)1. »
On n'en put rien savoir davantage : cette cou-
ronne, qui était pour le roi comme le gage et le prix
de sa mission, était-ce une chose réelle ou un pur
symbole? c'est ce qui restait encore entouré de
mystères2.
On renvoya l'interrogatoire au surlendemain.
1. T. I, p. 94.
94 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
« Je ne m'en souviens pas.
— Et la reine?
— Je ne m'en souviens pas.
— Le roi, la reine ou quelque autre de votre
parti vous ont-ils quelquefois demandé de quitter
l'habit d'homme?
— Cela n'est pas de votre procès.
— Ne vous l'a-t-on pas demandé au château de
Beaurevoir ?
— Oui, et j'ai répondu que je ne le quitterai point
sans le congé de Dieu. »
La dame de Beaurevoir et sa tante la demoiselle
de Luxembourg avaient fait plus que de l'y inviter:
elles lui avaient offert un habit de femme ou du
drap pour le faire : « Mais, dit Jeanne, je leur ai
répondu que je n'en avais pas congé à cette heure
et qu'il n'en était pas temps encore. »
Même réponse au sujet de propositions de même
sorte qui lui avaient été faites à Arras.
« Croyez-vous que vous auriez péché en prenant
l'habit de femme ?
— J'ai mieux fait d'obéir et de servir mon sou-
verain seigneur. Et si je l'eusse dû faire, je l'eusse
plutôt fait à la requête de ces deux dames que
d'aucune autre en France, excepté la reine.
— Mais, » dit le juge, revenant par ce détour à
la complicité de ses voix, et supposant, par une
tactique assez grossière, la question résolue au
fond, pour tirer d'elle sur un point accessoire une
déclaration qui l'engageât, « quand Dieu vous a
révélé de changer votre habit en habit d'homme,
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 95
fût-ce par la voix de saint Michel, ou par la voix de
sainte Catherine ou de sainte Marguerite?
— Vous n'en aurez maintenant autre chose1. »
On en vint alors à son étendard et aux panon-
ceaux de ses gens, pour y chercher quelque trace
de superstition ou de magie. On lui demanda si les
gens de guerre, lorsque son roi la mit à l'œuvre et
qu'elle se fit faire son étendard, n'avaient pas fait
faire des panonceaux à la manière du sien. Elle
répondit :
« Il est bon à savoir que les seigneurs mainte-
naient leurs armes ; » disant d'ailleurs que ses
compagnons de guerre firent faire leurs panon-
ceaux à leur plaisir.
« Était-ce de toile ou de drap?
— C'était de blanc satin ; et en aucuns il y avait
des fleurs de lis. Je n'avais du reste que deux ou
trois lances dans ma compagnie, et si les compa-
gnons de guerre faisaient leurs panonceaux à la
ressemblance des miens, c'était pour les distin-
guer des autres.
— Étaient-ils souvents renouvelés?
— Je ne sais ; quand les lances étaient rompues,
on en faisait de nouveaux. »
— N'avez-vous pas dit, ajouta le juge dévoi-
lant le fond de sa pensée, que les panonceaux
faits à la ressemblance du vôtre étaient heu-
reux?
— Je disais à mes gens : « Entrez hardiment
1. T. 1. p. 94-96.
96 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
« parmi les Anglais, » et j ' y entrais moi-même.
— Ne leur avez-vous pas dit, continua-t-il
retournant ses paroles, qu'ils portassent hardi-
ment leurs panonceaux, et qu'ils auraient bon-
heur?
— Je leur ai bien dit ce qui est advenu et ce qui
adviendra encore.
— Ne mettiez-vous pas ou ne faisiez-vous pas
mettre de l'eau bénite sur les panonceaux quand
on les prenait nouveaux?
— Je n'en sais rien, et s'il a été fait, ce n'a pas
été de mon commandement.
— N'avez-vous pas vu qu'on y jetât de l'eau
bénite?
— Cela n'est point de votre procès, et si je
l'ai vu faire, je n'ai point avis maintenant d'en
répondre.
— Les compagnons de guerre ne faisaient-ils
point mettre en leurs panonceaux Jésus, Maria?»
(On lui aurait fait un crime de se placer sous
l'invocation de ces noms sacrés!)
Elle répondit :
« Par ma foi, je n'en sais rien.
— N'avez-vous point porté, ou fait porter, par
manière de procession, des toiles autour d'un
autel ou d'une église, pour en faire des panon-
ceaux?
— Non, et je ne l'ai point vu faire2. »
On l'interrogea ensuite sur frère Richard. Elle
1. T. I, p. 96-98.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 97
dit qu'elle ne l'avait jamais vu avant de venir
devant Troyes, et raconta la scène de leur rencon-
tre, qui a été rapportée en son temps. Mais Jeanne
elle-même avait été l'objet d'honneurs que l'on
voulait maintenant tourner à sa perte. On lui
demanda si elle n'avait pas vu, ou si elle n'avait
pas fait faire quelque image ou peinture d'elle-
même. Elle répondit qu'elle avait vu à Arras (au
moment où elle fut livrée aux Anglais) une pein-
ture entre les mains d'un Écossais; qu'elle y était
figurée toute armée, un genou en terre, présen-
tant des lettres au roi. Elle ajouta qu'elle n'avait
jamais vu ou fait faire aucune autre image à sa
ressemblance. On allait jusqu'à vouloir lui faire
un crime d'un tableau qui était, disait-on, dans
la maison de son hôte à Orléans, et où l'on avait
peint trois femmes avec cette inscription : Justice.
Paix, Union. Elle répondit qu'elle ne l'avait pas
vu 1 .
« Savez-vous, lui dit alors le juge, que ceux de
votre parti aient fait dire des messes ou des prières
en votre honneur?
— Je n'en sais rien, et s'ils l'ont fait, ce n'est
point par mon commandement. Toutefois, s'ils
ont prié pour moi, il m'est avis qu'ils n'ont pas
fait mal.
— Ceux de yotre parti croient-ils fermement que
vous êtes envoyée de Dieu?
— Je ne sais s'ils le croient ; je m'en attends à
1. T. I, p. 99-101.
98 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
leur courage (conscience); mais s'ils ne le croient,
je n'en suis pas moins envoyée de Dieu.
— Pensez-vous qu'en croyant que vous êtes
envoyée de Dieu ils aient bonne croyance?
— S'ils croient que je suis envoyée de Dieu, ils
n'en sont point abusés.
— Connaissiez-vous les sentiments de ceux de
votre parti quand ils tous baisaient les pieds, les
mains et les vêtements?
— Beaucoup de gens me voyaient volontiers, et
ils baisaient mes mains le moins que je pouvais ;
mais les pauvres gens venaient volontiers à moi
parce que je ne leur faisais point de déplaisir, mais
les supportais selon mon pouvoir.
— Quelle révérence vous ont faite ceux de Troyes
à l'entrée de la ville?
— Aucune, et, autant que je pense, frère Richard
est entré à Troyes avec nous.
— Frère Richard n'a-t-il point fait un sermon à
votre arrivée dans la ville?
— Je ne m'y arrêtai guère, je n'ai point cou-
ché dans la ville; quant au sermon je n'en sais
rien.
— N'avez-vous pas été plusieurs jours à Reims?
— Je crois que nous y fûmes quatre ou cinq
jours.
— N'avez-vous point levé quelque enfant des
fonts de baptême2 ?
— J'en ai levé un à Troyes, mais de Reims je
1. Nous dirions, selon nos usages, tenu sur les fonts de baptême.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 99
n'ai point de mémoire, ni de Château-Thierry. J'en
ai levé aussi deux à Saint-Denis, et je nommais
volontiers les fils Charles pour l'honneur du roi,
et les filles Jeanne, et quelquefois selon que les
mères voulaient.
— Les bonnes femmes de la ville ne touchaient-
elles point de leurs anneaux l'anneau que vous
portiez?
— Maintes femmes ont touché mes mains et
mes anneaux, mais je ne sais point leur inten¬
tion 2 . »
Après d'autres questions sur les gants que le roi
portait au sacre, sur son étendard qu'elle portait
elle-même près de l'autel à cette cérémonie, on lui
demanda si, quand elle allait par le pays, elle re¬
cevait souvent le sacrement de confession et le
sacrement de l'autel.
« Oui, dit-elle.
— Les receviez-vous en habit d'homme?
— Oui, mais je n'ai point mémoire de les avoir
reçus en armes. »
Que faisaient les armes? c'était assez de l'habit
pour qu'elle demeurât convaincue de sacrilége par
son aveu. Aussi ne lui en demanda-t-on point da¬
vantage. On lui parla de la haquenée de l'évêque
de Senlis : autre profanation; elle l'avait prise
comme cheval de guerre ! Il est vrai qu'elle l'avait
achetée 200 saluts (2400 fr. environ). L'évêque
avait-il été payé? Au moins avait-il reçu mandat
1. T. I, p. 101-103.
100 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
pour l'être; mais d'ailleurs elle lui avait écrit qu'elle
lui rendrait son cheval, s'il voulait : qu'elle ne
s'en souciait pas, que la bête ne valait rien pour
la peine 1.
L'interrogatoire révéla un fait que l'histoire n'a
point mentionné, et sur lequel Jeanne s'explique
avec une simplicité qui n'ôte rien à la vertu de sa
prière. On lui demanda quel âge avait l'enfant
qu'elle avait ressuscité à Lagny. Elle répondit qu'il
avait trois jours. On le porta devant l'image de la
sainte Vierge, et on lui dit à elle que les jeunes
filles de la ville étaient devant cette image : on
l'invitait à y aller elle-même prier Dieu et Notre
Dame de rendre la vie à l'enfant. Elle y alla, et
pria avec les autres ; et finalement il donna signe
de vie et bâilla trois fois. Il fut baptisé et aussitôt
mourut et fut mis en terre sainte. « Et il y avait
trois jours, comme on disait, ajouta-t-elle, que
l'enfant n'avait donné signe de vie, et il était noir
comme ma cotte ; mais quand il bâilla, la couleur
lui commença à revenir. » Tout ce que Jeanne dit
d'elle-même en ce récit, c'est qu'elle était avec les
jeunes filles à genoux devant Notre Dame, faisant
sa prière.
« N'a-t-on pas dit par la ville que c'est vous qui
avez fait faire cela, et que cela se fit à votre
prière?
1. Les gants du sacre : Interroguée qu'elle fist à Rains des gans
où son roy fut sacré : respond : « Il y oult une livrée de gans pour
bailler aux chevaliez et nobles qui là estaient. Et en y oult ung qui
perdit ses gans; » mais ne dist point qu'elle les feroit retrouver, etc.
T. I, p. 104, 105.
LES INTERROGATOIRES PUBLICS. 101
1
— Je ne m'en informai point . »
1. T. I, p. 105.
2. Catherine de la Rochelle, t. I, p. 106-109. Voy. ci-dessus, t. I,
p. 316:
3. Procès, t. I, p. 109.
102 LIVRE VII. ROUEN. L'INSTRUCTION.
piègne auraient secours. On voulait faire de cette
tentative d'évasion une tentative de suicide. On lui
demanda, pour en insinuer l'intention, si elle
n'avait point dit qu'elle aimerait mieux mourir que
d'être en la main des Anglais.
« J'ai dit, reprit-elle, sans se soucier du piège,
que j'aimerais mieux rendre l'âme à Dieu que
d'être en la main des Anglais. »
On termina par l'accusation la plus étrange. On
prétendait qu'en reprenant ses sens elle s'était
courroucée et avait blasphémé le nom de Dieu.
Et de même qu'en apprenant la défection du capi-
taine, de Soissons elle avait renié Dieu :
« Je n'ai, répondit-elle, jamais maugréé ni
saint ni sainte, et je n'ai point coutume de jurer 1 . »
1. I. p. 109, 110.
II
LES TÉMOINS.
I
L'ACCUSATION.
1. T. I, p. 191.
2. Ibid., p. 194.
L'ACCUSATION. 165
1. T. I, p. 198-200.
2. lbid., p. 201.
L'ACCUSATION. 167
pour lui une fille décriée et mal famée, et il priait
les juges de la déclarer « sorcière, devineresse,
fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice de
mauvais esprits, superstitieuse, pratiquant les arts
magiques ; pensant mal de la foi catholique ; schis-
matique, doutant et s'écartant du dogme Unam
sanctam et de plusieurs autres articles de foi; sa-
crilége, idolâtre, apostate, mal disant et mal fai-
sant; blasphématrice envers Dieu et les saints,
scandaleuse et séditieuse, troublant et empêchant
la paix, excitant à la guerre, cruellement altérée
de sang humain et poussant à l'effusion du sang ;
ayant abjuré sans pudeur la décence de son sexe,
et prenant sans vergogne l'habit indécent et l'exté-
rieur des hommes d'armes; pour ces choses et plu-
sieurs autres, abominable à Dieu et aux hommes,
violatrice des lois divine, naturelle et ecclésias-
tique; séductrice des princes et des peuples ; per-
mettant et consentant, au mépris de Dieu, qu'on
la vénère et qu'on l'adore, donnant ses mains et
ses vêtements à baiser; usurpatrice de l'honneur
et du culte dus à Dieu; hérétique, ou du moins
véhémentement suspecte d'hérésie1. »
Le promoteur en venait alors aux articles. C'est
l'histoire de Jeanne travestie par la passion du
juge ; une histoire faite le plus souvent à rencontre
des déclarations de l'accusée, sur des fondements
qu'on ne produit pas et qui n'ont jamais existé.
Après avoir proclamé le droit et le devoir qu'ont
1. T. I, p. 202-204.
168 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
l'ordinaire (l'évêque) et l'inquisiteur, de poursuivre
et d'extirper les hérésies, comme de châtier ceux
qui les répandent (art. 1er), l'accusateur posait en
fait que Jeanne, dès sa première jeunesse, avait
pratiqué des superstitions et des sortiléges, fait
métier de devineresse, invoqué les esprits malins
et fait pacte avec eux (art. 2) ; qu'elle était tombée
dans l'hérésie, et avait soutenu des propositions
qui blessaient les bonnes mœurs et les chastes
oreilles, etc. (art. 3). Puis, entrant dans le détail,
et commençant par son enfance, il déclarait qu'elle
n'avait pas été instruite dans les éléments de la
foi, mais formée par quelques vieilles femmes à
la pratique des divinations (art. 4). Elle a hanté les
lieux qu'on disait visités par des fées, elle s'est
mêlée à des danses remplies de sortiléges (art. 5) ;
elle a suspendu à l'arbre des Dames des guirlandes
que l'on ne retrouvait plus le lendemain (art. 6) ;
elle porte dans son sein de la mandragore, espé-
rant par là arriver à la fortune (art. 7). Vers sa
vingtième année (Jeanne à cette heure même n'a-
vait pas vingt ans), elle est allée de sa pro-
pre volonté et sans permission de ses parents à
Neufchâteau en Lorraine, où elle s'est mise au ser-
vice d'une hôtelière nommée la Rousse, chez qui
demeuraient de jeunes femmes débauchées, et le
plus souvent des gens de guerre1. C'est là que,
1. T. I, p. 223-230
172 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
des grands biens qui pût arriver à toute la chré-
tienté (art. 18)1.
Cette mission, elle l'avait pourtant accomplie,
au moins en partie, et on n'en pouvait nier les
merveilles. — Le promoteur en prend sujet del'ac-
cuser de magie, et les contradictions ne lui coû-
tent pas. Jeanne, consultant les démons et usant
de divination, a envoyé chercher dans l'église de
Sainte-Catherine de Fierbois une épée qu'elle y
avait malicieusement et frauduleusement cachée
(qu'avait-elle besoin de divination alors?), afin de
séduire les princes et les grands, le clergé et le
peuple, et de les amener à croire à ses paroles
(art. 19). Elle a mis un sort dans son anneau,
dans son étendard et dans certaines pièces de toiles
ou panonceaux qu'elle portait ou faisait porter
communément par les siens ; elle a dit qu'avec ces
panonceaux ils ne pouvaient, dans les assauts,
souffrir aucun mal ; elle l'a déclaré publiquement
à Compiègne, la veille du jour de sa sortie (elle en
sortit le jour même qu'elle y était entrée), sortie
où beaucoup des siens furent blessés, tués ou pris,
et elle-même faite prisonnière (art. 20)2.
Pour éviter l'effusion du sang, Jeanne, avant
d'attaquer les Anglais, leur avait écrit, les som-
mant de s'en aller. — Nouveau crime : « Elle a osé
écrire des lettres portant les noms de Jésus et de
Marie, avec le signe de la croix, et elle les a en-
1. T. I, p. 231-233.
2. Ibid., p. 234-236.
L'ACCUSATION. 173
voyées de sa part au roi d'Angleterre, au sire de
Bedford, régent de France, et aux seigneurs et ca-
pitaines qui assiégeaient Orléans ; lettres remplies
de choses mauvaises et dommageables à la foi
catholique. » Et après cette inculpation on ose en
donner la teneur (art. 21 et 22)! On en tire même
trois nouveaux griefs : 1° qu'elle est trompée par
les mauvais esprits, et qu'elle invente des fables
pour séduire le peuple (art. 23) ; 2° qu'elle a abusé
des noms de Jésus et de Marie et du signe de la
croix pour avertir les siens de faire tout le con-
traire de ce qu'elle mandait sous ce signe (art. 24) ;
3° qu'elle s'est dite envoyée de Dieu pour des choses
qui tendent à l'effusion du sang humain, ce qui ré-
pugne à toute sainteté et est abominable à toute
âme pieuse (art. 25). — De la lettre aux Anglais le
promoteur passe à la lettre au comte d'Armagnac,
et il trouve moyen d'accuser Jeanne tout à la fois
d'avoir douté du vrai Pape et de s'être engagée à
faire savoir, dans un délai déterminé, auquel il
faudrait croire (art. 26-30) 1.
1. T. I, p. 239-246.
174 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
elle se laissera couper la tête ou arracher les mem-
bres ; qu'on ne tirera point de sa bouche le signe
que Dieu lui a révélé, et par lequel on a connu
qu'elle vient de Dieu (art. 31)1.
L'accusation mettait à découvert la pensée domi-
nante que nous avons signalée dans le dédale des
interrogatoires. Le promoteur tenait moins à nier
les révélations de Jeanne qu'à prouver leur origine
diabolique ; il en cherchait la preuve dans la du-
reté et dans l'orgueil qu'elle y montre, dans les
mensonges et les contradictions qu'on y trouve
(art. 32). Il prétendait la prendre en flagrant délit
de témérité dans ses déclarations, de contradiction
dans ses actes. Elle se vante de connaître l'avenir,
prérogative de la divinité (art. 33) ; elle prétend
connaître la voix des anges et des saints (art. 34),
et savoir quels hommes Dieu hait ou aime (art. 35).
Elle parle de voix qui la dirigent (art. 36), et elle
avoue qu'elle leur a désobéi, comme à Saint-Denis
et à Beaurevoir (art. 37). Quoique depuis sa jeu-
nesse elle ait commis mille choses honteuses,
scandaleuses, indignes de son sexe, elle dit qu'elle
n'a rien fait que de par Dieu (art. 38). Quoique le
sage tombe sept fois en un jour, elle dit qu'elle
n'a jamais fait œuvre de péché mortel : et cepen-
dant elle a, de fait, accompli tout ce que font les
gens de guerre, et pis encore (art. 39). — Et on se
charge de lui faire sa confession : Elle a commu-
nié en habit d'homme (art. 40) : elle s'est jetée du
1. T. I, p. 247.
L'ACCUSATION. 175
haut d'une tour pour aller secourir les habitants
de Compiègne, préférant la libération de leurs
corps au salut de son âme, et disant qu'elle se
tuerait plutôt que de se laisser livrer aux Anglais
(art. 41). Elle a dit qu'elle a vu des saints en leurs
corps, qu'ils parlent français et non anglais, sup-
posant, à leur honte, qu'ils détestent une nation
aussi bonne catholique que l'Angleterre (art. 42,
43). Elle ne se borne point à dire qu'elle n'a point
péché, elle se vante que sainte Catherine et sainte
Marguerite lui ont promis de la conduire en para-
dis, et s'en croit sûre, pourvu qu'elle garde sa vir-
ginité (art. 44). Elle prétend connaître qui sont les
saints et les élus (art. 45) ; et pourtant elle blas-
phème : elle a blasphémé en apprenant le danger
de Compiègne (art. 46) ; elle a blasphémé après le
saut de Beaurevoir, et bien des fois depuis qu'elle
est en prison (art. 47)1.
Mais d'autres traits encore la chargent plus spé-
cialement des crimes d'hérésie, d'idolâtrie et de
sortilége. — Elle croit que les esprits qui lui appa-
raissent sont des anges et des saints, aussi ferme-
ment qu'elle croit aux articles de la foi, quand
cependant elle n'allègue aucun signe qui ait suffi
à motiver sa croyance, et qu'elle n'a consulté sur
ce point ni évêque, ni curé, ni personne du clergé :
ce qui est mal penser de la foi et rendre suspectes
les révélations ainsi cachées aux hommes d'Église
1. T. I, p. 249-272
176 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
(art. 48). Sans autre motif de croire, elle a vénéré
ces esprits, faisant la terre par où elle dit qu'ils
ont passé, s'agenouillant devant eux, les embras-
sant et leur faisant d'autres révérences, ce qui, vu
les raisons qui rendent ces apparitions suspectes,
semble tenir de l'idolâtrie et d'un pacte fait avec
les démons (art. 49). Elle les invoque tous les
jours et les consulte : invocation des démons (art.
50). (Notons que les juges l'y avaient invitée plu-
sieurs fois.) Et on rappelle ce qu'on l'a amenée à
dire sur le signe du roi (art. 51). Elle a peut-être
fasciné le roi; du moins a-t-elle séduit le peuple,
à tel point que plusieurs l'ont adorée en sa pré-
sence, et l'adorent encore en son absence par des
hommages sacriléges (art. 52). Elle s'est faite or-
gueilleusement chef de guerre (art. 53). Elle a
vécu parmi les hommes de guerre, refusant les
soins des femmes, et employant des hommes de
préférence, même dans son service privé (art. 54).
Elle a usé de ses révélations pour en tirer, comme
les faux prophètes, un profit temporel, se faire un
grand état, procurer des biens à ses frères et à ses
parents (art. 55). Elle s'est vantée d'avoir des con-
seillers qu'elle appelait les conseillers de la fon-
taine (art. 56) : ce qui ne l'a pas empêchée d'échouer
à Paris, à La Charité, à Pont-1'Évêque, à Compiègne
(art. 57). Et l'accusateur allègue encore comme
preuve de son orgueil l'image de Dieu peinte sur
son étendard avec les noms de Jésus et de Marie ;
son étendard porté au sacre; ses armoiries pres-
que royales et ses armes déposées en offrande,
L'ACCUSATION. 177
après sa blessure devant Paris, dans l'église de
Saint-Denis (art. 58-59)1.
A tous ces crimes s'ajoutent ceux qu'elle a com-
mis même en justice. — Elle s'est refusée à jurer
de dire la vérité, se rendant par là suspecte d'a-
voir dit ou fait, en matière de foi ou de révélation,
des choses qu'elle n'ose faire connaître aux juge:;
(art. 60). Elle a refusé de se soumettre à l'Église
militante, déclarant que pour ses dits et ses faits
elle ne veut se soumettre qu'à l'Église triomphante
(art. 61). Elle s'efforce d'attirer le peuple à croire
en ses paroles, usurpant l'autorité de Dieu et des
anges, et s'élevant au-dessus de toute puissance
ecclésiastique pour induire les hommes en erreur
(art. 62). Elle n'a pas craint de mentir en justice,
violant son propre serment ; de se contredire mille
fois sur ses révélations; de jeter l'insulte à de no-
bles seigneurs, à tout un peuple (le peuple anglais !),
de proférer des paroles de dérision et de moquerie
qui répugnent à la sainteté et témoignent qu'elle
est gouvernée dans ses actions par l'esprit du mal,
et non par le conseil de Dieu, selon la parole de
Jésus-Christ : « Vous les reconnaîtrez à leurs
fruits » (art. 63). Elle s'est vantée d'avoir obtenu
le pardon du péché qu'elle a commis en se jetant,
par désespoir, de la tour de Beaurevoir, quand
2. T. I, p. 305-319.
L'ACCUSATION. 179
Le promoteur couronnait son ouvrage en affir-
mant que toutes les choses susdites étaient vraies,
notoires, manifestés, accréditées par la voie pu-
blique, et que Jeanne elle-même les avait plusieurs
fois et suffisamment reconnues pour vraies, en
présence d'hommes probes et dignes de foi, tant
en jugement qu'au dehors (art. 70)1.
1. T. 1, p. 320-323.
180 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
réplique sillonne d'un trait de lumière les ténè-
bres amassées par l'accusation.
Ainsi, dès l'article premier, quand le promoteur
proclame le droit de l'évêque et de l'inquisiteur
sur les hérétiques, elle proteste contre l'applica-
tion que le préambule en faisait assez clairement
à sa personne, et elle établit nettement comment
elle accordait ces deux faits qu'on prétendait op-
poser l'un à l'autre : sa foi en l'Église et sa foi en
ses révélations.
« Je crois bien, dit-elle, que notre saint père le
Pape de Rome et les évêques et autres gens
d'Église sont pour garder la foi chrétienne et pu-
nir ceux qui défaillent, mais, quant à moi, en ce
qui touche mes faits, je ne me soumettrai qu'à
l'Église du ciel, c'est à savoir à Dieu, à la Vierge
Marie et aux saints et saintes du paradis; et je
crois fermement que je n'ai point défailli en notre
foi chrétienne, et je n'y voudrais défaillir1 »
(art. 1er).
Elle repoussa de même l'accusation d'idolâtrie
rattachée aux hommages qu'on lui rendait :
« Si aucuns, dit-elle, ont baisé mes mains ou
mes vêtements, ce n'est point par moi ni de ma vo-
lonté, mais je m'en suis gardée selon mon pou-
voir » (art. 2).
On avait rapporté ses prétendues erreurs à
l'ignorance et aux superstitions où elle avait été
nourrie, et on en trouvait une nouvelle preuve
1. T. I, p. 205
L'ACCUSATION. 181
dans cet aveu, qu'elle ne savait pas si les fées
étaient de mauvais esprits :
« Les fées, répondit-elle, je ne sais ce que c'est,
mais j'ai pris ma créance et j'ai été enseignée bien
et dûment comme un bon enfant doit faire. »
Et comme on la requérait alors de dire son Credo,
elle répondit :
« Demandez au confesseur à qui je l'ai dit »
(art. 4).
Elle n'ajouta rien à ces premières déclarations,
si impudemment travesties dans l'exposé que l'ac-
cusateur faisait des temps de son enfance; et
quand il produisit pour la première fois cette
scène aussi absurde qu'indécente et sacrilége, où
il la montre se vantant d'avoir un jour trois en-
fants, dont l'un serait pape, l'autre empereur,
l'autre roi, elle dit avec sa simplicité ordinaire
qu'elle ne s'était jamais vantée d'avoir un jour ces
trois enfants1 (art. 11).
L'habit d'homme avait tenu une grande place
dans les articles, comme dans les interrogatoires.
Le porter, c'était, disait-on, une violation des Écri-
tures; en attribuer le commandement à Dieu, un
blasphème :
« Je n'ai, dit Jeanne, blasphémé ni Dieu ni ses
saints.
— Mais, dit le juge, les saints canons et les
saintes Écritures portent que les femmes qui
prennent habit d'homme, ou les hommes habit de
1. T. I, p. 232.
L'ACCUSATION. 185
mots qu'elle avait déjà signalés. Elle ajouta que, si
les Anglais eussent cru ses lettres, ils eussent fait
que sages :
« Et avant qu'il soit sept ans, dit-elle, renouve-
lant sa prophétie, ils s'en apercevront bien 1 »
(art. 21).
1. T. I, p. 250.
L'ACCUSATION. 187
dement de vos voix, n'est-ce pas pécher mortelle-
ment ?
— J'en ai autrefois répondu, et m'en attends à
ladite réponse » (art. 37).
On objectait encore le mystère qu'elle avait fait
de ses révélations : comment y croire, et quelles
raisons elle-même avait-elle eues d'y croire?
« Si ceux, dit-elle, qui demandent des signes,
n'en sont dignes, je n'en peux mais; et plusieurs
fois j'ai été en prière, afin qu'il plût à Dieu qu'il
le révélât à aucun de ce parti. »
Elle ajouta que pour y croire elle ne demandait
conseil à évêque ni à personne, et qu'elle croyait
que c'était saint Michel, pour la bonne doctrine
qu'il lui montrait.
« Vous a-t-il dit : « Je suis saint Michel? »
— J'en ai autrefois répondu. »
Mais, pour ne laisser aucun doute sur la con-
stance de sa foi, elle ajouta :
« Je crois, aussi fermement que je crois que
Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert mort pour
nous racheter des peines de l'enfer, que ce sont
saints Michel et Gabriel, saintes Catherine et Mar-
guerite, que Notre-Seigneur m'envoie pour me con-
forter et conseiller1 » (art. 48).
L'accusateur y croyait beaucoup moins, et il
faisait de ces communications un de ses princi-
paux griefs contre Jeanne : invoquer ces voix, c'é-
tait invoquer le démon :
1. T. I, p. 279.
L'ACCUSATION. 189
elle n'en avait point souvenir, du moins quant au
nombre ; et quant à la couronne, où elle fut faite
et forgée, elle s'en rapporte à Notre-Seigneur
(art. 51). Mais, en tout ce qui touchait sa mission
même, elle savait regagner ses avantages. On l'ac-
cusait d'avoir osé, contre les préceptes de Dieu et
des saints, prendre empire sur les hommes et se
faire chef de guerre :
« Si j'étais chef de guerre, dit-elle hardiment,
c'était pour battre les Anglais » (art. 53).
On l'accusait d'avoir vécu parmi les hommes :
« Mon gouvernement était d'hommes, mais,
quant au logis et au gîte, le plus souvent j'avais
une femme avec moi. Et, quand j'étais en guerre,
je couchais vêtue et armée là où je ne pouvais
trouver de femme » (art. 54).
On lui reprochait les bienfaits du roi et ce qu'il
avait donné à ses frères, comme si c'était pour
des biens temporels qu'elle eût, à la manière des
faux prophètes, vendu ses prédictions :
« J'ai répondu, dit-elle. Quant aux dons faits à
mes frères, ce que le roi leur a donné, c'est de sa
grâce, sans requête de moi. Quant à la charge que
me donne le promoteur et à la conclusion de l'ar-
ticle, je m'en rapporte à notre Sire1 » (art. 55).
1. T. I. p. 324.
2. Ibid., p. 326.
II
1. T. l, p. 326.
LES DOUZE ARTICLES. 195
dix articles, la haine et le venin de l'accusateur
peuvent se donner libre carrière. On y trouve,
comme résumé des aveux de Jeanne, des paroles
détournées de leur sens, des faits défigurés et
transformés du blanc au noir, et même des asser-
tions calomnieuses qui se produisent pour la pre-
mière fois : mais Jeanne est là : elle renvoie à ses
déclarations, elle redresse ou elle nie. Si résolu
qu'on soit de ne lui point faire raison, il faut
qu'on l'entende, et sa simple et brève parole tient
en échec toute la furie de l'accusation. Dans les
douze articles, œuvre sans nom d'auteur, la der-
nière trace de la parole de Jeanne est effacée. On
n'y trouve plus, il est vrai, la violence du réquisi-
toire : elle s'est renfermée tout entière dans la let-
tre d'envoi qui les accompagne. Ce sont des faits,
mais des faits altérés, ou choisis et disposés de
telle sorte que la pensée du juge s'y produit tout
entière, et qu'à chacun des articles on est amené à
joindre de soi-même les conclusions que l'accusa-
teur en a fort habilement retranchées.
1. T. I, p. 374.
LES CONSULTATIONS. 217
— Si le corps meurt en prison, je m'attends que
vous le fassiez mettre en terre sainte; si vous ne
le faites mettre, je m'en attends à Notre-Seigneur.
— Autrefois vous aviez dit en votre procès que,
si vous aviez fait ou dit quelque chose qui fût
contre notre foi chrétienne, vous ne le voudriez
soutenir.
— Je m'en attends à la réponse que j'en ai faite
et à Notre-Seigneur.
— Vous avez dit avoir eu plusieurs fois révéla-
tions de par Dieu, par saint Michel, sainte Cathe-
rine et sainte Marguerite : s'il venait aucune bonne
créature qui affirmât avoir eu révélation de par
Dieu louchant votre fait, la croiriez-vous ?
— Il n'y a chrétien au monde qui vînt devers
moi se disant avoir eu révélation, que je ne sache
s'il dit vrai ou non ; je le saurais par sainte Ca-
therine et sainte Marguerite.
— N'imaginez-vous point que Dieu puisse ré-
véler à une bonne créature quelque chose qui vous
soit inconnu ?
— Il est bon à savoir que oui, mais je n'en
croirais homme ni femme, si je n'avais aucun
signe.
— Croyez-vous que la sainte Écriture soit révé-
lée de Dieu ?
— Vous le savez bien, et il est bon à savoir que
oui 1 . »
On la somma de nouveau de prendre conseil des
1. T. I, 377-379.
218 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
clercs et des docteurs, et on lui demanda, pour
finir, si elle se soumettait, elle et ses faits, à notre
sainte mère l'Église. Elle répondit :
« Quelque chose qui m'en doive advenir, je n'en
ferai ou dirai autre chose que ce que j'ai dit
devant, au procès. »
1. T. I, p. 394-395.
LES CONSULTATIONS. 225
qu'elle s'en rapportait à son juge, c'est à savoir
Dieu, et ajouta qu'elles lui venaient de Dieu sans
autre intermédiaire. Quant au signe donné au roi,
on lui demanda si elle voulait s'en remettre à l'ar-
chevêque de Reims, au sire de Boussac, à Charles
de Bourbon, à La Trémouille ou à La Hire, qui
étaient présents, avait-elle dit, quand l'ange ap-
porta la couronne, ou si elle voulait s'en rapporter
à d'autres de son parti, qui écriraient sous leur
sceau ce qui en était.
« Baillez-moi un messager, dit-elle, et je leur
écrirai de tout ce procès. »
Ce n'est que dans ces conditions et sous cette
forme qu'elle accepta de s'en rapporter à eux.
« Si on vous envoie trois ou quatre chevaliers
de votre parti, qui viennent ici par sauf-conduit,
voudrez-vous vous en remettre à eux de vos ap-
paritions et des choses contenues en ce procès?
— Qu'on les fasse venir, et je répondrai. »
On lui demanda enfin si elle voulait s'en référer
à l'Église de Poitiers où elle avait été examinée.
Mais Jeanne, excédée de ces offres sans bonne
foi :
« Me cuidez-vous (croyez-vous) prendre par cette
manière, et par là m'attirer à vous1 ? »
On conclut en l'exhortant en général à se sou-
mettre à l'Église, sous peine d'être laissée par
l'Église : « Et si l'Église vous laissait, continuait
le juge, vous seriez en grand péril de corps et
1. T. I, p. 395-397.
226 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
d'âme, car vous pourriez bien encourir la peine
du feu éternel quant à l'âme, et du feu temporel
quant au corps par la sentence d'autres juges. »
Elle répondit :
« Vous ne ferez jà ce que vous dites contre moi,
qu'il ne vous en prenne mal au corps et à l'âme. »
On lui demanda de dire une cause pour quoi elle
ne s'en rapportait point à l'Église. Elle aurait pu
dire qu'elle ne s'en rapportait point à l'église des
Anglais, mais elle ne voulut faire aucune autre
réponse. Vainement les docteurs insistèrent tour
à tour dans le même sens : ils n'obtinrent rien de
plus. Enfin l'évêque l'avertit d'y faire bien atten-
tion et de se bien aviser sur les admonitions et
conseils charitables qu'elle venait de recevoir.
« Quel temps me donnez-vous pour m'aviser ?
dit Jeanne.
— C'est à présent même qu'il le faut faire. »
Et comme elle ne répondait pas davantage,
l'évêque se retira, et elle fut ramenée à sa prison1.
T. I, p. 397-393
LES CONSULTATIONS. 227
L'évêque lui signala plusieurs points de son pro-
cès où elle était soupçonnée de n'avoir pas dit la
vérité; puis il lui dit que, si elle ne la voulait dé-
clarer, on la mettrait à la torture, et il lui en mon-
trait les instruments étalés à l'entour. Les bour-
reaux étaient là tout prêts à remplir leur office
« pour la ramener dans les voies de la vérité, »
comme disait l'évêque, « afin d'assurer par là le
salut de son âme et de son corps, si gravement
compromis par ses intentions erronées. »
Jeanne répondit :
« Vraiment, si vous me deviez faire détraire
(arracher) les membres et faire partir l'âme hors
du corps, si ne vous dirais-je autre chose; et si je
vous disais autre chose, après je vous dirais tou-
jours que vous me l'auriez fait dire par force. »
C'était d'un mot faire voir ce que vaut la torture.
Elle ne refusa point d'ailleurs de parler, mais elle
le fit pour confirmer toutes ses paroles. Elle dit
que le lendemain de son dernier interrogatoire
public, à la fête de la Sainte-Croix (3 mai), elle
avait eu le secours de saint Gabriel :
« Et croyez que ce fut saint Gabriel, dit-elle :
mes voix me l'on fait connaître. »
Elle dit encore qu'elle avait demandé conseil à
ses voix pour savoir si elle devait se soumettre à
l'Église comme on la pressait de le faire :
« Et elles m'ont dit, continua-t-elle, que, si je
veux que Notre-Seigneur m'aide, je m'attende à
lui de tous mes faits. »
Elle ajouta, contre les imputations qui rappor-
228 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
1. T. I, p. 402-403.
IV
1. T. I, p. 414.
234 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
temps marqués par l'Église que de laisser L'habit
d'homme ;
6° Abusée, quand elle se dit aussi sûre d'aller en
paradis que si elle y était.
C'est pourquoi, si, avertie charitablement, elle
ne veut pas revenir à l'unité de la foi catholique
et donner satisfaction, elle doit être abandonnée
aux juges séculiers pour subir le châtiment de son
crime1.
Lecture faite de ces sentences, le recteur de-
manda si c'était bien l'avis des deux facultés, et,
sur la réponse affirmative des doyens, il soumit
les deux actes à l'approbation du corps entier.
L'Université se sépara pour en délibérer par fa-
culté et par nations, et bientôt, se réunissant en
assemblée générale, elle déclara qu'elle les ap-
prouvait2.
Avec l'expédition authentique de ces actes on re-
mit aux trois envoyés de Rouen les réponses de
l'Université aux lettres de l'évêque de Beauvais et
du roi d'Angleterre. L'Université complimentait
l'évêque du zèle qu'il avait montré, comme un bon
pasteur, contre cette femme dont le venin avait
infecté tout le troupeau des fidèles en Occident;
elle louait la marche du procès et sa conformité au
droit, vantait les docteurs qui n'y avaient épargné
ni leurs personnes ni leurs peines, et recomman-
dait à la sollicitude paternelle de l'évêque de ne
1. T. I, p. 417.
2. Délibér. de l'Université de Paris : t. I, p. 421.
LA RÉPONSE DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS. 235
1. T. I, p. 422-429.
2. Ibid., p. 429.
LA RÉPONSE DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS. 237
tombée, au sentiment de l'Université de Paris,
c'est-à-dire de lui reproduire en substance, sous
les voiles d'un discours d'apparat, l'acte capital
qu'on lui dérobait toujours dans la forme offi-
cielle, et de l'inviter à renoncer à ses erreurs et à
se soumettre au jugement de l'Église.
« Jeanne, disait-il, tu as dit que, depuis l'âge
de treize ans environ, tu as eu des révélations;
que des anges, que sainte Catherine et sainte Mar-
guerite, te sont apparus, que tu les a vus fréquem-
ment des yeux de ton corps, qu'ils t'ont parlé et
te parlent encore souvent, qu'ils t'ont dit plu-
sieurs choses exposées plus pleinement dans ton
procès. Or les clercs de l'Université de Paris et
d'autres, considérant le mode et la fin de ces ap-
paritions, la matière des choses révélées et la
qualité de ta personne, ont dit que ces choses sont
feintes, séductrices et pernicieuses, ou que de
telles révélations et apparitions procèdent des es-
prits diaboliques.
« Tu as dit.... » Et il reprenait ainsi, en résumé,
chacun des douze articles, les faisant suivre du
jugement de l'Université de Paris1.
Après quoi, procédant à l'exhortation charitable:
« Jeanne, ma très-chère amie, disait-il, il est
temps, maintenant que l'on touche au terme de
votre procès, de bien peser ce qui a été dit.... »
Il lui rappelait combien de fois on l'avait pres-
sée de se soumettre à l'Église, l'obstination de ses
l. T.I, p. 430-437.
238 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
refus et la longanimité de ses juges, qui, étant en
mesure de prononcer dans la cause, avaient voulu
soumettre ses paroles à l'examen de l'Université
de Paris. L'Université a répondu, et les juges veu-
lent supplier Jeanne encore de revenir sur ses ré-
solutions, de ne se point faire retrancher de la
communion de Jésus-Christ pour aller se perdre
avec les ennemis de Dieu. Le prédicateur l'invitait
à se défier de cet ennemi du genre humain, qui,
pour le séduire, se transforme quelquefois en ange
de lumière :
« C'est pourquoi, ajoutait-il, si quelque chose
de tel vous est apparu, n'y croyez pas, mais bien
plutôt refusez toute adhésion de votre esprit à de
semblables choses; acquiescez aux dires et aux
opinions de l'Université de Paris et d'autres doc-
teurs qui connaissent la loi de Dieu et la sainte
Écriture, et jugent qu'on ne doit point croire à de
semblables apparitions ni à aucune apparition ex-
traordinaire, si ce n'est sur l'autorité de la sainte
Écriture ou d'un signe suffisant, et d'un miracle.
Or vous n'avez eu ni l'une ni l'autre de ces garan-
ties ; vous y avez cru légèrement, sans vous tour-
ner à Dieu par une oraison fervente, pour qu'il
vous en assurât; vous n'avez recouru ni à un pré-
lat, ni à quelque autre homme d'Église éclairé qui
pût vous instruire, ce que vous auriez dû faire,
vu votre état et la simplicité de votre savoir. Et
prenez un exemple : Si votre roi, de son autorité,
vous avait commis la garde de quelque forteresse,
vous défendant d'y recevoir personne, quand
LA RÉPONSE DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS. 239
même quelqu'un dirait qu'il vient en son nom, à
moins qu'il ne vous apportât des lettres ou quel-
que signe certain, vous ne devriez le croire ni le
recevoir. Ainsi, lorsque Notre-Seigneur Jésus-
Christ, montant au ciel, a commis au bienheureux
Pierre, apôtre, et à ses successeurs, le gouverne-
ment de son Église, il leur a défendu de recevoir
désormais aucun de ceux qui viendraient en son
nom, si cela n'était suffisamment établi autrement
que par leur dire. C'est donc chose certaine : vous
n'avez pas dû ajouter foi à ceux dont vous dites
qu'ils; vous sont venus de cette sorte; et nous, de
même, nous ne devons pas vous croire, puisque
le Seigneur nous ordonne le contraire.
« Jeanne, remarquez-le bien encore. Si, dans les
États de votre roi, lorsque vous y étiez, un che-
valier ou tout autre, né sous sa domination et
son obéissance, s'était levé, disant : « Je n'obéirai
« point au roi et je ne me soumettrai point à ses
« officiers, » n'auriez-vous pas dit qu'il dût être
condamné? Que direz-vous donc de vous-même,
qui êtes née dans la foi du Christ, devenue, par le
sacrement du baptême, fille de l'Église et épouse
de Jésus-Christ, si vous n'obéissez point aux offi-
ciers du Christ, c'est-à-dire aux prélats de l'Église?
quel jugement porterez-vous de vous-même? Ces-
sez donc, je vous prie, de parler de la sorte, si
vous aimez Dieu votre Créateur, votre précieux
époux et votre salut, et obéissez à l'Église en ac-
ceptant son jugement. Sachez que, si vous ne le
faites et si vous persévérez dans cette erreur,
240 LIVRE VIII, ROUEN. LE JUGEMENT.
votre âme sera condamnée au supplice éternel,
livrée à des tourments sans fin ; et quant au corps,
je doute fort qu'il ne vienne en perdition! Que le
respect humain ne vous retienne pas, ni cette
fausse honte qui peut-être vous domine, parce que
vous avez été en de grands honneurs que vous
pensez perdre en agissant comme je vous dis. Il
faut préférer l'honneur de Dieu et le salut tant de
votre corps que de votre âme : or tout cela se perd,
si vous ne faites ce que j'ai dit, parce que, de
cette sorte, vous vous séparez de l'Église et de la
foi que vous avez promise au sacré baptême; vous
mutilez l'autorité de Dieu et celle de l'Église, qui
pourtant est conduite, régie et gouvernée par l'au-
torité de Dieu et par son Esprit. Il a dit aux pré-
lats de l'Église : « Qui vous écoute m'écoute, et
« qui vous méprise me méprise. » Lors donc que
vous ne voulez pas vous soumettre à l'Église, de
fait vous vous en séparez, et, en refusant de vous
soumettre à elle, vous refusez de vous soumettre
à Dieu. Vous errez contre l'article Unam sanctam
Ecclesiam, dont le caractère et l'autorité vous ont
été suffisamment montrés dans les précédentes
admonitions. Cela étant, je vous avertis donc, de
la part de messeigneurs l'évêque de Beauvais et le
vicaire de l'inquisiteur, vos juges, je vous avertis,
vous prie et vous conjure, par cette piété que vous
avez pour la Passion de votre Créateur, par l'inté-
rêt que vous prenez au salut de votre âme et de
votre corps, de corriger et redresser les choses
susdites, et de rentrer dans la voie de la vérité en
LA RÉPONSE DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS. 241
obéissant à l'Église, en acceptant son jugement et
sa détermination dans les choses qui ont été dites.
Et en agissant ainsi, vous sauverez votre âme et
rachèterez, comme je pense, votre corps de la
mort. Mais, si vous ne le faites et que vous vous
obstiniez, sachez que votre âme sera frappée de
damnation, et je crains la destruction de votre
corps : desquelles choses daigne vous préserver
Jésus-Christ1 ! »
1. T. I, p. 437-441.
242 LIVRE VIII. ROUEN. LE JUGEMENT.
négative, il déclara les débats clos, renvoyant au
lendemain pour prononcer la sentence et procéder
au delà « comme de droit et de raison1 ».
1. T. I, p. 441-442.
LIVRE NEUVIÈME.
ROUEN. — L'ABJURATION»
LE CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN.
1. Saint-Ouen : T. I, p. 443.
2. Jeanne, et J. Beaupère : t. II; p. 21. — Jeanne et N. Loyse-
leur : « Joharma, credatis mihi, quia, si vos velitis/eritis salvata.
« Accipiatis vestrum habitum, et faciatis omnia quse vobis ordina-
« buntus : alioquin estis in periculo mortis. Et si vos faciatis ea
LE CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN. 245
liis, qu'on entendit au procès de réhabilitation, le
prédicateur n'accepta pas volontiers cette tâche :
il disait qu'elle lui déplaisait fort et qu'il aimerait
mieux être en Flandre, mais il s'en acquitta avec
un zèle qui n'eût point laissé aux Anglais mêmes
le moindre soupçon de son mauvais vouloir1.
Il prêcha sur ce texte de saint Jean : « La branche
ne peut porter de fruit d'elle-même, si elle ne de-
meure sur la vigne; » et il exposa avec ampleur
comment tous les catholiques doivent demeurer
sur la vraie vigne de notre sainte mère l'Église,
que la main de Jésus-Christ a plantée : montrant
que Jeanne, par ses erreurs et par ses crimes,
s'était séparée de l'unité de l'Église, et avait, de
mille sortes, scandalisé le peuple chrétien.
Au milieu de cette longue diatribe, qui se résu-
mait en ces mots : sorcière, hérétique, schisma-
tique, le prédicateur, entraîné par son ardeur :
« O France! s'écria-toi, tu es bien abusée! Tu
as toujours été la chambre (maison) très-chré-
tienne; et Charles qui se dit roi, et de toi gouver-
neur, s'est adhéré comme hérétique et schisma-
tique (tel est-il) aux paroles et aux faits d'une
femme inutile, diffamée et de tout déshonneur
pleine; et non pas lui seulement, mais tout le
clergé de son obéissance et seigneurie, par lequel
« quæ vobis dico, vos eritis salvata, et habebitis multum bonum,
« et non habebitis malum, sed eritis tradita Ecclesiæ. » Et fuit tunc
ducta super scaphaldo seu ambone. » T. III, p. 146 (Manchon) ; cf.
L'Averdy, Notice des manuscrits, t. III, p. 424. et Lebrun des Char-
mettes, t. IV, p. 108.
1. Déposition de J. de Lenosoliis : Procès, t. III, p. 113.
246 LIVRE IX. ROUEN. L'ABJURATION.
elle a été examinée et non reprise, comme elle
a dit. »
Puis, se tournant vers Jeanne et, pour donner
plus de force à l'apostrophe, l'interpellant de la
main :
« C'est à toi, Jeanne, à qui je parle, et te dis que
ton roi est hérétique et schismatique, »
Jeanne avait accepté toutes ces injures pour
elle, mais, entendant qu'elles montaient jusqu'au
roi :
« Par ma foi! sire, dit-elle, révérence gardée, je
vous ose bien dire et jurer, sur peine de ma vie,
que c'est le plus noble chrétien de tous les chré-
tiens, et qui mieux aime la foi et l'Église1.
— Fais la taire! » dit à l'huissier le prédicateur,
mal content de son interpellation2.
Il reprit son discours, et à la fin, s'adressant à
elle sur un ton plus adouci :
« Voici, dit-il, messeigneurs les juges qui, plu-
sieurs fois, vous ont sommée et requise de sou-
mettre tous vos faits et dits à notre sainte mère
l'Église, vous montrant qu'en vos dits et faits
1. La déposition d'Isambard de la Pierre est conçue en ces ter-
mes : « O prædicator ! male dicitis : non loquamini de persona do-
mini regis Karoli, quia bonus catholicus est, et in me non credi-
dit » Ces derniers mots doivent se traduire : « et d'ailleurs il n'a
pas cru en moi ; » comme si elle ajoutait : « On ne peut donc en
aucun cas l'impliquer au procès. » La suite des idées, comme le
rapprochement des autres témoignages, prouve bien qu'on ne peut
l'entendre autrement.
2. Discours d'Érard : t. I, p. 444. — Apostrophe : t. II, p. 17
(Massieu, qui était sur le même échafaud) : ibid., p. 331 ; cf. p. 335
(id.); p. 15 (Manchon)- t. II, p. 367, et T.III, p. 168 (M. Ladvenu):
t. II, p. 303 et 353 (Is. de la Pierre).
LE CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN. 247
étaient plusieurs choses lesquelles, comme il sem-
blait aux clercs, n'étaient bonnes à dire et à sou-
tenir. »
Il s'attendait sans doute au dénoûment dont
l'avait pu flatter Jean Beaupère ; Jeanne dit :
« Je vous répondrai. »
Et vraiment inspirée :
« Quant à la soumission à l'Église, je leur ai ré-
pondu. Je leur ai dit en ce point que toutes les
choses que j'ai faites ou que j'ai dites soient
envoyées à Rome, devers notre saint père le Pape,
auquel, et à Dieu premier, je me rapporte ; et quant
aux dits et faits que j'ai faits, je les ai faits de par
Dieu. »
Elle ajouta que de ses faits et dits elle ne char-
geait personne, ni son roi, ni aucun autre, et que,
s'il y avait quelque faute, c'est à elle et non à un
autre qu'il la fallait rapporter.
On lui demanda si elle ne voulait pas révoquer
ceux de ses faits ou de ses dits qui étaient ré-
prouvés. Elle répondit :
« Je m'en rapporte à Dieu et à notre saint père
le Pape 1 . »
Cette scène où les juges avaient cherché la glo-
rification publique de leur procès allait tourner à
leur confusion. Comment accuser de ne point se
soumettre à l'Église celle qui s'en rapportait au
Pape? Ne pouvait-on pas, avec bien plus de rai-
son, accuser de mépris pour l'autorité de l'Église
1. T. I, p. 445.
248 LIVRE IX. ROUEN. L'ABJURATION.
ceux qui ne tenaient aucun compte de cet appel
fait à son chef? Les juges embarrassés représen-
tèrent « qu'on ne pouvait pas aller quérir notre
saint père si loin; que les ordinaires étaient juges
chacun dans leur diocèse ; qu'il fallait qu'elle s'en
rapportât à notre sainte mère l'Église ainsi en-
tendue, et qu'elle tînt ce que les clercs et les gens
en ce se connaissant en disaient et avaient déter-
miné de ses dits et de ses faits1. »
l. T. I, p. 445.
LE CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN. 249
arse (brûlée) aujourd'hui même! » s'écria Érard
furieux.
N. Loyseleur, qui ne l'avait point quittée, lui
répétait : « Faites ce que je vous ai dit; reprenez
l'habit de femme. » Tout le monde la pressait :
« Faites ce qui vous est conseillé. Voulez-vous
vous faire mourir?» Et les juges eux-mêmes pre-
naient le langage de la compassion : « Jeanne,
nous avons tant pitié de vous ! Il faut que vous
retranchiez ce que vous avez dit ou que nous vous
livrions à la justice séculière. » Jeanne protestait
toujours qu'elle n'avait rien fait de mal, qu'elle
croyait aux douze articles de foi et aux comman-
dements de Dieu, disant de plus qu'elle s'en réfé-
rait à la cour de Rome et croyait ce que la cour
croyait. Et comme on insistait : « Vous vous
donnez bien du mal pour me séduire, » ajou-
tait-elle1.
Cependant l'évêque, ayant par trois fois inutile-
ment renouvelé ses sommations, commença à lire
la sentence. L'heure était redoutable : et qui s'é-
tonnera qu'une pauvre fille y succombe? Épuisée
par la lutte et comme étourdie par ces voix de
toutes sortes, conseils, menaces, prières, elle
1. Scène de Saint-Ouen. La déposition capitale est celte de Mas-
sieu, t. II, p. 17; cf. p. 331 : on y trouve une légère variante en ce
qui touche Massieu lui-même. Tandis que, sur la demande de Jeanne,
il la conseille, Érard lui demande ce qu'il lui dit : « Je lui lis la
cédule et je lui dis de la signer. » Voyez encore sa troisième dépo-
sition, t. III, p. 156-157.
N. Loyseleur : t. III, p. 146 (Manchon). — Instances des asses-
seurs : t. III, p. 55 (l'évêque de Noyon); p. 122 (II. de Macy), et le
procès-verbal, t. I, p. 446.
250 LIVRE IX. ROUEN. L'ABJURATION.
tombe tout à coup dans ce silence imposant où il
semble que tout le monde l'abandonne devant le
juge qui la condamne et le bourreau qui l'attend.
Elle cède; elle dit : « Je me soumets à l'Église; »
et elle priait encore saint Michel de l'aider et de la
conseiller. On se hâta de prendre acte de sa sou-
mission en forme authentique. Ce long débat, et
plus encore la lutte intérieure qu'elle avait dû
subir, avaient brisé tout ressort en elle. L'huissier
Massieu lui lisait la formule, et elle la redisait
après lui comme sans savoir ce que cela voulait
dire; elle souriait en répétant les mots, si bien que
plusieurs croyaient qu'elle se moquait1.
1. T. I, p. 447.
252 LIVRE IX. ROUEN. L'ABJURATION.
entendue : on a la parole de celui qui l'a lue à
Jeanne. Massieu déclare que « la formule conte-
nait huit lignes au plus, et qu'il sait fermement
que ce n'est pas celle dont il est parlé au procès;
que la formule insérée au procès n'est pas celle
qu'il a lue lui-même et que Jeanne a signée1 ».
Il n'est pas impossible, en effet, qu'en vue de
l'accusation on ait dressé cette longue formule
qui la résume et la sanctionne. Mais il n'est pas
invraisemblable non plus qu'en vue de l'accusée
et de ce qu'on voulait obtenir d'elle on lui en ait
proposé une autre moins susceptible de provoquer
la révolte de sa conscience. Il y était dit qu'elle
ne porterait plus les armes, ni l'habit d'homme, ni
les cheveux coupés en rond, et plusieurs autres
choses, dit Massieu ; selon un autre témoin, elle y
disait qu'elle s'était rendue coupable du crime de
lèse-majesté et qu'elle avait séduit le peuple, et
probablement (la suite tient lieu de témoignage
en ce point) qu'elle s'en remettait de ses dits et de
ses faits à l'Église : avec le protocole et la conclu-
sion de rigueur, sept ou huit lignes n'en pou-
vaient guère tenir davantage.
1. P. Miget: t. III, p. 132; Taquel : ibid., p. 197. « Et erat quasi
sex linearum grossæ litteræ. Et dicebat ipsa Johanna post dictum
Massieu. » — J. Monnet et G. de la Chambre : « Legendo post
aliam quamdam parvam schedulam continentem sex vel septem
lineas in volumine folii papyrei duplicati; et erat ipse loquens ita
prope quod verisimiliter poterat videre lineas et modum earum, »
ibid., p. 52 (G. de la Chambre); cf. p. 65 (J. Monnet). — Massieu,
ibid., p. 156 : « Et bene scit quod illa schedula continebat circiter
octo lineas et non amplius; et scit firmiter quod non erat illa de qua
in processu fit mentio, quia aliam ab illa quæ est inserta in pro-
cessu legit ipse loquens, et signavit ipsa Johanna. »
LE CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN. 253
Voilà ce qu'on lut à Jeanne, et ce n'est pas ce
qu'on lit au procès-verbal sous son nom. Le pro-
cès-verbal a-t-il faussement donné, avec son signe
et son nom, une pièce qu'elle n'a pas signée, ou
comment a-t-elle signé une pièce qu'on ne lui a
pas lue? Si le faux est difficilement supposable
avec la connivence du greffier, on doit le chercher
dans une substitution d'une autre sorte ; et on en
peut trouver la trace dans un témoignage recueilli
au procès de réhabilitation. Si l'on en croit Hai-.
mond de Macy, qui était là, un Anglais, le secré-
taire du roi d'Angleterre, Jean Calot, serait venu
ici en aide aux juges. Dès que Jeanne eut cédé, dit
le témoin, il tira de sa manche un petit papier
qu'il lui donna à signer, et ce fut lui qui, mal
content du signe qu'elle y avait tracé, lui tint la
main et la guida pour qu'elle y mît en toutes let-
tres son nom1.
Une chose pressait encore les juges d'abréger la
scène : c'est qu'elle était fort mal goûtée des An-
LA RELAPSE.
modi habitum : licet notabiles viri dolerent, inter quos vidit magis-
trum Petrum Morice multum dolentem et plures alios. » T. III,
p. 164 (G. Colles.) — L'évêque et Warwick : t. II, p. 5 (Is. de la
Pierre) ; cf. p. 8 (M. Ladvenu). Is. de la Pierre place la scène « après
l'issue et la fin de cette session et instance » ; Martin Ladvenu, avec
plus de précision, à la sortie de la prison ; Is. de la Pierre, dans une
déposition suivante, se borne à dire : « Après la reprise de l'habit. »
Ibid., p. 305.
266 LIVRE IX. ROUEN. L'ABJURATION.
ajoute comme témoin à ce qu'il avait écrit comme
greffier : « Elle répondit qu'elle l'avait fait pour
défendre sa pudeur, parce qu'elle n'était point en
sûreté sous ses habits de femme avec ses gardiens
qui voulaient attenter à sa pudeur 1 . »
Qu'on se rappelle comment Jeanne était gardée
et quelles étaient les dispositions des Anglais en-
vers elle. Jeanne était aux fers sous la garde de
cinq soldats, dont trois se tenaient dans sa prison
et deux à la porte : « Je sais, » dit l'huissier Mas-
sieu, celui qui l'allait prendre à la prison pour la
mener au tribunal, « je sais de certain que de nuit
elle étoit couchée, ferrée par les jambes de deux
paires de fers à chaîne, et attachée moult étroite-
ment d'une chaîne traversante par les pieds de son
lit, tenante à une grosse pièce de bois de longueur
de cinq à six pieds, et fermante à clef, par quoi ne
pouvoit se mouvoir de la place. » Plusieurs fois,
sous ses habits d'homme qu'elle ne quittait ja-
mais, elle avait été en butte aux brutalités de ses.
gardiens : l'évêque le savait bien ; il avait reçu ses
plaintes, et un jour il avait fallu que Warwick ac-
courût pour la sauver du dernier outrage parmi
ces délégués de la justice ! Mais maintenant la
sentence était portée ; l'évêque l'avait rendue aux
Anglais : elle leur était comme livrée. Lorsqu'on
la ramenait de Saint-Ouen, les valets (mangones)
l'insultaient et les maîtres les laissaient faire. A
quoi n'était-elle point exposée, seule dans la pri-
I
LA VISITE A LA PRISON.
I
LA MÉMOIRE DE JEANNE ET LA FAUSSE JEANNE.
I
PRÉTENTIONS DE P. CAUCHON AU SIÈGE DE ROUEN. (P. 6.)
II
IMPRESSION PRODUITE PAR LA PRISE DE JEANNE D'ARC. ( P . 7.)
III
ACHAT DE JEANNE D'ARC. ( P . 1 0 . )
IV
SAUT DU HAUT DE LA TOUR DE BEAUREVOIR. (p. 14.)
V
LEVÉE DU SIÉGE DE COMPIÈGNE. (p. 18.)
VI
RAVAGE DES ENVIRONS DE PARIS. ( p . 23.)
VII
LE PARLEMENT DE PARIS. (p. 2 3 . )
VIII
JEANNE MENÉE A ROUEN. ( p . 2 3 . )
IX
SIÈGE DE LOUVIERS. ( P . 2 5 . )
X
ASSESSEURS. ( P . 2 9 . )
XI
BEDFORD ET LE TRIBUNAL DE ROUEN. (P. 31.)
XII
LETTRE DU ROI D'ANGLETERRE (3 JANVIER 1431). ( p . 3 2 . )
XIII
LA PRISON DE JEANNE D'ARC A ROUEN. ( P . 3 2 . )
1. Scit solum quod erat in Castro, in grossa turri, et ibi eam vidit, quando
uit mandatus (Procès, t. III, p. 186).
2. Quod ipsa Johanna erat in carceribus, in quadam turri castri, et eam
ibidem vidit ferratam per tibias (ibid., p. 48). — Quam invenerunt in qua-
dam turri ferratam in compedibus, cum quodam grosso ligno per pedes, et
habebat plures custodes Anglicos (ibid., p. 200).
3. Quod vidit eamdem Johannam in carceribus castri Rothomagensis, in
quadam turri versus campos (ibid., t. II, p. 317). — Posita in Castro Ro-
thomagensi, in carceribus, in quadam camera sita subtus quemdam
gradum versus campos, ubi vidit eam detentam et incarceratam (ibid.,
p. 345).
APPENDICES. 395
1
la campagne » (Haimond de Macy) ; « dans une chambre
vers la porte de derrière, » la porte « vers les champs, »
comme on l'appelle plus tard (Pierre Cusquel)2 ; « dans une
chambre de milieu, où l'on montait par huit marches »
(l'huissier Massieu) 3 .
M. Hellis, dans une brochure sur la Prison de Jeanne
d'Arc à Rouen (Rouen, 1865, in-8), s'attache exclusive-
ment au témoignage de l'huissier Massieu. Il écarte la
grosse tour dont parlait Leparmentier, et toute autre tour:
« Une chambre de milieu ayant deux chambres à ses côtés
ne saurait, dit-il, être dans une tour; » et les interro-
gatoires, qui réunissent dans la prison de Jeanne huit et
même un jour jusqu'à quinze personnes, sans compter les
gardiens, y supposent un certain espace. La tour du don-
jon a quinze mètres de diamètre, dont la moitié environ
pour l'épaisseur des murailles ; les autres tours étaient de
moindre dimension. Il pense donc que la prison de Jeanne
était dans l'intérieur de l'enceinte, auprès de la grande
salle. Si Jeanne a été vue dans la grosse tour par Lepar-
mentier, c'est qu'elle y a été menée lorsqu'on la voulait
mettre à la torture; si elle a été vue dans quelque autre
tour vers la campagne, c'est à l'époque de sa maladie,
lorsqu'on crut nécessaire à son rétablissement de la loger
dans une pièce plus aérée : mais avant et après sa maladie,
pendant toute la durée du procès, elle fut, selon cette opi-
nion, dans la chambre désignée par Massieu.
Nous admettons ce que dit l'auteur sur la grosse tour, la
XIV
LETTRES DE GARANTIE DONNÉES AUX JUGES. ( P . 3 3 . )
XV
LES TROIS PAPES. ( P . 80.)
Jesus † Maria,
XVI
LES ANNEAUX DE JEANNE D'ARC, ( P . 8 5 . )
XVII
SOUMISSION DE JEANNE A L'ÉGLISE. ( P . 2 0 8 . )
XVIII
RÉPONSE MORTELLE. ( p . 2 6 2 . )
XIX
L'ENQUÊTE POSTHUME. (P. 282.)
XX
LA COMMUNION DONNÉE A JEANNE. ( p . 2 8 3 . )
XXI
SENTENCE. (P. 2 8 8 . )
XXII
INDIFFÉRENCE POUR JEANNE CAPTIVE. (P. 3 0 0 . )
XXIII
LA FAUSSE PUCELLE. ( P . 3 1 1 . )
XXIV
LES ENNEMIS ET LES COMPAGNONS DE LA PUCELLE. (p. 314.)
XXV
MONUMENTS DE LA PUCELLE. ( P . 3 3 7 . )
XXVI
LA FAMILLE DE JEANNE D'ARC ( P . 3 3 7 . )
XXVII
LES VIGILES DE CHARLES VII. ( p . 352.)
XXVIII
PUBLICATIONS SUR JEANNE D'ARC. ( P . 3 5 7 . )
XXIX
RÉSERVES DE JEANNE D'ARC SUR LE FAIT DE SES APPARITIONS.
(P. 361.)
XXX
RÉVÉLATIONS DE JEANNE D'ARC. ( P . 373).
XXXI
NOTE SOMMAIRE SUR LES CHRONIQUEURS DU QUINZIEME SIÈCLE
CITÉS DANS L'HISTOIRE DE JEANNE D'ARC.
XXXII
NOTE SOMMAIRE SUR LES TÉMOINS ENTENDUS AU PROCÈS
DE RÉHABILITATION ET CITÉS DANS L'HISTOIRE DE JEANNE
D'ARC.
FIN.
TABLE.
LIVRE SIXIÈME.
ROUEN. — LES JUGES.
I. Le marché 1
II. Le tribunal 21
III. Les procès-verbaux 34
LIVRE SEPTIÈME.
ROUEN. — L'INSTRUCTION.
LIVRE HUITIÈME.
ROUEN. — LE JUGEMENT.
I. L'accusation 159
II. Les douze articles 194
III. Les consultations et l'admonition charitable 209
IV. Le réponse de l'Université de Paris et la deuxième admo-
nition. 230
450 TABLE.
LIVRE NEUVIÈME.
ROUEN. — L'ABJURATION.
LIVRE DIXIÈME.
ROUEN. — LE SUPPLICE.
LIVRE ONZIÈME.
LA RÉHABILITATION. — LE PROCÈS.
LIVRE DOUZIÈME.
LA RÉHABILITATION. — L'HISTOIRE.
FIN DE LA TABLE.