L'Ethiopie Voit Revenir Des Enfants Adoptés Devenus Adultes

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 4

1

Directeur de la publication : Edwy Plenel


www.mediapart.fr

au moins de visiter le pays. Trouver ses origines,


rencontrer sa mre gnitrice, (re)dcouvrir la culture
dans laquelle on a parfois eu le temps de baigner les
premires annes de sa vie Sans cela, lhistoire nest
pas complte et ladulte bancal. Ce discours a pris de
lpaisseur mesure que les adoptions internationales
ont augment. Longtemps, on a pourtant plaid pour
que les liens avec le pays dorigine soient rompus.

L'Ethiopie voit revenir des enfants adopts


devenus adultes
PAR VINCENT DEFAIT
ARTICLE PUBLI LE LUNDI 9 MAI 2016

Entre les annes 1970 et les annes 2000, les


adoptions internationales explosent entre les pays en
dveloppement et lOccident. En France, on passe
dun petit millier en 1980 plus de 4 000 en 2005.
Aux tats-Unis, principal pays de destination, le
dpartement dtat comptabilise 2 409 enfants adopts
ltranger en 1970, puis 7 093 en 1990, enfin 22 734
en 2005. Jusque dans les annes 1990, les adoptions
internationales sont peu rgules. Les pays dorigine
changent avec les poques et les facilits dadoption.
Pendant longtemps, la Core du Sud est la destination
prfre des parents adoptifs occidentaux. Puis la
Chine et la Russie intgrent le trio de tte des pays
dorigine. Au dbut des annes 2000, lthiopie monte
sur le podium.

Addis-Abeba (thiopie), mars 2016. Devenue adulte, Heran Tadesse, adopte#e bb


par un couple de Ne#erlandais, est retourne#e vivre en thiopie. Vincent Defait.

Beaucoup denfants adopts en thiopie par des


Occidentaux reviennent au pays sur les traces de leur
enfance. Certains y trouvent une famille, dautres se
contentent de reprendre contact avec un pays dont
ils ignorent tout. Les hsitations sont multiples mais
nombreux sont ceux qui ont fait le choix de retrouver
leur pays d'origine.
Addis-Abeba, de notre envoy spcial.- Il y eut ce
moment, improbable quelques annes plus tt, o ses
deux mamans, lune thiopienne, lautre nerlandaise,
sont tombes dans les bras lune de lautre. Ctait
bizarre , admet Heran Tadesse, dans le salon de
la maison dAddis-Abeba o elle a refait sa vie. Au
mur, ses deux frres thiopiens sourient dans un cadre
en bois. Dehors, au-del du petit jardin en dsordre,
lheure de lcole buissonnire, les automobilistes
klaxonnent les enfants qui dbordent sur le trottoir.
Ma mre thiopienne est reste deux mois avec nous,
aux Pays-Bas. Deux mois pendant lesquels la jeune
fille de 18 ans et sa mre biologique apprennent se
connatre, se parlent, font les courses et la fte. Moins
dun an plus tt, Heran se pensait orpheline. Cest
ce que son dossier, mince comme une simple feuille
de papier, lui avait fait croire, elle et ses parents
adoptifs. Jusqu ce qu'un coup de fil lui apprenne
que son histoire avait un dbut, dans la campagne
thiopienne.

Entre-temps, en 1993, la Convention de La Haye


sur la protection des enfants et la coopration
en matire d'adoption internationale marque un
tournant. Lintrt de lenfant est mieux pris en
compte, les pays signataires sengagent encadrer
les adoptions internationales, dsormais considres
comme lultime solution. La liste des options est
longue : on cherche dabord placer lenfant chez un
parent, dans une famille daccueil, dans une institution
du pays Si lenfant part pour ltranger, le pays
dorigine est tenu de conserver une trace de son
pass. Au cas o. Jusqu prsent, lthiopie, qui
assure respecter les principes de la Convention, ne la
toujours pas ratifie.
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible cet endroit.

sa majorit, au dbut des annes 2000, peu aprs sa


premire rencontre avec sa mre de naissance, Heran
renonce se payer le permis de conduire pour sacheter
un billet davion. Premiers contacts avec le pass. Un
peu envahissants , mais pas dcourageants. Ses

La voici, quatorze ans plus tard, installe dans le


pays o elle est ne, mais o elle a si peu vcu.
Javais toujours envisag de revenir en thiopie,

1/4

Directeur de la publication : Edwy Plenel


www.mediapart.fr

tudes boucles, Heran revient les poursuivre un an en


thiopie, sans mal du pays. Je crois que je ne me
suis jamais sentie chez moi aux Pays-Bas. Je me suis
toujours sentie trangre dans mon pays. Prs de
la frontire belge, Roosendaal a les dfauts dun gros
bourg. Les Noirs ny taient pas nombreux. lcole,
javais des amis de Turquie, dIndonsie, du Maroc.
On tait contre les enfants blancs Elle rit.

petite Heran. Puis vient le jour o les bonnes surs


apprennent la jeune femme que son enfant est partie,
pour son bien, oui, avec une famille nerlandaise.
Prs de trois dcennies plus tard, Heran a reconstitu
sa faon les pices manquantes de son histoire.
Tous ny parviennent pas. Certains repartent plus tt
que prvu. En gnral, sans dossier, pas dhistoire.
En tentant de retracer leurs origines, beaucoup
butent sur une administration dpouille, des archives
inexistantes, voire des orphelinats peu scrupuleux.

En thiopie, Heran a pous Mulugeta, un artiste


photographe qui en pince pour lAllemagne. Puis sont
ns la petite Blen et le tout jeune Amenti, qui vient de
se blottir dans les bras de sa mre. Elle lui parle en
nerlandais, passe lamharique, langue officielle de
l'thiopie, lorsquelle sadresse la nounou, revient
langlais pour dire son histoire. Bientt, Amenti devra
faire de la place pour le troisime de la fratrie.

Les adopts, devenus adultes, sintressent leurs


origines, mais quand ils se retrouvent face un
mur, la frustration peut produire du soupon ,
explique Sbastien Roux, dans un caf de la capitale
thiopienne. Mi-mars, le chercheur du CNRS achevait
un sjour de deux mois en thiopie pendant lesquels il
a rencontr beaucoup dadopts. Cette rupture dans
la possibilit de retrouver des traces peut dboucher
sur un malaise.

Un voyage de cicatrisation
En plus denseigner, de faire des traductions ou de
rdiger des rapports pour des organisations daide
au dveloppement, Heran est membre de l'Ethiopian
adoption connection, une plateforme monte par
Andrea Kelley, une Amricaine mre de deux enfants
thiopiens adopts, pour permettre ceux-ci, une fois
devenus adultes, de retracer leur parcours dans leur
pays dorigine. Pour les reconnecter avec leurs
racines , dit le site Internet. Pour moi, ctait un
voyage de cicatrisation. Apprendre que javais une
famille en thiopie ma apaise , dit Heran.

Tous les universitaires ne sont pas daccord. Pour


certains, la filiation biologique ne sinterrompt pas,
coexiste avec la filiation juridique et affective des
parents adoptifs. Pour dautres, elle pose le problme
dune notion dterministe. Surtout quand, derrire
les origines, il y a un tat dont les archives nont
jamais t rellement bien tenues. Addis-Abeba, le
ministre des femmes, des enfants et des jeunes laisse
mourir les demandes dentretien, les orphelinats jouent
la montre, les agences dadoption louvoient.

Devenus adultes, les enfants adopts en thiopie dans


les annes 1980 et 1990 font le voyage inverse. Heran
en a accueilli beaucoup au nom du droit savoir
qui nous sommes . Dans son salon, elle qui a appris
lamharique, dit : Pour moi, trouver ma famille,
ctait comme trouver les gens qui maccepteraient
pour ce que je suis.
Elle a eu de la chance. Cest sa mre qui la retrouve et
qui lui a racont son histoire, celle de sa naissance hors
mariage, la colre des grands-parents face au tabou,
la sparation du jeune couple puis le dpart du bb
avec la famille du pre, chez qui sa mre viendra la
kidnapper . Puis le placement dans un orphelinat
de missionnaires, en sinventant tante plutt que mre,
le temps de gagner suffisamment pour soccuper de la

thiopie, 2014. Dans un orphelinat des environs d'Addis-Abeba ge#re#


par l'association franc#aise SOS Enfants d'thiopie. Vincent Defait.

Flore na pas voulu insister. La jeune femme a grandi


prs de Dijon, dans une famille catholique pratiquante,
blanche, avec deux surs venues de Core. 24 ans,
elle a fait le voyage jusqu Jimma, dans louest de
lthiopie, parce que a me travaillait beaucoup .
lorphelinat par lequel elle est cense tre passe,

2/4

Directeur de la publication : Edwy Plenel


www.mediapart.fr

elle ne trouve rien. Elle ne lira son nom dans un


registre que dans ltablissement de la capitale o elle
a brivement sjourn, nourrisson, avant de quitter le
pays, mais cest tout. a a confirm que je suis
passe par l Guillerette et pimpante jusquau
bout des ongles, ltudiante en communication finira
par revenir sinstaller Addis-Abeba pour maximum
deux ans . Histoire dapprendre lamharique, qui
nest peut-tre pas la langue de ses parents de
naissance, celle de ladministration en tout cas, et
connatre le pays.

disparu, sans doute mort la guerre, place dans un


orphelinat gr par un oncle, elle prend lavion 7
ans, un ge o lon a dj des souvenirs, avec sa
sur et quatre autres enfants. Direction lOhio, terre
mormone, blanche et bigote. Ses parents adoptifs et
leurs sept enfants biologiques les pensent orphelins,
gardent contact avec lthiopie, y reviennent souvent
pour grer lONG quils y ont installe.
Pour Hailyn, lappel du pays est trop fort. Elle y rentre
une premire fois avec sa mre blanche . Puis seule.
Aux tats-Unis, personne ne comprend pourquoi elle
veut tant retourner en thiopie. Ici, on sinterroge
aussi. Partout o je vais, on me rappelle que je ne
suis pas dici. Elle aussi voque un processus de
cicatrisation , ces visages, ces sons, ces odeurs qui
lui parlent tant. Puis parle de ses amis qui viennent
tous de quelque part , de ces questions, constantes,
pourquoi tu es l ? . Un entre-deux.

Je ne suis pas sre de vouloir retrouver mes parents


[de naissance]. Je suis bien comme je suis et jai peur
de dcouvrir des choses qui chambouleraient mon
bien-tre actuel , dit-elle, attable la terrasse dun
restaurant de la capitale thiopienne. Alors, elle vit.
Elle samuse, profite de se fondre, avec sa peau fonce
et ses cheveux boucls, dans lanonymat dAddisAbeba. En France, on me demandait si jtais de
Martinique, de Guadeloupe ou du Maroc, Ici, ds la
douane, ctait parti : on ma parl amharique.

Les enfants noirs levs par des parents blancs


sont constamment envoys une extriorit, analyse
Sbastien Roux. Et puis, on leur dit sans cesse quils
ont de la chance. De la veine davoir chapp la
pauvret, de possder un passeport qui leur ouvre les
frontires. De retour au pays, les attentes de la famille
de naissance sont parfois lourdes vis--vis d'enfants
partis grandir dans un pays riche.

Parents blancs, mre noire

a agace, forcment. Et mes parents [adoptifs], ils


nont pas eu de la chance de mavoir ? Sabrina
a 27 ans et la tte sur les paules. Arrive quelques
mois plus tt en thiopie pour connatre le pays ,
elle se construit une exprience professionnelle dans
la communication au sein dune troupe de cirque
dAddis-Abeba, en attendant de voir. Chercher des
traces de sa naissance ? Bof. Peut-tre quil y a
des gens qui savent, peut-tre quon a choisi que mon
dossier soit vide Peu importe, pour le moment.
Pas le temps, ni lenvie de trop fouiller. Elle a t
abandonne la naissance dans un hpital de Debr
Zeit, une heure de route dAddis-Abeba, lui a-t-on
dit. L-bas, il ne reste aucune trace de son passage.
Entre-temps, lthiopie a fait comme beaucoup : ses
portes se sont fermes, les adoptions internationales se
sont faites plus rares.

thiopie, 2014. Dans un orphelinat des environs d'Addis-Abeba ge#re#


par l'association franc#aise SOS Enfants d'thiopie. Vincent Defait.

Les adopts, africains ou asiatiques, passent rarement


inaperus avec leurs parents blancs. Dans le pays
dadoption, ils composent souvent avec un renvoi
frquent laltrit, au mieux, au racisme, au pire.
Dans leur pays dorigine, ils jouissent dune certaine
indiffrence, eu gard leur physique, jusquau
premier change verbal qui rvle souvent leur
incapacit parler la langue nationale. Un entre-deux
permanent qui se ngocie au cas par cas.
Hailyn sy attelle en parlant de ses parents blancs
et de sa mre noire . Revenue en thiopie o elle a
retrouv sa grand-mre maternelle, la jeune trentenaire
navigue vue. Fille dune mre mineure et dun pre

3/4

Directeur de la publication : Edwy Plenel


www.mediapart.fr

En Europe, les questions sur ses parents blancs, belges


et dorigine italienne, elle connat. Addis-Abeba,
les remarques sur son visage dthiopienne et sa
matrise hsitante de lamharique, elle sy fait. Des
interrogations, il y en a toujours eu. Je ne me suis
jamais sentie autant belge que depuis que je suis en
thiopie , dit-elle tout de mme. De temps en temps,
elle voit dautres adoptes dAddis-Abeba. Heran

la mise en contact avec un petit groupe. Parmi elles,


il y a Flore. Les deux francophones se ctoient. La vie
continue.
la terrasse du restaurant, la Franaise clt le repas et
la discussion. Comment tu peux arrter de penser
ces 25 annes qui tont construite ? Est-ce quil faut
faire un choix ? Elle cherche ses mots. Je pense
quil faut vivre avec a. a , la diffrence.

Directeur de la publication : Edwy Plenel


Directeur ditorial : Franois Bonnet
Le journal MEDIAPART est dit par la Socit Editrice de Mediapart (SAS).
Dure de la socit : quatre-vingt-dix-neuf ans compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 28 501,20.
Immatricule sous le numro 500 631 932 RCS PARIS. Numro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Conseil d'administration : Franois Bonnet, Michel Brou, Grard Cicurel, Laurent Mauduit,
Edwy Plenel (Prsident), Marie-Hlne Smijan, Thierry Wilhelm. Actionnaires directs et
indirects : Godefroy Beauvallet, Franois Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, MarieHlne Smijan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Socit Ecofinance, Socit Doxa, Socit des
Amis de Mediapart.

4/4

Rdaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris


Courriel : [email protected]
Tlphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Tlcopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propritaire, diteur, imprimeur : la Socit Editrice de Mediapart, Socit par actions
simplifie au capital de 28 501,20, immatricule sous le numro 500 631 932 RCS PARIS,
dont le sige social est situ au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonn de Mediapart
peut tre contact par courriel ladresse : [email protected]. ou par courrier
l'adresse : Service abonns Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
galement adresser vos courriers Socit Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Paris.

Vous aimerez peut-être aussi