Orwell Anarchiste Tory Michea Jean Claude
Orwell Anarchiste Tory Michea Jean Claude
Orwell Anarchiste Tory Michea Jean Claude
ORWELL,
ANARCHISTE TORY
suivi de
PROPOS DE 1984
Micha Jean-Claude
Flammarion
Maison ddition : Clim ats
Clim ats, un dpartem ent des ditions Flam m arion,
1 9 9 5, 2 000, 2 003 , et 2 008 pour la prsente dition.
Dpt lgal : septem bre 2 008
Prsentation de lditeur :
Anarchiste tory, cest--dire anarchiste
conservateur, cest ainsi que George Orwell
se prsentait parfois, lorsquil tait invit
se dfinir politiquement. Mais suffit-il
quune position politique soit inclassable
pour tre incohrente ? Cet essai sefforce
prcisment dtablir quil est possible
dtre lun des analystes les plus lucides de
loppression totalitaire sans renoncer en rien
la critique radicale de lordre capitaliste ;
que lon peut tre la fois un dfenseur
intransigeant de lgalit sans souscrire aux
illusions progressistes et modernistes
au nom desquelles saccomplit dsormais la
destruction du monde.En tablissant la
cohrence relle de cette pense suppose
inclassable, cet essai met en vidence
quelques-unes des conditions de cette
indispensable critique moderne de la
modernit, dont George Orwell est le plus
nglig des prcurseurs.
DU MME AUTEUR
Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Clim ats, 1 9 9 8, nouv elle d. 2 003 .
LEnseignement de lignorance, Clim ats, 1 9 9 9 , nouv elle d. 2 006 .
Les Valeurs de lhomme contemporain, (av ec Alain Finkielkraut et Pascal
Bruckner), ditions du Tricorne France Culture, 2 001 .
I mpasse Adam Smith, Clim ats, 2 002 , rd. Flam m arion, coll. Cham ps ,
2 006 .
Orwell ducateur, Clim ats, 2 003 .
LEmpire du moindre mal, Clim ats, 2 007 .
NOTE DE LDITEUR
Les uvres dOrwell lexception de 1984 sont ici cites
daprs ldition anglaise The Collected Essays, Journalism
and Letters of George Orwell, Penguin books (4 volumes,
1970). La premire dition de Orwell, anarchiste tory date en
effet de 1995, date laquelle la traduction franaise de ces
quatres tomes tait peine engage. Ce problme de
traduction des essais de George Orwell en France est depuis
rgl. Nous avons toutefois choisi avec lauteur de conserver sa
traduction, mais nous renvoyons naturellement le lecteur aux
quatre tomes parus depuis. Les rfrences utilises dans le
prsent ouvrage correspondent quant elles ldition
originale de ces textes, prsente de la manire suivante :
C.E. 1 : An Age Like This, 1920-1940
C.E. 2 : My Country Right or Left, 1940-1943
C.E. 3 : As I Please, 1943-1945
C.E. 4 : In Front of Your Nose, 1945-1950
Les notes appeles par une lettre se trouvent la fin de
chaque chapitre et peuvent tre lues indpendamment.
LE SENS DE LA LIBERT
ET DONC DU LANGAGE
I
La construction mthodique et patiente dune nouvelle
manire de parler est un des aspects les plus droutants de
lunivers dcrit dans 1984. Mais il sagit aussi dun aspect
essentiel sil est vrai, aux yeux des matres de lOcania, que
la Rvolution ne sera complte que le jour o le langage sera
parfait 1 . Cette perception du rle jou par le langage dans
linstitution dune socit totalitaire est incontestablement lun
des axes majeurs de la philosophie politique de George
Orwell2 . On ne peut cependant pas dire que les consquences
en soient toujours bien mesures. La raison principale, mon
avis, est que nous avons lhabitude de lire 1984 en ignorant
tranquillement les cheminements intellectuels qui lont
prcd et qui seuls peuvent clairer la complexit de son
sens. Une apprciation exacte de luvre orwellienne suppose
donc le rappel de quelques donnes indispensables.
II
Orwell na jamais prouv la moindre fascination pour le
mythe sovitique et ceci le distingue suffisamment dune
grande partie des intellectuels de son temps. Linfluence dun
Marx semble mme navoir jou aucun rle dans sa conversion
(assez tardive) au socialisme1 . Cette dernire est
fondamentalement la consquence du sjour effectu Wigan
Pier, en 1936, et de la dcouverte quOrwell y fit de la
condition ouvrire ; dcouverte dont Simon Leys rsume
parfaitement lessence en crivant quelle fut immdiate et
intuitive mais aussi dfinitive et totale2 . Ladhsion dOrwell
aux valeurs de la Gauche doit donc trs peu aux sductions du
langage. Elle est plutt leffet dune sorte de communion
originaire, opre dans lordre sensible et nayant pas exig
une mdiation particulire des mots existantsA .
Si Orwell sest trouv ainsi prserv de la tentation
stalinienne, il faudra cependant lpreuve espagnole pour quil
ressente lobligation den dnoncer la nature. Dans le
Barcelone de mai-juin 1937, loccasion lui fut en effet offerte
(qui nest pas frquente pour un crivain occidental)
dobserver, dans des conditions dune puret exprimentale
presque absolue, lessence du socialisme rel . On aurait
tort, nanmoins, sur la foi dcrits plus tardifs (par exemple
Why I Write, 1946) de faire remonter cette poque sa prise
Notes
[A]
... nayant pas exig une mdiation particulire des mots existants.
[B]
... ldification de ces socits o elle ne songe pas se reconnatre.
3 - Aot 1 9 3 7 , C.E. 1 , p. 3 1 4 .
4 - Septem bre 1 9 3 7 , C.E. 1 , p. 3 1 8.
5- Selon le m odle tabli par Spinoza dans le Trait de la rforme de
lentendement.
6 - New English Weekly, septem bre 1 9 3 8, in C.E. 1 , pp. 3 85 3 88.
7 - Hommage la Catalogne, ditions Cham p libre, et Looking back on
Spanish War, C.E. 2 , pp. 3 03 -3 06 .
8- Bernard Crick, George Orwell, traduction de langlais de Stphanie
Carretero et Frdric Joly , Clim ats, 2 003 et Flam m arion, 2 008 (nouv elle
d., coll. Grandes Biographies ).
9 - Pour une apprciation plus critique de la distinction Gauche/Droite,
on se reportera la confrence sur 1984 qui figure la fin du prsent essai
(note de la deuxime dition).
III
Cette remise en question des certitudes fondamentales de
la Gauche apparat, en dfinitive, comme le rsultat dun
mouvement complexe : dabord une volution progressive,
puis une conversion soudaine. Dj, propos du tmoignage de
Borkenau sur laffaire espagnole, Orwell avait d constater que
la chose la plus dgotante, dans toute cette histoire, cest la
faon dont la presse anglaise soi-disant antifasciste en a rendu
compte1 . Les difficults quil rencontra pour publier son
propre livre (et laccueil trs frais que la critique de Gauche lui
rserva) lamenrent considrer dun autre il lunivers des
journalistes et des idologues. Il naimait dj pas trop
frquenter les milieux intellectuels ; partir de 1938 il les prit
franchement en grippe, nhsitant pas, pour les dsigner,
utiliser lexpression de pansy Left, la gauche pdraste , ce
qui ne constitue pas, on sen doute, sa contribution la plus
imprissable la sociologie des intellectuels. Mais pour autant,
cette perception de plus en plus ngative des reprsentants
littraires de la Gauche ne saccompagnait pas dune critique
approfondie de leurs convictions de base (ce qui explique
probablement laspect trs personnel de ses attaques). Cest
mme au contraire cette poque (exactement le 13 juin
1938) quOrwell choisit dadhrer lIndependant Labour
Party, une petite formation gauchiste oppose la politique de
Notes
[A]
... de choisir son camp lorsque la situation internationale lexige.
IV
Il ne faut donc pas stonner si le mot totalitarisme ne
vient sous la plume dOrwell qu lautomne 1939. Il supposait
pour apparatre tout le mouvement intuitif catalys par la
signature du Pacte ; mouvement quil synthtise parfaitement
en offrant les moyens de penser la fois lidentit tendancielle
des socits totalitaires et leur diffrence dessence avec la
dmocratie libraleA . En revanche, une fois ce concept en
place, il devient galement possible de mettre en vidence les
mcanismes psychologiques qui fondent la soumission fascine
devant ltat absolu : Il ny a pas beaucoup de libert
dexpression en Angleterre ; donc il ny en a pas plus quen
Allemagne. Se retrouver au chmage est une exprience
pouvantable ; il nest donc pas pire de se retrouver dans les
chambres de torture de la Gestapo. De mme que deux noires
font une blanche, une demi-tartine quivaut pas de pain du
tout 1 . Ce qui est commun toutes ces attitudes cest la perte
totale du sens des nuances, cest--dire limpossibilit
quasiment physique dprouver les diffrences de degr,
dintensit ou dessence ; cette vritable anesthsie du sens
des ralits est, selon Orwell, la marque fondamentale des
psychoses idologiques.
Cependant, sil est clair quen droit nul nest protg
contre les dfaillances de la fonction du rel , il faut bien
constater que, dans les faits, cest surtout une partie bien
dtermine de la population qui se trouve expose la
tentation du dlire idologique. Si la btise est lincapacit de
comprendre les choses les plus simples, elle est, au XX e sicle,
une catgorie historique. Et le support privilgi de cette
btise transcendantale est, selon Orwell, la classe intellectuelle.
Je ne crois pas quil y ait, dans son uvre des
annes 1940, un thme plus omniprsent que celui-l.
Lintellectuel (et il faut noter quil ny a dsormais plus
dintelligentsia qui ne soit en un sens de gauche2 ), cest
nous rpte-t-il ce manipulateur de signes qui peut tout
moment, par la logique de son activit, dconnecter
inconsciemment de lobjectivit sensible. Parce que
lenchanement des mots, afin dtre productif, suppose par
dfinition une rupture mthodique avec lunivers des sense
data, il y a au fond de tout penseur un Berkeley qui sommeille.
Seul, par consquent, un solide sens des limites pourrait
garantir que le dtour ncessaire par labstraction ne fonde
pas un envol dfinitif hors de la ralit matrielle. Or ce sens
des limites, garde-fou du penseur, ne peut trouver ses
conditions dexistence, cest la grande ide dOrwell, que dans
la sensibilit morale, dans ce quil dsigne partout comme la
common decency, cest--dire ce sens commun qui nous
avertit quil y a des choses qui ne se font pas. Si par
consquent lintelligentsia moderne a, dans son ensemble,
rompu avec le ralisme spontan de lhomme ordinaire, cest
fondamentalement parce quelle a cess dtre morale3 . Une
telle volution est dailleurs ce qui la distingue de la classe
ouvrire. Dans lessai sur Dickens (publi la fin de 1939)
Orwell crit ainsi : Lhomme ordinaire vit encore dans
lunivers mental de Dickens, mais presque tous les intellectuels
modernes ont ralli une forme ou une autre de totalitarisme.
Notes
[A]
... leur diffrence dessence avec la dmocratie librale.
V
La tendance des intellectuels ne trouver lgitime que
ltat o leurs ides sont au pouvoir (et le totalitarisme nest
en dfinitive que le Pouvoir qui tend incarner toutes les
consquences dune Ide) est aussi vieille que le fantasme
platonicien du philosophe-roi. Ce qui est nouveau, par contre,
cest le dveloppement de lintelligentsia moderne en force
historiquement active et socialement ambigu. Elle reprsente
dsormais, selon Orwell, la section la moins utile de la classe
moyenne1 . Lintellectuel du XX e sicle est donc dabord un
dclass. Limpossibilit croissante, qui est la sienne, de
retrouver en tant que tel une position conforme son ancien
prestige, est videmment lie au mouvement dune socit qui
ne connat pas de valeur plus respectable que la valeur
dchange ; lentreprise ne risque pas doffrir celui qui vit du
concept, les mmes satisfactions, relles ou symboliques,
quaccordaient autrefois la Cour, les salons ou les acadmies.
Lintellectuel est ainsi port vivre ngativement les progrs
dun systme qui lhumilie de faon structurelle. Cest
pourquoi, affirme Orwell, depuis les annes 1930 quiconque
peut-tre dcrit comme un intellectuel a vcu en tat de
dissidence chronique par rapport lordre existant 2 A . Mais
sa rvolte, on le voit, na nullement pour ressort la common
decency des proltaires. Sa haine de lordre tabli se nourrit
rvolutionnaires
professionnels , des mouvements spontans dune classe
ouvrire qui se dressait contre lordre industriel non pas selon
les impratifs de la science mais au nom de la plus
lmentaire justice5 .
Bien entendu, cette expropriation du socialisme ouvrier,
qui dsire la justice, par le socialisme intellectuel, qui dsire le
pouvoir, ne saccomplit pas avec la conscience lucide qui
caractrise les hommes de Big Brother. Lintellectuel
partidaire met au contraire son point dhonneur se
dissimuler lui-mme lorigine vritable de son engagement
politique ; cest lIdologie de fournir les moyens de cette
dissimulation. Elle peut naturellement admettre, prcise
Orwell, des variations considrables quant son contenu, la
vrit du lundi tant toujours susceptible de devenir
lhrsie du mardi . Il importe seulement, pour accomplir sa
Notes
[A]
... a vcu en tat de dissidence chronique par rapport lordre existant.
[B]
... dans lappareil hirarchis des Partis ...
VI
La relation entre le mode de pense totalitaire et la
corruption du langage constitue un problme important qui na
pas fait lobjet dune attention suffisante1 . Si la langue de bois
est effectivement le dispositif de scurit de toute idologie
partidaire, et si, comme nous le verrons, une part de plus en
plus grande du langage contemporain a justement tendance
se lignifier , il nest pas surprenant que ltude des liens
existants entre la clart du langage et la vrit soit devenue,
avec le temps, lun des principaux sujets de proccupation
dOrwell2 . En vrit, il sagit mme dun travail absolument
indispensable, car si la perversion du langage a en dernire
instance des causes conomiques et politiques3 , elle possde
en retour une efficacit relativement autonome : chacun doit
reconnatre que le dsordre politique actuel est en relation
avec le dclin du langage et quon peut probablement y
apporter quelques amliorations en commenant par sa
dimension linguistique. Si vous simplifiez votre anglais, vous
vous protgez contre les pires folies de lorthodoxie [] ; le
langage politique et ceci, des degrs divers, est vrai de tout
parti politique quil soit conservateur ou anarchiste est
construit pour rendre le mensonge vraisemblable, le meurtre
respectable et pour donner une apparence de solidit ce qui
nest que du vent. Personne ne peut changer tout cela dun
8- I bid., p. 1 9 .
9 - I bid.
1 0- The English People, 1 9 4 4 , C.E. 3 , p. 4 6 .
1 1 - Pour tre exact, il conv ient de signaler quOrwell m entionnait dans
New Words une troisim e possibilit dexprim er ce que les m ots disponibles
ne parv iennent pas dire : le cinm a. Mais il estim ait que ce dernier, sans
doute pour des raisons com m erciales , nav ait pas su se doter dun langage
spcifique, sinon par m om ents, com m e dans Le Cabinet du Dr Caligari.
1 2 - The Frontier of Art Propaganda, 1 9 4 1 , C.E. 2 , pp. 1 4 9 -1 53 .
1 3 - Why I Write, C.E. 1 , p. 2 8.
VII
Que lun des textes les plus lucides sur le monde
totalitaire soit prcisment une fiction ne relve donc pas du
hasard. Et la place occupe dans 1984 par la construction du
Novlangue ne fait que reflter les analyses antrieures sur la
fonction du langage dans la socit idologique. Car on aura
reconnu dans le Novlangue la langue de bois des idologues
conduite ses extrmes limites.
Il est vrai que dautres lments concourent cette
entreprise. On ne peut nier, par exemple, que la description
concrte du Novlangue procde galement de lattirance
dOrwell pour les langues artificielles, attirance qui lamnera
sintresser de prs l Interglossa de Lancelot Hogben
(1943). Il est dailleurs infiniment probable que ce soit
lespranto qui ait suggr Orwell ses principales ides sur la
simplification des grammaires naturelles. Les quelques
exemples qui reviennent dans tous ses essais sur le langage
(permutabilit des noms, verbes, adjectifs et adverbes, rle
des prfixes et suffixes, rgularit des oprations syntaxiques
de base, etc.) sont en effet directement emprunts lidiome
imagin par Zamenhof dont il devait connatre au moins les
contours gnraux (cf. son allusion lEspranto dans New
Words)A .
Cependant, au-del de ces influences formelles, il importe
Notes
[A]
... (cf. son allusion lEspranto dans New Words).
VIII
Le concept de Novlangue contient cependant quelque
chose de plus. Il prsuppose que le processus de lignification
pourrait tre poursuivi jusquau point o la langue ne serait
plus en tat de permettre la moindre pense indpendante de
la vrit officielle. Le pouvoir dterminant de ses structures
syntaxiques et de son mini-vocabulaire serait tel quune
matrise de soi-mme ne serait plus ncessaire pour viter
le crime-de-pense : la fin nous rendrons littralement
impossible le crime-de-pense parce quil ny aura aucun mot
pour lexprimer1 .
Cette ide que le langage pourrait par lui-mme
dterminer strictement le champ de la pense est souvent
prsente comme le dernier mot de la philosophie orwellienne
sur le sujet. Marina Yaguello y voit mme le reflet des
courants linguistiques qui dominent la partie centrale du
XX e sicle2 et nhsite pas mentionner lhypothse de
Sapir-Whorf. Or si le projet du Novlangue (lidal de la XI e
dition ) peut effectivement tre dcrit partir de
lhypothse de Sapir-Whorf, cela nimplique pas quOrwell ait
pens un seul instant quune telle entreprise pouvait russir. Il
faut dj distinguer, quand on analyse le Novlangue, la
prsentation quen donne Syme3 , et qui est indiscutablement
fonde sur lide du dterminisme linguistique, et la
Notes
[A]
... Le novlangue esprait, etc.
[B]
... limage du futur quelle ralise nest autre que celle de James Burnham.
1 - 1984, p. 7 9 .
2 - Les Fous du langage, ditions du Seuil, 1 9 84 , p. 80.
3 - 1984, chap. V.
4 - Politics and the English Language, C.E. 4 , p. 1 56 .
5- I bid., p. 1 6 9 .
6 - I bid., p. 1 6 7 .
7 - Tribune, 2 4 dcem bre 1 9 4 3 , C.E. 3 , p. 82 .
8- C.E. 4 , pp. 1 9 3 -2 1 5.
9 - C.E. 4 , p. 1 9 3 .
1 0- 1984, p. 2 9 1 .
1 1 - Et pas seulem ent lactualit des nations totalitaires. Si Big
Brother a la m oustache de Staline, lim possibilit dchapper au fond sonore
du tlcran a des origines plus librales : Dans de trs nom breux foy ers
anglais on nteint littralem ent jam ais la radio []. Ceci est fait dans un
but dfini. La m usique em pche la conv ersation de dev enir srieuse ou
sim plem ent cohrente. C.E. 4 , p. 1 06 .
IX
Il ne semble pas, aprs cela, quon puisse raisonnablement
attribuer Orwell le pessimisme de 1984. Le futur dcrit dans
le livre nest pas tant celui du monde qui sera (1984 nest pas
une prophtie) que celui dont tout intellectuel partidaire porte
au fond de lui le rve (1984, Orwell na cess de le rpter, est
une satire ). LHistoire y est donc crite du point de vue
OBrien-Burnham et lchec de Winston Smith nest nullement
celui dOrwell. Certes, si nous ny prenions garde, un tel monde
pourrait advenir : Je crois que les ides totalitaires sont
enracines dans lesprit de tous les intellectuels et jai essay
dans 1984 de conduire ces ides jusqu leurs consquences
logiques. Lintrigue du livre se place en Angleterre afin
dinsister sur le fait que les peuples de langue anglaise ne sont
pas par nature meilleurs que les autres et que le totalitarisme
si on ne combattait pas contre lui pourrait triompher
partout 1 .
Mais les moyens de sa mise en chec existent et sont l
sous nos yeux. Est-ce la faute dOrwell si Winston Smith ne
parvient pas les voir ? Dix fois pourtant il lui arrive dcrire
ou de se dire : Sil y a un espoir il rside chez les
proltaires. Mais la phrase peut bien sortir de son larynx il
ne la pense jamais, ou alors quand il est trop tard. Et pour
vaincre le Parti au pouvoir, il ne songe qu saffilier son
LE SENS DU PASS,
ET DONC DE LA MORALE
I
Le texte qui prcde, reproduit ici sans autres
modifications que stylistiques, a t crit en 1984.
Onze ans aprs, le public franais ne dispose toujours pas
de la traduction intgrale des Collected Essays, Journalism
and Letters de George Orwell1 . Sagissant de luvre du plus
subtil des crivains politiques anglais depuis Swift 2 , cette
curieuse absence a de quoi laisser perplexe. Naturellement, ce
problme de la traduction nest en lui-mme quun effet
secondaire, et sans doute finira-t-il par tre rgl un jour ou
lautre. Il tmoigne cependant de lincapacit de la critique
dominante (et de ses relais dans le monde de ldition) saisir
la valeur exacte de luvre thorique de George Orwell.
Cette incapacit mrite, mon sens, dtre tudie pour
elle-mme. Le type de mconnaissance dont luvre dOrwell
est lobjet est, en effet, un phnomne devenu trop frquent,
du moins en France, pour quil ne sagisse pas, l encore, du
cas particulier dun processus doubli plus gnralA . En
essayant de mettre au jour quelques-unes des raisons qui ont
pu ainsi soustraire la philosophie politique dOrwell
lattention des commentateurs autoriss, nous parviendrons
peut-tre dgager certains des mcanismes intellectuels qui
conduisent si rgulirement la critique dominante passer
ct des uvres qui comptent B.
Notes
[A]
... dun processus doubli plus gnral.
[B]
... des uvres qui comptent.
II
Animal Farm et 1984 (les deux romans qui ont valu
Orwell sa clbrit internationale) doivent naturellement tre
lus comme une dfense intransigeante de la libert individuelle
et une exhortation refuser toutes les formes de loppression
totalitaire. Cest l leur sens premier et le plus vident. Il y a
cependant, dans ce constat indiscutable, lorigine dune partie
des malentendus dont luvre dOrwell continue tre lobjet.
Nous avons tendance, en effet, probablement sous linfluence
plus ou moins consciente de Sartre, nous reprsenter la
libert comme ce pouvoir mtaphysique quaurait lhomme de
nier toute situation constitue, de transcender le
donn, en un mot, de sarracher tout ce qui est. Ce
pouvoir est gnralement prsent comme le fondement de la
dignit de lhomme (en le sparant par exemple du monde
animal) et comme la source de ses droits politiques. Dans cette
optique, qui remonte en fait Rousseau et Kant, le combat
pour la libert a donc pour socle, plus ou moins bien explicit,
laptitude de lhomme se draciner perptuellement A .
Chez Orwell, lintuition originaire qui supporte son
concept de libert est dun ordre passablement diffrent. Avec
lui, nous navons plus affaire un imaginaire de
l arrachement , une figure quelconque du combat
hroque du sujet contre lui-mme et contre les pesanteurs du
Notes
[A]
... de lhomme se draciner perptuellement.
[B]
... des lieux, des objets, des manires de vivre.
[C]
... socialit primaire
III
Il est toujours ncessaire de rappeler que cette solidarit
intuitive avec les valeurs de la culture populaireA est le
vritable centre de gravit du socialisme selon Orwell. Ce nest
pas, bien sr, que ce dernier se soit dsintress des autres
aspects du problme. Il a, sur le rle de ltat et du March,
des ides assez nettes1 ; son uvre est dailleurs, par bien des
cts, un essai pour dterminer le champ de leur intervention
ncessaire et les limites partir desquelles leur emprise sur la
vie des hommes devient inacceptable. Mais il est vident que,
pour Orwell, le combat socialiste est avant tout un effort pour
intrioriser ces valeurs populaires et pour en diffuser les effets
dans la socit tout entire. Naturellement, en considrant le
socialisme comme une simple traduction politique des
sensibilits populaires, Orwell ne pouvait que saffronter
toutes les organisations de la gauche tablie. Le mot
socialisme, crit-il, a un sens trs diffrent selon que lon est
un travailleur ou un marxiste des classes moyennes. Pour ceux
qui ont les destines effectives du mouvement socialiste entre
leurs mains, presque tout ce quun travailleur manuel veut
dire quand il parle de socialisme est soit dpourvu de
pertinence, soit hrtique2 . Les travailleurs manuels, dans une
civilisation industrielle, possdent un certain nombre de traits
qui leur sont imposs par leurs conditions dexistence : la
Notes
[A]
... les valeurs de la culture populaire...
[B]
... le visage radieux de lAvenir.
1 - Cf. par exem ple son com pte rendu de louv rage de F. A. Hay ek, The
Road to Serfdom, paru en av ril 1 9 4 4 dans Observer (C.E. 3 , pp. 1 4 2 1 4 4 ).
2 - I rrelevant or heretical.
3 - New English Weekly, 1 6 juin 1 9 3 8, C.E. 1 , p. 3 7 1 .
4 - On connat les efforts de Kautsky et de Lnine pour donner ce
prjug une apparence scientifique .
5- Il existe bien sr une srie de courants socialistes qui se sont opposs
la v ersion positiv iste dom inante, au nom , en gnral, de la spontanit
cratrice des m asses ; m ais, la plupart du tem ps, lexception peut-tre de
Gram sci, ces socialism es m arginaux ne renoncent pas lide que lav enir
radieux suppose quon sm ancipe radicalem ent de toutes les figures du
pass. La seule diffrence est que le futur espr nest plus m caniquem ent
garanti.
6 - ditorial de Polemic, m ai 1 9 4 6 , C.E. 4 , p. 1 87 . Notons, nouv eau,
que la common decency inclut donc aussi bien les form es m odernes du sens
thique (le dialogue de lIndiv idu av ec sa conscience ou sa sensibilit) que
des form es dobligation sociale plus traditionnelles, et donc sans doute m oins
indiv idualises. Dans Raffles and Miss Blandish (1 9 4 4 . C.E. 3 , p. 2 52 ),
Orwell y adjoint m m e explicitem ent des choses telles que laffection,
lam iti, la bont et m m e la politesse ordinaire .
7 - Que dev iendra notre niv eau de v ie aprs cinquante ans drosion
du sol et de gaspillage des ressources nergtiques de la plante ? , Adelphi,
juillet-septem bre 1 9 4 8, C.E. 4 , p. 504 . Cf. galem ent B. Crick, George
Orwell, op. cit.
8- Lettre Hum phry House, 1 1 av ril 1 9 4 0, C.E. 1 , p. 583 .
9 - Indpendam m ent du fait que cette culture v olue et se transform e
selon des ry thm es qui lui sont propres et que toute description en est
forcm ent date.
1 0- Des arm es de sociologues trav aillent cette m y stification. On
trouv era toutes les critiques ncessaires dans louv rage de Christopher Lasch
Culture de masse ou culture populaire ? traduit de langlais par Frdric Joly ,
Clim ats, 2 001 .
1 1 - Sur ce point, Roland Barthes av ait tout dit en 1 9 55. Jen v iens
alors m e dem ander si la belle et troublante iconographie de labb Pierre
nest pas lalibi dont une bonne partie de la nation sautorise, une fois de
plus, pour substituer im punm ent les signes de la charit la ralit de la
justice , Mythologies, ditions du Seuil, 1 9 7 0.
IV
Le refus dadopter la mtaphysique reposante du
progressisme est bien ce qui donne luvre dOrwell sa
relle profondeur thorique. Ds lors, en effet, quon cesse
didentifier ce qui est juste et ce qui est historiquement
ncessaire, les grandes questions philosophiques que le
socialisme scientifique avait refoules sa manire
reprennent leur place sur le devant de la scne : Si quelquun
commenait par se demander : Quest-ce que lhomme ? Quels
sont ses besoins ? Quelle est pour lui la meilleure faon de se
raliser ? On dcouvrirait que le fait davoir le pouvoir dviter
tout travail et de vivre de la naissance la mort dans la
lumire lectrique en coutant de la musique en bote nest
nullement une raison pour vivre de cette manire. Lhomme a
besoin de chaleur, de loisir de confort et de scurit : il a aussi
besoin de solitude, dun travail crateur et du sens du
merveilleux. Sil reconnaissait cela, il pourrait utiliser les
produits de la science et de lindustrie en fondant toujours ses
choix sur ce mme critre : est-ce que cela me rend plus
humain ou moins humain1 ?
Ainsi, il ne sagit plus denvisager la modernit comme une
tape ncessaire et cohrente de lvolution historique, quil
faudrait par consquent accepter ou refuser en bloc2 . Il
convient, au contraire, de la considrer dans sa complexit
Notes
[A]
... de se transformer en son contraire.
[B]
[C]
... le moteur et la fin de lHistoire.
[D]
... de la transformation socialiste du monde.
V
Notre poque aura t fconde en mystifications
politiques. Mais la plus efficace, et en mme temps la plus
grossire, est forcment celle qui prtend que notre destin
politique se joue dans laffrontement impitoyable entre les
forces du progrs (de la vie, du mouvement, de la
jeunesse) et celles du pass qui reprsenteraient
limmobilisme, le repli frileux sur soi , lincapacit de
sadapter aux nouveaux conformismes, le dclin et la vieillesse
en somme.
Tel est le clivage majeur selon les lignes duquel nous
sommes invits nous dfinir politiquement par les forces
conjugues du Spectacle. Or en dsirant, comme tout le
monde,
affronter
courageusement
ces
forces
conservatrices qui luttent pied pied pour retarder
lentre fatale des hommes dans lunivers scintillant de la
modernit, on sexpose surtout ne rencontrer que
dinoffensifs moulins vent. Il faut vraiment, en effet,
convoquer tout notre savoir de ce que peut lalination1 pour
expliquer ce phnomne singulier : comment le capitalisme
peut-il passer, aux yeux de ceux qui sont supposs le
contester, pour un systme foncirement conservateur, alors
que jamais, dans lhistoire de lhumanit, un rgime social
navait fait du bouleversement radical et perptuel de toutes
disparatre
immdiatement 8
;
Malheureusement ce signe dgalit mis entre la science et le
bon sens ne tient pas []. LAllemagne moderne est la fois
bien plus scientifique que lAngleterre et bien plus barbare.
Beaucoup de ces choses que Wells a imagines et pour
lesquelles il a combattu sont l matriellement ralises dans
lAllemagne nazie. Lordre rationnel, la planification, laide de
ltat la science, lacier, le bton, les aroplanes9 . En ralit
ce jugement doit tre radicalis : ce que les structures
intellectuelles de la gauche et du progressisme ne permettent
pas de saisir, et donc de critiquer, cest tout simplement la
logique mme du capitalisme, cest--dire de ce processus de
modernisation continue qui dsenchante le monde et abolit les
conditions existantesD.
Notes
[A]
... le seul fondement de sa lgitimit ?
[B]
[C]
... lobligation de jouir et le culte de la transgression.
[D]
... abolit les conditions existantes.
VI
Il est prsent possible dexpliquer ce fait politique
majeur, bien que gnralement occult, de lhistoire des
socits occidentales contemporaines. Depuis la Libration, il
nest pas un progrs de lorganisation capitaliste de la vie qui
nait t prcd de sa lgitimation de gauche. Autrement dit,
et si trange que cela puisse paratre certains, tout se passe
comme si le soin de justifier la soumission des hommes aux
impratifs du march mondial avait dsormais t abandonn
pour lessentiel aux diffrents courants de la gauche, depuis la
social-dmocratie la plus moderne jusquau gauchisme le
plus pointilleux. Lunit, baroque et tumultueuse, de ces
formes apparemment
peu conciliables1
se
ralise
quotidiennement dans ce quil est convenu dappeler la
sensibilit librale-libertaire2 .
Ce fait permet de comprendre le rle dcisif jou par le
mouvement de Mai 68 dans ldification des valeurs du
capitalisme moderneA . Le clbre appel de Raoul Vaneigem
vivre sans temps mort et jouir sans entraves3 a ainsi t la
grosse artillerie capable de battre en brche les archasmes
sociaux les plus divers, cest--dire, en fait, tout ce qui dune
faon ou dune autre formait un cran entre le dsir de
lindividu isol et le march unifi qui prtendait organiser la
totalit de son existenceB. De la consommation rituelle de
Notes
[A]
... dans ldification des valeurs du capitalisme moderne.
[B]
... prtendait organiser la totalit de son existence.
[C]
... subversives et marginales .
[D]
... de toute pense de gauche.
VII
Pour crire dans un langage clair et v igoureux, il faut penser sans peur, et
si lon pense sans peur on ne peut tre politiquem ent orthodoxe.
The Prevention of Litterature
PROPOS DE 1984
Si vous maviez demand pour quelle raison je mtais engag dans les milices,
je vous aurais rpondu : pour combattre le fascisme , et si vous maviez
demand pour quel idal je me battais, je vous aurais rpondu : Common
decency .
(Hommage la Catalogne, appendice I.)
Oui.
tes-v ous prts perdre v otre identit et v iv re le reste de
v otre existence com m e garon de caf ou docker ?
Oui
tes-v ous prts v ous suicider si nous v ous lordonnons, et
quand nous v ous lordonnerons ?
Oui.
(1984, op. cit., pp. 2 4 5-2 4 6 .)
autre, Winston ?
Winston rflchit :
En le faisant souffrir, rpondit-il.
Exactem ent. En le faisant souffrir. Lobissance ne suffit pas.
Com m ent, sil ne souffre pas, peut-on tre certain quil obit non sa
v olont m ais la v tre ? Le pouv oir est dinfliger des souffrances et des
hum iliations. Le pouv oir est de dchirer lesprit hum ain en m orceaux
que lon rassem ble ensuite sous de nouv elles form es que lon a choisies.
Com m encez-v ous v oir quelle sorte de m onde nous crons ? Cest
exactem ent loppos des stupides utopies hdonistes quav aient
im agines les anciens rform ateurs. Un m onde de crainte, de trahison,
de tourm ent. Un m onde dcraseurs et dcrass, un m onde qui, au fur
et m esure quil saffinera, dev iendra plus im pitoy able. Le progrs
dans notre m onde sera le progrs v ers plus de souffrance. Lancienne
civ ilisation prtendait tre fonde sur lam our et la justice. La ntre est
fonde sur la haine. Dans notre m onde, il ny aura pas dautres
m otions que la crainte, la rage, le triom phe et lhum iliation. Nous
dtruirons tout le reste, tout.
Nous crasons dj les habitudes de pense qui ont surv cu la
Rv olution. Nous av ons coup les liens entre lenfant et les parents,
entre lhom m e et lhom m e, entre lhom m e et la fem m e. Personne nose
plus se fier une fem m e, un enfant ou un am i. Mais plus tard, il ny
aura ni fem m e ni am i. Les enfants seront leur naissance enlev s aux
m res, com m e on enlv e leurs ufs aux poules. Linstinct sexuel sera
extirp. La procration sera une form alit annuelle, com m e le
renouv ellem ent de la carte dalim entation. Nous abolirons lorgasm e.
Nos neurologistes y trav aillent actuellem ent. Il ny aura plus de
loy aut quenv ers le Parti, il ny aura plus dam our que lam our
prouv pour Big Brother. Il ny aura plus de rire que le rire de
triom phe prov oqu par la dfaite dun ennem i. Il ny aura ni art, ni
littrature, ni science. Quand nous serons tout-puissants, nous
naurons plus besoin de science. Il ny aura aucune distinction entre la
beaut et la laideur. Il ny aura ni curiosit, ni joie de v iv re. Tous les
plaisirs de lm ulation seront dtruits. Mais il y aura toujours,
noubliez pas cela, Winston, il y aura liv resse toujours croissante du
pouv oir qui saffinera de plus en plus. Il y aura toujours, chaque
instant, le frisson de la v ictoire, la sensation de pitiner un ennem i
im puissant. Si v ous dsirez une im age de lav enir, im aginez une botte
pitinant un v isage hum ain ternellem ent 5 .
for the Dignity and Rights of Man (cit in Bernard Crick, George Orwell,
op. cit.).
2 - Cette rem arque de Sim on Ley s (Orwell ou lhorreur de la politique, op.
cit.) constitue galem ent le principe des analy ses de George Woodcock,
m ilitant anarchiste et am i de George Orwell (notam m ent le chapitre III
Orwell, Radical or Tory ? de son liv re Orwells Message [Harbour
Publishing, 1 9 84 ]). Notons ds m aintenant que le principal reproche
adress par Orwell aux form es contem poraines de lanarchism e porte m oins
sur le projet dune socit sans tat que sur leur fascination pour la
m odernit : Herbert Read, crit-il par exem ple, est un critique trop gentil.
Le cercle de ses sy m pathies est trs large, peut-tre trop large. La seule chose
quil dteste intensm ent est le conserv atism e []. Read est ainsi toujours du
ct de ce qui est jeune contre ce qui est v ieux ; et sil est fav orable
lanarchism e cest pour cette raison que les conserv ateurs ne laim ent pas.
Ceci le conduit des contradictions qui dem eurent chez lui non rsolues
(C.E. 4 , pp. 6 8-7 3 . Il sagit dune recension crite en 1 9 4 5 des Occasional
Essays dHerbert Read).
3 - Carly le constitue un assez bon exem ple de la fausse rv olte. Non
seulem ent, en effet, lindice [de son gosm e] est sa tristesse m ais sil lui
arriv a de prendre parti pour les pauv res, ce fut m oins par gnrosit que
par dsir dattaquer la socit. Le term e de spleen est naturellem ent celui
qui sim pose pour qualifier le tem pram ent particulier de Carly le, le spleen
de lgoste inconscient : le perptuel im prcateur, le dcouv reur de pchs
indits , George Orwell, Essais, articles, lettres, v ol. I, ditions Iv rea, 1 9 9 5,
pp. 57 -58.
4 - On trouv e dans la traduction dAm lie Audiberti (1 9 50) un curieux
lapsus que les ditions ultrieures nont toujours pas corrig. Le proltariat
(cest--dire tous ceux qui nappartiennent pas au Parti intrieur ou au Parti
extrieur) reprsenterait 1 5 % de la population dOcania (Folio, p. 2 9 6 ).
Loriginal parle v idem m ent de 85 % de la population (Penguin, p. 1 7 9 ),
Winston Sm ith nest donc pas le reprsentant du peuple m ais celui des
couches infrieures de llite (le Parti extrieur). Cest ici loccasion de
rappeler que le personnage nest pas, par lui-m m e, particulirem ent
chaleureux et sy m pathique. Toute son enfance, nous rv le ainsi le
narrateur, sest droule sous le signe dune incapacit terrifiante donner
et partager. En fait, seul lam our de Julia joint son prcieux sens de la
nature et des objets anciens parv iendront peu peu hum aniser sa rv olte.
5- (Folio, pp. 3 7 6 -3 7 7 ) Cette dernire im age se retrouv e de trs
nom breuses reprises dans les essais dOrwell. Peut-tre faut-il y v oir
linfluence du Talon de fer de Jack London.
6 - En tout cas il sagit dune v ertu qui nest pas exactem ent du
XX e sicle (Homage to Catalonia, chap. XII). Dans le m m e ouv rage,
Orwell dcrit plusieurs fois la form e espagnole de la common decency : Les
Espagnols qui, av ec leur dcence inne et cette pointe danarchism e toujours
prsente en eux, rendraient m m e les dbuts du socialism e supportables
(chap. VII).
7 - Selon une expression que lon trouv e dans Coming up for Air (trad.
fr. : Un peu dair frais, ditions Iv rea). Signalons que ce rom an est lun des
plus intressants dOrwell et le plus m connu.
8- Netchaiev : Il faut que le rv olutionnaire, dur pour lui-m m e, le
soit aussi pour les autres. Toutes les sy m pathies, tous les sentim ents qui
pourraient lattendrir et qui naissent de la fam ille, de lam iti, de lam our
ou de la reconnaissance doiv ent tre touffs en lui par lunique et froide
passion de luv re rv olutionnaire (Le Catchisme rvolutionnaire, d.
Spartacus N 4 3 B, 1 9 7 1 , p. 6 2 ).
Che Guev ara : La haine com m e facteur de lutte ; la haine
intransigeante de lennem i, qui pousse au-del des lim ites naturelles de
ltre hum ain et en fait une efficace, v iolente, slectiv e et froide m achine
tuer. Nos soldats doiv ent tre ainsi (Crer deux, trois, de nombreux Vietnam,
uv res : tom e 3 , p. 3 09 , Maspero, 1 9 6 8).
9 - Mai 1 9 4 6 , C.E. 4 , p. 1 88.
1 0- Sur le nov langue, on lira lessai capital de Jacques Dewitte, Le
pouv oir du langage et la libert de lesprit : Rflexion sur lutopie
linguistique de George Orwell , Les Temps modernes, m ai 1 9 9 1 .
1 1 - Cette rv olte, en effet, ne sarc-boute sur lam our et le sens de
lautre lm ents stratgiques de la com m on decency que trs
tardiv em ent et de faon bien incom plte :
tes-vous prts, tous deux, vous sparer et ne jamais vous
revoir ?
Non ! jeta Julia.
I l sembla Winston quun long moment scoulait avant quil pt
rpondre. Un instant mme, il crut tre priv du pouvoir de parler. Sa langue
sagitait sans mettre de son. Elle commenait les premires syllabes dun mot,
puis dun autre, recommenait encore et encore. I l ne savait pas, avant quil
let dit, quel mot il allait prononcer.
Non ! dit-il enfin.
Vous faites bien de me le faire savoir, dit OBrien. I l est ncessaire que
nous sachions tout. (Folio, p. 2 4 6 )
On le v oit, luniv ers psy chologique de Winston Sm ith nest dcidm ent
pas celui de Dickens : sa colre nest pas gnreuse, ou lest trs peu.
1 2 - Les m ots-couv erture sont, dans le nov langue, des term es dont le
sens a t tendu jusqu ce quils em brassent des sries entires de m ots
qui, leur sens tant suffisam m ent rendu par un seul term e com prhensible,
pouv aient alors tre effacs ou oublis (Folio, p. 4 2 9 ). Ainsi crim e-sex
dsigne-t-il les carts sexuels de toute sorte , norm aux ou perv ers .
1 3 - m a connaissance, parm i les critiques radicaux, seul lanarchiste
am ricain Paul Goodm an (1 9 1 1 -1 9 7 2 ) a su faire preuv e dune originalit
com parable. On lira, notam m ent, ses Notes dun conservateur nolithique,
reproduites dans le rem arquable recueil La critique sociale (Atelier de
cration libertaire, Ly on, 1 9 9 7 ).
1 4 - Le socialism e originel (cf. Marx) ne se situe pas, en effet, par
rapport au schm a Droite/Gauche, m ais en fonction de lopposition des
trav ailleurs et de lconom ie politique bourgeoise (lide dun peuple de
Gauche est, de ce point de v ue, une inv raisem blable m onstruosit
thorique). La rfrence lhritage de la Rv olution franaise nest m m e
pas essentielle ce projet, com m e le m ontre lexem ple de Fourier (sur ce
point prcis, lire le Fourier de Jonathan Beecher, Fay ard, 1 9 9 3 ).
1 5- Arno May er, La Persistance de lAncien Rgime, Flam m arion, 1 9 83 .
1 6 - Ds lenqute de Wigan Pier (1 9 3 6 ), Orwell tait en tat de dcrire
ce processus av ec une prcision rem arquable : Le fait est que le socialism e
perd du terrain exactem ent l o il dev rait en gagner. Av ec autant
dargum ents en sa fav eur car tout v entre v ide est un argum ent en fav eur
du socialism e lide de socialism e est m oins largem ent accepte quil y a
dix ans. De nos jours, non seulem ent lhom m e m oy en qui pense nest pas
socialiste, m ais il est activ em ent hostile au socialism e. Cela est
principalem ent d une propagande errone. Cela signifie que le socialism e,
dans la v ersion o on nous le prsente m aintenant, a quelque chose
dintrinsquem ent dplaisant []. Le ty pe de personne qui dsorm ais est le
plus dispos accepter le socialism e est aussi celui qui considre le progrs
m canique, en tant que tel, av ec enthousiasm e. Et cest tellem ent v rai que
les socialistes sont dordinaire incapables de com prendre que lopinion
oppose existe. En gnral, largum ent le plus conv aincant qui leur v ienne
lesprit consiste v ous dire que la prsente m canisation du m onde nest
rien ct de celle que le socialism e nous prpare. L o nous av ons
actuellem ent un av ion, nous en aurons cinquante ! Tout le trav ail
actuellem ent accom pli la m ain sera alors accom pli par des m achines. Tout
ce qui actuellem ent est en cuir, en bois, ou en pierre, sera en plastique, en
v erre ou en acier. Il ny aura plus de dsordres, dim perfections, de dserts,
danim aux sauv ages, de m auv aises herbes, de m aladies, de pauv ret, de