Simonnot, Philippe - L'erreur Économique

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INTRODUCTION

La guerre de 1914 n'aura pas lieu, parce qu'elle n'est pas rentable. Au cas o elle aurait lieu, malgr tout, elle serait courte, car trop onreuse pour dpasser la dure de quelques mois. Voil ce qu'enseignaient certains conomistes et que croyaient nombre de hauts responsables politiques et militaires la veille d'une guerre mondiale qui devait durer quatre ans - et qui fut effroyablement coteuse tous points de vue. Le conflit peine termin, une autre erreur conomique de taille est commise : en 1925, Winston Churchill, alors chancelier de l'chiquier, rtablit la parit-or de la livre sterling son niveau d'avant-guerre, par consquent un niveau beaucoup trop lev pour la devise britannique mine par l'inflation de guerre et d'aprs-guerre. Peu aprs, le chmage augmente en Angleterre. Mais Churchill persiste dans l'erreur. Pierre Brgovoy, soixante ans plus tard, fera suivre la France le mme chemin, avec la mme opinitret et les mmes rsultats piteux. Des dcisions aboutissant fixer des prix trop levs ne concernent pas seulement, hlas ! les taux de change. C'est une erreur malheureusement classique qui est commise dans de nombreux secteurs. En agriculture, par exemple, c'est la fameuse et calamiteuse PAC - la politique agricole commune. En matire ptrolire, c'est le coup de force de

l'OPEP en 1973, que l'on fait apparatre comme une victoire du tiers-monde et qui s'est retourn contre lui. Les prix peuvent aussi tre fixs des niveaux trop bas : l'or en 1945, mais aussi les loyers HLM, les espaces publics envahis par les automobilistes, les sites offerts aux touristes, la sant, l'ducation, entranant immdiatement une supriorit de la demande sur l'offre, et donc encombrement, baisse de qualit, et marchs parallles. Dans les deux cas, les lois lmentaires de l'offre et de la demande sont violes. Autre forme d'erreur : le recours au protectionnisme ou la planche billets est une tentation permanente des tats soumis aux lobbies, incapables de dfendre ce qu'ils appellent eux-mmes l'intrt gnral, cens tre leur raison d'existence. Dans ces domaines compliqus, o le bricolage politique est souvent dangereux quand il se met au service d'intrts particuliers, c'est le fonctionnement de la balance des paiements, la nature mme de la monnaie, voire de l'tat, mais aussi le vice inhrent l'existence mme de toute banque centrale, qui sont mal compris, mal enseigns, ou tout simplement ignors. Ce qui aggrave le cas des princes qui nous gouvernent, ou de leurs experts, c'est que souvent ils ne savent pas qu'ils ne savent pas. D'autres fois, ils se raccrochent des ftiches, confondant par exemple industrialisation et dveloppement, abondance montaire et prosprit. Il existe aussi des erreurs volontairement commises par les puissants ou par leurs conseillers ou leurs inspirateurs, pour tromper le peuple. L'exemple le plus flagrant, qui occupe de manire cyclique le premier plan de l'actualit depuis des dcennies, est celui du systme de retraite par rpartition, qui, on le verra, n'est pas ce qu'on le croit. On ignore gnralement qu'il avait t institu... par le marchal Ptain en 1941! Plus courantes, plus connues, plus souvent dnonces, et pour ainsi dire banales, sont les 10

erreurs de prvisions des conomistes, experts et planificateurs en tout genre. L'une des plus normes a pourtant t oublie des manuels : celle commise par Irving Fisher prvoyant la veille du krach gant de 1929 que les cours boursiers se maintiendraient encore un haut niveau pendant au moins plusieurs mois. Fisher tait un des conomistes les plus renomms de cette poque ! La liste pourrait tre indfiniment allonge. Comme l'enfer l'est, dit-on, de bonnes intentions, l'histoire conomique est pave d'erreurs. Les deux choses ont parfois quelque rapport. Erreurs de prvision, erreurs d'analyse, erreurs conceptuelles, erreurs de diagnostic, erreurs de jugement, erreurs de raisonnement, elles ont au moins un point en commun : elles auraient pu tre vites, s'il n'y avait eu souvent au dpart l'intention de bien faire. L'erreur, crit Descartes, n'est pas une pure ngation, c'est--dire n'est pas le simple dfaut ou le manquement d'une perfection qui n'est point due, mais c'est une privation de quelque connaissance que je devrais avoir (Mditations, TV, 4). Relisons bien ce que nous dit le philosophe. La perfection n'est pas de ce monde - comment pourrait-elle l'tre ! Mais le monde irait peut-tre un peu mieux si nous ne nous privions pas de la connaissance que nous devrions avoir, souvent par lchet, dmagogie ou simplement parce que nous ne voulons pas regarder la ralit en face. Errare humanum est, dit le proverbe, perseverare diabolicum. L'erreur est humaine. II faut prendre le sens de cette formule au plus prs : l'erreur est le propre de l'homme. Comme le disait si bien Lichtenberg, un savant et aphoriste allemand du xvm* sicle : Faire des erreurs est galement humain en ce sens que les animaux font peu d'erreurs ou pas du tout, si ce n'est peut-tre les plus intel11

ligents d'entre eux '. L'erreur est donc la fois invitable et pardonnable. Mais, seconde partie du proverbe, il faut bien que le diable se mle de la reproduction indfinie de l'erreur. Et ce diable, souvent, est le dmon du bien . Ce qui frappe en effet, dans l'histoire des erreurs conomiques - on le verra, exemples l'appui -, c'est la manire dont elles s'enchanent les unes aux autres. Comme si chaque erreur tait non pas redresse par une autre erreur, en sens contraire, ainsi que le veut le ttonnement classique de l'exprimentation, mais aggrave par la suivante dans une drive effroyable dont, au seuil du nouveau millnaire, nous ne verrions toujours pas la fin. L'erreur commise dans la gestion du krach de 1929 est, en partie, engendre par l'erreur montaire de Churchill en 1925. Le faux prix donn l'or en 1945 est une rptition d'une semblable erreur commise en 1922. Une politique cense protger les agriculteurs conduit chasser nombre d'entre eux de leurs terres aprs avoir empoisonn cellesci de toutes sortes de produits chimiques. D'o en hte l'application du principe de prcaution , lui-mme source d'autres erreurs. La protection gnreuse des bas salaires contribue au sous-emploi, contre lequel on lutte ensuite par des moyens fallacieux. L'aide au tiers-monde permet le maintien de dictatures qui meurtrissent leurs peuples, qu'il faut ensuite secourir. Et tout cela se termine, souvent, trop souvent, par des millions de chmeurs, de misreux, d'affams, de morts. Or, le plus surprenant rsultat de cette histoire d'erreurs conomiques, ce n'est pas qu'elles soient commises par des hommes politiques - on s'y attendait, et les exemples ne manquent pas : du Rgent Philippe
1. Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismen, Schriften, Brefe, Munich, Hanser, 1974. Cit par Albert Hirschman dans Bonheur priv, action publique, traduit de l'amricain par Martine Leyris et Jean-Baptiste Grasset, Paris, Fayard, 1983.

d'Orlans Lnine, Churchill, Roosevelt, Ptain, de Gaulle ou Brgovoy. L'tonnant c'est qu'elles viennent parfois de trs grands philosophes, comme Platon, Aristote, Montaigne, dont nous tranons encore le lourd hritage en matire d'ides conomiques. Et aussi, des conomistes eux-mmes. Au point que l'on pourrait soutenir le paradoxe que moins on pense l'conomie, mieux elle se porte. Aprs tout, la science conomique est une discipline relativement neuve (elle n'a pas trois sicles), et il a bien fallu s'en passer pendant des millnaires. Les conomistes auraient manqu leur tche s'ils ne s'taient pas penchs sur la question. Bien peu en ont pris le risque. Et ils ont commenc chercher l'erreur chez les non-conomistes, autrement dit chez l'individu ordinaire n'ayant pas reu d'enseignement conomique. Ainsi le Suisse Bruno Frey est l'un des rares conomistes contemporains s'tre demand pourquoi taient si mal comprises les lois de l'offre et de la demande, centrales dans toute rflexion conomique. Il vaut la peine d'tudier ici les cinq arguments qu'il donne pour expliquer cette faible comprhension '. L'argument cognitif : les gens souffrent d'un dficit de connaissance sur les lois du march. L'argument socio-politique : syndicats et lobbies font pression sur l'tat pour fausser le systme des prix en leur faveur. L'argument de justice : les gens sont rfractaires ce systme de fixation des prix, car ils estiment qu'il mne des situations inquitables. L'argument psychologique : il y a un cot psychologique entrer dans un processus d'change, et ce cot joue l'encontre de l'extension des changes marchands, et par consquent gnre une mfiance l'encontre du systme des prix. L'argument moral : l'extension des changes certains
1. B. Frey, Economists Favour Prie System - Who Else Does? , dans Kiklos, vol. 39, n 4, 1986, p. 537-563. 13

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domaines constituerait une menace pour des valeurs morales intrinsques ; du coup le systme des prix serait peru comme immoral. Ces arguments sont discutables. L'argument cognitif est fragile pour une raison bien simple : mme des conomistes, et parmi les plus clbres, se mfient de la loi du march comme mode d'allocation des ressources. Il n'en reste pas moins vrai que beaucoup de principes conomiques ne sont pas la porte de la comprhension des non-conomistes. Il est trs difficile de faire comprendre, par exemple, que le blocage des loyers se retourne terme contre les locataires, que le SMIC peut tre facteur de chmage, que le blocage des prix n'enraye pas l'inflation, etc. Maints rsultats de l'analyse conomique sont contre-intuitifs. Le bon sens est souvent trompeur en conomie. Ce qui aggrave son cas, si l'on peut dire, c'est que, parfois, il est un bon guide - s'il trompait toujours, ce serait plus simple, on pourrait s'en mfier systmatiquement. cela s'ajoutent les effets de la simplification mdiatique. H serait prilleux pour l'audimat d'exposer la thorie des avantages comparatifs ou celle de l' utilit marginale devant les camras, alors mme que peu d'conomistes s'y risquent dans la presse crite de peur de n'tre pas lus. En outre, l'individu ne trouve pas d'intrt en savoir plus dans un domaine qui parat abscons et contradictoire, les conomistes ayant la rputation de n'tre d'accord sur rien, une rputation souvent vrifie. Milton Friedman, qui est sans aucun doute l'un des conomistes qui a le plus marqu la pense et la pratique conomiques au xxc sicle, rapporte luimme ce dicton : Laissez trois conomistes ensemble et vous tes sr d'avoir au moins quatre avis sur la politique suivre l. D'o la mfiance des hommes politiques au
1. Milton Friedman, Inflation et systme montaire, traduit de l'amricain par Daisy Caroll, Paris, Calmann-Lvy, 1969 (titre original : Dollars and Dficits, New Jersey, USA, 1968), p. 19. 14

plus au niveau de l'tat (Charles de Gaulle par exemple, ou encore Franois Mitterrand) rencontre de ces experts qui leur donnent l'impression de discuter du sexe des anges dans un jargon incomprhensible. Dans certaines circonstances, pour certains champs, du reste, il est rationnel d'tre ignorant. C'est ce que les conomistes enseignent eux-mmes sous le titre d' ignorance rationnelle . Il est rationnel pour le conducteur d'une automobile ou pour l'utilisateur d'un ordinateur personnel de ne pas investir dans la connaissance des mcanismes qui permettent sa machine de fonctionner. De mme est-il rationnel pour un individu de ne pas investir dans la connaissance des mcanismes conomiques pour la conduite de sa vie ordinaire, librant ainsi du temps pour d'autres acquisitions culturelles plus utiles ou plus agrables. L'argument politique a plus de solidit. Les enjeux autour desquels se disputent les groupes de pression sont tels que l'conomiste se trouve comme dsarm : il ne fait pas le poids. Mais l encore, l'argument n'explique pas tout. Car un certain niveau de dcisions (celui o l'on fixe les taux d'intrt ou le taux de change, mais aussi telle politique commerciale ou pnale ou trangre, etc.), l'incidence de telle mesure est trop incertaine pour que tel groupe puisse tre assur d'en bnficier uniquement. Voil pourquoi expliquer la guerre contre l'Irak par le ptrole, c'tait, bien sr, un peu court. Au niveau d'un pays, le systme des prix retrouve alors en partie son rle de rfrence. Mme en Union sovitique, les prix trangers, qu'il tait facile de connatre, tenaient ce rle non seulement dans les relations entre les grandes entreprises, mais aussi dans les calculs des planificateurs centraux. L'argument de justice est sans doute trs puissant. Mais il mrite d'tre regard d'un peu plus prs. Quand on rpartit la pnurie par des files d'attente plutt que par
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des hausses des prix, comme c'tait le cas en France sous rOccupation allemande ou en Russie sous le rgime sovitique, ou comme c'est encore le cas pour les rentres de week-end sur des autoroutes satures, ou devant une salle cinma qui passe un film succs, il n'est pas sr que prdominent des considrations de justice. La rpartition par la capacit faire la queue n'est pas plus juste que la rpartition par les prix, elle est seulement, dans certains cas, plus commode. L'argument psychologique est le plus faible de tous. Depuis la nuit des temps, l'homme cherche changer. Et il continue le faire mme dans les pires situations, les plus dangereuses, les plus contrles par l'tat ou une autorit extrieure. preuve, l'existence de marchs noirs quand les changes sont entravs par des droits de douane prohibitifs, des quotas, des interdits (l'alcool sous le rgime de la Prohibition aux tats-Unis, les drogues un peu partout dans le monde). L'change est recherch mme quand le dlit conomique du march noir est puni de mort (rgimes totalitaires, temps de guerre). On pourrait montrer que l'tat lui-mme, quand il cherche rationner, prfre agir directement sur les niveaux des prix par des taxes plutt que de recourir des restrictions quantitatives beaucoup plus compliques et coteuses mettre en uvre - un hommage involontaire l'efficacit des lois du march. L'argument thique est intressant. L'amour, l'affection, l'amiti, la dignit, l'honneur, le respect sont des biens qui doivent, prtend-on, chapper aux lois du march sous peine d'tre dtruits. Cet argument a souvent t employ pour thoriser la tendance l'autodestruction du capitalisme : ce rgime aurait besoin pour fonctionner d'un environnement thique (confiance et franchise tant supposes indispensables pour permettre l'change le plus lmentaire) qu'il corroderait lui-mme par son amora16

lisme intrinsque. Cette thse a un long pass qui remonte Aristote. Mais son antithse est tout aussi vnrable, qui considre que le commerce adoucit les murs (Montesquieu, Robertson, Condorcet, Thomas Paine) et qu'il scrte lui-mme une morale. Une troisime thse (celle de Mandeville dans La Fable des abeilles) prtend que les vices privs font le bienfait public... H est videmment impossible de trancher ici entre ces affirmations non dmontres. Nous verrons en tout cas les risques mortels que l'on court faire trop confiance l'conomie et sa rationalit pour juguler la passion de la guerre. Dans le vcu quotidien des relations familiales, on peut s'interroger sur le rle de l'argent et sur les dgts ventuels qu'il peut causer. Prenons l'exemple d'un enfant prt rendre des services ses parents ]. Si ces derniers prennent l'habitude de le rcompenser par de l'argent, la motivation de l'enfant cesse d'tre intrinsque et devient pcuniaire. Du coup, si les parents suspendent la rcompense, l'enfant rduit l'offre de ce service. On pourrait en dduire que le recours au systme des prix cre des motivations pcuniaires l'action de l'individu, qui sont mises la place des motivations intrinsques , lesquelles sont ainsi dtruites. De mme, observera-t-on, si un contrat de mariage fixe les devoirs de chaque partenaire dans chaque circonstance, alors l'amour et la confiance qui sont la base de la relation conjugale deviennent inutiles et tendront disparatre. On trouve une semblable rivalit entre motivations intrinsques et motivations conomiques dans la thorie du contrat de travail. Mais aussi dans la thorie du crime. Lorsque la sanction publique du crime est relativement faible, le dsir de ne pas commettre de crime incite dvelopper des motivations intrinsques. Par contre, si le prix du crime (la sanction) est lev, les individus qui ne veulent
I. B. Frey, art. cit. 17

pas devenir criminels ont moins besoin de dvelopper des motivations intrinsques. Ds lors, si pour une raison ou pour une autre, on est amen rendre les lois moins svres, les crimes augmentent cause de la faiblesse des motivations intrinsques. Idem pour les problmes d'environnement. Apparemment, la motivation intrinsque ne suffisait pas obliger les promeneurs parisiens de chiens ramasser les djections de leurs animaux, et donc une sanction a fini par tre impose. En fait, c'est ici tout le rapport de l'individu la loi qui est en cause l. Une autre manire de poser l'argument thique est de se demander si les conomistes eux-mmes n'ont pas un penchant particulier pour l'gosme et la rationalit, et seraient donc fauteurs d'amoralisme voire d'immoralisme. Des tudes ont t faites ce sujet2, et comme on pouvait s'y attendre, elles concluent que l'gosme et la rationalit sont spcifiques la nature humaine, et non aux conomistes. Il faudrait plutt considrer la rationalit comme une comptence. A ce moment-l, on pourrait considrer que l'conomiste, par mtier, disposerait de facults plus performantes identifier les opportunits de profit. Mais si c'tait vrai, cela se saurait, foi d'conomiste! Bref, aucun de ces cinq arguments n'emporte une conviction pleine et entire. Il nous faut donc trouver d'autres explications la rticence que Ton observe admettre les lois du march et les appliquer. Une piste de recherche pourrait tre dans l'archasme des mentalits et des pratiques. On peut en effet dmon1. Se reporter Eric A. Posner, Law and Social Norms, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, et Londres, 2001. 2. G. Marwell et R. Ames, Economists Free Ride, Does Anyone Else?, dans Journal of Public Economy, n 15, juin 1981, p. 295-310. J. Carter et M. Irons, Are Economists Diffrents, and If So, Why?, dans Journal of Economie Perspectives, vol. 5, n 2, 1991, p. 171-177.
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trer que dans les conditions d'une conomie primitive, le contrle des prix, le plafonnement du taux d'intrt, la redistribution obligatoire, les pratiques de don et de contre-don hors march, et mme la loi du talion, peuvent s'expliquer tout fait rationnellement, par des cots trs levs de droit de proprit, d'accumulation, d'information, de transport, de ngociation et d'excution des contrats Mais si ces archasmes peuvent la rigueur excuser les ides conomiques d'Aristote - encore que l'conomie athnienne tait beaucoup plus sophistique et marchande que toute une historiographie a cherch nous le faire croire] -, ils devraient avoir disparu aujourd'hui. Une autre piste de recherche nous mettrait sur la voie des intellectuels, qu'on dirait par nature ou par fonction anti-conomiques , qui en tout cas n'aiment pas les choses lies au ngoce et manifestent un certain scepticisme l'gard de la science conomique , traite traditionnellement par eux de dismal science (science lugubre)2. De fait, comme l'ont montr trois conomistes amricains, Coase3, Director4 et Stigler5, au cours des deux derniers sicles les intellectuels, en gnral, se sont opposs la libert du commerce alors qu'ils ont t favorables la libre circulation des ides et la libralisation des murs. Ne dit-on pas pourtant que la libert est indi1. Pour une remise en cause du schma habituel sur les conomies anciennes, se reporter Alain Bresson, La Cit marchande, Ausonius Publications, Diffusion De Boccard, 2000. 2. Souvent rpte, l'expression est originellement de Thomas Carlyle, un auteur anglais du xixe sicle, qui passait pour le prototype du puritain l'poque victorienne. 3. R. Coase, The Market for Goods and th Market for Ideas, dans American Economie Review, 1974, p. 384-391. Ronald Coase a obtenu le prix Nobel d'conomie en 1991. 4. A. Director, The Parity of th Economie Market Place , dans Journal of Law and Economies, octobre 1964.
5. G. Stigler, The Intelleclual and th Market Place. The Free Press, 1963, chapitre 12. Stigler a obtenu le prix Nobel d'conomie en 1982.

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visible? Deux explications peuvent tre donnes de ce libralisme slectif et peu cohrent. La premire est que les qualits d'une ide sont plus difficiles observer et vrifier que celles des biens ordinaires. la rigueur, une administration peut prtendre rguler le march des carottes par le contrle de leur qualit. Une telle tche est infiniment plus ardue et dlicate en matire d'ides, mme si certains tats s'y risquent. Il est significatif que mme les tats totalitaires, s'ils contrlent plus ou moins l'industrie et le commerce, ne parviennent pas rguler compltement le march des ides. La deuxime explication, soutenue particulirement par Coase, est que les intellectuels ont intrt promouvoir la libert d'expression par rapport au libre commerce des biens et services ordinaires, car cette diffrenciation fait de l'ide, qui est le produit de l'activit intellectuelle, un bien part mritant un statut spcial cause de sa noblesse . Du mme coup, ils associent une valeur morale de grandeur et de magnificence leur fonction dans la socit ' . Dernire piste de recherche des causes de Terreur conomique : chez les conomistes eux-mmes, invits ici balayer devant leurs portes. Ils sont particulirement responsables, pour au moins trois raisons. D'abord, beaucoup se croient obligs de faire leur rvrence aux grands philosophes, quelle que soit la mconnaissance de ces derniers en matire conomique. Ensuite, le clbre Adam Smith, qui passe communment pour le pre fondateur de la science conomique, a impos en 1776, nous le dirons, au sujet de la valeur travail, une sorte de drivation par rapport au courant de pense venu du Moyen ge et de l'Age classique. Cette
1. Sad Rohaine, Un paradoxe : rticence au systme des prix chez les conomistes. Faits et explications, thse de doctorat de l'universit de Paris-II, rono, 1995, p. 243.

bifurcation a fait perdre un sicle la rflexion conomique et la pnalise encore de nos jours comme un handicap d'autant plus lourd qu'il est mconnu. Le fil sera repris au xixe sicle par ce que Ton appelle l'cole autrichienne d'o est sortie une pliade d'conomistes de premier plan : Cari Menger (1840-1921), Bhm-Bawerk (1850-1914), von Wieser (1851-1926), Ludwig von Mises (1881-1973), Friedrich Hayek (1899-1992). C'est cette cole que l'on doit ce que l'on appelle dans le jargon des conomistes le marginalisme '. Au xxe sicle, l'Ecole franchira l'Atlantique pour s'implanter aux tats-Unis grce Murray Rothbard, qui fut jusqu' sa disparition en 1995 l'un des chefs de file des conomistes libertariens amricains2. On lui doit, notamment, une monumentale histoire de la pense conomique, qui a surclass l'uvre, classique dans ce domaine, du grand Joseph Schumpeter, lui-mme autrichien (1883-1950)3. Il existe mme aux tats-Unis un Institut Mises, situ Auburn (Alabama),
1. Le marginalisme met en vidence la valeur de la dernire unit d'un bien dtenu, dite valeur marginale. Au fur et mesure que le niveau de dtention ou de consommation d'un bien s'lve, les supplments de satisfaction que l'individu retire d'une augmentation d'une unit de dtention ou de consommation sont de plus en plus faibles. L'exemple canonique est celui de l'eau. Comme il y a beaucoup d'eau, le dernier verre se vend trs bon march. Mme si les premires gouttes valent autant que la vie elle-mme, les quelques dernires gouttes ne servent qu' arroser la pelouse ou laver la voiture. Nous constatons alors qu'une marchandise de trs grande valeur telle que l'eau se vend pour presque rien parce que la dernire goutte ne vaut presque rien , crit l'Amricain Paul Samuelson, le clbre prix Nobel d'conomie, dans son conomie, seizime dition, Economica, 1998. 2. Un conomiste libertarien se distingue d'un conomiste libral classique en ce qu'il estime que l'tat n'est pas ncessaire au fonctionnement du march. Bien noter que le terme de libral n'a pas le mme sens aux tats-Unis qu'en France. Un libral amricain se situe plutt gauche. L'conomiste libral au sens franais se range plutt parmi les conservateurs sur l'chiquier politique. 3. Murray Rothbard, An Austrian Perspective ofthe History of Economie Thought, Edward Elgar Pub., 2 vol., 1995. Joseph Schumpeter, Histoire de l'analyse conomique, 3 vol., Paris, Gallimard, 1983. 21

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qui entretient la flamme de l'cole marginaliste et qui est trs fcond en tudes de toutes sortes, consultables sur son site1. Elle est aujourd'hui encore la plus capable d'approcher la ralit conomique. Nanmoins, le courant qu'elle reprsente reste trs minoritaire par rapport au mainsream issu d'Adam Smith et de l'cole dite classique, puis no-classique anglo-saxonne. La troisime raison de la responsabilit des conomistes dans les fautes qui sont commises est une erreur profonde sur la nature mme de la science conomique en tant que science. Une erreur que partagent la plupart des conomistes, mais qui est aussi le lot de beaucoup d'utilisateurs de leur science, hommes politiques, fonctionnaires, essayistes, ditorialistes, journalistes (les hommes d'affaires sont, eux, gnralement beaucoup plus sceptiques quant aux capacits scientifiques des conomistes, au moins au sens trivial de cet adjectif que nous allons retenir). Comme cette erreur basique peut tre considre comme la mre de toutes les erreurs ou presque, c'est par elle que nous commencerons. Cet essai cherche combler un manque : la littrature sur ce sujet n'est pas trs abondante, c'est le moins qu'on puisse dire. Le livre a aussi pour objectif d'apprendre ce qu'il en est vraiment de l'conomie, en s'instruisant partir de l'Histoire et, nous l'esprons, en s'amusant, car beaucoup des cas qu'il voque sont cocasses : les acteurs sont souvent pris leur propre pige, la nature conomique tant prompte se venger impitoyablement des injures qui lui sont faites par ignorance, par orgueil, ou par les deux la fois. Cela dit, l'intervention des conomistes eux-mmes dans l'erreur conomique - qui plus est, des conomistes dont certains figurent parmi les plus grands noms du domaine (Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx, John
1. http://www.mises.org/

Maynard Keynes) et auxquels il faudra adjoindre de grands penseurs tels Aristote ou Thomas d'Aquin, qui ont consacr une bonne part de leur uvre la chose conomique - va compliquer singulirement notre tche. Car nous allons tre obligs de naviguer continuellement entre des erreurs bien relles et des thories qui sont parfois mais pas toujours, grce Dieu - leur origine. Aussi bien le parti que nous avons pris a t de traiter, cas par cas, une vingtaine d'erreurs flagrantes \ l'exhaustivit tant de toute faon impossible. Elles sont assez typiques et exemplaires pour embrasser la plupart des cas passs, prsents et... futurs!

1. Certains de ces cas sont tirs du feuilleton que nous avons publi dans Le Nouvel conomiste en 2001 sous le titre : Les Vingt erreurs du vingtime sicle . Mais ils ont t profondment remanis, dvelopps et reclasss.

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PROLOGUE

La mre de toutes les erreurs

L'erreur de base, qui commande beaucoup d'erreurs conomiques, est dans l'ide que l'on se fait de la nature de la science conomique. Cette erreur consiste appliquer cette discipline les canons des sciences physiques fondes sur l'exprimentation - le terme physique tant pris ici au sens large de son tymologie grecque phusis, soit tout ce qui concerne la nature . Milton Friedman, l'conomiste amricain dj nomm, constitue cet gard un cas exemplaire. Il est l'auteur d'un livre dont le titre est sans quivoque : Essais d'conomie positive. Il vaut la peine de le citer ici, tant il reprsente bien le penchant de nombre d'conomistes adopter les critres des sciences physiques. La finalit d'une science positive, remarque d'abord Friedman, est la constitution d'une " thorie " ou d'une " hypothse " qui permette des prdictions valides et signifiantes (c'est--dire qui ne soient pas de l'ordre du truisme) concernant des phnomnes non encore observs '. II prcise un peu plus loin : Considre comme un corps d'hypothses se rapportant la ralit, la thorie doit tre juge sous l'angle de son pouvoir de prdiction par rapport la
1. Milton Friedman, Essais d'conomie positive, traduit de l'anglais par Guy Millire, prface de Pascal Salin, L.I.B.E.R.A.L.I.A., Litec, 1995, p. 6. L'original date de 1953.
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catgorie des phnomnes qu'elle est cense " expliquer ". Seules les donnes factuelles peuvent montrer si elle est "vraie" ou "rejete" 1 . Voil qui a le mrite d'tre clair. Il ne fait aucun doute dans l'esprit de Friedman, comme il le montrera par la suite, que cette rgle doit s'appliquer entirement la thorie conomique. Certes, est facilement comprhensible l'attrait des conomistes pour des sciences physiques qui permettent de faire non seulement des prvisions, mais encore des prvisions quantifies comme on en fait dans les expriences de laboratoires. Si je chauffe un morceau de mtal de tant de degrs, il va se dilater de tant de centimtres. Si je connais l'intensit de la chaleur et la nature du mtal expos, je peux prdire sa dilatation avec une trs grande prcision. La gnralisation de cette relation de cause effet aboutit l'affirmation errone que toute science digne de ce nom doit tre capable de prvision. La science conomique doit donc elle aussi tre capable de prvision, et si possible de prvision chiffre : la croissance conomique sera de tel taux l'an prochain, la hausse des prix sera de x %, le chmage atteindra tel nombre de personnes, etc. D'normes quantits de matire grise et d'argent sont consacres chaque anne cette tche, l'tat tant l'un des premiers demandeurs de cette marchandise douteuse pour des raisons faciles deviner. Ne dit-on pas, selon l'adage, que gouverner, c'est prvoir ? D'o la multiplication de toutes sortes de laboratoires de sciences humaines, notamment en conomie. Le terme est employ dessein, comme si l'on pouvait mener dans ces lieux bureaucratiques des exprimentations analogues celles auxquelles se livrent les chimistes avec leurs cornues ou les physiciens avec leur rayon laser. Que la demande de prvision de la part de l'tat ait jou un rle important dans cette orientation de la science
1. Ibid., p. 7.

conomique ne saurait tonner. Il est normal que celui qui paye ait un il sur la production qu'il finance. Sad Rohaine, auteur d'une des trs rares thses rcentes consacres la rticence au systme des prix chez les conomistes] , observe que la demande tatique de science conomique existe quelle que soit la nature du rgime (monarchie, dmocratie, dictature) et qu'elle est videmment une demande intresse : Pour les hommes politiques, le gain dpend de l'aptitude du panier d'ide gnrer de l'audience et par consquent du soutien politique. L'auteur en dduit que les thories conomiques ont, presque exclusivement, un usage politique2. Ce caractre n'a pu que s'accentuer avec l'accroissement du rle de l'tat et l'augmentation de la part qu'il contrle dans le PNB : pour la France, de 5 /o environ dans les annes 1870 55 % dans les annes 1990. Dans un tel contexte, les ides en faveur d'une plus grande importance accorde au march comme mode d'allocation des ressources ne peuvent tre que minoritaires puisqu'elles remettent en cause le rle accord l'tat ou accapar par lui. L'conomiste amricain G. Stigler, prix Nobel d'conomie a observ que durant les annes 1980, il y eut une corrlation positive entre la baisse des fonds accords par le gouvernement des tats-Unis aux universits et la modification des recommandations politiques faites par les conomistes et les penseurs dans les autres sciences sociales dans le sens d'une plus faible intervention de l'tat, la baisse des fonds publics poussant les chercheurs s'appuyer sur les fonds privs. On remarquera aussi que l'analyse conomique du droit, qui aboutit une remise en cause radicale de la rgulation tatique, est ne dans l'Universit - prive - de Chicago.
1. Rohaine, op. cit., p. 388.
2. Ibid., p. 344.

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La demande tatique ou drive de l'tat n'a une telle importance que parce que la demande des entreprises prives reste faible. Si les prvisions des conomistes taient fiables, ils pourraient prosprer auprs des firmes - ce qui n'est pas le cas, la profession d'conomistes d'entreprise n'tant gure florissante. Aussi bien, le mtier d'conomiste n'tait-il pas directement source de revenu jusqu'au dbut du xxe sicle. Le dveloppement de l'activit des conomistes et leur prosprit sont parallles la professionnalisation toute rcente (aprs la troisime dcennie du xxe sicle) de cette activit , note encore l'auteur de la thse prcite. Cette professionnalisation est historiquement concomitante la croissance du poids de l'tat dans l'conomie !. Or, la tche de prvision conomique, nous allons le montrer, est, sauf admettre de larges approximations, quasi impossible. Du coup, les conomistes prtent le flanc de faciles critiques puisqu'ils sont condamns faire des erreurs de prvision. Ils n'en persvrent pas moins dans leur tentative de dchiffrer l'avenir. Souvent leur gagne-pain en dpend. Aussi bien, l'analyse de l'erreur de base impose-t-elle que l'on s'interroge sur la nature de la science elle-mme, car, mme si l'conomie est incapable de prvoir au sens des sciences physiques, elle ne s'en revendique pas moins comme une science. Et cela depuis plus de deux sicles, puisque le mot de science conomique apparat en toutes lettres ds la premire page du chef-d'uvre de Condillac Le Commerce et le gouvernement en 1776. N Grenoble, en 1714, d'une famille de robe, l'abb tienne Bonnot de Condillac est surtout connu comme philosophe. Son Trait des sensations (1754) a fait de lui une vedette du sicle des Lumires. Son uvre conomique,
1. Ibid,, p. 350.

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beaucoup moins connue, nous intresse au plus haut point, nous le verrons. Qu'est-ce donc qu'une science? Une science, pourrait-on dire, cherche expliquer des faits par d'autres faits. La relation ainsi tablie est communment appele loi . La loi, par consquent, est elle aussi un fait, mais d'une nature particulire, car c'est un fait qui transcende le ou les cas particuliers qui ont servi l'tablir. Reprenons l'exemple de la dilatation. La loi correspondante s'applique non pas seulement ce morceau de fer qui m'a permis de l'tablir mais tout morceau de fer, et mme tout morceau de mtal approch par toute source de chaleur. Toute chose qui a une nature mtallique se dilate au contact de la chaleur. On en dduit qu'il est de la nature du mtal de se dilater au contact de la chaleur. Ou de la nature de la chaleur de dilater un morceau de mtal. Chaque loi est un rapport entre certaines proprits des choses (ici le fer, avec ses proprits, mis en contact avec une source de chaleur, qui, elle aussi, a ses proprits), et chaque loi par consquent s'applique chaque fois que les proprits en question sont en cause. Venons-en maintenant l'objet fondamental de toute science sociale : l'action humaine. Toute action humaine repose sur un choix. La premire chose dire ce propos est que le choix est un fait. Il existe. Les tres humains font des choix. L'aptitude faire des choix est mme un trait essentiel de la nature humaine. Attention, nous ne sommes pas en train de qualifier ces choix, de dire s'ils sont ou non rationnels. Nous disons seulement que l'homme choisit, qu'il ne peut pas ne pas choisir, que ne pas choisir c'est encore choisir, qu'il peut choisir d'tre ou de n'tre pas rationnel, de faire le bien ou de faire le mal , que ce choix, quel qu'il 29

soit, est en dfinitive le choix d'un individu. La socit ne choisit pas. N'importe lequel de nos choix engage quelques-unes de nos facults. Par exemple, nous choisissons de penser telle ou telle chose, ou de nous comporter d'une manire ou d'une autre, engageant soit nos facults intellectuelles, soit notre propre corps, soit les deux la fois. Considr de cette manire, le choix parat relever du mme type d'explication que celui adopt par toutes les autres sciences, dterminant un fait par un autre. Or, il n'en est pas du tout ainsi. Par sa nature mme, le choix humain n'est ni dtermin ni dterminable. Comme l'exprime bien, dans un livre rcent, Robert P. George, professeur de science politique Princeton, les choix ne sont pas dtermins par le dsir, ni par quoi que ce soit. Bref, ils ne sont pas dtermins du toutl. Il est donc impossible d'expliquer un choix par un fait antrieur ou postrieur. Par exemple, le fait que j'coute la radio en prenant mon petit djeuner n'implique aucune relation (de nature ou de proprit) entre le fait de prendre mon petit djeuner et le fait d'couter la radio. C'est une relation purement contingente. Ce n'est pas une loi. Mme si j'ai pris l'habitude depuis des annes de prendre mon petit djeuner en coutant la radio, nul ne peut prvoir coup sr que demain je vais en faire autant. Le mieux que l'on puisse dire est que c'est plus ou moins probable. Cette habitude n'a rien de commun avec la loi de la dilatation voque plus haut. Il s'ensuit qu'entre un choix et n'importe quel autre choix ou n'importe quel autre fait, il n'y a aucune relation de nature ou de proprit. Le fait fondamental est que la nature mme du choix compromet toute tentative de relier un choix quel qu'il soit un vnement quel qu'il
. Robert P. George, In Dfense of Natura Law, Clarendon Press, Oxford, 1999, p. 116, notre traduction. 30

soit. Le choix que nous faisons est toujours dans une relation essentiellement contingente ou accidentelle avec d'autres faits. Assurment, les possibilits de choix peuvent tre trs petites, il peut exister des lois conomiques - nous le verrons - comme il existe des lois de la nature, telles que la loi de la dilatation que nous venons d'voquer, qui tracent des frontires ces possibilits, sans lesquelles, d'ailleurs, aucune action ne serait possible : comment pourrait-on agir ou choisir si l'on n'avait aucune ide des consquences possibles ou probables de son acte? Mais la marge laisse la dcision n'est jamais nulle. Ce qui revient dire que toujours, en toutes circonstances, l'homme est fondamentalement libre ' - et libre notamment de continuer vivre mme sur le fumier de Job ou de se suicider. Les veines de notre bras sont les chemins de la libert, pour reprendre une rflexion clbre de Snque, qui a d'autant plus de valeur qu'il l'a mise en pratique pour mettre fin ses jours. En un mot comme en cent, nos choix ne sont soumis aucune loi. Par consquent, il ne peut exister aucune science de l'action humaine qui puisse tre construite sur le modle des sciences physiques. Il vaut la peine de dire ici deux mots sur la manire dont le physicien travaille. Dans un premier temps, il postule l'existence d'une loi imagine dans son esprit comme une hypothse de travail qui guide ses travaux de recherche. C'est seulement aprs coup, une fois qu'un certain nombre d'observations ont confirm son hypothse, et qu'aucune ne l'a rfute, qu'il en conclut l'existence d'une loi. D'o l'expression mise en vogue par Karl Pop-per : toute loi scientifique doit tre falsifiable . Autre1. Nous n'ignorons certes pas la difficult de concevoir la libert de l'homme, un tre qui se trouve la fois dans et hors la nature, mais ce n'est pas le propos de ce livre d'en discuter.
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ment dit, une loi n'a de caractre scientifique que si Ton ne peut dmontrer par l'exprience qu'elle est fausse. L'attitude scientifique est ainsi l'attitude critique qui ne cherche pas des vrifications, mais des tests cruciaux, des tests qui peuvent rfuter la thorie, laquelle ne peut jamais tre tablie dfinitivement. Sinon, selon Popper, on sort du domaine de la science. Il se trouve que la conception popprienne de la science, pour particulire qu'elle soit, a t maintes fois extrapole aux sciences sociales, notamment la science conomique, et par les conomistes euxmmes. Pourtant, aucune des lois conomiques que nous utiliserons dans ce livre n'a t tablie par la mthode des sciences physiques, en dpit de dcennies de recherche gnreusement dote, notamment par l'tat, pour vrifier par des statistiques les hypothses les plus imaginatives. Mais ces checs rpts ne dcouragent pas les chercheurs qui, gnration aprs gnration, tentent d'appliquer l'conomie le modle des sciences physiques. C'est que la plupart des conomistes ont en tte ce modle et croient dur comme fer qu'ils peuvent expliquer des faits par d'autres faits, dans une relation de cause effet : par exemple, qu'une augmentation des billets de banque en circulation dans le public va provoquer une hausse des prix, que d'un blocage des loyers va natre des pnuries de logement, que l'aide aux pauvres va se traduire par une multiplication de ceux-ci, etc. Nous prenons ici exprs, pour illustrer notre propos, les lois de l'conomie considres comme les mieux tablies, que l'on trouve dans tous les manuels. Et pourtant ce ne sont pas des lois au sens des sciences physiques. Il peut trs bien arriver qu'une augmentation de la masse montaire ne se traduise pas par une hausse des prix, qu'un blocage des loyers n'engendre pas de pnurie de logements ou que l'assistance aux pauvres ne provoque pas une aug32

mentation de leur nombre. Pourquoi? Tout simplement, parce que, entre-temps, d'autres vnements, d'autres faits sont intervenus : un changement de comportement des dtenteurs de monnaie qui les pousse thsauriser pendant un certain temps le surcrot de billets qu'ils ont reus ; une anticipation par les propritaires de logements que le blocage des loyers ne tiendra pas, ou que les occasions de gagner de l'argent hors de l'immobilier sont encore moins allchantes ; un changement de murs chez les bnficiaires de l'aide publique. Et encore pourrait-on citer l'intervention d'vnements extrieurs aux acteurs concerns, tels qu'une acclration du progrs technique entranant une baisse des prix, une destruction de logements due une catastrophe naturelle, le dclenchement d'une guerre - mme l'autre bout du monde, elle aura des incidences sur nos comportements -, des perspectives meilleures de croissance conomique qui font qu'il est plus facile de trouver un travail avec un salaire correct, voire un simple changement de gouvernement. Question : quoi donc peut servir une loi conomique qui n'a pas les attributs d'une loi valable en tout temps et en tout lieu? Il y a deux manires habituelles d'esquiver la question. La premire est de dire : la loi en question est valable ceteris parbus, c'est--dire toutes choses gales par ailleurs. Reprenons l'exemple de l'inflation : une augmentation de la masse montaire de x % va provoquer une augmentation du niveau gnral des prix de x %, toutes choses gales par ailleurs. Soit la fameuse quation d'Irving Fisher, le plus clbre conomiste amricain des annes 1920 l, sur laquelle nous reviendrons, o M reprsente la masse montaire, V la vitesse de circulation de la
1. Fisher sera aussi l'auteur... de la plus grossire erreur de prvision boursire du xxe sicle, comme nous le verrons au chapitre 2, ce qui, apparemment, n'atteindra pas sa rputation de grand thoricien de l'conomie.
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monnaie, P, le niveau gnral des prix, et T, le niveau des quantits produites et changes. Elle s'crit :
M. V = P. T

C'est une sorte de reconstruction imaginaire des conditions du laboratoire de sciences exprimentales, o l'on peut isoler un paramtre variable tout en fixant tous les autres pour analyser les incidences de ses variations. Ici, on suppose constants la vitesse de circulation de la monnaie et le niveau de production et d'change. Dans ces conditions, si la masse montaire augmente de 5 %, la hausse du niveau gnral des prix sera elle aussi de 5 %, toutes choses gales par ailleurs. videmment dans la ralit, les autres choses ne sont jamais gales par ailleurs . La seconde esquive consiste dire que les lois conomiques seraient toujours valables si les acteurs avaient une connaissance parfaite de la situation ou se comportaient de manire purement rationnelle. Ce qui est ouvrir une double bote de Pandore difficile ensuite refermer. Car bien videmment, nos connaissances sont imparfaites. Et nous ne sommes jamais compltement rationnels. Mais l encore, l'conomie prte le flanc une critique triviale, que Ton entend tous les jours : puisque l'homme rel n'est ni omniscient ni rationnel, comment peut-on prtendre que les lois conomiques sont valables autrement que pour un homo conomicus qui n'a jamais exist, n'existe pas, et n'existera jamais ? Ces deux esquives cherchent sauver le dispositif central d'une science conomique calque sur le modle des sciences physiques : les lois sont des relations entre des faits. Et elles ne font qu'aggraver la situation de la science conomique pour lui faire perdre un peu plus de son crdit. Mais alors, demandera-t-on, le choix humain ne relve-til donc d'aucune loi? Telle est la conclusion de certains thoriciens. Puisque le choix humain, par nature, ne peut
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tre mis en rapport avec aucun autre fait ou vnement, toute tentative de dcouvrir les lois qui gouvernent l'action humaine est inutile. Le monde social change en permanence, tout est toujours nouveau, et aucune loi ne peut en rendre compte. C'est quoi aboutit, par exemple, Murray Rothbard, dj nomm. Pour lui, les lois de l'conomie sont par nature qualitatives . Elles ne peuvent tre quantitatives, car il est impossible de ne rien tenir comme constant] . Et d'expliquer :
II existe une raison fondamentale cette dichotomie entre qualitatif et quantitatif qui fait la diffrence entre les sciences physiques et les sciences humaines. C'est que le comportement des objets tudis par les sciences physiques n'est pas une action : ces objets ne font pas des choix, pour changer d'avis ensuite, et pour choisir encore. On peut donc tudier leur nature, rpter indfiniment les expriences, et obtenir une prcision quantitative. Mais pour ce qui est des gens, ceux-ci passent leur temps changer d'avis, et par consquent de choix effectifs. [...] Mme si on pouvait dcouvrir une quation gante pour expliquer tous les prix du beurre recenss depuis cinquante ans, il n'est en rien garanti, ni mme vraisemblable, que l'quation ait quoi que ce soit voir avec les prix du mois prochain2.

La mme impossibilit a t dmontre pour la prvision des cours de la Bourse. Et n'importe quel actionnaire est, par les temps qui courent, plus en mesure que jamais de s'en convaincre. Pour l'conomiste Jrg Guido Hlsmann, qui appartient la mme cole que Murray Rothbard, et qui est actuellement Senior Fellow l'Institut Mises aux tatsUnis, il y a pourtant des lois qui gouvernent les choix et
1. Murray Rothbard, conomistes et charlatans, prface de Friedrich Hayek, traduit de l'amricain par Franois Guillaumat, Les Belles Lettres, 1991, p. 108. 2. Ibid., p. 53-54.
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donc l'action humaine. Mais ces lois ne sont pas du mme type que celui concernant les sciences physiques, observe-til dans un texte particulirement clairant pour le sujet qui nous occupe icil, En effet, l'action humaine s'analyse bien comme un mouvement du corps et de l'esprit. Mais elle comporte aussi deux lments non raliss : les buts recherchs et les choix abandonns. Les buts ou les fins ont fait l'objet de nombreuses analyses, tournant autour de l' intentionnalit ou de la signification . Mais l'analyse des choix abandonns, qui est la face cache de la dcision, a t nglige, selon Hlsmann, et elle constitue, scientifiquement parlant, un champ vierge2 . Pas tout fait vierge, tout de mme. On se souvient des incantations clbres d'Andr Gide dans Les Nourritures terrestres, propos de choix qui sont, en mme temps, autant de renoncements. Quant aux conomistes, ils connaissent eux-mmes depuis longtemps le phnomne qu'ils dcrivent par le cot d'opportunit . De fait, le cot d'opportunit se dfinit comme la valeur de la chose laquelle on doit renoncer lorsque l'on fait un choix. Ce concept est particulirement utile pour valuer les biens et services3 dont l'change ne passe pas par le march et qui n'ont donc pas de prix. Ainsi, comme il est difficile de donner une valeur marchande au temps pass tre oisif, on va se servir de la valeur du travail pour valuer celle du loisir. De cette manire, le prix d'une heure de loisir est le revenu que Ton aurait gagn si on l'avait consacre travailler, ou encore la consommation
1. Jrg Guido Hlsmann, Facts and Counterfactuals in Economie Law , dans Journal ofLibertarian Sudes, vol. 17, n 1, hiver 2002, p. 57102. Toutes les citations qui suivent sont traduites par nous en franais du texte de Hlsmann. 2. Ibid. 3. Ibid.

laquelle on renonce en ne travaillant pas ' . Il suit de l ce paradoxe : plus vous gagnez en travaillant, plus votre loisir vous cote cher. Et ce paradoxe pourrait servir expliquer le surmenage des cadres suprieurs. En fait de surmenage, il s'agit tout simplement d'un appt du gain. Le loisir la maison - faire les courses, le mnage ou la vaisselle, s'occuper des enfants - ne vaut pas l'heure supplmentaire passe au bureau ! De mme le cot des enfants doit-il comprendre non seulement les frais de leur entretien et de leur ducation, mais aussi le temps pass par les parents s'occuper d'eux, dont le prix s'lve mesure que leur salaire augmente. C'est pourquoi tant de mres ne veulent plus rester la maison. Le cot d'opportunit, c'est--dire le salaire qu'elles ne toucheraient pas si elles abandonnaient leur emploi, est dissuasif. De mme encore, le cot des tudes doit tenir compte non seulement des frais de toutes sortes qu'elles occasionnent, mais aussi de leur cot d'opportunit, c'est-dire les salaires que l'tudiant ne gagne pas pendant la dure de ses tudes. Or, nous dit Hlsmann, c'est dans la relation entre des choix possibles que virtuellement se trouvent toutes les lois de l'action humaine. Par exemple, se promener dans un parc. Il y a la part visible d'un tel choix. Mais il y a aussi les parts invisibles, les actions auxquelles le promeneur a renonc : rester chez lui regarder la tlvision, aller au cinma, etc. Ces actions non ralises sont l'autre ct du choix, sa partie cache. Elles n'ont pas d'existence relle pour la simple raison qu'elles ne sont pas ralises. Mais bien qu'elles ne soient pas des faits observables, elles n'en sont pas moins
1. Michael Burda et Charles Wyplosz, dans Macroconomie, une perspective europenne, De Boeck Universit, 1993, p. 108.
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des faits - nommment, des contre-faits invisibles de faits visibles qui, eux, sont la consquence d'un choix donn. Les lois contre-factuelles de l'action humaine sont les relations qu'un choix tablit entre ce qui existe et ce qui aurait pu exister si le choix n'avait pas t fait. Les lois contre-factuelles ne concernent pas les rapports entre, d'une part, les parties perceptibles de l'action humaine et, d'autre part, d'autres faits ou vnements observs. Ce sont plutt des relations qui l'intrieur de l'action humaine relient sa partie visible et ses parties invisibles. Ainsi posons-nous ce qui existe en ralit dans les termes de ce qui aurait pu exister. Contrairement aux lois des sciences physiques, les lois contre-factuelles de l'action humaine ne sont pas de simples hypothses qui sont tenues pour vraies si elles fonctionnent sur un plan pratique. Bien plutt, remarque notre auteur, elles peuvent tre immdiatement constates par la raison humaine et les conomistes sont donc dans une heureuse situation qui leur permet d'avoir une information de premire main sur tous les lments de leurs explications, savoir le fait qu'ils doivent expliquer, le fait qui l'explique, et la relation entre les deux '. Reprenons encore une fois l'exemple d'une augmentation de la niasse montaire. Cette augmentation entrane une hausse des prix par le mcanisme suivant : la nouvelle monnaie mise fait qu'il y a maintenant davantage d'argent en circulation ; ceux qui profitent de cette manne ont davantage de monnaie entre leurs mains; la valeur marginale de la monnaie dcrot leurs yeux2. Ils vont donc dpenser davantage de monnaie qu'ils ne l'auraient fait si la masse montaire n'avait pas augment, et les prix seront plus levs qu'ils ne l'auraient t s'il n'y avait pas eu accroissement de la masse montaire.
1. Ibd.
1. Cf. note 1, p. 21. 38

Dans la ralit, il n'est pas impossible que l'environnement ayant chang, les prix soient rests stables, et que mme une baisse ait t observe. Cela ne change rien la validit de la loi. Si les prix ont baiss, du fait par exemple du progrs technique, ils auraient davantage baiss en l'absence d'une augmentation pralable de la masse montaire. S'ils ont augment par suite d'une pnurie de marchandises, ils ont plus augment que s'il n'y avait pas eu d'augmentation de la masse montaire. La loi une augmentation de la masse montaire entrane une hausse des prix ne peut tre dmentie. Elle ne peut pas pour autant tre prouve par l'exprience. A supposer mme que la hausse des prix soit strictement proportionne l'augmentation de la masse montaire qui l'a prcde, on ne pourrait en tirer aucune conclusion quant la validit de la loi. De fait, celui qui voudrait invalider une telle loi devrait en mme temps nier que les tres humains font des choix, que ces choix impliquent l'abandon des autres branches des alternatives qu'ils ont en face d'eux, et que la valeur marginale d'un bien dpend de la quantit de ce bien dtenu ou consomm par la personne en question '. Du reste, les faits invoqus ci-dessus pour expliquer la relation entre accroissement de la masse montaire et hausse des prix ne sont en rien fictifs. Tous les lments de l'analyse contre-factuelle sont ralistes. C'est un fait d'exprience que tous les tres humains font des choix, que seulement l'une des branches de l'alternative est choisie et que les autres branches deviennent par l mme des faits invisibles, des contre-faits . Ainsi dfinies, les lois de l'action humaine non seulement existent bien, mais encore sont-elles universelles. L'analyse contre-factuelle, nous dit Hulsmann, est un acte de pur raisonnement et les lois contre-factuelles sont
1. Voir note 1, p. 21.

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des lois a priori qui du fait mme de leur nature - reliant le visible l'invisible - ne peuvent en aucun cas tre vrifies ou rfutes par l'observation. Ainsi, le critre de Popper parat compltement inoprant dans le champ de la science conomique et des autres sciences humaines : histoire, psychanalyse, etc. Aussi bien les lois contre-factuelles peuvent-elles se passer de la qualification ceteris paribus dont les conomistes usent et abusent. Nous ne disons pas que, toutes choses gales par ailleurs, l'impt fait que l'horizon temporel des contribuables est plus court qu'il ne l'aurait t sans taxation. Nous ne disons pas que, toutes choses gales par ailleurs, la dette gouvernementale pousse les taux d'intrt un niveau suprieur celui qu'ils auraient atteint sans cette dette. Nous disons que ces lois sont absolues, qu'elles ne sont conditionnes par aucun autre facteur, qu'elles sont valables en tout temps et en tout lieu - ce qui n'est pas un mince avantage. Mais quoi, demandera-t-on, peuvent nous servir de si belles lois si elles ne nous permettent pas de faire des prvisions quantifies? La rponse est double. Certes, nous ne pouvons pas faire de prvisions quantifies dans notre domaine cause de l'indtermination foncire de tout choix humain. Toute tentative dans cette direction est voue l'chec. Mais, ce que nous apprennent ces lois universelles, valides en tout temps et en tout lieu, est considrable pour les dcisions que nous devons prendre tous les jours. Celui qui les connat est dans une meilleure position que celui qui ne les connat pas. la suite du grand philosophe anglais du xixe sicle, John Stuart Mill, qui est aussi le dernier des conomistes classiques majeurs (Adam Smith, Ricardo, Malthus), beaucoup d'conomistes croient pouvoir rpondre que leurs lois ne dcrivent que des tendances. Mill crivait,
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propos de la mthode a priori applique, comme nous le faisons ici, aux sciences sociales :
II est vident d'abord que la Sociologie, comme un systme de dduction a priori, ne peut tre une Science de prvisions positives, mais seulement de tendances. Nous pouvons tre en tat de conclure des lois de la nature humaine appliques aux circonstances d'un tat donn de la socit qu'une cause particulire oprera d'une certaine manire, si elle n'est pas contrarie; mais nous ne pouvons jamais assurer dans quelles limites, ni quel degr elle oprera ainsi, ni affirmer avec certitude qu'elle ne sera pas contrarie. En effet, nous ne pouvons que rarement connatre, mme approximativement, tous les agents qui peuvent coexister avec elle, et encore moins calculer le rsultat collectif de tant d'lments combins '.

Il se pourrait bien que le terme employ ici par Stuart Mill lui-mme soit fallacieux. Car le mot tendance induit penser que la science conomique est incapable de dire quoi que ce soit sur la ralit telle qu'elle est hic et nunc, ici et maintenant. supposer que la loi conomique soit seulement capable de nous dire que par suite d'une augmentation de la masse montaire, les prix tendent augmenter, alors, c'est comme si elle ne disait rien, car elle ne nous indique pas sur quel point de la trajectoire de la courbe nous nous trouvons. Comment le saurions-nous alors qu'on nous laisse dans l'ignorance du temps qu'il faudra la tendance pour se raliser, un temps qui peut tendre vers l'infini comme les conomistes mathmaticiens savent si bien le faire apparatre? Ainsi, pour reprendre les termes de Mill, les prvisions que donnent les lois contre-factuelles ne sont-elles pas des
1. John Stuart Mill, Systme de logique, dductive et inducive. Expos des principes de la preuve et des mthodes de recherche scientifique, traduit de la sixime dition anglaise par Louis Peisse, Paris, Librairie philosophique de Lagrange, 41, rue Saint-Andr-des-Arts, 1866, rimp. Pierre Mardagad., 1988, p. 492. 41

prvisions positives , puisque nous ne pouvons pas dire de combien sera la hausse des prix aprs une augmentation de la masse montaire de x %. Et toute prtention dans ce sens, mme appuye sur des sries statistiques portant sur des centaines de jours, de mois ou d'annes, ne peut tre qu'une imposture. Mais, encore une fois, ce n'est pas parce que cette loi est incapable de prvisions positives qu'elle n'est pas exacte et universellement valide, et qu'elle ne peut servir de guide l'action, comme Stuart Mill le reconnat lui-mme tout de suite aprs :
Cependant, il faut ici remarquer une fois de plus qu'une connaissance insuffisante pour la prdiction peut tre trs utilisable pour la pratique. Il n'est pas ncessaire pour la sage administration des affaires de la Socit, pas plus que pour celle de nos affaires prives, d'tre en tat de prvoir infailliblement les rsultats de nos actions. Il nous faut tendre notre but par des moyens qui peuvent ne pas russir et prendre des prcautions contre des dangers qui ne se raliseront peut-tre jamais. Le but des politiques pratiques est d'entourer une socit donne du plus grand nombre de circonstances tendances avantageuses, et d'carter ou de neutraliser, autant qu'il se peut, celles dont les tendances sont nuisibles. Une connaissance des tendances seules, sans nous permettre de prvoir exactement leur rsultat combin, nous le permet cependant dans une certaine mesure.

Mme si Stuart Mill reprend encore ici le terme ambigu de tendances , l'expos est acceptable. Un pas de plus, et il aurait reconnu que mme si nous ne savons pas en pourcentage quelle hausse de prix fera suite une augmentation de la masse montaire, l'information cruciale est que la seconde est toujours et partout cause de la premire. Qui pourra nier que cette information, qui n'est pas une tendance, qui est on ne peut plus factuelle, est valable mme si nous ne pouvons quantifier l'impact de l'augmentation de la masse montaire en terme de hausse
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des prix? Car, il faut le rpter, il n'y a pas de moyen scientifique de chiffrer cette hausse. Une connaissance insuffisante n'en est donc pas moins trs utilisable dans la pratique, comme nous pouvons le vrifier nous-mmes tous les jours. Quand je dcide de louer les services d'une entreprise de jardinage pour s'occuper de tondre ma pelouse, je compare le bnfice que j'attends de cette opration (les heures que j'pargne ne pas le faire moi-mme) l'utilisation que j'aurais pu faire de l'argent que je paye cette entreprise si je n'avais pas recouru ses services. Je peux videmment me tromper dans mes attentes, mais cela ne change rien au fait que je ne peux que procder ainsi, au moins intuitivement. Le monde tel qu'il est n'est ni tout fait opaque ni tout fait transparent. Cette obscure clart qui tombe des toiles ... de la science conomique n'est certes pas un rsultat trs glorieux. On peut le moquer pour son imprcision, son flou involontairement artistique . Il suffit pourtant d'imaginer ce que serait un monde o les tres humains seraient soit totalement imprvisibles soit totalement prvisibles pour se rendre compte qu'ils ne peuvent tre ni tout fait l'un ni tout fait l'autre. Prenons les fameuses lois de l'offre et de la demande. Elles sont fondes sur un robuste bon sens. Si le prix d'un produit augmente, l'offre de ce produit va augmenter, et sa demande va diminuer, car producteur et consommateur sont supposs guids par leurs intrts, et l'on peut considrer grosso modo qu'il est le plus souvent de l'intrt du producteur d'augmenter sa production et de l'intrt du consommateur de diminuer sa consommation en cas de hausse des prix. On ne pourra ni chiffrer ni dater exactement le pourcentage de cette augmentation ou de cette diminution. Ces rsultats relvent de l'vidence. Et d'ailleurs, c'est peut-tre pour masquer le prosasme de leur savoir que certains conomistes emploient tout un jargon aux allures savantes.
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Les courbes qui retracent les quantits offertes et demandes en fonction des prix, la premire montante, la seconde descendante, ne peuvent que se croiser en un point qui aura certaines qualits d'quilibre, dcrites dans tous les manuels. S'carter autoritairement de ce point que les prix soient fixs trop haut ou trop bas - est la source de trs nombreuses erreurs conomiques. L'conomiste peut en dcrire les consquences avec une grande sret de jugement, comme nous le verrons. L encore, nous ne naviguons pas dans un brouillard complet, mme si on ne peut lancer des prvisions chiffres et dates. L'intrt est-il un guide aussi sr de l'action? Ici, on ne peut manquer de citer la formulation clbre, incontournable, que donne Adam Smith de ce problme ds les premires pages de La Richesse des nations : Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, ou du boulanger, que nous attendons notre dner, mais du souci qu'ils ont de leur propre intrt (livre I, chapitre n). Nous verrons au cours de ce livre comment l'intrt a ainsi t promu au rang de paradigme non seulement de l'conomie, mais de la socit dans son ensemble. Toutefois, on peut se demander ds maintenant pourquoi diable producteurs et consommateurs suivraient toujours leur intrt, et en particulier leur intrt conomique, mme s'ils savaient toujours o il est, ce qui n'est pas forcment le cas. Et estce que tout le systme de pense conomique ne s'croule pas si on lui retire l'hypothse du calcul intress? Il serait ais de trouver des exemples sur le march de l'art, ou de la mode, o, en cas de hausse des prix, des consommateurs augmentent leur demande et des producteurs diminuent leur offre. Mais il est tout aussi ais de montrer que ces cas sont exceptionnels, les fameuses exceptions qui confirment la rgle. En effet, en ce bas monde, l'individu qui ne suit pas son intrt ne peut faire

long feu, conomiquement s'entend. Un consommateur, sauf s'il est Crsus, qui subirait l'effet du snobisme pour tout ce qu'il se procure, achetant toujours ce qui est le plus cher, atteindrait vite les limites de son budget, et serait donc ramen rapidement la raison conomique. De la mme faon, un chef d'entreprise qui dfierait dlibrment les lois du march, pour fragiles et imprcises qu'elles soient, ferait rapidement faillite, sauf coup de chance. En consquence, la grande majorit des consommateurs et des producteurs suivent leurs intrts, les autres, s'ils persistent dans leur attitude draisonnable, tant pour la plupart limins par un processus de slection quasi darwinien. La raison, au sens conomique du terme, est en quelque sorte ratifie et renforce par les forces aveugles du march , qui sont tout prosaquement les lois de l'offre et de la demande, condition qu'on les laisse jouer. Mais encore une fois, ce triomphe de la raison conomique au moins dans son propre champ n'ajoute aucune qualit prdictive aucune loi conomique. Ces lois ne sont pas falsifiables au sens de Popper. Nous avons vu que nous pouvions nous en accommoder, et que mme si elle ne pouvait obir au critre de falsification popprien, la science conomique n'en est pas moins une science '. Mais l'absence d'un tel critre a tout de mme un grave inconvnient. Puisque l'on ne peut montrer la fausset d'aucune loi conomique, c'est la porte ouverte toutes sortes d'erreur, voire d'impostures, dont nous donnerons de nombreux exemples dans ce livre. Par exemple, prtendre sur le coup que les 35 heures ont cr en France tant de milliers d'emplois est une affr1. Il semble que l'on puisse en dire autant de la sociologie, de la psychologie, de la psychanalyse, de l'histoire, dont les lois ne sont pas elles non plus falsifiables au sens de Popper. Ce n'est pas pour autant que sociologues, psychologues, psychanalystes et historiens peuvent raconter n'importe quoi. 45

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mation qui est forcment fausse. Car, mme si tant de milliers d'emplois ont t crs la suite de l'instauration des 35 heures, entre le fait : l'instauration des 35 heures, et le fait : augmentation de tant de milliers d'emplois, toutes les choses n'ont pas t gales par ailleurs. Et les lois conomiques tablissent des rapports non pas entre des faits, mais entre des faits et des contre-faits . C'est dire qu'une telle affirmation est non seulement fausse, mais grossire : elle signale que le locuteur se fonde sur un positivisme rudimentaire, volontairement ou non. En mme temps, c'est une affirmation que l'on ne peut contredire sur le plan des faits, mais uniquement sur le plan du raisonnement contrefactuel. Or, voil qui est fort difficile en des temps de simplification mdiatique. On voit mal, dans un dbat tlvis, un responsable politique rtorquer un partisan des 35 heures : vous ne pouvez comparer le rsultat des 35 heures qu'avec celui que vous auriez obtenu si les 35 heures n'avaient pas t instaures. Ce ne serait d'ailleurs qu'une premire tape. Il faudrait, ensuite, montrer par le raisonnement contrefactuel que le rsultat a bien pu tre ngatif pour l'emploi, sans pour autant pouvoir donner des chiffres l'appui de la dmonstration, sauf se placer sur le mme terrain positiviste que l'adversaire et donc lui permettre de retourner la critique que l'on vient de lui faire. Ce n'est qu'aprs coup, lorsque toutes les statistiques seront connues, analyses et dissques avec toutes les ressources des mathmatiques contemporaines, que l'historien pourra tenter un bilan des 35 heures, comme on l'a fait pour les 40 heures du Front populaire l. Ainsi se vrifie que l'erreur sur la nature de la science conomique est la mre d'une multitude d'erreurs, non pas seulement parce qu'elle entrane les conomistes faire des prvisions, et donc commettre forcment des
1. Comme nous le verrons au chapitre 18. 46

erreurs, mais aussi parce qu'elle donne la possibilit des thories de s'imposer sur le march des ides aussi longtemps qu'elles semblent coller la ralit, dans une vision positiviste du savoir conomique. Dans le livre prcit, Friedman a trs bien expos cette possibilit de divagation. En matire montaire, remarque-t-il, l'vidence de l'influence d'un accroissement de la masse montaire sur les prix est frappante . Nanmoins, malgr les nombreux cas de hausses substantielles de prix, malgr la correspondance troite entre ces hausses et des accroissements substantiels de la quantit de monnaie, et ce dans une grande diversit de circonstances connexes, chaque nouvelle phase d'inflation voit rmerger, et pas seulement chez les profanes, des affirmations selon lesquelles l'accroissement de la quantit de monnaie est soit un effet accidentel d'une hausse des prix suscite par d'autres facteurs, soit un vnement dont la concidence avec la hausse des prix est purement fortuite et sans impact sur celle-ci!. De fait, il y a fort peu de barrires l'entre sur le march des ides conomiques. peu prs n'importe qui peut donner son avis sur ces questions conomiques, alors qu'on admettrait difficilement qu'un conomiste patent mette une opinion sur des questions qui sont hors du champ de sa discipline. L'exemple le plus clbre est celui d'Albert Einstein, prix Nobel de physique, affirmant dans The Socialist International Information sans aucune argumentation : L'anarchie conomique de la socit capitaliste comme elle existe de nos jours est de mon point de vue la cause principale de nos maux. La production est guide par le profit et non pour son utilit2. II y a tout de mme une hirarchie dans ce n'importe qui , domine par les leaders d'opinion , ditorialistes, essayistes,
1. Friedman, op. cit., p. 9.

2. Cit par Rohaine, op. cit., p. 250.


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romanciers, intellectuels. Et il ne faudrait tout de mme pas exagrer l'influence de ces derniers. Pour Joseph Schumpeter \ dj nomm, les intellectuels, qu'ils soient ou non conomistes, ne possdaient pas dans la socit une relle autorit, leur puissance, s'ils en avaient, tait fragile et phmre, ce qui les amenait flatter l'tat ou l'opinion publique. Cette observation date de 1966. Estelle encore vraie aujourd'hui? Toujours est-il que trop souvent la mauvaise thorie chasse la bonne, pour reprendre une formule fameuse2. Et elle est abandonne toujours trop tard et toujours provisoirement. Non par un raisonnement qui aurait dmontr sa fausset, mais cause des catastrophes qu'elle a fini par provoquer et qui sont oublies la gnration suivante. La nouvelle conomie , on le verra, a fourni la fin des annes 1990 un exemple vident de cette rcurrence fatale d'une erreur commise en 1929 sur le plan du pronostic. Que la mre de toutes les erreurs se soit particulirement manifeste dans des erreurs de prvision, c'est ce que nous allons vrifier ds les premiers chapitres de ce livre.

1.

La guerre de 1914 n'aura pas lieu... et elle sera courte


Les limites politiques de la raison conomique

Quand le 28 juin 1914 partent les coups de feu qui tuent l'archiduc autrichien Franois-Ferdinand et sa femme en visite Sarajevo, une guerre europenne parat tellement inconcevable - pour ne rien dire de l'ventualit d'une guerre mondiale - que Raymond Poincar, le prsident de la Rpublique, et Ren Viviani, le prsident du Conseil (le chef du gouvernement sous la IIIe Rpublique), ne songent pas renoncer au voyage officiel qui doit les emmener en Russie, puis en Sude, au Danemark et enfin en Norvge. Ils quittent la France par bateau le 15 juillet et ne reviendront que le 29 juillet, ayant renonc leurs deux dernires tapes. Ainsi pendant deux longues semaines o se joue, entre Vienne et Berlin, le sort de la paix et de millions d'hommes, les deux ttes de l'excutif franais sont, isols en mer (le mot est de Poincar ') sur le paquebot France, ou en reprsentation dans des pays trangers. Ils ont tout le temps de goter aux plaisirs de leur croisire en mer du Nord par ce beau mois de juillet, comme en tmoignent les souvenirs du prsident de la Rpublique :
1. Raymond Poincar, Au service de la France, Paris, Pion, 1927 tome IV, p. 318.

1. J. Schumpeter, Capitalisai and Democracy, Uniwin University Books, Londres, 1966.

2. La mauvaise monnaie chasse la bonne , selon la loi dite de Gresham, un financier anglais du xvi6 sicle.

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Appuy au balcon de La France, je regarde le soleil qui se plonge dans la mer. M. Viviani vient s'accouder mes cts et nous demeurons silencieux, admirant la beaut du spectacle et guettant, l-bas, le fugitif rayon vert. Dimanche 19 juillet - Nous reprenons route au Nord-Est sans acclrer l'allure. Le ciel est toujours radieux et la mer moutonne. Sur le pont arrire, je relis tranquillement quelques uvres d'Ibsen, empruntes la bibliothque Scandinave

Le tsar, qu'ils rencontrent Saint-Ptersbourg, parat surtout soucieux de ses relations avec la Sude. L'attentat de Sarajevo est peine voqu dans leurs conversations. Mme insouciance du ct allemand. Tout ses rgates, le Kaiser part lui aussi se promener en mer du Nord, mais il reviendra plus vite dans sa capitale. Londres, on ne s'alarme pas davantage. Arthur Nicolson, secrtaire d'tat au Foreign Office, cble son ambassadeur Saint-Ptersbourg : La conspiration de Sarajevo ne conduira pas des complications suprieures. Vienne, les ractions ne sont pas plus vives. L'archiduc assassin n'tait gure populaire. Sa mort soulve peu d'motion profonde. Dans les milieux gouvernementaux on lui reprochait ses intentions librales. L'empereur Franois-Joseph n'aimait gure ce neveu qui avait pous contre son gr une comtesse de Bohme. Je n'ignorais pas que leurs rapports taient assez tendus2 , note Poincar dans ses mmoires. Dieu l'a voulu , aurait-il soupir en guise d'oraison funbre. Les obsques de l'archiduc seront relativement discrtes, sa femme n'ayant que le statut d'une pouse morganatique. Franois-Joseph et t le premier surpris d'apprendre que le coup
1. Raymond Poincar, op. cil., p. 230.
2. Ibid, p. 174.

de pistolet de Sarajevo allait bientt enflammer toute l'Europe. Toutes ces ttes couronnes et ces prsidents faisaient-ils trop confiance des raisonnements tenus par nombre d'conomistes de l'poque selon lesquels la guerre tait devenue tout bonnement impossible? Avaient-ils oubli, si jamais ils la connaissaient, cette remarque de Kant : La guerre n'a besoin d'aucun motif particulier. Elle semble avoir sa racine dans la nature humaine, passant pour un acte de noblesse auquel doit porter l'amour de la gloire, sans aucun mobile d'intrt ? Quatre annes plus tt, en 1910, un ouvrage qui avait dj eu beaucoup de succs en Angleterre tait traduit simultanment dans onze pays : France, Allemagne, Etats-Unis, Danemark, Norvge, Espagne, Finlande, Hollande, Italie, Japon et Sude. En quelques mois son auteur, l'essayiste Norman Angell, avait acquis une rputation mondiale. Il annonait une bonne nouvelle : la guerre n'tait qu'une grande illusion . Regardons de plus prs ce livre qui hypnotisa d'autant mieux ses lecteurs qu'il tait lui-mme une illusion au moins aussi grande que celle qu'il prtendait dvoiler. En couverture figure une sorte d'cusson o se lit l'hraldique des temps modernes. De la dextre, un homme nu tient une balance pesant le droit et l'avoir, tandis que de la snestre il bouche la gueule d'un canon. Lgende : La Grande Illusion des Peuples est de croire que le Fer et le Feu seuls les sauvegardent alors que la Force du Crdit Universel muselle seule les Canons l (sic). D'emble Angell s'en prend la thorie qui veut que la puissance militaire et politique confre une nation des avantages commerciaux et sociaux, et que la richesse et la prosprit des nations sans dfense sont la merci des nations plus fortes, qui peuvent tre tentes par cette
1. Norman Angell, La Grande Illusion, Paris, Librairie Hachette, 1910. 51

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faiblesse de commettre une agression, si bien que chaque nation est oblige de se protger contre la convoitise possible de ses voisines . Cette thorie est fausse, assure notre auteur. Car il est conomiquement impossible pour une nation de saisir ou de dtruire la richesse d'une autre, ou pour une nation de s'enrichir en en subjuguant une autre . Explication : la richesse dans le monde civilis a pour base le crdit et les contrats commerciaux. Si ceux-ci sont atteints par un essai de confiscation auquel se livre le vainqueur, la richesse, qui dpend du crdit, non seulement s'vanouit, ne laissant au vainqueur rien en change de sa victoire, mais entrane le vainqueur dans la chute. De sorte que, prcise Angell, pour que sa victoire ne lui cause aucun dommage, le vainqueur doit scrupuleusement respecter la proprit ennemie . Ds lors, quoi peut-il servir de prendre le risque de la guerre? La preuve de la validit de son raisonnement, Angell la trouve dans le cours des emprunts la Bourse. Ceux des petits tats sans dfense tels que la Belgique et la Norvge sont mieux cots que ceux des grandes puissances surarmes comme l'Allemagne, la France et la Russie. Alors mme que la richesse des premiers peut tre dvore l'improviste par la voracit des seconds. Pourquoi en est-il ainsi? Le financier agit-il par altruisme ou par donquichottisme? Bien sr que non! Il recherche uniquement le profit et la scurit pour les fonds dont il a la charge. S'il en est venu la conclusion que les emprunts de la nation sans dfense prsentent plus de scurit que ceux de la nation protge par des armements colossaux, c'est qu'il sait que la richesse moderne n'a pas besoin d'tre dfendue, ne pouvant tre confisque . Mais ne peut-on craindre qu'une nation victorieuse n'annexe des territoires du pays vaincu? L'ide qu'un tel procd puisse augmenter la richesse du vainqueur est une illusion d'optique , assure Angell, puisque la richesse 52

d'un territoire conquis reste entre les mains de la population de ce territoire (argument prcdent). D'un point de vue conomique, l'annexion est un changement d'administration, mais le vainqueur n'obtient rien. L'histoire moderne en fournit, poursuit-il, des preuves surabondantes . Ainsi quand l'Allemagne annexa le SchleswigHolstein et l'Alsace, pas un seul citoyen allemand en dehors des fonctionnaires ne fut plus riche d'un pfennig ' . Pire encore : si d'aventure l'Allemagne venait conqurir la Hollande, les marchands allemands auraient encore affronter la rivalit des marchands hollandais, et cela dans des conditions plus dures qu'auparavant, puisque les marchands hollandais seraient l'intrieur des frontires allemandes. Le vainqueur ne peut-il au moins imposer un tribut au vaincu? Illusion encore. Le tribut sera pay en monnaie du pays dfait que le vainqueur ne pourra utiliser qu'en achetant des produits du vaincu. Ainsi s'explique le redressement de la France aprs 1870. Le paiement de l'indemnit de guerre lui avait permis d'augmenter ses exportations en Allemagne mme au dtriment de l'industrie germanique. Bismarck lui-mme l'avait remarqu et s'en tait publiquement mortifi. Ce raisonnement, nous le verrons2, sera utilis tel quel, dix ans plus tard, quand il s'agira de discuter des rparations allemandes. Bref, comme le remarquera l'historien anglais John U. Nef : II arriva que l'gosme que Vauban avait appel le pre de la guerre devint avec Norman Angell le principal rempart de la paix3.
1. On pourrait aisment extrapoler ce raisonnement l'Allemagne runifie aprs la chute du mur de Berlin. On peut mme soutenir que le citoyen de l'ancienne Allemagne de l'Ouest est moins riche aujourd'hui qu'il ne l'et t s'il n'y avait pas eu la runification, tant donn l'norme poids fiscal engendr par l'aide l'ancienne Allemagne de l'Est. 2. Cf. chapitre 15. 3. John U. Nef, La Guerre et le progrs humain, Paris, Alsatia, 1954. 53

La cause de ce profond changement, Angell la voit dans les complexes ramifications financires qui font dpendre New York de Londres, Londres de Paris, Paris de Berlin, dans une mesure sans exemple jusqu' prsent dans l'histoire . Cette ramification est pour lui le rsultat de l'usage quotidien de ces produits de la civilisation qui ne datent que d'hier , savoir la poste rapide, la diffusion instantane des informations financires et commerciales par le tlgraphe, et en gnral le progrs incroyable de la rapidit des communications . Ne croirait-on pas lire un rapport des annes 1990 sur les merveilles de la mondialisation l'heure de la netconomie ? Si en 1910 le livre de Norman Angell a remport un tel succs, c'est qu'il tait dans l'air du temps. Il prenait la suite d'un ouvrage publi par Ivan Bloch ' en 1899, qui avait t beaucoup lu et comment au dbut du nouveau sicle. Selon les calculs de cet auteur, le cot d'une grande guerre serait de 4 millions de lires par jour pour les cinq nations au combat, et il faudrait dpenser 1,46 milliard de lires pour la seule nourriture des soldats. Mais les tats ne pourraient-ils emprunter ou mettre du papier-monnaie pour financer un tel budget? Trs bien, ils essaieront de le faire, rpondait Bloch, il n'y a aucun doute cela, mais la consquence immdiate de la guerre serait de faire dgringoler les obligations de 25 30 %, et dans un march aussi boulevers, il serait difficile de lancer des emprunts. On serait alors oblig de recourir des

emprunts forcs et du papier-monnaie inconvertible. [...] Les prix [...] augmenteraient normment '. Ce qui tait assez bien vu, quand on connat la suite de l'histoire, puisque l'on a pratiqu tout la fois les emprunts forcs, la monnaie inconvertible et une inflation galopante2. Mais, pour bien comprendre ce texte, il faut se remettre dans le contexte des annes 1900. De tels procds de financement sont, l'poque, inconcevables. Donc la guerre ne pourra tre finance. Ergo elle est impossible. Au moment de la publication des livres de Bloch et d'Angell, l'Europe achve une longue priode d'une expansion remarquable. la veille de la Grande Guerre, elle est de loin la premire puissance conomique mondiale au terme d'une croissance historiquement exceptionnelle. En un sicle, dmentant les prdictions de Malthus, son PNB a t multipli par 5, sa population par 2,5 ; le niveau de vie a doubl. L'conomie plantaire est alors rgie par la libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes. On a certes assist une rsurgence du protectionnisme partir de 1879, mais rien qui puisse mettre en cause l'essentiel du libre-change. elle seule, la France exporte autant que les tats-Unis, la Grande-Bretagne trois fois plus. L'Europe aux anciens parapets que chante Rimbaud n'est pas seulement l'usine du monde. Elle fournit aussi des hommes : en un sicle 60 millions migreront, surtout vers les Amriques. Enfin, elle est le banquier de la plante. Les flux des capitaux exports vers le reste du monde atteignent souvent 4 5 % du revenu national chiffres trs suprieurs ceux observs aujourd'hui -, et parfois beaucoup plus : 9 % pour les exportations de capi1. Bloch, op. cit., p. xrv; notre traduction. 2. Richard Lewinsohn, Histoire de l'inflation. Le dplacement de la richesse en Europe (1914-1925), traduit de l'allemand par H. Simondet, Paris, Payot, 1926. 55

1. Auteur beaucoup cit dans la littrature franaise, notamment par Alfred Sauvy, mais non identifi. Nous avons trouv ses rfrences dans Niai Ferguson, The Pity of War, Penguin Books, 1998. Ivan S. Bloch est l'auteur de Is War Now Impossible? Seing an Abridgemen of th War of th Future in is Technical, Economie and Poltica Relations', Londres, 1899.

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taux de la Grande-Bretagne certaines annes o elle investit plus de la moiti de son pargne totale (cependant que la France dpasse 30 %). Pour ces deux pays, le montant cumul des investissements l'tranger est en 1913 suprieur celui de leur PNB. Les gouvernements pouvaient empcher l'mission d'emprunts par des puissances juges hostiles. Mais ils se heurtaient l'opposition des banquiers, d'esprit cosmopolite et dnoncs comme tels par les milieux chauvins. D suffit de lire la correspondance des Rothschild l pour percevoir quel point la haute finance fait tout son possible pour apaiser les tensions diplomatiques. Le capitalisme porte la guerre comme la nue porte l'orage : ce mot, qui est de Lnine, est un aveu d'incomprhension radicale de la nature du capitalisme. Malgr la course aux armements qui s'intensifie partir de 1900, les budgets des tats gardent un niveau relativement modeste : 12 % en moyenne du PNB. C'est le rgne de l'talon-or2. La coopration entre les banques centrales est exceptionnelle, au coup par coup, et a marche ! Pas de krachs gants. Grce la stabilit des monnaies, un critre unique de valeur sous-tend les changes. La glo1. Niall Ferguson, The World's Banker. The History of th House of Rothschild, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 1998. 2. On se fait une ide fausse d'un xrxe sicle qui serait tout entier domin par l'talon-or depuis Londres. Celui-ci n'a t mis en place sur le plan mondial qu'aprs la dfaite de la France en 1870. Jusqu' cette date, le systme montaire international tait gouvern par le bimtallisme orargent. Au centre de ce systme se trouvait la France, qui jouait habilement sur les deux mtaux, et au centre de la France se trouvait Rothschild qui arbitrait entre les deux mondes, l'un domin par l'or anglais, l'autre par l'argent allemand. Le franc Bonaparte, dont la dfinition mtallique ne bougea pas pendant tout le sicle, concurrenait la livre comme talon international. En 1873, quand l'Allemagne impriale se rallie au mtal jaune, le systme bascule dans le monomtallisme or, beaucoup moins souple que le prcdent systme. noter que tout au long du sicle, la grande stabilit des prix n'empche pas la croissance. Cette dernire, d'ailleurs, se poursuit mme pendant les phases de baisse des prix.

balisation est beaucoup plus pousse que celle que nous avons fait semblant de dcouvrir la fin du xxe sicle. Dans un tel monde, la guerre est effectivement impensable. De plus, l'Europe est en paix depuis quarante ans. Les jeunes gnrations ont oubli la guerre. Dira-t-on qu'en Allemagne, le bellicisme a gagn du terrain? C'est une mystification fort rpandue en France. Bien au contraire, outre-Rhin, le pacifisme s'est empar des esprits. C'est pour lutter contre cette attitude qu'en 1913, le gnral Friedrich von Bernhardi (1849-1930) fait paratre la sixime dition de son ouvrage L'Allemagne et la prochaine guerrel. Le thoricien militaire du pangermanisme se plaint amrement des progrs du pacifisme dans son propre pays. La richesse augmentant, on vit pour le moment prsent ; on n'a plus comme autrefois le courage de sacrifier la jouissance passagre la ralisation de grandes ides. Ainsi les Allemands qui taient le peuple le plus puissant et le plus belliqueux de l'Europe sont devenus un peuple pacifique, trop pacifique. Cet amour pour la paix a diffrentes raisons, explique le gnral. Il provient d'abord du caractre bienveillant du peuple allemand. Autre particularit : Nous avons le dsir d'tre justes, et nous nous imaginons, chose trange, que tous les autres peuples avec lesquels nous sommes en relation partagent ce dsir. quoi vient s'ajouter le souci de ne pas compromettre les gains matriels : Les Allemands sont un peuple commerant plus qu'aucun autre en Europe. De fait, en ce dbut du xxe sicle, il y a des maisons de commerce allemandes dans toutes les rgions du monde. Une partie du gros commerce de l'Angleterre se trouve mme en des mains allemandes , constate le gnral. Commerants et
1. Traduction franaise, avec une prface du colonel F. Feyler, Paris, Payot et Cie, 1916. 57

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industriels - patrons aussi bien qu'ouvriers - ne veulent pas voir ce dveloppement compromis par la guerre. Le service militaire obligatoire, que Bernhardi a pourtant appel de ses vux, est une source supplmentaire laquelle s'abreuve le pacifisme. Car aujourd'hui, remarque-t-il, une guerre n'exerce pas, comme autrefois, ses rpercussions dans un cercle restreint, mais tout le peuple en souffre ; toutes les familles, toutes les classes de la socit sont obliges de fournir leurs contingents de vies humaines. Quant au budget de la Dfense nationale, il est jug insuffisant par le gnral : Nous considrons nos armements comme une charge aussi lourde qu'insupportable, charge que la mission essentielle du Reichstag doit tre de diminuer dans les limites du possible. II y a bien quelques ttes dures, en Alsace-Lorraine, qui rsistent la germanisation, mais personne en France ne songe partir en guerre pour rcuprer les provinces perdues. La rente - tire des emprunts d'tat - est exactement paye, ce qui donne de douces habitudes. Certes, la diplomatie europenne va de crise en crise. Mais chaque fois la guerre a t vite. N'est-ce pas la preuve qu'elle est impossible? En 1905, pour apaiser l'Allemagne, la France a consenti soumettre la question du Maroc une confrence internationale. Devant les dlgus de treize tats runis Algsiras, les Allemands ont t dbouts. En juillet 1911, nouvelle crise. Cette fois, Guillaume II envoie une canonnire devant Agadir, Pourtant, comme pour donner raison Angell, le gouvernement allemand, au terme d'un marchandage sordide, se contente d'une compensation coloniale au Congo, au grand dam des clans nationalistes d'outre-Rhin : La France, s'crirent leurs chefs, nous donne dix milliards de mouches ts-ts. Jusqu'au dernier moment, donc, on avait vraiment cru la guerre impossible. Maintenant que, une mobilisation
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en appelant une autre par le jeu des alliances, la guerre tait dclare en bonne et due forme fin juillet-dbut aot 1914 entre l'Autriche, l'Allemagne, la Russie, la France et l'Angleterre, on se raccrochait un autre mythe partag par nombre d'conomistes et de financiers de l'poque : la guerre, si jamais elle se dclenchait, serait courte car, tant donn le prix des armements modernes, elle serait trop coteuse pour pouvoir tre supporte longtemps par les budgets des tats belligrants. L'argument de Bloch, qui avait servi dire que la guerre serait impossible, tait utilis maintenant pour prvoir qu'elle serait brve, forcment brve. Peut-tre peut-on trouver l une explication ces scnes tranges qui ont t maintes fois racontes depuis. Berlin, crie la foule accompagnant les poilus la gare de l'Est. Nach Paris, lui rpond en cho une autre foule tout aussi exalte, masse Berlin pour encourager les soldats. Nos soldats partent et ils partent gaiement. Ils ont l'air de savoir o ils vont ; ils le savent , crit Le Figaro du 2 aot Ils criaient : Mais on reviendra ! Ce sera vite fini , tmoigne Le Temps du 4 aot. On avait, il est vrai, en mmoire la guerre prcdente de 1870 : en quelques mois les Prussiens avaient eu raison de l'arme de Napolon III. Comme depuis cette date l'art de tuer avait encore fait des progrs, la guerre serait encore plus courte. Seuls, pensait-on, des esprits attards pouvaient imaginer que les combats dureraient plus d'une saison. Ne suffisait-il pas d'observer qu'avec le service militaire obligatoire, la vie conomique des pays belligrants serait totalement perturbe et que cette situation ne pourrait durer? Toutes ces prvisions d'origine conomique vont avoir des consquences non seulement quant la manire dont on financera la guerre, mais aussi quant aux stratgies choisies par les tats-majors, comme on va le voir. 59

Puisque la guerre serait courte, le vainqueur serait celui qui parviendrait envoyer le plus rapidement le plus grand nombre d'hommes sur le front. D'o une espce de rue collective vers une boucherie qu'on n'imagine mme pas ou laquelle on ne veut pas penser. Le Temps du 4 aot entend prvenir certaines impressions d'imagination dcourageantes quant aux effets rputs meurtriers des armes modernes. Les statistiques des dernires guerres dmontrent en deux mots que plus les armes se perfectionnent, plus le nombre des morts et des blesss diminue , peut-on lire dans le journal des milieux d'affaires. Ou encore minimise-t-on l'ardeur de l'ennemi : Je ne prends plus mon fusil, dclare un mobilis L'Intransigeant du 16 aot, maintenant je pars avec une tartine. Lorsque les Allemands la voient, ils la suivent. La course la mort est gnrale. Les Allemands veulent craser le plus vite possible les Franais pour se retourner contre les Russes ; les Autrichiens veulent le plus vite possible se dbarrasser des Serbes pour faire face aux cosaques. Les Russes doivent arriver le plus rapidement possible aux frontires pour soulager la France de la pression allemande, et les Franais se ruent au plus vite en Lorraine pour lancer leur offensive. Tous pensent que de la rapidit dpend leur salut. Loin d'tre improvise, cette course de vitesse avait t savamment prpare par les tats-majors. Leur fonction tant de penser la guerre, mme si elle tait impensable ! Ils avaient donc pens la guerre, mais, influencs par le raisonnement conomique, eux aussi n'avaient imagin qu'une guerre courte. Ainsi parle le gnral Joffre, qui a pris la succession du gnral Michel, jug trop timor. Lorsqu'il prsente son plan en 1912 devant un conseil secret qui runit les plus hautes autorits du pays, Joffre fonde sa stratgie sur le principe de l'offensive tout
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prix . Et pour cela il lui faut les grandes plaines du Nord. En cas de guerre, il veut donc pouvoir envahir le Luxembourg et la Belgique pour venir la rencontre de l'Allemand et l'craser. Mais il lui faut en demander la permission l'Angleterre. Lie depuis 1905 la France par l'Entente cordiale, elle a son mot dire, et elle le dit. C'est non! Elle ne veut pas voir les armes franaises bivouaquer sur les plages du Nord. Cela lui rappelle trop les conqutes de Napolon. Qu' cela ne tienne! Joffre garde son ide d'offensive, mais la transpose en Lorraine, un terrain accident beaucoup moins favorable une telle manuvre. Toute une gnration de jeunes officiers partage le point de vue du gnral. Un certain Cardot crit : II faut des massacres et on ne va sur le champ de bataille que pour se faire massacrer. Les thories du colonel de Grandmaison dchanent l'enthousiasme avec des formules du genre : Dans l'offensive, l'imprudence est la meilleure sret. C'est dans cet esprit qu'il prononce des confrences devant Ftat-major en 1911. On le retrouve dans son Rglement d'infanterie de 1912 : Seul le mouvement en avant pouss jusqu'au corps corps est irrsistible. La baonnette est l'arme suprme du combattant. Chaque tirailleur doit tenir honneur de triompher du plus grand nombre possible d'adversaires et la lutte se poursuit l'arme blanche. Ds les premiers combats, Grandmaison sera tu devant Reims... Mme stratgie du ct allemand. L'Angleterre tant de toute faon compte comme ennemi, on maintient l'ide d'une offensive travers la Belgique. L encore, il s'agit d'craser l'adversaire en quelques combats. En juillet 1914, le secrtaire d'tat aux finances refuse d'acheter des stocks de bl entreposs Rotterdam. quoi bon, puisque la guerre sera courte !
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Voil donc les deux masses lances l'une contre l'autre. En quelques jours, toutes les offensives de Joffre en Lorraine se terminent en dsastres terriblement coteux en hommes et en matriels. Le terrain (la plaine belge) est plus favorable l'offensive allemande. Mais le succs se drobe. Et l aussi l'avance se paye cher, trs cher. Elle sera dfinitivement stoppe sur la Marne dbut septembre. De part et d'autre, toujours dans la perspective d'une guerre courte, offensive et maximale, on avait mobilis dans les troupes combattantes un grand nombre d'ouvriers qualifis des usines de guerre. Consquence laquelle on a peine croire encore aujourd'hui : ds la mobilisation, la production d'obus a baiss. Les stocks vont donc diminuer mesure que les combats progressent en violence et en acharnement. Et ils diminuent plus vite du ct franais que du ct allemand. lire les mmoires de Poincar, on mesure l'angoisse qui s'est empare du prsident de la Rpublique. Mais ce n'est pas seulement l'industrie de guerre qui est touche. La mobilisation de plusieurs millions d'hommes oblige ds 1914 une grande partie des usines s'arrter, crant pour les non-mobiliss hommes gs et femmes - un chmage atteignant en octobre 1 900 000 personnes !
Mardi 17 novembre (1914) [...] Nouvelles dceptions propos du matriel. La fabrication n'a pas donn ce qui m'avait t annonc. Les usines expliquent leur retard par des difficults de mise en train. Il a fallu exiger la coopration de soustraitants, souvent nombreux, qui n'avaient qu'une connaissance imparfaite du travail excuter. H semble, d'ailleurs, que certaines maisons, mme parmi les plus importantes, n'aient pas toujours guid leurs sous-traitants avec assez d'activit. La plupart des industriels se plaignent, en outre, de l'arrive tardive du personnel sur lequel elles comptaient pour utiliser leur outillage et qui leur avait t promis. Une partie des ouvriers qu'elles ont demands n'a 62

pu, en effet, tre retrouve aux armes qu'aprs des dlais parfois un peu longs '.

Il faudra faire machine arrire. La loi Dalbiez, vote le 26 juin 1915, permet de rcuprer des ouvriers pour l'industrie d'armement. 500 000 d'entre eux ont ainsi t rappels du front, provoquant un certain malaise parmi les combattants. Ce sera insuffisant, et il faudra faire appel une main-d'uvre fminine. La guerre ne pouvant tre longue, on n'avait prvu pour la financer que des avances de la Banque de France. Fin juillet, la dsorganisation de l'conomie est telle que le public retire massivement ses dpts des banques. Celles-ci, assoiffes de liquidits, rescomptent en quatre jours, du 27 au 31 juillet, 1,5 milliard de francs d'effets commerciaux la Banque de France. Pour viter la panique, le 1er aot un moratoire est dcid sur les banques. On ferme la Bourse. Le 5 aot, une loi est vote qui dispense la Banque de France de rembourser ses billets en espces jusqu' ce qu'il en soit dispos autrement par une autre loi. C'est le cours forc . Le franc n'est plus convertible en or. Il s'agit alors du franc germinal, qui a gard la mme valeur depuis la dfinition que lui a donne Napolon 1er un sicle auparavant en avril 1803 (loi du 17 germinal an IX). Un trait de plume met donc fin plus de cent ans de stabilit montaire. Il pouvait difficilement en aller autrement. En 1911, par une convention avec l'tat, tenue jusque-l secrte, la Banque de France s'tait engage avancer ce dernier, en cas de guerre, une somme de 2,9 milliards de francs, somme norme si l'on considre que la valeur totale des billets en circulation l'poque tait de 5 milliards de francs et les rserves en or de la Banque de 4,15 milliards de francs. Dans la perspective d'une guerre courte, on
1. Raymond Poincar, op. cit., tome V, p. 439.

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pensait qu'une telle largesse suffirait. Mais il fallut renouveler l'opration ds le 21 septembre 1914, une seconde convention avec la Banque de France conduisant une nouvelle avance de 3,1 milliards de francs. Et ce n'tait pas fini. De dpassement en dpassement, la monnaie en circulation atteindra 18 milliards de francs en 1917. Elle grossira encore plus vite pendant les derniers mois de la guerre. Pourtant la couverture or des billets ne diminuera pas autant qu'on aurait pu le craindre. Car le gouvernement, ds 1915, va lancer des appels l'pargnant pour qu'il prte cet or qui, lire les affiches, combat pour la victoire . Une faon de dire ceux qui ne versaient pas leur sang pour la patrie qu'ils pouvaient au moins verser leur or. Et a marche. 2,4 milliards de francs en or vont ainsi rejoindre les caves de la Banque de France. Les rserves en mtal jaune seront suprieures la fin de la guerre ce qu'elles taient au dbut, surtout si l'on tient compte des 2 milliards de francs en or dposs Londres. Mais la circulation des billets avait tellement augment que la convertibilit or ne pouvait tre rtablie. De mme, en Allemagne, le cours forc fut dclar ds le 4 aot 1914, et l'on chercha, par tous les moyens, retirer de la circulation l'or sous forme de pices ou de lingots et le diriger vers la Reichsbank. La rserve or de la banque centrale allemande qui tait de 1,25 milliard de marks en 1914 doublera la fin de 1916. Mais elle ne pourra s'accrotre aussi vite que le papier-monnaie. Les facilits offertes par la Banque de France tant limites et le gouvernement renonant augmenter les impts, le seul moyen de financer la guerre est de recourir l'emprunt, et pas seulement aux emprunts or que l'on vient d'voquer. L'aveu en est fourni dans les Mmoires de Poincar, entre autres :
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Dimanche 13 septembre [1914] [...] MM. Viviani, Ribot [ministre des Finances] et Thomson me prsentent d'un commun accord un rapport financier trs important. Le Trsor a besoin de ressources et il ne peut, ni les demander uniquement la Banque de France par une augmentation continue de la circulation fiduciaire, ni les chercher dans cet accroissement d'impts, dont le gouvernement croit, au cours des hostilits, trs difficile d'assurer le recouvrement, alors qu'un grand nombre de contribuables sont mobiliss. M. Ribot juge donc invitable de recourir l'mission d'emprunts court terme. Le montant des bons du Trsor ne dpasse pas, en ce moment, 356 millions de francs. Il est trs infrieur au chiffre qu'il pourrait atteindre. Le ministre des Finances propose de mettre ces bons la porte du public, en mettant des coupures de mille, de cinq cents et mme de cent francs, et en les faisant placer par les comptables. Il est en outre convenu que, pendant toute la dure de la guerre, ces bons auxquels tous les Franais sont invits souscrire s'appelleront bons de la Dfense nationale. cet effet, je signe un dcret que contre-signent, avec M. Ribot, MM. Viviani et Thomson !.

On se rsigne donc emprunter, mais seulement court terme. Si l'tat cherchait un argent plus long terme, sans doute serait-il oblig de consentir des taux beaucoup plus levs. Et encore une fois, la guerre sera courte. Pourquoi se risquer emprunter long? En 1914, le budget de l'Etat franais s'lve 5 milliards de francs. Les deux masses principales sont 3,5 milliards pour les dpenses civiles et militaires et 1,5 milliard pour le service de la dette. Cette dernire s'levant 33 milliards de francs, elle tait largement souscrite par l'pargne franaise. Ds le 14 septembre, Alexandre Ribot, ministre des Finances, on vient de le voir, a recours l'mission de bons du Trsor court terme (trois, six ou douze mois).
1. Raymond Poincar, op. cit., tome V, p. 439.

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En 1915, on s'est enfin rsign la guerre longue. Cette fois, le ministre lance un grand emprunt perptuel au taux avantageux de 5,73 %, la manire des emprunts qui avaient t lancs en 1872 et 1873 pour payer l'indemnit de guerre rclame par l'Allemagne. Pour le drapeau, pour la victoire, souscrivez , clament les affiches annonant l'emprunt. Le succs est garanti : il rapporte 13,3 milliards de francs, dont 6,2 d'argent frais, le reste ayant t pay en bons de la Dfense nationale. Ce qui n'empche pas la situation de s'aggraver, notamment dans la balance financire extrieure. Le gouvernement s'en inquite, comme en tmoignent encore les souvenirs de Poincar :
Mardi 12 septembre 1916 [...] En Conseil, longues discussions sur les paiements l'tranger. Ribot expose la situation, l qui s'aggrave de jour en jour. Il prononce le mot de faillite .

Mme situation en Allemagne. On limite les appels la planche billets et l'on n'ose pas augmenter les impts. On recourt donc l aussi l'emprunt. Rgulirement, on met des emprunts de guerre dont les succs sont acclams comme autant de preuves de la force financire inpuisable de l'Allemagne. Au printemps 1916, on en est dj au cinquime emprunt de dfense nationale. Qui pongerait cette dette publique de plus en plus norme? Au mois de mars 1915, le gouvernement dclarait au Reichstag : Nous conservons le ferme espoir de pouvoir prsenter nos adversaires la note payer pour la guerre qui nous a t impose. Plus tt encore, en France, ds le dbut des hostilits, un slogan fait fureur, car lui aussi donne rponse tout : L'Allemagne paiera. On sait ce qu'il adviendra cet gard2.
1. Raymond Poincar, op. cit., tome VII, p. 339. 2. Cf. chapitre 15.

Donc, contrairement ce que l'on avait prvu ou mme cru, la guerre a bien eu lieu, elle a t longue et extraordinairement coteuse, finance - tout simplement - par l'emprunt et l'inflation. L'erreur de prvision s'est en fait double d'une erreur sur la nature de l'tat. Son aspect prdateur, qui paraissait si vident du temps des rois, des empereurs ou des dictateurs, semblait s'tre vanoui, du moins en France, avec l'avnement de la Rpublique, ou en Angleterre, o depuis beaucoup plus longtemps rgnait la mre de tous les Parlements. A t ainsi gnralement sous-estime la capacit de nos princes et de leurs gnraux traiter les hommes comme de la chair canon. L'lection dmocratique n'a rien chang rien l'affaire. On a pu dmontrer en effet, statistiques l'appui ', que pendant la Premire Guerre mondiale, les dmocraties ont t relativement plus prodigues du sang et de la vie de leurs propres citoyens que les empires centraux... L'erreur de prvision, double d'une erreur sur la nature de l'tat, loin d'tre corrige, allait tre, nous allons le voir, la source d'autres erreurs tout aussi dangereuses pour le citoyen ordinaire.

1. Ferguson, The Pity of War, Penguin Books, 1998.

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2.

Octobre 1929 : pas de krach boursier en vue !


L'aveuglement du professeur Fisher

II s'est trouv un conomiste pour dire, la veille du plus grand krach que le capitalisme ait jamais connu, que tout allait trs bien et que les cours de la Bourse se maintiendraient dans les semaines, dans les mois venir. Et, avec une tmrit digne d'une meilleure cause, il a maintenu cette position alors que ces cours commenaient s'effondrer. Cet conomiste s'appelait Irving Fisher. Il tait considr l'poque comme l'un des plus grands. Pour tout dire, il n'tait pas seul parmi les conomistes commettre cette erreur, mais c'est certainement lui qui avait le plus d'influence sur l'opinion des milieux boursiers. Les erreurs de prvision, nous l'avons dit, sont inhrentes la science conomique . Mais dans le cas prsent, on atteint un exemple caricatural. Est-ce pour cette raison qu'il est si peu connu et que Ton continue mme enseigner les thories de Fisher, notamment sur le plan montaire, sans faire mention de ce que l'on pourrait appeler une mga-faute professionnelle? Et comment expliquer qu'un esprit d'une telle qualit se soit ainsi fourvoy? L'intrt de ce cas est d'autant plus grand qu'il nous permet de retrouver beaucoup de raisonnements qui ont t tenus la fin des annes 1990 quant aux vertus de la nouvelle conomie et qui ont abouti au dsastre boursier qui s'est ensuivi.
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Mais d'abord, voyons comment le pch a t commis - une histoire qui n'a jamais t raconte dans le dtail. Se fondant sur sa propre thorie - que nous examinerons tout l'heure -, Irving Fisher avait commenc sa carrire aux tats-Unis en lanant le mouvement de la monnaie stable. Celui-ci a abouti la constitution d'une ligue au dbut des annes 1920, la Stable Money League. Le but d'un tel mouvement tait d'assurer un pouvoir d'achat constant la monnaie. Quand les prix augmentaient, on cherchait les ralentir par un durcissement de la politique montaire. Par contre, quand ils diminuaient, comme ce fut le cas lors de la dpression du dbut des annes 1920, la Ligue appelait une reflation. Et elle tait sre d'avoir l'appui de l'opinion publique peu claire, toujours favorable ce que l'on imprime du papier-monnaie sous une forme ou sous une autre, confondant le signe de la richesse avec la richesse ellemme. C'est prcisment cette reflation qui, terme, provoquerait le boom de 1928-1929 Wall Street, qui se terminerait par un krach gant. Fisher tait donc partie prenante dans la hausse des cours boursiers. Ce que l'on sait maintenant1, c'est qu'il tait directement et personnellement intress. Le clbre conomiste tait luimme conseil d'un fonds d'investissement, Investment Trusts and Investment Companies, et il avait plac en Bourse la fortune de sa femme, une riche hritire. Il avait donc lui-mme intrt croire - ou du moins faire croire - que les cours se maintiendraient s'il n'avait pas vendu temps. Le jeudi 3 octobre 1929, quelques craquements se font entendre Wall Street. Le lecteur de la rubrique boursire
1. Murray Rothbard, World War I as Fulfttment : Power and th Inelectuals, dans John V. Denson, The Costs of War : America's Pyrrhic Victories, Transaction Publishers, 1999, p. 287.
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du New York Times apprend que les esprits de la communaut spculative sont abattus . Le vendredi 4, que ce qui avait commenc comme une descente en pente douce avait tourn la droute . Mais le lundi 7, les nuages de pessimisme s'taient vanouis . Et le jeudi 10, les spculateurs la hausse avaient la situation en main . Hlas ! le mardi 15 octobre, le march est de nouveau en baisse. Toutefois, le mercredi 16, le boursier peut se rassurer en lisant les prdictions optimistes qu'a faites un professeur de Yale nomm Irving Fisher, au dner mensuel de l'Association des agents de change, qui s'est tenu la veille au soir, 15 octobre, au Builders Exchange Club, 2 Park Avenue, New York. Les cours des actions ont atteint ce qui semble tre un haut niveau permanent , a dclar le savant conomiste. Huit jours aprs, Wall Street s'effondrera : un cataclysme financier d'une ampleur jamais vue! Mais jusqu'au bout Fisher maintiendra sa position. C'est cette exemplaire, extravagante semaine d'illusion, partage par beaucoup, qu'il nous faut raconter en relisant la presse de cette poque. Etant donn la rputation de Fisher, il tait normal que le grand quotidien new-yorkais reproduise ses dclarations, et les commente. Aprs avoir examin la hausse des valeurs boursires au cours des deux dernires annes, rapporte le New York Times du 16 octobre 1929, Mr. Fisher a affirm que les augmentations prsentes et futures de gains ont justifi cette hausse, ajoutant que le temps dira si l'accroissement se poursuivra suffisamment pour justifier le niveau lev actuel. Je m'attends ce qu'il le fasse . Dans le jeu informel des questions et des rponses, Fisher s'tait montr encore plus optimiste, note le journal : II voit les cours de la Bourse, au cours des prochains mois, monter encore plus haut qu'ils le sont aujourd'hui.
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Le lendemain jeudi 17 octobre, Wall Street fait une rechute, cause d'une attaque concerte de la faction baissire, explique le New York Times. Mais le dimanche 20 octobre, le journal est suffisamment inquiet pour titrer la une : Les cours tirs vers le bas, alors que des vagues de vente engorgent le march. Lourde liquidation. Toutefois, l'ditorial en page intrieure se veut rassurant : L'imaginatif Wall Street est depuis longtemps convaincu que nous sommes entrs dans une re financire dans laquelle tous les prcdents ne sont d'aucune utilit ; et que les marchs non seulement se rfrent de nouveaux principes conomiques, mais que le jugement qui se fonde sur l'exprience est certain d'aller l'erreur. l'appui de cette conviction, Irving Fisher est logieusement cit, mais aussi un autre professeur, dont malheureusement on ne dit pas le nom, auteur d'un rapport de 260 pages qui tablit que les anciens critres sont non seulement futiles, mais encore enfantins . Le vieux principe de Wall Street, selon lequel ce qui monte doit tt ou tard baisser , serait devenu obsolte . Une autre thorie, depuis longtemps en vigueur, qui veut que le prix d'une action ne dpasse pas dix fois la valeur des profits annuels, tait peut-tre valable autrefois, mais aujourd'hui, 50 25 fois les profits serait un niveau raisonnable . Un troisime professeur, qui reste anonyme, auteur, lui aussi, d'un volumineux ouvrage sur Wall Street, prtend que les gens qui achtent des actions devraient tre incits payer un prix plus lev encore puisqu'ils paient aujourd'hui une somme pour une srie infinie de revenus futurs . tonnants discours qui annoncent soixante-dix ans l'avance les discours trs semblables et tout aussi aventureux qui seront tenus sur la net-conomie . L'ditorialiste du New York Times conclut sur une pirouette : Quoi qu'il en soit, les dis72

eussions des professeurs propos du march des valeurs apportent aux yeux du public quelque chose qui est en luimme un nouveau phnomne conomique . Cependant, l'angoisse a travers l'Atlantique. Le violent recul de Wall Street, lit-on dans la rubrique boursire du Figaro, le mardi 22 octobre, n'tait pas fait pour enrayer le courant de ralisation qui dferlent (sic) sur notre march depuis deux semaines. Mais, ce mme mardi, le lecteur du New York Times peut encore se rassurer la lecture de nouvelles dclarations de Fisher, faites cette fois devant l'Association des Crdit Men de New York, runis l'htel Commodore. Pour parler vulgairement, l'conomiste en a remis une louche. Dans un expos prpar l'avance, il a assur que le march n'avait pas t gonfl, mais s'tait seulement rajust la valeur dcroissante du dollar et l'allure croissante de la production et des changes . Et de prciser : Au cours des six annes passes, il y a eu des changements prononcs dans le rythme de la production et des changes, cause de l'introduction sur une grande chelle de la recherche scientifique et de ses applications. Virtuellement, chaque ligne de production tmoigne, chaque jour, du dveloppement technique dont les rsultats sont un accroissement de la production, une rduction des cots, des profits plus levs et des prix plus bas pour les consommateurs. Ces gains vont continuer dans le futur . Pour nourrir son optimisme, Fisher cite jusqu' la prohibition de l'alcool, qui, l'entendre, augmente la productivit du travail . L'conomiste a aussi pris la dfense des Fonds d'Investissement - des organismes collecteurs d'pargne -, qui, selon lui, stabilisent le march en diversifiant leur portefeuille . Et de prdire que le total des placements de ces fonds, qui ont maintenant dpass les 3 milliards de dollars, atteindront en mars prochain 5 milliards de dollars .
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Le mercredi 23 octobre, on souffle un peu. En France, la chute du gouvernement Briand occupe les colonnes des journaux, ainsi que quelques soucis pour la Corse *. Le New York Times du jeudi 24 octobre 1929 titre sur le crash de Wall Street. 2,5 millions d'actions ont t changes dans la dernire heure de la sance de mercredi. Fisher soutient pourtant que la chute des cours est seulement temporaire . S'adressant l'Association des banquiers du district de Columbia, il a rpt ce qu'il avait dit les prcdents jours, ajoutant qu' il lui semble impossible de dbarrasser entirement le march d'une frange lunatique de spculateurs tmraires . Mais, ce mme jeudi, qui n'est autre que le jeudi noir que retiendra l'Histoire, peine le journal est-il sorti des presses que Wall Street s'effondre : prs de 13 millions d'actions sont changes dans une atmosphre crpusculaire. Dans la descente aux enfers qui commence, il y aura quelques rmissions. Mais le lundi 28 octobre, 14 milliards de dollars s'envolent en fume. Le mardi 29 octobre, mardi noir, 16 millions d'actions ont t vendues. Et ainsi de suite. Rsultat : la mi-novembre, l'indice des actions industrielles ferme 224 contre 452 le 3 septembre. Et ce n'est pas fini. Irving Fisher s'est tu. Reconnatra-t-il son erreur? On retrouve sa trace dans un modeste entrefilet du New York Times du 3 dcembre. Non, il ne s'est pas jet par la fentre comme tant de banquiers, victimes des prvisions optimistes. un djeuner organis par la chambre de
1. Bien que ce soit hors sujet, on ne peut rsister au plaisir de citer Le Temps qui crit alors la une propos de l'le de Beaut : La Corse, dit-on couramment, serait un pays charmant si l'on n'y faisait point de politique. C'est l une hrsie diffamatoire des " Continentaux ". La politique est aussi ncessaire la Corse que ses prcipices et ses bandits. La presse parisienne reste trs franco-franaise mme en cas de turbulences internationales. L'actualit corse continue ainsi de faire la une alors que la finance mondiale est en train de sombrer.
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commerce runissant 300 hommes et femmes d'affaires, il a fait cette remarque : Si les leaders du business se rendent compte que le pouvoir d'achat bas sur les actions n'a pas t dtruit, mais transfr entre d'autres mains, il n'y a pas craindre d'effets pernicieux permanents du krach. Incorrigible professeur Fisher ! Aprs le krach, continuant croire, selon ses propres prvisions, que les cours remonteraient, il gaspilla l'argent de sa belle-sur, ayant puis celui de sa femme, et dans le mme temps appela frntiquement le gouvernement fdral gonfler le crdit et la monnaie pour une nouvelle reflation. En dpit de la dissipation de deux fortunes familiales, Fisher s'arrangea pour blmer peu prs tout le monde, sauf lui, pour la dbcle '. Cette mme dbcle fera les dlices de la presse communiste de l'poque, qui y verra la confirmation de ses propres prvisions conomiques. Cela mrite d'tre relu aujourd'hui : Le mardi 29 octobre 1929, L'Humanit titre la une : Des nuages dans le ciel de la prosprit. La panique la Bourse de New York. Sur le thme nous tions les seuls avoir prvu l'vnement , l'ditorialiste de l'organe du Parti communiste franais, qui signe d'un simple G, conclut : Aujourd'hui, hors quelques aveugles et quelques attards, tous les ouvriers reconnaissent le bien-fond de notre analyse et des directives rvolutionnaires qui s'en dgagent ncessairement. Le 1er novembre, L'Humanit fait la une avec ce titre : Dbcle boursire et " prosprit ". II faut considrer le krach, crit le mme G, comme l'un des pisodes les plus importants de l'aprs-guerre et aussi, rptons-le, comme l'un des vnements les plus caractristiques de cette troisime priode du dveloppement imprialiste dont nos congrs communistes ont si fortement soulign
1. Denson, op. cit., p. 287.

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les traits. Et de conclure : Toutes ces idoles s'croulent. Pourrie la prosprit yankee! Et la place de la rconciliation tratreusement promise [au peuple allemand], la guerre des tarifs aujourd'hui, la guerre des canons demain. Heureusement, l'autre camp, lui, se porte bien. Le 9 novembre 1929, un seul titre barre la une de L'Humanit : La rvolution russe a douze ans. L'clatant triomphe de la dictature du proltariat. Le 11 novembre, encore un bandeau la une, mais cette fois pour fustiger l'anniversaire de la "victoire" imprialiste de 1918, les guillemets accols au mot victoire montrant bien ce qu'il faut en penser. En exergue, une citation de Lnine : Ce n'est que lorsque nous aurons abattu, compltement vaincu et expropri la bourgeoisie dans le monde entier, et non pas seulement dans un pays, que les guerres deviendront impossibles. En dessous ce titre : Pas d'armistice entre le proltariat et la bourgeoisie. Pour revenir l'erreur de Fisher, le fait qu'il tait luimme un agent de la bulle spculative ne sufft sans doute pas expliquer son erreur. Peut-tre sa propre thorie a-t-elle jou un rle, notamment lorsqu'il militait, comme on l'a vu, pour une monnaie stable . Un peu la manire d'Einstein et de sa clbre formule (E = me2), Fisher s'tait rendu clbre ds 1911 en crivant lui aussi une quation, qui est encore aujourd'hui enseigne dans les manuels scolaires : M. V = P. T. Dans cette quation, nous l'avons dit, M reprsente la masse montaire, V, la vitesse de circulation de la monnaie, P, les prix, et T, le volume des biens et services changs. On considre qu'il s'agit l d'une tautologie. Au cours d'une priode donne, on peut s'attendre que le produit M. V, c'est--dire la masse des moyens de paiement multiplie par la vitesse laquelle ils changent de main, soit gal P. T, c'est--dire la valeur globale des changes, qui n'est 76

autre que les quantits changes multiplies par les prix unitaires de ces mmes quantits. D'o : M. V = P. T. Le problme de cette quation, c'est qu'elle a trop d'inconnues pour dire quelle serait l'incidence d'une augmentation de la masse montaire (M) sur le volume de l'activit conomique (T) ou sur les prix (P). Du fait de cette indtermination, l'quation peut tre utilise aussi bien par les partisans de la stabilit montaire (les montaristes ) que par ceux qui croient aux vertus de la relance par l'augmentation des moyens de paiement (les inflationnistes ou antimontaristes ). Les deux camps vont immobiliser deux inconnues sur quatre... mais pas tout fait les mmes. Pour les montaristes, une augmentation de la masse montaire n'a aucune influence ni sur l'activit conomique ni sur la vitesse de circulation de la monnaie. Parce que pour eux les paramtres T et V sont des constantes. En consquence, toute augmentation de la masse montaire se traduit forcment par une augmentation des prix. Irving Fisher est de cette cole, qui trouvera dans la deuxime moiti du xxe sicle son plus clbre dfenseur en la personne de Milton Friedman, lequel formulera une manire de thorme : toute inflation est d'origine montaire. Un raffinement consiste dire que la vitesse de circulation varie dans le mme sens que la masse montaire M. Plus il y a de monnaie, plus les gens ont envie de s'en dfaire. Par consquent, si T reste constant, une augmentation de la masse montaire a d'autant plus de chance de se traduire par une augmentation des prix que le produit M. V sera encore augment par un accroissement de V. Pour les antimontaristes, au premier rang desquels on trouvera, partir de 1936, Keynes et ses nombreux disciples, une augmentation de la masse montaire peut favoriser un accroissement de l'activit conomique,
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lequel absorbe le surplus de monnaie, qui ne peut donc plus avoir d'incidence sur les prix, la vitesse de circulation tant suppose constante comme dans le cas prcdent. Il contredit par Friedman pour qui aucune sorte sera d'inflation ne peut avoir d'influence sur le taux de croissance de longue priode.

3. C'est la faute Aristote ... ou la philosophie gare dans l'conomie

La distinction entre besoins naturels et besoins artificiels, l'ide de l'galit dans l'change, la notion de juste prix, l'objectif indfini du bien commun, la thorie de la valeur travail, les prjugs contre le commerce en gnral et contre l'argent en particulier, la monnaie considre comme une convention dfinie par l'tat... toutes ces conceptions, qui paraissent souvent relever du bon sens ou de la bonne volont, mais qui induisent tout aussi souvent des raisonnements errons, font partie de l'hritage que nous a laiss Aristote. C'est donc au grand penseur grec qu'il faut remonter pour comprendre certaines erreurs conomiques. Le problme vient de ce que l'audience immense de celui que l'on peut considrer comme le premier critique de l'conomie a aid vhiculer ces errements jusqu' nos jours. De fait, Aristote est sans doute le philosophe qui a le plus influenc la pense conomique au cours des derniers vingt-quatre sicles, non seulement au Moyen ge, o dominait l'aristotlisme, mais aussi dans les Temps modernes, o maints conomistes se sont inspirs de ses conceptions, commencer par Marx. Et si prcieux et prestigieux que soit le legs qu'il nous a laiss en tant de domaines, l'conomiste doit en faire l'inventaire avant d'en tirer bnfice.
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Aristote est n en 385 ou 384 av. J.-C. Stagire, petite ville de Macdoine, proche de l'actuel mont Athos. En 367 ou 366, il va faire ses tudes Athnes et devient l'Acadmie l'un des plus brillants disciples de Platon. Mais sa mort, ce dernier dsigne comme son successeur la tte du cnacle qu'il a fond son neveu Speusippe. Faut-il y voir la cause de la rupture d'Aristote avec l'Acadmie? En tout cas, il ouvre sa propre cole. En 343-342, il est appel Pella, la cour du roi Philippe de Macdoine, qui lui confie l'ducation de son fils Alexandre. la mort de Philippe (335-334), Aristote retourne Athnes, o il fonde le Lyce, rival de l'Acadmie. Il y enseigne pendant douze ans. En 323, la mort d'Alexandre, une raction anti-macdonienne se produit Athnes. Aristote, menac d'un procs pour impit, aime mieux quitter la cit que d'encourir le sort de Socrate : il ne veut pas, dit-il, donner aux Athniens l'occasion de commettre un nouveau crime contre la philosophie . Rfugi Chalcis, dans l'le d'Eube, il mourra Tanne suivante, l'ge de sokante-trois ans. Ses rflexions conomiques sont rparties dans ses uvres principales, notamment dans Politique, Rhtorique, thique Nicomaque et Topiques. Il y a certes bien des aspects positifs, du point de vue conomique, dans l'uvre d'Aristote. Sa thorie de la proprit prive va informer pour longtemps la pense occidentale. Elle est fonde sur cinq arguments qui seront repris, quasiment tels quels, pendant des sicles, savoir : 1) Par rapport la proprit collective, la proprit prive encourage une plus grande productivit, et donc au progrs ; 2) La proprit collective engendre des disputes infinies, car sous un tel rgime chacun va se plaindre de ce qu'il a travaill plus et reu moins que les autres, ce qui n'est pas le cas lorsque chacun travaille chez lui; 3) La proprit prive correspond mieux au got que l'homme a
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pour la possession exclusive des biens; 4) La proprit prive a exist en tout temps et en tout lieu ; 5) Seule la proprit prive donne aux gens la possibilit d'agir moralement, c'est--dire de pratiquer les vertus de bienveillance et de philanthropie, possibilit qui, en croire notre philosophe, serait anantie par la proprit collective. D'autre part, prenant la suite de Dmocrite, Aristote rsout ce qui restera pour des gnrations d'conomistes un casse-tte dnomm le paradoxe de la valeur . Ce paradoxe servira encore de charade dans les salons du sicle des Lumires : pourquoi l'or a-t-il plus de valeur que le fer, le diamant plus que l'eau, bien qu'ils soient moins utiles? C'est que la valeur est fonction du dsir, lequel n'est pas sans relation avec les quantits disponibles. Quand il y a trop d'un bien, il perd de sa valeur. Par contre, s'il est rare, sa valeur augmente. Les rflexions subtiles d'Aristote sur la prudence mritent, elles aussi, d'tre relues aujourd'hui avec attention, surtout par des conomistes qui croient faire uvre scientifique, suivant le modle de la science physique . D'abord parce que ces rflexions prennent en compte une pratique communment attribue aujourd'hui encore Yhomo conomicus : la dlibration raisonne , qui n'est ni une science ni un art. Ni une science, car on ne dlibre pas de la chute des corps, c'est un phnomne qui s'impose l'observateur. Ni un art, car en art, on peut faire exprs des fautes, ce que Ton ne peut se permettre dans l'action, sous peine d'imprudence, justement! Ces apports positifs sont importants. Mais ils ont t gts par l'introduction d'un certain nombre de virus qui vont contaminer la pense conomique pendant des sicles. Il s'agit d'abord de la distinction entre besoins naturels et besoins non naturels . Aristote admet que
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l'on puisse satisfaire et mme que l'on doive satisfaire les premiers. Il conseille de renoncer aux seconds, qu'il qualifie par avance d'illimits. Ainsi oppose-t-il l'conomie la chrmatistique , c'est--dire la science de la richesse. Il est vrai que chacun a une ide de ce qui lui est ncessaire et de ce qui lui est superflu. Mais aucun critre objectif ne pourra jamais dpartager ces deux types d'conomie, ni chez Aristote, ni chez aucun de ses multiples pigones. Le clbre Adam Smith, par exemple, qui passe pour le pre fondateur de l'conomie politique \ qualifie, sans aucune preuve scientifique videmment, les produits apports par la nouvelle industrie de son poque de colifichets d'utilit frivole , de niaiseries , de babioles , mprisables et futiles , plus propres amuser les enfants qu' occuper srieusement des hommes . Ces dnonciations, toutes morales, se trouvent dans un livre peu connu de l'conomiste cossais, La Thorie des sentiments moraux2, mais aussi, c'est plus surprenant, dans la fameuse Richesse des nations3. Mme du Deffand, qui tenait l'un des plus brillants salons littraires du xvme sicle, se plaignait dans sa correspondance du vide que l'on trouve dans tous les objets dont on est environn4 . Le terme de colifichets sera repris par Rousseau, l'un des premiers contempteurs de ce que l'on appellera au xxe sicle la socit de consommation (on pense videmment ici au philosophe franais Jean Baudrillard et ses clbres pamphlets sur ce sujet).
1. Il s'agit d'un mythe que nous mettons en cause plus loin, au chapitre 9. 2. Adam Smith, Thorie des sentiments moraux, traduit et annot par Michal Biziou, Claude Gautier et Jean-Franois Pradeau, Paris, PF, 1996. 3. Adam Smith, Enqute sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduit par Paulette Taeb, Paris, PUF, 1996. 4. Mme la Marquise du Deffand, Lettres Walpole et quelques autres, Paris, Plasma, 1979, p. 96. 82

On trouve encore le terme, par allitration, dans la bouche de Robespierre dnonant les chtives marchandises ' . Ou plus tard, par une nouvelle allitration, dans la fameuse expression de Karl Marx sur le ftiche de la marchandise. Ainsi, nombreux seront les auteurs qui s'appuieront explicitement ou implicitement sur le grand philosophe grec pour distinguer le ncessaire du superflu. Des autorits morales ou tatiques en profiteront pour dterminer ce qui convient chacun. Des thories conomiques iront jusqu' dcrter que la croissance conomique devait s'arrter au moins dans les pays dits dvelopps parce que les besoins essentiels, naturels , seraient dsormais satisfaits. Autre virus : la manire dont Aristote nous parle des changes dans Y Ethique Nicomaque (Livre V, chapitre 5). Des gnrations vont s'chiner tenter d'claircir un texte alambiqu qu'il faut relire pour en mesurer la complexit. Essayons notre tour. Dans ce chapitre tant de fois comment, Aristote commence par rfuter la loi du talion : ce qu'on fait subir autrui, aprs l'avoir subi de lui. Cette loi, selon lui, ne s'accorde ni avec la justice distributive, ni avec la justice corrective2 ( 2). Mais, ajoute Aristote, dans les relations et les changes, ce droit de rciprocit maintient la socit civile en se basant sur la proportion et non sur l'galit. Cette rciprocit entre les rapports fait subsister la cit. Jusque-l, tout va bien. ceci prs que l'on voudrait bien savoir ce que notre auteur entend par proportion. L'claircissement nous est donn au 8 :
1. Cit par Hirschman, op. cil., p. 89. 2. Le principe de la justice distributive est chacun selon son mrite , celui de la justice corrective, chacun ce qui lui appartient . 83

Or, ce qui constitue cet change proportionnel, c'est l'union en diagonale. Prenons, par exemple, un architecte A, un cordonnier B, une maison C, une chaussure D. Il faut que l'architecte reoive du cordonnier le travail de celui-ci, et qu'il lui donne en change le sien. Si donc, premirement, est ralise cette galit proportionnelle, si deuximement la rciprocit existe, les choses se passeront comme nous venons de le dire. Faute de quoi, l'galit sera dtruite et ces rapports n'existent plus. Car rien n'empche alors l'uvre de l'un de l'emporter sur l'uvre de l'autre. Il faut les rendre gales.

Or, ce qui constitue une galit proportionnelle, selon Aristote, c'est que quatre termes A, B, C et D sont tels que A/B = C/D. Il faut donc que dans l'exemple que nous donne Aristote, Architecte/Cordonnier = Maison/Chaussure. Si vous n'tes pas convaincu, poussez jusqu'au 12 o Aristote reprend la question (entre les 8 et 12, il y a une sorte de parenthse concernant la monnaie, sur laquelle nous reviendrons) :
En consquence, ces changes rciproques auront lieu, quand on aura rendu les objets gaux. Le rapport qui existe entre le paysan et le cordonnier doit se retrouver entre l'ouvrage de l'un et celui de l'autre. Toutefois, ce n'est pas au moment o se fera l'change qu'il faut adopter ce rapport de proportion; autrement, l'un des ternies extrmes aurait doublement la supriorit dont nous parlions tout l'heure ; c'est au moment o chacun est encore en possession de ses produits. cette condition, les gens sont gaux et vritablement associs parce que l'galit en question est en leur pouvoir; par exemple un paysan A, une certaine quantit de nourriture C, un cordonnier B et le travail de celui-ci D, qu'on estime quivaloir cette quantit. Si l'on ne pouvait tablir cette rciprocit, il n'y aurait pas de communaut sociale possible. 84

Peut-tre ce dveloppement savant veut-il tout simplement dire qu'il faut faire les prix la tte du client . De telles pratiques existent, certes, mais elles ne peuvent tre que marginales dans une conomie de march, mme l'poque d'Aristote '. L'conomiste franais contemporain Henri Denis, historien reconnu de la pense conomique, voit, quant lui, dans cette conception de l'change de produits comme change de travaux une anticipation de l'ide de la valeur travail qui jouera un tel rle chez les fondateurs de l'conomie politique aux xvme et xixe sicles2 . Par fondateurs , l'auteur entend, trs classiquement, les Anglais Adam Smith, Malthus, Ricardo. S'il dit vrai, alors cette filiation est mettre au dbit d'Aristote, la thorie de la valeur travail conduisant aux impasses de l'conomie marxiste3. Il faudra, en fait, attendre le xvnf sicle franais pour trouver une formulation correcte de l'change4. Ce qui n'a videmment pas empch toutes sortes de ngoces de crotre et de prosprer entre-temps dans la pratique. La critique de principe que notre philosophe fait du monopole (tymologiquement, un seul vendeur), qu'il couple avec l'injustice, va tre, elle aussi, trs fconde en errements fcheux par dfaut d'analyse. Car, tout monopole n'est pas forcment injuste4. L encore, le legs d'Aristote sera lourd porter. Autre enseignement fallacieux, promis une longue postrit, notamment, nous l'avons dj vu, chez les intellectuels : Aristote conoit le commerce comme une activit improductive, parce qu'il ne fait que dplacer la marchandise sans rien ajouter sa matire. Le commerce
1. O le march, nous l'avons dit, est beaucoup plus dvelopp que ce que maints historiens ont prtendu. 2. Henri Denis, Histoire de la pense conomique, Paris, PUF, Quadrige, p. 54. 3. Cf. chapitre 11. 4. Cf. chapitre 13. 85

est donc strile. D'o un prjug contre le ngoce sous toutes ses formes, et mme contre la science conomique qui a paru longtemps proccupe uniquement de biens matriels, et qui s'est longtemps montre incapable de rendre compte de l'aspect immatriel, de l'aspect service des activits commerciales - on trouve ce travers, des sicles plus tard, chez Adam Smith, mais aussi dans l'ide que beaucoup de nos contemporains se font encore aujourd'hui de la science conomique. La strilit suppose du commerce a contamin le ngoce de la monnaie. Et c'est sans doute l le legs le plus dangereux que nous ayons hrit du philosophe grec, et qui est venu s'ajouter aux prjugs judo-chrtiens. Aprs avoir bien peru les fonctions de la monnaie, Aristote considre en effet qu'elle est un bien strile, qui ne fait pas de petits, et donc ne peut pas porter d'intrt sans insulter la nature.
Ce qu'on dteste avec le plus de raison, c'est la pratique du prt intrt, parce que le gain qu'on en retire provient de la monnaie elle-mme et ne rpond plus la fin qui a prsid sa cration. Car la monnaie a t invente en vue de l'change, tandis que l'intrt multiplie la quantit de monnaie elle-mme. C'est mme l'origine du mot intrt : car les tres engendrs ressemblent leurs parents, et l'intrt est une monnaie ne d'une monnaie. Par consquent, cette dernire faon de gagner de l'argent est de toutes la plus contraire la nature '.

ment est tenu par des thologiens. Au Moyen ge, les usuriers seront mis sur le mme rang que les sodomites pour leurs activits contre nature. Aristote l'avait dit et rpt : la monnaie a permis le dveloppement du commerce, c'est--dire d'une activit qui consiste utiliser de l'argent pour faire des changes et en retirer le maximum de profit. Il en rsulte qu'une telle activit ne possde pas de limites naturelles. Le marchand le plus riche peut encore augmenter ses richesses. Dans le commerce, l'individu rpudie toute notion de mesure, et donc de vertu, car la vie vertueuse est une vie ordonne et mesure. Tout individu qui fait du commerce sa profession se retranche du nombre des hommes vritables. Et de conclure : Quant l'homme d'affaires, c'est un tre hors nature, et il est bien clair que la richesse n'est pas le bien suprme que nous cherchons ]. Certes, le commerce extrieur est ncessaire la Cit pour se procurer des biens qu'elle ne peut pas produire ellemme et couler ses propres surplus de production. Mais cela n'entrane nullement l'obligation de permettre aux citoyens de devenir des marchands. Il faut, bien au contraire, le leur interdire et laisser le ngoce aux trangers. Etc., etc. Ce qui aggrave le cas Aristote, si l'on peut dire, c'est que, dans Y thique Nicomaque au moins, il reprend son compte la conception platonicienne de la monnaieconvention :
La monnaie est devenue, en vertu d'une convention, pour ainsi dire, un moyen d'change pour ce qui nous fait dfaut. C'est pourquoi on lui a donn le nom de vo^utr^a parce qu'elle est d'institution, non pas naturelle, mais lgale : loi) ( 11).
1. Aristote, Politique, livre I, chapitres 5 et 7. 87

Parce qu'Aristote choue expliquer le prt intrt par l'analyse conomique, il le qualifie de contre nature. D'o l'interdit port sur l'usure qui va empoisonner la rflexion conomique pendant prs de deux mille ans - et cela continue encore dans des rgions o dominent certaines religions, l'islam notamment, o le mme raisonne1. Aristote, Politique, livre I, chapitre 10, 1258, 1-8.

Aristote ajoute ainsi du crdit une thorie montaire vraiment calamiteuse. C'est d'autant plus regrettable que, par ailleurs, il donne l'impression de se ranger du ct des thoriciens, mieux inspirs, de la monnaie-marchandise. On comprend le souci moral qui fonde certaines conceptions d'Aristote, et on ne peut le lui reprocher; mais ce qui est moins comprhensible chez un si grand esprit, c'est un dfaut apparent d'analyse de la chose conomique. Le systme conomique aristotlicien ne retrouve une certaine rationalit que si on le replace dans le contexte d'une conomie primitive , avec des marchs jouant des rles tout fait marginaux. Mais n'est-ce pas l'accabler davantage? Car, de son temps, l'conomie grecque n'tait plus depuis longtemps une conomie primitive. En un mot comme en cent, la pense conomique d'Aristote est mme pour son poque archaque. Elle le sera plus encore quand elle sera recycle par Thomas d'Aquin au xine sicle. Le docteur angique assurera, en effet, le relais des erreurs d'Aristote : notamment, avec l'bauche d'une thorie de la valeur travail, la distinction entre besoins naturels et besoins artificiels, et la condamnation de l'usure. Si l'emprunteur retire un avantage d'une somme prte, c'est grce son travail qui la fait fructifier ; c'est son travail qui est productif et non l'argent du prteur, affirme Thomas d'Aquin, oubliant ainsi le sacrifice fait par le prteur du fait qu'il ne peut disposer de son argent, et le risque qu'il prend de ne pas tre ou d'tre mal rembours. On l'a vu, chez Aristote, l'change n'est juste qu' certaines conditions assez mal dfinies, sauf qu'elles doivent aider maintenir le lien social. De l, Thomas d'Aquin, servant encore une fois de relais, va sortir la doctrine du

juste prix , qui, son tour, fera des ravages. Il faut dire quelques mots de cette filiation, lourde d'erreurs multiples dans la gestion de l'conomie, Aristote subordonnait l'conomie au bien de la Cit, Thomas d'Aquin la soumet au bien commun - ce qui revient au mme, mis part l'arrire-plan thologique, et conduit aux mmes difficults de dfinition. De mme, Thomas d'Aquin et Aristote ont une certaine ide de la subjectivit de la valeur, mais cela ne les conduit ni l'un ni l'autre concevoir l'change en lui-mme comme la seule rencontre de deux volonts libres, aboutissant par son existence mme une amlioration de la situation des deux parties. Il leur faut situer l'change par rapport au bien collectif. Ainsi le juste prix, dtermin en fonction des exigences du bien commun, est une sorte d'objectif moral pour les co-changeurs. Il ne faut pas que l'un des participants l'change puisse retirer avantage de sa situation (tromperie, marchandage, pouvoir exagr, monopole, et aussi ce qu'on appellerait dans le langage contemporain, pour voquer le cas si rpandu o l'un des partenaires d'une relation est mieux inform que le ou les autres, l'asymtrie d'information). Il faut aussi que le producteur du bien chang puisse vivre convenablement, conformment au rang qu'il tient dans la socit. Bref, tout se passe comme s'il y avait toutes les raisons de penser que l'change, s'il est laiss libre, conduira un prix injuste, et qu'il faut donc qu'une instance externe aux co-changeurs intervienne pour que le prix soit juste - que cette instance soit morale, religieuse, tatique ou municipale. Mais qui va nous garantir l'objectivit de cette instance? Thomas rpond qu'il suffit de recourir la communis stimaio, l'estimation commune, qui peut maner de personnes raisonnables, de bon sens, n'ayant pas d'intrt direct dans l'affaire. D'ailleurs, indique un autre historien de la pense 89

conomique, l'conomiste franais Alain Barrre, qui a jou un rle majeur dans la formation des tudiants en sciences conomiques dans les annes 1950-1970, l'changiste peut dterminer [le prix] lui-mme, en suivant les indications que sa conscience lui fournira lorsque, ayant apprci ses charges et ses besoins, il devra fixer son avantage. Ce sera le prix fix " selon l'ordre ", avec mesure et en restant dans les limites fixes par la morale '. L encore, on ne peut que s'incliner devant ces leons de morale! Mais c'est omettre que l'invocation du rang social dans la dfinition du juste prix suppose que le mrite est entendu comme une contribution la flicit publique et non au bonheur priv . Il est alors donn d'autant plus de biens communs une personne que sa place dans la communaut est prpondrante (Somme thologique, Ha - Ilae, q. 61, a 2, resp.). C'est donc une hirarchie sociale prtablie dans l'ordre moral et politique qui engendre les dignits relatives des individus et, de ce fait, les droits respectifs sur le produit d'une transaction. Aucune considration intressant les contributions productives n'est dterminante dans l'identification d'une telle hirarchie , observe avec pertinence un autre historien franais contemporain de la pense conomique, le Franais Andr Lapidus2. Et certes on pourra toujours trouver des textes chez Thomas d'Aquin qui vont dans le sens d'une estimation subjective de la valeur, si importante pour la comprhension des mcanismes de l'conomie, comme dans cet exemple repris de saint Augustin que les prix des choses qui se vendent ne s'estiment pas d'aprs les hirarchies des natures, puisqu'il arrive parfois qu'un cheval se vende
1. Alain Barrre, Histoire de la pense conomique, polycopi, p. 146. 2. Andr Lapidus, Une introduction la pense conomique mdivale , dans Nouvelle Histoire de la pense conomique, Paris, La Dcouverte, 1992, t. 1, p. 33.

plus cher qu'un esclave ! , ou bien dans ces affirmations que les choses diffrentes impossibles mesurer par les proprits mmes de la chose, [...] sont mesures par comparaison de la possibilit de satisfaire au besoin humain qu'elles contiennent2 , ou encore que l'achat et la vente furent instaurs pour le bien commun des deux parties, car chacun a besoin des produits de l'autre et vice versa3 . Il n'en reste pas moins que le besoin ou l'utilit auxquels il est fait rfrence ne concernent pas des prfrences subjectives, mais une norme sociale dont la validit fait l'objet d'un consensus, et qui traduit au niveau de tous les biens changeables les exigences de la socit dans son ensemble - la flicit publique et non le bonheur individuel4 . C'est qu'il est apparemment trs difficile de comprendre que seul est juste un prix qui est librement dbattu. Ce sera tout l'effort des conomistes franais du xvine sicle de l'tablir. Qu'il ait fallu tant de temps pour y parvenir est un indice de la difficult de la chose. Peut-tre parce qu'elle est contre-intuitive. Le bon sens parat indiquer que lorsqu'on laisse les gens libres de s'arranger entre eux, ce que l'un gagne ne peut tre qu'au dtriment de l'autre. Ce bon sens est exprim dans la formule fameuse de Montaigne5 : Nul ne gagne qu'un autre ne perde. Une vieille rengaine qui remonte au moins saint Jrme, docteur de l'glise du IVe sicle, premier traducteur de la Bible en latin, pour qui toutes les richesses viennent de l'iniquit, et moins que l'un n'ait perdu, un
1. Somme thologique, Ila-IIae, q. 77. La seule comparaison de l'esclave et du cheval est intressante car elle semble indiquer que la classification des esclaves comme cheptel (le btail tant cheptel non parlant, et l'esclave cheptel parlant), qui date de l'Antiquit grecque, est toujours en vigueur au rv6 sicle aprs J.-C. 2. In Decem Libros Elhicorum, V, 9.

3. Lapidus, op. cit., p. 34. 4. Ibid., p. 34.

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5. Montaigne, Essais, livre XXII. 91

autre ne peut gagner . Comment imaginer en effet que d'un simple change librement consenti puisse se dgager une plus-value? C'est de Condillac que viendra la lumire, nous le dirons. Mais cette lumire sera mise sous le boisseau. Ainsi, jusqu' nos jours, la tentation persistera pour un gouvernement de trouver des prtextes intervenir sur les prix, ou essayer de les contrler. Le prix ainsi fix est forcment diffrent de celui qui s'tablirait par le libre jeu de l'offre et de la demande. Puisque la raison de cette intervention autoritaire est prcisment que le prix de march ne convient pas. Ds lors de deux choses l'une. Soit le prix fix est suprieur au prix du march, et l'effet immanquable est l'apparition d'excdents invendables puisqu' ce prix l'offre est suprieure la demande. C'est l'exemple bien connu des excdents de beurre et de lait engendrs par la politique agricole commune en Europe. Mais on pourrait citer bien d'autres cas : le taux officiel d'une devise fix au-dessus du taux du march ; le prix du ptrole brut aprs les coups de force de l'OPEP en 1974 et 1979; la rduction autoritaire de la dure du travail qui aboutit fixer le prix du travail un niveau lev. Soit le prix est infrieur au prix du march, et l'effet non moins fatal est la pnurie puisque, ce prix, l'offre est forcment infrieure la demande. La fixation autoritaire des loyers un bas niveau pour des raisons sociales a ainsi entran une pnurie relative de logements, parce qu' ce prix la demande tait plus forte que ce que pouvaient fournir des propritaires dcourags de louer, voire de construire de nouveaux logements. On trouve facilement d'autres exemples de cette loi d'airain, exemples parfois choquants mais combien vidents pour qui veut bien y rflchir un tant soit peu. L'espace public, par exemple, est tarif au-dessous de son prix : chausses des grandes villes, plages, rivires, montagnes, et autres lieux 92

pour tourisme. Avec encombrement et gchis pour rsultats. De mme : l'enseignement gratuit ; les soins et mdicaments ; le prix de l'or entre 1922 et 1970 ; le prix du sang et des organes humains susceptibles de transplantation ; le prix des bbs sur le march de l'adoption, etc. chaque fois, la demande, frustre, cherche tout de mme se satisfaire, des prix beaucoup plus levs, sur des marchs parallles, pour ne pas dire illgaux. Nous allons examiner dans les prochains chapitres quelques-uns de ces exemples.

4.

Churchill, Brgovoy, mme combat !


De l'inconvnient de fixer le taux de change un niveau trop lev

Mettre dans la mme catgorie d'erreur les politiques de taux de change menes soixante ans d'intervalle par le trs aristocratique Winston Churchill et l'ancien ajusteur Pierre Brgovoy, voil qui paratra bien trange. Mais c'est d'abord en matire montaire que la tentation est grande de ne pas faire confiance au prix du march, et l'un et l'autre y ont succomb. L'un et l'autre ont sans doute cru comme Monsieur Tout-le-Monde que la monnaie est hors du march ordinaire, qu'elle n'est pas une vraie marchandise. Ds lors, comment pourrait-on laisser livrer la valeur de la monnaie, dont dpend le pouvoir d'achat quotidien, aux mains des spculateurs, qui sont toujours prsents comme les vilains de l'Histoire? Le chancelier anglais et le ministre franais ont donc voulu imposer ou donner l'impression d'imposer un prix qui soit juste, autrement dit un taux de change qui convienne l'objectif affich du bien commun. En ralit, la tentation d'intervenir dans ce domaine est d'autant plus grande que la monnaie est souvent considre comme une convention qui peut tre redfinie volont et que les gouvernements se sont arrog le droit de fixer le taux de change de la monnaie. Cette prrogative dite rgalienne a mme t maintenue en Europe avec le passage Feuro, la Banque centrale europenne 95

tant seulement charge du maniement des taux d'intrt. Dans les faits, il serait cependant trs difficile pour un gouvernement de Feuroland de demander un changement de dfinition de la monnaie europenne. L rside, pensons-nous, l'une des explications du succs populaire de l'euro. C'est une monnaie plus loigne d'une intervention gouvernementale directe que ne l'tait aucune des monnaies qui le composent. Pourquoi, d'ailleurs, les Franais auraient-ils manifest de la nostalgie pour le franc, qui, en un sicle, a perdu plus de 99 % de sa valeur? Fixer le prix de la monnaie est donc une tendance congnitale des gouvernants. Et fixer ce prix un taux trop lev, par orgueil national , ou plus souvent encore par intrt de carrire politique, est l'une des fautes le plus souvent commises par les princes qui nous gouvernent. Churchill et Brgovoy, ainsi, se sont particulirement distingus tous deux dans un domaine dont ils auraient d tout de mme savoir qu'il tait min de nombreuses chausse-trappes.

Churchill 1925
Coup de thtre Londres, ce mardi 28 avril 1925 : Winston Churchill, chancelier de l'chiquier, lors de la prsentation du budget la Chambre des communes, annonce le rtablissement de la convertibilit or de la livre sterling la parit d'avant-guerre de 4 dollars 86 cents. Cette rvaluation aura trs vite des consquences dsastreuses sur le commerce extrieur britannique. La croissance est bride. Le chmage, qui avait dj atteint un niveau lev, augmente encore. Churchill se rendra compte de son erreur : Ce fut la plus grande bvue de ma vie , confiera-t-il en priv son
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mdecin. En public, pour essayer de se dfausser de cette mauvaise carte, il accusera les experts et, notamment, Norman Montagu, gouverneur de la Banque d'Angleterre, de l'avoir fourvoy par de mauvais conseils. Quand il prend conscience, peu aprs avoir dcid du nouveau taux de change de la livre, que quelque chose de terrible est en train d'arriver sur le plan financier , il s'exclame : Si cela arrive, j'espre que Montagu Norman sera pendu. Un conomiste profite de l'aubaine : John Maynard Keynes. C'est dj une clbrit. Il est l'auteur d'un brillant pamphlet contre le trait de Versailles : Les Consquences conomiques de la paix, traduit immdiatement en plusieurs langues, l'a fait connatre dans le monde entier !. En 1925, il remet a, mais cette fois contre le chancelier de l'chiquier, avec un nouveau pamphlet intitul ironiquement The Economie Consquences of Mr. Churchill (Les Consquences conomiques de M. Churchill), o, d'emble, il se demande : Pourquoi a-t-il fait une chose aussi stupide ? Et de rpondre : En partie parce qu'il n'avait pas de jugement instinctif qui pouvait l'empcher de commettre des erreurs ; en partie parce que manquant de ce jugement instinctif il fut pouss l'erreur par les clameurs de la finance conventionnelle ; et surtout parce qu'il fut gravement induit en erreur par ses experts. John Charmley, l'un des historiens contemporains qui a le plus travaill sur Churchill, confirme les impressions de Keynes quant aux dfauts caractristiques qu'il attribue au personnage : impulsivit, sentimentalit, myopie et manque de jugement2 . Certes, il faut bien voir qu'un conomiste a souvent intrt dire du mal des autres conomistes, ses rivaux. crivant ces phrases, Keynes
1. Nous y reviendrons au chapitre 15. 2. John Charmley, Churchill s Grand Alliance. The Anglo-American Spcial Relaionship, 1940-1957, Sceptre, 1995. 97

ne manque pas de lancer quelques cailloux dans les jardins de ses collgues. En mme temps, il va contribuer la lgende d'un Churchill abus. En vrit, on peut dmontrer que la responsabilit de Churchill a t relle et lourde. Pour y voir clair il faut distinguer deux lments dans la dcision fatale du 28 avril 1925 : d'une part le retour rtalon-or, d'autre part le choix de la parit pour effectuer ce retour. L'un et l'autre lments doivent tre replacs dans le contexte de l'poque. Lorsqu'il est nomm cinquante ans chancelier de l'chiquier en novembre 1924, Churchill vient tout juste de rejoindre le parti conservateur. Il a dj une longue carrire derrire lui des postes ministriels importants, notamment pendant la Grande Guerre lorsque en tant que premier Lord de l'Amiraut il a fourvoy une armada franco-britannique dans la calamiteuse opration des Dardanelles (1915-1916). Inscrit depuis 1904 au parti libral, il s'tait montr en matire conomique un partisan farouche du libre-change, militant contre toute intervention de l'tat, tout protectionnisme. Pour lui comme pour les libraux de cette poque, l'talon-or est le pivot d'un systme mondial qui se rgule de lui-mme sans spculation. Aussi bien Churchill n'a-t-il pas besoin qu'on lui fasse la leon sur ce point. Il est lui-mme convaincu qu'il n'y a qu'un moyen pour sortir des dsordres montaires de l'aprs-guerre et retrouver une prosprit mondiale dont dpend la fortune de l'Angleterre, c'est de rtablir l'talon-or et ses disciplines que la guerre de 1914-1918 a oblig abolir. Du reste, ressuscit en Allemagne en 1924 pour mettre fin l'hyper-inflation qui a ravag le pays, le mark-or a ouvert la voie. Une fois admise la ncessit de revenir l'talon-or, restait dcider quelle parit on ferait rentrer la livre dans un systme montaire restaur.

Pendant la guerre, la livre avait d dcrocher de sa parit de 4,86 $, mais les autorits montaires avaient russi partir de 1916 la coller 4,76 $ par de multiples interventions sur les marchs des changes, qui consistaient pour la Banque d'Angleterre racheter sa propre devise pour en faire remonter le cours. Ainsi, en 1918, ce cours avait-il pu tre maintenu alors que le niveau gnral des prix anglais avait doubl par rapport 1914. Avant mme la fin de la guerre, en aot 1918, un comit d'experts avait propos de rtablir la convertibilit or la parit d'avant-guerre. Mais en mars 1919, le soutien du taux de change de la livre apparut beaucoup trop coteux, et l'on se rsigna laisser flotter la devise britannique. Le mois suivant l'exportation d'or est lgalement interdite. Le cours de la livre chute brutalement pour atteindre en fvrier 1920 le taux de 3,20 $ alors que le taux d'intrt est mont jusqu' 7 %. Mme la fin de 1921, au creux de la rcession, le taux est encore 5 %. Cette rcession svre de 1920-1921 provoque une baisse des prix d'un bon tiers par rapport au sommet de l'aprs-guerre. Du coup le cours de la livre remonte 4,43 $. Ainsi la fin de 1922, quatre ans aprs la fin des hostilits, la plupart des conditions poses par le comit d'experts pour un retour l'talon-or sont-elles runies. On n'a pas encore retrouv la parit de 4,86 $, mais il semble dsormais qu'on puisse l'atteindre. Pendant les trois annes qui suivent, le cours de la livre par rapport au dollar est davantage influenc par les taux d'intrt et la spculation que par la comparaison de leurs pouvoirs d'achat respectifs. Cette spculation est encore attise par le retour des conservateurs au pouvoir en octobre 1924 et le choix de Churchill comme chancelier de l'chiquier. Le lundi 27 avril, la veille mme de la dcision, le sterling connat sur les marchs des changes une ascension salue par la presse de sensationnelle , dpas99

sant le cours de 4,81 $. Il ne suffirait plus que d'un coup de pouce pour atteindre la parit ftiche de 4,86 $. Le march pousse le chancelier la faute, et Churchill cde la tentation. Tentation trop forte pour que puisse lui rsister un politicien, ft-il de la trempe de Churchill. Le dollar tait la seule des grandes monnaies avoir gard sa valeur or d'avant-guerre. En retrouvant la parit de 4,86 $, la livre, hisse au niveau du billet vert, retrouvait sa gloire d'antan sous les applaudissements enthousiastes de la City. Dans la rivalit froce qui oppose alors les places de Londres et de New York pour le leadership financier du monde, le coup parat magnifiquement bien jou. Pourtant, le chancelier peut vite constater comme tout le monde les effets dsastreux de sa politique. Dj depuis 1920 un chmage durable lev s'tait install en Angleterre. Malgr la reprise de 1922, il touchait encore plus de 10 % de la population active en 1924. Les exportations, la mme anne, n'avaient retrouv que les trois quarts de leur niveau de 1913. La houille, le textile et la construction navale, les trois bases de la grandeur de l'Angleterre, taient atteints de vieillissement. La rvaluation de facto de la livre ne pouvait que faire empirer la situation. Mais le chancelier persvre dans l'erreur. Pour redonner de la comptitivit au charbon, on dcide de baisser les salaires des mineurs. Ce qui dclenche en mai 1926, par solidarit avec les gueules noires, une grve gnrale. Churchill le prend trs mal. Nous sommes en guerre [contre les syndicats], dclare-t-il tout de go ; il faut aller jusqu'au bout. De fait, il s'enttera dans sa politique jusqu' ce que le gouvernement soit chass du pouvoir par la dfaite des conservateurs aux lections de 1929. L'anne du krach de Wall Street. Deux ans aprs, il faudra dvaluer la livre en catastrophe, transformant la crise amricaine en crise mondiale.
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Le coup montaire de Churchill va faire un mule : Mussolini, pour lequel, l'poque, le Premier Ministre britannique nourrissait une grande admiration. En visite Rome au dbut de l'anne suivante, il dclarera : Je n'ai pas pu ne pas tre fascin, comme tant d'autres personnes, par le comportement courtois et simple de l'honorable Mussolini et par son attitude calme et sereine. [...] Son unique pense est le bien-tre durable du peuple italien. [...] Il est parfaitement absurde de dire que le gouvernement italien ne repose pas sur une base populaire et qu'il n'est pas issu du consensus actif et pratique des grandes masses ]. Trois ans aprs avoir pris le pouvoir, Mussolini ne pouvait esprer conscration plus clatante du fascisme de la part d'un tnor de la politique europenne. Voit-il qu'inquiet d'un ventuel rapprochement franco-allemand, le gouvernement britannique lui fait les yeux doux? Toujours est-il qu'en 1926, le Duce se lance dans une politique de la lire forte, faisant adopter par ses ministres de svres mesures dflationnistes. Pesaro, le 18 aot, il dclare : De cette place, je dis tous les citoyens que je dfendrai la lire jusqu' mon dernier souffle, jusqu' la dernire goutte de mon sang. Effectivement la lire se redresse pour atteindre le taux de 92,46 lires pour 1 livre sterling - soit une rvaluation de quelque 40 %. Le rsultat, l aussi, ne se fait pas attendre longtemps : diminution de la production et augmentation du chmage, incitant l'Italie s'enfoncer plus avant dans la voie dsastreuse de l'autarcie, corrlative d'un durcissement du rgime fasciste, qui ne s'en relvera jamais. En France, le coup de Churchill n'a droit sur le moment qu' de maigres entrefilets dans la presse franaise, les gros titres tant consacrs l'lection du marchal Hindenburg la prsidence allemande, la visite en
1. Cit dans // Carrire dlia Sera du 21 janvier 1927. Cf. Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999, p. 422.

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France des souverains britanniques George et Mary de retour d'une croisire en Mditerrane, ou un lche attentat communiste contre de Jeunes Patriotes , qui a fait quatre morts. Tout de mme, le dimanche 10 mai 1925 ( l'poque tous les quotidiens paraissent sept jours sur sept), sous le titre La revanche de l'or , Le Temps traite du sujet dans son supplment conomique : De faux prophtes nous avaient annonc au lendemain de la guerre la fin du rgne de l'or. Leur erreur clate aujourd'hui aux yeux de tous. Les uns aprs les autres, les divers pays se dlivrent du flau que constitue le papiermonnaie, et tentent de revenir l'talon d'or, base montaire stable qui ramne la scurit dans les changes et l'ordre dans l'conomie et les finances nationales. La Grande-Bretagne vient de raliser cette rforme aprs un effort financier sans prcdent, dont la juste rcompense est le retour de la livre au pair de l'or. [...] L'on ne peut donc carter, a priori, et sans peser avec soin le pour et le contre, l'ide d'une stabilisation de notre monnaie, qui serait obtenue grce au rtablissement de l'talon-or [...]. Il serait parfaitement oiseux de rechercher ds prsent quel taux pourra s'effectuer le cas chant la consolidation en question. De fait, il faudra attendre 1928 pour que le cours du franc soit fix par Poincar au cinquime de sa valeur or d'avant-guerre, la France prenant le contrepied de l'Angleterre en optant pour une franche dvaluation. Ce qui permit la France de gagner un peu de temps face la crise mondiale qui s'annonait. Elle sera l'un des derniers pays sombrer dans la rcession. Du reste, le coup de Churchill a tout de suite nourri chez nous quelques inquitudes. Le lundi le 11 mai, Le Figaro conomie traite la question de la livre en faisant tat d'une dclaration de sir John Ferguson, prsident de l'Institut des banquiers , qui prophtise un sombre avenir pour les principales industries anglaises . En effet, 102

l'Allemagne et la Hollande construisent les bateaux citernes de la Shell Cie meilleur march que les chantiers de la Clyde ; l'Inde tisse moiti plus de yards de cotonnade qu'en 1911, alors que le Royaume-Uni en produit 40 % de moins . Les embarras de l'Angleterre sont de nouveau dcrits dans Le Figaro du 29 juin 1925. Parlant devant un cercle d'amis son retour d'un voyage rcent Londres, le marchal Foch en personne a dclar : L'Angleterre a les coffres de son gouvernement bien remplis. Mais son tat conomique n'est pas brillant, tant s'en faut, et son industrie ne marche qu'au ralenti. [...] De tous les cts des plaintes s'lvent touchant l'impossibilit, pour certains producteurs britanniques, de rivaliser avec leurs concurrents trangers, de trouver des dbouchs suffisants. Raymond Recouly, l'ditorialiste qui rapporte les propos du Marchal, ajoute que l'industrie germanique profite de la situation. Sept ans peine aprs la guerre, l'Allemagne, que l'on croyait avoir cart pour longtemps, sinon pour toujours, redevient un rival des plus dangereux.

Brgovoy, 1992
II peut paratre trange de mettre dans le mme panier le descendant d'une des plus illustres familles britanniques et un ancien employ de Gaz de France. Encore plus trange quand l'on considre que Churchill s'est fort bien remis de son erreur montaire de 1925 - il est vrai la faveur de la Seconde Guerre mondiale - alors que la dcision de Pierre Brgovoy de crer le franc fort s'est termine, elle, par un suicide. Mais il se peut que l'un et l'autre aient eu les mmes dfauts caractristiques . Pierre Brgovoy est n le 23 dcembre 1925 Dvillels-Rouen, d'une famille de Russes blancs . Bon lve, 103

il obtient le brevet lmentaire douze ans, puis un CAP d'ajusteur au lyce technique d'Elbeuf. Ce sera tout le bagage scolaire dont disposera celui qui sera appel diriger des cohortes d'narques et de polytechniciens. Pendant la guerre, il est agent de liaison dans la Rsistance avant de participer, les armes la main, la libration d'Elbeuf. Il pense un moment faire une carrire militaire mais, finalement, il n'est pas admis dans une cole d'officiers. En 1950, Brgovoy entre Gaz de France comme agent technico-commercial. Il monte en grade, mais l'ambition politique le tenaille. En 1958, il quitte la SFIO pour rejoindre le PS A (Parti socialiste autonome) fond par Pierre Mends France. Ce nouveau parti ne tarde pas devenir le PSU. Ensuite il sera l'un des rares hommes politiques de quelque envergure passer de Mends Mitterrand. Aprs le congrs d'pinay en 1971, le voici secrtaire national aux affaires sociales puis aux relations extrieures du nouveau Parti socialiste. Maire de Nevers en 1983, il sera lu dput de la Nivre en 1986. Mais il n'a pas attendu un mandat pour faire carrire sous les ors de la Rpublique. Secrtaire gnral de l'Elyse en 1981, il est ministre de la Solidarit et des Affaires sociales en 1982, puis ministre de l'conomie et des Finances (19841986 et 1988-1992). En 1993, l'chec d'Edith Cresson lui permet d'accder Matignon. Le Prsident a nomm Fabius, parce que c'tait le plus jeune. Rocard, parce que c'tait le plus brillant d'entre nous. Cresson, parce que c'tait une femme. Finalement, il m'a nomm, et c'tait dj trop tard , dira le nouveau Premier ministre. Trop tard en effet : ses directeurs de cabinet, quand il tait ministre de l'conomie, sont inculps dans les affaires Pechiney et Socit gnrale, deux scandales boursiers causs par des dlits d'ini104

tis. Une histoire mineure lui sera fatale : lui qui impose aux entreprises franaises des taux d'intrt usuriers pour dfendre le franc est accus d'avoir bnfici, pour l'achat de son appartement, d'un prt sans intrt de RogerPatrice Pelt, un ami du Prsident, impliqu dans le scandale Pechiney. Trs affect, il mne la campagne des lections lgislatives de 1993 comme un calvaire. Rlu de justesse Nevers, il assiste la dbcle de la gauche. Le 1er mai 1993, il s'loigne sur les bords d'un canal de sa ville de Nevers et se tue avec l'arme de service de son garde du corps. En russe, Brgovoy veut dire T homme de la berge . Brgovoy se croyait responsable de cette dbcle. Il n'avait pas tort. Il a enferm la France, et s'est enferm lui-mme, dans l'impasse de la politique du franc fort , Le cot en a t trs lev : des centaines de milliers de chmeurs en plus, dans un pays dj atteint par le flau du sous-emploi. Comment expliquer une erreur aussi vidente? Le plus trange, c'est que le hros tragique de cette histoire a jou contre-emploi. On aurait attendu de cet ardent militant de gauche une attitude plus proche du slogan en vigueur dans son camp politique : Ne pas sacrifier l'emploi la monnaie. Du reste, encore au dbut de 1983, alors qu'il est secrtaire gnral de l'Elyse, il plaide avec d'autres conseillers officiels ou officieux de Franois Mitterrand, comme Alain Boublil, Jean-Jacques ServanSchreiber, Andr Rousselet ou Jean Schlumberger, pour une Autre Politique . Celle-ci consisterait sortir du systme montaire europen et laisser flotter le franc pour pouvoir dconnecter les taux d'intrts franais des taux allemands, adopter enfin un taux de change de combat - lisez : une forte dvaluation - en sorte de relancer les exportations et l'investissement et d'enrayer la monte du chmage. 105

Finalement, on le sait, Franois Mitterrand renoncera changer de politique. Mais il nomme en 1984 Pierre Brgovoy ministre de l'conomie et des Finances pour garder deux fers au feu, comme son habitude. Personne ne s'attendait donc voir le petit Br , comme le surnommaient les intimes du premier cercle mitterrandien, dont il tait exclu, poursuivre l'ambition de devenir une sorte de Pinay de gauche peine install dans le trs prestigieux fauteuil de la rue de Rivoli o sige encore le ministre des Finances cette poque. L'homme a emport dans la mort le secret de cet tonnant revirement. Avait-il jusque-l cach son jeu? Son pass mendsiste, qui l'aurait prdispos choisir la rigueur plutt que le laxisme montaire, est-il remont la surface? A-t-il t chambr par les membres de l'Inspection des finances qui trustent son cabinet? Cette lite de la haute administration est par tradition attache aux parits fixes. Ce qu'elle sait faire l'poque, c'est ngocier de temps temps des dvaluations du franc avec le partenaire allemand. Le flottement est pour elle une aventure que d'instinct elle refuse. En tout cas, une fois converti la religion du franc fort, Brgovoy n'en dmordra plus. En 1988, aprs la rlection de Franois Mitterrand l'Elyse, Brgovoy retrouve son fauteuil rue de Rivoli. Il s'est engag maintes fois ne jamais tre le ministre de la dvaluation et en rajoute dans la rigueur montaire. Le mot d'ordre est dflation comptitive - l'oppos exact de la dvaluation comptitive pratique par la France depuis 1945. Il s'agit de faire en sorte que les prix franais augmentent moins vite que les autres. terme, la balance commerciale sera excdentaire et le franc fort tiendra tout seul. terme, soit, mais quel terme? L'Histoire ne permettra pas d'en dcider, car, en 1990, un vnement inattendu va bouleverser l'Europe ; la chute du mur de Berlin. En quelques mois, le monde sidr assiste 106

la runification de l'Allemagne. Le deutschemark est pouss la hausse. En maintenant les taux d'intrt franais au-dessus des taux allemands, des niveaux vritablement meurtriers pour l'conomie franaise, Brgovoy accroche le franc la hausse du mark. Le chmage ne va pas tarder augmenter de plus belle. Le ministre et ses conseillers, ou encore l'influent directeur du Trsor de l'poque, Jean-Claude Trichet, n'ont peut-tre pas pris la mesure de ce qui se passe alors en Allemagne : une vritable rvolution conomique consistant en un changement de signe dans le solde de la balance des paiements - de positif il devient ngatif- renforant les pousses du mark la hausse, comme nous allons l'expliquer ci-aprs. Il aurait alors fallu faire dcrocher notre monnaie par rapport au mark, et donc abandonner la politique du franc fort. Devenu Premier ministre, Brgovoy persvre dans l'erreur. H faut dire en effet deux mots de ce renversement de la balance allemande, car Brgovoy et ses conseillers n'ont pas t les seuls ne pas le percevoir. D'excdentaire, la balance commerciale allemande est devenue dficitaire du fait de la runification. L'excdent de la balance commerciale venait de ce que les prix des produits made in Germany taient bas relativement ceux en vigueur chez ses partenaires, ce qui revient dire que le mark tait sous-valu par rapport aux autres devises. H fallait de temps autre procder une rvaluation, mais qui ne suffisait pas gommer la comptitivit suprieure des usines allemandes. tant donn que la balance globale d'un pays est par dfinition comptable toujours quilibre 19 l'excdent de la balance commerciale tait compens par des sorties de capitaux : l'Allemagne investissait plus l'tranger que l'tranger n'investissait chez elle.
1. Cf. chapitre 15.

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cause de la runification, l'Allemagne a d'normes besoins de capitaux pour financer la remise niveau de l'conomie est-allemande. Les transferts de fonds publics annuels d'Allemagne de l'Ouest vers l'Allemagne de l'Est devront tre maintenus, au moins pendant dix ans, au niveau astronomique de 170 milliards de marks (580 milliards de francs de l'poque) '. Comme le gouvernement fdral ne veut pas recourir des augmentations d'impt, forcment impopulaires, pour financer ces normes investissements, il lui faut donc recourir l'emprunt sur le march financier international. Autrement dit, l'Allemagne va connatre un excdent dans sa balance des mouvements de capitaux qui, selon le mme principe comptable voqu plus haut, devra tre compens par un dficit de la balance commerciale. Il y a trois manires d'arriver ce rsultat : 1. Laisser l'inflation se dvelopper plus vite en Allemagne que chez ses partenaires - ce que la Banque centrale allemande, la Bundesbank, refuse farouchement par un rflexe anti-inflationniste qui remonte, on le sait, la dbcle montaire des lendemains de la Premire Guerre mondiale. 2. Sortir le mark du Systme montaire europen et le laisser flotter en sorte qu'il se rvalue par rapport aux autres devises europennes : un mark plus cher, encourageant les importations et dcourageant les exportations, aurait engendr le dficit commercial recherch ; ou bien, ce qui revient pratiquement au mme, dvaluer les autres monnaies par rapport au mark ; en mme temps, les taux d'intrt, franais notamment, auraient pu enfin tre dcrochs des taux allemands, puisqu'il n'aurait plus t
1. Les transferts sont encore aujourd'hui gigantesques et plombent la croissance allemande. Tout se passe comme si les Allemands de l'Ouest avaient leur charge l'quivalent de 17 millions de dshrits dont le niveau de vie ne saurait tre infrieur celui du reste de la population quoi qu'il en cote. 108

ncessaire de soutenir le cours du franc sur les marchs des changes. Cette solution, qui tait de bon sens, a t rejete par Brgovoy et son quipe d' ayatollahs du franc fort , comme on les appelait l'poque ; elle a t adopte ds septembre 1992 par la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne, qui s'en sont bien trouves. 3. Pratiquer la dflation chez les partenaires de l'Allemagne pour faire baisser leurs prix par rapport aux prix allemands; c'est la voie dans laquelle Brgovoy a persist, comme s'il tait conseill par le diable. Diabolique en effet est de persvrer dans l'erreur! Il est vrai que cette persvrance avait pour elle une espce de logique conomique, et notre hros s'en est servi inlassablement pour essayer de convaincre les sceptiques. Aprs avoir tant sacrifi sur l'autel de la dflation comptitive, il paraissait absurde de cder la dernire minute. La politique de rigueur mene depuis 1984 ne commenait-elle pas porter ses fruits ? On pouvait observer une modification dans un sens positif des anticipations sur le franc, la prime de risque sur notre devise tendant se rduire. De son ct, la Banque de France semblait capable, avec l'aide il est vrai inconditionnelle de la Bundesbank, de combattre victorieusement toute spculation contre le franc, laquelle, au dbut du premier septennat de Mitterrand, avait contraint le gouvernement mettre les pouces par trois fois. Lcher prise maintenant, c'tait dtruire d'un seul coup tout ce patient et douloureux labeur pour faire du franc une monnaie forte. Il y avait, cependant, une faon de dcrocher le franc du mark qui aurait permis de prserver les fruits de la tnacit. C'tait de laisser flotter le mark, la deuxime solution voque plus haut, qui pouvait tre justifie politiquement, en plus des justifications conomiques que nous avons dites. Les Allemands avaient gr d'une manire autonome et souveraine leur runification, 109

notamment quand ils avaient pris la dcision d'changer un ost-mark (la monnaie de l'ancienne Allemagne de l'Est) pour un deutschemark, une formidable rvaluation pour la monnaie de l'ex-RDA qui, d'un seul coup, rendrait toute l'conomie est-allemande non comptitive. cette autonomie politique, il tait logique de faire correspondre une autonomie montaire, c'est--dire le flottement du mark. Non pas la France seule, certes, mais l'Europe aurait pu imposer cette solution l'Allemagne. Sans doute dans un premier temps, la spculation aurait pouss le mark la hausse, et donc le flottement de la devise allemande se serait traduit sur les marchs de changes par une dvaluation de facto du franc. Mais accroch au mark, le franc avait t lui-mme rvalu. Il pouvait donc se permettre cette dvaluation. Surtout, le mark n'aurait pu monter trs haut, tant donn les caractristiques de l'conomie allemande cette poque : inflation, pertes de march l'exportation, dficit des finances publiques abyssal. La situation se serait donc stabilise, mais avec cet avantage dcisif que, le franc tenant tout seul, on aurait pu enfin dcrocher et donc baisser les taux d'intrts, et ce dcrochage lui tout seul aurait rassur les marchs. On pouvait objecter que si le mark tait sorti du SME, les monnaies qui lui taient lies, franc belgo-luxembourgeois, florin nerlandais, shilling autrichien, en seraient sorties elles aussi, et que c'aurait t de mauvais augure pour la construction de la monnaie unique. C'est dire que depuis le rfrendum sur le trait de Maastricht en 1992, le fantme de l'euro commenait dj peser sur les esprits gouvernementaux. Surtout, ni le gouvernement franais ni la Banque de France ne connaissaient cette poque l'existence d'un accord montaire secret entre l'Allemagne et la Hollande, liant le mark et le florin par un taux de change fixe. Ds 110

lors, si le mark sortait du systme montaire europen, le florin nerlandais l'aurait certainement suivi, et le franc belge-luxembourgeois aurait embot le pas. Le shilling autrichien n'aurait pas rsist au mouvement. Et le franc se serait retrouv dans la seule compagnie des monnaies faibles europennes : lire, peseta, drachme... Il n'empche, le point commun des expriences montaires de Churchill et de Brgovoy, parmi tant d'autres du mme genre (songeons l'Argentine de la fin des annes 1990, victime d'un peso fortement survalu), c'est bien l'inconvnient de fixer, pour des raisons politiques, le taux de change d'une monnaie un niveau trop lev. Dans ce domaine plus encore que dans d'autres, l'conomie a tt fait de se venger de l'arbitraire des gouvernements.

5.
La lgende de la PAC Comment on a dup les agriculteurs franais

Une lgende encombre les esprits depuis prs d'un demi-sicle : la Politique agricole commune (PAC) aurait t instaure en 1962, sous l'influence de la France, pour satisfaire le puissant lobby agricole et sauver la paysannerie franaise. Bien mieux! Elle aurait t la base d'un marchandage victorieux avec l'Allemagne. Un historien aussi minent que Jean-Baptiste Duroselle a pu crire dans son ouvrage L'Europe. Histoire de ses peuples ' : Par suite de l'insistance franaise, une politique agricole commune fut mise en uvre, mais avec normment de difficults. La France exigeait que la libration de plus en plus rapide des changes industriels concidt avec l'largissement de ses dbouchs agricoles. Sous-entendu : en contrepartie du risque qu'elle courait en ouvrant tout grand ses frontires aux produits industriels europens et principalement allemands - des concurrents puissants et redoutables -, la France obtenait grce la PAC l'assurance d'couler ses produits agricoles. la limite, on aurait pu dire que la France prenait le risque de sacrifier son industrie, mal outille pour affronter le grand large europen, l'poque tout de mme limit sk pays, pour assurer la prosprit de ses agriculteurs.
1. Paris, Perrin, 1990. 113

La ralit est tout autre, comme nous allons le montrer. Non seulement les agriculteurs franais ont t dups, mais encore les a-t-on incits, avec leurs collgues europens, cultiver un productivisme dont on mesure aujourd'hui les ravages sur les finances publiques, l'environnement et la sant. La plupart de nos paysans ont t d'autant plus flous qu'ils ont commis l'erreur de croire qu'ils seraient protgs par une garantie de prix levs. Une erreur, il est vrai, assez commune, tant donn la mconnaissance gnrale des lois du march, mais entretenue par des dirigeants politiques ou professionnels peu scrupuleux, ou eux-mmes ignorants. Et Ton continue tromper les paysans en leur racontant l'histoire la manire de Duroselle et de tant d'autres. Du moins prennent-ils conscience aujourd'hui que la PAC tait d'autant plus efficace qu' mesure qu'elle s'accomplissait, elle liminait les couches sociales susceptibles de s'y opposer, ces paysans condamns des barouds d'honneur aussi folkloriques qu'impopulaires. D'autre part, ils doivent se rendre compte que le productivisme n'est plus acceptable. Le trait de Rome fondant la Communaut europenne reposait, en effet, sur un double compromis, l'un s'embotant dans l'autre la manire des poupes russes : d'une part le compromis franco-allemand, d'autre part le compromis entre les tats-Unis et la Communaut europenne. Ces deux compromis contenaient en germe la faillite d'une grande partie de l'agriculture franaise, et donc une acclration de l'exode rural. La logique du compromis franco-allemand s'explique par le contexte historique. Telle un Phnix renaissant de ses cendres, avec d'autant plus de splendeur qu'elle a t rellement rduite en cendres par les bombardements anglais et amricains, l'industrie allemande, treize ans seulement aprs la fin de la Seconde Guerre mondiale, est
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comme neuve et tonne le monde par la rapidit foudroyante de sa rsurrection. Le patronat franais a peur que de nombreuses entreprises franaises, grandes ou petites, ne supportent pas le choc d'une ouverture des frontires. Aussi fait-il pression pour obtenir, l'occasion de la signature du trait de Rome, la promesse d'une coopration industrielle franco-allemande analogue celle qui avait t invente et mise en place par Robert Schuman en 1951 avec la Communaut europenne du charbon et de l'acier. Une telle coopration, pense-t-on, permettrait d'amortir le choc d'une concurrence redoutable, en accrochant les wagons fatigus de l'industrie franaise la puissante locomotive germanique. Pour persuader les Allemands de s'engager dans cette coopration, la France leur offre en contrepartie la Politique agricole commune. premire vue, l'acceptation allemande apparat incomprhensible puisque le compromis ne prsenterait que des avantages du ct franais et des sacrifices du ct allemand. Le mystre se dissipe si l'on considre que la PAC tait une formidable aubaine pour les agriculteurs allemands - aubaine occulte pour faire accepter la fable d'une PAC favorable aux paysans franais. La ralit du compromis est donc exactement l'inverse de ce que raconte la lgende. Pour bien comprendre l'enjeu de ce compromis, il faut rappeler que l'agriculture germanique a t booste au moins depuis la Premire Guerre mondiale, le blocus des Allis obligeant les Allemands cultiver des terres qui n'auraient jamais t mises en culture en temps de paix. La Seconde Guerre mondiale n'a fait qu'aggraver cette tendance. Et c'est donc cette agriculture en partie artificielle que la PAC va sauvegarder. Les toutes premires mesures prises en vertu de la PAC rvlent sa vritable nature. L'organisation du march des crales a consist, en effet, fixer pour l'ensemble de la
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Communaut europenne un prix permettant d'quilibrer les comptes de l'exploitation la moins rentable. Et o se trouve cette exploitation la moins rentable? Duisbourg, en Rhnanie-Westphalie. Grce au standard de Duisbourg , c'est toute la craliculture allemande qui est place au-dessus du seuil de rentabilit. En mme temps est fix pour les crales non europennes un prix d'entre dans la Communaut tel que, compte tenu des frais de transport intracommunautaires, les prix des crales importes ne soient pas infrieurs au standard de Duisbourg. Comme les prix des crales sur les marchs internationaux sont pratiquement toujours infrieurs aux prix europens, cette politique obligeait la Communaut taxer les importations. Les produits de ces taxes serviraient financer l'coulement sur le march international des excdents europens qui ne tarderaient pas apparatre, comme nous allons le voir. Un systme analogue a ensuite t appliqu aux autres grands produits agricoles : betterave sucre, produits laitiers, viande bovine, vin. Des attnuations ont t apportes pour les productions susceptibles de s'emballer d'une campagne l'autre (porc, ufs, volaille, lgumes) ou ncessitant des investissements difficilement rversibles : les fruits. Il n'est pas besoin d'tre un grand clerc de la chose conomique pour prvoir que, lance de cette manire, cette politique ne pouvait aboutir qu' des excdents gigantesques. Ce fut particulirement flagrant pour le bl, le lait et le sucre. Garantir un prix est dj en soi une puissante incitation produire, puisqu'une grande partie de l'ala de l'acte d'entreprendre est de ce fait supprime. Si le prix garanti est fix de manire sauvegarder l'entreprise la moins rentable, l'encouragement la production sera d'autant plus gnral et puissant, les producteurs les plus rentables encaissant des rentes de situation tout fait 116

confortables. De fait, dans l'immdiat, le systme procurait aux mieux placs d'entre eux, par exemple aux craliers de la Beauce, des revenus trs levs sans aucun risque. Mais en mettant, en remettant ou en gardant en culture les terres les plus pauvres d'Europe, en Allemagne et ailleurs, la PAC rduisait terme les avantages comparatifs de la terre franaise. Loin d'aboutir une division du travail agricole au niveau de la Communaut europenne, qui et permis la France d'exploiter au mieux les atouts naturels et historiques de son terroir et de trouver des dbouchs pour ses produits chez ses voisins d'Europe, la PAC a contribu banaliser l'activit agricole, la draciner, la dqualifier, chaque parcelle situe au-dessus du standard de Duisbourg tant invite produire sans risque au maximum de ses possibilits. Ainsi, le productivisme outrance que Ton fustige aujourd'hui dans l'agriculture, qui a eu des effets ravageurs sur les finances communautaires - l'aide l'agriculture accapare la moiti du budget europen et est une source permanente de querelles, qui ne sera certes pas tarie par l'largissement de l'Europe -, mais aussi sur la sant et l'environnement, trouve son origine dans la PAC. Quand viendront les invitables excdents engendrs par le systme, les agriculteurs franais seront pris de rduire leur production ou de geler leurs terres au mme titre que les autres agriculteurs de la Communaut, les dbouchs europens promis ayant videment disparu. Pour une rente court terme, au demeurant fort ingalement rpartie l'intrieur de l'Hexagone, les paysans franais auront perdu la spcificit qu'ils avaient hrite du long travail des sicles. Aprs quarante ans de gchis, on s'avise enfin aujourd'hui de reprendre le chemin d'une agriculture de qualit, fonde sur les avantages comparatifs '.
1. Cf. chapitre 12. 117

Le pige de la PAC tait d'autant plus subtil que le compromis franco-allemand s'embotait dans un autre accord implicite conclu entre les tats-Unis et la Communaut europenne. Cette dernire n'est compose l'poque que de six pays (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg). L'Allemagne est trs dpendante des tats-Unis pour une raison bien simple : seul le parapluie nuclaire amricain peut la protger d'une attaque de l'Arme rouge, toute proche de ses frontires. Cette situation de dpendance explique que, pour faire accepter la Politique agricole commune aux tatsUnis, les Europens, sous la pression de Bonn, aient fait une concession importante l'Oncle Sam : la libre importation dans la Communaut de soja amricain et d'autres produits de substitution aux crales (rsidus de mas, pulpes d'agrumes, manioc). Ce second compromis tait parfaitement clair : les Amricains acceptaient que les Europens protgent leur agriculture contre les ventes de crales produites plus bas prix aux tats-Unis, condition qu'ils importent sans aucune restriction le soja amricain et d'autres produits de substitution. Les effets conomiques de ce double compromis n'ont pas tard se faire sentir. Les importations de soja et de produits de substitution amricains taient deux fois encourages : une premire fois par la possibilit de les importer librement, une seconde fois par le prix lev des crales europennes qui rsultait, on vient de le voir, de la PAC. Le dveloppement de ces importations a encourag l'essor de ces levages hors sol de btail et de volaille qui ont accentu la dlocalisation de ces activits et la mise en friche de terres devenues conomiquement inutiles. Des volutions dont on dcouvre seulement aujourd'hui les effets dsastreux sur les nappes phratiques et les sources d'eau potable pollues de nitrates et de lisier, ainsi que sur les agricultures du tiers-monde rui118

nes par les exportations d'excdents europens bas prix. La France disposant de plus d'espace pour l'levage, c'est elle qui a le plus pti en Europe de cette politique, On a pu calculer que la seule importation de produits de substitution aux crales par la Communaut quivaut pour cette dernire cultiver hors de ses frontires l'quivalent de 18 millions d'hectares, soit trois fois la surface de bl plante en France, ou la totalit des terres arables de l'Hexagone ! Il est incroyable, pour un esprit sens, que la malbouffe, l'puisement et la pollution de l'eau soient mises sur le dos de la mondialisation, des vilaines multinationales amricaines et autres McDonald's pris comme boucs missaires, alors que sa premire cause n'est autre, encore une fois, que la politique europenne ellemme. L'aboutissement final de ces deux compromis ne pouvait tre que la mise en jachre d'une partie de la terre franaise. Ils y conduisent l'un et l'autre, le premier par les excdents qu'il engendre fatalement, le second par les conomies de terre auxquelles il conduit non moins fatalement. Pire encore, ils se sont pauls l'un l'autre pour produire ce rsultat, qui se traduit par une dvalorisation relative de l'espace agricole, richesse dont la France tait, et est toujours, en Europe la mieux dote. La consquence est un prix de la terre quatre fois infrieur en France ce qu'il est en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, ce qui signifie aussi que l'Europen du Nord peut se procurer quatre hectares de la bonne terre de France contre un seul hectare de son terroir. L'arnaque du sicle! On le vrifie tous les six mois : la PAC est impossible rformer sans mettre feu et sang les campagnes europennes, et elle est donc promise des rvisions sans fin, honteuses, onreuses et bancales. Assurment, l'Europe n'est pas la seule subventionner son agriculture. L'Amrique en fait autant, avec les
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mmes consquences dsastreuses internes et externes. C'est un vieux rflexe des tats qui date de temps trs anciens, o l'on tait hant par la crainte de la disette, o la police des grains tait presque devenue un attribut de la souverainet politique, o la scurit alimentaire tait un objectif poursuivi par tout gouvernement soucieux du bien commun *. Mais l o le bt blesse en ce qui concerne notre pays, c'est, encore une fois, que l'on a ruin terme une agriculture que l'on prtendait officiellement protger. Quant la coopration industrielle que les dirigeants franais, en fait, disaient obtenir de l'Allemagne en change de la PAC lors du compromis voqu plus haut, elle supposait des deux cts du Rhin l'tablissement d'une politique industrielle . Cette dernire a sombr dans les oubliettes de l'Histoire, on verra pourquoi2, entranant avec elle les vellits de coopration dans ce domaine.

6. Hold-up chez les pauvres Le coup de force de VOPEP

1. La scurit alimentaire est une des grandes victoires du dveloppement de l'aprs-guerre en Europe. [Elle] est un des arguments les plus convaincants de l'ide europenne , pouvait-on encore lire rcemment sous la plume de Franois-Xavier Albouy. Cet conomiste spcialiste des assurances critique pourtant svrement les consquences cologiques de la PAC. Cf. Le Temps des catastrophes, Descartes & Cie, 2002, p. 97-98. 2. Cf. chapitre 17.

Appauvrir des millions d'tres, tout en affirmant que Ton combat pour eux ; dans le mme temps faire croire que Ton se soucie des gnrations futures en conservant les ressources de la plante en or noir, sans que personne sur le moment n'ose dnoncer la supercherie : tel est le coup prodigieux perptr par le cartel des pays producteurs de ptrole en 1974, l'Organisation des pays exportateurs de ptrole (OPEP). Mais la supercherie aurait t plus vite vente si de nombreux tiers-mondistes et autres experts en dveloppement n'avaient soutenu le discours du cartel et s'ils avaient admis ce qui, aujourd'hui, ressort de l'vidence, savoir que la brutale hausse des prix ptroliers ralentirait la croissance conomique des pays consommateurs d'hydrocarbures, sans pour autant entraner une authentique prosprit dans les pays de l'OPEP. Le raisonnement des ministres de l'or noir tait alors le suivant, en rsum : le ptrole est une matire premire; or beaucoup de pays du tiers-monde sont producteurs de matires premires; donc en augmentant le prix du ptrole brut, le cartel montre aux pays producteurs d'autres matires premires ce qu'ils doivent faire pour augmenter leurs revenus. Il leur ouvre la voie de la revanche sur les pays industriels qui les ont trop long121

temps exploits. Bref, l'OPEP, cette poque, se prsente elle-mme comme le fer de lance du tiers-monde en qute d'autres ressources pour se dvelopper. D'autre part, poursuit le mme raisonnement, le ptrole est une ressource non renouvelable. Donc, il faut l'conomiser. Et pour l'conomiser, il faut augmenter son prix. C'est ce que le march est incapable de faire, et ce que nous, OPEP, nous faisons pour le bien de l'ensemble de la plante. Se donnant en exemple aux autres producteurs de matires premires, Ahmed Zaki Yamani, le ministre saoudien du ptrole, proclame au moment o l'OPEP quadruplait le prix du ptrole brut (octobre-dcembre 1973) : Le moment est venu, nous sommes matres de nos propres ressources !. Ces beaux discours taient repris dans de nombreux articles de la presse occidentale et dans des livres. Il serait fastidieux d'en faire ici le florilge. Evidemment, l'une des premires failles de ce raisonnement, qui aujourd'hui saute aux yeux, est que beaucoup de matires premires gisent dans le sous-sol des pays dvelopps, commencer par le premier d'entre eux, les Etats-Unis. Mais, dans les annes 1970, on en est encore considrer le tiers-monde comme une seule entit, qui serait, en bloc, victime de la dtrioration des termes de l'change entre produits industriels et matires premires. Toute une thorie conomique s'est btie sur le thme de l' change ingal , qui voit dans le commerce international une occasion supplmentaire pour le capitalisme de ranonner les damns de la terre chers Franz Fanon. Par consquent, il est recommand aux gouvernements du tiers-monde de rclamer cor et cri sur la scne internationale la stabilisation du cours des matires premires. Les militants de l' alter mondialisation ont
1. Cit par Daniel Yergin, The Prize : The Epie Questfor OU, Money and Power, New York, Simon & Schuster, 1992, p. 605-606.

repris aujourd'hui pour l'essentiel la mme rhtorique, mais ils n'osent plus parler de stabilisation du cours des matires premires. La raison conomique progresseraitelle? Le discours tiers-mondiste trouve au moment du coup de force de l'OPEP des arguments supplmentaires dans deux faits bien rels. Le premier est que les pays industrialiss subissent le flau d'une hausse des prix de plus en plus forte, cause par des politiques montaires laxistes. On croit encore en ce temps-l que l'on peut crer durablement des emplois en imprimant du papier-monnaie! Le rsultat est toujours plus d'inflation pour toujours plus de chmage , pour employer une formule de cette poque. Le deuxime est la dgringolade du dollar depuis que le prsident Richard Nixon a mis fin en aot 1971 la convertibilit or du billet vert. Ds lors, les avocats du tiers-monde peuvent prtendre que la fameuse dtrioration des termes de l'change est encore aggrave par l'inflation de pays riches payant les pauvres en monnaie de singe. C'est d'ailleurs bien sur ce thme de la stabilisation des cours et de la faiblesse du dollar (qui a frl, alors, minimum historique, les 4 francs franais) que l'OPEP, mene par le Saoudien Ahmed Yamani dj cit et le ministre iranien Jamchid Amouzegar, ouvre des ngociations en octobre 1973 avec les grandes compagnies ptrolires. Au mme moment, les chars gyptiens se sont rus dans le Sina, dclenchant avec la Syrie contre Isral ce qui allait tre la guerre du Kippour. L'occasion est trop belle pour les pays ptroliers de profiter de la flambe des cours de l'or noir provoque par le dclenchement du conflit militaire pour imposer leurs nouveaux tarifs. Les ngociations avec les compagnies sont donc vite rompues, et c'est unilatralement que l'OPEP va dsormais dicter ses prix. Elle le fera d'autant plus facilement que l'organisation jumelle qui regroupe seulement les pays arabes exporta123

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leurs de ptrole, l'OPAEP ', dcide alors de rduire chaque mois de 5 % ses livraisons d'hydrocarbures jusqu' ce que les Israliens se soient compltement retirs des territoires occups et que les droits lgaux du peuple palestinien aient t restaurs , pour reprendre les termes mmes du communiqu diffus l'issue d'une runion Koweit City, le 17 octobre 1973. L'auteur de ces lignes, prsent sur les lieux, se souvient encore de l'atmosphre religieuse qui y rgnait. Une poigne d'hommes, dont la moiti taient vtus de djellabas, s'taient enferms plusieurs heures dans une minuscule salle de confrences. Ils ne cessaient de dbattre que pour des moments de prires dans une salle encore plus petite. C'tait le mois du ramadan. Le jene avait t rompu vers 17 heures. Nous allons prendre maintenant notre petit djeuner , dirent alors les ministres du ptrole en souriant, alors qu'ils taient en train de bouleverser le march mondial de l'or noir. L'ambiance tait enfivre par les nouvelles venant du front isralo-arabe. Au mme moment la tlvision kowetienne diffusait le discours du prsident Sadate prononc la veille devant l'Assemble nationale gyptienne - un Sadate transfigur par le dieu de la Guerre - et clbrant la dignit retrouve de la nation arabe. On disait mme dans les couloirs de la confrence que le prsident Boumediene avait envoy un message son collgue gyptien pour lui annoncer qu'il arrterait ou retarderait les plans de dveloppement de l'Algrie pour mettre le pays - hommes et capitaux - au service de la guerre sainte.
1. l'poque, l'OPEP regroupe onze pays : Venezuela, Iran, Irak, Kowet, Arabie Saoudite, Qatar, Libye, Indonsie, Abu Dhabi, Algrie, Nigeria. Le sige de l'OPEP est Vienne. L'Organisation des pays arabes exportateurs de ptrole (OPAEP) est compose, quant elle, de dix membres : Arabie Saoudite, Kowet, Libye, Irak, Algrie, Abu Dhabi, Egypte, Qatar, Syrie, Bahrein. Son sige est Kowet City. 124

Ainsi les pays ptroliers venaient d'ajouter une nouvelle corde l'arc de leur propagande de justification. Leur combat tait le mme que celui qui se droulait sur les champs de bataille du Sina et du Golan. Les uns et les autres se battaient pour la nation arabe tout entire et, travers elle, pour toutes les nations proltaires . L'embargo dcid Kowet visait les ennemis de la nation arabe ou les amis d'Isral. En fait, c'est surtout l'Europe qui tait touche, pour la simple raison que ses approvisionnements en hydrocarbures dpendaient essentiellement du Golfe que Ton disait encore persique. Alors, on assista un ballet assez misrable de ministres europens cherchant se faire bien voir des mirs, ballet dans lequel la France pompidolienne joua une partie particulirement scabreuse en essayant de toucher les dividendes ptroliers de sa fameuse politique arabe . Les gouvernants du vieux continent, terroriss de ne pouvoir remplir les cuves des pompes essence, n'osaient dire un mot de trop ni sur le chantage des mirs de l'or noir, ni sur le conflit israloarabe en cours, ni mme sur les incidences calamiteuses que la brutale hausse des tarifs ptroliers aurait sur l'conomie mondiale, de peur de s'attirer des reprsailles de ceux qui s'taient empars du robinet des hydrocarbures. Encourage par la pusillanimit des pays consommateurs et les nouvelles flambes sur le march libre de l'or noir Rotterdam causes par l'embargo arabe, l'OPEP fin dcembre n'eut aucun mal imposer un doublement du doublement des cours du brut dj dcid en octobre. En moins de trois mois, les prix du ptrole avaient ainsi quadrupl, passant grosso modo de 2,6 11,60 dollars le baril. L'impact sur les balances des paiements des pays consommateurs a t assez vite calcul par les experts. Ds le dbut de l'anne 1974, on savait quoi s'en tenir. Trente-sept milliards de dollars pour les pays dvelopps.
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Cinq milliards pour les pays du tiers-monde. Si les premiers pouvaient passer le cap en se serrant la ceinture, pour les seconds le choc ptrolier d'octobre-dcembre 1973 tait tout fait dramatique, car il aboutissait, en dernier ressort, annuler d'un trait de plume la moiti de l'aide publique des pays riches aux pays pauvres, qui, l'poque, tait de quelque 10 milliards de dollars. Tout se passait comme si, maintenant, la moiti de cette assistance financire allait servir payer les importations de ptrole, comme si elle allait directement dans les poches des richissimes mirs. Le reste du monde assistait, mdus, au hold-up du sicle sur ce que l'on pourrait appeler le bazar de la Charit - cette fameuse aide au tiersmonde, dj rpute notoirement insuffisante. Le plus tonnant est que l'on en ait pris conscience seulement au dbut de 1974, le drame tant consomm. Dans un communiqu publi alors par l'OPEP elle-mme, l'issue d'une confrence tenue Genve du 7 au 9 janvier, le dernier paragraphe est ainsi rdig : Concernant la situation des pays consommateurs du tiers-monde, la confrence a dcid notamment de demander au comit ministriel sur la crise de l'nergie de l'OPEP d'acclrer les tudes dj en cours visant la cration d'un organisme financier pour le dveloppement, et d'en rendre compte la prochaine runion ordinaire de la confrence. On apprenait au passage qu'il existait au sein de FOPEP, au niveau ministriel, un comit sur la crise que FOPEP avait elle-mme dclenche ! Les nouveaux riches de For noir apprenaient vite le cynisme qu'apport la puissance. Mais le plus important dans ce communiqu est ce qu'il ne dit pas, savoir que l'OPEP avait refus d'accorder des prix de faveur pour le ptrole qu'elle vendait aux pays pauvres. Le prtexte ce refus tait facile trouver : un tanker parti du Golfe destination de Dakar ou Bombay, une fois en haute mer, pouvait facilement
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tre dtourn vers Marseille ou Rotterdam, le ptrole prix prfrentiel venant alors s'couler sur les marchs occidentaux soumis embargo (tats-Unis, Pays-Bas, etc.). D'une certaine manire, c'tait aussi rendre hommage la logique conomique du march concurrentiel qui veut qu'il n'y ait, en fin de compte, qu'un seul prix possible. Mme si ce prix est impos par la force, la faveur d'une guerre. la mi-janvier 1974, se runissent New Delhi les Premiers ministres indien et ceylanais, Mmes Gandhi et Bandaranaike, et le marchal Tito en personne. C'est la premire fois depuis le dbut de la crise que des responsables haut niveau des pays du tiers-monde se concertent pour discuter ptrole. Mais le pouvoir d'intimidation de l'OPEP est tel qu'on dcide de ne rien dcider. On va mme jusqu' carter la possibilit de convoquer un sommet des pays non aligns (soit : non align sur l'un ou l'autre bloc), estimant qu'un tel forum n'est pas appropri pour discuter de questions d'nergie. Du reste, pour ne pas indisposer les mirs de l'or noir, on a vit de donner la rencontre de ces trois personnalits le caractre d'un sommet. Ensuite, la comdie s'est continue en avril 1974 New York o s'est tenue une session spciale de l'Assemble gnrale des Nations unies pour discuter sur le thme matires premires et dveloppement. Cette session avait t convoque la demande de l'Algrie, non pas en tant que membre de FOPEP, mais au nom des pays du tiers-monde. Il s'agissait clairement de donner ce qui venait de se passer sur le front ptrolier en exemple suivre par les producteurs d'autres matires premires. Lors de cette session, l'Assemble gnrale des Nations unies adopta un programme d'action pour l'instauration d'un nouvel ordre conomique mondial. Puis pays dvelopps et pays sous-dvelopps se sont retrouvs 127

Paris autour d'une mme table pour une confrence initie par la France, dite confrence Nord-Sud . Au cours de cet exercice diplomatique qui devait durer deux annes (1974-1976), l'OPEP russit figurer sur les mmes bancs que les pays pauvres et faire circuler le slogan : Le ptrole au service du tiers-monde. Enfin, au sommet de l'OPEP Alger en mars 1975, des mots d'ordre sur les calicots claquant au vent proclament L'OPEP, bouclier du tiers-monde . Une rhtorique qui a fini par sombrer dans les oubliettes de l'Histoire tellement elle tait loigne de la ralit. Par contre, l'argument de la conservation des rserves naturelles est rest. Le coup de force de l'OPEP de 1973 vient, il faut le rappeler, aprs la publication par le Club de Rome de son fameux rapport sur les limites de la croissance, sur lequel nous reviendrons !. Que de richissimes mirs se proccupent du sort des gnrations futures en conservant leur ptrole, et qu'ils soient moins myopes que les forces aveugles du march, on veut bien en accepter l'augure. Mais condition d'examiner le problme de manire rigoureuse. Le ptrole se classe parmi les ressources non renouvelables, comme le gaz, mais aussi comme toutes sortes de minraux. Ce sont des ressources appropriables, c'est-dire qu' la diffrence de l'atmosphre, de la lumire solaire, du vent ou de la haute mer, il est possible de les soumettre des droits de proprit2. En outre, ces ressources ne sont pas essentielles. Une ressource essentielle
1. Cf. chapitre 14. 2. Dans le jargon des conomistes, on dit d'un bien appropriable qu'il est excluable. Exemple : si ce terrain est moi, je peux en exclure autrui. Encore faut-il que le cot de l'exclusion (tes barrires que je mets l'entre de mon territoire, la surveillance que j'exerce ventuellement) ne soit pas suprieur au bnfice que je tire de ma proprit. C'est pourquoi, jusqu' nouvel ordre, la haute mer n'est pas appropriable. Y construire des murailles de Chine serait trop coteux par rapport aux bnfices que l'on pourrait tirer du morceau de mer appropri. 128

est une ressource pour laquelle il n'y a pas de substitut. Pendant des millnaires, l'humanit a vcu sans ptrole, et il est concevable qu' l'avenir elle puisse s'en passer. Le besoin que l'homme en a n'est pas vital, comme le besoin qu'il a de l'oxygne. Ces ressources relvent donc d'un calcul conomique classique. En particulier, elles sont substituables. C'est dire que nous pouvons substituer du charbon au ptrole ou au gaz, et rciproquement, du nuclaire aux hydrocarbures, etc. Les ressources sont aussi substituables avec du capital humain : science, ducation, brevets. La substitution se fait en fonction des cots relatifs des uns et des autres. Les conomistes peuvent admettre qu'il faille laisser du capital aux gnrations futures. Encore que l'on puisse discuter sur le nombre de gnrations qu'il faut prendre en considration, car s'il fallait tenir compte de l'ensemble des gnrations futures jusqu' la fin des temps, jamais on n'aurait ouvert une seule mine de charbon. Du reste, aucun principe d'quit ne permet d'accorder plus de poids aux gnrations futures qu' la gnration prsente. Ajoutons qu' l'inverse des thses de certains cologistes, le raisonnement conomique considre que le capital qu'il faut laisser derrire soi peut prendre diffrentes formes, et que le capital humain peut se substituer au capital naturel et permettre soit d'conomiser les ressources naturelles, soit d'inventer de nouvelles techniques d'exploitation des ressources dj dcouvertes, soit d'inventer de nouveaux usages qui donnent de la valeur des ressources naturelles qui jusqu'alors n'en avaient pas. Ce n'est pas le ptrole d'aujourd'hui qui importe, mais le ptrole dans dix ou vingt ans si l'nergie que l'on peut tirer du soleil ou de l'hydrogne, par exemple, reste conomiquement inexploitable grande chelle. Avec les techniques du dbut du xxe sicle, les rserves d'or noir accessibles seraient depuis longtemps puises. 129

Supposons qu'une OPEP du charbon ait exist au xixe sicle, et impos un prix plus lev que celui rsultant du march ce moment-l sous le prtexte de conserver la ressource naturelle. l'poque, il ne manquait pas d'conomistes, au premier rang desquels l'Anglais Stanley Jevons, pour annoncer l'puisement des mines de houille. Malgr toute la sympathie qu'inspir un thoricien britannique qui a su reconnatre publiquement la supriorit en conomie de l'cole franaise sur l'cole anglaise ], il faut bien admettre que The Coa Question (1865) est un bel exemple d'erreur de diagnostic. Supposons donc une OPEP du charbon, imposant des tarifs plus levs que ceux qui ont t pratiqus par les propritaires des mines. Le rsultat aurait t une croissance moins forte que celle que l'Europe a connue - un ralentissement analogue celui que l'conomie occidentale a subi aprs le coup de l'OPEP, comme nous l'expliquons ci-aprs -, donc des possibilits moindres de recherche. Alors, peut-tre, le ptrole serait rest une ressource uniquement ncessaire pour alimenter les lampes huile. Et les rserves mondiales d'hydrocarbures eussent t peine entames. Pour ne rien dire des gisements de gaz naturel ou d'uranium. On ne voit d'ailleurs pas pourquoi les signaux donns par le march, qui l'on reconnat la capacit de reflter ou de dtecter la raret relative des produits de consommation courante, donneraient de fausses informations en ce qui concerne les ressources naturelles, et notamment le ptrole. Comme nous venons de le dire, un gisement de ptrole est appropriable. Il peut donc avoir un propritaire. tout moment, ce propritaire a le choix entre extraire le ptrole ou le laisser au fonds de son puits. S'il prvoit un puisement des ressources, il peut anticiper une hausse des prix du ptrole. Il va donc comparer le profit qu'il peut
1. Joseph Schumpeter, op. cit. 130

escompter d'un prix plus lev dans l'avenir au profit qu'il ralise aujourd'hui, compte tenu de toutes les autres variables, et notamment du taux d'intrt. Ce dernier paramtre peut avoir une incidence trs importante si le propritaire en question doit emprunter soit pour financer le manque gagner rsultant d'une politique de rtention, soit pour rembourser des dettes prcdemment contractes, par exemple pour mettre au jour ce gisement. Pourquoi aurait-il intrt brader aujourd'hui un ptrole qui demain peut valoir beaucoup plus cher? La valeur de son capital dpend directement de la manire dont il va grer sa production. S'il ne prvoit pas bien l'avenir - et nous savons bien qu'aucune prvision n'est parfaite loin s'en faut -, pourquoi un expert pay par l'tat, non directement intress par la valeur de ce capital, le verrait-il mieux que lui ? Les conseilleurs ne sont pas les payeurs , c'est bien connu. De ce point de vue, la nationalisation des puits de ptrole par les tats de l'OPEP ne change rien l'quation, sauf que l'on peut souponner un ministre du ptrole, qui fait une carrire politique, d'envisager un horizon conomique plus court qu'un authentique propritaire qui se soucie de lguer ses descendants un patrimoine intact, voire enrichi. Du mme coup, les compagnies occidentales, en tant rduites au seul rle d'oprateurs, de locataires , par ces nationalisations, n'ont plus t obliges de tenir compte du long terme. Il n'est pas sr que la conservation des ressources de la plante y ait gagn. Prenons un autre exemple. Il est de bon ton de fustiger la destruction de la fort amazonienne par des multinationales. Assoiffes de profits court ternie, elles coupent des arbres centenaires, portant atteinte au patrimoine de l'humanit, et mme, dit-on, son poumon . Dans la dnonciation de ces couples claires, on oublie de rappeler que les socits en question ne sont pas propri131

taires de la fort, qu'elles bnficient seulement de concessions accordes par l'tat, vritable propritaire. Or la concession n'accorde que deux lments du droit de proprit : Vusus et le fructus. Manque le troisime lment, Vabusus, c'est--dire la possibilit d'aliner le bien. Autrement dit, les concessionnaires sont comme des locataires. Si on ne le leur impose pas, ils n'ont pas se proccuper de la valeur du capital qu'elles exploitent. Ce qui est en effet dommageable. Malthus, dans un passage peu connu de son uvre majeure, Principe de population, avait parfaitement analys ce problme :
Une autre difficult arrte le dfrichement et la culture. C'est la crainte des marchands de bois de voir dtruire les forts. Quand une ferme est divise entre les enfants et les petits-enfants, comme chacun d'eux a un droit gal aux forts, chacun aussi tche d'en abattre autant qu'il peut; les bois par consquent sont coups avant d'tre propres la construction, et les forts se dgradent. Pour prvenir cette perte, les marchands achtent des fermiers de vastes tendues de forts, sous condition que leurs fermes ne seront pas divises et qu'ils n'y tabliront pas de nouveaux maisonniers; ou du moins que si leurs familles se divisent, elles n'auront aucun droit sur les forts '.

tation en s'alarmant de la mondialisation et en critiquant vertement le FMI et la Banque mondiale, donne deux raisons plausibles [qui] peuvent expliquer pourquoi les propritaires privs risquent de sous-valuer les gains futurs d'une ressource naturelle . Mais l'examen de ces deux raisons donne sourire :
Premirement, dans les pays o les droits de proprit ne sont pas garantis, les propritaires peuvent craindre la confiscation de leurs ressources s'ils ne les vendent pas rapidement. En cas de rvolution, par exemple, l'tat peut dcider de s'approprier leurs ressources sans les indemniser, ou en ne les indemnisant que partiellement. Mme dans les pays comme les tats-Unis, o les propritaires n'ont pas redouter de voir leurs ressources confisques par l'tat, un renforcement des rglementations risque de rendre l'extraction de la ressource plus coteuse dans le futur (et une hausse des taxes de rendre sa vente moins avantageuse) '.

On attendait une de ces dfaillances du march chres aux partisans de l'intervention correctrice de l'tat, et on trouve que la cause du mal est dans le non-respect par l'tat du droit de proprit, soit sous une forme hard (l'expropriation), soit sous une forme sof (la rglementation, la fiscalit). tonnant !
Deuximement, les individus et les entreprises ont souvent des possibilits d'emprunt limites, et des taux d'intrt trs levs. Dans ces circonstances, les marchs financiers accordent peu d'importance aux bnfices futurs, bien moins que la socit ou l'tat. Des taux d'intrt levs induisent un puisement rapide des ressources.

On le voit ici. Pour que les forts ne se dgradent pas, il faut qu'elles soient l'objet d'un droit de proprit complet. Cette argumentation ne satisfait pas tout le monde, loin s'en faut. Par exemple, Joseph Stigliz, prix Nobel de sciences conomiques, qui s'est fait rcemment une rpu1. Malthus, Essai sur le principe de population, traduit de l'anglais par MM. P. et G. Prvost (de Genve), prcd d'une introduction par M. Rossi, membre de l'Institut, et d'une notice sur la vie et les ouvrages de l'auteur, par Charles Comte, secrtaire perptuel de l'Acadmie des sciences morales et politiques. Avec les notes des traducteurs et de nouvelles notes de M. Joseph Garnier, Paris, Guillaumin Libraire, 1845, p. 158. 132

Compltons le raisonnement : pour dcider quel prix il doit accepter aujourd'hui pour son ptrole, un propri1. Joseph E. Stiglitz, Principes d'conomie moderne, traduction de la 2e dition amricaine par Florence Mayer, rvision scientifique de JeanDominique Lafay, De Boeck Universit, 2000, p. 451.

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taire peut procder en comparant les gains qu'il obtient en vendant au prix courant, puis en plaant la somme obtenue au taux d'intrt du march financier, avec le gain rsultant de la vente des mmes quantits diffr la priode suivante. Si les taux d'intrt sont suprieurs au taux de croissance des prix du ptrole, il aura intrt vendre. Soit, mais qui est responsable de ces possibilits limites d'emprunt des particuliers et des taux d'intrt trs levs? Qui, sinon les tats et leur dette monumentale, et non pas, encore une fois, une dfaillance du march. Les normes besoins financiers des tats psent chaque jour sur les marchs financiers, poussant les taux la hausse ou les empchant de baisser. La dmonstration, qui est classique, en a encore t faite dans un livre rcentl. Or la hausse des taux, si l'on suit Stiglitz, est une cause du gaspillage cologique. Une cause qui n'a donc rien voir avec les dfaillances du march. D'ailleurs, Stiglitz reconnat que ces mmes dfaillances ne sont pas responsables du gaspillage d'une autre ressource naturelle indispensable, l'eau :
Les politiques publiques, crit-il, visant vendre l'eau bas prix aux agriculteurs ont eu plusieurs consquences ngatives : une utilisation excessive de l'eau, un drainage des bassins souterrains construits depuis des sicles, une rduction des rserves, et dans certains cas une rosion des sols.

Mais il s'agit cette fois d'un prix fix trop bas, catgorie d'erreur que nous traiterons dans le prochain chapitre. En d'autres temps, le mme Stiglitz faisait remarquer juste titre qu'il n'tait pas vident que les ressources non
1. Hans-Hermann Hoppe, Democracy - The God Tha Faled The Economies and Politics of Monarchy, Democracy and Natura Order, New Brunswick (USA) et Londres (UK), Transaction Publishers. Hoppe, dj cit, est professeur l'universit de Nevada Las Vegas (tats-Unis). 134

renouvelables soient surexploites par les mcanismes du march. Bien au contraire, une sous-utilisation tait plus craindre, car, selon lui, si le march ne peut manquer d'anticiper un puisement trop prcoce des rserves, rien ne lui signalera la situation oppose '. D'autres conomistes de premier plan taient parvenus au mme rsultat2. Pour revenir au ptrole, le prix fix trop haut par l'OPEP, qui n'est autre chose qu'un cartel de monopoles publics qui a utilis la force, qui s'est servi de l'opportunit que lui offrait la guerre pour parvenir ses fins, a eu pour rsultat un ralentissement durable de la croissance pour les pays dpourvus de ptrole, non pas les tats-Unis ni la Russie qui sont d'importants pays dtenteurs d'or noir, mais l'Europe, le Japon et la plupart des pays du tiersmonde. Des milliers de milliards de dollars ont t perdus cause de ce ralentissement, qui auraient pu tre utiliss de meilleures fins, notamment amliorer le sort des populations, pousser la recherche et le dveloppement, etc. Des millions de personnes ont perdu leur emploi, notamment en France : l'envole de la courbe du chmage date de 1973. Des milliards de dollars ont t dpenss pour dcouvrir et exploiter d'abord du ptrole dans des zones hors OPEP, des cots beaucoup plus levs, ensuite d'autres sources d'nergie (charbon, nuclaire, solaire, etc.) beaucoup plus onreuses, et enfin pour faire des conomies d'nergie. Le rsultat a t que vingt-cinq ans aprs le coup de force de l'OPEP, le prix du baril est redescendu en valeur relle au niveau qu'il avait
1. Joseph E. Stiglitz, A Neoclassical Analysis of th Economies of Natura Resources , dans Kerry Smith, Scarcity and Growth Reconsidered, Baltimore, The Johns Hopkins University Press for Resources for th Future, 1979. 2. Cf. par exemple Solow, R. M., Intergenerational Equity and Exhaustible Resources , Review of Economie Sludies, 1974, 41, p. 29-45. On pourra aussi consulter sur ce point O. de La Granville, Thorie de la croissance conomique, Paris, Masson, 1977.

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avant 1973. Puis, la faveur de nouveaux vnements politiques, il est de nouveau remont au-dessus du prix qui s'tablirait si le march tait libre de toutes entraves. D'o de nouveaux gaspillages. Sans les coups rpts de TOPEP, peut-tre aurait-on dj invent depuis longtemps la voiture hydrogne que General Motors est en train d'introduire sur le march. Le modle Hy-Wire fonctionne l'hydrogne, l'lment le plus lger et le plus lmentaire de l'univers. En brlant, il n'met que de l'eau et de la chaleur. De quoi conomiser une partie du ptrole consomm par les voitures, soutiennent, bien que ce soit controvers, de nombreux experts '. Du reste, si les prix des matires premires n'ont cess de chuter au cours des dernires dcennies, ce n'est pas cause de la vilenie du capitalisme occidental exploiteur du tiers-monde grce un change ingal , c'est tout simplement qu'en dpit d'une croissance ralentie, du capital humain a t substitu au capital naturel. Un exemple parmi des centaines d'autres : les fils tlphoniques en cuivre ont t remplacs par des cbles en fibres optiques, qui utilisent des matires premires moins coteuses et plus abondantes. Une anecdote illustrera ce point. En 1980, l'conomiste et avocat Julian Simon conclut un pari avec les pessimistes de l'environnement. En leur offrant de choisir toutes les ressources naturelles qu'ils voulaient, Simon, qui pensait le capital humain capable de se substituer n'importe quelle ressource naturelle en voie d'puisement, dcida de parier sur la chute et non sur la hausse des ressources retenues. Paul Ehrlich releva le dfi. Cet cologiste et biologiste tait, l'poque, fameux pour avoir crit en 1968 The
1. Jeremy Rifkin, L'conomie hydrogne. Aprs la fin du prole, la nouvelle rvolution conomique, traduit de l'amricain par Nicolas Guihot, Paris, La Dcouverte, 2002.
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Population Bomb, o il prdisait des famines imminentes dans le monde. Plus tard dans un autre ouvrage, il prvoira un manque des matires premires essentielles ds 1985. Comme on pouvait s'y attendre, Ehrlich trouva l'offre de Simon irrsistible, et paria 1 000 dollars que les prix de cinq mtaux - le chrome, le cuivre, le nickel, l'tain et le tungstne - augmenteraient partir de 1990, aprs correction de l'inflation ; Simon gagna haut la main. Aprs correction de l'inflation, les prix des cinq mtaux baissrent fortement durant la dcennie. Ehrlich, commentent Samuelson et Nordhaus qui relatent cette histoire, n'avait pas seulement nglig de prendre en compte la tendance relative de long terme, mais galement manqu de chance en choisissant une dcennie au cours de laquelle le cycle d'activit a renforc les forces de long terme l. Certes, on pourra toujours dire que le coup de force de l'OPEP de 1973 n'a pas t une erreur pour les pays qui l'ont perptr, puisqu'ils ont su profiter d'une opportunit que leur offrait la conjoncture politique et conomique pour s'enrichir d'une manire spectaculaire. On pourrait mme soutenir que les ministres de l'or noir ont agi de manire tout fait rationnelle du seul point de vue conomique. L'erreur que nous analysons ici est l'interprtation qui a t prsente par les acteurs ou qui a t faite par certains experts de ce qui reste un abus de monopoles publics sur une ressource que des capitaux privs avaient dcouverte. Et l'oubli indcent des incidences de cet abus sur l'conomie plantaire, et notamment sur le sort des plus misreux. Cependant, mme du point de vue de l'environnement, le coup de force de l'OPEP laisse dsirer, si l'on consi1. Paul A. Samuelson, William Nordhaus, conomie, seizime dition, Economica, 1998, traduction sous la direction de Franois Larbre, Xavier Greffe, Agns Labye, Philippe de Lavergne, Valrie Oheix, Alain Thomazo et Fabien Tripier, p. 329-330.

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dre les risques cologiques propres certaines des nergies concurrentes qu'il a fallu utiliser ou rutiliser (charbon, nuclaire). Enfin, si l'on prend en compte les effets du quadruplement du prix du ptrole sur l'conomie des pays ptroliers eux-mmes, il n'est pas sr qu'ils aient t aussi bnfiques que les ministres de l'OPEP le prtendaient. Bien au contraire, une sorte de maldiction de l'or noir s'est abattu sur beaucoup d'entre eux. Pour trois raisons : 1. Une grande partie des ptrodollars a t quasi automatiquement recycle l'extrieur avec beaucoup de pertes en ligne , comme nous l'expliquerons l. 2. Le brutal et norme afflux financier caus par la hausse des prix de l'or noir a pouss d'invitables gaspillages dans les pays de l'OPEP. Djdda, en Arabie Saoudite, avait-elle besoin d'un aroport s'tendant sur 64 kilomtres carrs, une fois et demi plus grand que les aroports Kennedy, La Guardia, O'Hare et Los Angeles runis? Et le nouvel aroport de Ryad, la capitale du royaume, sera deux fois plus grand que celui de Djedda : est-ce indispensable? On pourrait videmment multiplier de tels exemples. 3. Surtout, la manne ptrolire a t recueillie par des gouvernements ou des socits publiques (puisqu'elle est constitue pour l'essentiel de redevances fiscales et de royalties), ce qui a renforc l'emprise du secteur tatique dans ces pays, l'hypertrophie de la fonction publique, le npotisme et, invitablement, la corruption et le gaspillage. Fodalits, monarchies rtrogrades et dictatures en ont t renforces, car elles trouvaient dans leurs caisses de quoi entretenir grassement leur clientle, et aussi de quoi s'armer jusqu'aux dents. Ce n'est sans doute pas un hasard si aucun des pays de l'or noir n'a volu dans un sens plus dmocratique aprs le coup de force de l'OPEP.
1. Cf. chapitre 15. 138

Dans les pays du Golfe, notamment, s'est dveloppe une relation de dpendance qui accompagne l'individu de la naissance la mort : ducation et tudes gratuites, sant gratuite, logements subventionns, bourses et prts des taux de complaisance pour le dmarrage des entreprises, services publics (eau, lectricit, tlphone) gratuits ou bnficiant de fortes subventions. En change de cette prise en charge, les gouvernements attendent de leurs sujets une loyaut totale et constante. Ft-elle modre, la dissidence politique n'est pas tolre. Les syndicats indpendants sont proscrits, les partis politiques interdits, les mdias placs sous contrle ou soumis la censure '. Ds lors, la moindre baisse des recettes ptrolires avive les mcontentements, apportant au passage de l'eau au moulin des fondamentalistes. Dernier argument qui pourrait tre prsent en faveur de l'OPEP : n'tait-il pas normal , naturel , de mettre fin la domination du cartel des grandes compagnies ptrolires? Il est incontestable que l'histoire des trusts gants du ptrole est riche en prvarications, en corruptions et en crimes de toutes sortes. Depuis la guerre de 1914, le ptrole tait devenu une matire hautement stratgique pour l'alimentation des annes. On connat la formule de Clemenceau : Chaque goutte de ptrole vaut une goutte de sang2. Quelques jours aprs l'armistice du 11 novembre 1918, l'Anglais lord Curzon, qui, l'anne suivante, sera ministre des Affaire trangres de
1. Jeremy Rifkin, op. cit., p. 146. 2. Formule, sans doute apocryphe, inspire d'une lettre du prsident du Conseil franais son homologue amricain en date du 15 dcembre 1917, suppliant les Amricains d'envoyer un tonnage supplmentaire de 100 000 tonnes permanentes en bateaux-citernes. II y a l une question de salut public international. Si les Allis veulent ne pas perdre la guerre, il faut que la France combattante, l'heure suprme du choc germanique, possde l'essence, aussi ncessaire que le sang dans les batailles de demain. Cit par Ren Sdillot, dans Histoire du ptrole, Paris, Fayard, 1974. 139

Grande-Bretagne pour quatre ans, reconnut que la cause allie avait atteint la victoire, porte par une vague de ptrole . la suite de quoi, l'industrie ptrolire a ml de manire inextricable des intrts politiques, stratgiques, conomiques et financiers, ce qui n'tait pas propice une gestion rationnelle de cette ressource. On pourrait en dduire que les prix du ptrole sont forcment politiques - ce qui est une manire de dire qu'ils n'obissent pas aux lois de l'conomie. Pourtant, le grief habituel que l'on fait un cartel : le maintien des prix un niveau trop lev, ne peut pas tre reproch aux trusts ptroliers avant le coup de force de l'OPEP, puisque l'une des raisons donnes ce coup, on l'a vu, tait justement que les prix pratiqus par les compagnies taient trop bas . En fait, les prix taient bien en baisse, mais cette baisse ne faisait que reflter l'anticipation des effets sur le march des dcouvertes de nouveaux gisements importants. Elle obissait donc avant tout une rationalit conomique, et non pas une volont des grandes compagnies de brader l'or noir. Dira-t-on alors que la politique des trusts aurait abouti forcment terme un puisement trop rapide des rserves si l'OPEP n'tait pas intervenue pour empcher que l'or noir ne soit vendu vil prix. Encore plus difficile prouver ! Le montant des rserves prouves rapport la production a atteint son niveau historique le plus bas en 1921, aprs le dmantlement du trust ptrolier de Rockefeller \ quand une certaine anarchie rgnait sur le march des hydrocarbures. cette date, les rserves prouves reprsentaient peine dix annes de production, contre vingt-deux annes une dcennie auparavant2.
1. Nous reviendrons sur la question de ce dmantlement et le mythe qui l'entoure au chapitre 13. 2. Jrme Bourdieu, Anticipations et ressources finies. Le march ptrolier amricain dans 'enre-deux-guerres, ditions de l'Ecole des hautes tudes en sciences sociales, 1996, p. 170.
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Ensuite, sous le rgne du cartel des compagnies qui commence au dbut des annes 1930, rhorizon des rserves ptrolires (entre une vingtaine et une trentaine d'annes de production en moyenne) n'a cess de reculer mesure qu'on avanait dans le temps et... que Ton dcouvrait de nouveaux gisements. Au milieu des annes 1980, les rserves mondiales prouves de brut taient estimes entre 650 et 700 milliards de barils. Dans les annes suivantes, 300 milliards de barils supplmentaires sont venus s'ajouter comme par miracle ces rserves, en dpit du fait qu'aucun champ ptrolier important n'ait t dcouvert entre-temps ]. Cette rvision des estimations a t le fait, pour l'essentiel, des pays de l'OPEP, et plus particulirement de ceux du Golfe. Les rserves saoudiennes qui ne dpassaient pas les 170 milliards de barils sont brusquement passes en 1990 258 milliards de barils (soit l'quivalent de 86 annes de production de 8 millions de barils par jour - niveau maximum atteint par l'extraction du ptrole dans ce pays). Celles de l'Irak ont plus que doubl entre 1987 et 1988 passant de 47 100 milliards de barils, celles de l'Iran sont passes de 49 milliards de barils en 1987 93 milliards douze mois plus tard. Abu Dhabi et Duba ont dclar un triplement de leurs rserves en 1988. Celles du Kowet avaient dj fait un bond de 64 90 milliards entre 1984 et 1985. Ce qui montre bien, au moins, qu'il faut se mfier des raisonnements fonds sur des estimations de rserves qui ne tiennent pas compte de leur sensibilit au prix ou d'autres facteurs.

1. Jeremy Rifltin, op. cit., p. 29.

Un hommage involontaire la rationalit conomique


Quand des prix sont fixs trop bas sant, tourisme, ducation

Les exemples de prix fixs trop bas sont si nombreux que l'on pourrait consacrer ce type d'erreur conomique un volume entier. L'espace et les transports publics, la sant, l'ducation nationale, le tourisme nous fournissent foison des cas qui relvent de cette catgorie. chaque fois, on observe surconsommation, encombrement et gaspillage, sans que Ton soit toujours conscient de la cause du phnomne. Les dficits rpts de l'tat providence, en dpit de tous les plans de redressement qui sont dcids grands renforts de trompettes mdiatiques, en sont une preuve particulirement flagrante. Encore rcemment, deux mdecins franais tentaient une analyse de leur secteur d'activit en ternies conomiques. C'est un tmoignage intressant, bien qu'imprgn la fois de bonne volont et de demi-aveuglement.
La mdecine franaise souffre d'une dangereuse vanit, crivent les docteurs Franois Dreyfus et Didier Sicard l. Puits sans fond, elle s'enferme dans une spirale mortelle. Le progrs technique gnre une demande croissante que le march des biotechnologies encourage naturellement. L'offre cre la demande selon la logique conomique l1. Dans une tribune publie la une du Monde dat du 14 septembre 2002.

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mentaire. Or, dans le domaine de la sant, l'offre est illimite et, en outre, elle est fonde sur un principe de bienfaisance dont la mise en cause est perue en termes idologiques. Ainsi, tout progrs, si spcifique et onreux soit-il, donne le droit tout citoyen de le revendiquer systmatiquement, toutes fins utiles. [...] Les citoyens n'ont aucun sens de leur responsabilit ou plutt de leur irresponsabilit dans un tel recours au systme de soins. Devenue un bien de consommation gratuit, illimit, indfiniment remboursable au titre d'un droit dfinitivement acquis, la mdecine au sens large du terme, diagnostique et thrapeutique, a transfr toute plainte, ft-elle passagre, sur une exigence d'expertise technique. Chacun y va de son chographie, de ses dosages de magnsium, de ses marqueurs tumoraux , de ses Doppler des veines des jambes, de ses srologies virales, avec une totale dsinvolture [...]. Chacun croit qu'il peut s'exposer sciemment un risque parce qu'il sera protg. L'exemple rpt de personnes sollicitant aprs un rapport sexuel sans prservatif des examens complexes et une thrapeutique prventive qui cote prs de 1 500 euros, avec le sentiment que cette prise en charge leur est due sans restriction, en est une loquente illustration. Cette illusion scuritaire protectrice, totalement dsincarne, annonce la faillite du systme.

On commence donc par nous rappeler une logique conomique lmentaire, selon laquelle l'offre cre la demande \ on ajoute que cette offre est illimite , on suppose que le progrs technique gnre une demande croissante - tout cela comme si le producteur de sant
1. Les auteurs font peut-tre allusion la loi de Say , mais, dans ce cas, ils en faussent totalement le sens. L'conomiste franais JeanBaptiste Say (1767-1832) a invent cette loi qui porte son nom et qui servira de drapeau aux tenants du libre jeu de l'offre et de la demande. Dans sa prsentation la plus simple, cette loi nous dit qu'une surproduction gnrale est impossible. Sous la plume de Say, elle s'exprime ainsi : Un produit dtermin offre, ds cet instant, un dbouch d'autres produits pour tout montant de sa valeur. Ou encore : Le fait seul de la formation d'un produit ouvre, ds l'instant, un dbouch d'autres produits. En un mot, produire c'est gnrer un revenu, donc un pouvoir d'achat.

n'avait aucun problme de cot. Puis, on nous dit que les citoyens n'ont aucun sens des responsabilits, pour en arriver enfin la vritable cl de l'explication : la sant est devenue un bien de consommation gratuit. Si on avait commenc par l, la messe tait dite. Mais il fallait enrober cette vrit dsagrable dans le chocolat d'un discours la fois savant et moralisateur. La vrit est la fois dite et masque. Belle dmonstration de rhtorique. La vrit est toute simple : si un bien, quel qu'il soit, est tarif en dessous du prix d'quilibre du march, a fortiori s'il est gratuit, aucune force au monde ne peut empcher qu'il soit gaspill. Il y aura sans doute des gens vertueux pour s'imposer une modration de leur consommation par souci du bien commun. Mais la plupart tiendront ce raisonnement : ma propre vertu sauvera quelques gouttes d'eau dans cette orgie trop prvisible, alors pourquoi ne pas en profiter comme les autres ? Et comme chacun anticipe que l'autre fera le mme raisonnement, le gchis est invitable. En deux mots, le dficit rcurrent de la Scurit sociale est un hommage (involontaire, videmment) la rationalit conomique. Phnomne moins connu, le tourisme dfie galement les lois du march. Cette autre forme d'tat providence, depuis l'instauration des congs pays en 1936, ce secteur emblmatique de la France postindustrielle, promue par le ministre du Tourisme premire destination du monde, est un sujet la fois tabou et mconnu. Si vous voulez surprendre vos amis, demandez-leur combien de touristes trangers visitent la France chaque anne. La plupart des rponses ne vont pas au-del de 10 millions. Or, les visiteurs trangers ont dpass la barre des 70 millions en l'an 2000. Pour une fois une prvision chiffre s'est rvle exacte. C'est exactement le chiffre qui avait t prvu dix ans plus tt pour le dbut du troisime millnaire par des experts en la matire. Ce que l'on sait
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encore moins, c'est la rapidit de la croissance. En 1986, le chiffre des touristes trangers s'tablissait 36 millions. En quatorze ans il a doubl ! Personne ne s'est interrog sur les raisons de cette progression. Et tout le monde s'en flicite. Aux 70 millions d'trangers (chiffre de 2002) s'ajoutent de surcrot, bon an mal an, les 25 millions de Franais qui n'ont pas les moyens de passer leurs vacances hors des frontires. Pour qui cherche la tranquillit et le repos, les mois d't sont devenus un casse-tte en France. Aprs avoir frapp les points les plus rentables des faades maritimes et montagneuses, le tourisme se rpand maintenant dans l'Hexagone. Des ports calmes comme Fcamp, qui avaient chapp l'envahissement parce qu'ils se trouvent l'cart des grandes voies de communication, se sont dcouvert une vocation touristique - crise de l'emploi oblige. Aprs avoir dpens des fortunes pour leur promotion, ils se trouvent maintenant happs dans le grand mouvement de transhumance humaine. Du littoral de plus en plus encombr et btonn, le flau va se rpandre jusque dans le moindre recoin de la campagne franaise. Il subsiste quelques rarissimes havres de paix dont, bien souvent, les connaisseurs se gardent bien de parler de peur qu'ils soient vents. La France n'a pas de ptrole, mais elle a des ides, disait-on crnement dans les annes 1970, aux lendemains du coup de force de l'OPEP. la longue, l'ide la plus fructueuse a t d'attirer toujours davantage de touristes trangers. Ds lors pourquoi se fatiguer l'ingrat travail industriel pour lequel, clich rabch, nous, Franais, ne sommes pas dous, si nous pouvons gagner au moins autant de devises en louant quelques mois par an nos plages et nos montagnes des trangers munis de leur carte de crdit. L' impratif industriel la mode du temps de Georges Pompidou a t remplac par l'impra146

tif touristique, en apparence moins salissant et pnible, et beaucoup plus rentable. La vente du patrimoine sous forme d'oeuvres d'art, de fermettes, de moulins, de manoirs, d'appartements dans les beaux quartiers, a pu mouvoir quelques esprits chagrins. Mais qui pourrait, qui oserait s'opposer la location de notre si belle nature des touristes qui, par dfinition, ne font que passer. Le problme, c'est que le loyer n'est pas assez lev pour couvrir les cots d'entretien du capital. Certes, l'impratif pompidolien n'a pas t compltement suivi - une revanche notable de l'intrt particulier sur les fantasmes des bureaucrates d'tat. On se fliciterait volontiers du triomphe du secteur touristique base, souvent, d'initiatives et d'inventivit de petites entreprises ingnieuses, si les comptes taient exacts. Mais, une fois encore en France, on assiste une privatisation des bnfices et une socialisation des pertes - mode coutumier du capitalisme d'tat la franaise. H est vident que le tourisme enrichit une multitude d'entreprises de toutes tailles, du camping la chane d'htels de luxe, en passant par les cafs, les restaurants, les chambres d'hte, les centres de loisirs, les parcs d'attraction, les tour operators. Ce ne sont pas les investissements les plus prestigieux qui sont les plus rentables. On pourrait citer l'exemple - connu de l'auteur - d'un camping dont la valeur de fonds de commerce a doubl en cinq ans, et dont la rentabilit du capital investi est de 20 % par an, pour une activit d' peine quatre mois sur douze. Mais c'est la collectivit, c'est--dire le contribuable, qui paie pour les infrastructures ncessaires de transports et d'amnagement, et surtout pour le gchis irrmdiable du capital : rarfaction de la flore et de la faune, pollution sur terre et sur mer par suroccupation, forts fragilises, promptes s'enflammer la moindre tincelle, eutrophisation des tangs par l'afflux d'eaux
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uses, provoquant une dsoxygnation des eaux profondes mortelle pour ses habitants, risques croissants d'insalubrit dans les rivires, btonnage et mitage du paysage, multiplication des dchets, rosion des dunes, dtrioration des chemins de randonne par les motards, surfrquentation des parcs naturels. Les droits de proprit n'tant pas clairement dfinis sur les lments de ce patrimoine, c'est la prise au tas gnralise, chacun anticipant que l'autre pillera ce qu'il laisserait intact par respect d'autrui ou de la nature, et se livrant donc son tour au grand gchis. Le cas limite du potentiel de destruction du tourisme, c'est Lascaux. La dgradation tait tellement vidente et rapide qu'il a fallu fermer la grotte et offrir aux visiteurs un pseudo-Lascaux. Il est vident que cette solution astucieuse ne peut tre applique des sites, encore moins des paysages, mais seulement des monuments de taille rduite. Faudra-t-il faire des copies des chteaux de la Loire? Construire - mais o? - un duplicata de NotreDame de Paris ? Chaque anne, la paroisse de l'histoire de France , comme disait Nerval, reoit plus de 11 millions de visiteurs. Les sols sont uss, les murs salis par le frottement des mains, l'hygromtrie tourmente des responsables du monument. Bref, les stigmates de Lascaux commencent apparatre l'intrieur de la capitale, crivait Jean Perrin, journaliste spcialis dans le tourisme, il y a dj treize ans *. C'est que le visiteur de Notre-Dame comme le baigneur en Mditerrane, le campeur dans les Landes, le skieur alpin, le promeneur sur les falaises d'tretat, ne paie qu'une partie, souvent trs faible, de ce qu'il consomme . Le prix n'tant pas au niveau qu'il devrait tre pour quilibrer l'offre et la demande, il en rsulte que la demande touristique est toujours suprieure l'offre.
1. Le Monde du 10 janvier 1991. 148

Le rationnement se fait par les queues, les files d'attente, l'encombrement, le pitinement, la mauvaise humeur, autant de facteurs qui aggravent la dgradation du site assailli. Cette vidence est pourtant inaudible. Toute critique du tourisme est immdiatement souponne d'litisme. Quoi ! on voudrait empcher le bon peuple d'accder la mer ou la montagne, rserver le soleil et la neige aux couches les plus aises? Si en outre on ose constater que les touristes trangers ajoutent encore au gchis gnral, on tombe sous la double accusation d'aristocratisme et de xnophobie. Aprs tout, de quel droit critiquer des foules qui trouvent une partie peut-tre essentielle de leur plaisir vacancier tre foules? Mais laisser se poursuivre un tel gchis, on ferait preuve en fait d'un hyper-litisme masqu par la dmagogie. Car c'est mpriser le peuple que de lui offrir des loisirs dans une nature dgrade, alors que les gens riches trouveront toujours les moyens de se payer de la beaut vierge. Plus le tourisme se dveloppe, plus se rarfie et donc se renchrit l'espace de vraie libert, rserv de ce fait aux hommes de pouvoir et d'argent. Les dgts du tourisme vont paratre relativement bnins par rapport au problme que nous allons examiner maintenant, et qui relve cependant de la mme erreur de prix fixs trop bas. Ce problme, c'est celui de l'tat providence, dont les consquences sont souvent tragiques. Malthus, dans son Principe de population, dj cit, nous a offert un modle, sinon indpassable du moins indpass, de critique de la providence tatique, qui s'appelait l'poque lois sur les pauvres . Un Anglais sur neuf en profitait '. Le chapitre qu'il consacre ce sujet mrite d'tre relu de nos jours. Sur le fond, il n'a pas
1. William Petersen, Malthus : le premier anti-malthusien, traduit par Antoinette et Jacques Fauve et Herv Le Bras, prface d'Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Dunod, 1980. 149

pris une ride. Il n'est pas difficile, en transposant son vocabulaire dans celui d'aujourd'hui, de reconnatre les questions trs actuelles de notre tat providence. C'est ce que nous allons faire.
En Angleterre, constate Malthus d'entre, on a fait des lois pour tablir en faveur des pauvres un systme gnral de secours; mais il est probable qu'en diminuant un peu les maux individuels, on a rpandu la souffrance sur une surface beaucoup plus tendue. On s'tonne dans ce pays-l que malgr des sommes immenses consacres annuellement au soulagement des pauvres, leurs peines ne semblent pas adoucies !.

premire fois en 1798), il n'y avait pas assez de viande pour que chaque Anglais en ait une petite portion sa table chaque jour. Donc, si on augmente les salaires, le rsultat va tre forcment un renchrissement du prix de la viande, en sorte que tout ce que le pays en peut fournir ne se partagerait pas entre un nombre de personnes beaucoup plus grand que dans l'tat actuel des choses l. Car :
Quand une marchandise est rare, et ne peut tre distribue tous, elle va celui qui produit le titre le plus2 valide, c'est-dire celui qui peut en offrir le plus d'argent .

Pareillement aujourd'hui, malgr le RMI et la Couverture sociale universelle, chaque hiver, des tres humains meurent dans la rue, et la misre semble empirer. Comment expliquer un tel phnomne ? Dtournement de fonds ? Inspecteurs consumant en vains repas le bien des pauvres ? Tous s'accordent penser que l'administration de ce bien est vicieuse , constate Malthus. Et beaucoup de nos contemporains pourraient en faire autant. La corruption de l'tat n'est plus dmontrer. Mais l'auteur du Principe nous invite aller plus loin dans l'analyse. Supposons, nous dit-il, que par une souscription d'hommes riches, l'ouvrier reoit pour prix de son travail cinq shellings2 par jour au lieu de deux, comme prsent. Quelques personnes croiraient peut-tre qu'au moyen de cette augmentation, tous les ouvriers se trouveraient l'aise et pourraient se procurer un morceau de viande pour le dner. Erreur ! Cette allocation supplmentaire n'augmenterait pas la quantit de viande disponible dans le pays. l'poque (l'Essai a t publi pour la
1. Malthus, op. cit., p. 353-354.
2. Comme on crivait alors schillings. 150

Il en irait de mme si l'on distribuait davantage d'argent aux pauvres. C'est une tentation permanente des gouvernants, et des conomistes qui les conseillent3. La relance par la consommation est un thme convenu aussi bien gauche qu' droite. Alors que, cela a maintes fois t dmontr, le seul moyen de relancer la croissance, c'est un investissement accru, et donc une pargne accrue, exactement le contraire de ce qui est trop souvent prconis. Malthus avait dj montr dans son Essai que cela ne sert rien de prendre dans la poche des riches.
Aucun sacrifice, surtout en argent, de la part des riches, ne peut prvenir d'une manire un peu durable le retour de la dtresse parmi les membres des classes infrieures du peuple. On peut effectuer de grands changements dans les fortunes. Les riches peuvent devenir pauvres, et quelques pauvres devenir riches ; mais tant que le rapport des subsistances la population reste le mme, il arrivera ncessairement qu'une partie des habitants auront beaucoup de peine
1. tbid., p. 354. 2. Ibid. 3. Ainsi dans un livre rcent, Jean-Marcel Jeanneney, qui fut ministre des Affaires sociales sous la prsidence du gnral de Gaulle, recommandaitil de distribuer 1 000 francs chaque Franais pour sortir de la crise. Dans Vouloir l'emploi, Paris, Odile Jacob, 1994. 151

se nourrir eux et leurs familles. Or, ce sera toujours les plus pauvres qui seront dans ce cas. Il peut paratre trange qu'avec de l'argent, on ne puisse pas amliorer la condition du pauvre sans abaisser d'autant celle du reste de la socit. Mais quelque trange que cela puisse paratre, je crois que c'est la vrit '.

Malthus, qui en vient maintenant directement aux lois sur les pauvres, les passe au crible de sa critique. C'est un morceau d'anthologie :
Premirement, les lois sur les pauvres tendent manifestement [en Angleterre] accrotre la population ], sans rien ajouter aux moyens de subsistance. Un homme pauvre peut s'y marier avec peu ou pas de moyens de soutenir une famille, parce qu'ils comptent sur les secours de la paroisse2. Ainsi les lois y crent les pauvres qu'elles assistent. Il faut donc, par l'effet de cette institution, que les subsistances se rpartissent en portions moindres. D'o il arrive que le travail de ceux qui ne sont point assists achte une moindre quantit d'aliments qu'auparavant. Et, par une consquence invitable, le nombre de ceux qui ont recours l'assistance doit augmenter sans cesse. Secondement, la quantit d'aliments qui se consomment dans les maisons de travail (Work-houses), et qui s'y distribue une partie de la socit qu'on ne peut envisager comme la plus prcieuse, diminue d'autant les portions qui sans cela seraient rparties des membres de la socit plus laborieux et plus dignes de rcompense3. Ainsi encore cette institution tend forcer un plus grand nombre d'hommes retomber sa charge. Si les pauvres occups dans les maisons de travail y taient mieux nourris et entretenus qu'ils ne le sont, cette nouvelle distribution d'argent tendrait plus fortement encore empirer le sort de ceux qui travaillent hors de ces maisons, parce qu'elle contribuerait plus efficacement hausser le prix des subsistances 4.

Ainsi, en cas de disette, n'est-il gure avis de distribuer du pouvoir d'achat pour pallier ses effets. Car l'aide aux pauvres ne fait qu'accrotre le renchrissement des prix. Et voici une leon qui et pu servir nos gouvernements au moment du coup de force de l'OPEP. Du temps de Malthus, il s'agit de bl, mais cette poque, cette crale est un lment du niveau de vie au moins sinon aussi vital, du moins aussi politiquement sensible que l'est aujourd'hui l'or noir.
On n'a pas assez senti, ce qu'il me semble, que le prix du bl en temps de disette dpend beaucoup moins de la raret de cette denre que de l'obstination avec laquelle chacun persiste consommer la quantit qu'il a contract l'habitude d'employer son usage. Un dficit de la moiti de la rcolte, si chacun consentait rduire immdiatement sa consommation, aurait peu d'effet sur le prix du bl, ou mme n'en aurait absolument aucun2.

L'aide aux ncessiteux ne peut que contrarier ce ncessaire ajustement des comportements :
Plus on fait de distribution dans les paroisses titre d'assistance, et plus on encourage chacun persister dans sa consommation habituelle ; par consquent, en vertu de cette mesure, il faut pour qu'enfin on consente diminuer cette consommation, que le prix du bl s'lve beaucoup plus qu'il3 n'aurait t ncessaire sans cela pour obtenir le mme effet .
1. Malthus, op. cit., p. 355. 2. Ibid., p. 357. 3. Ibid.

La conclusion, imparable, vaut pour aujourd'hui :


1. Au temps de Malthus, par le crot dmographique, aujourd'hui par l'immigration. 2. Aujourd'hui, on connat les effets des allocations familiales sur certaines catgories de la population. 3. En France, aujourd'hui, les Smicards ont un revenu parfois gal celui des Rmistes, ce qui n'incite pas ces derniers reprendre un travail. Le problme avait t reconnu par le gouvernement Jospin. Cela lui a cot cher. La frilosit des socialistes franais ce sujet lui a fait perdre des voix sur sa droite comme sur sa gauche.
4. Malthus, op. cit., p. 365.

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Les lois sur les pauvres, telles qu'elles existent en Angleterre, ont contribu lever les prix des subsistances, et abaisser le prix rel du travail. Elles ont donc contribu appauvrir la classe du peuple, qui ne vit que de son travail. Il est bien probable d'ailleurs qu'elles ont contribu faire perdre aux pauvres les vertus de l'ordre et de la frugalit, qui se font remarquer d'une manire si honorable dans la classe de ceux qui font quelque petit commerce ou qui dirigent de petites fermes. En tant le got et la facult de faire quelques pargnes, ces lois enlvent un des plus puissants motifs au travail et la sobrit. Par l mme, elles nuisent essentiellement au bonheur.

L'antienne sera reprise par Ricardo, payant son tribut la plume habile de M. Malthus l . Les lois sur les pauvres, crit le clbre disciple d'Adam Smith, dont nous reparlerons2, au lieu d'enrichir les pauvres, ne tendent qu' appauvrir les riches3 . Le seul frein l'accroissement indfini de l'aide aux pauvres, c'est que chaque paroisse doit lever un impt pour financer cette assistance. Par cette mthode, observe Ricardo, l'on est plus intress modrer le taux de cette contribution, et cela devient plus praticable que si l'on imposait une contribution gnrale pour secourir les pauvres de tout le royaume. Une paroisse a bien plus d'intrt bien grer l'assistance toute pargne tant pour elle un profit - que si des centaines de paroisses avaient partager ces fonds. Et c'est cette cause qui a empch le fonds des pauvres d'avoir dj absorb tout le revenu net du royaume . Excellente remarque, magnifique anticipation de l'accroissement continu des prlvements obligatoires, une fois que le frein paroissial aura saut.
1. David Ricardo, Des principes de l'conomie politique et de l'impt, nouvelle introduction de Pierre Docks, traduction de P. Constancio et A. Fonteyraud, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1977, p. 92. 2. Cf. chapitres 9 et 10. 3. Ricardo, op. cit., p. 91. 154

Tous les amis des pauvres, conclut Ricardo qui ne veut pas passer pour leur ennemi, devraient dsirer ardemment de les voir abolir1. Et se dsoler qu'elles soient toujours en vigueur sous une forme ou sous une autre. Auguste lui-mme, au fate de sa puissance, avait renonc rformer le systme de distribution aux citoyens romains de bl bas prix, puis gratuit, mis en place par Caus Gracchus en 123 av. J.-C. J'eus la pense, confia-t-il son journal, de supprimer pour toujours les distributions de bl, parce que le peuple, comptant sur elles, abandonnait la culture de la terre ; mais je ne mis pas mon projet excution, persuad qu'elles seraient un jour ou l'autre rtablies par dsir de la faveur populaire2. Comment un Monsieur Raffarin ou n'importe lequel de ses successeurs pourrait russir l o le matre du monde n'avait mme pas commenc? Cette critique de l'assistance tatique aux pauvres en tant que systme n'enlve rien, videmment, ni au devoir moral qui s'impose tout un chacun de venir en aide aux ncessiteux en prlevant sur ses propres deniers, ni au mrite de personnes qui se dvouent cette tche. Mme l'aide de l'tat peut se justifier en cas d'urgence, de risque vital, mais condition de ne pas oublier qu'elle n'est jamais indemne d'arrire-penses politiques ou stratgiques. Et que les bureaucrates ou les ministres qui en dcident n'oublient pas eux-mmes que cet argent qu'ils redistribuent ne leur appartient pas.

1. Ibid., p. 92. 2. Sutone, Auguste, XLII.

8.
L'or rend fou La faillite inluctable du Gold Exchange Standard

S'il est un domaine o les gouvernements comme les experts persvrent diaboliquement dans l'erreur, c'est bien celui du systme montaire international. Un exemple particulirement flagrant : la fameuse confrence de Bretton Woods la fin de la Seconde Guerre mondiale. Toutes les conditions paraissaient pourtant runies pour fonder nouveaux frais, de manire rationnelle, un nouvel ordre montaire international. Et l'on n'a fait que rpter l'erreur commise la prcdente confrence montaire internationale, celle qui s'tait tenue Gnes en 1922. Une erreur qui consiste fixer le prix de l'or un prix trop bas. Rappelons le contexte. Juillet 1944, l'Allemagne n'a pas encore capitul que ses vainqueurs cherchent dj btir une nouvelle conomie plantaire. Les bonnes intentions dont l'enfer est pav, les vainqueurs de l'Allemagne nazie n'en manquent pas en ce dernier mois d'un conflit monstrueux. C'est vrai surtout des tats-Unis, qui mergent de la guerre l'tat de superpuissance conomique et financire. Sans doute la dette publique amricaine est-elle passe la faveur des hostilits de 37 milliards 269 milliards de dollars, le cot de la guerre pouvant tre valu 664 milliards de dollars. Mais le Produit national brut des tatsUnis atteint de 90,5 milliards de dollars en 1939,
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211,9 milliards de dollars en 1945. La production d'acier qui tait de 53 millions de tonnes est maintenant 80 millions de tonnes. La production d'aroplanes est passe dans le mme temps de 5 886 units 48 912, tandis que 444 000 personnes ont dmnag Los Angeles, attires par l'industrie aronautique. Les comptes d'pargne des particuliers sont passs de 6,85 milliards de dollars 36,41 milliards de dollars. Pratiquement, 80 % de toutes les rserves d'or du monde sont maintenant entasses dans les caves de Fort Knox, l o le Systme de Rserve fdrale entasse ses lingots de mtal jaune. L'conomie amricaine que le New Deal de Roosevelt en 1933, contrairement une lgende tenace \ n'avait pas russi sortir de la crise conscutive au krach de 1929, connat maintenant une prosprit insolente et sans prcdent. L'autre grande puissance, l'Angleterre, sort ruine et endette de cinq annes de guerre. Quant au reste de l'Europe, elle est au bord de la famine. Pour l'Amrique, le retour la paix doit s'oprer en tournant dlibrment le dos aux politiques dflationnistes et protectionnistes qui avaient dsastreusement marqu 1'entre-deux-guerres, mais aussi en mettant fin la prfrence impriale que les Anglais essayaient de sauvegarder. Le nouveau matre du monde va donc convoquer Bretton Woods, une modeste bourgade du New Hampshire, pas moins de quarante-trois nations pour leur prcher les vertus de la stabilit montaire et de la libert commerciale. La France, qui n'est pas encore totalement dbarrasse de l'Occupant, est reprsente par Pierre Mends France, commissaire aux finances du Comit franais de libration nationale d'Alger. Les discussions, qui durent du 1er au 22 juillet 1944, sont domines par deux personnalits : l'Anglais John Maynard Keynes et l'Amricain H. D. White.
1. Cf. chapitre 16.

Keynes, l'poque considr comme le plus grand conomiste vivant, croit tenir sa revanche sur ce qu'il appelle la relique barbare , c'est--dire l'talon-or. Il prconise la cration d'une Banque internationale, qui mettra une monnaie, le bancor , selon les besoins rels courants du commerce mondial et qui pourra soumettre le volume montaire une expansion ou un resserrement ralis dessein pour contrebalancer les tendances inflationnistes ou dflationnistes dans la demande mondiale . L'organisation et la direction de la banque en question auraient un caractre supranational. Une vision utopique dans la mesure o la construction d'une telle banque centrale au niveau mondial est irralisable dans les conditions du moment White prconise, lui, l'intronisation d'un nouveau systme : le Gold Exchange Standard. Dsormais, les banques centrales pourront mettre de la monnaie non plus seulement en fonction de leur stock d'or, mais aussi en fonction de leurs rserves en devises. Ce projet, beaucoup plus pragmatique que celui de son concurrent, va l'emporter. Du coup vont tre radicalement modifies les rgles du systme montaire international. Dans le systme d'talon-or, le Gold Standard, en vigueur de 1870 la guerre de 1914, et que l'on avait essay de rtablir entre les deux guerres sans jamais parvenir qu' construire un systme btard, les banques centrales ne sont autorises avoir dans leurs rserves que de l'or. Chaque monnaie est dfinie par une quantit fixe d'or contre laquelle elle est librement convertible. La Banque centrale ne peut mettre de la monnaie qu'en fonction de ses rserves d'or. Quand la balance commerciale d'un pays est en dficit, ce dficit est rgl par des sorties d'or. Il en rsulte automatiquement une diminution de la quantit de monnaie mise par la banque centrale, et par consquent une baisse des prix. Cette dernire 159

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favorise les exportations, et donc le retour l'quilibre de la balance des paiements. Inversement, en cas d'excdent des paiements courants, de l'or rentre dans le pays, il en rsulte une augmentation de l'mission de monnaie, et donc une augmentation des prix qui dfavorise les exportations et fait revenir la balance commerciale l'quilibre. Dans le systme bien diffrent d'talon de change-or, le Gold Exchange Standard, les banques centrales sont autorises avoir dans leurs rserves, en plus de l'or, des devises. Sur le papier, la monnaie continue tre dfinie en or, mais, de fait, le lien entre l'or et la monnaie est rompu. En effet, la Banque centrale peut mettre de la monnaie sans considration de son stock d'or, avec d'autant plus de facilit que cette mme monnaie n'est plus librement convertible en mtal jaune au prix indiqu par sa dfinition officielle. Il s'ensuit que les mcanismes automatiques de correction des dficits des paiements courants ne peuvent plus jouer. Ds lors, ces dficits grandissent jusqu' atteindre les limites d'endettement du pays, obligeant les gouvernants prendre soudain des mesures d'austrit beaucoup plus douloureuses que les corrections automatiques pratiques au mois le mois en vertu du Gold Standard *. White a en fait repris une ide qui avait t adopte en 1922 par la Confrence montaire de Gnes et mise en pratique jusqu' la crise de 1929. Il s'agissait l'poque d' conomiser l'or , le mtal jaune n'tant pas jug assez abondant pour gager lui tout seul toute la monnaie dont on avait besoin. Il y avait une raison bien simple cette apparente pnurie d'or : les prix avaient tous doubl ou tripl de 1914 1922, sauf le prix officiel de l'or, puisque l'on prtendait restaurer les parits-or des monnaies leur niveau de 1914. Et l'on sait que, pour son malheur,
1. Henry Hazlitt, From Bretton Woods to World Inflation. A Sudy of Causes and Consquences, Chicago, Regnery Gateway, 1984.

l'Angleterre y parvint en 1925. Pour relancer la production d'or, il et suffi d'aligner le prix de l'or sur les autres prix. Bref, le prix de l'or avait t fix beaucoup trop bas. En 1944, White va faire commettre la mme erreur aux tatsUnis et leurs partenaires. Le Gold Exchange Standard sera instaur sous le prtexte d'conomiser, encore une fois, l'or, alors que la pnurie de mtal jaune a une cause trs concrte : son prix officiel, 35 dollars l'once, n'a pas boug depuis la dvaluation opre par Roosevelt en 1934, alors que tous les autres prix ont doubl, tripl, voire quintupl. Mais cette parit de 35 dollars l'once est considre par les Amricains comme sacro-sainte. Y toucher serait mettre en cause le prestige de leur leadership mondial. Pour le vainqueur des vainqueurs, il est impensable qu'il dvalue sa monnaie ! Et il s'enttera dans cette position pendant prs de trois dcennies, jusqu' la honteuse capitulation montaire de Richard Nixon le 15 aot 1971. Si ftichisme il y avait, c'tait bien celui d'une certaine parit datant d'avant-guerre, donc forcment dpasse. Le mme ftichisme qui avait conduit l'Angleterre en 1925 rtablir la livre sa parit-or de 1914. Orgueil des grandes nations victorieuses ! Il est vrai qu'en 1944, du fait mme de la guerre, le dollar est partout demand, car partout on cherche se procurer des marchandises amricaines qu'il faut bien payer avec des billets verts. Aussi bien, dans le nouveau monde montaire qui se met en place, c'est le dollar, as good as gold, qui se trouve au centre du systme. C'est par rapport lui que se dfinissent toutes les autres monnaies. Lui seul est convertible en or sa parit officielle de 35 dollars l'once - une convertibilit qui est toutefois limite aux banques centrales trangres, le citoyen amricain n'ayant pas accs la rserve officielle de mtal jaune. De la ngociation va donc sortir une nouvelle institution, le Fonds montaire international, avec, essentiellement, trois rgles : 161

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1. Les pays membres peuvent dvaluer leur monnaie d'au plus 10 %, par simple notification au Fonds; si le changement est suprieur 10 %, l'accord du FMI est requis, celui-ci devant s'assurer que la dvaluation est ncessaire pour remdier un dsquilibre fondamental . Comme les accords de Bretton Woods ne dfinissent pas ce qu'est un tel dsquilibre, la porte est ouverte aux dvaluations les plus sauvages, qui risquent de fausser les conditions de la concurrence internationale, et de s'enchaner les unes aux autres dans un dumping montaire sans fin. 2. Lorsqu'un pays membre connat de graves difficults, il peut recourir l'aide du Fonds, qui utilise cette fin les ressources provenant des souscriptions des pays membres. Ces aides sont forcment imprgnes de considrations politiques, qui nuiront leur efficacit conomique... et la rputation du FMI. 3. Les pays membres ne peuvent adopter des mesures restrictives sur les paiements et les transferts courants de devises sans l'approbation du Fonds. Comme dans les faits, il est impossible de distinguer les paiements courants des autres types de paiements (investissements, placements), cette troisime rgle quivaut lgaliser le maintien de telles restrictions sur tous les mouvements de capitaux. Il est mme prvu que lorsqu'un pays est fortement et durablement crancier, sa devise peut tre proclame rare , ce qui autorise les autres tats membres tablir des restrictions de change. On redoute l'poque le dollar gap, la pnurie de dollars, et pour la pallier, on autorise par avance aux pays dficitaires le recours des contrles des changes et autres mesures attentatoires la libert financire. Tout ce dispositif compliqu aurait t inutile si l'or avait retrouv une parit conforme la situation des prix aux lendemains de la guerre. Comme le prix de l'or en dol162

lar tait trop bas, terme le billet vert ne pouvait qu'tre dvalu. Cette ncessit a t longtemps masque par la soif de dollars. Mais elle devait finalement s'imposer. D'autant que le^ systme, on s'en apercevra dans les faits, permettait aux tats-Unis un dficit sans pleurs , selon la fameuse expression de Jacques Rueff. En effet, dans la mise en pratique des accords de Bretton Woods, les rserves que la plupart des banques centrales ont ajoutes leur or ont t constitues en dollars. Car le billet vert tait non seulement la monnaie la plus utile sur le plan du commerce international, mais aussi la seule convertible en or. Il en est rsult pour les tats-Unis une facilit extraordinaire. Ils n'avaient pas quilibrer leur balance des paiements. En effet, les dollars correspondant leurs importations de biens et services ou leurs investissements extrieurs taient mis en rserve par les banques centrales de leurs partenaires commerciaux; autrement dit, ils n'taient changs ni contre des produits made in America ni contre l'or entrepos dans les caves de leur banque centrale. Le dficit de la balance de paiements, chez eux et chez eux seuls, n'avait pas besoin d'tre corrig. De temps en temps, pourtant, certaines banques centrales, notamment la Banque de France, rclamaient le remboursement de leurs dollars en or. Et il arriva ce qui devait arriver. Les rserves en or des tats-Unis diminurent de telle faon qu'elles devinrent ridiculement faibles par rapport la masse des dollars accumuls de par le monde. La parit-or de Roosevelt devenait intenable. Il fallut y renoncer. Ce quoi se rsolut le prsident Richard Nixon le 15 aot 1971, jetant le bb avec l'eau du bain. Le systme de Bretton Woods s'est alors effondr pour faire place un systme de changes flottants dont nous ne sommes toujours pas sortis. Bretton Woods prtendait stabiliser les changes et les libraliser. Le rsultat a t tout autre : des dvaluations
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rptition des monnaies les plus faibles avant que le dollar ne chute en dernier, un retard considrable dans l'instauration du libre-change, une inflation mondiale en acclration, qui sera trs coteuse stopper, et finalement une explosion complte du dispositif montaire international. Une grande occasion d'instaurer durablement un systme stable a t manque. On peut toujours prtendre que, dans les conditions de l'poque, plusieurs pays importants ayant t ravags par une guerre atroce, il tait difficile de faire mieux. Et que l'on aurait mme pu faire pire si l'on avait suivi le plan Keynes. Mais Keynes a-t-il vraiment t battu Bretton Woods, comme on l'a beaucoup dit? Certes, le dollar a pris la place du bancor qu'il prconisait. Mais, pour le reste, les rgles mmes de Bretton Woods ont permis de pratiquer partout les politiques recommandes par l'conomiste anglais partir de cette ide fausse que l'on peut lutter contre le chmage par l'inflation. Or, l encore, le rsultat, savoir toujours plus d'inflation pour toujours plus de chmage, a t contraire aux espoirs, et il faudra presque un demi-sicle pour se dbarrasser du culte de l'idole keynsienne. Et retrouver la relique barbare tant dteste par Keynes ? On en est loin puisque le mtal jaune a t en quelque sorte banni du systme montaire international par la mise en flottement du dollar; et il ne joue plus aucun rle dans la dfinition des monnaies. Mais on a tout de mme retrouv le chemin de certaines disciplines qui ne sont pas sans ressembler celles qu'imposait le Gold Standard : pas de recours dlibr l'inflation, libert des mouvements de capitaux. Mais alors pourquoi ne pas revenir l'original plutt qu' une mauvaise copie ?

9.

L'homme qui a fait drailler la science conomique


L'erreur d'Adam Smith et l'erreur sur Adam Smith

Nous l'avons dit ds le dbut de ce livre : la source de beaucoup d'erreurs conomiques, il faut la chercher chez les conomistes eux-mmes. Et pourquoi pas chez celui qui passe communment pour le pre fondateur de la science conomique? De fait, il y a une erreur concernant Adam Smith. Elle est mme double. Il y a d'abord l'erreur, lourde de consquences, d'Adam Smith concernant le problme de la valeur. Il y a ensuite l'erreur sur Adam Smith lui-mme, bien meilleur philosophe qu'conomiste. Commenons par la plus facile analyser : la seconde. Le mythe d'Adam Smith, pre fondateur, date de la publication en 1776 de sa fameuse Enqute sur la nature et les causes de la richesse des nations, dont les premiers succs hors des frontires de l'Angleterre doivent beaucoup l'anglomanie de l'poque. La ralit est tout autre : non seulement Smith n'a rien invent d'essentiel qui ne ft dcouvert depuis Platon et Aristote et mis jour au xvine sicle par des auteurs tels Cantillon, Quesnay ou Condillac, mais encore a-t-il engag la rflexion conomique sur une voie pour le moins malheureuse, qui conduira Marx et finalement au socialisme d'tat. Ce qui est paradoxal de la part d'un auteur qui a la rputation d'tre le premier thoricien de l'conomie de march !
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Mme la division du travail, dont on fait son plus grand titre de gloire, sa dcouverte la plus clbre, se trouve dj chez Platon. Ce premier point vaut la peine d'tre montr en quelques mots. On trouve, en effet, dans La Rpublique une prsentation des vertus de la division du travail en des ternies extraordinairement modernes. C'est une magistrale leon d'conomie ! Platon fait dire Socrate que la spcialisation des mtiers vient de ce que tout d'abord, la nature n'a pas fait chacun de nous semblable chacun, mais diffrent d'aptitudes, et propre telle ou telle fonction. Ds lors, la question de savoir dans quel cas travaille-t-on le mieux, quand on exerce plusieurs mtiers ou un seul? , la rponse qu'impos la logique conomique est : quand on n'en exerce qu'un seul . Du mme coup, la productivit du travail augmente en quantit et en qualit. Car, on produit toutes choses en plus grand nombre, mieux et plus facilement lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre un seul travail, tant dispens de tous les autres . On n'est pas loin du travail la chane ! La spcialisation professionnelle se prsente mme dans La Rpublique comme un processus dynamique : En effet, poursuit Socrate, il est vraisemblable que le laboureur ne fera pas lui-mme sa charrue, s'il veut qu'elle soit bonne, ni sa bche, ni les autres outils agricoles ; le maon non plus ne fera pas ses outils ; or, il lui en faut beaucoup lui aussi. Il en ira pareillement pour le tisserand et le cordonnier, n'est-ce pas ? La cit elle-mme ne pourra produire tout ce dont elle a besoin, n lui faudra importer des marchandises : Elle aura donc besoin d'autres personnes encore, qui, d'une autre cit, lui apporteront ce qui lui manque. Mais ces personnes ne pourront pas repartir les mains vides. Si donc la cit importe, elle devra aussi exporter. Par suite, elle aura besoin d'un grand nombre de laboureurs et d'autres arti166

sans. Et aussi d'agents qui se chargent de l'importation et de l'exportation des diverses marchandises. Ces agents sont des ngociants. Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore une multitude de gens verss dans la navigation. Une autre question s'impose : Comment les hommes changeront-ils les produits de leur travail ? Rponse de Socrate : II est vident que ce sera par vente et par achat. D'o la ncessit d'avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets changs (La Rpublique, 370 b-371 a). Mme si l'on crdite Adam Smith d'avoir, malgr tout, mis en lumire les vertus de la division du travail son poque, il y a aussi la question du style. Le livre le plus fameux de la littrature conomique fourmille de contradictions et d'obscurits, comme s'il avait fallu fournir par avance du grain moudre des gnrations d'exgtes qui ne s'en sont d'ailleurs pas privs. Enfin, dans La Richesse des nations, les plagiats sont nombreux. Par exemple, la fameuse fabrique d'pingles qui sert illustrer les vertus de la division du travail est copie de l'article pingles de l'Encyclopdie de 1755. L'ide de main invisible , qui a tant contribu la renomme mondiale de l'cossais, n'a pas non plus t, au sens strict du terme, invente par Smith, s'il est vrai qu'il a eu le gnie d'en trouver la formule. Encore en est-il particulirement avare. En effet, l'expression de main invisible ne figure qu'une seule fois dans La Richesse des nations. Et ce n'est qu'au dtour d'une phrase, comme par inadvertance, presque regret, que Smith l'emploie. vrai dire, on la trouve aussi, et toujours une seule fois, dans un ouvrage publi par l'cossais dix-sept ans plus tt, La Thorie des sentiments moraux - nous y reviendrons plus loin. En fait, Smith retrouve une ide qui est dans l'air du temps depuis le dbut du xvnf sicle, exactement depuis le 167

scandale caus en 1714 par Mandeville avec sa Fable des abeillesl - savoir que la socit est tout fait capable de se conduire toute seule et d'atteindre par elle-mme le bien commun. Dans la brche ouverte par celui que l'on a surnomm l'Homme-Diable (Mon Devil), s'tait dj engouffr l'Italien Ferdinand Galiani, coqueluche des salons parisiens. Dans son trait Dlia monea, il nous est parl d'une main suprme qui agit en sorte que nos passions viles soient le plus souvent, en dpit de nousmmes, ordonnes l'avantage de l'ensemble . Un autre italien, Gianbattista Vico, dit peu prs la mme chose dans Science nouvelle. L'ide sera reprise par Hegel au tournant du xviif et du xixe sicle : les hommes, quand ils obissent leurs passions, ne sont en ralit, et sans le savoir, que les agents de l'Histoire. Pour tre complet sur ce sujet, il faut dire que la fable de Mandeville est la continuation d'une rvolution conceptuelle commence au xvne sicle, fort bien dcrite par l'conomiste amricain Albert Hirschman dans son chef-d'uvre Passions and Interesis2. Rsumons : aprs les horreurs des guerres de Religion, se produit ce que l'on pourrait appeler la dmolition du hros - une sorte d'oeuvre collective entreprise par Cervantes, Pascal, Racine, La Rochefoucauld. L'honneur la Corneille est pass la trappe. L'tat, ne pouvant plus, pour assurer son pouvoir, compter sur la morale chevaleresque, va devoir inventer une nouvelle science de gouvernement. Il cherche d'abord combattre les passions par d'autres passions. L'ide fait son chemin chez nombre d'auteurs. Vauvenargues, par exemple : Les passions sont opposes aux passions, et l'on peut se servir des unes comme
1. Bernard Mandeville, La Fable des abeilles, ou les vices publics font le bien public, introduction, traduction, index et notes de Lucien et Paulette Carrive, Paris, Vrin. Rdition 1985. 2. A. O. Hirschman, Les Passions et les intrts, traduit de l'amricain par Pierre Andler, Paris, PUF, 1980. 168

contrepoids aux autres1. Ou encore, Holbach : Les passions sont les vrais contrepoids des passions ; ne cherchons pas les dtruire, mais tchons de les diriger : balanons celles qui sont nuisibles par celles qui sont utiles la socit2. Comme l'indique ce dernier, on va faire un tri parmi les passions en sorte de trouver celles qui serait confi le rle de contrebattre les autres qui sont vraiment sauvages . Et c'est ainsi que l'on en vient opposer les intrts aux passions. Les intrts sont des passions leves au rle de dompteurs des autres passions. Ainsi un assortiment de passions, jusqu'alors connues comme tant l'avidit, l'avarice ou l'amour du lucre, est employ pour s'opposer d'autres passions telles que l'ambition, le got pour le pouvoir et la passion sexuelle, considres beaucoup plus dangereuses pour l'ordre social. Rvolution morale considrable. Au Moyen ge, l'avarice tait considre comme le pch mortel le plus mortel plus encore que le sexe. Encore au xvne sicle, dans les nombreux traits sur les passions qui sont publis, l'avarice est traite de plus grande folie humaine . Mais une fois dguis en intrt, non seulement le vulgaire et mprisable appt du gain entre en comptition avec les autres passions, mais encore lui confe-t-on la tche de les brider. Cette prestidigitation conceptuelle tant accomplie, l'intrt est devenu une vraie marotte, utilise tout bout de champ. Les actions humaines sont toutes passes au crible du nouveau critre, et expliques par lui, mme celles qui paraissent les plus loignes du calcul goste. Ainsi La Rochefoucauld : L'intrt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, mme
1. Vauvenargues, uvres compltes, Paris, Hachette, 1968, vol. 1, p. 239. 2. Baron d'Holbach, Systme de la nature, Hildesheim, Georg Oims, 1966, fac-simil de l'dition parisienne de 1821, p. 424-425.

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celui du dsintressement. Inerest governs th world (C'est l'intrt qui gouverne le monde) est un proverbe usuel en Angleterre ds la fin du xvne sicle. La rvolution conceptuelle est d'autant plus profonde que depuis l'Antiquit, on n'avait dispos que de deux catgories pour analyser les motivations humaines ; les passions et la raison. Et c'tait la raison seule que Ton demandait de calmer les passions. Mais on avait t forc de constater que bien souvent la raison tait trop faible pour tenir tte la soif du pouvoir ou au dsir sexuel, et que parfois mme elle se mettait, tout simplement, leur service! Il en rsultait une sombre perspective pour l'humanit, que reflte bien le pessimisme radical d'un Pascal. Mais, en enfonant l'intrt comme un coin entre passion et raison, on pouvait esprer que l'intrt prendrait le meilleur de chacune de ces deux notions. La forme hybride d'action humaine qui en a rsult a t considre comme exempte la fois du caractre destructeur de la passion et de l'inefficacit de la raison. Aussi ne faut-il pas s'tonner que la doctrine de l'intrt ait t accueillie l'poque comme un vritable message de salut. Un message toujours vivant. Encore au xxe sicle, Keynes remarquait, dans sa fameuse Thorie gnrale : La possibilit de gagner de l'argent et de constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une voie o ils sont relativement inoffensifs. [...] Il vaut mieux que l'homme exerce son despotisme sur son compte en banque que sur ses concitoyens. Cela n'empche que l'on puisse avoir la nostalgie du pur hrosme. Alors que juif allemand migr en France, il cherchait lui-mme fuir devant l'avance nazie fin 1940, Hirschman rapporte, non sans ironie, ce propos tenu par un passeur marseillais qui demandait un ddommagement substantiel pour emmener sur son bateau des rfugis presss de passer de l'autre ct de la Mditerrane : Je fais cela pour sauver l'honneur de la France et assurer 170

mes vieux jours !. S'il n'avait invoqu que le premier motif, il n'aurait pas t cru ! Replace dans son contexte, la main invisible de Smith, lequel ne cachait pas paradoxalement l'horreur que lui inspirait la fable de Mandeville, est oppose implicitement la main trop visible des Princes qui nous gouvernent, qu'ils soient d'tat ou d'glise, alors que lesdits Princes prtendent encore tenir leurs pouvoirs de la mme Providence. Assurment, l'image de la main invisible est admirablement bien trouve. Car, c'est bien parce qu'on ne peut la voir que la main imagine par l'cossais fascine ; cache, elle peut uvrer puissamment. Mais pourquoi Adam Smith n'emploie-t-il qu'une seule fois la formule magique qu'il a lui-mme invente? Y croyait-il lui-mme? On peut se le demander, car la liste des exceptions que la Richesse des nations oppose la rgle du march est en effet trs longue et diversifie, La main invisible cache donc chez Smith, si l'on peut dire, une autre main, celle d'un Prince bienveillant guid videmment par le tenant de la nouvelle science, l'conomiste. Et peut-tre est-ce pour cette raison que la plupart des conomistes clbrent Adam Smith comme leur pre fondateur. Il leur a ouvert les portes de l'appareil d'tat2. Adam Smith est certainement meilleur philosophe qu'conomiste. C'est d'ailleurs ainsi qu'il se voyait lui1. Hirschman, Bonheur priv, action publique, traduit de l'amricain par Martine Leyris et Jean-Baptiste Grasset, Paris, Fayard, 1983. 2. Si aujourd'hui, en France, la profession d'conomiste d'entreprise est en crise, cause sans doute de ses pitres performances en matire de prvisions, celle des conseillers princiers est toujours aussi florissante. La sanction du march n'y a pas cours. La seule sanction est lectorale. Mais les conomistes ne sont pas des lus. Un indice significatif de cette impunit : le Conseil d'analyse conomique, mis en place par Lionel Jospn, ses dbuts Matignon, a survcu la dbcle politique laquelle a men la gestion de l'ancien Premier ministre. 171

mme. L'uvre qu'il prfrait parmi ses propres livres tait la Thorie des sentiments moraux, publie en 1759. Pour un auteur alors g de trente-six ans, c'tait, nous allons le voir, un coup de matre. Smith fera paratre de son vivant cinq autre ditions, apportant chaque fois des corrections et des ajouts. La dernire sera dite en 1790, quelques mois avant sa mort. On ne prend pas un tel soin d'une uvre de jeunesse si on ne la considre pas comme fondamentale - et de fait elle l'est. Malheureusement le Smith de 1759 a t masqu par celui de 1776, ce qui explique pour une bonne part l'erreur que l'on commet son propos. La Thorie des sentiments moraux repose sur le postulat que l'homme ne peut subsister qu'en socit . Or pour vivre en socit, il faut certains caractres. La Nature a donc imprim (ce mot est rpt plusieurs fois) ces caractres dans le cur, aujourd'hui on dirait dans les gnes de l'homme. Nul besoin donc de supposer un contrat social souscrit par on ne sait quels fondateurs dans un temps trs lointain. Ce que nous avons sous les yeux suffit : la socit fonctionne, il s'agit de comprendre comment. Le premier, le principal caractre, c'est la sympathie. Le ternie ne doit pas tre compris dans son sens tymologique de souffrir avec (cruv TcaOetv), mais comme la facult que chacun a de se mettre par l'imagination au diapason des passions d'autrui, quelles qu'elles soient. Il arrive mme que nous sentions pour autrui une passion qu'il semble entirement incapable d'prouver lui-mme. Ainsi sympathisons-nous avec les morts, souffrant leur place de la froideur du caveau et du travail de la vermine. Mais cette sympathie peut connatre quelques dissonances. Quand les passions d'autrui sont en accord avec les motions sympathiques du spectateur, elles apparaissent convenables . Dans le cas contraire, elles lui
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paraissent injustes, inconvenantes et inadquates aux causes qui les ont excites . De toute faon, les motions du spectateur risquent de rester en de de ce qui est ressenti par celui qui souffre ou qui jouit. Aussi bien la personne concerne doit-elle affaiblir sa passion jusqu' cette hauteur partir de laquelle le ou les spectateurs deviennent capables de l'accompagner dans sa souffrance ou dans sa joie. Elle doit assourdir la stridence de son ton naturel pour rduire sa passion jusqu' l'harmoniser et l'accorder avec les motions de ceux qui l'entourent , crit Smith d'une plume heureuse. Ainsi tandis que le spectateur se met la place de la personne concerne, celle-ci son tour prend la place du spectateur. Smith encore : Et comme la passion rflchie que cette personne conoit de cette manire est bien plus faible que la passion originelle, cela rduit ncessairement la violence de ce qu'elle ressentait avant [...] de considrer sa situation avec ce point de vue droit et impartial, De ce jeu de miroirs qui se rflchissent eux-mmes nat ainsi le personnage du spectateur impartial qui s'empare de notre conscience pour faire de chacun de nous des tres sociaux. L'ambition que Smith manifeste dans cet ouvrage est considrable : il s'agit ni plus ni moins de btir une thorie capable d'englober tout ce qui a t crit sur le mme sujet depuis l'Antiquit. Il est certain que l'acteur social qui apparat ici est beaucoup plus complexe et subtil que Y Homo conomicus, cet tre uniquement m par son intrt, que l'on croira pouvoir dfinir plus tard partir des thories conomiques de l'cossais. la veille de disparatre, Smith a brl l'essentiel de ses manuscrits. Un livre surprenant, VEssai sur la nature de l'imitation dans les arts imitatifs ', a survcu au dsastre.
1. Publi dans L'Imitation dans les ars et autres textes d'Adam Smith, prface de Didier Deleule, traduit de l'anglais par Pierre-Louis Autin, lan Ellis, Mikal Garandeau et Patrick Thierry, postface de Michel Noiray, Paris, Vrin, coll. Essais esthtiques, 1997.
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L'cossais y dmontre une tonnante dextrit dans le domaine esthtique. Il opre en quelques lignes le retournement d'un principe fondamental de la rflexion sur les beaux-arts au xvine sicle. En effet, le concept d'imitation, aprs avoir servi pendant un demi-sicle de soubassement une thorie gnrale des arts, se voit ici remis en question d'une manire magistrale. H vaut la peine d'en dire quelques mots, car nous sommes ici aux antipodes des rflexions de La Richesse sur certaines catgories de travail qualifies par lui, nous allons le voir, d' improductives . Le plaisir esthtique, constate Adam Smith, survient du fait que l'art imitatif surmonte la disparit que la nature a place entre l'objet qui imite et l'objet imit . Aussi bien l'imitation parfaite, la reproduction pure et simple n'auraient pas de valeur artistique. Smith encore : Les fruits et les fleurs artificiels imitent parfois si exactement les objets naturels qu'ils nous trompent frquemment. Cependant on s'en lasse rapidement. [..,] En revanche on ne se lasse pas d'une bonne peinture de fruits ou de fleurs. Les uvres des grands matres ne tirent jamais leur effet d'une illusion . L'art vritable se passe des artifices du trompe-l'il. Et le plaisir qu'il donne se fonde tout la fois sur notre merveillement de voir qu'un objet d'une certaine sorte en reprsente si bien un autre d'une sorte toute diffrente, et sur notre admiration pour un art qui surmonte si heureusement cette disparit que la nature a tablie entre eux. Bref le plaisir esthtique loin d'tre l'effet d'une illusion est incompatible avec celle-ci . Smith pousse le paradoxe de l'imitation jusqu' sa limite, en voquant la musique, qui n'imite rien. Plus prcisment, la musique instrumentale. Car la musique vocale appartient encore pour lui au domaine de l'imitation. Dans la musique instrumentale, donc, l'cart entre l'objet imitant et l'objet imit est maximal : II n'y a pas
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dans la nature deux choses plus parfaitement disparates que les sons et les sentiments. Et c'est bien pourquoi cette disparit, quand elle est vaincue, procure des plaisirs fort levs. Par son truchement, nous sommes nousmmes notre propre miroir. Dans des pages sans doute inspires du De musica de saint Augustin, Smith trace des parallles fconds entre le mouvement et la mesure de la musique pure et l'ordre et la mthode du discours de la pense. L'tonnement du lecteur familier de La Richesse des nations, habitu voir dans son auteur le pre fondateur de la science conomique, est d'autant plus grand que Smith rvle dans VEssai sur la nature de l'imitation dans les arts imitatifs un style blouissant. Du mme coup, et c'est la raison de notre insistance parler de cet essai, l'ensemble de l'uvre prend une autre couleur , s'organise autrement sous nos yeux. Entre Vhomo ethicus que dcrivait la Thorie des sentiments moraux (1759), et Vhomo cestheticus dont Smith cherchait faire la thorie jusqu' sa mort (1790), Vhomo conomicus de La Richesse (1776) ne serait qu'une tape presque secondaire dans le cheminement de l'cossais. Dans les deux uvres qui encadrent La Richesse, le travail ne peut pas suffire fonder la valeur. Venons-en maintenant l'erreur propre Smith. Pour l'analyser, commenons par la faon qu'il a de considrer seulement le travail productif , excluant du mme coup la catgorie de travail qualifi par lui d' improductif du champ de l'analyse conomique. Ce distinguo trane encore aujourd'hui dans les esprits qui imaginent que l'conomie ne traite que des affaires matrielles, que les conomistes sont des matrialistes. Expliquons : selon Adam Smith, pour que le travail soit productif, il faut que ce soit un travail sur la matire. Par consquent, l'cossais considre comme improductif le
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travail immatriel, ce qu'on appelle aujourd'hui les services, ou le secteur tertiaire, d'o les pays industrialiss tirent plus de la moiti de leurs richesses. Improductif, il ne produirait aucune valeur parce qu'il ne se fixe pas ou ne s'incarne pas dans une uvre tangible. Smith, ici, a recueilli cette part de l'hritage empoisonn d'Aristote qui vhicule l'ide de la strilit du commerce - un comble pour Tinventeur de la division du travail! Ainsi, l'cossais classait-il dans la catgorie des travailleurs improductifs non seulement les domestiques, mais quelques-uns des ordres les plus respectables de la socit , tels que le souverain, les officiers tant de justice que de guerre, toute l'arme et la marine, les gens d'glise, les gens de loi, les mdecins, les comdiens et les bouffons, les musiciens, les chanteurs, les danseurs d'opra, etc. Leur travail, crivait-il, ne produit aucune valeur . Leur ouvrage, croyait-il expliquer, prit l'instant mme de sa production ! . Aujourd'hui encore, du fait d'une telle conception de ce qui est productif, le travail la maison, le mnage, le bricolage, l'ducation et les soins apports aux enfants ou aux animaux domestiques, tout ce labeur, souvent fort pnible, est considr comme improductif. Du moins n'est-il pas intgr dans le calcul de la richesse nationale, le fameux PNB. partir de cette catgorie du travail productif , Adam Smith va mettre en piste la calamiteuse thorie de la valeur travail, qui sera reprise par Ricardo, puis par Marx2. Tout l'effort intellectuel de plusieurs gnrations de penseurs, qui avait abouti permettre l'abb de Condillac, dj nomm, de fonder la valeur sur le sujet, tait d'un seul coup abandonn. Le plus trange est que l'unique livre de Condillac consacr l'conomie, Le Commerce et le gouvernement^ publi exactement la mme
1. La Richesse des nations, livre II, chapitre 3.

2. Cf. chapitres 10 et 11. 176

anne que La Richesse des nations, est tomb dans les oubliettes de l'Histoire - par exemple, VEncyclopaedia universais ne le mentionne mme pas - alors qu'il est non seulement plus clair, mieux crit - un vrai rgal - et mieux construit, mais qu'en outre la thorie qu'il dfend est beaucoup plus oprationnelle que celle de la valeur travail de Smith. Elle est d'ailleurs aujourd'hui retenue par la plupart des conomistes contemporains. Peut-tre JeanBaptiste Say, qui a t au dbut du xixe sicle le chef de l'cole franaise, est-il en grande partie responsable de cette injustice. Ayant pass une partie de sa jeunesse en Angleterre, il nourrissait une grande admiration pour l'uvre de Smith et prtendait, son retour en France, en tre le continuateur voire le traducteur, ou le vulgarisateur, en termes moins incohrents et plus accessibles au public clair. Il a donc eu tendance ignorer, et mme mpriser, ses prdcesseurs franais, Cantillon, Turgot, Quesnay, Condillac, alors qu'il tait intellectuellement beaucoup plus proche d'eux que de Smith, puisqu'il reprend leur thorie de la valeur. Pour en savoir plus sur ce point, revenons Condillac. Pour l'abb, la valeur est un phnomne doublement subjectif : l'utilit rpond aux besoins du sujet, et elle ne devient valeur, que par une estimation subjective. Quant l'change, il permet de passer de la valeur aux prix. Ce moment lmentaire de la vie conomique tait rest un objet mystrieux en raison des fausses pistes, on le sait, qu'avait ouvertes Aristote et qu'avait suivies Thomas d'Aquin. II est faux, remarque Condillac, que dans les changes on donne valeur gale pour valeur gale. Bien au contraire : Chacun des contractants en donne toujours une moindre pour une plus grande. L'ingalit des valeurs subjectives est le moteur de l'change. Et cet change, s'il est librement consenti, amliore forcment le bien-tre des deux parties, sinon il ne se produirait pas.
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Cette source d'enrichissement que les physiocrates, en ce mme xvme sicle, cherchaient dans le travail de la terre, Condillac la trouve dans l'change le plus simple. Le seul dplacement d'un objet de la personne A la personne B augmente le bien-tre de l'ensemble des deux personnes si B accorde plus de valeur que A cet objet. Et c'est bien ainsi que se dfinit, encore chez les conomistes du xxie sicle, l'efficience conomique. L'change profite aux deux parties parce qu'il est libre. La plus petite contrainte exerce sur l'une ou l'autre aboutirait un moindre bien-tre. La libert est donc justifie par l'efficience conomique et non par des considrations philosophiques, morales ou religieuses. L'change a une autre fonction : faire apparatre des prix. Il permet donc de mesurer, par des valeurs constatables par tout un chacun, les prfrences des uns et des autres. Adam Smith tourne le dos la thorie subjective de la valeur. Son objectif est de trouver le prix vritable des choses. Cette notion figure dans le titre du chapitre 5 du premier livre de La Richesse. Voil ce que l'on peut y lire d'entre de jeu :
Tout homme est riche ou pauvre selon l'tendue des ncessits, des commodits et des agrments de la vie humaine dont il peut jouir. Mais une fois la division du travail entirement introduite, il n'en est que fort peu dont son propre travail puisse le pourvoir. Il lui faut tirer du travail d'autrui la partie de loin la plus grande, et il sera riche ou pauvre selon la quantit de ce travail qu'il peut commander, ou qu'il a les moyens d'acheter. Par consquent, la valeur d'une denre, pour la personne qui la possde et qui entend ne pas elle-mme l'utiliser ou la consommer, mais l'changer contre d'autres denres, est gale la quantit de travail qu'elle lui permet d'acheter ou de commander. Le travail est donc la vritable mesure changeable de toutes les denres !.
1. Adam Smith, Enqute sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduit de l'anglais par Paulette Taieb, Paris, PUF, 1996, p. 33. 178

Assurment, Smith reconnat qu' il est souvent difficile d'tablir la proportion entre deux quantits diffrentes de travail, que les degrs diffrents de difficult endure et d'ingniosit dploye doivent galement entrer en ligne de compte ] , que l'argent tant devenu l'instrument commun du commerce, la valeur changeable de toute denre est plus souvent estime par la quantit d'argent que par la quantit soit de travail soit de toute autre denre que l'on peut obtenir en change2 . Il va jusqu' admettre (livre I, chapitre 6) :
Si une espce de travail exige un degr peu commun d'habilet et d'ingniosit, l'estime que les hommes ont pour de tels talents donnera naturellement une valeur leur produit suprieure celle qui serait imputable au temps employ son gard.

Le mot important - et fatal pour la dmonstration - est le mot estime, car il fait appel la thorie subjective de la valeur. Mais Adam Smith referme bien vite cette porte peine entrouverte, affirmant que le travail seul ne variant jamais dans sa propre valeur, est seul l'talon ultime et vritable par lequel on peut en tout temps et en tous lieux estimer la valeur de toutes les denres [...]. Il est leur prix vritable; l'argent n'est que leur prix nominal 3 . Plus loin, il rpte : Le travail est donc, l'vidence, la seule mesure universelle autant qu'exacte de la valeur, ou le seul talon par lequel comparer les valeurs des diffrentes denres en tout temps et en tous lieux. La valeur relative des biens dans l'change est fonction de la quantit relative de travail qu'ils incorporent : ds lors, un bien a d'autant plus de valeur relativement d'autres qu'il contient une quantit de travail plus leve que les autres
2. Ibid., p. 35. 3. Ibid., p. 36.

1. ibtd., p. 34.

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biens. Au chapitre 6 du livre I, Smith en donne l'exemple suivant :


Si dans une nation de chasseurs, par exemple, il cote habituellement deux fois plus de travail pour tuer un castor que pour tuer un cerf, un castor devrait naturellement s'changer contre deux cerfs ou valoir deux cerfs. Il est naturel que ce qui est habituellement le produit de deux jours ou de deux heures de travail vaille le double de ce qui est habituellement le produit d'un jour ou d'une heure de travaill.

Rien n'est plus utile que l'eau. Mais l'eau n'achte presque rien; on ne peut presque rien obtenir en change. Au contraire, un diamant n'a presque aucune valeur d'usage, mais on peut souvent obtenir en change une trs grand quantit d'autres marchandises !.

Ce passage montre bien, aux dpens de son auteur, quelles trangets peut conduire une application pure et simple de la thorie de la valeur travail. Rien n'est dit ici de la valeur respective pour l'utilisateur final de ces deux types de gibier en nourriture et en peau. Il y aura des raffinements la thorie, qui complteront la prsentation de Smith. Car ce dernier nous a laisss devant une sorte de terminus ad quem, au-del duquel il n'y a plus rien voir. Et le lecteur de la Richesse qui chercherait comprendre pourquoi la propre valeur du travail ne varie jamais serait bien en peine d'en trouver la moindre dmonstration dans les pages suivantes, plutt brouillonnes, du mme chapitre 5. L'essentiel pour Smith est de trouver un mle o accrocher son esquif. Condillac avait emmen les conomistes sur la haute mer inconfortable, chahute, ouverte tous les vents, toutes les temptes, d'une relativit gnralise de toutes les valeurs. Les voici ramens par l'cossais l'abri apparemment douillet du port des valeurs talonnes. Mais s'ils sont curieux, ils auront quelques difficults le suivre. Car, la fin du chapitre 4 du mme livre I, Adam Smith avait correctement pos ce qu'on appelle le paradoxe de la valeur :
1. Ibid., p. 53.

Cet ancien paradoxe, redevenu la mode dans les salons littraires du xvme sicle, la thorie subjective de la valeur permet de le rsoudre aisment. Avec son talon travail, Smith est incapable de lui donner une rponse. Et il ne s'y essaie mme pas. Mais quelle prise il donne tous ceux qui vont vouloir se faire les contempteurs de la nouvelle science. Voyez, diront-ils bientt, mme les conomistes bourgeois reconnaissent que le travail est le seul talon possible des valeurs. Marx s'engouffrera dans cette brche et btira tout son systme, son Capital, sur la valeur travail2. L'trange hritage d'Adam Smith, ce n'est pas seulement le marxisme qu'il a enfant, mais aussi d'avoir engag plusieurs gnrations d'conomistes suivre l'exemple des sciences physiques, qui paraissent, du moins cette poque, fondes sur un talon de mesure invariable comme le mtre. Il en sortira le modle hlas fameux de la concurrence pure et parfaite, dont nous analyserons les ravages3. Le plus surprenant, en effet, est qu'il conduit immanquablement la recherche d'une solution dans des interventions multiplies de l'tat, voire dans une planification centralise, avec tous leurs inconvnients. suivre.

1. Ibid., p. 31.
2. Cf. chapitre 11.

3. Cf. chapitre 13.

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10. Ricardo dcouvre scientifiquement la lutte des classes


... ou comment partager un gteau sans le produire

Cette ide que l'on peut partager un gteau sans se proccuper de la manire dont il a t fabriqu, sans mme s'interroger sur les incidences ventuelles de ce partage sur sa production, est fort rpandue. Et elle a min nombre d'expriences gouvernementales de droite ou de gauche. Le bon sens indiquerait pourtant qu'il vaut mieux mettre la charrue derrire les bufs, et que l'on ne peut distribuer qu'aprs avoir produit, et seulement ce qu'on a produit. Mais non ! Il faut absolument que la distribution prenne le pas sur la production, comme si cette dernire tait une manne tombe du ciel qu'il ne s'agirait plus que de rpartir. Comme n'est satisfaisant aucun critre de distribution (ethnique, religieux, moral, thique, politique, conomique, social, sexuel), il en rsulte un mcontentement social permanent qui dgnre trop souvent en foire d'empoigne o, comme on peut s'y attendre, ce ne sont pas les plus dmunis qui l'emportent. D'o vient que le simple bon sens fasse tellement dfaut dans un domaine aussi essentiel pour la bonne marche de notre socit? L encore un conomiste pourrait bien tre l'origine de l'erreur de conception qui prside au partage social. Et cet conomiste serait l'un des plus grands, qui a, encore aujourd'hui, une immense renomme. Si Adam Smith passe pour le pre de l'conomie politique, Ricardo est
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son trs saint fils, sans que Ton puisse dfinir qui serait le troisime personnage de cette trinit : peut-tre James MOI, le pre de Stuart MOI, qui fut aussi le mentor de Ricardo... Le renom de Ricardo pourrait tre encore plus grand si l'on prenait conscience que c'est lui, et non pas Marx, qui a invent la lutte des classes, qui en a apport, pour reprendre le langage marxiste, la preuve scientifique . Autrement dit, entre Adam Smith et le prophte du communisme, il y a le chanon ricardien, sans lequel la jonction entre conomie classique et conomie marxiste n'et sans doute pu se faire. David Ricardo est n le 19 avril 1772 dans une riche famille juive hispano-portugaise qui s'tait tablie en Hollande, puis en Angleterre, aprs avoir t expulse d'Espagne la fin du xve sicle. Le pre de Ricardo s'tait install Londres o il avait fait fortune dans le courtage des valeurs. Il eut dix-sept enfants, David tait le troisime. Ds l'ge de quatorze ans, celui-ci commena sa carrire dans la maison de courtage paternelle. Les obligations gouvernementales constituaient cette poque l'essentiel des changes boursiers. vingt et un ans, David pousa une quakeresse, ce qui lui valut d'tre dshrit par sa famille. Il devint lui-mme un quaker confirm l. S'tant tabli son compte, comme courtier, il amassa tellement d'argent dans le ngoce des obligations qu' l'ge de quarante ans, il put se retirer la campagne jouir de son reste. Qu'un conomiste gagne de l'argent la Bourse, c'est assez rare pour que cela mrite d'tre signal. Encore que Ricardo soit devenu conomiste aprs avoir amass sa fortune. C'est en effet dans sa retraite campagnarde qu'il se lana dans la rdaction de
1. Secte religieuse fonde au xvnf sicle, les quakers disent recevoir directement l'inspiration du Saint-Esprit. Ils n'admettent aucun sacrement, ne prtent pas serment en justice, refusent de porter les armes et ne reconnaissent aucune hirarchie. 184

ses Principes de l'conomie politique et de l'impt, un ouvrage qui eut suffisamment de succs pour tre traduit en franais ds l'anne suivante. Membre du Parlement en 1819, il milita pour le libre-change, notamment dans le commerce des crales. Lecteur passionn, comme Jean-Baptiste Say, de La Richesse des nations, et comme lui agac par les incohrences et les obscurits de Smith, il voulut son tour mettre de l'ordre dans la science conomique en train de natre. Ds les premires pages des Principes, on le sent la fois obsd par son illustre prdcesseur et dsireux d'en dcoudre avec lui. chaque fois qu'il le peut, 0 dnonce ses contradictions. Le rsultat, malheureusement, n'est pas la hauteur de ce que l'auteur laissait esprer : ce qu'il y a de pire chez Smith est magnifi dans un style encore plus alambiqu par Ricardo, notre lecteur va s'en apercevoir bientt quand nous lui prsenterons quelques-uns de ses textes. Ricardo est peut-tre le plus mauvais crivain - et il y en a beaucoup qui se disputent le titre - de la littrature conomique. Cela ne l'a pas empch de remporter un immense et durable succs. Quatre dcennies aprs La Richesse, il donnait l'impression de renouveler le coup de gnie de son matre penser. Pendant trente ans au moins, l'lite intellectuelle s'occupa de diffuser sa pense, parfois sous des formes inattendues. Dj, en 1816, avant la publication des Principes, une Mrs. Marcet exposait les lments de la nouvelle science dans ses Conversations avec une jeune fille de la high society, prnomme Caroline. En 1832, une demoiselle, Miss Harriett Martineau, professe la thorie ricardienne sous forme de contes et on suggre bientt de l'enseigner la nursery. Les pigones de Ricardo sont lgion parmi les conomistes : Mac Culloch, Robert Torrens, Mac Leod en Angleterre, Pellegrino Rossi, Michel Chevalier, Adolphe Blanqui, Joseph Garnier en France, von Thnen en Allemagne. 185

Contrairement Smith qui avait plac la richesse au centre de ses proccupations et... du titre de son livre d'conomie, Ricardo s'intresse surtout, et bientt uniquement, la distribution des revenus. Pourquoi? Il s'en explique dans une lettre Malthus en date du 9 octobre 1820 : L'conomie est, selon vous, une enqute sur la nature et les causes de la richesse. J'estime au contraire qu'elle doit tre dfinie comme une enqute au sujet de la distribution du produit de l'industrie entre les classes qui concourent sa formation. On ne peut rapporter aucune loi la quantit des richesses produites, mais on peut en assigner une assez satisfaisante leur distribution. De jour en jour, je suis plus convaincu que la premire tude est vaine et dcevante et que la seconde constitue l'objet propre de la science *. Ainsi de l'enseignement de Smith, il a tir la conclusion que la quantit de richesses ne pouvait faire l'objet d'une science exacte. Car lui aussi a pour modle la science physique. Trs tt il s'est intress aux sciences naturelles, aux mathmatiques, la chimie, la minralogie et la gologie. l'ge de trente ans, il s'est inscrit la Geological Society peu aprs sa fondation2. Que son modle soit bien celui des sciences physiques apparat d'ailleurs dans sa critique, dj voque, des lois sur les pauvres : Les lois de la gravitation ne sont pas plus certaines que ne l'est la tendance qu'auraient de pareilles lois changer la richesse et la puissance en misre et en faiblesse, en faisant renoncer l'homme tout travail qui n'aurait pas pour unique but celui de se procurer des subsistances3.
1. Ce n'est pas un hasard si Keynes cite cette lettre de Ricardo Malthus dans sa Thorie gnrale... Cf. chapitre 16. 2. Murray Rothbard, Classical Economies. An Austrian Perspective on th History of Economie Thought, op. cit., p. 91. 3. David Ricardo, Des principes de l'conomie politique et de l'impt, nouvelle introduction de Pierre Docks, traduction de P. Constancio et A. Fonteyraud, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1977, p. 93. 186

Abandonnant donc la question de la production, Ricardo prtend que, grce la thorie de la valeur travail, tire du mme Smith, la distribution, quant elle, peut tre analyse d'une manire authentique-ment scientifique. Ainsi en mettant uniquement l'accent sur la distribution, Ricardo considre la production comme une donne qui ne relverait pas de la rflexion conomique. C'est dire que l'conomie politique anglaise abandonne - un abandon qui va durer un sicle - toute rflexion sur les causes de variation du volume de la production, sur les raisons de son ventuelle croissance. Ce que l'on appelle l'conomie politique classique est une thorie de la rpartition, incapable de gnrer une thorie de la croissance. L encore, l'hritage sera lourd porter. Voyons maintenant la dmonstration de Ricardo. L'auteur des Principes admet d'abord que la thorie smithienne n'est applicable qu'aux biens reproductibles. La valeur des biens non reproductibles relve d'une autre logique :
II y a des choses dont la valeur ne dpend que de leur raret. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantit, leur valeur ne peut baisser par suite d'une plus grande abondance. Tels sont les tableaux prcieux, les statues, les livres et les mdailles rares, les vins d'une qualit exquise, qu'on ne peut tirer que de certains terroirs trs peu tendus, et dont par consquent il n'y a qu'une quantit trs borne, enfin une foule d'autres objets de mme nature, dont la valeur est entirement indpendante de la quantit de travail qui a t ncessaire leur production premire. Cette valeur dpend uniquement de la fortune, des gots et du caprice de ceux qui ont envie de possder de tels objets. Ils ne forment cependant qu'une trs petite partie des marchandises qu'on change journellement. Le plus grand nombre des objets que l'on dsire possder tant le fruit de l'industrie, on peut les multiplier, non seulement dans un pays, mais dans plusieurs, un degr auquel il est presque 187

impossible d'assigner des bornes, toutes les fois qu'on voudra y consacrer l'industrie ncessaire pour les crer. Quand donc nous parlons des marchandises, de leur valeur changeable, et des principes qui rglent les prix relatifs, nous n'avons en vue que celles de ces marchandises dont la quantit peut s'accrotre par l'industrie de l'homme, dont la production est encourage par la concurrence, et n'est contrarie par aucune entrave !.

Rsumons : la valeur du travail ne pouvant expliquer le prix atteint par un tableau de Raphal, ni celui d'aucune uvre d'art, on exclut du champ de l'analyse conomique, pour sauver la thorie smithienne, tous les biens non reproductibles - un handicap que les conomistes vont traner jusqu' la fin du xxe sicle, notamment en conomie de l'art, sujet inabordable par un conomiste patent et laiss aux sociologues2. Aprs le travail improductif chass du champ conomique par Adam Smith, voici maintenant qu'en est exclu tout ce qui ne relve pas de la reproduction industrielle. Le domaine de l'conomiste se rduit de plus en plus. Appauvrissement dont on ne viendra bout qu' partir du milieu du xxe sicle. La thorie subjective de la valeur de l'cole franaise, si bien reprsente par Condillac, n'obligeait videmment pas de telles exclusions, mais l'conomie politique anglaise lui tourne le dos une fois encore avec Ricardo. Et cette conomie, c'est celle qui est pense au centre du monde, c'est--dire Londres aprs la bataille de Waterloo. Elle va donc dominer la plante. Si l'on avait distribu des prix Nobel de sciences conomiques cette poque, en trs grande majorit ils eussent t anglais. Bien videmment, Ricardo se heurte aux mmes difficults que Smith pour l'valuation des diffrentes qualits 1. Ibid., p. 26.
2. C'est en effet une sociologue, Raymonde Moulin, qui, la premire en France, a tudi le march de l'art. 188

du travail. Il saute l'obstacle en supposant que toutes ces diffrences peuvent tre prises en compte en pondrant les heures de travail. L'heure d'un ingnieur sera ainsi compte comme valant plusieurs heures d'un ouvrier non qualifi. On peut donc ramener les diffrentes sortes de travaux spcialiss et non spcialiss une unit homogne, dfinie comme le travail ordinaire . Si une marchandise requiert deux fois plus de travail ordinaire qu'une autre, sa valeur est double. On n'insistera pas sur les difficults thoriques et pratiques d'une telle mesure. L'essentiel, pour Ricardo, est de pouvoir traiter le travail comme une valeur homogne pour sauver la thorie de la valeur travail. Ricardo essaie aussi de rpondre une question qui vient immanquablement l'esprit : comment peut-on prtendre qu'une marchandise incorpore seulement du travail? vrai dire, cette question en elle-mme n'est pas trs gnante, car il est du sens commun que mme si une machine participe la production d'une marchandise, cette machine elle-mme a t fabrique avec du travail humain. C'est du travail cristallis , comme on dira bientt dans la langue de Marx. Il y a tout de mme un problme, que soulve Ricardo avec acuit : la valeur des marchandises n'est pas rgle uniquement par la quantit de travail qu'elles incorporent, mais aussi par la longueur du temps qui doit s'couler avant qu'elles puissent tre portes sur le march . Ricardo claircit le problme en distinguant dans le capital deux lments : une part est destine subvenir aux besoins du travail - ce sont les salaires ; une autre est investie en outils, machines et btiments , ce que nous appelons, nous, le capital. Et ces deux parties ont une dure d'utilisation ingale, variant en fonction de trs nombreux paramtres. Selon les techniques en vigueur, le processus de production de telle marchandise emploie
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plus de main-d'uvre ou plus de machine, quand bien mme cette machine serait du travail cristallis . D'une usine l'autre, d'une branche d'industrie l'autre, la proportion de la main-d'uvre et des machines dans le travail accompli varie. On est alors oblig d'admettre que les valeurs d'change ne sont pas strictement proportionnelles aux heures de travail effectues par les ouvriers en chair et en os au moment de la fabrication. Pour le dire autrement, la valeur d'une pice de tissu n'a pas la mme composition en capital et en travail que celle d'un avion supersonique. L'industrie textile est une industrie de maind'uvre o les capitaux ont (ou plutt avaient, car elle aussi s'est transforme) beaucoup moins d'importance que dans l'aronautique. Ricardo reconnaissait ces faits, et l'on peut se demander comment, dans ces conditions, il pouvait maintenir sa thorie de la valeur travail '. Le fait est qu'il la maintenait. Encore une fois, l'enjeu tait de faire uvre scientifique, et, pour Ricardo, cela passait par la thorie de la valeur travail. Une fois dlimit le champ des biens conomiques analysables, Ricardo met en scne trois classes d'agents conomiques : les propritaires, les capitalistes et les travailleurs, sans nous dire aucun moment comment et pourquoi chacun de ces trois ensembles serait constitu d'lments suffisamment homognes pour former une classe. Puis il pose une sorte de systme d'quations : Produit total = Revenu total = Rente + Profits + Salaires. Ce sont ce qu'on appelle des quations de dfinition, qui ne font qu'exprimer sous une forme mathmatique les dfinitions des termes que l'on emploie. Le produit total est gal au revenu total parce que l'on suppose que tous
1. Nous verrons au prochain chapitre que Marx s'est lui aussi attaqu ce problme, qu'il nomme le problme de la composition organique du capital, et qu'il ne s'en est jamais sorti.

les revenus des individus viennent et ne peuvent venir que de leur contribution la production. Ces revenus ont trois formes : il n'existe, pour Ricardo, que trois manires de gagner de l'argent : soit on le gagne en louant sa terre, c'est la rente du propritaire foncier ; soit en faisant travailler son capital dans une entreprise, sous forme d'actions ou sous forme de prts, c'est le profit du capitaliste ; soit en louant sa force de travail dans l'agriculture, l'artisanat, l'industrie, c'est le salaire. Malheureusement pour Ricardo, cinq inconnues pour deux quations, c'est quatre inconnues de trop. L'auteur des Principes a commenc, nous venons de le dire, par poser le produit total comme une donne. Comme le revenu total est gal au produit total, cela lui fait deux inconnues de moins. Voyons les trois autres. Le travail est une marchandise reproductible comme une autre. Le salaire, qui est le prix du travail, obit donc la loi de la valeur. C'est dire qu'il est gal au travail ncessaire la production du travailleur, autrement dit sa subsistance et celle de sa famille. Dans le langage de Ricardo, cela s'crit :
Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers, en gnral, les moyens de subsister et de perptuer leur espce sans accroissement ni diminution. Les ressources qu'a l'ouvrier pour subvenir son entretien et celui de sa famille ncessaires pour maintenir le nombre des travailleurs, ne tiennent pas la quantit d'argent qu'il reoit pour son salaire, mais la quantit de subsistances et d'autres objets ncessaires ou utiles dont l'habitude lui a fait un besoin et qu'il peut acheter avec l'argent de ses gages. Le prix naturel du travail dpend donc du prix des subsistances et de celui des choses ncessaires ou utiles l'entretien de l'ouvrier et de sa famille '.
1. Ricardo, op. cit., p. 81.

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Dans la suite du raisonnement, pour simplifier, Ricardo ne retiendra que le prix du bl comme indice unique de la valeur des subsistances ncessaires la perptuation de l' espce ouvrire . son poque (dbut xixe sicle), ce n'est pas absurde, tant donn la part du pain dans la nourriture. Du coup, la variable salaire est mise en corrlation avec la variable prix du bl. Une inconnue est remplace par une autre. Mais cette nouvelle inconnue est plus facile traiter, plus maniable. Le produit bl est moins htrogne que le produit travail , et se soumet de manire plus vidente aux lois de l'offre et de la demande. Et surtout, il peut tre mis en relation avec la rente foncire, puisqu'il s'agit d'un produit emblmatique de l'activit agricole, du moins en ce temps-l. Or, pour la rente foncire, par abrg la rente, Ricardo a tabli toute une thorie, qui a beaucoup fait pour la clbrit de notre auteur. Pour Ricardo, en effet, la rente ne correspond pas une cration de richesses comme chez ses prdcesseurs, mais un transfert de valeurs. Dmonstration : Les terres ne sont pas toutes d'une gale fertilit. Aussi commence-t-on par cultiver les plus fertiles. Puis, mesure que la population progresse, on est oblig de mettre en culture des terres de moins en moins fertiles. L'exploitation de ces terres de moins en moins fertiles oblige employer de plus en plus de capital et de main-d'uvre. Le cot de production du bl augmente. Or sur un march quel qu'il soit, le prix qui s'tablit par le jeu de l'offre et de la demande ne peut qu'tre unique. Pour que la terre la moins fertile puisse tre mise en culture, le prix doit tre au moins gal au cot de production du bl sur cette terre. Autrement dit, le prix unique du bl, qui sera au moins gal au cot de production de la terre la moins fertile, sera forcment suprieur aux cots de production du bl sur les autres terres. Les propritaires de ces terres vont donc profiter de la diffrence entre le prix du bl et leurs cots de production. Ces diffrences sont des rentes
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dues leur localisation. Les rentes ricardiennes ne sont pas autre chose que des rentes de situation. La rente, crit-il, est une cration de valeur, non une cration de richesse. Les propritaires de terres fertiles ne font que profiter de leur situation. Ce qui fait qu'ils touchent une rente provient de ce que l'on est oblig de mettre en culture des terres de moins en moins fertiles. Sans doute serait-il possible de rechercher une augmentation de la production par des mthodes intensives plutt qu'extensives, c'est--dire en consacrant davantage de capitaux et de travail aux terres fertiles dj exploites, afin de leur faire rendre davantage, plutt que de mettre en culture des terres moins fcondes. Mais Ricardo estime qu'on ne saurait attendre un grand avantage d'une telle mthode, qui se heurterait bientt la loi des rendements dcroissants, dj mise en vidence par Turgot]. Donc force est de recourir des terres de plus en plus ingrates cultiver. Ricardo poursuit son raisonnement : le prix du march tant gal au cot de production sur la terre la moins fertile,
1. C'est ce qu'on appelle la loi des rendements non proportionnels : toute activit humaine passe par une phase de cots dcroissants puis croissants, ou, ce qui revient au mme, de rendements dcroissants puis croissants. Turgot a le premier exprim cette loi, qu'il applique une exploitation agricole : La semence jete sur une terre naturellement fertile, mais sans aucune prparation, serait une mauvaise avance presque entirement perdue. Si l'on y joint un seul labour, le produit sera plus fort; un deuxime et un troisime labour pourront peut-tre, non pas doubler et tripler, mais quadrupler et dcupler le produit qui augmentera ainsi dans une proportion beaucoup plus grande que les avances, et cela jusqu' un certain point, o le produit sera le plus grand qu'il soit possible de comparer aux avances. Pass ce point, si on augmente encore les avances, les produits augmenteront encore, mais moins et toujours de moins en moins jusqu' ce que la terre tant compltement puise, et l'art n'y pouvant rien ajouter, un surcrot d'avances n'ajouterait absolument rien au produit. Dans Observations sur le mmoire de Saint-Pravy. On aura reconnu, dans le texte de Turgot, le jeu conjoint d'un facteur fixe (la terre) et de facteurs variables (labour, avances), et deux phases, l'une de rendements croissants et de cots dcroissants, l'autre de rendements dcroissants et de cots croissants. 193

il ne reste plus rien pour payer la rente sur cette terre. La rente de cette terre est donc gale zro. Le dernier capital employ, crit-il, ne donne pas de rente. Et plus loin :
La valeur du bl se rgle d'aprs la quantit de travail employe le produire sur les dernires qualits de terrain ou d'aprs cette portion de capital qui ne paie pas de rente. Le bl ne renchrit pas parce qu'on paie une rente ; mais c'est au contraire parce que le bl est cher que l'on paie une rente.

le revenu total et la rente) tant maintenant classes comme des donnes exognes, ne restent donc plus que profits et salaires dans un face--face forcment antagoniste. Ricardo :
Nous avons vu que le prix du bl se rgle par la quantit de travail ncessaire pour le produire, au moyen de cette portion de capital qui ne paie pas de rente. Nous avons vu aussi que tous les articles manufacturs haussent et baissent de prix mesure qu'il faut, pour les produire, plus ou moins de travail. Ni le fermier qui cultive cette espce de terres dont la qualit rgle les prix courants [c'est--dire les terres les moins fertiles parmi celles qui sont mises en culture], ni le manufacturier qui fabrique des marchandises, ne rservent aucune portion de produit pour la rente. La valeur entire de leurs articles se partage en deux seules portions, dont l'une constitue les profits du capital, et l'autre est consacre au salaire des ouvriers. En supposant que le bl et les objets manufacturs se vendent toujours au mme prix, les profits seront toujours levs ou rduits, selon la hausse ou la baisse des salaires !.

Autrement dit, la rente n'est pas un lment constitutif du prix. Elle n'est pour rien dans sa formation. Sur la terre la moins fertile comme dans toutes les activits industrielles o Ton n'a pas payer de rente foncire, le produit de la vente doit donc se partager entre salaires (des ouvriers) et profits (du patronat). Or, sur le march du travail comme sur le march du capital, les lois de l'offre et de la demande s'appliquent, qui veulent qu' un moment donn il n'y ait qu'un seul prix. Donc, il n'y a qu'un prix unique pour le travail, le salaire, et un prix unique pour le capital, le taux de profit. Assurment, Ricardo admet qu'il peut y avoir des taux de profit diffrents selon les branches d'activits - ce qui supposerait une fragmentation bizarre du march du capital -, mais il n'en affirme pas moins, sans aucunement le dmontrer, que les profits des capitaux dans les diffrentes branches de la production gardent toujours entre eux une mme proportion, et tendent tous prouver des variations dans le mme degr et dans un mme sens . Et par consquent, il nous reste rechercher la cause des variations permanentes dans le taux des profits, et les modifications qui en rsultent dans le taux d'intrt . L'auteur des Principes, pour les besoins de son argumentation, est oblig de recourir des simplifications, ramenant toutes les rmunrations du capital et du travail respectivement un seul taux de salaire et un seul taux de profit. Ricardo en vient l'tape finale de ce raisonnement : dans son systme d'quation, trois variables (la production totale, 194

Ricardo avait annonc la couleur ds le premier chapitre de ses Principes :


Toute augmentation des salaires entrane ncessairement une baisse des profits2.

C'est bien ce qu'il fallait dmontrer. La lutte des classes qui oppose capitalistes et ouvriers est ainsi fonde scientifiquement. L'auteur va aller plus loin encore dans la voie que Marx suivra bientt. En effet, quand la population augmente, et pour Ricardo qui a retenu les enseignements de Malthus, elle ne peut qu'augmenter, des terres encore moins fertiles vont tre mises en culture. Il s'ensuit que
1. Ricardo, op. cit., p. 95. 2. Ibid., p. 44.

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les cots de production du bl vont augmenter, et donc aussi le prix du bl et les salaires, puisque les salaires doivent couvrir au moins les cots de subsistance. En fait, en valeur relle, le pouvoir d'achat en bl reste constant. La rente foncire des propritaires des terres qui sont plus fertiles que la moins fertile (sur cette dernire, on l'a dit, la rente est nulle) va elle aussi augmenter. Par contre, les profits vont baisser, puisqu'ils varient en fonction inverse des salaires. Autrement dit, le maintien du salaire au niveau de la subsistance ne peut, en raison de l'lvation du cot des produits de la terre d l'augmentation de la population, qu'entraner la baisse des profits. Il en rsulte fatalement une dcroissance des taux de profit qui annonce ce que Marx appellera la loi de tendance la baisse des taux de profits. Ricardo annonce donc dj non seulement la lutte des classes telle que Marx en fera la thorie, mais l'autodestruction du capitalisme par la baisse tendancielle des taux de profit. Un rsultat paradoxal pour quelqu'un qui avait fait fortune en spculant ! Peut-tre le lecteur aura-t-il de lui-mme remarqu quelques trous dans la coque du navire ricardien, qui, en vrit, sauf pour un capitaine marxiste, fait eau de toutes parts '. D'abord, comment peut-on imaginer que la terre la moins fertile ne produise pas de rente? On ne voit pas bien pourquoi son propritaire la mettrait en culture s'il ne peut en attendre aucun revenu. Ensuite, la rente foncire ne provient pas seulement des diffrentes fertilits naturelles de la terre. Elle varie, certes, en fonction des diffrences de fertilit et autres, mais son origine vient de ce que la terre est un facteur de pro1. Nous suivons ici en partie l'excellente critique qu'en a faite l'conomiste amricain Murray Rothbard, dj nomm, dans son histoire de la pense conomique, op. cit., p. 84 et 85,

duction, et qu'en tant que tel elle doit rapporter un revenu si elle entre dans le circuit conomique. Troisime voie d'eau : Ricardo renverse la relation causale quand il expose que la croissance de la population oblige les fermiers travailler des terres de moins bonne qualit et donc provoque une hausse du prix du bl. La thorie subjective de la valeur, qui montre ici une fois encore son pouvoir explicatif, aboutit une causalit exactement inverse : quand la demande de bl s'accrot, le prix du bl hausse, et c'est ce prix plus haut qui conduit les fermiers faire pousser du bl sur des terres moins fertiles cot de production plus lev. Cantillon, l'un des plus brillants reprsentants de l'cole franaise d'conomie du xviif sicle, l'avait dj montr dans ce chef-d'uvre que constitue son Essai sur la nature du commerce en gnral! : dtermins par la demande, les prix du march indiquent si les cots de production pourront tre couverts. Ce ne sont pas les cots de production qui dterminent ce que doivent tre les prix. Mais accepter cela, c'est ruiner la thorie de la valeur travail, ce quoi Ricardo ne peut se rsoudre sans mettre bas son propre systme. Quatrimement, l'histoire montre trs bien qu'il n'est certainement pas exact que les peuples ont mis d'abord en culture les terres les plus fertiles pour ensuite subir la fatale loi des rendements dcroissants. En ralit, l'agriculture, rencontre de ce que prtend Ricardo la suite de Malthus, a connu des progrs considrables de productivit soit par la dcouverte et le dfrichement de nouvelles terres, soit par des progrs techniques ou l'invention de nouveaux produits. On ne songerait pas utiliser cet argument si Ricardo s'tait content de btir un modle
1. Richard Cantillon (1680-1734), Essai sur la nature du commerce en gnral (texte de l'dition originale de 1755, avec des tudes et commentaires d'Alfred Sauvy, Amintore Fanfani, Joseph J. Spengler et Louis Salleron), Paris, Institut national d'tudes dmographiques, 1952. 197

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thorique hors du temps. Mais ce n'est pas le cas. L'auteur des Principes a incontestablement voulu btir une thorie historique, une loi de l'histoire, capable d'expliquer le pass et de prvoir l'avenir. Cinquimement, Ricardo a lui-mme reconnu dans un passage des Principes cit plus haut que la subsistance n'entrait pas seulement en ligne de compte dans le salaire ouvrier, qu'il fallait prendre aussi en considration d'autres objets ncessaires ou utiles dont l'habitude lui a fait un besoin et qu'il peut acheter avec l'argent de ses gages . Il va mme jusqu' crire :
On aurait tort de croire que le prix naturel des salaires est absolument fixe et constant, mme en les estimant en vivres et autres articles de premire ncessit ; il varie diffrentes poques dans un mme pays, et il est trs diffrent dans des pays divers. Cela tient essentiellement aux murs et aux habitudes du peuple. L'ouvrier anglais regarderait son salaire comme au-dessous du taux naturel, et insuffisant pour maintenir sa famille, s'il ne lui permettait d'acheter d'autres nourritures que des pommes de terre, et d'avoir pour demeure qu'une misrable hutte de terre ; et nanmoins cela parat suffisant aux habitants des contres o la vie est bon march , et o l'homme n'a que des besoins aussi modrs que faciles satisfaire. Il y a bien des choses qui constituent aujourd'hui le bientre du paysan anglais, et qu'on aurait regardes comme des objets de luxe des poques recules de notre histoire.

On applaudira des deux mains ces remarques de bon sens, mais comment ne pas reconnatre qu'elles invalident compltement la loi objective du salaire de subsistance qu'utilis Ricardo l. Enfin, toutes les simplifications qui parsment le cheminement de Ricardo sont outrageusement simplificatrices, aboutissant des catgories sociales idales : les
1. Ricardo, op. cit., p. 84. 198

propritaires, les capitalistes, les ouvriers, qui n'ont videmment pas l'homognit qu'il leur suppose, ni son poque, ni aujourd'hui. L'individu, quant lui, a compltement disparu de la science conomique. Or, rappelons-le, c'est seulement au niveau individuel que le raisonnement conomique peut tre conduit. Aucune entit collective, que ce soit une tribu, une classe, une caste, une catgorie sociale, une entreprise, une profession, un tat, ne peut tre considre comme faisant authentiquement des choix, sauf si l'on projette son niveau par anthropomorphisme quelque chose qui ressemblerait l'agir humain. Ricardo tourne le dos l'individualisme mthodologique, dont il restait encore quelques traces chez Adam Smith. Si l'individu a disparu, l'entrepreneur ne peut jouer ici aucun rle. Le monde ricardien est, du reste, un monde o n'apparat pas l'incertitude du futur qui entache toute activit, et notamment toute activit conomique. Par consquent, le profit ne peut tre qu'un revenu rsiduel que le patron peroit quand il a pay les salaires. Il ne peut tre en aucun cas la rcompense d'un risque volontairement couru. Il perd donc toute lgitimit. Du coup, la relation du patron avec F espce ouvrire est forcment antagoniste. Toute une littrature sociale , voire socialisante, et bientt socialiste sous sa forme utopique (Proudhon) ou scientifique (Marx), va s'engouffrer dans cette brche. Nous ne voulons videmment pas dire par l que les intrts d'un employeur et d'un employ concident ncessairement. Le salaire est issu d'un contrat de travail, conclu librement]. Et comme dans tout contrat, les intrts des parties ne sont pas les mmes; on dira mme
1. L'objection que ce contrat est conclu entre parties d'ingal pouvoir, les patrons ayant forcment une position suprieure par rapport aux salaris dans la ngociation et l'excution des contrats de travail, sera examine dans le prochain chapitre. 199

qu'ils sont naturellement divergents. Et il peut tre l'avantage de l'une ou de l'autre partie de ne pas respecter le contrat sign, voire de le rompre, en payant les indemnits prvues cet effet. Mais il peut aussi tre l'avantage des deux parties de faire en sorte qu'il fonctionne convenablement. Chez Ricardo, le conflit est invitable, car le jeu qui se joue, non pas entre deux individus, mais entre deux classes antagonistes, est un jeu somme nulle : l'une ne peut gagner qu'au dtriment de l'autre. Dans la ralit, ce jeu peut tre un jeu somme positive dans la mesure o la croissance conomique en est le rsultat cette croissance oublie de Ricardo et de ses nombreux disciples.

11.

Et voil pourquoi Marx n'a pas termin son uvre...


Les contradictions de la thorie de l'exploitation

Une grande partie de la lgislation du travail, et vrai dire de la politique sociale , trouve son inspiration dans l'ide que le contrat de travail se noue et s'excute, nous venons de le dire, entre des parties d'ingal pouvoir, et qu'il faut donc protger le salari contre l' exploitation patronale. L'ide d'une relation de travail par nature ingale, qui remonte la nuit des temps, a trouv sa noblesse scientifique, si l'on peut dire, chez Marx. Le malheur pour lui est que, reprenant son compte la thorie de la valeur travail de Smith et de Ricardo, il s'est enfonc dans une impasse dont il n'est jamais sorti. Si l'on veut remettre en cause l'ide reue de l'exploitation des ouvriers par les patrons, il faut nanmoins revenir sur ce dossier, passablement embrouill par F histoire de la pauprisation des masses laborieuses, qu'il a fallu beaucoup de temps pour faire apparatre pour ce qu'elle est : une pure mystification. Quand on a examin avec attention les conceptions conomiques d'Adam Smith et David Ricardo, comme nous venons de le faire ], une partie de la tche de clarification est dj accomplie. Car on se trouve chez Marx en
1. Chapitres 9 et 10. 201

pays connu. L'auteur du Capital, on l'a dit, n'a invent ni la valeur travail, ni la lutte des classes. Il remanie seulement sa faon les concepts de l'conomie classique anglaise pour forger une vritable thorie de l'exploitation, comme si cette dernire pouvait se mettre en quation. Toutefois, si le paysage est peine reconnaissable, c'est surtout cause du style blouissant de Marx. Ce style qui a sduit tant de gnrations, il est tir d'une plume acre, ironique, cinglante, qui laboure, chamboule, passionne un domaine que ses prdcesseurs, pleins de componction, avaient rendu ennuyeux et difficilement lisible. Marx s'amuse, et il amuse son lecteur. Il met de la chair et du sang l o ces pisse-froid d'conomistes ne voyaient que des calculs dsincarns, apparemment - mais apparemment seulement - savants. Son vocabulaire est virulent, batailleur et mme injurieux l'occasion, pour mieux reflter une ralit qui n'est en fin de compte, selon lui, que violence et lutte. Polmiste redoutable, il a l'art de renverser les formules de ses adversaires pour mieux s'en moquer. Ainsi, la Philosophie de la misre du brave Proudhon, il rplique par Misre de la philosophie, gifle humiliante dont la rputation de l'anarchiste utopiste dans les rangs progressistes ne se remettra jamais vraiment. Les bonnes mes qui se penchent sur la question sociale se sentent vises, blesses. Elles ont raison! Il ne s'agit pas seulement pour Marx de discuter. Le dbat est un combat. Le Manifeste du Parti communiste est un modle du genre, avec ses formules qui claquent comme des drapeaux, fabriques pour rester dans les mmoires : L'histoire de toute socit jusqu' nos jours est l'histoire de luttes de classes... Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la fodalit se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-mme... Dans cette socit ceux qui travaillent ne gagnent pas et ceux qui gagnent ne travaillent pas... , etc 202

Nous savons que les dvots d'Adam Smith nous avaient cach quel point leur matre crivait maladroitement. Avec Marx, c'est la mme chose, mais dans le sens contraire. Les disciples ne voudraient pas que nous nous apercevions que Marx est d'abord un crivain. Et de la meilleure trempe. Ce qu'il fait, c'est d'abord de la littrature. Il invente une nouvelle langue, un style. Pour paraphraser une formule fameuse du psychanalyste Jacques Lacan, nous dirions volontiers que le marxisme est structur comme un langage. Mais pour les dvots, tout cela ne peut pas apparatre. Car, il est bien entendu que, comme ses prdcesseurs anglais dont il veut prendre la suite, dont en vrit il prend la suite, Marx fait uvre scientifique sur le modle des sciences physiques. Il fonde un socialisme scientifique . Les conomistes bourgeois lui ont mch la tche : toute valeur est tire du travail (Adam Smith), et la lutte des classes est prouve scientifiquement (Ricardo). Sur ce canevas, il n'y a plus qu' broder, c'est--dire passer de la thorie de la valeur travail celle de l'exploitation des travailleurs. Voici comment. Dans le travail, Marx fait une distinction qu'il considre comme l'une de ses plus importantes contributions la science conomique. Il y a d'une part le travail, dont la quantit est mesure en heures, et d'autre part la force de travail (Arbeitskraft), dont la valeur est donne par la quantit de travail qui est incluse dans les biens et services que le travailleur consomme. Pour y voir plus clair dans ce jargon, il sufft de considrer le travailleur lui-mme comme une sorte de machine dans laquelle on enfourne des biens et services. la sortie de la machine, cela produit de la force de travail. l'entre, vous mettez du pain, de l'eau, des habits, un logement, bref de quoi satisfaire les besoins lmentaires d'un tre humain, et de l'autre vous obtenez une marchandise qui est la force de travail. Et cette force de tra203

vail, comme toute marchandise, est soumise la loi de la valeur travail. Autrement dit, sa valeur est gale au nombre d'heures de travail incorpores dans la fabrication de la force de travail, c'est--dire la quantit de travail socialement ncessaire , autrement dit encore, la quantit en moyenne ncessaire pour lever, nourrir, loger le travailleur et satisfaire ses besoins sexuels et, par l mme, sa reproduction. Rien ici qui ne soit tout fait conforme ce que nous ont enseign Smith et Ricardo. Toutefois, Marx va ajouter un raisonnement qui lui est propre. Il nous dit que le patron tire du travailleur une quantit de travail toujours suprieure la valeur de la force de travail. La plus-value, la fameuse plus-value marxiste, vient de cette diffrence. Supposons avec lui que la valeur de la force de travail soit de quatre heures par jour et que la journe de travail soit de huit heures. Les quatre heures supplmentaires n'ont pas t payes, puisque ce qui est pay au travailleur, c'est seulement sa force de travail qui vaut quatre heures de travail. Les quatre heures supplmentaires constituent la plus-value extorque aux travailleurs. Elles donnent la mesure de l'exploitation du travailleur. Et si l'on rapporte cette plus-value (pi) la valeur de la force de travail (V), on obtient le taux d'exploitation pl/V. Dans l'exemple que nous venons de donner, le taux d'exploitation serait de 100 %. Voyez comme on peut mettre l'exploitation patronale en quation. On vous l'avait bien promis. Fort bien! Mais une question vient tout de suite l'esprit. Pourquoi y aurait-il toujours et forcment une diffrence entre la valeur de la force de travail et la quantit de travail effectue par le travailleur ? Pour qu'il y ait exploitation, il faut que cette diffrence existe, il faut que la valeur de la force de travail soit infrieure la quantit de travail effectue par le travailleur. Comment fonder
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cette diffrence? C'est une des difficults de la thorie marxiste. Voyons comment Marx la rsout. La force de travail, il vient de nous le dire, est une marchandise comme une autre. Elle obit donc elle aussi aux lois de l'offre et de la demande. Quand le prix d'une marchandise augmente au-dessus, disons, de son prix habituel, la production de cette marchandise augmente jusqu' ce que le prix retrouve le niveau habituel. Dans le cas inverse, o le prix de la marchandise descend audessous du prix habituel, la production diminue jusqu' ce que le prix remonte. Le raisonnement est exactement le mme pour la force de travail, si l'on fait intervenir la dmographie. Si le prix de la force de travail augmente audessus du salaire de subsistance ncessaire l'entretien du travailleur, ou plus prcisment l'entretien et la reproduction du travailleur, la fabrication de travailleurs va augmenter. Autrement dit, les travailleurs se reproduisent en fonction de leur salaire ! Le nombre des travailleurs ayant augment, l'offre de la force de travail va se trouver suprieure la demande qu'en font les patrons. L'offre tant suprieure la demande, le prix de la force de travail va baisser. Et par consquent, le salaire sera tt ou tard ramen au niveau du salaire de subsistance. De mme, mais en sens inverse, si le salaire descend au-dessous du niveau de subsistance, des travailleurs vont mourir de faim et il y aura moins de travailleurs, donc moins d'offre de force de travail, et par consquent le prix remontera pour retrouver le niveau du salaire de subsistance. Cette loi qui ramne le salaire au niveau du salaire de subsistance avait dj t nonce au xviiie sicle par Turgot : En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que le salaire de l'ouvrier se borne lui procurer sa subsistance. En 1862, le socialiste Ferdinand Lassalle, dans son programme ouvrier , la reprend sous le nom de loi d'Airain, en la formulant de la faon suivante : Le
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salaire moyen ne dpassera jamais ce qui est indispensable, conformment aux habitudes nationales, pour entretenir l'existence des ouvriers et continuer la race. Lassalle avait t arrt en novembre 1848 comme agitateur. C'est en prison qu'il fit la connaissance de Marx, incarcr comme lui, et pour la mme raison. Leur amiti durera jusqu' ce que Lassalle formule sa loi d'Airain, car Marx la considrait comme une aberration conomique. Marx veut bien de la thorie du salaire de subsistance, puisque cette thorie est indispensable sa dmonstration de l'exploitation patronale des ouvriers. Mais il ne veut pas de son fondement dmographique. C'est qu'entre Turgot et Lassalle, il y a eu Malthus et son principe de population qui a donn la loi du salaire de subsistance un vernis de fondement scientifique. Si la population, comme le veut le principe, a toujours tendance crotre plus vite que les ressources dont elle peut disposer, le salaire moyen ne peut jamais dpasser le rninimum vital. Or l'ide que les travailleurs ne peuvent s'empcher de prolifrer (proltaire et prolifration ont la mme racine tymologique) ds que leur salaire augmente parat fragile Marx, fragile parce qu'absurde. Il ne veut pas fonder sa thorie de l'exploitation sur du sable. Et en plus, l considre cette absurdit comme une insulte la classe ouvrire. Au-del de Lassalle, qui lui importe moins, c'est donc bien Malthus que Marx vise. C'est au fameux pasteur, l'un des plus clbres disciples d'Adam Smith, qu'il veut se mesurer. Et puisque Malthus a insult le proltariat, il faudra insulter l'insulteur, et Marx ne s'en est pas priv, traitant le mprisable Malthus de plagiaire , d' insolent sycophante des classes dirigeantes , coupable d'avoir commis un pch contre la science par ses diffamations sur la race humaine . Son ami et mcne, Friedrich Engels, ne sera pas en reste, qui traitera le malthusianisme de doctrine vile et infme , d' abo206

minable blasphme contre la nature et la culture , l'immoralit des conomistes pousse son comble ' . On comprend la mfiance de Marx. Si d'aventure les ouvriers se mettaient suivre les prceptes de Malthus (clibat prolong, chastet dans le mariage) pour viter le surcrot de population, ou mme s'ils se livraient ces pratiques abominables dites no-maltusiennes (masturbation, homosexualit, cotus interruptus, condoms, recours aux prostitues) que rprouvait tant le clbre pasteur, le salaire pourrait dcoller du niveau de subsistance, et alors adieu la thorie de l'exploitation. Ce qui aggravait le cas de Lassalle, c'est qu'il n'avait pu s'empcher de mettre dans sa loi d'Airain des considrations sur les habitudes nationales pour dfinir le salaire de subsistance. Cette honntet de sa part ne pouvait qu'tre mal vue du thoricien de l'exploitation patronale. Dj Ricardo, nous l'avons vu au chapitre prcdent, avait vendu la mche lorsqu'il avait observ que l'ouvrier anglais regarderait son salaire comme au-dessous du taux naturel, et insuffisant pour maintenir sa famille, s'il ne lui permettait d'acheter d'autres nourritures que des pommes de terre, et d'avoir pour demeure plus qu'une misrable hutte de terre . Les remarques de bon sens de Lassalle comme de Ricardo menaaient de ruiner la thorie de la plus-value. Car, si dans le salaire minimum, il faut inscrire non pas seulement un minimum physiologique, dj difficile dterminer, mais aussi un minimum socioculturel, alors c'est la porte ouverte toutes les subjectivits individuelles. Donc, il fallait insulter Malthus, mais une fois les injures dites et redites, le problme restait entier. Car, si Marx refusait le facteur dmographique, comment allait-il s'y prendre pour sauvegarder la thorie du salaire de subsistance?
1. Cits par William Petersen, op. cit.
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Il n'y a pas trente-six rponses cette question. H n'y en a mme qu'une seule. Et c'est bien videmment celle que trouve Marx. savoir que les capitalistes qui louent aux proltaires leur force de travail se constituent en cartel pour liminer entre eux la concurrence, au moins sur le march du travail, de faon maintenir le salaire au plus bas niveau possible. Et ce plus bas niveau possible ne peut tre que le salaire de subsistance. De fait, le salaire ne peut descendre durablement au-dessous du salaire de subsistance, sauf imaginer que la bourgeoisie pousse la cruaut et la btise jusqu' faire mourir de faim la classe ouvrire et se priver ainsi, elle-mme, de la source de ses profits, l'origine de la plus-value tant dans le travail salari. Et le salaire ne peut pas non plus monter au-dessus du salaire de subsistance, car les patrons feraient alors un cadeau inutile au proltariat, se privant pour rien d'une part de leurs profits. Voil donc la thorie du salaire de subsistance sauve, et avec elle la thorie de la plus-value, et donc aussi la thorie de l'exploitation des travailleurs. L'difice marxiste peut encore tenir debout, mais au prix d'une faute logique, lourde de consquences. En effet, il n'y a aucune raison d'admettre que les patrons pourraient, mme s'ils le voulaient, remplacer leur concurrence sur le march du travail par une entente. Et supposer mme qu'une telle entente puisse se former, rien ne prouve qu'elle pourrait tre durable. A priori, rien n'empche, selon le mme schma purement thorique, d'imaginer la situation inverse o une coalition ouvrire louerait des machines leurs propritaires capitalistes et leur servirait un loyer leur permettant tout juste de survivre et de se reproduire, les salaires accaparant la totalit de la plus-value. Surtout, entre ces deux situations extrmes, rien n'empche d'envisager une infinit de situations intermdiaires o la plusvalue serait partage entre patrons et salaris. Bref, en 208

abandonnant le fondement dmographique du salaire de subsistance, Marx a tout simplement ruin sa thorie. H est tomb de Charybde - l'absurdit de la thorie du salaire de subsistance - en Scylla - l'absurdit d'un monopole patronal de l'embauche. Ni lui ni ses successeurs ne se sortiront de cette impasse. Marx a donc fait faire un pas de plus la dcouverte scientifique de la lutte des classes. Ricardo avait montr que le capital et le travail taient forcment antagonistes. Marx ajoute que le capital ne pouvait faire autrement qu'exploiter le travail. Il en apporte, lui aussi, une preuve scientifique . Ds lors, le mythe de la pauprisation des classes laborieuses va pouvoir prendre corps, et donner naissance toute une historiographie et toute une littrature sur l'appauvrissement ouvrier au xixe sicle. Mais le mythe avait une longue vie devant lui, et il se prolongea tard dans le xxe sicle grce aux intellectuels marxistes, aux partis communistes et aux syndicats qui leur taient lis. Il y avait tout de mme un problme. force d'enseigner que les ouvriers s'appauvrissaient anne aprs anne, les marxistes, avant qu'ils ne revoient leur position, taient obligs de prtendre que le niveau de vie de l'ouvrier, disons dans les annes 1960, voire 1970, o le mythe avait encore cours, tait infrieur ce qu'il tait au dbut de la rvolution industrielle - ce qui tait de plus en plus invraisemblable. Aussi a-t-il fallu finalement procder des rvisions, on le sait, dchirantes. Et douloureuses. Et difficiles grer. Car, partir du moment o l'on reconnat que l'ouvrier ne s'appauvrit plus, encore faut-il, sinon reformuler toute la thorie de l'exploitation, du moins dire partir de quelle date et pourquoi l'appauvrissement s'est mu en enrichissement. Ce qui de proche en proche obligeait ou aurait d obliger les tenants de la thse de la pauprisation remonter jusqu'au xixc sicle. 209

Un Zola se serait-il tromp? Et Marx? Impensable ! Pourtant, une pliade d'historiens et d'conomistes anglosaxons, ds 1951, avait dmontr la fausset de la thse de la pauprisation, y compris au xixe sicle l. L'croulement de la thse de la pauprisation ne pouvait pas ne pas atteindre l'difice voisin de la construction marxiste, savoir la thorie des crises, que Ton peut ainsi rsumer : les patrons tant incapables d'lever les salaires au-dessus du seuil de subsistance, des crises de surproduction s'ensuivaient forcment. Le capitalisme ne pouvait donc aller que de crise en crise, avec concentration croissante du capital et une baisse tendancielle du taux de profit (encore une ide scientifique' reprise, on le sait, de Ricardo, mais qui chez Marx rsulte de la concentration du capital), un appauvrissement de plus en plus prononc des travailleurs, et pour finir la rvolution par autodestruction du capitalisme, sorte de parousie dont les travailleurs taient invits acclrer l'avnement. Des centaines de millions d'hommes ont vcu dans des rgimes fonds sur ces croyances, des dizaines de millions en sont morts. Marx n'a jamais achev son uvre. Jusqu' la fin de sa vie, lui, l'expert en luttes des classes et en contradictions du capitalisme, s'est emptr dans les contradictions de son propre systme. La plus flagrante concerne la relation entre taux de profit et taux d'exploitation. Pour le montrer, un peu d'algbre est ncessaire, celle-l mme que Marx utilise :
1. Capitalism and th Historians, sous la direction de Friedrich Hayek, The University of Chicago Press (1952, rd. 1974). Au sommaire : History and Politics, par F.A. Hayek; The Treatment of Capitalism by Historians, par T.S. Asthon; The Anticapitalist Bias of American Historians , par L.M. Hacker ; The Treatment of Capitalism by Continental Intellectuals , par Bertrand de Jouvenel ; The Standard of Live of th Workers in England, 1790-1830, par T.S. Asthon,; The Fac-tory System of th Early Nineteenth Century , par W.H. Hutt. 210

L'ensemble du capital est compos de V, le capital variable correspondant aux salaires, et de C, le capital constant correspondant aux machines, outils, btiments, terre. Soit pi la plus-value tire par le patron du travail des salaris. On dfinit le taux d'exploitation E par l'quation : E = pl/V D'o: pi = E. V (1) Le taux de profit P est la plus-value rapporte l'ensemble du capital. Soit P = pl/(C + V) (2) On vrifie ici que si la valeur du capital augmente, la plus-value tant constante, parce qu'elle dpend du rapport de classes, le taux de profit ne peut que diminuer. D'o la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Des quations (1) et (2), on tire : P = E. V/(C + V) (3) La composition organique du capital , K, est le rapport de l'ensemble du capital rapport au seul capital variable. Par exemple l'industrie textile, qui est une industrie de main-d'uvre, a une composition organique plus faible que l'industrie aronautique, qui utilise beaucoup de machines. K = (C + V)/V (4) D'o l'on tire : K. V = C + V (5) Des quations (3) et (5), on tire : P = E. V/K.V. D'o : P = E/K Dans les conditions de la concurrence parfaite qui est le cadre de rfrence de Marx, le taux de profit P est le mme dans toutes les branches de production, quelle que soit la composition organique du capital. Si par exemple le taux de profit tait suprieur dans une branche, les
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capitaux afflueraient dans cette branche jusqu' ce que le taux de profit rejoigne la moyenne. Or, la dernire quation montre que si la composition organique du capital varie de branche branche ou d'entreprise entreprise, ce qui est le cas dans la ralit, le taux d'exploitation tant donn par le rapport de classes et donc partout le mme, le taux de profit varie de branche branche ou d'entreprise entreprise. Ce qui est impossible. Marx aura beau tourner ses quations dans tous les sens. Il ne parviendra jamais viter recueil de cette impossibilit. C'est pourquoi il ne terminera pas son uvre. Un secret bien gard par ses disciples...

12. Haro sur le libre-change ! L'erreur tragique de Friedrich List

Ds qu'une usine ferme, mettant au chmage ses employs, la tentation protectionniste resurgit. Mme aux tats-Unis, qui passent - bien tort - pour un modle d'conomie de march, le gouvernement est prompt rpondre la demande d'une industrie en crise par une augmentation des tarifs douaniers, comme ce fut encore le cas en 2002 pour la sidrurgie. La tentation est d'autant plus grande que le soulagement apport par de telles mesures est immdiat et bien visible pour ceux qui sont menacs de perdre leur emploi. Aussi, pour s'empcher d'y succomber, les tats se lient eux-mmes les mains par des traits commerciaux... qu'ils ne respectent pas toujours malgr la surveillance exerce par des institutions comme l'Organisation mondiale du commerce. Mme si, ternie, le protectionnisme ne protge rien, il a le bon sens pour lui. Pourquoi un ouvrier franais supporterait la comptition de produits fabriqus dans des pays o les salaires n'atteignent pas le dixime de ce qu'il gagne ? Tous les beaux discours que l'on pourra faire sur les vertus de l'change et l'erreur protectionniste ne le consoleront pas de la perte de son emploi, irrmdiable s'il travaille dans une rgion sinistre par la concurrence trangre. La tche de persuasion du partisan du libre-change en est rendue particulirement difficile.
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D'autant plus difficile qu'il s'est trouv un conomiste qui a acquis une renomme immdiate en reprenant et brandissant le flambeau du protectionnisme, une cause qui paraissait irrmdiablement perdue aprs le triomphe de l'cole classique anglaise (Smith, Ricardo). Il s'agit de Friedrich List, dont l'uvre majeure a t rcemment rdite avec le visible dessein de donner des armes, au moins intellectuelles, aux militants des mouvements de l'altermondialisation . N en 1789 Reutlingen, petite cit de l'Allemagne du Sud, alors ville libre, mort par suicide en 1846, Friedrich List passe juste titre pour le pre du protectionnisme ducateur . Sa doctrine est sans doute plus complexe que ce que les manuels en ont retenu en la simplifiant, peut-tre pour la rendre moins incohrente. Selon l'auteur du Systme national d'conomie politique ', contrairement ce que l'on pourrait attendre de sa lgende, il n'est pas question de restreindre le commerce des produits naturels et des matires brutes. Dans ces domaines, l'change libre est profitable la fois aux individus et aux tats . Le protectionnisme ne doit s'appliquer qu' une certaine phase du dveloppement industriel, et dans certaines conditions : C'est seulement chez des peuples semblables, expose List, que les restrictions commerciales en vue de crer et de soutenir une industrie manufacturire peuvent tre lgitimes ; elles ne le sont que jusqu' ce que cette industrie devienne assez forte pour ne plus craindre la concurrence trangre. Pourquoi l'industrie doit un moment chapper des lois qui seraient bonnes en tous temps et en tous lieux pour l'agriculture ou les matires premires, c'est ce que List est bien en peine de nous expliquer. Et c'est pourtant ce qui a
1. Friedrich List, Systme national d'conomie politique, traduit de l'allemand par Henri Richelot, prface d'Emmanuel Todd, notes de David Kodratoff, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1998. 214

conduit nombre de pays socialistes ou du tiers-monde s'aventurer dans la protection d'industries supposes industrialisantes . Et c'est ce qui conduit encore des pays dvelopps protger ou subventionner telle ou telle de leurs activits, qu'elles soient de pointe ou en crise. Si l'on veut bien lire jusqu'au bout le livre pais et touffu de List ( le beau style ne convient pas l'conomie politique , affirme l'auteur en guise d'excuse), il y a peu de risque qu'on trouve la moindre justification raisonne de sa doctrine. Mais on pourrait le lui pardonner si ce manque ne cachait des dfauts beaucoup plus graves. Apparemment, List ne connat de la thorie classique du commerce international que ce qu'en dit Adam Smith, ce que dans le jargon des conomistes on appelle la thorie de l' avantage absolu . Par exemple, il serait absurde de faire pousser des bananiers en Angleterre et mieux vaut donc importer des bananes des pays tropicaux. Mais avec cette manire sense d'envisager les choses, le pays qui ne disposerait d'aucun avantage absolu, c'est--dire dont les cots de production seraient suprieurs dans tous les secteurs ceux de ses concurrents, serait de ce fait exclu du commerce international. Une telle thorie ne pourrait donc fonder la doctrine du libre-change. Or justement, cette dernire utilise une tout autre thorie, celle des avantages comparatifs , attribue Ricardo. Le vritable inventeur des avantages comparatifs est en fait James Mill, le pre de Stuart Mill et le mentor de Ricardo. Selon cette deuxime thorie, les pays ont toujours intrt l'change quels que soient leurs avantages absolus. On pargnera au lecteur la dmonstration algbrique de cette thorie, qui se trouve dans tous les bons manuels. On l'illustrera seulement par le double exemple - canonique -du chirurgien et de la secrtaire, ou du champion de foot et du jardinier, qui suffit en faire comprendre le sens : mme si le chirurgien a un avantage absolu sur sa secrtaire dans
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la frappe de son courrier, et le champion de foot sur son jardinier dans la tonte de sa pelouse, ils ont l'un et l'autre intrt se consacrer leur mtier o ils ont un avantage relatif vident et o ils gagnent beaucoup plus d'argent. C'est le principe mme de la division du travail transpose au niveau de n'importe quel groupe humain : villes, rgions, nations. Donc, tout pays a vocation changer avec le reste du monde. La diffrence entre les deux thories mrite d'autant plus d'tre rappele que le prfacier de la dernire dition de l'ouvrage de List en franais met Smith et Ricardo dans le mme panier... Confusion d'autant plus regrettable que dans les 550 pages de son trait, List lui-mme ne cite Ricardo que deux fois, sauf erreur, et chaque fois pour voquer une question qui n'a rien voir avec le commerce international. Assurment, si l'on s'en tient la thorie de l'avantage; absolu de Smith, on peut accorder une certaine plausibilit 1 au protectionnisme ducateur de List. Dans un mondej o rgnerait seul l'avantage absolu, il n'est pas inimagi; nable, mme si on peut douter du rsultat, de vouloir ditf quer les peuples pour leur permettre d'accder dveloppement industriel par par List de toutes les verti non seulement conomiques mais aussi morales. Partout va-t-il jusqu' crire, l'industrie a plaid la cause de la toM rance, partout elle a chang le prtre en instituteur peuple et en lettr (sic). Mais mme dans ce cas, la t du protectionnisme ducateur trouverait des limites dansi question suivante : s'il faut protger toute industrie m sant, pourquoi cette protection devrait-elle s'exercer l'encontre des seuls producteurs trangers? Pourquoi pas aussi la protger contre les producteurs du mme pa] de la mme rgion, voire de la mme ville ? Comme Ta bien crit l'conomiste autrichien Ludwig von Mises, nomm : Que personne ne s'avise de rclamer une prot tion pour de nouvelles socits entreprenant de nouvelle
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affaires contre l'crasante concurrence de vieilles socits travaillant dans la mme ville, dans la mme province ou dans le mme pays, voil qui peut dj tre considr comme une preuve que l'argument [du protectionnisme ducateur] est moins conomique que politique. videmment chaque entreprise nouvelle doit prouver des difficults varies jusqu'au moment o elle fonctionne sans heurts. Il est des inconvnients qui condamnent les affaires tre mauvaises pendant une priode d'initiation plus ou moins longue !. Mises crivait ce texte en 1938. Depuis cette date, les aides de l'tat aux industries ont normment gagn en importance et en sophistication, avec les rsultats piteux que l'on verra2. Il se trouve que List reproche Adam Smith de ne pas tenir compte du fait national, prouvant par l mme qu'il a ttal lu La Richesse des nations. Sa haine du cosmo-Jpolitisme libral le conduit d'tranges et dangereuses mceptions : La nation normale, crit-il, possde une igue et une littrature, un territoire pourvu de nom-suses ressources, tendu, bien arrondi, une population msidrable. Les Suisses, les Belges, les Danois ou les lollandais seront ravis d'apprendre ou de rapprendre ici le leur nation n'est pas normale ! Les derniers nom-6s sont particulirement viss. La Hollande, prtend rt, est une province allemande, spare l'poque des hirements intestins de la contre, et qui doit lui tre de >uveau incorpore, sans quoi l'Allemagne ressemblerait le maison dont la porte serait la proprit d'un tran-r. Voil qui prophtisait assez bien les rues d'aot 114 et de mai 1940!
1. Ludwig von Mises, Fausses solutions de vrais problmes , 11 La Crise mondiale, collection d'tudes publies l'occasion du W|lme anniversaire de l'Institut des hautes tudes internationales 'Qintve, Librairie de Mdicis, 1938, disponible sur le site http:// irve.dequengo.free.fr 2. Cf. chapitre 17.

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Le plus grave, sur le plan des ides, c'est que List| s'adonne avec clat une rgression qui a fait, depuis, c nombreux mules dans la littrature conomique. Celle-ci, consiste ignorer les dernires avances de la discipline laquelle on prtend appartenir. Que dirait-on d'un physi* cien qui crirait aujourd'hui sur l'atome en ne sachant rien de la relativit gnralise? Dans le cas de List, l'ignorance qu'il manifeste de la thorie des avantages comparatifs nous place devant le dilemme suivant : soit il ne sait pas | qu'il ne sait pas, soit il sait qu'il ne sait pas et cherche le dissimuler. On ne saurait dire laquelle de ces options est la moins navrante. Pourtant, encore aujourd'hui, un argument est souvent prsent en faveur du protectionnisme, notamment par les militants des mouvements alter-mondialistes , qui mrite d'tre cit ici : si le libre-change est si favorable au bien-tre f f f des peuples, comment se fait-il que le protectionnisme ait t tellement pratiqu toutes les poques, y compris par des tats dmocratiques? Comment expliquer qu'il resurgisse la moindre occasion, y compris dans les pays comme les tatsUnis qui prchent le libre-change? L'conomiste ne peut avoir raison contre tout le monde tout le temps. La | rponse est pourtant facile trouver : les avantages du librechange se diffusent au niveau de l'ensemble des consommateurs : baisse ou moindre hausse des prix, varit des pro^duits offerts. Les avantages du protectionnisme sont | concentrs sur un petit nombre de personnes, capables de faire pression sur l'tat : les salaris des entreprises menaces par la concurrence trangre qui descendent dans la rue, leurs patrons qui font du lobbying, les fonctionnaires qui vivent des deniers publics - dont les droits de douane sont une des sources. Les tats ont donc une tendance congnitale la rgression listienne, la fois parce qu'ils ne renoncent pas volontiers aux recettes douanires - d'autant moins volontiers que les douaniers ont le talent eux-mmes
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de survivre aux douanes, comme le prouve l'exprience de l'Union europenne -, et parce qu'ils ne veulent ou ne peuvent affronter les groupes de pression, surtout s'ils alimentent les caisses de partis politiques, ou s'ils sont capables de faire descendre dans la rue les mcontents et autres porteurs de pancarte comme et dit le gnral de Gaulle. Voil d'ailleurs pourquoi, contrairement aux apparences, ils prtent une oreille attentive, voire complaisante, aux discours anti-mondialisation. Les militants de ces mouvements leur servent de suppltifs au cas o ils auraient besoin de lgitimer dans tel ou tel cas leur recours la protection douanire, sous couvert d' humanisme bien videmment. Sur le plan thorique, la loi des avantages comparatifs a t attaque, il est vrai, parce que plusieurs de ses hypothses taient juges irralistes. Ricardo suppose implicitement que les facteurs de production sont immobiles, ce qui veut dire que ni le capital ni le travail, ni bien sr la terre, ne peuvent franchir les frontires. une poque o les hommes et les capitaux sont plus mobiles que jamais, en apparence, la loi ne serait plus vrifie. Vive donc le protectionnisme ! Les dfenseurs du libre-change se sont rabattus sur les vertus de la division du travail et de l'change au niveau de l'acteur individuel. Mais du mme coup on se retrouve plac devant la non moins vieille controverse : ce qui est valable au plan individuel l'est-il au plan national? Les conomistes contemporains qui se rclament de l'individualisme mthodologique se refusent rpondre cette question : pour eux, le plan national n'est pas pertinent. Il n'y a pas d'un ct l'exportation et de l'autre l'importation. Il y a des exportateurs et des importateurs qui obissent aux mmes lois de l'change que n'importe quel marchand. Les droits de douane sont une entrave aux changes, et comme tels occasionnent une rduction de bien-tre. 219

Toutefois, mme si l'on se place sur le plan de la collectivit nationale, le protectionnisme n'est pas sauf pour autant. Il suppose que les deux variables exportation et importation sont indpendantes l'une de l'autre, que Ton peut agir sur l'une sans influencer l'autre, que l'on peut donc, pour rduire un dficit commercial, soit rduire les importations en relevant les droits de douane ou en imposant des quotas, soit augmenter les exportations en les encourageant par toutes sortes de subventions ou de dgrvements fiscaux, soit les deux la fois. Ce sont des politiques qui ont souvent t pratiques et qui le sont encore dans beaucoup de pays. Or, l'on peut dmontrer aisment, avec des quations la porte d'un lve du secondaire, que l'exportation et l'importation sont deux variables lies l'une l'autre, et que par consquent une politique protectionniste a fort peu de chances de russir rtablir l'quilibre de la balance commerciale d'un pays. Soit Y l'ensemble des biens et services produits sur le sol national chaque anne. Si j'y ajoute les importations annuelles (M), j'obtiens l'ensemble des ressources dont dispose chaque anne la nation. Ces ressources vont tre utilises pour la consommation (C), l'investissement (I) et les exportations (X). Il vient : Y+M=C+I+X D'o l'on peut tirer : Y=C+I+X-M L'entit X - M n'est autre que l'excdent ou le dficit de la balance commerciale. D'autre part, l'ensemble des biens et services produits sur le sol national (Y) est aussi le revenu dont disposent les nationaux. toute production de biens ou de services correspond en effet un revenu sous forme de salaires, de profits, de loyers, de rente, etc. Y est donc gal la somme des revenus. Ces revenus sont ou bien consomms (C), ou bien pargns (S). Il vient :
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Nous avons donc deux quations pour Y. Des quations de dfinition, infalsifiables au sens de Popper l et toujours aussi vraies que l'est celle qui dit que la somme des angles d'un triangle est gale 180. Nous pouvons crire : Y=C+I+X-M =C+S C tant dans les deux membres de l'quation, il vient : I+X-M=S Et donc : X - M = S-I Le solde de la balance commerciale est donc gal la diffrence entre l'pargne et l'investissement. Si l'pargne est suprieure l'investissement, alors on aura un excdent commercial - ce qui est, par exemple, actuellement le cas en France. Si elle est infrieure l'investissement, on se trouvera dans la situation inverse, avec un dficit commercial. L'tat de la balance des paiements dpend donc de la position relative de l'pargne vis--vis de l'investissement. Une politique de protectionnisme commercial ne touche ni l'pargne ni l'investissement, qui sont hors de son domaine. On peut donc considrer S et I comme des donnes exognes notre problme, au niveau algbrique comme des constantes. Leur diffrence est elle aussi constante. Soit D cette constante. Il vient : X-M =D Ou: X=M+D o seuls X et M sont des variables. L'exportation varie en fonction de l'importation et rciproquement. Un frein sur les importations ne peut aboutir qu' freiner les exportations. Un encouragement aux exportations encourage les importations. Le solde
1. Cf. Introduction. 221

commercial restant gal lui-mme, la politique protectionniste, qui cherche le modifier, est voue, en fin de compte, l'chec. C.Q.F.D. Et de fait, les exemples d'chec du protectionnisme ne manquent pas dans l'Histoire. Celle de la France en est particulirement riche, notamment en matire agricole, depuis Mline, ministre de l'Agriculture dans les annes 1880, jusqu' la PAC dont on a dcrit les ravages. Quant l'industrie franaise, contrairement aux craintes des patrons eux-mmes, elle a beaucoup plus profit de l'ouverture des frontires du March commun que des tarifs et des contingents douaniers qui taient censs la protger. Ministre du Commerce extrieur en 1981-1982, Michel Jobert s'est illustr et ridiculis en voulant arrter l' invasion des magntoscopes japonais ... Poitiers, lieu combien symbolique, choisi ici pour son rle dans les oprations de ddouanement. Dans les pays du tiersmonde, quasiment toutes les politiques inspires du protectionnisme ducateur de List se sont termines par des dsastres. Que List ait t prch dans des pays assoiffs d' indpendance au sortir de l're coloniale peut se comprendre. Mais qu'il ait obtenu et qu'il obtienne encore une telle audience en Europe est tout de mme assez tonnant. la limite, le protectionnisme pourrait trouver - et a trouv - des excuses dans des payscontinents , tels les tats-Unis, la Russie ou la Chine, o les diversits sont telles qu'une autarcie conomique serait moins inconcevable que pour les autres pays. Dans le Vieux Monde, fragment en de multiples nations, la fortune a toujours dpendu de la capacit changer par-del les frontires. Et si l'Europe l'a emport sur la Chine, qui fut pendant des sicles son concurrent le plus direct, si elle a pu dcouvrir puis dominer le monde, tan222

dis que l'empire du Milieu se repliait sur lui-mme, si elle a gagn la course la prosprit conomique jusqu' la catastrophe de 1914, c'est bien parce que son polycentrisme politique l'obligeait l'change. Comment a-t-on pu oublier une telle leon l?

1. Dans L'conomie mondiale. Une perspective millnaire. tudes du centre de dveloppement de l'OCDE, 2001, l'conomiste Angus Maddison a montr de manire convaincante que ds le xrv* sicle, en termes de revenu par habitant, l'Europe avait rattrap la Chine, l'poque la premire conomie de l'Asie. Or que disait Fernand Braudel dans son uvre monumentale (Civilisation et Capitalisme, 1985)? Qu'il est pratiquement hors de doute que l'Europe tait moins riche que les mondes qu'elle exploitait [Chine comprise], mme aprs la chute de Napolon. Braudel se serait donc tromp de cinq sicles ! Il reprenait en fait la thse dfendue en 1981 par P. Bairoch et M. Lvy-Leboyer (Disparities in Economie Deveopment Since th Industrial Rvolution, Londres, MacMillan) pour lesquels la Chine devanait largement l'Europe de l'Ouest en 1800. Bairoch, remarque Maddison dans son livre, a en fait fabriqu de toutes pices des arguments pour tayer cette hypothse . L'enjeu de cette querelle d'historiens n'est pas mince. Si Bairoch avait raison, une grande partie du retard du tiers-monde pourrait tre attribue l' exploitation coloniale , et l'avance prise par l'Europe ne pourrait plus s'expliquer par ses dcouvertes scientifiques, ses institutions et des sicles de lente accumulation. Mais pour Maddison, il ne fait gure de doute que Bairoch et ses disciples ont tout fait tort . Notre auteur n'en dnie pas pour autant le rle de l'exploitation coloniale, il en dmontre mme toute la perversit dans le cas du Mexique, mais, observe-t-il, cette exploitation coloniale se comprend mieux si l'on considre de faon plus raliste la force de l'Occident et la faiblesse de l'Asie aux alentours de 1800. En d'autres termes, la colonisation a t la consquence et non la cause de l'expansion conomique. Et il n'est mme pas sr qu'elle ait t bnfique, en termes conomiques, pour le colonisateur. noter qu'au xvme et au xixe sicle, les conomistes favorables au libre-change taient pour la plupart opposs au colonialisme, lequel, leurs yeux, n'tait qu'une forme de protectionnisme.

13. Il faut punir la poupe Barbie L'impossible concurrence pure et parfaite

En 1999, la socit Mattel, qui fabrique la poupe Barbie, a t condamne pour abus de position dominante une amende de 1,5 million de francs par le Conseil de la concurrence \ un organisme charg par l'tat franais de surveiller les pratiques des entreprises sur les marchs. L'argument sous-jacent tait le suivant. La poupe Barbie est un jouet qui entre en concurrence avec d'autres activits ludiques. Or, le march de ces dernires n'est pas homogne. Les produits qui s'y font concurrence ne sont pas parfaitement substituables. Il faut d'abord distinguer les jouets des autres jeux. Dans la rubrique jouets, il convient de distinguer les jouets pour garons des jouets pour filles. Dans la catgorie jouets pour fille , il faut distinguer les poupes des autres jouets. La catgorie poupes comprend, elle-mme, plusieurs sous-catgories : poupes-mannequins, poupes-poupons, peluches. Car, selon des tudes de comportement des enfants que le Conseil de la concurrence a commandes pour appuyer sa dcision, la poupe-mannequin n'a pas les mmes potentialits ludiques et psychologiques que les poupespoupons et les peluches. C'est dire que mme ce niveau,
1. Dcision n 99D45, cite rgulirement par l'conomiste franais Bertrand Lemennicier, professeur l'universit de Paris-Assas, dans son cours d'conomie.

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les divers produits du march de la poupe ne sont pas parfaitement substituables. Le march pertinent de la socit Mattel - c'est--dire dans le jargon du droit de la concurrence, le march sur lequel il convient de situer l'entreprise pour apprcier son ventuelle position de monopole - est donc, dans cette logique, limit au seul march de la poupe-mannequin. Comme les ventes de Bar-bies occupent 80 % de ce march , Mattel est en position de le dominer, et donc il convient de lui infliger une amende et de lui enjoindre de mettre fin ces pratiques. vrai dire, Mattel aurait trs bien pu occuper 100 % du march en question, si des imitateurs, attirs par son succs, n'avaient essay de la concurrencer en produisant leur tour des poupes-mannequins. La condamnation de Mattel est un exemple, parmi beaucoup d'autres, de dcisions, il faut bien le dire, absurdes que sont amens prendre des organes de rgulation tels que le Conseil de la concurrence. Le plus trange, premire vue, dans cette histoire, c'est de constater que par le truchement du Conseil de la concurrence, l'tat franais prend pour rfrence implicite un modle conomique dpass : le modle de la concurrence pure et parfaite. Beaucoup d'autres tats de par le monde, commencer par les tats-Unis, en font autant. vrai dire si l'on y rflchit, ce n'est pas si trange que cela. Puisque dans la ralit la concurrence n'est ni pure ni parfaite, l'tat s'estime fond intervenir pour obliger les entreprises se conformer au modle. Un agendum sans fin : lgislation antitrust en Europe comme aux tats-Unis, lois dites de la concurrence, on vient de le voir, instances de rgulation, posant le problme jamais rsolu de savoir qui rgule le rgulateur, dmantlement des monopoles, des cartels, des ententes qui auraient russi s'instaurer. Ainsi une grande partie de l'activit de la Commission de Bruxelles consiste-telle lutter contre les monopoles et pour la concurrence. Il vaut la peine de rappeler ici aux mmoires oublieuses que l'ordonnance du 30 juin 1945 qui permettait l'tat de
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contrler les prix n'a t abroge que... quarante et un ans plus tard par l'ordonnance du 1er dcembre 1986. On revient de loin! Mais mme si la nouvelle ordonnance admet enfin que les prix des biens, produits et services [...] sont librement dtermins par le jeu de la concurrence , elle n'en prvoit pas moins que l'tat puisse intervenir sur les prix dans certaines circonstances, et par exemple dans une situation manifestement anormale du march dans un secteur dtermin - ce qui ouvre la voie l'examen de cas tels que celui des malheureuses poupes Barbie. Aux tats-Unis, la lgislation antitrust a dbut avec le Sherman Act en 1890, suivi par d'autres : le Clayton Act en 1914, le Robinson-Parman Act en 1934, etc. Le Sherman Act a permis d'intenter un procs la Standard Oil au dbut du xxc sicle. On reprochait principalement au groupe ptrolier possd par Rockefeller d'avoir pratiqu des baisses de prix pour liminer ses concurrents. Le procs se termina, on le sait, par un dmantlement du groupe impos par le juge. Cette victoire sur un monopole ptrolier combien emblmatique a aid renforcer le lieu commun qui veut que toute concentration monopolistique soit forcment nocive. Il a fallu attendre un article crit en 1958 par un conomiste amricain pour que le voile se dchire. Son auteur, John McGee, montrait, chiffres l'appui, que la Stantard Oil ne s'tait jamais livr des pratiques dloyales envers ses concurrents l. Pour une raison bien simple : il lui en aurait cot plus cher de se livrer des baisses de prix que de racheter ses concurrents en leur offrant un prix d'achat mme suprieur leur valeur sur le march, parce que leur rachat pouvait lui permettre de raliser des conomies d'chelle toujours plus grandes. Un planificateur central, cherchant rationaliser une branche d'industrie, aurait lui aussi cherch profiter au maximum d'conomies d'chelle
1. John McGee, Predatory Prie Cutting : th Standard Oil (N.J.) Case , dans Journal ofLaw and Economies, octobre 1958, p. 137-169. 227

- nous allons y revenir plus bas. L'article de McGee a suscit un certain moi lors de sa parution. Ce n'est certes pas un hasard s'il a t publi dans le Journal ofLaw andEcono-mies, l'organe d'une nouvelle discipline ne cette poque l'universit de Chicago, savoir l'analyse conomique du droit, enseigne par l'conomiste Ronald Coase, prix Nobel d'conomie en 1991, et par le juriste Richard Posner, L'un et l'autre ont notamment beaucoup uvr pour la remise en cause des simplismes de la lgislation antitrust. noter que l'conomie du droit ', enseigne un peu partout depuis maintenant deux ou trois dcennies, est encore quasiment ignore en France - ce qui explique bien des retards de nos lites dans la prise de conscience de l'importance de l'conomie dans la formation du droit. Que les instances tatiques ou para-tatiques soient imprgnes du modle de la concurrence pure et parfaite, cela peut se vrifier encore aujourd'hui en France auprs des professions qui ont affaire avec la loi : avocats, juges, juristes. Le virus se passe de gnration en gnration sans rencontrer d'obstacles. Au terme de leur cursus, combien d'tudiants en droit, alors qu'ils n'ont pratiquement aucune formation conomique, prennent ce modle dpass comme rfrence implicite, sans s'en apercevoir, par rflexe? On pourrait d'ailleurs montrer que le Code civil s'en est lui-mme inspir, notamment en matire de droit des contrats. Mais cela dpasserait les limites de cet ouvrage. Issu de l'cole conomique classique anglaise, le modle a certes t l'objet la fin du xixe sicle et au cours du xxe sicle de multiples raffinements thoriques faisant appel des mathmatiques de plus en plus sophistiques, l'objectif tant de montrer que dans certaines conditions que nous
1. ne pas confondre avec le droit de l'conomie, qui, lui, est abondamment enseign, l'conomie du droit s'attache appliquer au droit les outils de l'analyse conomique.

allons dtailler, le libre jeu du march permet d'atteindre l'optimum du point de vue de la collectivit. Si Ton veut rsumer la chose, on dira que la fameuse main invisible d'Adam Smith a t mise en quations - un rsultat attendu d'une science qui se veut aussi exacte que les sciences physiques. Les conditions de fonctionnement optimal du modle sont triples : 1. L'information dont disposent tous les participants au march doit tre parfaite. 2. Il faut qu'il y ait un grand nombre d'acheteurs et de vendeurs, chacun tant de faible dimension par rapport aux autres. 3. Il faut encore que le produit qui fait l'objet de transactions soit homogne et divisible. Par exemple, le pain que me vend mon boulanger devra tre compltement identique celui que me vend son concurrent le plus proche, en sorte que je puisse substituer un pain l'autre pour pouvoir comparer leurs prix. Le produit doit aussi tre divisible pour les mmes raisons. Un bien indivisible - comme par exemple, un quipement autoroutier sur un trac donn -ne peut pas tre compar un autre quipement du mme genre. En un mot, pour tre pure et parfaite, la concurrence doit tre atomistique . Chaque acheteur, chaque vendeur doit tre comparable un atome incapable d'avoir une influence sur les autres atomes. Le prix du march s'impose eux. Et ce prix ne peut tre qu'unique. Si un vendeur cherche vendre au-dessus du prix du march, ou un acheteur acheter au-dessous, le premier ne pourra couler sa marchandise, ni le second acheter la moindre parcelle de cette mme marchandise. Ici, la thorie distingue la courte priode de la longue priode . En courte priode, les firmes ne peuvent ragir aux variations du march qu'en utilisant plus ou moins leurs capaci229

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ts de production; leur capital (quipement, taille des installations), ne pouvant tre modifi, est considr comme constant. Il en rsulte une possibilit de profits pour les firmes qui savent dans ces conditions s'adapter le mieux aux variations du march. En longue priode, par contre, chacune des firmes a l'opportunit de modifier son capital, si elle le peut, en augmentant ou en diminuant ses investissements. Le prix du march s'tablit alors au minimum du cot moyen des firmes les plus performantes, les autres firmes tant vinces du march. Les profits qui ont pu natre en courte priode ont disparu, les prix en longue priode recouvrant seulement les frais de production dans lesquels est incluse la rmunration de l' entrepreneur . D'une certaine manire, ce long terme imaginaire, imagin indfini, sinon infini, tablit de lui-mme les conditions de la concurrence pure et parfaite. Toutes les constantes deviennent variables, tandis que sont abolies toutes les frictions qui empchaient le modle pur de s'incarner dans la ralit. L'conomiste franais Lon Walras (1834-1910) sera le premier dcrire le modle de concurrence pure et parfaite l'aide d'un systme de n quations n inconnues concernant n produits '. Comme il le dit lui-mme, l'conomie politique pure est essentiellement la thorie de la dtermination des prix sous un rgime hypothtique de libre concurrence absolue . Le rsultat du raisonnement classique est mathmatiquement confirm : l'quilibre, il n'y a ni profit ni perte, l'entrepreneur tant seulement rmunr pour son travail .
Cet tat d'quilibre de la production est, comme Ttt d'quilibre de l'change, un tat idal et non rel, reconnat Walras. Il n'arrive jamais que le prix de vente des produits soit
1. Lon Walras, lments d'conomie politique pure ou Thorie de la richesse sociale, dition dfinitive, revue et corrige par l'auteur, Paris, LGDJ, 1952 (rdition 1976).
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absolument gal leur prix de revient en services producteurs, pas plus qu'il n'arrive jamais que l'offre et la demande effectives des services producteurs ou des produits soient absolument gales. Mais c'est l'tat normal en ce sens que c'est celui vers lequel les choses tendent d'elles-mmes sous le rgime de la libre concurrence appliqu la production comme l'change '.

Le mot important, on l'aura reconnu, c'est le verbe tendre, qui nous rappelle les errements de Stuart Mill, dj voqus2. Et l'on devine le raisonnement qui suit. Si des profits apparaissent dans telles branches, les entrepreneurs affluent ou dveloppent leur production, ce qui augmente la quantit des produits, en fait baisser le prix et rduit l'cart . Dans le cas contraire, s'il y a des pertes, les entrepreneurs se dtournent ou restreignent leur production, ce qui diminue la quantit des produits, en fait hausser le prix et rduit encore l'cart3 .
Ainsi, conclut Walras, l'tat d'quilibre de la production, les entrepreneurs ne font ni bnfice ni perte. Ils subsistent alors non comme entrepreneurs, mais comme propritaires fonciers, travailleurs ou capitalistes dans leurs propres entreprises ou dans d'autres. J'estime que, pour tenir une comptabilit rationnelle, un entrepreneur qui est propritaire du sol qu'il exploite ou qu'il occupe, qui participe la direction de son entreprise, qui a des fonds engags dans l'affaire, doit dbiter ses frais gnraux et se crditer lui-mme d'un fermage, d'un salaire et d'un intrt calcul aux taux du march des services producteurs et au moyen desquels il subsiste, sans faire la rigueur, comme entrepreneur, ni bnfice ni perte. Et, en effet, n'est-il pas vident que s'il retire de ses propres services producteurs, dans son entreprise, un prix suprieur ou infrieur celui qu'il en retirerait partout ailleurs, il est en bnfice ou en perte de la diffrence?
1. Walras, op. cit., p. 194. 2. Cf. Prologue. 3. Ibid.

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Cet quilibre de tendance, qui n'est autre que l'quilibre de longue priode de la thorie classique, est cens correspondre l'optimum du point de vue de la socit. Toutefois, Walras pose une hypothse supplmentaire pour que l'optimum soit atteint : la rpartition initiale des richesses obit la justice '. Par la suite, des gnrations d'conomistes noclassiques vont s'vertuer dmontrer les conditions de possibilit de cet quilibre optimal, les derniers en date tant l'Amricain Kenneth Arrow et F Amricano-Franais Grad Debreu, deux prix Nobel d'conomie, le premier en 1972, le second en 19832. On ne soulignera jamais assez le rsultat paradoxal de tout cet difice compliqu. Des conomistes qualifis de bourgeois par toute une littrature socialiste ou marxiste,
1. Jrme Lallement, Prix et quilibre selon Lon Walras, dans Nouvelle Histoire de la pense conomique, Paris, La Dcouverte, tome 2, p. 464. 2. K. Arrow, Social Choice and Individual Values, New York, Wiley, 1951. G. Debreu, Theory of Value, and Axiomalic Analysus of Economie Equilibrium, New York, John Wiley & Sons, 1959. K. Arrow et G. Debreu, Existence of an Equilibrium for a Comptitive Economy , dans Economerica, 1954, vol. 22, p. 265-290. Thorie de la valeur, la thse de doctorat que Grard Debreu soutient en 1965 l'universit de Paris, tablit comment une conomie concurrentielle aboutit un quilibre gnral, dfini comme un tat pour lequel les actions individuelles sont compatibles entre elles. Les individus offrent et demandent des biens et services en cherchant le maximum de satisfaction. Ils dterminent leur choix d'achat ou de vente en fonction des prix qui apparaissent sur le march - prix sur lesquels ils n'ont aucune influence par eux-mmes puisque la situation est concurrentielle. Debreu dmontre alors que sous certaines conditions, il existe au moins un quilibre gnral concurrentiel , c'est--dire au moins un systme de prix, parmi tous ceux qui pourraient tre envisags, qui galise offres et demandes de l'ensemble des individus pour chacun des biens et services. Ensuite, Debreu tablit que cet quilibre est optimal. Ce qui veut dire qu'il correspond une allocation des ressources qui ne peut plus tre modifie de manire augmenter la satisfaction d'un individu sans baisser celle d'au moins un autre. Ce que l'on appelle dans le jargon des conomistes F optimum de Pareto , car c'est l'conomiste italien qui en a invent le concept (voir plus loin). Les biens et services sont pris en ensemble dans ce que Debreu appelle la marchandise - un concept qui lui permet d'intgrer le temps, voici

voire de valets du capitalisme, font sortir des cornues de leur laboratoire scientifique un systme qui trouve son quilibre dans l'annulation du profit. Et encore cette annulation est-elle l'aboutissement d'un processus dont le moteur est la recherche du profit. Marx est dpass qui, on l'a vu, avait essay d'tablir la loi de baisse tendancielle du taux de profit ! La thorie de la concurrence pure et parfaite arrive donc ce rsultat que tout profit durable est suspect. Car, si une entreprise parvient maintenir un profit pendant un certain laps de temps, c'est que les conditions de la thorie de la concurrence pure et parfaite n'ont pas t respectes. la limite, tout profit ne peut tre qu'un superprofit, un profit de monopole. Il n'y a pas de profit normal. Ou encore : normalement, le profit ne peut pas apparatre. L'optimum n'est atteint que si sont runies les conditions de la thorie de la concurrence pure et parfaite. Ergo, si ces conditions ne sont pas runies, l'optimum social ne peut pas tre atteint. Deux leons opposes vont tre tires de cette conception de l'conomie encore dominante aujourd'hui. La premire est qu'il faut s'efforcer par tous les moyens d'tablir les conditions de la concurrence. La seconde est que l'on n'y arrivera jamais et qu'il
comment. Si les marchandises sont caractrises par la date o elles sont disponibles, deux biens identiques produits des moments diffrents sont considrs comme distincts ; des prix diffrents leur sont attribus. Ce qu'exp/ime bien le dicton : Un tiens vaut mieux que deux ru l'auras. l'instant de la prise de dcision, les offres et demandes individuelles de marchandises concernent donc les biens et services prsents mais aussi les biens et services futurs, c'est--dire disponibles seulement des dates ultrieures. Le concept de la marchandise permet d'introduire dans les calculs l'incertitude - trop souvent absente de la rflexion conomique. Debreu aboutit ainsi au concept de marchandise conditionnelle , dont la valeur dpend d'vnements alatoires. Par exemple, un parapluie s'il doit pleuvoir demain n'a pas la mme valeur qu'un parapluie s'il fait un soleil magnifique. Ds lors, la dmonstration d'existence d'un quilibre peut intgrer l'irrductible incertitude du futur. Une prouesse mathmatique !

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faut trouver un autre systme pour parvenir au plus grand bonheur du plus grand nombre , pour reprendre la formule clbre de Bentham. La premire ouvre la voie au nolibralisme, la seconde au rformisme, voire la rvolution. De la premire s'inspire une intervention de l'tat pour rtablir les conditions de la thorie de la concurrence pure et parfaite (lgislation antitrust, lois dites de la concurrence, instances de rgulation, etc.). La seconde voie est celle d'une prise en main directe par l'tat de pans entiers de l'conomie, notamment par les nationalisations, ou plus subtilement par le contrle du crdit. Cette deuxime voie est passe de mode depuis la chute du mur de Berlin. On n'y insistera pas ici. Mais souvenons-nous! Il n'y a pas si longtemps, c'tait en 1981, le Programme commun de la gauche lanait notre pays dans le plus vaste programme d'tatisation qu'un pays occidental ait connu au xxc sicle. On a vu les rsultats. Les auteurs de cette politique n'osent mme plus en parler ! Le corollaire de la thorie de la concurrence pure et parfaite, c'est la thorie de la concurrence imparfaite ou celle de la concurrence monopolistique , qui eurent beaucoup de succs entre les deux guerres et qui inspirent encore nombre de no-libraux ou de socialistes libraux. Comment ne pas condamner le monopole? Comment ne pas livrer la vindicte du peuple une entit prsume coupable au moins depuis Aristote? Cette thorie nous dit en effet que dans une situation de monopole, o il n'y a qu'un seul vendeur ou producteur, l'une des conditions de la thorie de la concurrence pure et parfaite n'est pas remplie. videmment, la moindre dcision prise par cet unique producteur aura une influence sur le march. Le prix du march n'est donc pas une donne qui s'impose lui comme dans le modle de la concurrence pure et parfaite. Dans ces conditions, le 234

monopoleur peut s'arrter de produire avant que son profit ne soit nul. Par rapport une situation de concurrence pure et parfaite, la production est donc moindre et le profit, videmment, n'est pas gal zro. Comme la concurrence pure et parfaite est cense conduire l'optimum social, la situation de monopole aboutit une situation qui n'est pas optimale. Il faut donc la corriger. partir de l, la thorie s'est raffine pour tenir compte de situations plus complexes, telles les oligopoles, les cartels, les ententes... Mais l'essentiel, c'est bien cette ide de profit hors norme, de superprofit par rarfaction artificielle de la production. Ds lors, une seule solution s'impose, que l'on soit no-libral ou social-dmocrate : il faut dmanteler les monopoles et toutes formes d'organisation qui leur ressembleraient de prs ou de loin. Une question se pose tout de mme un esprit non prvenu. Puisque superprofit il y a, comment se fait-il que ce superprofit n'attire pas d'autres entrepreneurs? La rponse ne peut tre que : parce qu' on les a empchs d'entrer sur le march. Qui est cet on ? Dans un suppos tat de droit , cet on doit disposer de la force lgitime pour bloquer ainsi l'entre d'un march. Par consquent cet on ne peut tre, directement ou indirectement, que l'tat. Si monopole il y a, ce monopole ne peut rester monopole qu'avec l'aide de l'tat. Soit en empchant d'autres producteurs d'entrer sur le march en question. Soit, ce qui revient au mme, en dcrtant que telle entit est la seule habilite produire la marchandise en question. Par exemple, la Banque de France s'est vu accorder par l'tat le monopole de la planche billets, la SNCF le monopole du transport par chemin de fer, EDF le monopole de la production et de la distribution d'lectricit, etc. En un mot comme en cent, dans une conomie de march, le monopole tel que nous le dcrit la thorie n'existe
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pas et ne peut pas exister. Certes, l'objectif de tout producteur, de tout acteur de l'conomie, c'est bien de tendre vers une situation de monopole. Quand j'cris le livre que vous tes en train de lire, par exemple, que je signe de mon nom, je vise atteindre une situation de monopole. Je serais le seul producteur de ce livre. Cet essai, que je prtends unique en son genre - que j'espre non substituable par aucun autre, sinon pourquoi rcrirais-je? -, va entrer en concurrence avec des milliers d'autres livres. C'est dire que je ne pourrais pas pratiquer n'importe quel prix. Si je parviens pourtant en faire un best-seller, je vais me trouver pendant un moment dans une situation quasi monopolistique. Et jouir de superprofits considrables. Bien sr! Mais j'ai pris un risque, en supposant qu'il existerait un march pour ce livre, dans une situation de totale incertitude. Voil ce qu'ignor la thorie de la concurrence pure et parfaite : la prise de risque dans un monde incertain. En vrit, l'auteur de best-seller partage ce risque avec l'diteur. Le livre peut tout aussi bien faire un flop. Ce n'est pas un jeu o l'on gagne tous les coups, sinon a se saurait ! Autrement dit, le superprofit dont jouissent l'auteur et l'diteur en cas de russite est la rcompense du risque qu'ils ont pris. Mais ce superprofit ne peut tre illimit, de toute faon. Sur le march de Madame Bovary, Flaubert occupe une position de monopole 100 %, et pourtant son livre est en concurrence non seulement avec des millions d'autres livres, mais aussi avec des produits autres (une place de cinma, un repas au restaurant, un journal, une mission de tlvision...). Quant l'entrepreneur qui a engag des capitaux dans une activit nouvelle, il cherche lui aussi dominer son march. Tout innovateur est forcment en situation de monopole, mais il n'en chappe pas pour autant la pression de la concurrence. L'inventeur des poupes Barbies, pour reprendre l'exemple de tout l'heure, pensait
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bien disposer effectivement d'un monopole pour un march qu'il avait lui-mme invent. Ds lors, on voit bien que les fonctionnaires chargs par l'tat de faire respecter les rgles de la concurrence ont une tche fort dlicate lorsqu'ils calculent la part de march occupe par telle entreprise pour dterminer si elle est en situation de monopole, et donc si elle abuse de cette situation, ce qui justifierait une intervention correctrice de l'tat. Car ces calculs de parts de march supposent que l'on puisse dfinir les limites d'un march. Comme l'a fort justement remarqu l'un des meilleurs conomistes franais d'aujourd'hui, Jean Tirole :
Si nous posons que deux biens appartiennent au mme march si et seulement s'ils sont parfaitement substituables, alors pratiquement tous les marchs seraient servis par une seule firme - les firmes produisent toutes des biens qui sont au moins lgrement diffrencis (soit physiquement, soit en termes de localisation, de disponibilit, d'information du consommateur, ou par d'autres facteurs). Mais la plupart des firmes ne bnficient pas d'une situation de monopole pure. Une hausse des prix conduit les consommateurs reporter leurs dpenses sur un petit nombre de biens substituts l .

Ainsi la dfinition d'un march par la forte substituabilit des biens qui le constituent peut conduire condamner toute firme pour abus de monopole. Or, l'ide d'une telle dfinition est centrale dans le concept juridique du march pertinent auquel les juges font rfrence quand ils appliquent les rgles de la concurrence .
1. Jean Tirole, The Theory of Indusria Organization, Cambridge, Ma., The M.I.T. Press (traduction franaise : Thorie de l'organisation industrielle, Paris, GREMAQ, 2 vol.). Ayant remarqu la difficult dfinir empiriquement un march, l'auteur n'en affirme pas moins quelques pages plus loin : Dans le cadre de ce livre, cette difficult [...] sera ignore !
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Bref, elle est purement arbitraire, cette dfinition du march auquel est cens appartenir le producteur en question. Le march du livre d'art , le march de la betterave sucrire , le march du cinma grand public , etc., sont de pures fictions. La dlimitation concrte de ces fictions est le fait d'une bureaucratie persuade que l'optimum ne peut tre atteint que si les producteurs ne sont pas trop ingaux. Elle ne peut comprendre, parce que la thorie de la concurrence pure et parfaite enseigne exactement le contraire, que l'tat de la concurrence ne dpend ni du nombre ni de la taille relative des entreprises. On peut tre encore en situation de concurrence mme s'il ne reste plus qu'un seul producteur. Pour qu'il y ait concurrence, il faut et il suffit que l'entre sur le march soit libre. Comme seul l'tat peut fermer^ cette entre, il n'y a de monopole que par la grce de l'tat. Autrement dit, si un monopole s'est instaur en l'absence d'intervention tatique, ce n'est pas un monopole au sens de la thorie, car il est plong dans un milieu concurrentiel et il doit tenir compte de ce milieu, et par consquent baisser ses prix et son profit jusqu'au niveau o d'autres ne sont plus intresss entrer sur ce march '. Il se peut qu'un expert nomm et pay par l'tat juge tout de mme que ses prix sont trop levs. Ce fonctionnaire pourrait se poser la question : pourquoi d'autres entrepreneurs ne sont pas entrs sur ce march alors que l'entre tait libre? parce que le risque tait trop lev? les profits attendus pas assez attirants? parce qu'ils manquaient d'imagination? Mais non! notre homme a des normes dans la tte, dfinies par l'administration. Il
1. Mme le monopole dit naturel n'chappe pas la concurrence. On appelle monopole naturel une situation dans laquelle une entreprise peut conqurir l'ensemble d'un march pour un produit donn si la phase des rendements croissants est suffisamment longue pour lui permettre de le faire. Ce point, trs technique, est analys par l'auteur dans son ouvrage L'Invention de l'tat (Paris, Les Belles Lettres, 2003), p. 240-241. 238

ordonnera des baisses de prix, sous prtexte de rtablir les conditions de la concurrence pure et parfaite, et il aboutira rendre cette activit non rentable, laquelle devra tre, de ce fait, abandonne par le secteur priv et confie un organe tatique. C'est de cette manire que la sidrurgie a t sinistre en France. Cette situation est la consquence de cet tonnant trou conceptuel, embryonnaire dans l'uvre d'Adam Smith, mais qui n'a fait ensuite que grandir : l'impossibilit pour la thorie de la concurrence pure et parfaite de concevoir le profit. Et pour une raison bien simple, qui montre que cette thorie, pour dficiente qu'elle soit, est cohrente. Dans un monde d'information parfaite, autrement dit dans un monde o l'information est gratuite et accessible tout un chacun, il ne peut y avoir d'incertitude. Pas de prise de risque, et donc pas de profit possible. Dans un monde d'information parfaite, les entreprises dans une branche donne d'activit ont, forcment, toutes les mmes caractristiques techniques, toutes les mmes cots. Pourquoi Tune d'entre elles pourrait-elle dgager des profits? Si l'une fait des profits, toutes en feront, et d'autres entrepreneurs seront attirs qui augmenteront la production et donc feront baisser les prix jusqu' anantir le profit. On admettait tout l'heure que dans la courte priode l'une d'entre elles pourrait parvenir se distinguer de ses concurrentes et dgager un profit. Mais cela mme est dj impossible. L'information tant parfaite par hypothse, les autres entreprises sur ce march ne tarderaient pas, toutes, dcouvrir l'astuce de la gagnante et imiter son comportement. Dans ce contexte, l'entrepreneur ne correspond aucune ralit. Ce n'est mme pas un idal type vers lequel l'entrepreneur concret devrait tendre , selon l'expression de Stuart Mill, dans des conditions idales. C'est une sorte de zombie. Il ne peut avoir aucune
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influence sur ses concurrents, sur ses fournisseurs, sur ses clients. Il est la tte d'une entreprise semblable aux autres. L'tat de la technique, un moment donn, s'impose lui comme tous les autres. Il n'est confront aucune incertitude. Il ne prend aucun risque. Cet entrepreneur-bureaucrate est en fait un technicien suprieur juste capable d'administrer une entit dont les paramtres sont parfaitement connus de tout le monde. Il ne manquerait plus qu'il fasse des profits ! Il est comparable un chef d'usine dans une conomie socialiste centralise. Tel est le paradoxe suprme de la thorie conomique qui prend sa source chez Smith, suppos tre le fondateur de l'conomie de march. Elle peut driver vers une conomie socialiste centralise, dirige, en principe, par des techniciens qui sont persuads ou ont t persuads que les choix conomiques peuvent tre rduits de simples choix techniques. Dans un pays o l'ingnieur d'tat tait roi, la France, on conoit que ce modle ait eu, et conserve encore des adeptes. Mais on peut aussi en trouver un exemple dans ce que Mises, l'conomiste autrichien dj nomm, appelait en 1949 le modle Hindenburg, ou modle allemand, qui <\ conserve nominalement et en apparence la proprit prive des moyens de production, maintient l'aspect extrieur du march, des prix, des salaires et des taux d'intrt . Dans un tel modle, note Mises, il n'y a plus dsormais d'entrepreneurs, mais des chefs d'tablissement (Betriebsfhrer, dans la terminologie de la lgislation national-socialiste) .
Ces chefs d'tablissement paraissent diriger effectivement les entreprises qui leur sont confies : ils achtent et vendent, embauchent et licencient les travailleurs et rmunrent leurs services, contractent des emprunts, paient des intrts et amortissements. Mais dans toutes leurs activits ils sont tenus d'obir inconditionnellement aux ordres mis par 240

l'administration gouvernementale charge en dernier ressort de diriger la production. Cette administration (Reichswirtschaftsministerium de l'Allemagne nazie) indique aux dirigeants d'entreprise ce qu'ils doivent produire, et comment, quel prix acheter et qui, quel prix vendre, et qui. Elle affecte chaque travailleur son poste et fixe sa paie. Elle dcrte qui et dans quelles conditions les capitalistes doivent confier leurs fonds. L'change de march est une simple comdie [...]. C'est le socialisme sous le dguisement d'une terminologie emprunte au capitalisme '.

H est intressant de rappeler ce propos, qu' la fin du xrxe sicle et au dbut du xxe sicle, toute une srie d'conomistes de premier plan tirrent du modle de la concurrence pure et parfaite les conditions de possibilit d'une conomie socialiste. commencer par Walras, qui se proclamait lui-mme socialiste2, et qui prconisait de mettre en la possession de l'tat la terre, la rente et le fermage par la nationalisation des terres pour respecter l'hypothse d'galit des conditions de dpart ncessaires, selon lui, la ralisation de l'optimum social. Vint ensuite son disciple et successeur la chaire de Lausanne, l'Italien Vilfredo Pareto. Dans son Cours d'conomie politique de 1897, puis dans ses Systmes socialistes (1901-1902), il approfondit sa rflexion sur l'conomie socialiste. Avant de terminer ses jours comme snateur dans l'Italie mussolinienne. Pareto a t considr comme le plus grand conomiste du dbut du xxe sicle. Il occupe encore une place considrable dans la science conomique contemporaine, ayant contribu au perfectionnement thorique du modle de la concurrence pure et parfaite et ses drives. Si l'on veut
1. Ludwig von Mises, L'Action humaine. Trait d'conomie, traduit de l'amricain par Raoul Audouin, Paris, PUF, 1985, p. 755. L'dition originale date de 1949. 2. Jrme Lallement, op. cit., p. 464. Rencontrant, pour cette raison et d'autres, des difficults enseigner en France, il avait obtenu d'enseigner l'universit de Lausanne o il occupait la chaire d'conomie.

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comprendre ces dernires, cet auteur est incontournable. Aussi devons-nous lui consacrer quelques paragraphes. Rappelons d'abord que pour Pareto, il est impossible de mesurer et donc de comparer les plaisirs ou les peines individuels du fait mme qu'ils sont subjectifs. Dans ces conditions, un progrs de bien-tre ne peut tre accompli que si au moins l'une des personnes concernes y trouve son compte et si toutes les autres n'y perdent pas. De toute autre situation, o il y a des perdants et des gagnants, on ne peut faire aucun bilan, puisqu'on ne peut comparer les peines des uns aux plaisirs des autres. C'est ce qu'on appelle dans le jargon le critre partien . Le moindre changement soumis au critre de Pareto doit donc recueillir l'avis unanime des sujets en cause, nul ne devant se sentir ls. Non seulement le moindre changement de loi ou de rglement, mais aussi le moindre change mme volontaire entre deux personnes, dans la mesure o cet change peut affecter la situation de tierces personnes sans leur accord. Dans ce contexte, n'importe qui, si l'on suit Pareto, peut imposer son veto toute dcision, sous le prtexte qu'il craint qu'elle diminue son bientre. Jusque-l, on reste dans une optique subjective de la valeur. Toutefois, et ceci est peu connu, Pareto lui-mme ne respecte pas son propre critre lorsqu'il examine comment l'on peut atteindre le maximum de satisfaction pour la collectivit, ce qui forcment le conduit ce qu'il s'tait interdit, savoir des comparaisons intersubjectives des plaisirs et des peines. L'exemple qu'il donne est significatif : L'autorit publique doit ncessairement comparer les diffrentes utilits ; il n'est pas ncessaire de rechercher maintenant d'aprs quels critres. Lorsque, par exemple, elle met en prison le voleur, elle compare les souffrances qu'elle lui impose avec l'utilit qui en rsulte pour les honntes gens, et elle estime grosso modo que cette utilit
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compense au moins ses souffrances ; autrement elle laisserait courir le voleur '. Dans un monde conomique purement partien, la prison n'aurait pas de place. Faut-il rappeler ce propos que la prison est une institution rcente ? Pareto s'accorde donc, l'occasion, la possibilit de comparaisons intersubjectives, tout en indiquant qu'elles ne peuvent prtendre un statut scientifique . Il est ds lors ncessaire de recourir des considrations trangres l'conomie . C'est--dire qu'il faut dcider, au moyen de considrations d'utilit sociale, thiques ou autres quelconques, dans l'intrt de quels individus il convient d'agir en en sacrifiant d'autres2. Pareto, ce faisant, ouvrait une bote de Pandore : l'tat, d'aprs lui, pouvait trouver hors de l'conomie une justification intervenir. La lgitimit du dcouplage entre production et rpartition tait ainsi raffirme par le plus grand conomiste de l'poque - un thme sur lequel peuvent se rejoindre no-libraux et sociaux-dmocrates, ce qui explique pourquoi leurs programmes sont si difficiles aujourd'hui diffrencier. Dans un premier temps, dit cette doctrine, qui parat rencontrer un fort consensus dans un pays comme la France, la socit a intrt organiser la production selon un mode purement concurrentiel, puis, dans un second temps, selon les critres sociaux, thiques ou autres qui lui conviennent, elle organisera la redistribution de la richesse produite au profit des uns et au dtriment des autres. La premire phase doit tre ralise de manire satisfaire au critre partien; dans la seconde, bnficiant d'une production porte son plus haut niveau possible, on pourra modifier les parts de chacun sans que cette redistribution ne porte atteinte l'effi1. Vilfredo Pareto, Cours d'conomie politique, dans uvres compltes, Genve, Droz, vol. 1, 2131. 2. Ibid., 2129.
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cacit productive. Stuart Mill avait dj conu un tel systme dichotomique en tablissant ce qu'il croyait tre une diffrence essentielle entre les lois de la production, dtermines selon des lois identiques aux lois de la nature, et les lois de la rpartition, o des critres sociaux ou institutionnels peuvent intervenir. Et nous savons tout ce que nous devons Ricardo pour ce qui concerne la science de la lutte des classes. Toutefois, ds son Cours, Pareto a franchi un pas de plus - bien oubli aujourd'hui - en appliquant son propre critre au fonctionnement d'une conomie socialiste, o l'tat se serait appropri une partie du capital. Ds lors, le problme majeur qui se poserait un tel tat serait d'organiser la production de manire tirer des capitaux dont il dispose le maximum d'ophlimit [c'est ainsi que Pareto dsigne futilit] pour ses administrs . De mme, il devrait produire les nouveaux capitaux dont il peut avoir besoin, en imposant la moindre somme possible de sacrifices ses administrs * . Pour l'conomiste italien, le problme conomique du ministre de la production de l'tat socialiste s'crit avec le systme d'quations de Walras, et donc peut se rsoudre de la mme faon. Conclusion : En rsum, l'conomie pure ne nous donne pas de critrium vraiment dcisif pour choisir entre une organisation de la socit base sur la proprit prive et une organisation socialiste2. Un tel aboutissement tait prvisible. Dans les conditions de la thorie de la concurrence pure et parfaite, l'information est elle-mme parfaite, gratuite. Un planificateur central est donc omniscient, et peut de ce fait arriver au mme rsultat que le march. Comme en plus l'conomie de march donne l'impression de gnrer un gaspillage insens, la position
1. 2bid., 1016. 2. V. Pareto, Manuel d'conomie politique (1906), uvres compltes, op. cit., vol. 7, VI, 61.
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neutre de l'conomiste quant aux institutions encourageait les rationalistes de tout poil vanter les mrites du socialisme, vu comme le triomphe de l'organisation sur les forces aveugles de l'anarchie capitaliste. Un disciple italien de Pareto, Enrico Barone, enfoncera le clou en 1908 dans un article appel rester clbre !. Mme si le disciple met quelque doute sur les possibilits relles d'un ministre de la Production runir les informations ncessaires la constitution d'un systme d'quations la Walras, le rsultat essentiel de l'tude de Barone ou de toute autre semblable, commente le grand historien dj cit de la pense conomique Joseph Schumpeter dans son Histoire de l'analyse conomique, est que tout socialisme dirig du centre a un systme d'quations qui possde un ensemble de solutions uniquement dtermin, dans le mme sens et sous les mmes rserves que le capitalisme de concurrence parfaite, et que cet ensemble jouit de proprits semblables de maximum 2 . Schumpeter ajoute significativement : On ne peut le rejeter [le plan socialiste] parce qu'il signifierait le chaos, le gaspillage ou l'irrationalit. Ce n'est pas ngligeable. Ce service rendu la doctrine socialiste Ta t par des auteurs qui n'taient pas socialistes. Nous avons le droit de signifier l'importance de ce fait. Ils dmontrrent victorieusement l'indpendance de l'analyse conomique. Nous aurions tendance tre moins indulgent que ne l'est Schumpeter. Les crits des Walras, Pareto et Barone apportent plutt une dmonstration supplmentaire de
1. Enrico Barone, E., II Ministre dlia produzione nelle stato colletivista, dans Giornale degli conomis, 1908, p. 267-293. Traduction anglaise dans P. Newman, Readings in Mathemalical Economies, vol. 1, John Hopkins Press, 1968. Traduction franaise : Le ministre de la Production dans l'tat collectiviste , par M. Th. Gnin, p. 245-299, dans F.A, von Hayek, L'conomie dirige en rgime collectiviste, Paris, Librairie de Mdicis, 1939.

2. Schumpeter, op. cit., t. III, p. 316. 245

l'absurdit de la thorie de la concurrence pure et parfaite et de ses possibles drives. La preuve qu'on pouvait montrer que les conditions de possibilit d'une conomie proprement parler socialiste ne sont pas runies a t administre par Ludwig von Mises, dj cit. Le Calcul conomique dans la communaut socialiste , article publi en 1920, dmontre l'impossibilit d'un calcul rationnel dans un monde o n'existerait pas de proprit prive des ressources, car il n'y aurait alors ni march ni prix. Sans prix, pas de calcul conomique possible. Et sans calcul conomique, aucun plan n'est possible. Aujourd'hui, la dmonstration de Mises est peu prs admise par tout le monde l, et semble rejoindre le simple bon sens. Mais l'poque o l'conomiste autrichien a tabli ce diagnostic, il a rencontr beaucoup d'incrdulit, non seulement chez les adeptes du socialisme, mais aussi chez les disciples de Walras et de Pareto. Car une ligne de repli a t trouve, qui consistait imaginer un socialisme dcentralis utilisant des prix de march, donnant l'illusion jusqu' la chute du mur de Berlin qu'un compromis porteur d'avenir pouvait tre trouv entre le socialisme et l'conomie de march. Cette ligne de repli tait promise un long avenir, puisqu'elle sert encore aujourd'hui d'appui certains thoriciens socialistes. L'conomiste qui, plus que tout autre, s'est illustr dans cette veine est le Polonais Oskar Lange (1904-1965), un temps professeur d'conomie l'universit du Michigan (1936-1943), puis l'universit de Chicago (1943-1945), et enfin l'universit de Varsovie (1955-1965). Le dispositif imagin par Lange mrite d'tre rappel dans ses grandes lignes, car il a t clbr en son temps 1. On peut toutefois lire sous la plume de l'conomiste Andr Zylbergberg que Mises affirme plus qu'il ne dmontre l'impossibilit d'un calcul conomique rationnel dans les conditions du socialisme. La thorie de l'quilibre gnral de 1918 1939 , dans Nouvelle Histoire de la pense conomique, Paris, La Dcouverte, t. 3, p. 165.

l'entre-deux guerres o avaient t forges, nous Tavoni dit, les thories de la concurrence imparfaite ou mono polistique. Sans doute, permettait-il aux meilleurs esprits ou aux bonnes mes, de s'accrocher des lubies. E notamment celle de l' autogestion , inspire en parti* du systme de Lange et qui a fait couler tant d'encre dan! les annes 1960-1970, notamment propos de la Yougoslavie. Que tout cela parat loin aujourd'hui ! Dans un premier temps, selon Lange, le bureau centra! de la planification commence par fixer les prix de manire arbitraire (dans les faits, le bureau central de la planification s'inspirait souvent des prix de march occidentaux) Ensuite, ces niveaux de prix, les consommateurs maximisent leur satisfaction et transmettent leurs demandes, par le truchement des entreprises, au bureau central de la planification. Les entreprises, quant elles, ne cherchent pas maximiser leurs profits (ce ne sont pas des entreprises capitalistes), mais elles doivent, aux prix annoncs, choisir la combinaison des facteurs qui minimise le cot moyen (ce qui est cens assurer l'galit des ratios des productivits marginales dans toutes les branches, conditions essentielles d'un optimum), et dterminer leur chelle de production en galisant cot marginal et prix de vente du produit. Elles transmettent alors leurs offres au bureau central de la planification. Le bureau central de la planification confronte les offres et les demandes qui lui sont parvenues et modifie les prix en consquence. Le bureau central de la planification annonce ces nouveaux prix. Et c'est reparti pour un tour. Les consommateurs et les firmes ajustent leurs comportements aux nouveaux prix, etc. Lange conclut qu'avec ce fonctionnement, l'quilibre d'une conomie socialiste est le mme que celui d'une conomie capitaliste et qu'il s'atteint par le mme mca247

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nisme de ttonnement. Le bureau central de la planification est donc capable, par des itrations successives, de rsoudre le systme d'quations de Walras. L'conomiste polonais pense ainsi avoir totalement rfut la critique de Mises. Question : pourquoi se donner tant de mal mimer le capitalisme si c'est pour arriver au mme rsultat? Rponse : dans la ralit, le capitalisme n'obit pas la thorie de la concurrence pure et parfaite, cause des monopoles, cartels, ententes qui trafiquent les prix, et il est donc incapable d'atteindre l'optimum social. Ergo, seul le socialisme, sous sa forme itrative, en est capable. Il faut se rappeler que Lange crit une poque o sont discuts les ouvrages sur la concurrence imparfaite de Robinson et de Chamberlin. Il reviendra un autre conomiste autrichien de dmolir la construction de Lange. Hayek, qui cette poque enseigne, comme professeur invit, la London School of Economies, coordonne en 1935 un ouvrage intitul L'Economie dirige en rgime collectiviste. Pour lui, l'information se dcouvre peu peu par le march. L'information dont dispose le consommateur ou l'entrepreneur n'est donc jamais parfaite, et en plus elle a un cot. Il est donc impossible de construire un systme d'quations pour dcrire l'conomie. Car c'est supposer qu'un tel systme pourrait intgrer toute l'information sous forme de donnes. Or, les coefficients et les fonctions qui permettent d'crire chacune de ces quations sont en perptuelle volution sur les marchs rels o tous les paramtres changent tout moment. Par consquent, le systme de Walras est dnu de toute signification. Les itrations de Lange n'y changent rien. Hayek reprendra le thme de l'information imparfaite dans la Constitution de la libert '. La justification de la
1. Friedrich A. Hayek, Constitution de la libert, L.I.B.E.R.A.L.I.A., Litec, 1994. 248

libert individuelle, crit-il, se fonde principalement sur le constat de notre invitable ignorance concernant nos objectifs, ainsi que notre bien-tre. Ignorants, nous ne connaissons mme pas un grand nombre de facteurs dont dpend la possibilit de raliser la plupart de nos objectifs. Comment un organisme central, mme en multipliant les itrations, pourrait-il combler cette ignorance? Il vaut mieux compter sur les efforts indpendants et concurrents de gens nombreux pour faire advenir quoi ? justement ce que nous ne pouvons savoir. Toutes les institutions de la libert, en conclut Hayek, sont des adaptations ce fait fondamental qu'est l'ignorance; ce sont des adaptations aux alas et aux probabilits, et non des certitudes. II est pourtant une institution qui cherche combler au moins en partie cette ignorance. C'est le droit des contrats. Voil un sujet tonnant qui mriterait de plus amples dveloppements que ceux que nous pouvons faire ici, savoir l'influence sous-jacente du modle de la concurrence pure et parfaite sur cette branche du droit civil. Il apparat en effet une correspondance entre le modle de la thorie de la concurrence pure et parfaite et celui du contrat parfait ou du contrat idal que, par exemple, le Code civil prend implicitement comme rfrence. Dans la ralit, de mme que la concurrence, le contrat n'est jamais parfait. Les imperfections peuvent tre ds lors nommes vice de consentement, erreur, dol, lsion, fraude, absence de cause, ncessit, concurrence insuffisante, asymtrie des relations, prix injuste, effets sur des tiers, etc. Ds lors, un contentieux peut tre indfiniment dvelopp. Plus grave encore, le risque n'est-il pas que le juge devienne le serviteur non pas des cocontractants, mais de la conception qu'il se fait luimme du contrat parfait, et ne cherche la leur imposer? Il en rsulterait que Vagendum du juge serait infini comme celui du lgislateur. Vaste sujet d'tude...

14.
Vive la croissance zro ! De Malthus au Club de Rome, le vertige gomtrique

En 1972, le Club de Rome, qui n'est encore qu'une mystrieuse organisation, en fait un simple club de pense, attire l'attention des mdias avec cette prophtie : le monde risque un puisement catastrophique et inluctable des ressources naturelles d'ici un sicle. Une seule manire de s'en sortir : faire halte la croissance . Le prsident du Club, qui est aussi son porte-voix, un certain Aurelio Peccei, membre du comit de direction de Fiat et ancien vice-prsident d'Olivetti, est alors prsent par le journal Le Monde comme un industriel humaniste . Le groupe de penseurs qu'il a constitu runit des savants et des conomistes passionns de l'avenir long terme de l'humanit . Ceux-ci ont demand au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) un rapport, qui fait scandale ds sa publication. Son titre n'est autre que Les Limites de la croissance. Il sera dit 10 millions d'exemplaires et vendu dans 37 pays, dont la France, chez Robert Laffont. Qu'est-il donc sorti des cartes perfores - on les utilisait encore en 1972 - des puissants ordinateurs du MIT Boston? 5 paramtres ont t retenus pour nourrir 400 quations : la population, l'alimentation, la production industrielle, la pollution, les ressources naturelles. L'tude, signe du professeur Jay Forrester, pionnier de 251

l'analyse dynamique des systmes, conclut que la croissance de ces lments risque de dpasser ce que notre plante est mme de supporter, et d'entraner l'effondrement du systme conomique et cologique mondial. Le tout agrment de graphiques impressionnants propres frapper les imaginations. La magie des croissances gomtriques est videmment utilise, et elle est applique la population mondiale. Celle-ci a mis 100 ans passer de 1 2 milliards d'individus, et seulement 30 ans pour progresser de 2 3 milliards; elle n'aura besoin, prvoit le MIT, que de 33 annes pour passer de 3,5 7 milliards, puis encore d' peine 30 ans pour crotre de 7 14 milliards. Dans ces conditions, les ressources naturelles, soumises une prdation croissante de la part des humains, vont forcment s'puiser : le mercure d'ici 13 ans, l'tain d'ici 15 ans, le ptrole d'ici 20 ans, le cuivre d'ici 21 ans, raluminium d'ici 31 ans. L'apparente prcision scientifique des chiffres accrot leur crdibilit. Plus inquitantes encore sont les statistiques relatives aux terres cultivables. Le MIT estime 7,5 milliards d'acres (une acre reprsente environ 4 000 m2) le total des terres cultivables de la plante. Il faut en moyenne une acre pour faire vivre un tre humain. Chaque tre humain supplmentaire aura donc besoin de cette superficie, laquelle il faudra ajouter un cinquime d'acre pour le logement, les routes, l'industrie et l'limination des dchets. Conclusion : tant donn la croissance dmographique en cours, il y aura avant la fin du xxe sicle pnurie de terres pour ceux qui essaieront de vivre sur notre plante. On pourrait repousser cette fatale chance, mais on ne ferait que gagner 10 ans si aucune terre arable n'tait affecte d'autres usages, et seulement 30 ans si les rendements doublaient dans le monde entier. Entre-temps, la
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population aurait elle-mme doubl, et on ne pourrait donc gagner que 30 autres annes au maximum si les rendements quadruplaient, au prix d'une pollution aux consquences dommageables. On se heurterait la mme inexorable fatalit si le progrs technique rsolvait le problme de la pnurie des ressources naturelles par la rcupration et le recyclage, rduisant ainsi la quantit de matires premires ncessaires l'industrie un quart seulement de celle utilises actuellement. Dans cette hypothse, l'industrialisation ferait un tel bond en avant que la croissance serait stoppe par une pollution grandissante. Ainsi, mme si on se place dans les conditions les plus favorables la production, on ne fait que repousser des chances de toute faon fatales. Et le ballet des chiffres continue : si d'aventure on dtournait des ressources pour rduire la pollution, la production industrielle chuterait, la production alimentaire tomberait au niveau de subsistance, le taux de mortalit augmenterait, stoppant la croissance. Les dcouvertes qui permettraient de rsoudre nos problmes ne pourront tre mises au point temps pour pallier l'expansion dmographique ou la destruction de l'environnement, crit alors Aurelio Peccei. La mise en uvre de ces moyens arrivera trop tard. Elle ne pourra que diffrer les crises, non les viter. Citons encore ce morceau d'anthologie :
La dure vrit, qu'il faut regarder en face, c'est que si la socit n'est pas capable de se purifier elle-mme du pch qu'elle a commis en sacrifiant l'enrichissement moral et culturel de l'humanit la poursuite de satisfactions matrielles, et si elle conserve un train de vie au-dessus des moyens de son habitat terrestre, elle se condamne tre arrte dans son lan avant qu'il soit longtemps, ou par l'intervention de forces extrieures faisant partie du systme de l'Univers, ou bien par une guerre civile entre ses membres 253

luttant pour leur subsistance. Dans les deux cas, des souffrances et des morts s'ensuivront, incommensurables, et, mme si notre espce russit surnager, il y a peu de chances que survive ce que nous appelons la civilisation.

On dirait un paragraphe tir du Principe de population de Malthus, dont nous allons bientt parler. Aurelio Pec-cei pousse ici le mimtisme jusqu' imiter le prche moral du clbre pasteur, qui recommandait, on le sait, l'abstinence sexuelle pour lutter contre la surpopulation. Cette fois, le salut qui nous permettra d'viter les flaux de la guerre et de la famine viendra d'une abstinence non pas sexuelle, mais conomique : la croissance zro. Au vernis scientifique qu'apportait au Club de Rome la caution - encore difficile expliquer aujourd'hui - du MIT, allait bientt s'ajouter l'appui du prsident en exercice de la Commission des communauts europennes, le trs cout Nerlandais Sicco Mansholt en personne. taitce pour faire oublier l'impasse dans laquelle il avait enferm l'agriculture europenne } ? Toujours est-il que ce personnage considrable reprit son compte la thse du Club de Rome dans une lettre tout fait officielle. Et de proposer illico un nouveau plan, le Plan central europen, pour rpartir la pnurie qu'annonaient les courbes affolantes du MIT. Adoptant des accents soixante-huitards, Mansholt lance : Si le PNB n'est plus l'objectif, si le matrialisme n'est plus le guide, un homme qui ne veut pas travailler du tout peut tre tout fait respectable. Pourquoi devons-nous travailler? Pourquoi tout le monde, et pas seulement ceux qui le veulent? Il est vrai que l'Europe de 1972 n'est pas encore entre dans l're du chmage de masse, et que certains de ses dirigeants peuvent se permettre de rver les yeux ouverts. Mais le prsident de la Commission va encore plus loin.
1. Cf. chapitre 5. 254

Ce n'est pas une croissance zro qu'il veut pour les pays riches, mais une croissance ngative, en s'appuyant sur l'argument suivant : ceux qui prtendent aider davantage le tiers-monde, pratiquer une srieuse politique de l'environnement et dvelopper les biens culturels tout en maintenant le niveau de vie des pays dvelopps font preuve de mauvaise foi ou d'irralisme. Car, prtend Mansholt, la rduction de l'cart entre pays riches et pays pauvres et l'amlioration de la qualit de vie passent par une diminution de la consommation des premiers. Ainsi Sicco Mansholt succde-t-il Aurelio Peccei la une des mdias, mduss par ce dlire cologiste - que l'on retrouve encore aujourd'hui dans la tte de certains dirigeants verts radicaux. Un homme va se mettre en travers de ce torrent d'absurdits, avec d'autant plus de cran qu'il appartient cette mme Commission de Bruxelles, puisqu'il en est le vice-prsident. Non sans faire jaser, parce qu'il s'oppose ouvertement son prsident, un certain Raymond Barre, encore peu connu du grand public, se lance alors dans une critique approfondie des thses du Club de Rome. Il qualifie de sommaires les extrapolations du rapport, notamment en matire d'nergie, les possibilits du nuclaire n'ayant pas t prises en compte. Les proccupations concernant l'environnement ou les ressources de l'an 2000, ajoute Barre, ne devraient pas conduire ngliger d'autres objectifs essentiels : la scurit de l'emploi, un niveau de vie dcent, la rpartition quitable des revenus. Enfin, le dirigisme affich par Mansholt dans sa lettre apparat insupportable au vice-prsident de la Commission, qui n'est pourtant pas un libral forcen. Celui qui allait devenir le premier conomiste de France - c'est ainsi que le qualifiera Valry Giscard d'Estaing lorsqu'il le nommera Premier ministre en 1976, en remplacement de Jacques Chirac - oublie cependant
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un point dans sa critique : toutes les courbes traces par le MIT sont censes tre fondes sur des donnes techniques; aucun moment, il n'est question de prix. La fonction du prix a t totalement oublie par le modle. Or, cette fonction - faut-il le rappeler - est justement celle qui permet de signaler la pnurie, et mme de l'anticiper, comme l'alarme d'un vhicule informatis s'allume s'il existe un risque de collision. Assurment, comme nous l'avons dj remarqu \ maints problmes d'environnement proviennent de ce que les prix sont fausss, cachs ou mal calculs. L'conomiste et dmographe franais Alfred Sauvy, dans Croissance zro?, un livre qu'il publie l'anne suivante, en 1973, pour rpondre au Club de Rome, le remarque juste titre :
Les nuisances rsultent toutes de fautes de comptabilit, le plus souvent base de gratuit. Si les arbres disparaissent des villes, c'est parce qu'ils ne rapportent apparemment rien et qu'il est impossible de faire payer leurs avantages par ceux qui en profitent. Les voitures se multiplient, au contraire, au-del de la norme, parce que l'espace qu'elles occupent est gratuit, en dpit du cot pour la collectivit.

compagnons de route intellectuels toutes les poques. Nous avons eu tort, oui, mais nous, nous reconnaissons nos erreurs. Ils s'acquirent ainsi une nouvelle aura mdiatique. L'essentiel est de ne pas quitter les feux de l'actualit. Mais on ne s'attendait pas ce que ce procd puisse tre utilis par les experts autoproclams du Club de Rome. Seulement quatre annes aprs le choc cr par la publication du Rapport, et aprs en avoir vendu dj 4 millions d'exemplaires, le Club de Rome, de fait, revint sur ses pas et se dclara en faveur de la croissance . L'explication de cette volte-face fut prsente par l'hebdomadaire Time en ces termes :
Le fondateur du Club, l'industriel italien Aurelio Peccei, affirme que Les Limites avaient pour but de tirer brusquement les gens de l'ide rassurante selon laquelle les tendances de croissance actuelles pouvaient continuer indfiniment. Cela fait, explique-t-il, le Club pourrait ensuite chercher les moyens pour diminuer l'cart grandissant entre les nations riches et pauvres - ingalits qui, si elles se poursuivent, pourraient trs facilement conduire la famine, la pollution, et la guerre. Le retournement tonnant du Club, dclare Peccei, n'est pas autant un changement, qu'une partie d'une stratgie qui se prcise '.

En tout cas, sur une matire particulirement sensible, le ptrole, le clignotant des prix ne va pas tarder s'allumer, et mme flamber. Les mirs du Golfe trouveront dans les lucubrations du Club de Rome une justification supplmentaire leur coup de force de fin 1973, aboutissant un quadruplement des tarifs de l'or noir2. Faut-il voir dans cette instrumentalisation des thses du Club la cause de leur rapide recul? Toujours est-il que les auteurs du rapport ont fini par renier eux-mmes leurs propres conclusions. Battre sa coulpe est un procd prouv, utilis par les militants rvolutionnaires et leurs
1. Cf. chapitre 7. 2. Cf. chapitre 6.

En d'autres termes, le Club de Rome avait publi des contre-vrits dans le but de nous faire peur. L'objectif tant atteint, il nous dvoilait maintenant la vraie vrit. En fait, le plus probable est que les auteurs du rapport avaient pris conscience que celui-ci ne tenait pas la route, qu'ils avaient fourni de l'eau au moulin de leurs pires ennemis, et qu'ils cherchaient sauver la face. Le mensonge initial tait recouvert d'un mensonge supplmentaire. Si persvrer dans l'erreur est diabolique, comment qualifier l'enttement dans la contre-vrit?
1. Time, 26 avril 1976, p. 56. 257

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La stupfiante manipulation qu'a russi pour un temps le Club de Rome n'est pas sans rappeler celle qui fut opre par Malthus la fin du xvme sicle, lui valant une renomme qui dure encore. On peut dire que les penseurs ou les experts du Club de Rome, qui serontbeaucoup plus vite oublis que Malthus, ont copi ce dernier jusqu' se servir du mme vertige gomtrique que le pasteur avait utilis pour jeter de la poudre aux yeux de ses contemporains. Si Thomas Robert Malthus (1766-1834) s'tait content de dire, comme il l'crit lui-mme, que l'accroissement de la population est ncessairement limit par les moyens de subsistance - ce qui est, au fond, une banalit -, sans doute ne serait-il pas pass la postrit ! Et il ne serait pas devenu l'un des rares conomistes dont le nom est utilis comme qualificatif : malthusien sert, dans plusieurs langues, dsigner un comportement favorable une restriction volontaire de la procration. Et par extension valoriser nombre d'attitudes de prudence ou de scepticisme quant aux prtendus bnfices de la croissance conomique. C'est parce qu'il a donn une forme mathmatique son Principe de population ] qu'il est aujourd'hui encore connu dans le monde entier. Il ne se livrait pourtant ce jeu intellectuel qu' titre hypothtique, presque parabolique, comme on va le voir. Mais les chiffres imaginaires qu'il a tirs de cette jonglerie aux apparences savantes ont frapp les esprits ; ils ont mme fait scandale. La progression dmographique tant suppose gomtrique, alors que celle des subsistances ne serait qu'arithmtique, le dsquilibre entre population et ressources paraissait invitable, et l'on pouvait le prdire avec toute la rigueur d'un calcul scientifique. Malthus mritait mieux que cette rputation sulfureuse. D'abord parce qu'il a eu le mrite d'introduire la dmo1. Malthus, Essai sur le principe de population, op. cit.

graphie de plein droit dans la science conomique. Mais il fut aussi un disciple minent d'Adam Smith. Il a mme t le premier professeur d'conomie politique, inaugurant cette discipline dans le tout nouveau collge cr en 1806 en Angleterre par la Compagnie des Indes occidentales pour former ses cadres. Ses Principes d'conomie politique ont pris la suite de La Richesse des nations dans le bagage des apprentis conomistes du xixe sicle. Nous avons rendu hommage dans un prcdent chapitre l'excellence du raisonnement concernant la loi sur les pauvres que l'on trouve dans ses Principes. L'introduction fracassante de considrations sur la prolifration humaine et ses dangers, ou pour tre plus prcis, et employer son propre langage, sur la passion entre les sexes , a tout de suite propuls Malthus au panthon des grands penseurs de l'conomie. Pasteur, mari irrprochable, pre de trois enfants, et non pas de onze filles comme on l'a parfois prtendu pour se moquer de ce thoricien de la reproduction humaine, Malthus notait tout de mme dans ses carnets de voyage la beaut des femmes qu'il croisait, dcrivant par le menu la couleur, la texture et le style de chaque lment des costumes fminins. De tout temps, remarque-t-il, la passion qui unit les sexes a t la mme, avec si peu de variation que l'on peut l'envisager, pour me servir d'une expression algbrique, comme une quantit donne. L'Essai sur le principe dpopulation, publi une premire fois en 1798, tait fait pour provoquer la polmique au moins pour deux autres raisons. La premire, c'est qu'il allait rencontre de la pense dominante de l'poque. Encore imprgne de mercantilisme, celle-ci tait favorable une politique nataliste de l'tat. Toutes les nations taient obsdes par l'envie d'accrotre leur population, et d'abord pour des raisons de puissance, quand elles n'taient pas hantes par le fantasme de la dpopulation.
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La deuxime raison, beaucoup plus grave, c'est que le clergyman Malthus semblait mettre en cause la fameuse injonction biblique : Croissez et multipliez. Plus d'un demi-sicle aprs la publication de l'Essai, paraissaient encore des opuscules avec des titres tels que Dieu ou Malthus ? La surpopulation peut-elle tre la cause de la pauvret? , qui accusaient le malthusianisme d'tre pire que l'athisme. Pourtant Malthus avait essay de rpondre par avance ces critiques, il est vrai de manire assez alambique :
Tout nous porte croire, crit-il dans la seconde dition de l'Essai, que l'intention du Crateur a t de peupler la terre; mais il parat que ce but ne pouvait tre atteint qu'en donnant la population un accroissement plus rapide qu'aux subsistances. [...] Le besoin de subsistances ne serait point assez pressant et ne donnerait pas assez de dveloppement aux facults humaines, si la tendance qu'a la population crotre rapidement sans mesure n'en augmentait l'intensit. Si ces deux quantits, la population et les subsistances, croissaient dans le mme rapport, je ne vois pas quel motif aurait pu vaincre la paresse naturelle de l'homme et l'engager tendre la culture.

Puisque la population a tendance crotre plus vite que les ressources disponibles pour la nourrir, comment son taux de croissance est-il ramen celui de l'augmentation des subsistances? La croissance dmographique, rpond Malthus, rencontre trois types d'obstacles : la contrainte morale d'une part, le vice, les guerres, et les catastrophes naturelles d'autre part, et enfin la misre. Les deux premiers sont qualifis d'obstacles prventifs , le troisime d'obstacle destructif. Si l'obstacle prventif venait cesser ou seulement ralentir son action, et si les autres causes destructives [guerres, catastrophes naturelles] taient supprimes, nous verrions toutes les contres de l'univers priodiquement ravages par des pestes ou des famines.
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Or, Malthus, comme on peut s'y attendre, ne veut pas se servir du vice comme obstacle prventif. Il entend par vice, en termes pudiques, les rapports sexuels dans la promiscuit , les passions contre nature , les violations du lit conjugal et les mthodes inconvenantes pour annuler les effets des liaisons irrgulires . Nous dirions aujourd'hui : rapports avec des prostitues, masturbation, homosexualit, adultre et limitation des naissances, infanticide ou avortement. Rien n'est plus oppos l'enseignement de Malthus que les mthodes contraceptives que l'on range aujourd'hui sous le nom de no-malthusiennes . Je rprouverai toujours, s'exclame-t-il, tout moyen de limitation de la population qui soit artificiel et contraire la nature. Beaucoup de ces moyens taient connus de son temps : notamment le cotus interruptus, trs utilis en France, et ces condoms taills dans des boyaux de mouton que Casanova appelle dj capotes anglaises . Quant l'infanticide, il tait encore une pratique commune dans l'Europe occidentale du xixe sicle. Reste donc pour Malthus, comme seul moyen d'viter famines et guerres, la contrainte morale , c'est--dire le mariage tardif, la chastet dans le lit conjugal, et le clibat pour ceux qui n'ont pas les moyens d'entretenir une famille. Si nous voulons [continuer ] nous marier aussi jeunes, et en mme temps nous opposer aux oprations destructives de la nature, remarque-t-il, soyons assurs que nous chouerons. La nature ne veut et ne peut tre subjugue. La mortalit, requise par la population, aura lieu de manire ou d'autre. Et d'en conclure que le peuple doit s'envisager comme tant lui-mme la cause principale de ses souffrances . S'il respectait la contrainte morale, il ne tomberait pas dans la misre. Malheureusement pour la morale que voulait enseigner Malthus, le principe de population est faux. Pour cette simple raison : il n'y a aucune raison de penser que l'aug261

mentation des subsistances ne peut se faire, elle aussi, sur le mode gomtrique. C'est ce qu'on appellera plus tard la croissance conomique, laquelle, jusqu' aujourd'hui, amis en chec le principe de Malthus. Il n'y a d'ailleurs aucune raison non plus de penser que la population obit forcment en tout temps et en tout lieu la loi de progression gomtrique. Les dernires dcennies le prouvent loquemment. Ds lors, comment expliquer un tel succs? C'est qu'elle est irrsistible, la rhtorique tire de la croissance gomtrique applique un seul lment dans un ensemble qui serait gouvern par des progressions arithmtiques. Elle permet au locuteur de dire : mme si je me mets dans la meilleure situation possible de votre point de vue, la catastrophe n'en est pas moins inluctable. Malthus en a us et abus. Lisons : Dans un premier temps, Malthus affirme :
Nous pouvons donc tenir pour certain que, lorsque la population n'est arrte par aucun obstacle, elle va doublant tous les vingt-cinq ans, et crot de priode en priode selon une progression gomtrique }.

Feignons que les additions annuelles, qui pourraient tre faites au produit moyen, ne dcroissent point et restent constamment les mmes. [...] Assurment le spculateur le plus exagr ne croira pas qu'on puisse supposer davantage.

Mme dans ce cas, le tlescopage des deux progressions aboutit une consquence invitable :
La race humaine crotrait comme les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256; tandis que les subsistances crotraient comme ceux-ci 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout de deux sicles, la population serait aux moyens de subsistance comme 256 est 9 ; au bout de trois sicles, comme 4 096 est 15, et aprs deux mille ans, la diffrence serait immense et comme incalculable \

Immdiatement, Malthus enfonce le clou :


On voit que, dans nos suppositions, nous n'avons assign aucune limite aux produits de la terre. Nous les avons conus comme susceptibles d'une augmentation indfinie, comme pouvant surpasser toute grandeur qu'on voudrait assigner.

Dans un deuxime temps :


Si nous supposons que, par la meilleure administration et par les encouragements les plus puissants donns aux cultivateurs, le produit des terres y pourrait doubler dans les premires vingt-cinq annes, il est probable que nous irons au-del de la vraisemblance; et cette supposition paratra excder les bornes que l'on peut raisonnablement assigner un tel accroissement de produit2.

Autrement dt, mme en donnant toutes les chances la multiplication de la production, la croissance dmographique reste trs largement suprieure parce que sa raison est gomtrique au sens mathmatique du terme. Malthus est si heureux de sa trouvaille qu'il la rpte encore dans un autre chapitre. Avec la mme hypothse de doublement du produit en vingt-cinq ans :
Nous admettions cependant cette loi d'accroissement du produit, tout improbable qu'elle soit. La force de l'argument que je pose permet de faire des concessions presque illimites .
1. Ibid., p. 11.
2. Ibid., p. 533. Nous soulignons.

Admettons-le tout de mme. Les ressources ayant doubl comme la population, le niveau de vie n'a pas chang. Que va-t-il se passer la phase suivante ?
1. Malthus, Essai sur le principe de population, op. cit., p. 8. Italique dans le texte. 2. Ibid.

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H n'en reste pas moins qu'au tour suivant, la raison gomtrique fait apparatre une population mourant de faim. Toute cette alchimie mathmaticienne peut faire sourire. Mais elle exerce encore tout son pouvoir de sduction. Nous avons vu comment le Club de Rome en avait us et abus. Il prenait la suite d'erreurs de prvision sur les capacits de notre plante nourrir ses habitants qui ont t lgion dans la deuxime moiti du xxe sicle. Nous avons dj dit les limites des capacits prdictives de la science conomique. Grce aux tendances prsumes lourdes de la dmographie, beaucoup pensaient que les calculs de rapport entre population et ressources pouvaient chapper cette fatalit. Ce ne fut pas le cas. Et les prophties en ce domaine pourraient remplir tout un sottisier. On se contentera d'en rappeler ici quelques-unes, plus ou moins directement inspires, comme le Club de Rome, des sries algbriques de Malthus. L'Amricain William Vogt, prsident de la Planned Parenthood Association of America, ouvre le feu en 1948 en publiant Road o Survival, bientt traduit dans de multiples langues, et notamment en franais sous un titre-jeu de mot : La Faim du monde *. Ce premier coup fut immdiatement suivi des Limits of th Earth d'un autre professeur d'outre-Atlantique, Fairfield Odsborn2. Les deux livres connurent un immense succs. Ils furent plusieurs fois rdits. S'appuyant sur les dernires rvlations statistiques montrant une acclration du taux de croissance dmographique mondial (ce taux, qui tait de 0,9 % entre 1940 et 1950, avait doubl entre 1950 et 1960, et il dpasserait les 2 % entre 1960 et 1970), ces ouvrages laissaient entrevoir, par les mirages de la croissance gomtrique la Malthus, une sorte d'apocalypse d'ici la fin
1. William Vogt, La Faim du monde, Paris, Hachette, 1950. 2. Fairfield Odsborn, Limits ofthe Earth, Boston, Littie Brown, 1953.

du xxe sicle. La course sculaire entre la population et les ressources avait repris un nouveau souffle et finirait inluctablement dans une maldiction universelle combinant les flaux de la faim, de la misre et de la guerre. En 1967, d'autres experts amricains, William et Paul Paddock, acquirent une certaine clbrit en prvoyant la famine pour le milieu de la dcennie suivante. Dans leur livre intitul Famine, 1975!, ils prtendaient qu'on ne pouvait pas sauver tout le monde. Il fallait donc laisser mourir les moins forts et sauver les plus robustes, ce qui donnait Heu pour les pays au classement suivant :
Hati : irrcuprable.
Egypte : irrcuprable.

Gambie : gravement atteinte. Tunisie : devrait recevoir l'aide alimentaire. Libye : gravement atteinte. Inde : irrcuprable. Pakistan : devrait recevoir l'aide alimentaire l.

En 1968, Paul Ehrlich, dj cit dans un prcdent chapitre, gagne une notorit mondiale en publiant The Population Bomb2. Je n'ai encore jamais rencontr personne connaissant bien la situation, qui pense que l'Inde sera autosuffisante dans le domaine alimentaire d'ici 1972, ou si mme cela se produira , crit-il notamment. H pensait que la production agricole avait atteint son maximum en 1967-1968. Quelques annes ont suffi infirmer ce pronostic. Deux ans aprs, avec sa femme, Anne Ehrlich, il en remet une couche, si l'on ose dire, avec Population, Ressources, Environment Leur succs dpasse tout ce que l'on avait vu jusque-l. Une anne plus tard, Paul Ehrlich participait au lancement du mouvement Zro
1. William et Paul Paddock, Famine, 1975! America's Dcision : Who Will Survive?, Boston, Littie Brown, 1967. 2. Paul R. Ehrlich, The Population Bomb, New York, Ballantine, 1968.

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Population Growth, qui, comme son nom l'indique, militait en faveur d'une stabilisation dmographique mondiale. Dans les annes 1970, un livre pour enfants dcrit aux tats-Unis la menace imminente d'une crise alimentaire mondiale :
Lorsque l'Homme commena cultiver le sol, il y avait moins de cinq millions d'hommes sur la terre, et il fallut plus d'un million d'annes pour que la population atteigne cette dimension. Or, les populations croissent de faon gomtrique - c'est--dire qu'elles doublent (2, 4, 8, 16, 32, etc.). Au contraire la production alimentaire est un processus beaucoup plus lent, ne croissant qu'arithmtiquement (2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, etc.). Si la population continue crotre de manire explosive, beaucoup de gens mourront de faim. Dj, environ la moiti de la population mondiale est sous-alimente, dont beaucoup s'approchent de l'inanition1.

Le planning familial ne peut suffire freiner cette croissance galopante dans un avenir prvisible !.

La Commission conomique et sociale des Nations unies pour l'Asie et le Pacifique prvoyait elle-mme, en 1975, 500 millions de morts d'inanition en Asie entre 1980 et 2025. Toujours en 1976, une publicit d'une page entire a paru dans certains des principaux quotidiens amricains, annonant que :
Le monde tel que nous le connaissons sera vraisemblablement ruin avant l'an 2000 et ceci cause de l'incapacit de ses habitants de comprendre les deux faits suivants : La production alimentaire mondiale ne pourra pas tenir le rythme acclr de la croissance dmographique.
1. Cit in Julian L. Simon, L'Homme notre dernire chance, croissance dmographique, ressources naturelles et niveau de vie, ouvrage traduit de l'amricain par Linda J. Ranchin-Dundas et revu par Raoul Audouin, Paris, PUF, 1985, p. 66.

L'anne suivante, le prsident de la PAO (l'Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation) prtend que les tendances long terme de la production agricole des pays en voie de dveloppement demeurent largement insuffisantes . partir de 1972, l'aveuglement de ces Cassandre tait d'autant plus tonnant que l'ONU, partir de son Enqute mondiale sur la fcondit, concluait dj, sans craindre la contradiction entre ses diffrentes filiales , que le taux d'accroissement annuel de la population du globe, qui s'tait subitement emball depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, entamait un mouvement en sens inverse, et que le freinage du boom dmographique, anticip depuis quelques annes, tait officiellement confirm2. Le bouquet de ce feu d'artifice catastrophique, ce fut le Rapport prcit du Club de Rome sur Les Limites la croissance, dont les outrances ont mis provisoirement un terme cette littrature catastrophique. Mais le vertige gomtrique, que l'on retrouve dans maints discours cologiques, continue exercer sa sduction. Encore pouvait-on lire rcemment sous la plume d'un expert ptrolier : La croissance de la population et la consommation des ressources [en hydrocarbures] sont sur une trajectoire de collision, et un dsastre semble invitable3. Faut-il pour autant tomber dans un optimisme bat? Le triomphe du principe de Malthus n'est pas pour
. Watt Street Journal, 30 octobre 1975. 2. Jean-Marie Poursin, L'Homme stable, Paris, Gallimard, coll. Au vif du sujet, 1989, p. 21. 3. Walter Youngquist, cit dans Richard Reese, Ol and th Future, 31 mai 1997; http://www.unipri.it/deyoung/oil_and_the_ future.htm

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demain, si l'on en croit l'un des derniers rapports sur le dveloppement dans le monde, celui de 2003 de la Banque mondiale : les cinquante prochaines annes pourraient voir la population mondiale crotre de 50 % et atteindre 9 milliards d'habitants, et le PIB quadrupler pour atteindre 140 milliards de dollars l. Mais nous savons ce que valent de telles prdictions...

15. L'Allemagne ne paiera pas


De quelques consquences d'une erreur rcurrente sur la balance des paiements
La balance globale des paiements d'un pays est toujours quilibre. On parle tellement souvent dans la presse de pays dficitaires que voil une assertion qui est difficile faire passer. Et pourtant, elle est essentielle, on le verra, la comprhension de problmes aussi importants - et divers que ceux des rparations allemandes aprs la guerre de 14-18, du recyclage des ptrodollars dans les annes 1970 ou, depuis des dcennies, de l'aide au tiers-monde. Pour chacun de ces sujets, des erreurs tout fois de diagnostic et de pronostic ont t commises par dfaut d'analyse conomique. la fin du chapitre 12, nous avons exprim le solde de la balance commerciale en fonction de l'pargne et de l'investissement. Mais ce solde doit tre maintenant replac dans l'ensemble de la balance des paiements du pays considr. Car, bien videmment, les relations d'un pays avec les autres pays ne se limitent pas des exportations et des importations de biens et de services. Il y a aussi des dplacements de revenus et capitaux, dus au tourisme, aux investissements, au rglement des dettes, etc. On peut regrouper tous ces mouvements sous le titre de la balance des mouvements de capitaux et des variations de l'endettement. Dire que la balance globale des paiements d'un pays est toujours quilibre revient dire qu'un dficit dans la balance 269

1. James D. Wolfenshon, Le Monde du 23 aot 2002.

commerciale, quand les importations l'emportent sur les exportations, est toujours compens par un excdent dans la balance des mouvements de capitaux et des variations de la dette, pour faire court disons la balance financire extrieure. De mme un excdent de la balance commerciale donnera lieu un dficit de la balance financire extrieure. Comment cela? Pour l'expliquer, prenons l'exemple d'un pays qui n'aurait que des montres exporter, et pourrait se passer de toute importation. Sa balance commerciale est donc excdentaire. Et l'excdent est gal au montant des exportations de montres. Comment cet excdent, lui, est-il pay ? Supposons qu'il soit pay avec de la monnaie trangre ce pays. Cette monnaie ne peut lui servir qu' acheter des biens produits l'tranger, puisqu'elle n'a pas cours l'intrieur de son territoire. Mais nous avons suppos que ce pays n'avait besoin d'aucune importation. S'il veut exporter, il ne peut donc qu'accepter des bouts de papier sur lesquels les acheteurs de ses montres reconnaissent leurs dettes. Tout se passe donc comme si notre pays prtait et donc, d'une certaine manire, sortait des capitaux pour permettre ses clients de lui acheter ses montres. Cette sortie de capitaux entrane un dficit dans sa balance financire extrieure. L'excdent de la balance commerciale est donc strictement compens par un dficit de la balance financire extrieure. On peut imaginer la situation inverse o un pays serait importateur de montres et serait incapable d'exporter quoi que ce soit. Il ne pourrait donc payer ses montres qu'en signant des reconnaissances de dettes quivalant leur valeur. Tout se passe donc comme si le reste du monde lui prtait des capitaux pour lui permettre d'acheter les montres en question. Ces prts se traduisent par des entres de capitaux qui entranent un excdent dans sa balance financire extrieure. Le dficit de la balance commerciale ne peut qu'tre strictement compens par un excdent de la balance financire extrieure.
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On avance d'un cran dans la rflexion si on se met lire la balance des paiements dans l'autre sens. C'est--dire en commenant la lecture par la balance financire extrieure, et non, comme on le fait habituellement, par la balance commerciale. une poque o les mouvements de capitaux ont pris une importance gigantesque et quivalent chaque anne en valeur plus de trente fois les mouvements de marchandises, cette inversion de la lecture parat lgitime. On dcouvre alors, selon les mcanismes dcrits ci-dessus, qu'un excdent de la balance financire extrieure est compens par un dficit de la balance commerciale ou qu'un dficit de la balance financire extrieure trouve sa compensation dans un excdent dans la balance commerciale. Du mme coup, le dficit de la balance commerciale perd son caractre ngatif. Il n'apparat plus que comme un cas parmi d'autres quand on envisage les diverses configurations possibles des lments de la balance des paiements. Un pays peut tre en bonne sant mme s'il est en situation de dficit de sa balance commerciale. Tout simplement, ce dficit ne fait que correspondre un excdent dans sa balance financire extrieure. Et pourquoi y a-t-il cet excdent? Parce que l'pargne du pays est insuffisante. L'importation de capital vient donc compenser cette insuffisance d'pargne. On peut ainsi noter encore que la situation de la balance financire extrieure est lie avec celle des finances intrieures du pays considr. Nous avons tabli qu'un excdent de la balance commerciale correspond une situation o l'pargne est suprieure l'investissement (X - M = S 1). Ce surplus d'pargne va donc se placer l'tranger. D'o un dficit de la balance financire. De mme, mais en sens inverse, un dficit de la balance commerciale correspond une supriorit de l'investissement sur l'pargne (M - X = I - S). Par consquent, cet investissement en trop par rapport l'pargne est financ
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par apports extrieurs (capitaux trangers, endettement sur le march financier international). D'o un excdent dans la balance financire extrieure. L'on aboutit ainsi un jugement plus neutre sur un pays dont la balance commerciale est dficitaire : s'il y a dficit, c'est que la balance financire extrieure est excdentaire. Et pourquoi en est-il ainsi? Parce que l'pargne du pays est insuffisante. L'importation de capital vient combler le dfaut d'pargne. Autrement dit, l'pargne trangre vient s'ajouter l'pargne des nationaux qui s'avre insuffisante pour financer l'conomie. On peut certes s'inquiter de l'insuffisance de l'pargne nationale, mais on peut aussi se rjouir du dynamisme des nationaux qui font appel des pargnants trangers pour complter le financement de leurs projets. Assurment, on redoutera un endettement accru en devises trangres, qu'il faudra bien rembourser un moment ou un autre, intrts compris. Mais si le taux d'intrt du march financier international est infrieur au rendement que Ton peut obtenir dans le pays considr, alors on aura de quoi rembourser les cranciers, tout en ayant dgag un bnfice sur des activits qui auront cr des emplois. Inversement, on n'a pas forcment se fliciter d'un excdent dans la balance commerciale - le cas de la France depuis plusieurs annes, aprs des dcennies de dficit commercial chronique. Cet excdent correspond un dficit de la balance financire. Ce qui signifie que le pays en question investit plus l'tranger que l'tranger n'investit chez lui. Il n'y a pas de quoi pavoiser, comme on le fait dsormais rgulirement Paris ! H tait ncessaire de rappeler ces lments fondamentaux, trop souvent ignors, pour apprcier les erreurs de diagnostic qui ont t commises autrefois ou rcemment sur certains sujets majeurs ou dossiers brlants. Prenons d'abord le cas du recyclage des ptrodollars. II a dfray la chronique pendant plusieurs annes aprs le pre272

mier choc ptrolierj , beaucoup d'observateurs patents pensant impossible ce recyclage. Autrement dit, ils estimaient que les nouveaux riches de l'OPEP ne pourraient qu'accumuler leurs monceaux de dollars sans savoir qu'en faire et que cela occasionnerait une crise financire internationale aigu. Voyons ce qu'il en tait. La brutale augmentation des prix du ptrole avait creus des dficits dans les balances commerciales des pays consommateurs d'or noir. Le choc tait si soudain que les pays producteurs de ptrole taient bien obligs d'accepter de la monnaie en change de leurs livraisons ptrolires. Car ils n'avaient pas la capacit d'acheter l'quivalent en marchandises - au sens physique du terme. Les installations portuaires, par exemple, n'taient pas assez grandes. Le tourisme l'tranger ne pouvait apporter qu'un maigre palliatif. Encore, pendant l't 2002, en dplaant toute sa cour Marbella, grce trois Boeing 747, le roi Fahd ne parvenait pas dpenser plus de 5 millions d'euros par jour. Littralement donc, les pays producteurs vendaient du ptrole contre du papiermonnaie, c'est--dire contre des dollars, le billet vert tant -il l'est encore - la monnaie en vigueur sur le march mondial de l'or noir. On appelle ces dollars des ptrodollars. Le problme de leur recyclage, qui a fait couler des fleuves d'encre dans la presse et dans les ministres, tait pourtant, et tout simplement, un faux problme. Condamns un norme excdent dans leur balance commerciale, les mirs avaient en effet le choix entre deux solutions. La premire : ils gardaient ce papier dans leurs coffres. Cela revenait de leur part faire un prt taux d'intrt nul aux pays consommateurs, puisqu'ils n'utilisaient pas ces crances et ne percevaient aucun intrt dessus. Un prt gratuit, en quelque sorte. Bien videmment, les mirs se sont trs vite aperus qu'ils pouvaient faire mieux.
1. Cf. chapitre 6.

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Ils en sont donc arrivs la deuxime solution : replacer ces ptrodollars sur le march financier international, les transformant en titres (de proprits, de crances, d'actions, d'obligations...), toutes sortes de papiers financiers qui, cette fois, rapporteraient un intrt ou un revenu. Le recyclage se faisait, tout naturellement, par l'intermdiaire des grandes banques occidentales, les mirs ne possdant pas d'organismes financiers assez puissants, la taille de leur nouvelle fortune. Comme trop souvent, une erreur en engendre une autre. La crainte - errone - que le recyclage ne se ferait pas a pouss les banquiers occidentaux faire du zle en prtant tout-va. De fait, ils ont si bien recycl les ptrodollars qu'ils ont amen des gouvernements s'endetter au-del du raisonnable, notamment dans le tiers-monde. Mais il fallait bien que ces pays paient l'augmentation de la facture des importations ptrolires. C'est l'une des explications de la crise de la dette qui a pris des proportions mdites lors des annes 1980. L'aide au tiers-monde peut tre dcrypte en restant sur le mme registre. Elle ne peut tre que paye en marchandises ou services fournis par les pays donateurs. Si l'on suppose tous les autres lments de la balance comme donns, l'aide quivaut organiser un excdent de la balance commerciale des pays donateurs, compens par une sortie nette de capitaux. Du ct des pays donataires, c'est l'inverse : l'aide s'analyse comme un dficit commercial compens par un excdent financier. Mme si elle est gratuite - une partie seulement l'est vraiment, le reste tant constitu de prts bas taux d'intrt -, cela ne change rien au mcanisme qui vient d'tre dcrit. En fait tout se passe comme si les contribuables des pays donateurs, au lieu d'acheter et de consommer eux-mmes les biens et services en question, finanaient leurs envois chez les pays donataires. On ne le dira jamais assez : l'aide au tiers-monde est
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d'abord une aide aux industries des pays donateurs, qui coulent ainsi plus facilement leur surplus. Il n'est pas sr qu'elle favorise l'closion d'activits rentables chez les pays donataires. Elle contribue plutt leur touffement. Du coup, l'aide donne des raisons d'tre de nouvelles aides, engendrant un cercle vicieux qui s'appelle le sousdveloppement - qu'il faut entendre dans son sens littral, non comme un tat, mais comme un processus en marche. Tout cela, depuis longtemps, a dj t suffisamment dnonc pour qu'on ne s'y tende pas ici. Du reste, la part de l'aide publique dans le financement des investissements dans les pays du tiers-monde n'a fait que baisser ces dernires annes par rapport aux afflux de capitaux privs, et le contribuable des pays donateurs ne doit pas tre le seul s'en fliciter. Une nuance doit videmment tre apporte cette critique de l'aide, qui peut paratre radicale. Toute assistance des populations en dtresse n'a certes pas besoin d'tre justifie conomiquement. Malheureusement, sous couvert d'humanitarisme, on oublie trop souvent les raisons, ou plutt, les erreurs conomiques qui ont men des peuples entiers de tels dsastres - pour ne rien dire des causes politiques ou stratgiques. Le problme des Rparations allemandes la fin de la Premire Guerre mondiale, pour sa part, a littralement empoisonn les relations internationales pendant toutes les annes 1920 - l encore cause d'un dfaut d'analyse conomique. Ce dfaut a t aggrav par l'intervention fracassante d'un conomiste qui allait cette occasion devenir une vedette internationale. Il s'agit de John Maynard Keynes. L'erreur conomique se double ici d'une erreur politique gravissime. Voens nolens, celui qui allait devenir le plus grand conomiste du xxe sicle a fourni, en effet, ses meilleurs arguments la propagande nazie contre le diktat de Versailles. L'accusation est suffisamment grave
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pour que nous prsentions les pices du dossier dans le dtail. Rappelons d'abord le contexte de cette pnible affaire. Il peut se rsumer en une seule phrase : quand les canons se tairont, qui va payer pour l'norme gchis de quatre annes de guerre? La question est pose avant mme que l'armistice soit sign le 11 novembre 1918. Le cot humain est gigantesque, effroyable. Le nombre de tus atteint 1,8 million en Allemagne (12 % de la population masculine entre 15 et 50 ans), 1,4 million en France (14 % des 15-50 ans), 950 000 dans l'Empire britannique, dont 740000 en Grande-Bretagne (6 % des 15-50 ans) et 115 000 pour les tats-Unis (0,5 % des 15-50 ans), 700 000 en Italie, 1 350 000 en Autriche-Hongrie, 370 000 en Serbie. On enregistre aussi 1,7 million de morts en Russie de 1914 jusqu' la rvolution de 1917 qui oblige le pays signer une paix spare, et 5 millions pour l'ensemble de la priode 1914-1920. Les dcs de civils dus aux oprations militaires, disettes, autres pidmies se chiffrent 570 000 en France et 740000 en Allemagne. Le dficit de natalit (nombre d'enfants non ns du fait de la guerre) a t estim 1,5 million d'individus pour la France et 3 millions pour l'Allemagne. Dans l'histoire de l'humanit, jamais aucune guerre n'avait t aussi ruineuse en vie humaine. Le gchis conomique (destruction d'immeubles, de machines, etc.) est lui-mme abyssal. Il a t estim 30 % du capital franais, 22 % du capital allemand, 32 % du capital anglais, 26 % du capital italien et 9 % du capital amricain. Les finances publiques ont t obres durablement par le choix fait par les gouvernements belligrants de ne pas recourir l'impt pour payer les dpenses supplmentaires occasionnes par l'effort de guerre. En ces temps de deuil, de souffrance et de privation, ils supposaient, quel que soit leur camp, qu'un accroissement de la pression fiscale ne
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serait pas support par les contribuables. D'o un accroissement formidable des dficits publics. En France les chiffres cumuls des budgets 1914-1919 donnent un dficit public de 187 milliards de francs; dpenses : 225 milliards de francs, recettes : 38 milliards de francs (soit des dpenses 6 fois suprieures aux recettes). Pour l'Angleterre, pendant la mme priode, le dficit cumul atteint 6,9 milliards de livres ; dpenses : 9,6 milliards de livres, recettes : 2,7 milliards de livres (les dpenses quivalant 3,5 fois les recettes). L'Allemagne avait pratiqu la mme politique. Le dficit cumul 1914-1918 atteint 137 milliards de marks; dpenses : 158 milliards de marks, recettes : 21 milliards de marks (les dpenses quivalant 7,5 fois les recettes). dfaut d'tre financs par l'impt, ces dficits ont t couverts par l'emprunt. En France, la dette publique interne tait passe de 33 219 milliards de francs, en Angleterre de 17,6 200 milliards de francs. Quant la dette extrieure, elle tait en 1919 de 33 milliards de francs pour la France, d'un montant quivalant 32 milliards de francs, pour l'Angleterre, et de 20 milliards de francs pour l'Italie. Le paradoxe, c'est que l'Allemagne, suppose tre le vaincu de cette guerre quasi totale, n'tait pas, au dbut de l'automne 1918, dans une situation conomique et financire pire que celle de ses vainqueurs. On peut mme dire que son territoire n'ayant pas t ravag par les combats, son tat tait plutt meilleur que celui de la France, de la Belgique, ou des Pays-Bas - au moins sur le plan des destructions physiques. Ds le 9 septembre 1918, le ton est donn par Andr Tardieu, commissaire du gouvernement, qui on demande qui paiera? . La rponse restera dans toutes les mmoires, car elle allait devenir un vritable slogan : L'Allemagne paiera , professe celui qui allait bientt devenir ministre des rgions libres d'Alsace-Lorraine.
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En fait Tardieu ne fait que formuler ce qui est dans l'air du temps et ce que la presse franaise rpte depuis plusieurs mois. Une fois l'armistice sign, la question devient obsdante : Que de crmonies autour d'une question qui n'en est pas une, ironise L'cho de Paris du 9 mars 1919, et qui n'est que de savoir si l'Allemagne doit payer. Pour qu'une telle question soit pose et discute, il faut que divers thoriciens et orateurs aient gar le sens commun. Si l'Allemagne doit payer? Mais autrement, ce sera nous qui paierons ! Ce refrain est entonn un peu partout. C'est que, depuis le dbut de la guerre, s'tait rpandue chez tous les belligrants l'ide que le vaincu paierait la note. Il s'agissait de rassurer les pargnants sur le sort des emprunts patriotiques auxquels ils taient invits souscrire. L'Allemagne tant vaincue, c'est l'Allemagne de payer. Vae victis! Le principe du paiement allemand tant tabli, encore fallait-il le mettre en pratique. La premire question portait sur le montant de la note. Dans un premier temps, il ne fut question que de demander rparation des dommages physiques causs par l'ennemi. Puis peu peu la facture se mit enfler. Dans les derniers mois de la guerre, en effet, les gouvernants franais s'taient montrs relativement modrs sur la question des Rparations en cas de victoire. Ils subissaient la pression morale du prsident des tats-Unis, Thomas Woodrow Wilson, d'abord comme mdiateur potentiel, puis comme alli. Sans compter que les milieux et partis de gauche rclamaient une paix sans annexion dans l'espoir de hter la fin des hostilits. Encore en septembre et en octobre 1918, quand la presse dcouvrit comment les Allemands, dans leur retraite, avaient ravag des villes comme Cambrai ou inond les mines de charbon du Pas-de-Calais, mme alors, parlementaires et journalistes n'allaient pas audel de l'ide de rparations physiques. La presse 278

anglaise avait une tonalit tout aussi mesure. Les Quatorze points , programme de paix propos par Wilson le 8 janvier 1918, n'avaient pas voqu, non plus, des sanctions plus radicales. C'est sur cette base que les Allemands avaient demand et sign l'armistice. Le 12 novembre, le lendemain de cet armistice, Le Temps notait encore que les paiements s'apparenteraient davantage des indemnits qu' des rparations. La prudence des Franais, ce stade, tait explicable. Si les Rparations taient limites aux dommages physiques, la France en serait le principal bnficiaire puisque c'tait surtout sur son sol que la guerre s'tait droule et avait fait le plus de dgts. Comme on avait dj plus ou moins l'intuition que le gteau des Rparations ne serait pas indfiniment extensible, il s'agissait de limiter par avance le nombre des convives appels se le partager. De l'autre ct de la Manche aussi, la modration avait d'abord prvalu. Par un raisonnement inspir du livre fameux de Norman Angell publi avant la guerre, La Grande Illusion \ un conomiste encore inconnu, John Maynard Keynes, faisait valoir dans un mmorandum adress ds le 2 janvier 1916 au Board of Trade (ministre britannique du Commerce) que les Allemands ne pourraient payer des rparations que par deux moyens. D'une part en vendant ce qui leur restait d'or, ce qui nuirait la stabilit de leur monnaie et serait prjudiciable tout le monde, vainqueurs et vaincus. D'autre part en exportant leurs marchandises, qui viendraient concurrencer notamment les produits anglais. Plus lourde serait l'indemnit, plus grands les inconvnients. Encore en 1917, l'opinion officielle du Board of Trade tait que tout ce qui ressemblerait une rparation complte des pertes imposes par la guerre serait manifestement impossible exiger. On ne s'en est pas tenu l pour plusieurs raisons.
1. Norman Angell, La Grande Illusion, op. cit.

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Il y a d'abord eu au lendemain de l'armistice une prise de conscience de l'ampleur de la dette et des dficits publics, consquence du choix fait par les gouvernements de ne pas recourir l'impt pour financer les supplments de dpenses causs par la guerre. Ici et l, et particulirement dans la presse financire, on se mit craindre que les gouvernements, maintenant que la paix tait revenue, n'aient recours une augmentation d'impt, ou de nouveaux impts. Il tait mme question de lever un impt sur le capital, le peuple ayant assez souffert pendant les quatre ans du conflit alors que des marchands de canon s'taient normment enrichis. La crainte fiscale des milieux d'affaires apparat trs nettement dans un article du Temps du 9 mars 1919 commentant le projet d'un impt sur le capital au taux de 20 % : Si l'impt sur le capital a soulev autant de protestations, c'est parce que l'immense majorit du pays pense qu'avant de prendre le capital franais, il faut apprhender le capital allemand. Si le capital allemand est intact, le capital franais ne l'est plus ; nous sommes unanimes dire : l'Allemagne doit rparer, l'ennemi doit tout payer, tel est le principe de base. Un autre facteur a jou : des pays ont craint d'tre flous, notamment ceux qui avaient particip au conflit par l'envoi de troupes sans encourir chez eux de dommages. Ils redoutaient, sans doute raison on le sait, d'tre carts des dpouilles du vaincu si on se limitait demander des rparations physiques. Avant mme la signature de l'armistice, la mi-octobre 1918, le premier manifester ce souci fut lord Morris, l'ex-Premier ministre de Terre-Neuve (Canada), qui, dans une harangue prononce Trafalgar Square, rclamait sa part du gteau. Le gouvernement canadien ne tarda pas lui emboter le pas. Mais le plus loquent fut W. M. Hugues, le Premier ministre d'Australie. Quant la campagne que dut livrer en novembredcembre 1918 Lloyd George, le Premier Ministre britannique, pour emporter les lections lgislatives, elle acheva
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de populariser l'ide que les Rparations allemandes devaient aider payer les pensions de guerre. Mme en France, limiter les Rparations aux dgts physiques fut bientt prsent comme le comble de l'injustice. Il apparaissait monstrueux qu'une femme dont la maison avait t dtruite puisse exiger rparation de l'ennemi, tandis que la veuve d'un combattant tu sur le champ de bataille ne pouvait jouir de ce droit. Dernier lment : les tats-Unis, qui taient devenus les principaux cranciers de l'Angleterre, de la France et de l'Italie pour des sommes colossales, refusrent catgoriquement toute proposition d'allgement du fardeau de cette dette. Ils ont emprunt le fric, oui ou non ? sera la seule rponse de John Calvin Coolidge, prsident des tats-Unis de 1923 1928, aux Europens essayant de trouver des accommodements. La rigueur amricaine pesa lourd dans la balance. Qu'il faille absolument rembourser l'Oncle Sam tait un argument supplmentaire pour saigner le vaincu. De discussions en ngociations, de trait de Versailles en Commission des Rparations, on en vint donc rclamer l'Allemagne, au total, 132 milliards de marks, soit presque trois fois son revenu national en 1919. Ce fardeau tait-il trop lourd ? Pouvait-il tre support par l'Allemagne ? C'est ici qu'intervint Keynes, dans un livre appel devenir un tonnant succs de librairie intitul Les Consquence conomiques de la paix l, le premier best-seller qu'on ait jamais vu paratre sur une question conomique. Ds 1924, il en existait des traductions en onze langues (la traduction franaise date de 1920) et les tirages des diffrentes ditions atteignaient environ 140 000 exemplaires2. Selon l'cono1. John Maynard Keynes, Les Consquences conomiques de la paix, traduit de l'anglais par Paul Franck, Paris, ditions de la Nouvelle Revue franaise, 1920. 2. tienne Mantoux, La Paix calomnie ou les consquences conomiques de M. Keynes, prface de Raymond Aron, nouvelle prface de Vincent Duclert, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 36.
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mste anglais William Beveridge, le livre avait t lu, cette date, d'aprs une estimation trs modre, par un demimillion de personnes qui n'avaient jamais ouvert jusque-l un seul ouvrage d'conomie et qui, probablement, n'en ouvriraient jamais d'autre ]. Premire question que l'on peut se poser : pourquoi celui qui n'tait jusque-l qu'un expert agissant dans la coulisse se risque-t-il un tel exercice public ? Dbut juin 1919, alors que les Puissances allies prparaient leur rponse aux observations de la dlgation allemande sur le projet de trait qui deviendra le trait de Versailles, Keynes donne sa dmission de reprsentant du Trsor britannique la confrence de la Paix. Pour quelle raison ? Comme il l'expliquera plus tard, il devenait vident que l'on ne pouvait plus esprer que des modifications relles seraient introduites dans les propositions de paix . De retour Londres, il crit au gnral Smuts, alors reprsentant l'Union sudafricaine la confrence de Versailles. Il esprait que le destinataire de cette lettre jugerait qu'il fallait faire quelque chose au sujet de ce qui se passait Paris, une rvlation, une protestation . Il ajoutait qu' cet gard il se mettait aux ordres de Smuts2. Pour quelle raison un expert de la Treasury se mettait-il aux ordres du reprsentant sudafricain ? Cela restera l'une des nigmes de cette histoire qui en comporte beaucoup. Toujours est-il que Smuts conseilla Keynes d'crire un compte rendu clair et suivi des clauses financires et conomiques du trait, exposant ce qu'elles sont en fait, ce qu'elles signifient et les effets qu'elles pourront avoir . Ce compte rendu, ajoutait le gnral, ne
1. Economica, vol. 4, 1924, p. 2. Beveridge, disciple ardent de Keynes, deviendra pendant la Seconde Guerre mondiale le pre du Welfare Sate (l'tat providence britannique). 2. S. G. Millin, General Smuts, Londres, Simon Publications, 1936, p. 255. Jan Smuts, gnral, puis marchal, deviendra Premier ministre de l'Union sud-africaine en 1920, jusqu'en 1924. Il occupera nouveau ce poste de 1939 1948. 282

devra tre ni trop long, ni trop technique, car nous en appellerons peut-tre au grand public plutt qu'aux gens avertis ou aux spcialistes. Six mois plus tard, en dcembre 1919, paraissait l'ouvrage de Keynes. Pour le premier livre d'un conomiste alors totalement inconnu, c'tait un coup de matre. Des considrations scientifiques taient mles une sorte de reportage sur les ngociations de Versailles auxquelles l'auteur, on l'a dit, avait particip en tant qu'expert du Trsor britannique. Vritablement drle et assassin, le portrait que Keynes tire de Thomas Woodrow Wilson, vu dans les salons parisiens par le petit trou de la serrure! Le prsident des tats-Unis apparat comme un Don Quichotte aveugle et sourd , jouant colin-maillard au milieu de ses collgues, terroris par Clemenceau qui n'avait qu'une illusion, la France, et une dsillusion, l'humanit , ou hypnotis par Lloyd George, pour finir, aprs avoir connu un vritable effondrement , par perptrer une trahison inoue . Smuts reconnut lui-mme que la charge tait mortelle :
La vrit, c'est que l'Amrique cherchait une raison de renier Wilson. Le monde cherchait un bouc missaire. Au moment opportun, Keynes publia ses Consquences conomiques de la paix. Il s'y trouvait quelques pages sur Wilson qui correspondaient exactement aux tendances politiques des Amricains et l'tat de l'opinion mondiale. Lorsque je poussai Keynes crire cet ouvrage, je savais ce qu'il pensait des ngociateurs de Paris. Mais je ne m'attendais pas trouver dans son livre de note personnelle, je ne m'attendais pas le voir tourner Wilson en drision. Ces quelques pages sur Wilson firent une tte de Turc de la figure la plus noble - la seule noble peut-tre - de toute l'histoire de la guerre, et lancrent une mode antiwilsonienne qu'adoptrent aussitt les cnacles intellectuels et qui dure encore. [...] Au fond de leur cur, les Amricains dsiraient sa chute afin de se soustraire aux obligations qu'il voulait leur imposer. Le livre de Keynes venait 283

point pour eux. Il contribuait achever Wilson et il renforait l'opposition amricaine la Socit des nations '.

Comme on le sait, le trait de Versailles ne fut pas ratifi par le Congrs des tats-Unis, ce qui empcha ces derniers ou leur vita - de participer la SDN. Il n'est pas impossible, en effet, que le pamphlet de Keynes ait jou un rle dans ce premier fiasco du trait de Versailles. vrai dire, la confrence de Paris elle-mme tait prsente par Keynes dans son brlot comme un cauchemar . L'atmosphre y tait fivreuse et dltre , les salles de runion pleines de tratrises , Paris, un marcage ; les hommes d'tat europens s'avraient tre des envoteurs subtils et dangereux , les sophistes les plus subtils et les rdacteurs les plus hypocrites qui soient , inspirs par l'avidit, les faux sentiments, les prjugs et la fourberie . Leurs travaux taient des intrigues creuses et striles , des rves de diplomates artificieux , des contrevrits de politiciens , des intrigues et des controverses sans fin , tortueuses, misrables et incapables de satisfaire aucune des parties . Quant au trait de Versailles, difi sur l'hypocrisie , il brillait par le manque de sincrit ; un tissu d'exgse jsuitique , diffrent en cela de tous ceux qui l'avaient prcd dans l'histoire . Ses dispositions taient dshonorantes , ridicules et malfaisantes , odieuses et dtestables , rvlant une avidit imbcile, insense et qui se retournait contre ellemme , poursuivant des desseins d'oppression et de rapine . Le trait rduisait l'Allemagne la servitude , perptuait la ruine de son conomie . S'il tait mis excution, l'Allemagne, pendant des annes, serait forcment misrable, ses enfants affams et infirmes. Ainsi cette paix, qui contenait en germe la dcadence de toute la civilisation europenne , tait une des actions
I. Millin, op. cit., p. 174 et 257. Cit par tienne Mantoux, op. cit.

les plus scandaleuses qu'ait pu commettre un cruel vainqueur au cours des sicles civiliss . Les nazis n'auront pas besoin d'en dire plus. Mais ils le rpteront ad nauseam. Pourquoi tant de hargne ? Les quatre annes de guerre avaient profondment perturb la vie prive de Keynes. Les garons qu'il avait l'habitude de sduire Londres taient partis au front, et cet homosexuel actif se trouvait en partie frustr de ses amours habituelles l. Lors des ngociations d'armistice Trier et Spa, auxquelles il participa, il est possible qu'il ft tomb amoureux de l'un des dlgus allemands, Cari Melchior, bras doit de Max Warburg la Hamburg bank of M, M. Warburg & Co2. C'tait, crivit Keynes plus tard, un petit homme dlicieusement propre, habill trs joliment et soigneusement, avec un haut col raide, sa tte ronde couverte d'une chevelure grise tondue de si prs qu'elle ressemblait en substance aux poils d'un tapis au point serr, la ligne o s'arrtaient ses cheveux bondissant sur son visage et son front en une courbe trs finement dessine et assez noble, une lumire dans ses yeux fermement poss sur nous, avec en eux un extraordinaire chagrin, comme un honnte animal accul. C'tait avec lui que j'allais, les mois suivants, connatre l'une ds plus curieuses intimits du monde, et de trs tranges expriences3. En 1931, devant un club londonien, Keynes, rappelant ses souvenirs de ngociation avec la dlgation allemande, dit en parlant de Melchior : J'tais plutt amoureux de lui. Prsente la runion, Virginia Woolf a rapport ce propos - que confirmera Keynes lui-mme 1. D. E. Moggridge, Maynard Keynes : An Economisas Biography, London, Routledge, 1992. 2. Ferguson, op. cit., p. 400. 3. Cit par Charles H. Hession, in John Maynard Keynes. Une biographie de l'homme qui a rvolutionn le capitalisme et notre vie, traduit de l'amricain par Jean-Franois Chaix et Loulilou Scherrer, Paris, Payot, 1985, p. 171-172.

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dans son Journal, et elle ajoute : Je pense qu'il le pensait sincrement et c'est pourquoi nous avons ri '. En tout cas, Melchior, comme Keynes le raconta plus tard, lui peignit un tableau tout fait dramatique de l'Allemagne, menace selon lui d'une rvolution bolchevique. Keynes en fut profondment impressionn. Comme Kurt von Lersner, fonctionnaire du ministre germanique des Affaires trangres, le fit remarquer : Grce aux explications du Dr Melchior, Herr Keynes prit conscience qu'il y avait un danger pour les Allis faire tramer les choses et il essaye de trouver un terrain d'entente avec nous. II est significatif que Keynes, aussitt aprs les ngociations d'armistice, avertit qu' un rapprochement immdiat entre l'Allemagne et la Russie pourrait tre la seule chance pour l'Europe qu'elle puisse s'alimenter2 . En mai 1919, vinrent les contre-propositions allemandes aux demandes des vainqueurs. Inspires par Warburg, elles taient fondes sur une argumentation dmontrant que les conditions imposes par les Allis signifieraient la complte destruction de la vie conomique en Allemagne et condamnerait ce pays au destin de la Russie . L'aboutissement serait la destruction de la dmocratie allemande. Keynes fut trs impressionn par le refus de la dlgation allemande de signer le trait de paix tel qui lui tait prsent. Si j'tais la place des Allemands, je prfrerais mourir plutt que de signer une telle paix , crit-il un ami3. Les ternies mmes du mmorandum allemand seront d'ailleurs repris presque mot pour mot par Keynes 4. Du reste, aprs avoir dmissionn de la confrence de Paris, Keynes resta en contact avec les Allemands. En octo1. Cit par Hession, op. cit., p. 173. 2. Keynes, Coleced Wriings, vol. XVII, p. 119. 3. Moggridge, op. cit., p. 308 et 311. R. F. Harrod, The Life of John Maynard Keynes, Londres, MacMillan & C. British Edition, 1951, p. 238.
4. Ferguson, op. cit., p. 402. 286

bre 1919, il participe une confrence restreinte de banquiers et d'conomistes, Amsterdam, l'invitation du frre amricain de Max Warburg, Paul Warburg. C'est de l qu'il crivit avec ce dernier un appel la Socit des Nations pour qu'elle dcide une rduction des Rparations, l'annulation des dettes de guerre et un prt l'Allemagne. vrai dire, ce qui frappe le lecteur des Consquences conomiques, c'est que le premier argument employ par Keynes pour dnoncer le trait de Versailles est politique et thique, et non pas conomique. Les Allemands, crivait-il, avaient dpos les armes sur la base des Quatorze points noncs par Wilson. En rclamant des rparations aussi fortes, les Allis ne respectaient pas le Contrat pralable l'armistice . L'Allemagne, expliquait Keynes, s'tant elle-mme rduite l'impuissance sur la foi du Contrat, l'honneur des Allis les obligeait tout particulirement tenir leurs engagements pour leur part, et s'il s'y trouvait quelque ambigut, ne pas user de leur supriorit pour en tirer avantage l. Et d'ajouter cette leon de morale qui ne tombera pas dans l'oreille d'un sourd : II y a peu de faits dans l'histoire que la postrit aura moins de motifs de pardonner ; une guerre avait t faite pour dfendre la saintet des engagements internationaux, et voil qu'elle se terminait par la violation du plus sacr de ces engagements par les champions victorieux de ces idals. Keynes, on le sait, ne faisait ici que reprendre le raisonnement de ses amis allemands. En fait, les Quatorze points avaient t formuls par Wilson en janvier 1918. Depuis, beaucoup de sang avait coul sur les champs de bataille. En mars, mai et juillet 1918, les offensives rptes de l'arme allemande avaient failli rompre le front occidental. Lors des ngociations d'armistice, les chefs des gouvernements allis avaient accept le programme du prsident amricain avec deux rserves, relatives l'une la libert des
1. Keynes, Les Consquences..., op. cit., p. 57.

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mers, l'autre aux Rparations. Et ces rserves avaient t notifies la dlgation allemande. Comme le remarque Etienne Mantoux dans le seul livre critique qui ait t consacr au pamphlet de Keynes, la position de l'conomiste britannique revenait dire que les Allis ne pouvaient s'carter de l'interprtation la plus favorable l'Allemagne sans s'exposer un reproche de dloyaut ; car les " ambiguts " tant de fait nombreuses et de grande porte, il devenait toujours possible l'Allemagne de faire valoir que les Allis les avaient exploites son dtriment ' . Mantoux nous aide comprendre que Melchior ait qualifi l'ouvrage de Keynes de magntique et de point de repre pour un nouveau dveloppement dans l'histoire d'aprs-guerre 2 . Venons-en maintenant l'argument proprement conomique. C'est l que Keynes frappa le plus les imaginations. Le paiement des Rparations telles qu'elles avaient t fixes par le trait tait, le lire, une impossibilit conomique . Il rsuma lui-mme son argumentation dans l'ouvrage qu'il publia en 1922 pour rclamer la rvision du trait, o il traitait la France de Shylock geignant rclamant sa livre de chair3 :
1) le paiement de ce que les Allis entendent recevoir de l'Allemagne est impossible ;
1. Mantoux, op. cil., p. 104. L'ouvrage de cet auteur aurol d'une lgende hroque est le seul et unique livre de cet conomiste mort trente-deux ans sur une route de Bavire le 29 avril 1945 alors qu'il tait en mission de reconnaissance pour la 2e division blinde - quelques jours avant que les cloches annoncent la victoire des Allies. Le livre avait t crit en anglais Princeton entre 1942 et 1945. Raymond Aron en saisit tout de suite l'importance puisqu'il donna une prface l'dition franaise posthume. 2. Keynes, Coected Writings, vol. X, p. 427. 3. J.M. Keynes, A Revision ofthe Treaty, Londres, 1922, traduit sous le titre de Nouvelles Considrations sur les consquences de la Paix, Paris, Librairie Stock, 1922. 288

2) la solidarit conomique de l'Europe est si troite que tenter de forcer l'Allemagne payer risquerait de ruiner tout le monde ; 3) l'valuation des dommages causs par l'ennemi en France et en Belgique est exagre; 4) les Allis en demandant le remboursement des pensions et allocations ont manqu la parole donne; 5) notre crance lgitime ne dpasse pas la capacit de paiement de l'Allemagne ].

Keynes estimait 43 milliards de marks-or le maximum que Ton pouvait demander l'Allemagne au titre des Rparations. Or, et Keynes avait tout fait raison de le remarquer, il n'tait d'ailleurs pas le seul le faire, l'Allemagne ne pourrait payer les Rparations de guerre qu'avec ses marchandises. Dans les Consquences, il chiffre seulement 2 milliards de marks l'excdent possible annuel de la balance commerciale allemande. Il faudrait donc plus de vingt ans pour le paiement des Rparations. Avec le chiffre issu du trait de Versailles (132 milliards de marks-or), il en faudrait soixante. La diffrence tait de taille. Dans les Consquences, Keynes ne justifie pas vraiment un chiffre qu'il avait calcul au doigt mouill. C'est beaucoup plus tard, en 1929, qu'il prsenta une argumentation conomique digne de ce nom. Pour que l'Allemagne puisse augmenter son excdent commercial, expliquera-t-il, il faudrait un dplacement des facteurs de production allemands de leurs emplois normaux vers des industries d'exportation2 . Or, un tel dplacement ne pouvait se faire sans de trs grandes difficults.
Mon opinion personnelle, c'est qu' un moment donn, la structure conomique d'un pays quelconque relativement celle de ses voisins permet un certain niveau naturel des
1. Keynes, Nouvelles Considrations, op. cit., p. 104. 2. Keynes, The Germon Transfer Probem, Economie Journal, mars 1929, p. 3.

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exportations, et qu'il est extrmement difficile d'influer arbitrairement sur ce niveau, de faon intelligente, par une action raisonne. Historiquement, il me semble que l'on constate une tendance du volume des placements l'tranger s'ajuster de lui-mme - du moins jusqu' un certain point - la balance commerciale, plutt que la tendance inverse, le premier de ces facteurs tant trs variable, et le second beaucoup moins. Par contre, dans le cas des Rparations, nous voulions fixer le volume des paiements l'tranger et forcer la balance commerciale s'y ajuster. Ceux qui ne voient ici aucune difficult [...] appliquent les lois de l'quilibre des liquides ce qui est, sinon un solide, du moins une masse pteuse possdant une forte rsistance interne l.

L'article de mars 1929 mritait d'tre longuement cit car il nous place au cur de la question. Keynes se dclare ici partisan d'une lecture classique de la balance des paiements. Il commence par la balance commerciale et il en dduit la compensation oprer par la balance financire. Dbuter par cette dernire et demander la balance commerciale de s'ajuster lui parat impossible cause d'une sorte d'inertie de l'conomie industrielle. L'auteur des Consquences ne fait pas preuve ici d'une grande imagination. Du reste, il ne s'agit pas tant ici du volume des exportations que du surplus des exportations par rapport aux importations. Surtout, Keynes mconnat des faits avrs. Par exemple, l'indemnit de cinq milliards de francs-or impose par l'Allemagne la France en 1871 fut paye en moins de quatre ans jusqu'au dernier centime, alors qu'elle avait paru exorbitante Thiers lui-mme. Avant 1871, la balance commerciale de la France tait invariablement dficitaire. Aussitt que commencrent les versements de l'indemnit, le dficit se transforma en excdent et celui-ci disparut aussitt que les versements eurent cess2. L'conomie franaise du dbut des annes 1870 tait-elle
1. Ibd., p. 6. 2. Mantoux, op. cit., p. 199, note 1.

donc si souple qu'elle pt s'adapter la loi des liquides financiers ? Keynes aurait pu aussi s'inspirer de l'exemple des tats-Unis qui, au cours des deux dernires annes de la guerre, avaient export des capitaux pour une somme quivalente dix fois la capacit naturelle annuelle de l'Allemagne. Et les exportations s'taient adaptes immdiatement cet excdent de la balance financire. Cette fois, Keynes s'tait risqu dvoiler ses batteries, non plus dans un pamphlet destin mouvoir le grand public, mais dans une revue scientifique. La rplique ne tarda gure, et elle fut cinglante : en septembre de la mme anne, dans la mme revue, l'conomiste franais Jacques Rueff crivait que la notion de niveau naturel des exportations est une pure illusion et ne saurait tre lgitimement invoque . Rueff avait sans doute connaissance des travaux de l'conomiste amricain Frank Taussig, qui postulaient, excellents arguments l'appui, une tonnante plasticit de l'conomie face aux changements dans la balance financire. Taussig avait dcouvert la relation troite qui existe indniablement entre les paiements internationaux et le mouvement des importations et des exportations des produits . Ce qui est vraiment surprenant, remarquait-il, c'est la rapidit, presque la simultanit du mouvement des produits. [...] Il apparat de faon manifeste que les exportations et les importations de marchandises s'ajustent sinon instantanment, du moins avec rapidit et en gnral avec aisance, au montant des transactions d'un pays donn avec d'autres pays '. Nous voil bien loin des masses pteuses ! La dcouverte de Taussig est, certes, contre-intuitive, mais si l'on y rflchit, elle n'est pas tellement surprenante : il est normal que les flux commerciaux s'orientent en fonction des pouvoirs d'achat. Cela se comprend encore plus aisment si on lit la balance globale
1. Frank W. Taussig, International Trade, New York, 1927, p. 260-262. 291

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des paiements dans le sens que nous avons indiqu au dbut de ce chapitre. Le plus comique, si l'on peut dire, dans cette histoire affreuse, c'est que l'Allemagne, partir de 1924, quand elle eut rtabli une monnaie saine, fut inonde de capitaux trangers la recherche de taux de profit allchants. N'est-il pas surprenant, demandera l'conomiste Bertil Ohlin, qu'on ait si peu entendu parler de difficults de transfert depuis cinq ans, priode pendant laquelle un mme pays a reu une importation nette de capitaux (dduction faite de ses propres paiements l'tranger) s'levant six ou sept milliards de marks? Ce pays, c'est l'Allemagne l. Bref, les Rparations, telles qu'elles ont t fixes par le trait de Versailles, auraient pu tre payes avec d'autant moins de difficults que le reste du monde capitaliste tait prt financer l'Allemagne, son potentiel industriel et la qualit de sa main-d'uvre tant intacts. On a calcul que l'entre nette de capitaux trangers en Allemagne de 1924 1930 fut de plus du double des versements allemands au titre des Rparations. En 1931, quand on se dcidera en catimini remettre les compteurs zro entre allis et avec l'Allemagne, le vaincu n'aura pay que 23 milliards de marks sur les 132 demands. Et encore ces 23 milliards avaient t prts par l'tranger ! Bref, les Rparations ne furent pas payes, ce qui sembla confirmer la prophtie de Keynes. Mais comme le dit tienne Mantoux, elles ne furent pas payes parce ce que l'Allemagne, et c'est bien naturel, n'avait nulle envie de les payer, et, ce qui n'est peut-tre pas tout fait aussi naturel, parce que les Allis se montrrent incapables de prendre ensemble les mesures indispensables pour obliger l'Allemagne payer, ou ne voulurent pas le faire . Notamment, l'hyperinflation de 1923 (en novembre, le taux de change du mark atteignit 4200000 000000 marks pour un dollar!)
1. Bertil G. Ohlin, Economie Journal, 1929, p. 177. 292

sera sciemment provoque par les autorits allemandes pour dmontrer , non plus sur le papier d'un livre d'conomie mais cette fois dans les faits, l'impossibilit de payer les Rparations. Il est vrai qu'il aurait fallu demander aux Allemands, pour qu'ils puissent dgager un excdent commercial consquent, un taux d'pargne suprieur celui qu'ils taient disposs adopter spontanment (rappelons l'quation du dbut de ce chapitre : X - M = S -1). Cela aurait pu tre la tche de la Commission des Rparations, qui tait charge par le trait de Versailles de veiller au paiement des sommes dues pendant une priode de trente ans. On sait par Keynes que la dlgation allemande protesta avec vhmence contre le projet d'tablir cette commission, dans les termes suivants :
La dmocratie allemande se trouve anantie au moment mme o le peuple allemand l'difiait aprs une lutte acharne... La Commission, qui aura son quartier gnral permanent hors d'Allemagne, dtiendra une puissance incomparablement plus grande que l'empereur d'Allemagne n'en possda jamais ; sous un pareil rgime, le peuple allemand resterait pendant des annes dpouill de tous ses droits et priv, bien plus compltement qu'aucune nation au temps de l'absolutisme, de toute libert d'action et de toute possibilit de progrs, conomiques ou mme morauxl.

Et Keynes d'ajouter : Ce commentaire allemand est peine exagr2. Or, par ailleurs, Keynes nous avertit dans son pamphlet que l'Allemagne est incapable de faire face aux exigences du trait en matire de charbon parce que le gouvernement allemand n'aurait pas l'autorit voulue pour obtenir, dans l'industrie minire, le retour la journe des huit heures3. Il tait videmment impensable que la
1. Keynes, Les Consquences..., op. cit., p. 175. 2. Ibid.
3. Ibid., p. 79-80.

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que la Commission des Rparations obtienne des mineurs allemands qu'ils travaillent plus de sept heures par jour. Si la prophtie de Keynes se ralisa dans le long terme, non pour les raisons conomiques qu'il avait dites, mais pour des raisons politiques, dans l'immdiat les faits lui donnrent tort, ce qui cota la bagatelle de 20 000 livres ce spculateur impnitent (rappelons ce propos que Keynes, avec Cantillon et Ricardo, est l'un des rares conomistes avoir fait fortune en Bourse). Voici les faits. L'immdiat aprs-guerre fut caractris par une trs vive expansion conomique. L'Allemagne participa pleinement cette euphorie, son produit national net croissant de 10 % en 1920 et de 7 % en 1921. L'indice de la production industrielle allemande augmenta quant lui de 46 % en 1920 et de 20%en 1921, les usines tant intactes. Le taux de change du mark tant relativement faible, des spculateurs, dans ce contexte, jouaient le mark la hausse. Aussi les sept plus grandes banques de Berlin enregistrrent une augmentation spectaculaire des dpts trangers, dont le niveau passa de 13,7 milliards de marks en 1919 41,6 milliards de marks en 1921, comptant dsormais pour un tiers dans le total des dpts bancaires. Keynes tait vaguement au courant de ces achats. La spculation, note-t-il dbut 1920, a atteint une chelle norme , la plus grande que Ton ait jamais vue l . Mais il ngligea compltement l'impact probable qu'elle aurait sur le taux de change du mark. En mars 1920, le mark cessa soudain de baisser contre le dollar et se mit flamber, passant de 99 marks pour un dollar 30 marks pour un dollar en juin. Or, Keynes avait investi 20 000 livres la baisse du mark, que ses Consquences conomiques laissaient prvoir2. Plus tard seulement, il se rendra compte de ce qui tait arriv :
1. Keynes, Collected Writings, vol. XVII, p. 130, 176. Ferguson, op. cit., p. 413. 2. Ferguson, op. cit., p. 413.

Depuis les juifs errant dans les rues des capitales [...] jusqu'aux garons coiffeurs dans les quartiers les plus reculs d'Espagne et d'Amrique du Sud [...] l'argument avait t le mme. [...] L'Allemagne est un pays grand et fort ; elle se rtablira un de ces jours ; quand cela arrivera, le mark lui aussi se rtablira, ce qui rapportera un trs gros profit. C'est vraiment trs peu ce que les banquiers et les femmes de chambre comprennent de l'histoire et de l'conomie '.

Sans doute Keynes avait-il bien compris, lui, que l'Allemagne ne paierait pas, et il lui fallait habiller cette prvision sous un raisonnement conomique d'apparence scientifique. Le succs retentissant des Consquences conomiques a tenu ce que l'intuition de Keynes rencontrait les dsirs plus ou moins avous du gouvernement anglais et mme de la City, qui tait encore cette poque le centre financier du monde et entendait bien le rester. L'Angleterre de 1918 a deux craintes : la premire - qui parat risible a posteriori -, c'est que la France victorieuse, cense disposer de la premire arme du monde , soit reprise par les rves de grandeur napolonienne sur le continent ; la deuxime est que la rvolution bolchevique ne s'tende l'ensemble de l'Europe, voire la plante entire, ruinant les intrts de l'Empire britannique. Ces deux obsessions nourrissent ensemble le dsir que l'Allemagne se relve de sa dfaite pour servir de contrepoids la fois l'imprialisme franais qui pourrait renatre puisqu'on vient d'effacer l'humiliation de 1870 en recouvrant l'Alsace-Lorraine, et la rvolution sovitique qui risque de se rpandre. Cette stratgie tait apparue ds les ngociations d'armistice. Le Premier Ministre anglais Lloyd George s'opposa
1. Keynes, Collected Writings, vol. XVIII, p. 48. Notre traduction. 295

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Foch et Clemenceau qui voulaient installer sur le Rhin, de la Suisse aux Pays-Bas, la frontire gostratgique de la France. Pour les Anglais, les buts de guerre taient atteints; ds lors que l'Allemagne perdait ses colonies, sa flotte de guerre et la plus grande partie de sa marine marchande. Permettre la France de contrler toute la longueur du Rhin tait non seulement inutile, mais nocif, car cela pourrait inciter la IIIe Rpublique reprendre de vieux rves. Ainsi ' l'armistice a-t-il t sign sans qu'un pouce du territoire allemand soit occup par les Allis, alors que l'arme allemande est alors encore prsente sur le sol franais, tient encore les quatre cinquimes de la Belgique et contrle d'immenses territoires l'est de l'Europe. D'o le sentiment chez les Allemands que leur arme est, en fait, invaincue. Dans la clairire de Rethondes, du reste, pas un seul militaire allemand n'est prsent pour signer l'armistice, ce 11 novembre 1918. Des civils se chargent de cette tche pnible avec le blanc-seing d'un obscur Conseil des commissaires du peuple qui a pris le pouvoir Berlin aprs l'abdication et la fuite de Guillaume II. Cette stratgie anglaise, en filigrane dans le pamphlet de Keynes, un petit caporal allemand en eut lui l'intuition en 1924 dans sa cellule la maison d'arrt de Landsberg-amLech, et lui trouva bien des mrites :
La rvolution allemande [de 1918] dlivra la politique anglaise des inquitudes que lui avait causes la menace d'une hgmonie allemande s'tendant sur le monde entier. L'Angleterre n'avait donc plus intrt voir l'Allemagne compltement efface de la carte d'Europe. Au contraire, l'pouvantable effondrement qui se produisit pendant les journes de novembre 1918 plaa la diplomatie anglaise en face d'une situation nouvelle qu'elle n'avait pas d'abord cru possible. [...] L'Allemagne tait anantie et la France devenait la premire puissance continentale de l'Europe. [...] En fait, l'Angleterre n'a pas atteint le but qu'elle avait en vue en faisant la guerre. Celle-ci n'a pas cart le danger que 296

prsentait pour l'quilibre des forces sur le continent la prdominance acquise par un tat europen, elle ne l'a rendu que plus menaant. [...] Quand on examine, en tenant compte des considrations que nous venons d'exposer, les possibilits d'alliances que l'poque actuelle offre l'Allemagne, on est vite convaincu que tout ce que nous pouvons faire pratiquement, en fait d'alliance, est de nous rapprocher de l'Angleterre. Bien que les consquences de la politique de guerre suivie par elle aient t, et soient restes, nfastes pour l'Allemagne, on ne doit pas se refuser constater que l'Angleterre n'a plus aujourd'hui aucun intrt pressant ce que l'Allemagne soit anantie et que, au contraire, l'objectif de la diplomatie anglaise doit tre de plus en plus, mesure que les annes s'coulent, de mettre un frein l'instinct d'imprialisme dmesur dont est anime la France }.

1. Adolf Hitler, Mon comba, traduction intgrale de Mein Kampf, par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Nouvelles ditions latines, 1934, p. 611-612. Italiques dans le texte.

16. Des politiques de relance qui ne relancent rien L'imposture des keynsiens

En cas de ralentissement de la croissance, et surtout en cas de rcession, il faut, entend-on volontiers dire partout, relancer l'conomie par la consommation en crant si besoin de la monnaie, ou en baissant les taux d'intrt - ce qui en fait revient au mme -, ou encore en creusant un dficit dans le budget de l'tat qu'il faudra bien combler par du papier-monnaie. C'est une ide si rabche gauche comme droite, si prsente dans les esprits, qu'elle renat spontanment en dpit d'checs rpts. Et elle est si rpandue dans les mdias qu'elle parat ressortir du bon sens le plus lmentaire. On a presque du scrupule jouer les rabat-joie en annonant qu'elle est fausse, au risque, d'ailleurs, de subir le sort des porteurs de mauvaises nouvelles. Deux minutes de rflexion suffisent pourtant dtruire l'ide de l'efficacit de la relance montaire. Car, si elle tait vraie, il suffirait d'imprimer des billets de banque, ce qui cote trois fois rien, pour viter la crise chaque fois qu'elle menace. On pourrait mme exporter ce procd dans les pays qui ont tant de mal faire dcoller leur conomie, et leur vendre, avec la mthode, des machines imprimer de la monnaie. Le problme du dveloppement qui a tarabust des gnrations d'conomistes serait rsolu en un tournemain. Si on ne le fait pas, c'est que, il faut le dire et le rpter, la cration montaire,
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sous une forme ou sous une autre, ne cre vritablement aucune richesse. Toutefois, pour sduisantes qu'elles soient, les politiques de relance par la demande n'auraient sans doute pas trouv des thurifraires aussi ardents chez les gouvernants, leurs experts, ou encore chez nombre d'conomistes, de politiciens ou d'ditorialistes, sans l'apport scientifique de Keynes, mme s'ils n'ont pas tous t forms la thorie keynsienne. Si l'auteur des Consquences conomiques de la paix s'tait content de saper le trait de Versailles, il n'aurait droit aujourd'hui qu' quelques lignes dans les manuels d'conomie, et sans doute davantage dans les livres d'histoire. Mais Keynes s'est servi du succs tonnant de son livre pour btir une carrire poustouflante. Il avait prophtis que l'Allemagne ne paierait pas les Rparations, et de fait, elle ne les paya pas. Pour une fois, la prdiction d'un conomiste paraissait juste - mme si on a vu au chapitre prcdent que la prvision tait juste en effet, mais pour des raisons politiques alors qu'elle tait fonde sur un raisonnement conomique erron. Si cet conomiste, devenu une vedette, avait su prvoir correctement l'avenir en ce qui concerne les paiements allemands, ne devait-on pas lui faire confiance pour d'autres divinations ? Or, plus tard, en effet, Keynes est all bien au-del. Comme il le dit la fin de la Thorie gnrale, son uvre majeure, publie en dcembre 1935, ce ne sont pas les intrts qui gouvernent le monde mais les ides, qu'elles soient justes ou fausses, des philosophes de l'conomie et de la politique. Puis il s'est instaur le prophte d'une nouvelle conomie, et les gens l'ont cru, qui n'taient pas seulement des conomistes. Nombreux sont ceux qui continuent encore aujourd'hui le croire, rptant exactement ce que disait Keynes de lui-mme. C'est a le plus fort. Pour dmontrer que Keynes a inaugur une nouvelle re de la
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pense conomique, ils reprennent, consciemment ou inconsciemment, les arguments mmes de Keynes ! Il existe, pourrions-nous dire, deux catgories de prophtes. Ceux qui sont ns prophtes, tel Jsus. Et ceux qui le deviennent la suite d'une illumination , tel saint Paul ou Mahomet. Keynes, toutes proportions gardes, appartient cette deuxime catgorie. Une illumination assez soudaine le conduit crire la Thorie gnrale. Une illumination tardive, car il est dj g de cinquante-deux ans quand il propose ce qui va devenir son chef-d'uvre. Keynes n'a pas racont son chemin de Damas. Il dit simplement qu' un moment donn, il abandonn la doctrine laquelle il avait cru jusque-l et qu'il avait longuement enseigne. Il le dit lui-mme en 1939 dans sa prface l'dition franaise de la Thorie gnrale : Nous avons senti que nous abandonnions cette orthodoxie [la thorie dite classique], que nous ragissions fortement contre elle, que nous brisions des chanes et conquerrions une libert *. Dans la prface la premire dition anglaise de l'ouvrage (13 dcembre 1935), on lit aussi cet aveu : De nombreuses annes durant, nous avons nous-mmes dfendu avec conviction les thories que nous attaquons aujourd'hui2. Par ailleurs, il regrette que son livre, par la force des choses, ait trop l'air de s'adresser aux dfenseurs d'une conception spciale [de l'conomie], et pas assez la Ville et au Monde3 . On aura reconnu la formule papale : Urbi et orbi. C'est ainsi que le nouveau prophte aurait aim s'exprimer, comme il l'avait fait avec les Consquences conomiques de la paix, au lieu de s'attarder convaincre ses collgues conomistes dans un livre forcment abscons. Mais ces regrets sont feints, bien videmment. Il lui fallait
1. John Maynard Keynes, Thorie gnrale de l'emploi, de l'intrt et de la monnaie, traduction de Jean de Largentaye entirement revue, Paris, Petite Bibliothque Payot, 1977, p. 5. 2. bid,, p. 9. 3. Ibid., p. 5. 301

d'abord sduire les gardiens du Temple, les docteurs de la Loi du march, en sorte que ceux-ci rptent qu'aprs la Thorie gnrale, rien ne serait plus comme avant. L'histoire du keynsianisme, c'est d'abord l'histoire de la faiblesse de la pense institue et de l'attrait irrsistible de la nouveaut, ft-elle factice. Le monde se trouve aujourd'hui, crit Keynes lui-mme la dernire page de la Thorie gnrale, dans une impatience extraordinaire d'un diagnostic mieux fond; plus que jamais il est prt l'accepter et dsireux de l'prouver, mme s'il n'est que plausible. C'est ce que l'on a appel ensuite, et que l'on appelle encore dans les manuels, la rvolution keynsienne . En France notamment. En France surtout, qui est aujourd'hui, peut-tre, le dernier pays vraiment keynsien, ce qui est paradoxal quand on connat les sentiments pour le moins rservs de Keynes son gard !. la Libration, l'anglophilie aidant, toute l'lite a succomb au charme keynsien. Il s'est mme trouv un pote et philosophe en la personne de Georges Bataille pour se ranger sous la bannire du keynsianisme, ouvertement et non sans navet2. On aurait dit que la Thorie gnrale tait exactement faite pour lgitimer l'activisme de la technocratie franaise. C'tait le livre que l'tat hrit de Louis XIV, de Colbert, de Napolon attendait. L'cole nationale d'administration (ENA) a t et est encore un haut lieu de l'conomie keynsienne. Il en reste des traces chez nos ministres actuels, de gauche ou de droite, dont la plupart sont sortis de cette cole. La commission de Bruxelles est encore peuple de keynsiens. Exemple : ce pacte de stabilit sign avec tant de solennit pour permettre le lancement de l'euro, il a suffi que la croissance conomique se ralentisse pendant quelques semestres en
1. Cf. chapitre 15. 2. Se reporter Georges Bataille, La Part maudite, prcd de La Notion de dpense, introduction de Jean Piel, Paris, ditions de Minuit, 1967
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trop par rapport ce qui avait t prvu pour le remettre en question. Comme si l'on croyait encore cette fable d'origine keynsienne qu'un accroissement du dficit budgtaire est facteur de croissance. vrai dire, le terme de rvolution n'tait pas si mal choisi. condition de le prendre au sens tymologique de retour au point de dpart. Et ce sera l'une des grandes sductions de Keynes, cette manire de revenir aux conomistes d'avant Smith et Ricardo, de les ressusciter, de montrer qu'aprs tout, ils avaient mieux compris l'essence de l'conomie que les disciples modernes de la thorie classique. Avec ce petit ct d'ruditipn exotique, archasante qui fait toujours son effet. Il pousse le paradoxe jusqu' donner raison l'glise du Moyen ge sur la question des taux d'intrt!. C'est faire preuve de beaucoup de culot quand on est soi-mme un joueur en Bourse. Keynes n'a pas eu de grandes difficults pour dnoncer les absurdits de la thorie classique version anglaise. Encore a-t-il pris son temps pour le faire. Pourtant, il avait sans doute assez vite compris qu'il y avait une place prendre pour faire refleurir dans le dsert de la thorie de la concurrence pure et parfaite les deux lments omis, on Ta vu, par cette thorie : savoir l'entrepreneur et l'incertitude deux lments qui taient pourtant connus mme de la pense scolastique, Keynes va les rintroduire avec force, avec panache, sans pourtant retrouver la verve blouissante du pamphltaire des Consquences. L'difice keynsien est en fait assez laborieux. La Thorie gnrale est un ouvrage pnible lire, souvent confus. Il faut le lire la plume la main pour relever ses faiblesses et ses contradictions. C'est ce travail que nous proposons au lecteur pour le dispenser d'une tche ingrate. Nous allons distinguer sept piliers la base de l'difice keynsien. Aucun d'entre eux ne rsiste bien l'examen.
1. Keynes, op. cit., p. 347. 303

Premier pilier : la propension consommer


La propension consommer est tout simplement la part de revenu que chacun consacre la consommation. La propension consommer est forcment un chiffre compris entre 0 et 1. Supposons que votre propension consommer soit de 0,8. Pour un revenu de 2 000 euros par mois, vous allez consommer 1 600 euros. noter tout de suite, pour rassurer notre lecteur, que toute la mathmatique de Keynes est de ce niveau-l, ou peu s'en faut. C'tait pourtant un trs fin mathmaticien. Il est l'auteur d'un remarquable Trait des probabilits. Mais en tant qu'conomiste, il se mfiait des maths et on ne peut que lui donner raison sur ce point. Trop de rcentes " conomies mathmatiques ", crivait-il, ne sont que pures spculations : aussi imprcises que leurs hypothses initiales, elles permettent aux auteurs d'oublier dans le ddale des symboles vains et prtentieux les complexits et les interdpendances du monde rel!. Le problme est qu'une grande partie de cette conomie mathmatique est issue elle-mme du modle keynsien, car celui-ci se prte facilement une formalisation algbrique, qualit qui a d'ailleurs t une cause de sa diffusion et de son succs. La notion de propension consommer permet Keynes de poser l'pargne comme un solde, un rsidu, ce qui reste aprs que la propension consommer a fait son uvre. pargner apparat ainsi comme un acte passif, non comme le rsultat d'un choix. Cet acte rsulte simplement du fait que la propension consommer est ordinairement infrieure 1 - autrement dit, un revenu quel qu'il soit n'est jamais entirement consomm. Keynes le dit clairement : l'pargne n'est en ralit qu'un reliquat2.
1. Keynes, op. cit., p. 299. 2. Ibid, p. 84. 304

L'avantage de dire cela est prcisment d'en dduire que l'pargne n'a pas besoin d'tre rcompense par un intrt! Le coup de force est considrable. Ds les premires pages du livre, il annonce la formule cynique de la fin du livre sur l' euthanasie des rentiers . Formule typiquement keynsienne qui aura tellement de succs. long terme, nous serons tous morts , un autre de ses aphorismes, est du mme tonneau. Si aprs moi le dluge n'avait pas t dj attribu Louis XV, il l'aurait peut-tre prononc. Ce coup de force a en fait une longue porte idologique. Toute la conception que l'on se faisait de l'pargne et de l'intrt s'croule. Keynes lui-mme le dit, trs clairement : H devrait tre vident que le taux de l'intrt ne peut tre une rcompense pour l'pargne ou l'abstinence en tant que telle. Lorsqu'un homme accumule ses pargnes sous forme d'argent liquide, il ne gagne aucun intrt bien qu'il pargne tout autant qu'un autre 3. Un peu plus loin, il rpte : L'erreur consiste considrer le taux de l'intrt comme la rcompense pour l'abstinence en tant que telle... Pourquoi en effet rcompenserait-on un sacrifice qui n'en est pas un ? L'pargne apparat ici comme une sorte de gaz fatal de la consommation, si l'on nous permet cette analogie avec l'industrie chimique ! Pourtant toute l'conomie classique tait fonde sur les vertus de l'pargne ! Sans pargne, pas d'accumulation du capital ! Est-ce que la maxime la plus clbre de Benjamin Franklin n'tait pas Industry andFrugaity ? Est-ce que Smith n'avait pas crit que l'pargnant tait un bienfaiteur de l'humanit ? Ici, justement, commence jouer la magie keynsienne. Cet aristocrate, esthte, ami des arts et des lettres, se paie le luxe de mettre en cause les vertus des classes moyennes, de prendre le contre-pied de la morale ordinaire. C'est un
1. Keynes, op. cit., p. 178. 305

discours la gloire d'une perversion. Pour pater le bourgeois, rien de mieux que de se payer sa tte. Le don Juan Keynes dit tous les MM. Jourdain de la plante qu'ils ne mritent pas d'tre rcompenss pour leurs conomies patiemment amasses. Pour lgitimer sa position immorale , l'auteur de la Thorie gnrale va se dnicher des prdcesseurs parmi d'illustres inconnus du grand public. Ou parmi des auteurs connus, mais dont on ne souponnait pas qu'ils taient de grands conomistes. Ainsi, dans sa prface l'dition franaise, fait-il de Montesquieu le plus grand conomiste franais, celui qu'il est juste de comparer Adam Smith1 . Flatterie du public franais ? Sans doute. Mme si l'aspect conomique de l'oeuvre de Montesquieu est considrable et mriterait en effet d'tre mieux connu. Mais surtout ignorance volontaire des grands noms de l'cole franaise : Cantillon, Turgot, Condillac, Say, Bastiat, etc. Voici donc tirs des oubliettes de l'Histoire par la grce keynsienne un certain Laffemas (Les Trsors et richesses pour mettre l'Estt en splendeur, 1598); Petty, qui en 1662 justifiait les ftes, les spectacles somptueux, les arcs de triomphe , en arguant, prcise Keynes, que leurs cots entraient dans la poche des brasseurs, boulangers, tailleurs, bottiers et autres ; Fortrey, qui approuvait la prodigalit dans le vtement ; von Schrtter, qui souhaitait qu'il y ait plus de faste dans l'habillement et les autres lments du train de vie ; Barbon, qui crivait en 1690 que la Prodigalit est un vice prjudiciable l'Homme, mais non au Commerce et que l'Avarice est un vice prjudiciable la fois l'Homme et au Commerce ; Cary, qui soutient que si tout le monde dpensait plus, chacun aurait un revenu suprieur et pourrait vivre plus largement . Mandeville dit la mme chose de manire provocante, on l'a dit, dans La
1. Keynes, op. cit., p. 7. 306

Fable des abeilles - redevenue fameuse au XXe sicle grce Keynes qui en recopie plusieurs pages dans la Thorie gnrale \ Comme par hasard, Mandeville est l'auteur qu'il cite le plus longuement. Le sous-titre de son ouvrage ne pouvait que lui plaire : Private Vices, Public Benefits (dans l'dition franaise : Les Vices privs font le bien public). Malthus, lui non plus, ne manque pas l'appel. Le clbre inventeur du Principe dpopulation tait aussi l'auteur, nous l'avons dit, des Principles of Political Economy dans lesquels il dveloppe une thorie de la sous-consommation en tant que cause du chmage qui ne pouvait qu'enchanter notre prophte de l'conomie du xxe sicle. Dans la prface de ce livre, Malthus s'attaquait nommment Adam Smith pour avoir affirm que la parcimonie dveloppe le capital, qu'un homme conome est un bienfaiteur public . Un protokeynsien, ce pasteur ! Aprs Malthus, plus rien : la mthode des classiques (Smith, Ricardo, Stuart Mill), affirme Keynes, consista faire disparatre le problme du champ de la science conomique, non en le rsolvant, mais en le passant sous silence. Le problme fut entirement ray de la discussion2 . Moralit : enfin Keynes vint, et la lumire fut. En rsum, le but de l'opration conceptuelle propension consommer , c'est de prparer une nouvelle forme de la vieille thorie de la sous-consommation. Un retour en arrire plus qu'une innovation.

Deuxime pilier : l'galit de l'pargne et de l'investissement


Le deuxime pilier de l'difice keynsien est un peu plus bizarre. Il s'agit de l'galit automatique de l'pargne et de l'investissement.
1. Keynes, op. cit., p. 354-356. 2. IbL, p. 359.
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Lisons dans le texte : L'galit de l'pargne et de l'investissement est ncessairement vrifie dans l'ensemble du systme l. Plus loin : Ainsi, bien que le montant de l'pargne rsulte du comportement collectif des consommateurs individuels et le montant de l'investissement du comportement collectif des entrepreneurs individuels, ces deux montants sont ncessairement gaux puisque chacun d'eux est gal l'excs du revenu sur la consommation. La dmonstration tient en trois quations que Keynes pose lui-mme : Revenu = valeur de la production = consommation + investissement pargne = revenu - consommation Donc, pargne = investissement2. Appelons R le revenu, P la production, C la consommation, I l'investissement, S l'pargne. Il vient, si l'on traduit les quations tablies par Keynes :
R=P=C+I

valentes celles d'une balance commerciale quilibre (puisque X = 0 et que M = 0, X = M), l'pargne est certes ncessairement gale l'investissement comme l'affirme Keynes. De ces quations, Keynes va tirer l'ide que tout investissement trouvera toujours l'pargne pour le financer. Il confirme ainsi l'ide, contenue dans le premier pilier de sa Thorie, qu'il n'y a pas se proccuper de rcompenser l'pargnant pour assurer le financement de l'investissement. Il en rsulte une politique de taux d'intrt exactement inverse celle que la thorie classique prconise. Nous n'inventons rien. C'est dans le texte :
On soutient parfois qu'au cours de l'essor l'investissement a tendance crotre plus vite que l'pargne et qu'une hausse de l'intrt rtablit l'quilibre tant en contrariant l'investissement qu'en stimulant l'pargne. Cette thse suppose que l'pargne puisse diffrer de l'investissement ; elle n'a donc pas de sens moins que ces termes aient t dfinis d'une faon particulire l.

S=R-C Donc R = C + I = C + S, et par consquent S = I Ces quations ne sont autres que celles que nous avons employes pour tudier la balance des paiements3. ceci prs - et cette nuance ouvre un abme - que l'univers keynsien est un monde ferm : il n'y a pas d'changes avec l'extrieur, donc ni exportation (X), ni importation (M), ni balance commerciale4. Dans ces conditions, qui sont qui1. Keynes, op. cit., p. 6. 2. Ibid., p. 83.
3. Cf. chapitre 14. 4. Ce qui videmment limite beaucoup aujourd'hui l'applicabilit de la thorie keynsienne aux conomies nationales, qui sont de plus en plus ouvertes sur le monde extrieur. Toutefois, le keynsianisme pourrait trouver une certaine validit au niveau mondial, univers ferm, voire au niveau des grands ensembles rgionaux, moins ouverts que les nations qui les composent. D'o l'ide d'un keynsianisme l'chelle mondiale, ou dfaut, une chelle rgionale telle que l'Union europenne. Une ligne de retranchement souvent utilise par les no-keynsiens.

Keynes le dit bien : la thse classique n'a pas de sens ! la fin de la Thorie gnrale, il est encore plus explicite sur ce point :
On justifiait jusqu'ici une certaine lvation du niveau de l'intrt par la ncessit de fournir l'pargne un encouragement suffisant. Mais nous avons dmontr que le montant effectif de l'pargne est rigoureusement dtermin par le flux de l'investissement et que celui-ci grossit sous l'effet d'une baisse2 de l'intrt.

Donc, nous pouvons en dduire que la bonne politique consiste non pas hausser le taux de l'intrt pour appter les pargnants, mais au contraire baisser le taux pour
1. Keynes, op. cit., p. 325. 2. Italique dans le texte.

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encourager les investisseurs. Comme l'pargne est toujours gale l'investissement, les investisseurs trouveront toujours les financements adquats. Miraculeux, non? Il suffirait donc de baisser les taux pour relancer la machine et retrouver le plein emploi. N'est-ce pas ce que nous entendons rclamer tous les jours quand les taux paraissent trop levs ? Reste savoir comment se fixent les taux d'intrt. Trs simple. Vous avez d'un ct des offreurs de capitaux, les pargnants, et de l'autre les demandeurs de capitaux, les emprunteurs. Le taux d'intrt est le prix qui permet d'quilibrer l'offre et la demande de capitaux. Cela parat logique. Et c'est ce que nous enseignent les conomistes en gnral. Mais ce n'est pas du tout ce que nous dit Keynes. Puisque l'pargne est de toute faon gale l'investissement, il n'y a pas besoin d'un prix - le taux d'intrt - pour aboutir cet quilibre. Alors, comment explique-t-il, lui, le taux d'intrt? Nous en arrivons ainsi au troisime pilier. Mais avant de l'examiner, on nous permettra un dernier mot sur cette fameuse galit entre l'pargne et l'investissement. Elle est en effet incontournable, comme le dit Keynes. Mais on peut en tirer un enseignement exactement contraire celui qu'il nous propose. Ce n'est pas l'pargne qui doit se mettre au niveau de l'investissement (comment le pourrait-elle, dans le monde ferm de Keynes ?) mais l'investissement qui se met au niveau de l'pargne, sinon il ne trouve pas de financement au sens propre du terme, c'est--dire sans recours la cration de monnaie. La diffrence est considrable, car elle fait dpendre le taux de croissance d'une conomie de l'investissement et donc de l'pargne. Exactement le contraire de ce que prtendent les politiques dites de relance par la consommation. Or, les profits constituent la principale source de l'pargne. Il s'ensuit que le taux de croissance de l'conomie dpend du taux de profit.
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videmment, c'est une chose difficile soutenir devant des camras de tlvision, sauf passer pour un thurifraire du patronat. On peut, du reste, extrapoler ce raisonnement au niveau mondial. Par consquent, tant que les ressources des pays les plus riches font l'objet de prlvements et de rglementations tatiques, l'pargne qu'ils peuvent consacrer la croissance de l'conomie mondiale est forcment limite.

Troisime pilier : le taux d'intrt, comme rcompense de la renonciation la liquidit


Pour Keynes, on vient de le dire, l'pargnant n'a pas besoin d'tre rcompens pour le seul fait qu'il s'abstient de consommer. L'effort commence seulement quand il renonce la liquidit pour convertir son pargne montaire en titres d'actions ou d'obligations, ou d'ailleurs de n'importe quoi d'autre. Lisons : La simple dfinition du taux de l'intrt nous dit en aussi peu de mots qu'il est la rcompense pour la renonciation la liquidit durant une priode dtermine. Un peu plus loin, Keynes est encore plus explicite : Le taux de l'intrt n'est pas le " prix " qui amne s'quilibrer la demande de ressources investir et le consentement s'abstenir de consommation immdiate [ce qui est la thorie classique]. Plus loin encore : On a gnralement considr l'intrt comme la rcompense de la non-dpense alors qu'il est en ralit la rcompense de la non-thsaurisation \ Prcisons que la thsaurisation signifie ici tout simplement la conservation de la richesse sous forme liquide, c'est--dire sous forme de monnaie. Il se trouve que les gens manifestent une certaine prfrence pour la liquidit, et qu'il faut les payer pour les amener renoncer cette prfrence. Ce prix, c'est, selon Keynes, le taux d'intrt.
1. Keynes, op. cit., p. 178, 179 et 185. 311

Keynes distingue plusieurs motifs cette prfrence, dont les principaux sont le motif de transaction et le motif de spculation. Le motif de transaction fait varier la demande de monnaie en fonction du revenu : plus on est riche, plus on garde de l'argent liquide. Le motif de spculation induit garder de la monnaie liquide pour faire face l'incertitude de l'avenir. Dans un article postrieur la Thorie gnrale, crit en rponse aux critiques, Keynes trouvera l'expression : La possession de monnaie apaise notre inquitude l. Keynes fait varier la demande de monnaie en fonction du taux d'intrt. Le taux d'intrt indique ce que l'on pourrait gagner en achetant des titres, exactement comme le salaire indique ce que l'on pourrait gagner en travaillant. De mme que le salaire est le prix qu'il faut payer pour qu'un individu passe du loisir au travail, de mme le taux d'intrt est le prix qu'il faut payer pour faire passer la monnaie de l'tat oisif et liquide de la thsaurisation Ttt actif du placement dans des titres, moins liquides que la monnaie ellemme. La liquidit est un besoin. Vous ne pouvez pas acheter votre bifteck avec des actions. Il vous faut de la monnaie. Si vous n'aviez que des actions en poche, il vous faudrait les vendre, les liquider, les rendre liquides, les transformer en monnaie - toutes ces expressions sont quivalentes - pour pouvoir enfin acheter votre bifteck. Or la liquidation d'un capital quel qu'il soit, mobilier ou immobilier, a un cot, demande du temps, etc. Tout ce que la thorie conomique contemporaine regroupe sous la rubrique des cots de transaction 2. D'o la ncessit d'avoir des liquidits sa disposition. C'est cela, la prfrence pour la liquidit. Pour que
1. Keynes, The General Theory of Employment, dans Quaterly Journal of Economies, fvrier 1937. 2. On entend par cots de transaction tous les cots occasionns par le recours au march (information, ngociation, surveillance de l'excution des contrats, etc.).

vous renonciez la liquidit, il faut que l'on vous en paie le prix, c'est cela le taux d'intrt. Il est clair que moins le titre sera liquide, c'est--dire plus il correspondra un placement long terme, plus le sacrifice en terme de liquidit sera grand et donc plus le taux d'intrt sera lev. Donc, normalement les taux d'intrt long terme sont plus levs que les taux d'intrt court terme. Keynes crit lui-mme :
M = Ml + M2 = Ll (R) + L2 (i) '

Ces quations signifient tout simplement qu'il faut distinguer dans la demande de monnaie deux parties, celle correspondant au motif de transaction, Ml, qui est fonction du revenu, et celle correspondant au motif de spculation, M2, qui est fonction du taux d'intrt. Nous cririons plus simplement : Ml = f (R), M2 = f (i) partir de l, Keynes va concentrer son attention sur la deuxime fonction et montrer que la demande de monnaie est une fonction inverse du taux d'intrt. En effet, plus le taux d'intrt est lev, moins la demande de monnaie sera forte puisque le manque gagner de la liquidit oisive sera plus lev. Inversement, moins le taux d'intrt est lev, moins on perdra thsauriser de la monnaie sous forme oisive, et donc plus forte sera la demande de monnaie. Ainsi une baisse du taux d'intrt dcide par les autorits montaires risque d'accrotre la thsaurisation, et par consquent chouera relancer l'conomie. Ce phnomne est appel dans le jargon keynsien la trappe liquidits . L'argent que le gouvernement dverse sur le
1. Keynes, op. cit.., p. 209. noter que Keynes, dans cette dition, emploie le symbole r l o nous utilisons i, qui renvoie intrt .

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march pour faire baisser les taux ne sert donc rien. Il est comme de l'eau verse sur du sable '. De fait, la trappe liquidits fonctionne d'autant mieux que la baisse du taux d'intrt peut tre perue comme le prlude une remonte des taux. Et elle sera perue de cette faon parce que les spculateurs vont interprter cette baisse des taux comme un signe de relchement de la part des autorits, et donc comme un encouragement la hausse des prix, y compris la hausse des taux d'intrt. Or, anticiper une hausse des taux conduit anticiper une baisse de la valeur du capital. Car la valeur d'un capital, quel qu'il soit, dpend des revenus qu'il rapporte dans le futur, et ces revenus sont, par nature, incertains. Le taux d'intrt augmente lorsque l'incertitude grandit. Une anticipation d'une hausse des taux revient anticiper un accroissement de l'incertitude, donc une moindre valeur des revenus du capital qui les gnre. L'anticipation d'une hausse des taux incite par consquent attendre que la baisse de la valeur du capital se produise pour se porter acheteur sur le march des titres, et donc rester liquide. Ainsi, la monnaie mise par les autorits pour faire baisser les taux tombe-t-elle dans la trappe liquidits. Une faon image de dcrire ce phnomne, prise par les conomistes, est de dire que l'on ne peut forcer boire un ne qui n'a pas soif. Une politique montaire de baisse des taux peut donc chouer. Ce n'est pas ce que les auteurs de manuels, les politiciens et les tenants de la pense conomique correcte ont retenu du message de Keynes. Et ce n'est pas ce qu'il enseignait lui-mme par ailleurs2. Il faut pourtant se rendre
1. Prcisons que le terme de trappe liquidits ne figure pas dans la Thorie gnrale. L'expression a t trouve par Dennis Robertson, un conomiste anglais de l'poque de Keynes. Mais l'ide est bien dans la Thorie gnrale. 2. Cf. deuxime pilier.

l'vidence. Se contredisant, Keynes, dans la Thorie gnrale, met en garde plusieurs reprises contre une politique de baisse des taux. Une politique montaire, crit-il, qui frappe l'opinion par son caractre empirique ou par son aptitude changer facilement peut donc manquer son but, si elle se propose de rduire fortement le taux d'intrt long terme, parce que M2 peut tendre crotre sans limite en rponse un abaissement [du taux d'intrt] au-dessous d'un certain chiffre l. Et un peu plus loin : II se peut que, une fois le taux d'intrt tomb un certain niveau, la prfrence pour la liquidit devienne virtuellement absolue, en ce sens que presque tout le monde prfre l'argent liquide la dtention d'une crance qui rapporte un taux d'intrt aussi faible2. ce moment-l, avertit Keynes, l'autorit montaire perd la direction effective du taux de l'intrt . En effet, toute mission montaire va s'enfouir dans la trappe liquidits . Exemple historique : Aux tats-Unis on a constat certaines poques de l'anne 1932 [...] une crise financire ou crise de liquidation, au cours de laquelle on ne pouvait dcider presque personne se dessaisir de ses avoirs liquides des conditions raisonnables3. Dans toute cette affaire, on n'a parl jusqu' maintenant que du comportement de l'pargnant. On va maintenant considrer ce qui se passe du ct de l'investisseur. Et l'on en arrive ainsi la quatrime pice de l'difice keynsien.

Quatrime pilier : l'efficacit marginale du capital


L'efficacit marginale du capital dsigne, dans le jargon des conomistes, le rendement de la dernire unit de capi1. Keynes, op. cit., p. 212. 2. Ibid., p. 215. 3. Ibid., p. 216. 315

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tal mise en uvre compar son cot. Les entrepreneurs vont investir tant que l'efficacit marginale du capital sera suprieure au taux d'intrt courant du march financier, et ils s'arrteront d'investir au moment o il y aura galit entre ces deux paramtres. Par exemple, un chef d'entreprise va se procurer des machines jusqu' ce que la dernire machine soit rentable, ou construire des usines, jusqu' ce que la dernire usine construite lui rapporte de l'argent. On raisonne la marge. Keynes applique un raisonnement typiquement marginaliste ] quand il crit : II est vident que le flux d'investissement sera grossi jusqu' ce qu'il n'y ait plus aucune catgorie de capital dont l'efficacit marginale soit suprieure au taux d'intrt courant2. On suppose ici que l'efficacit marginale baisse mesure que grandit l'investissement. Keynes reprend l'hypothse des rendements dcroissants, qui est acceptable en courte priode. En effet, si dans une mme usine vous ajoutez machine sur machine, le rendement par unit de production va dcrotre, selon la loi des rendements non proportionnels. Keynes marque son originalit en insistant sur le ct spculatif de ce paramtre. L'efficacit marginale du capital est un rendement escompt. Il dpend en grande partie de l'ide que l'on se fait de l'avenir. Car la dcision d'investissement va donner lieu la cration d'un quipement qui aura une longue dure de vie. Pendant cette dure de vie, beaucoup d'vnements peuvent survenir : inventions et techniques nouvelles, variations dans les salaires. Keynes le dit trs bien lui-mme : La production obtenue l'aide de l'quipement cr aujourd'hui devra pendant l'existence de celui-ci concurrencer la production qui sera obtenue l'aide d'quipe1. Sur le marginalisme, voir l'Introduction, note 1, p. 23. 2. Keynes, op. cit., p. 150. 316

ments crs plus tard, des poques o le cot du travail pourra tre moindre ' et la technique meilleure, pour la production issue desquelles on pourra se contenter d'un prix infrieur...2. Et de conclure abruptement : L'efficacit marginale actuelle du capital diminue dans la mesure o de tels vnements paraissent probables ou simplement possibles3. Ce sont des vrits de bon sens que Keynes nous rappelle ici, mais elles ont fait sensation l'poque parce qu'elles avaient t oublies par le modle de concurrence pure et parfaite de l'conomie classique anglaise, incapable, nous l'avons dit, de prendre en considration la fonction entrepreneuriale et l'incertitude, et donc la prise de risque. Si l'efficacit marginale du capital ainsi dfinie diminue au-dessous du taux d'intrt courant, alors l'investissement est en panne. Telle est du reste, pour Keynes, l'explication principale des crises. notre avis, crit-il sans ambages, ce n'est pas tant la hausse du taux de l'intrt que la chute soudaine de l'efficacit marginale du capital qui fournit l'explication la plus normale et souvent l'explication principale [des crises]4. Pour relancer l'conomie, faut-il abaisser les taux d'intrt au-dessous de l'efficacit marginale du capital? Ds lors, se contredisant une fois encore, Keynes va-t-il prconiser une politique de baisse des taux ? Pas forcment. II convient de noter, crit-il dans le chapitre consacr l'efficacit marginale du capital, que l'attente d'une diminution du taux de l'intrt abaisse5 la courbe de l'efficacit marginale du capital ; elle signifie en effet que la production obtenue l'aide de l'quipement cr aujourd'hui devra
1. ventualit qui a repris de l'actualit avec les possibilits de dlocalisation d'usines dans les pays bas salaires.
2. Keynes, op. cit., p. 155.

3. Ibid., p. 155.
4. Ibid., p. 313.

5. Italiques dans le texte. 317

concurrencer, pendant une partie de l'existence de cet quipement, la production qui sera obtenue l'aide d'un quipement auquel suffira une moindre rmunration '. Ainsi, des entrepreneurs qui ont t habitus ce que la banque centrale abaisse ses taux pour relancer la machine vont, en cas de crise, s'attendre une telle baisse et par consquent geler leurs investissements. Mme si elle russit une fois, une politique de baisse des taux, parce qu'elle aura t intgre dans les anticipations des investisseurs, n'aura plus d'efficacit2.
1. Keynes, op. cit., p. 156. 2. Il reviendra Robert Lucas, de l'universit de Chicago, prix Nobel de sciences conomiques en 1995, d'approfondir ce point pour formuler le thorme de l'inefficacit des politiques montaires ou budgtaires qui s'nonce ainsi : en prsence d'anticipations rationnelles et de flexibilit des prix et des salaires, les politiques anticipes du gouvernement ne peuvent modifier le produit ou l'emploi. Keynes a mis lui-mme les conomistes sur la piste de la propre ruine de son systme. Supposons par exemple que l'Etat augmente l'offre de monnaie. Si tous les acteurs du march font des anticipations rationnelles, ils sauront que cela n'affectera que le niveau des prix. Les prix s'ajustent instantanment, si bien que l'offre de monnaie relle {compte tenu de la hausse des prix) ne change pas. Les effets expansionnistes de l'accroissement de monnaie sont donc compltement annuls et la politique montaire n'a aucun effet rel. De mme une augmentation du dficit public est entirement compense par un accroissement de l'pargne prive, puisque les mnages anticipent que l'tat devra augmenter les impts dans le futur. L'hypothse des anticipations rationnelles, sur laquelle repose la thorie de Lucas, signifie tout simplement qu'en moyenne les agents conomiques prvoient correctement l'avenir, utilisant toute l'information disponible de manire suffisamment pertinente pour que leurs prvisions soient justes et agir au mieux de leurs intrts. Cela veut dire, non pas que chaque agent, pris individuellement, ne se trompe jamais, mais seulement que les agents pris dans leur ensemble ne se trompent pas systmatiquement. Autrement dit, les erreurs des uns sont en gnral corriges par les erreurs des autres. Un monde o l'on ferait l'hypothse que les gens se trompent systmatiquement serait encore plus loign de la ralit. Dans un tel monde, en effet, aucune action ne serait possible. L'hypothse d'anticipations rationnelles n'est rien d'autre, au fond, que 'extension aux anticipations de l'hypothse de rationalit des agents conomiques, dj voque dans l'introduction de l'ouvrage. Comme les agents en moyenne prvoient correctement l'avenir, ils vont aussi prvoir correctement les consquences des mesures prises par le gouvernement.

Comment comprendre que Keynes, par ailleurs, prconise de baisser les taux d'intrt ? C'est le propre du gnie prophtique d'tre contradictoire ! En fait, ce qui ressort du tableau que nous offre Keynes, c'est que les conditions d'un investissement sont rarement runies. Puisque l'incertitude abaisse l'efficacit marginale du capital alors mme qu'elle n'abaisse pas le taux d'intrt courant du march financier, il y a toutes chances dans un monde incertain pour que l'efficacit marginale du capital soit infrieure au taux d'intrt courant sur le march financier, et que par consquent l'investissement soit en panne. Or l'avenir est toujours incertain, pour ne pas dire de plus en plus incertain, et donc les entrepreneurs font normalement , si on le suit, la grve de l'investissement. C'est exactement ce que voulait montrer Keynes. Il souponne l'lite qu'il ctoie, laquelle socialement il appartient, de ne plus assumer son rle d'investisseur parce qu'elle ne veut plus prendre de risque. Et c'est pourquoi, cette lite dcadente, il veut substituer l'tat. Mais n'anticipons pas sur la conclusion de la Thorie gnrale. Pour le moment, Keynes en est encore parler d'ambiance plus ou moins propice l'investissement : L'tat de confiance, comme disent les hommes d'affaires, est une chose laquelle ils prtent toujours la plus inquite et la plus vigilante attention. Mais les conomistes ne l'ont pas analyse avec soin... '. Voil, entre parenthses, un discours qui a t entendu. Rtablir la confiance, aujourd'hui encore, est l'un des matres mots des hommes politiques. Keynes remarque aussi que les raisons que nous avons d'agir relvent davantage d'un optimisme spontan plutt que d'une prvision mathmatique comparant les avantages et les inconvnients. Nos dcisions de faire quelque chose sont pour la plupart prises sous la pousse d'un
1. Keynes, op. cit., p. 161.

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dynamisme naturel - d'un besoin spontan d'agir plutt que de ne rien faire . Si le dynamisme faiblit, et si par suite on est abandonn au ressort de la prvision mathmatique, l'entreprise s'vanouit et meurt . Aussi, lorsqu'on value les perspectives de l'investissement, faut-il tenir compte des nerfs et des humeurs, des digestions mme et des ractions au climat des personnes dont l'activit spontane les gouverne en grande partie ' . Ce genre d'observation a fait le succs de Keynes. On avait l'impression qu'il parlait de l'homme rel en chair et en os, et non du squelettique homo conomicus de la thorie classique. Mais en fait il ne faisait que retrouver des vrits ternelles, presque triviales, qu'avait touffes la thorie classique anglaise. Keynes distingue en fait deux types d'investisseur. Le premier est l'entrepreneur individuel, qui, selon lui, appartient plutt au pass. A cette poque, remarque-t-il dans un passage rest clbre, l'investissement dpendait d'un recrutement suffisant d'individus de temprament sanguin et d'esprit constructif qui s'embarquaient dans les affaires pour occuper leur existence sans chercher rellement s'appuyer sur un calcul prcis de profit escompt2 . Pour Keynes cette poque est rvolue o le mariage de l'entrepreneur avec son affaire tait irrvocable. Le deuxime type d'entrepreneur est n de la scission entre la proprit et la gestion du capital. Cette scission et l'extension prise par les marchs financiers ont boulevers les donnes. La Bourse rvalue tous les jours la valeur des entreprises, permettant chaque investisseur de rviser son jugement tout moment. C'est comme si un fermier, remarque Keynes, aprs avoir tapot son baromtre au repas du matin, pouvait dcider entre dix et onze heures de
1. Jbd., p. 173-174. 2. Ibid., p. 162.

retirer son capital de l'exploitation agricole, puis envisager plus tard dans la semaine de l'y investir nouveau. La critique de ce que l'on appelle la sphre financire ne date donc pas d'aujourd'hui. Tous ces conomistes qui ont l'air de dcouvrir le phnomne devraient relire Keynes dans le texte comme nous invitons le lecteur le faire ici. Ils y trouveraient encore ceci, qui dcrit assez bien les comportements financiers actuels : II serait absurde de crer une entreprise nouvelle un certain cot si l'on peut acqurir un cot moindre une entreprise existante du mme genre *. En fait, Keynes s'intressait davantage au financier qu' l'entrepreneur proprement dit. Comme tout le monde, il se servait de ce qu'il connaissait de premire main pour l'avoir vcu. Il fut, rptons-le, un grand professionnel de la Bourse. Il n'a jamais dirig une entreprise. Mais au moins avait-il une exprience concrte de la finance. Il y a un biais boursier dans sa pense. Pour expliquer le monde d'aujourd'hui, ce n'est pas forcment un handicap. Aussi bien, tout ce que cet esthte nous dit du jeu financier est-il prodigieusement intressant, comme nous allons le constater.

Cinquime pilier : la Bourse comme un miroir


Keynes remarque d'abord que, face l'incertitude, nous sommes ordinairement assez paresseux. Nous nous gardons bien de rinventer le monde chaque pas que nous faisons sur le chemin de la vie, de refaire tous nos calculs des avantages et inconvnients de telle ou telle action. Ainsi avons-nous recours une mthode qui repose, nous dit Keynes, sur une pure convention , pour reprendre ses propres ternies. Cette convention consiste essentiellement dans l'hypothse que l'tat actuel des affaires continuera
1. Keynes, op. cit., p. 163. 321

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indfiniment moins qu'on ait des raisons dfinies d'attendre un changement! . Et voil pourquoi les crises financires sont si violentes. Expliquons : forcment, un moment ou un autre, la convention en vigueur n'est plus valable. Et comme les jugements sont conventionnels, qu'ils manquent de racines profondes , ils ne rsistent pas au changement et subissent des revirements brutaux. Ds lors on voit mieux quel va tre le mtier des investisseurs professionnels et des spculateurs : La plupart d'entre eux se soucient beaucoup moins de faire long terme des prvisions serres du rendement escompt d'un investissement au cours de son existence entire que de deviner, peu de temps avant le grand public, les changements futurs de la base conventionnelle d'valuation. Bref, l'objectif inavou des professionnels de la Bourse est, prtend Keynes, de " voler le dpart ", comme disent si bien les sportifs, de piper le public, et de refiler la mauvaise couronne fausse ou dcrie . Keynes compare alors le jeu boursier un concours de beaut tel qu'on le pratiquait dans les journaux de l'poque. On ne rsiste pas au plaisir de citer longuement ce passage digne d'une anthologie :
La technique du placement peut tre compare ces concours organiss par les journaux o les participants ont choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix tant attribu celui dont les prfrences s'approchent le plus de la slection moyenne opre par l'ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu'il juge lui-mme les plus jolis, mais ceux qu'il estime les plus propres obtenir les suffrages des autres concurrents, lesquels examinent tous le problme sous le mme angle. Il ne s'agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu'il en peut juger, sont rellement les plus
1. Keynes, op. cit., p. 164.
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jolis ni mme ceux que l'opinion moyenne considrera rellement comme tels. Au troisime degr o nous sommes dj rendus, on emploie ses facults dcouvrir l'ide que l'opinion moyenne se fera l'avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu'au quatrime ou cinquime degr ou plus loin encore '.

Admirable ! Et juste. On comprend bien comment ce jeu de miroirs finit par devenir aveuglant. Toute mthode prdictive largement suivie par les oprateurs parat bonne prendre en compte puisqu'elle rduit les risques. Dans un tel jeu , mme une doctrine loufoque, comme l'influence sur les cours de Bourse des taches solaires ou du cycle lunaire, ou mme des signes astronomiques, perd de sa loufoquerie si elle est adopte par le plus grand nombre. Sur le march de l'argent comme sur celui des mes, la sorcellerie est efficace pour peu que l'on soit nombreux y croire. La Bourse est elle-mme son propre miroir comme Ta bien vu Keynes, et il arrive que ce miroir se brise. La thorie keynsienne de la finance est aussi une thorie des catastrophes pour reprendre l'expression du mathmaticien Ren Thom2. Keynes le confirme lui-mme la fin de son livre :
Puisque les marchs financiers organiss sont soumis l'influence d'acheteurs qui ignorent pour la plupart ce qu'ils achtent et de spculateurs qui s'intressent plus la prvision du prochain changement de l'opinion boursire qu' l'estimation rationnelle du rendement futur des biens capitaux, il est conforme leur nature que les cours baissent d'un mouvement soudain et mme catastrophique quand la dsillusion s'abat sur un march survalu et trop optimiste3.
1. Ibid., p. 168. 2. Ren Thom, Stabilit structurelle et morphognse, Paris, Dunod, 1984. 3. Keynes, op. cit., p. 313.
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En un mot comme en cent, l'efficacit marginale du capital est en fait gouverne par l'tat d'esprit capricieux et drgl des milieux d'affaires ! . L'objectif ne varie pas. Il s'agit pour Keynes de faire comprendre que l'investissement, dont dpend l'emploi de millions de gens, est chose trop srieuse pour tre confie seulement aux professionnels de la finance. Ne suffirait-il pas d'obliger ces derniers s'investir long terme dans les entreprises? Keynes envisage lui-mme l'ventualit de mariages irrvocables entre la finance et l'industrie, pour conclure aussitt qu'il n'y faut pas songer. Car, si la liquidit du march financier contrarie parfois l'investissement nouveau, en revanche elle le favorise le plus souvent , reconnat-il. Et d'expliquer que le fait que chaque investisseur individuel se flatte de la liquidit de sa position (ce qui ne saurait tre vrai de tous les investisseurs pris collectivement) calme ses nerfs et lui fait courir plus volontiers les risques2 . Keynes n'est pas un rvolutionnaire. Il veut seulement rformer le capitalisme de manire viter les quilibres de sous-emploi que, selon lui, le systme gnre s'il est laiss lui-mme. Ne dit-il pas mme qu'il suffirait de faire creuser des trous par des individus inemploys pour faire repartir la machine? C'est l'un de ses plus clbres paradoxes. Ce qui compte, c'est de sortir d'une manire ou d'une autre de la trappe liquidits, de remettre en mouvement l'argent qui s'y trouve enfoui, qui ne sert rien, qui est oisif, qui dort. Cet argent qui dort et qui ne rapporte rien, il faut nanmoins le dbusquer. Tant qu'il plat aux millionnaires, crit Keynes dans une de ses pages succulentes, de construire de superbes demeures pour loger leurs personnes pendant leur vie et des pyramides pour abriter leurs
1. Ibid.,p. 314.

dpouilles aprs leur mort, ou que regrettant leurs pchs, ils difient des cathdrales et dotent des monastres ou des missions trangres, l'poque laquelle l'abondance du capital s'oppose l'abondance de la production peut tre retarde. Creuser des trous au sol aux frais de l'pargne accrot non seulement l'emploi mais encore le revenu rel national en biens et services utiles. On pourrait se demander si nous ne sommes pas l au comble de l'absurde. Il y a bien une erreur quelque part. Encore faut-il la chercher.

Sixime pilier : l'illusion montaire


Keynes commence par nous rappeler les lois lmentaires de l'conomie. L'offre peut galer la demande seulement si le prix fluctue librement. Si le prix de n'importe quel produit est fix au-dessus du niveau auquel il s'tablirait spontanment, forcment une partie de l'offre ne trouve pas de dbouch. Si le prix est fix au-dessous, une partie de la demande ne pourra tre satisfaite '. Supposons maintenant que la trappe liquidits existe pour de bon. Cela signifie qu'une certaine quantit de monnaie va tre retire de la circulation. Keynes nous dit que les dtenteurs de ces liquidits vont s'abstenir d'acheter des titres de peur d'une remonte des taux et donc d'une baisse de valeur de ces titres. Fort bien ! Mais ces mmes dtenteurs s'abstiennent aussi d'acheter des biens. En cas de flexibilit des prix, le prix de ces biens va diminuer, et il n'y a aucune raison a priori de penser que la production ne trouvera pas de dbouchs en cas de baisse libre des prix. Objection de Keynes : les prix ne sont pas aussi flexibles dans la ralit, et surtout il y a un prix particulier qui, lui, est tout
1. Ibid., p. 50-51.

2. Ibid., p. 172. 324

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fait rigide, c'est le prix du travail, c'est--dire le salaire. Par consquent, les firmes qui accepteraient de baisser leur prix, bientt ne pourraient plus payer leurs salaris et tomberaient en faillite, en mettant leurs employs au chmage. N'est-ce pas ce que nous observons souvent lors de ces fermetures d'usines qui dfraient la chronique? Pour y voir plus clair, Keynes distingue le salaire rel du salaire nominal. Le salaire rel, c'est le salaire nominal dfalqu de la hausse des prix. Or, remarque-t-il, l'exprience courante enseigne indiscutablement qu'une situation o la main-d'uvre signe et excute des contrats de travail dans une certaine limite en fonction de salaires nominaux plutt qu'en salaires rels n'est pas une simple possibilit, mais le cas normal. Alors que la main-d'uvre rsiste ordinairement la baisse des salaires nominaux, observe-t-il, il n'est pas dans ses habitudes de rduire son travail chaque hausse des prix des biens de consommation ouvrire }. Les salaris sont donc victimes de ce que les conomistes appellent l' illusion montaire. Attitude illogique? En tout cas, rpond Keynes, logique ou illogique, l'exprience prouve que telle est en fait l'attitude de la main-d'uvre2. L'illusion montaire des salaris est en effet essentielle sa dmonstration. Car Keynes reste trs classique dans les relations qu'il tablit entre salaire et chmage.
Dans un tat donn de l'organisation, de l'quipement, et de la technique, il y a une relation biunivoque entre le salaire rel et le volume de la production (et par suite de l'emploi), de telle sorte qu'un accroissement de l'emploi ne peut, en gnral, se produire sans tre accompagn d'une diminution des salaires rels3.
1. Ibid., p. 34.

2. Ibid., p. 35. 3. Ibid., p. 42.

Et d'ajouter immdiatement : Nous ne contestons pas cette loi primordiale, qu' juste titre les conomistes classiques ont dclare inattaquable. Et d'insister : Par consquent, si l'emploi augmente, il faut en rgle gnrale que dans la courte priode la rmunration de l'unit de travail exprime en biens de consommation ouvrire diminue et que les profits augmentent. Vous avez bien lu. Ce Keynes qui deviendra le saint patron de la gauche sociale-dmocrate finit par dire, au terme de tout un raisonnement, que pour que l'emploi s'accroisse, il faut que les profits augmentent et que les salaires - en termes rels - diminuent. S'il y a imposture keynsienne, elle est donc parfois moins le fait de Keynes, qui annonait clairement la couleur, que de ses disciples. partir de l, la solution du problme du chmage s'impose d'elle-mme. Puisque les salaires nominaux sont rigides la baisse, mais pas les salaires rels, et que la baisse des salaires rels est indispensable au retour du plein emploi, il faut et il suffit de faire monter les prix pour qu'on obtienne le rsultat recherch : le salaire nominal restant constant, on aura russi diminuer les salaires rels, et donc, par l mme, on permettra aux patrons d'embaucher davantage. Bref, la solution du problme, c'est l'inflation. Question : que se passe-t-il si les salaris cessent de s'aveugler sur la valeur de la monnaie avec laquelle on les paie ? La ruse n'est-elle pas trop grossire pour ne pas tre vente rapidement? N'a-t-elle pas t djoue par l'indexation des salaires ? Justement, la dsindexation des salaires a t impose en France par un gouvernement de gauche, celui de Pierre Brgovoy, dj nomm. Est-ce que les salaris ou leurs reprsentants syndicaux n'ont pas appris surveiller l'indice des prix? On comprend qu'une partie de la gauche ait pu tre trouble et se soit sentie floue.
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Si l'on suit Keynes, l'illusion montaire n'est pas propre la classe ouvrire. Les hommes d'affaires en sont victimes eux aussi :
La perspective d'une baisse de la valeur de la monnaie [c'est--dire d'une hausse des prix] stimule l'investissement et par suite, en rgle gnrale, l'emploi, parce qu'il lve la courbe de l'efficacit marginale du capital; la perspective d'une hausse de la valeur de la monnaie fc'est--dire d'une baisse des prix] produit au contraire un effet dprimant, parce qu'elle abaisse la courbe de l'efficacit marginale du capitall.

tour un jour dans la rue pour dfendre leur pouvoir d'achat; et surtout que leur poids lectoral, celui des retraits en particulier, pserait de plus en plus lourd.

Septime pilier : la socialisation de l'investissement


Pour sortir du sous-emploi dans lequel le capitalisme aurait une tendance congnitale s'installer, Keynes ne se contente pas en fait de prner l'inflation. Il faut aussi que l'Etat prenne en charge une partie de la fonction d'investissement. L encore, il dit les choses noir sur blanc : Une assez large socialisation de l'investissement s'avrera le seul moyen d'assurer approximativement le plein emploi '. Attention : il ne s'agit pas d'instaurer un socialisme d'tat embrassant la majeure partie de la vie conomique de la communaut . Et faisant clairement allusion la doctrine marxiste, il ajoute : Ce n'est pas la proprit des moyens de production dont il importe que l'tat se charge2. Keynes est ainsi l'un des inventeurs de l'conomie mixte, qui mlange conomie publique et conomie prive3. C'est un rformiste, non un rvolutionnaire. Tout de mme, son tatisme dborde la fonction d'investissement. En ce qui concerne la propension consommer, prescrit-il, l'tat sera conduit exercer sur elle une influence directrice par sa politique fiscale, par la dtermination des taux d'intrt, et peut-tre aussi par d'autres moyens4. Cette phrase parat un peu compli1. Ibid., p. 371. 2. Ibid. 3. On se souvient que Franois Mitterrand, quand il tait prsident de la Rpublique, s'tait dclar fervent partisan de l' conomie mixte . Les Franais qui ont la mmoire courte ne se souviennent pas que cette expression avait cours Vichy entre 1940 et 1944... 4. Keynes, op. cit., p. 371.

Ces pures ptitions de principe vont former l'un des dogmes du xxe sicle, selon lequel l'inflation serait propice, et la dflation nfaste, l'investissement. L'inflation prsente un avantage supplmentaire aux yeux de Keynes, celui de programmer la disparition des rentiers2 , ainsi que le poids excessif de maintes catgories de dettes3 . L'expression clbre ne vient qu'en fin de l'ouvrage o Keynes appelle de ses vux l'euthanasie du rentier, et par suite la disparition du pouvoir oppressif traditionnel qu'a le capitalisme d'exploiter la valeur confre au capital par sa raret . Et notre bon docteur de prciser :
Le grand avantage de l'volution que nous prconisons, c'est que l'euthanasie du rentier et du capitaliste oisif n'aura rien de soudain, qu'elle n'exigera aucun bouleversement, tant simplement la continuation par tapes, mais longuement poursuivie, de ce que nous avons connu rcemment en Grande-Bretagne 4.

Notre prophte n'avait sans doute pas prvu que les rentiers et autres capitalistes oisifs descendraient leur
2. Ibid., p. 228. 3. Ibid., p. 272. 4. Ibid. Ces lignes ont t crites, rappelons-le, en 1935. 328
1. Ibid., p. 155.

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que, mais l'ide qu'elle exprime est trs simple et conforme tout ce que nous avons appris de Keynes. La propension consommer des basses classes tant plus leve que celle des classes aises, et ces dernires ayant tendance laisser dormir leur pargne, un sr moyen de sortir du sous-emploi des forces productives est de redistribuer l'argent des classes aises en direction des classes pauvres. Par la fiscalit. Et par l'abaissement des taux d'intrt qui diminuera le cot des crdits la consommation. Toutes ces politiques ont un immense avantage : elles sont populaires. Encore une fois, il ne s'agit pas pour Keynes seulement de sauver le capitalisme de sa propre destruction s'il est laiss lui-mme. C'est une ide encore aujourd'hui trs rpandue. Le capitalisme serait une espce d'animal sauvage que l'tat serait charg de domestiquer pour en tirer le maximum d'avantages pour tout le monde. Sinon, le fauve serait bien capable de se dvorer lui-mme et nous avec ! Pour assumer sa tche de dompteur, l'tat doit agrandir le primtre d'action de son fouet , c'est--dire de ses moyens d'action. Keynes ne dit pas autre chose quand il crit : L'largissement des fonctions de l'tat... nous apparat comme le seul moyen possible d'viter une complte destruction des institutions conomiques actuelles et comme la condition d'un fructueux exercice de l'initiative individuelle ]. II y a un inconvnient : le primtre de l'tat a tellement grandi qu'on ne peut plus gure l'largir, sauf empcher compltement ce qui reste du fructueux exercice de l'initiative individuelle . Et il est donc reconnu ncessaire aujourd'hui, mme par les sociaux-dmocrates, de rtrcir le domaine tatique. Bref les dernires considrations de Keynes condamnent par elles-mmes le keynsianisme soixante ans plus tard ! vrai dire, Keynes s'en
1. Ibid., p. 373. 330

fichait bien. Ce qui l'intressait, c'tait de tirer d'affaire le capitalisme hic et nunc. long terme, avait-il coutume de dire dans un autre de ses clbres aphorismes, nous serons tous morts. En quoi on ne peut lui donner tort. La considration du long terme est d'ailleurs encore aujourd'hui le grand argument des partisans des interventions tatiques. On postule que l'tat est cens tre capable de corriger la myopie du march. Comme si les hommes politiques voyaient plus loin que les hommes d'affaires. Or, ils sont d'abord proccups de leur lection ou de leur rlection. Cela ne les incite pas porter leur regard sur des horizons lointains. Aprs moi le dluge est une formule que Ton attribue un roi de France, non au propritaire d'une entreprise. Bref, l'imposture des keynsiens les met aujourd'hui dans une posture fort dlicate. D'autant qu'il est maintenant statistiquement dmontr pour autant que l'on puisse dmontrer quelque chose en conomie - que l'inflation n'avait servi rien pour diminuer le chmage, qu'au contraire, long terme, elle avait plutt aggrav le sous-emploil. Comme l'intervention de la puissance publique, dans ces conditions, est difficile manier, on se rattrape sur le ncessaire encadrement de l'conomie de march par une rgulation tatique - version soft du domptage la Keynes. N'est-ce pas ce que voulait indiquer l'ancien Premier ministre Lionel Jospin quand, en 1999, l'Universit d't du Parti socialiste de La Rochelle, il lana ce slogan qui devait tre repris dans sa campagne pour l'lection prsidentielle : Les socialistes sont pour une conomie de march, mais contre une socit de march ? Ce qui lui valut bien des incomprhensions, dont tmoigne cette
1. Littrature abondante. Citons, entre autres, les conomistes amricains K. Banaian, L. Laney et T. Willett, dans YEconomic Review de mars 1983, qui ont ouvert le feu sur ce sujet. 331

rflexion d'un socialiste de la base neuf mois aprs la dfaite du 21 avril 2002 : Je ne comprends pas qu'il ait distingu dans sa campagne la socit de march de l'conomie de march. Pour moi, l'une conduit l'autre et vice versa *. Parfois, la vrit sort de la bouche d'un militant.

17. Law, Colbert, Lnine, Concorde... mme combat Du ftichisme en conomie

Monsieur Du Tt est un trange personnage de l'histoire conomique. D'abord, on ne lui connat pas de prnom. Dans le Dictionnaire de l'conomie politique, de Coquelin et Guillaumin, Eugne Daire notait au sujet de cet crivain savant et laborieux : Nous en sommes ignorer mme l'poque de sa naissance, celle de sa mort, et jusqu'au nom de la province franaise qui lui donna le jour '. Selon son titre officiel, il tait sous-trsorier de la Banque royale durant l'anne 1720. En fait, tienne Bourgeois, le trsorier en titre de la banque, dont le nom apparaissait sur les billets, abandonnait toutes les charges quotidiennes Du Tt. Aussi ce dernier tait-il fort bien plac pour connatre les arcanes du Systme invent et fond par le clbre John Law - une erreur grossire qui se terminera par la faillite la plus retentissante de l'Ancien Rgime, dgotant pour un sicle les Franais de tout ce qui ressemblait de prs ou de loin du papier de banque. Il faudra attendre Napolon Bonaparte pour qu'un tablissement ose inscrire son fronton le nom mme de banque - et ce sera la Banque de France, autre cas qui mrite examen.
1. Coquelin et Guillaumin, Dictionnaire de l'conomie politique, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1873, t. I, p. 628.

1. Rapport dans Libration, 16 dcembre 2002, p. 3.

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Comme beaucoup de ses contemporains, Du Tt tait fascin par Law. Heureusement pour nous, cette fascination le conduisit rassembler et mettre en ordre un large ventail de matriaux qui font aujourd'hui le bonheur des historiens. Nous lui devons en particulier ce portrait de Law qui claire singulirement la logique du personnage.
M. Law gentilhomme cossois etoit en France ou il etoit venu avec deux millions de livres en monnoie forte selon les uns, selon les autres avec dix huit seize cent mille livres ; il etoit une belle figure, et avoit des manires douces et nobles, il avoit voyag dans tous les tats de l'Europe, a dessein d'en connotre les diffrons gouvernemens. Il avait mdit long-temps sur les causes qui avoient tant augment les revenus des Hollandois et des Anglois, en comparaison du revenu des autres nations. Il avoit reconnu que la manire d'admininistrer les finances determinoit la puissance ou la foiblesse d'un tat, le bonheur ou le malheur des peuples. Que l'augmentation prodigieuse du revenu des Hollandois et des Anglois venoit de celle de leur commerce, et que les principaux moyens de cette augmentation etoient l'tablissement de leurs banques et de leurs compagnies de commerce. Il avoit tudi attentivement les reglemens et la mechanique de ces etablissemens, il comprit qu'on pouvoit les tablir en France en moins de temps qu'ailleurs, et dans une plus grande perfection, parce que toute l'autorit y est runie en la personne du Roy, au lieu que dans les republiques, les bonnes choses, quelques avantageuses qu'elles soient, sont trs long-temps a s'y tablir, parce qu'il y a autant d'obstacles a surmonter, que de personnes a persuader, non seulement contre leurs anciens prjugez, mais quelques fois encore contre leurs intrts particuliers !.

Physiquement, le portrait du gentilhomme cossais que tire Du Tt devait tre assez ressemblant. L' aventurier honnte homme , comme on appelait Law, tait en
1. Du Tt, Histoire du Systme de John Law (1716-1720), publication intgrale du manuscrit indit de Poitiers tablie et introduite par Antoine E. Murphy, Institut national d'tudes dmographiques, 2000.
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effet merveilleusement beau et bien fait, chri des dames et charmeur de la cour de France l. Le plus curieux est qu'il continue sduire certains de nos contemporains. Dans sa trs srieuse Histoire de l'analyse conomique (Gallimard, p. 411), Joseph Schumpeter le place au premier rang des thoriciens de la monnaie de tous les temps . Edgar Faure, cacique des IVe et Ve Rpubliques, a consacr un pais ouvrage2 son gnie prkeynsien (sic). L'cossais aurait surtout eu le tort d'arriver trois sicles trop tt : les esprits de son temps n'taient pas mrs pour apprcier les vertus de la monnaie inconvertible. En fait, il ne mrite pas tant d'indulgence. En 1695, condamn mort pour avoir tu en duel l'un de ses rivaux auprs d'une certaine Mrs Lawrence, John Law s'vade de la Tour de Londres et gagne la Hollande. Il commence alors un long tour d'Europe, frquentant assidment les tables de jeu o ses connaissances en arithmtiques lui permettent de gagner plus souvent qu' son tour. De retour au pays, il rdige son premier ouvrage, assez court, intitul : Money and Trade Considered with a Proposai for Supplying th Nation with Money, qu'il publie Edimbourg en 17053. L'axiome de base de cet essai est dduit de l'observation qu'il a pu faire des miracles conomiques hollandais. C'est ici que les dtails donns par Du Tt sont encore plus intressants. On voit bien que Law a compris toute la richesse que Hollandais et Anglais ont tire du commerce. Mais il remonte plus loin dans la chane de causalit. Pour lui, la premire raison de cette bonne fortune est l'tablissement de banques et de compagnies de commerce. Il
1. La Trs Curieuse Vie de Law, par Georges Oudard, Paris, Pion, 1927. 2. La Banqueroute de Law, par Edgar Faure, Paris, Gallimard, 1977, 3. La version franaise de Money and Trade, avec d'autres textes de Law, a t reprise dans l'dition Guillaumin des conomistes-financiers du xvuf sicle, sous le titre Considrations sur le numraire et le commerce (Paris, 1843). 335

sufft de transposer cette mechanique dans un pays comme la France pour obtenir les mmes rsultats. Le ftiche ' bancaire sera d'autant plus facile installer en France que ce pays est soumis une sorte de dictature royale capable d'imposer ses vues contre les prjugs anciens et les intrts particuliers. Law inaugure une longue ligne d'experts qui imaginent que Ton peut appliquer les instruments ns d'une conomie de march dans un autre contexte pour obtenir les mmes rsultats. Ou encore que Ton peut profiter de la mechanique de l'conomie de march sans se soumettre aux rgles de la socit marchande (libert des changes, respect des droits de proprit). Comme si l'on pouvait sparer les deux. Chez Law, le ftichisme bancaire se double d'un ftichisme montaire. La prosprit clatante des Pays-Bas s'est accompagne d'abondance montaire et de bas taux d'intrt. Inversant l'ordre de causalit, Law en dduit que l'abondance de monnaie dtermine la prosprit de l'conomie. Or, cette abondance est empche, selon lui, par la nature mtallique des espces montaires. Il faut donc remplacer l'or ou l'argent par du papier, beaucoup plus lger et commode transporter. Cette substitution est d'autant plus aise que la valeur de la monnaie rsulte, pour Law, bon disciple de Platon et d'Aristote, d'une pure convention, comme les poids et mesures dont l'tat a la charge. Une fois installe, cette monnaie de papier pourra tre multiplie autant qu'on voudra en fonction des besoins de l'conomie. Mais il faut une banque pour mettre cette monnaie. Quelle banque? L'ide du papier remplaant l'or, en vrit, n'tait pas nouvelle. Elle avait t mise en pratique par la Banque de Sude ds sa cration en 1650 et par la Banque d'Angleterre en 1694. Mais ce papier tait accept parce qu'il tait
1. Le ftiche peut tre dfini comme un objet vnr comme une idole. 336

gag sur l'or. L'innovation radicale qu'introduit Law dans son Essai est de sparer le papier-monnaie de l'or. S'agit-il d'une rvolte contre son pre qui avait t orfvre? Law, comme Keynes plus tard, prouve une vritable phobie du mtal jaune. Mais s'il veut le dmontiser, il doit trouver un autre garant pour son papier-monnaie. Dans Money and Trade, il imagine que la nouvelle monnaie pourrait tre gage sur la terre qui prsente, selon lui, les vertus symtriques des vices dont l'or est afflig. La terre, estime-t-il, est disponible en quantits pratiquement illimites. Elle possde une valeur propre qui chappe aux dcisions arbitraires de l'tat. Elle produit un revenu. Par consquent, en conclut-il, on est assur que son prix augmentera rgulirement. Les erreurs de raisonnement sautent aux yeux. Si l'tat fausse les pices de monnaie, c'est--dire s'il triche sur leur poids en mtal et sur le titre de ce mtal, c'est l'tat qu'il faut le reprocher, non au mtal. L'tat peut d'ailleurs aussi bien modifier la valeur des terres en manipulant les prix agricoles. Surtout, gager le bien le plus liquide (la monnaie) sur celui qui est le moins liquide et le plus immobile (la terre), ne peut que conduire des dconvenues. D'autre part, Law mconnaissait que justement cause de sa parfaite liquidit, la monnaie, qu'elle ft en or ou en papier, ne pouvait pas rapporter de revenu. Enfin, il ignorait ou voulait ignorer que le bas niveau des taux d'intrt aux Pays-Bas, qui frappait si fort les imaginations l'poque, tait due d'abord la stabilit d'une monnaie strictement gage sur l'or et au respect des droits de proprit et des intrts particuliers des citoyens de ces Rpubliques hollandaises qu'il trouvait si difficiles gouverner - et pour cause ! Aussi bien le Parlement cossais, qui, le 10 juillet 1705, examina la proposition de Law d'approvisionner la nation en monnaie par un papier-monnaie , rendit son
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avis au bout de dix-sept jours : II a t dcid que la mise en vigueur obligatoire d'un papier dcide par un acte du Parlement ne convenait pas cette nation. Elle ne convenait pas non plus la France, quand elle tait encore gouverne par Louis XIV. En effet, dpit de son chec en Ecosse, Law reprit son bton de plerin-expert et essaya une premire fois de vendre son projet au vieux roi, qui ne voulut pas en entendre parler. Ce n'est qu'aprs la mort de Louis XIV en 1715 qu'il trouva une oreille complaisante chez Philippe d'Orlans auprs duquel il sut s'introduire. Philippe assurait la Rgence, Louis XV n'tant encore qu'un enfant de cinq ans. Les deux hommes taient faits pour s'entendre et s'aventurer ensemble dans la plus folle des spculations que la France ait connue jusque-l. C'est que le Rgent se trouve alors confront une pnurie de liquidits (l'or et l'argent se font rares) et l'insolvabilit d'un Trsor incapable de payer ne serait-ce que les intrts de sa dette. La France sort en ruine du rgne du Roi-Soleil. Philippe est merveill par les miracles que lui promet son compre, et il le laisse installer son Systme . Ainsi appelait-on, pour lui donner encore plus de mystre et de sduction, un stratagme double fond : pour rsoudre la crise montaire, Law fait imprimer du papier-monnaie par une banque cre de toutes pices, qui devient Banque royale et o le Rgent peut puiser pleines mains pour satisfaire ses menus plaisirs . Quant la crise financire, Law la rsout en convertissant la dette publique en actions de la Compagnie d'Occident qui rgne sur la mirifique Louisiane - un territoire grand l'poque comme huit fois la France. cette compagnie seront bientt jointes la ferme des tabacs, puis les Fermes gnrales des impts. Les revenus paraissent assurs. 338

Lance 160 livres en 1717, l'action dtenue par les Mississippiens (du nom du grand fleuve qui traverse la Louisiane) monte jusqu' 10 000 livres dans la seconde semaine de janvier 1720. Le Rgent est le premier s'enrichir grce cette extraordinaire flambe. C'est ce moment-l qu'il achte le diamant qui portera son nom, Le Rgent , et qui brille encore aujourd'hui de tous ses feux au muse du Louvre. Le bijou tait parvenu jusqu'en Angleterre, cach dans le fondement d'un employ du Grand Mongol, mais le roi britannique, qui ne disposait pas des facilits montaires de Philippe d'Orlans, l'avait trouv trop cher. Des fortunes immenses sont amasses alors en quelques semaines. Les Grands du royaume ne sont pas les derniers en croquer. II tenait, par son papier, un robinet de finances qu'il laissait couler propos sur qui le pouvait soutenir. Monsieur le duc d'Orlans et Madame la duchesse, Lassay, Mme de Verrue, y avaient puis force millions, et en tiraient encore. L'abb Dubois en prenait discrtion. C'taient de grands appuis, outre le got de M. le duc d'Orlans qui ne s'en pouvait dprendre , remarque Saint-Simon. Un autre Grand du royaume, le duc de Bourbon, qui prendra la tte du gouvernement la mort du Rgent, s'est lui aussi considrablement enrichi grce au Systme . Il restera un alli de Law jusqu' sa dconfiture, mettant sa disposition l'quipage de sa matresse, Mme de Prie, afin qu'il puisse quitter le royaume sans encombre. Ce grand seigneur ira jusqu' crire au banni deux lettres o il lui exprime de vifs sentiments d'amiti. Dans la premire :
Je ne puis assez vous dire le chagrin que me cause votre dpart. Je compte que vous n'en doutez pas et que vous tes bien sre que nous ne vous abandonnerons jamais. Je ne consentiray jamais qu'on attaque votre libert ny vos biens. 339

Dans la seconde, crite deux jours plus tard :


J'ay charg Sarrobert gentilhomme moy de vous suyvre avec un de mes gardes jusqu' ce que vous soys hors du Royaume [...] Faites diligence, car je ne seray content que lors que je vous sauray hors du Royaume. [...] J'attendray avec une patience infinie la nouvelle que vous tes hors de nos ingrates terres. Donnez moy souvent de vos nouvelles, et n'oublis pas de me mander de quel livre je me serviray si je suis oblig vous crire en chiffre, car c'est la seule manire indchiffrable.

Ces lettres mritaient d'tre cites pour rappeler que lorsqu'une erreur conomique est commise prs du sommet de l'tat, elle est mise gnralement profit par des grands personnages, parfois avec une sorte d'ingnuit, comme si l'argent public leur appartenait... Paris n'est pas seul happ par ce qu'on appellerait aujourd'hui une bulle financire. La province dbarque Paris, mais aussi l'tranger pour participer la furie. C'est rue Quincampoix que se trafiquent tous ces papiers (billets de la Banque royale, actions du Mississippi, et d'autres encore) les uns contre les autres. Dans la foule qui s'agglutine, des bossus prtent leur dos comme critoire. Laquais, bourgeois, nobles, malfrats et prostitues se mlangent dans une sorte de farandole financire. II vient tous les jours des gens de tous les coins de l'Europe, de toutes sortes de nations, crit Madame (la sur du roi). Depuis un mois, il y a trois cent cinq mille mes de plus Paris. On a t oblig de faire des logements dans les greniers et dans les magasins. Paris est si rempli de carrosses, qu'on ne peut passer dans une seule rue sans embarras et sans blesser ou tuer quelqu'un. Le mot de millionnaire apparat pour la premire fois. L'un des compres de Law, Joseph Edward Gage, se croit assez riche pour acheter le royaume de Pologne. Un autre fera vraiment fortune, et deviendra, lui, multimillionnaire,
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Richard Cantillon. C'est l'un des meilleurs conomistes de langue franaise. Comme toujours dans ces cas-l, des malins bien placs cherchent raliser leur bnfice, entranant l'effondrement de la cote. Et comme toujours, ces malins sont proches du pouvoir. Un beau matin de fvrier 1720, le prince de Conti, arrire-petit-fls du vainqueur de Rocroi, se prsenta devant les guichets de la rue Vivienne, avec les trois fourgons ncessaires au remboursement en espces sonnantes et trbuchantes de 14 millions de livres en papier. Sans doute tait-il parmi les premiers informs que, pour soutenir le cours, la compagnie rachetait ses propres actions depuis le 5 octobre 1719. Pire : dans les derniers mois de la mme anne, la compagnie prtait aux actionnaires 2 500 livres par action de 500 livres au taux de 2 % s'ils se portaient acqureurs de nouveaux papiers. Pourtant ce qui mit le feu aux poudres, c'est le geste de fureur d'une harengre pitinant dans la boue des Halles un billet de dix livres que la banque refusait de lui changer en espces mtalliques, parce qu'elle voulait garder son or ! En quelques semaines, le Systme s'effondra. L'tonnant est qu'il ait survcu lui-mme encore quelques mois jusqu' la fuite de Law le 14 dcembre 1720 dans les conditions privilgies que l'on sait. Il est difficile d'abandonner les illusions de la facilit montaire. L'croulement du systme s'est fait en trois temps. D'abord (janvier-fvrier 1720), Law essaye d'empcher la conversion des actions en ces espces mtalliques qu'il avait voulu bannir du circuit des changes. Un arrt est pris pour limiter non seulement la dtention et l'usage de ces espces, mais aussi la production d'objets d'or et d'argent, et mme le port des diamants et des bijoux prcieux. Les transferts de fonds l'tranger sont, bien sr, interdits. Tous les paiements au-dessus de 100 livres doivent tre effectus en billets de banque. C'tait instau341

rer un rgime du cours lgal et forc - une nouveaut pour l'poque, une banalit aujourd'hui. Le public tourne la rglementation : dlaissant les bijoux, il se reporte sur les objets d'art en or et en argent. Nouvelle riposte des autorits : les joailliers ne doivent ni fabriquer, ni exposer, ni vendre un objet en or d'un poids suprieur une once. Les objets religieux n'tant pas soumis l'interdit, on se rue donc sur crucifix, calices, patnes, anneaux pisco-paux. l'abb de Breteuil qui porte des bagues ses dix doigts, le Rgent demande s'il connat l'arrt de dfense. L'abb rpond qu'il avait bien not que les ornements d'glise en taient excepts, et que l'on ne pouvait nier qu'il en tait - lui - un des principaux ornements . Il fallut prendre un nouvel arrt fixant 500 livres la valeur des objets de culte dont pourrait disposer chaque ecclsiastique. Les contrevenants risquaient la confiscation de l'ensemble des matires prcieuses trouves en leur possession. Leurs dnonciateurs taient largement rcompenss. Ensuite, en mars 1720, la confiance n'tant toujours pas revenue, on fixe le prix des actions de la Compagnie 9 000 livres, un bureau de conversion tant institu pour assurer l'change des actions contre des billets ce prix. Ce qui entrane videmment un branle acclr de la planche billets : entre le 5 mars et le 21 mai, la masse de papier-monnaie passe de 1,1 milliard 2,7 milliards de livres. Enfin, le 21 mai 1720, pour mettre un terme cette folie montaire, un arrt rduit de moiti la valeur du billet et de cinq neuvimes celle des actions. Le systme se dvalorise de lui-mme dans l'improvisation. En juin des scnes d'meute se droulent aux guichets de la Banque. Il y aura des morts par touffement. Les erreurs conomiques se terminent parfois de manire sanglante. Mais on n'avait encore rien vu dans ce domaine. Quand le ftichisme devient proprement indus342

triel, le nombre de victimes peut tre beaucoup plus grand. On en trouvera un exemple ds les dbuts de la Russie sovitique, qui ne fait ici, comme on va le voir, que continuer sur la lance des errances du tsarisme en conomie, lesquelles se prolongent jusque dans la Russie d'aujourd'hui. Fin dcembre 1920, Lnine prononce, devant le congrs des Soviets, cette phrase en forme d'quation qui restera grave dans les mmoires : Le communisme, c'est les soviets plus l'lectrification de tout le pays. Deux mois plus tard sera mis en place le Goelro (Gosudarstvennaja Kommissija po elektrifikacii Rossii), la Commission d'tat pour l'lectrification de la Russie. Mais il faudra attendre deux ans pour que dbute la construction des centrales lectriques sur le Volkhov, Balakhma et Chatoura. Le contexte est dramatique. La Russie n'est pas encore sortie du chaos o l'ont plonge la Premire Guerre mondiale, la chute du tsarisme, et la guerre civile qui s'est ensuivie. Aprs six ans de massacres gigantesques, le pays est encore ravag par le cholra, le typhus, la disette, voire la famine. Des millions d'enfants abandonns tranent sur les routes. La rgression conomique est proprement inoue : la fin de l'anne 1920, la production industrielle est descendue environ 12 % de celle de 1913; celles du fer et de la fonte sont encore plus dprimes : 2,5 % du niveau de 1913. Le commerce extrieur a compltement disparu. Le rendement des cultures est infrieur de plus de moiti celui d'avant-guerre. La mise en place en fvrier 1920 d'une administration centrale du Plan, le Gosplan appel devenir clbre, et la nationalisation de la quasitotalit des entreprises sont restes l'une et l'autre, pour l'essentiel, des mesures sur le papier. Les bolcheviks sont plongs dans une situation qui les force dvier du principe de la souverainet des conseils
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(les soviets ) dont ils s'taient jusqu'alors inspirs. Trs vite est apparu le risque mortel que faisait courir au nouveau rgime la parcellisation de la Russie en une foule de petites, voire de minuscules communes indpendantes. Pour des raisons tactiques, Lnine avait paru choisir l' auto-administration rvolutionnaire et une dcentralisation trs tendue du pouvoir d'tat; en fait, il n'avait en rien renonc son ide de base selon laquelle seul le centralisme proltarien permettrait d'difier une socit socialiste. Un discours de Trotski - prononc le 18 mars -et auquel il a donn ce titre loquent : Le travail, la discipline et l'ordre sauveront la Rpublique socialiste sovitique avait dj donn le signal de la fin de la souverainet directe des conseils, destine s'effacer devant l'autorit coercitive du pouvoir central et la dictature du Parti. Dcembre 1920 marque aussi la victoire dfinitive des Sovitiques dans la guerre civile. Les Blancs avaient commis une faute politique qui leur fut fatale. Ils avaient aboli les dcrets d'Octobre qui donnaient la terre aux paysans, s'alinant ainsi les masses rurales, un moment o, pourtant, celles-ci taient mal disposes vis--vis du rgime bolchevique qui pratiquait une politique trs impopulaire de rquisitions. Pendant le conflit, les effectifs du Parti avaient normment gonfl, passant de 200000 environ (fin 1917) 750000 membres (mars 1921), dont forcment beaucoup d'opportunistes. Dans ce contexte, l'quation de Lnine (communisme = soviet + lectricit) a quelque chose de magique en mme temps qu'elle peut passer pour une dmonstration de pragmatisme bien venu, de ralisme tendance cynique. On ne renonce pas aux soviets, mais on y ajoute l'lectricit, l'poque le ne plus ultra de la technique invente et utilise par les socits capitalistes, et tout ira bien. Nanmoins, si l'on replace la formule dans l'histoire
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conomique russe depuis Pierre le Grand (1672-1725), elle prend un tout autre aspect. Aux xviie, xvine et xixe sicles, les dirigeants russes taient tous prts reconnatre la perfection industrielle de l'organisation allemande, de la flotte anglaise ou de la toile de Hollande, mais aucun d'entre eux n'aurait eu l'ide d'emprunter des trangers leur systme conomique, leur rgime politique ou encore leur religion. Les Russes non seulement ne voyaient aucun signe de retard dans leurs institutions, mais encore taient-ils convaincus de leur supriorit. Dans cette configuration, le retard, si retard il y avait, ne pouvait tre que secondaire, de caractre technique. En important toutes sortes de machines trangres, il tait possible de le rattraper sans toucher au reste. La technique industrielle tait ainsi considre comme une sorte de ftiche dont il suffisait de disposer. La Russie bolchevique, certes, rompt sur beaucoup de points avec le tsarisme, mais la formule de Lnine assure une certaine continuit dans l'erreur Elle rsume parfaitement - et c'est sans doute une des explications de son succs - les deux composantes du bolchevisme. La premire, instrumentale, est la civilisation matrielle sur le mode occidental, personnifie ici par l'lectricit. Elle rpond l'impatience russe, qui est toujours l, devant le retard conomique sur l'Occident, devenu abyssal aprs la rvolution. La seconde composante est l'utopie galisatrice des soviets, qui se veut antibourgeoise, anti-individualiste, anti-occidentale. Mais l aussi se manifeste une certaine continuit, car ces valeurs sont hrites plus ou moins consciemment de la Russie traditionnelle, telle que l'avait glorifie l'intelligentsia sous le rgne des tsars. La combinaison de ces deux composantes est rendue possible par une sorte d'opration mathmatique qu'exprim l'addition de Lnine. Un Sergue loulevitch Witte, Premier ministre de Nicolas II, aurait pu y souscrire et l'appliquer 345

au rgime tsariste, lui qui crit dans ses Mmoires : On dit que j'ai utilis des mthodes artificielles pour dvelopper l'industrie. Que signifie cette phrase stupide? Par quelles mthodes autres qu'artificielles peut-on dvelopper l'industrie * ? Ce qui lui avait valu l'poque les critiques avises d'un opposant au tsarisme, Pavel Milioukov (1859-1943), qui mrite d'tre longuement cit ici, car ses propos concernent directement le sujet de ce chapitre. Ds 1907, dans un livre intitul La Crise russe2, il avait prvu les limites du ftichisme industriel. Sa prdiction s'applique plus encore la Russie d'aujourd'hui, qui fait un appel massif aux capitaux occidentaux comme du temps des tsars, qu'aux premires annes de la Russie sovitique : les bolcheviks, ayant rpudi les dettes tsaristes, ne pouvaient accder au march financier international. La prvision de Milioukov s'applique aussi aux nombreux pays, notamment du tiers-monde, qui ont suivi au xxe sicle la voie du ftichisme industriel. Historien russe, emprisonn par les autorits tsaristes, leader du Parti constitutionnaliste dmocrate (K. D.), Pavel Milioukov a t ministre des Affaires trangres dans le gouvernement provisoire issu de la rvolution de fvrier 1917. Puis il migr Paris, aprs que son parti eut t dclar ennemi du peuple par Lnine le 11 dcembre 1917. Voici ce qu'crivait ce prophte mconnu en 1907 propos d'industries que le gouvernement a prises sous sa protection spciale et qui, maintenant, s'croulent comme l'agriculture :
Naturellement, on n'a pas manqu de se servir de l'argument thorique de dvelopper les forces productives, d'organiser la production sur une base nationale. En consquence,
1. Sergue loulievitch Witte, Mmoires, Tallinn et Moscou, 1994.
2. La Crise russe, de Pavel Milioukov, Paris, 1907.

on a dvelopp beaucoup d'industries incapables d'exister ni de prosprer sans l'aide artificielle de l'tat. La protection des industries a t puissamment soutenue par des intrts influents, et la lgislation protectionniste s'accentue de plus en plus. Elle a commenc par la fondation des manufactures russes sous Pierre 1er le Grand [...]. C'est donc sous l'administration de M. Witte [Premier ministre de Nicolas II] que le dveloppement de l'industrie russe a atteint son point culminant. [...] Pour y arriver Witte a eu recours des capitaux trangers [...]. Il y a des gens qui caressaient l'espoir que les capitaux trangers amneraient le rgime de la concurrence europenne et abaisseraient ainsi le prix des marchandises au profit du consommateur russe, tout en habituant, petit petit, le capitaliste russe se contenter de profits plus raisonnables. Mais les capitalistes trangers avaient t attirs en Russie par l'espoir de profiter de taux levs, et ils s'adaptrent merveilleusement aux conditions de la protection russe, garantie par un tarif prohibitif. Outre les droits qu'il payait dj sur les marchandises importes [...] le consommateur russe avait maintenant payer les dividendes des nouvelles entreprises '.

Milioukov cite un rapport confidentiel au tsar qui indique que la Banque nationale a t oblige d'avancer des fonds pour soutenir les industries mtallurgiques, bien que, par ses statuts, il lui ft dfendu d'agir ainsi. Le rapport concluait que la crise tait sans doute le rsultat du dveloppement trop rapide et trop artificiel de l'industrie , qui dpassait de beaucoup la capacit d'absorption du march national. Un pays o le dveloppement industriel a atteint un degr plus lev aurait cherch le remde dans les marchs trangers, estime Milioukov. En Russie, la chose est impossible pour les raisons ci-dessus indiques. L'industrie russe dpend du rgime de protection qui lui a donn naissance. Avec son haut prix de revient, ses bnfices normes et l'organisation infrieure de tout son systme,
1. Ibid.
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elle ne saurait supporter une concurrence. Elle a t incapable de toute conqute commerciale, except dans les quelques marchs de l'Asie centrale o le commerce russe est implant depuis deux sicles. L'exemple de la russite du voisin prussien tait particulirement observ en Russie du temps des tsars, et de cette obsession Lnine garde des traces vivantes. L'Allemagne de Bismarck, dans sa volont d'acclrer son industrialisation, avait, elle aussi, voulu emprunter l'Occident sa civilisation technique tout en refusant sa culture dcadente. L aussi, le progrs industriel paraissait conciliable avec le maintien d'une structure sociale archaque. Le socialisme d'tat du Chancelier prussien se voulait une protestation contre l'individualisme, contre le principe du laissez-faire , l'Allemagne nous offre un modle de capitalisme d'tat , reconnatra Lnine lui-mme. Notre devoir, rptait-il, est de nous mettre l'cole du capitalisme d'tat des Allemands, de ne pas mnager les procds dictatoriaux pour hter cette implantation des murs occidentales dans la vieille Russie barbare, sans reculer devant l'emploi de mthodes barbares contre la barbarie. Par la suite, les marxistes russes ont cherch le plus possible viter de faire allusion au socialisme la Bismarck, qui leur paraissait impur, mais ils n'ont pu inventer quelque chose de fondamentalement nouveau. Le sociologue Anatoli Vichneski le reconnat aujourd'hui] : Certes, les Sovitiques sont alls plus loin que Bismarck, mais en suivant toujours la mme direction. De fait, ces voies parallles, consistant additionner la technique moderne la dictature, ont abouti aux deux rgimes monstrueux et meurtriers que furent l'Allemagne nazie et la Russie sovitique.
1. Dans son livre La Faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, traduit du russe par Marina Vichneskaa, Paris, Gallimard, Bibliothque des Histoires , 2000.
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Avant de mourir, terrass par une attaque crbrale le 21 janvier 1924, Lnine eut le temps de reconnatre que dans le fonds nous avons repris leur vieil appareil au tsar et la bourgeoisie, en nous bornant le badigeonner d'un vernis sovitique . Leur appareil, y compris leur ftiche ! Le ftichisme industriel est toujours prsent. Il a mme pris, au cours des annes 1960, une forme savante sous la forme de la doctrine des industries industrialisantes * , conue en grande partie en France l'universit de Grenoble - par charit on ne citera pas de noms. Et il a fait de nombreuses victimes dans le tiers-monde, dont l'une est toute proche : c'est l'Algrie, qui en souffre encore. Le fiasco de cette politique tait pourtant prvisible, dans les limites de ce que peut tre une prvision conomique2. Ce type de ftichisme est videmment prsent en France. Il a pour anctre Jean-Baptiste Colbert, clbr encore aujourd'hui dans notre pays comme l'exemple mme du grand commis de l'tat. Prsumant les particuliers incapables d'investir dans l'industrie, l'tat colbertiste se substitue eux grands renforts de fonds publics par la cration de manufactures royales, ou d'tat (les Gobelins, la Savonnerie, les manufactures d'armes de Saint-tienne). Ou encore il encourage les industriels de son choix par la concession de privilges et l'octroi de primes : le Conseil du commerce, cr en 1664, rassemble des fonctionnaires royaux et des dlgus de dix-huit villes manufacturires; certains des collaborateurs du ministre, tel Camuset, sont chargs
1. Appeles ainsi car elles taient supposes engendrer presque naturellement d'autres industries.

2. Consult en catastrophe par le gouvernement algrien au milieu des annes 1960, dont certains lments avaient quelque doute sur la thorie des industries industrialisantes, l'conomiste franais Henri Aujac, par exemple, s'tonnait ainsi avec bon sens que le ministre du Plan d'Algrie ait omis de s'intresser aux desiderata du consommateur.

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d'introduire des fabriques de tricot; d'autres, les frres Dalliez, veillent la cration de fonderies; Mme de La Petitire a pour mission de dvelopper la fabrication des dentelles et des broderies, etc. L'une et l'autre actions aboutissent la constitution de vritables monopoles au sein de corporations dj privilgies, gnrant de confortables rentes. videmment l'tat prtendait contrler l'emploi que l'on faisait de ses fonds. D'o une rglementation incroyablement minutieuse sous le prtexte de promouvoir la qualit, l'une des grandes justifications du colbertisme - avec comme sous-entendu que le march, lui, ne peut produire que des produits mdiocres. D'o encore la constitution d'un corps d'intendants chargs non seulement de surveiller l'application des rglements mais aussi de s'espionner les uns les autres pour carter les corrompus. Le rsultat le plus clair de cette politique de qualit fut d'empcher les innovations, comme les mtiers tisser, qui auraient risqu de gnrer une production de masse. Dans le mme esprit, l'importation de calicots imprims en provenance d'Inde ou leur fabrication en France furent strictement interdites, car elles seraient venues concurrencer de manire dloyale l'industrie de qualit. Quant aux salaires des ouvriers des industries d'tat, ils taient rduits au plus bas niveau possible, de manire ne pas compromettre la comptitivit des produits franais l'export. Toutes ces subventions taient forcment payes par le contribuable. ce propos Colbert prtendait, selon ses propres mots, plumer l'oie de faon obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris . Le dsastre caus par Colbert ne se limite malheureusement pas aux mauvais rsultats conomiques de son ministre. Plusieurs gnrations de fonctionnaires, jusqu' la fin du xxe sicle, vont trouver en lui, on Ta dit, le modle du grand commis. Le colbertisme est l'anctre
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de que l'on appelait encore dans les annes 1980, en France, la politique industrielle - concept qui a disparu des programmes lectoraux, sans doute cause des dsastres auxquels il a conduit, et dont Bull reste un exemple encore vivant, si l'on ose dire. Concorde est l'un des fruits de ce ftichisme. Il est luimme un ftiche. Aujourd'hui encore, n'est-il pas ador par les foules ce grand oiseau blanc aux ailes en forme de delta et au nez inclinable, pouvant naviguer 16 000 mtres d'altitude, malgr sa mort commerciale dcide dfinitivement en avril 2003 ? Il vaut la peine de raconter son histoire conomique. Le 21 janvier 1976, Concorde inaugurait le premier vol commercial rgulier supersonique sur la ligne ParisDakar-Rio de Janeiro, raison de deux vols hebdomadaires. Le mme jour British Airways faisait de mme sur la ligne Londres-Bahrein. En avril et en mai de la mme anne seront successivement ouvertes les lignes Paris-Caracas (un vol par semaine) et Paris-Washington (quatre services hebdomadaires). Mais c'est seulement le 22 novembre 1977 qu'un service quotidien pourra tre assur sur le trajet Paris-New York. Ce retard, d aux problmes du bruit caus par le supersonique l'approche de l'aroport Kennedy, a jou l'poque un rle important dans les difficults de Concorde, car le Paris-New York tait le tronon le plus rentable que l'on pouvait exploiter. Partir 10 h 30 de Paris ou de Londres pour atterrir New York deux heures plus tt ( 8 h 30 grce au dcalage horaire) tait une prouesse contre le temps que pouvaient s'offrir des clients prts en payer le prix. L'appareil avait t conu principalement pour cette ligne. Pour se rendre en Amrique du Sud, Concorde devait faire escale en Afrique pour faire le plein, perdant une grande partie de son avantage en termes de vitesse. Aussi bien les rticences amricaines accueillir le super351

sonique franco-anglais ont-elles t souvent rendues responsables de son chec. En fait, Concorde tait conomiquement condamn avant mme d'avoir commenc prendre l'air. Dbut 1973, les compagnies ariennes amricaines avaient annul leurs commandes de Concorde, laissant cette tche aux seules compagnies anglaise (British Airways) et franaise (Air France) qui elles-mmes devront renoncer en partie leur programme d'achat. Ds 1982 sont supprimes les dessertes de Rio de Janeiro et Caracas, le 1er avril celle de Washington et le 1er novembre celle de Mexico. Seule demeurera exploite la liaison Paris-New York, laquelle sera maintenue jusqu' l'crasement d'un Concorde le 25 juillet 2000 Gonesse (Val-d'Oise), qui causa la mort de cent treize personnes. Aprs une remise en service - fort coteuse - le 7 novembre 2001, Concorde sera dfinitivement mis au rebut par les deux compagnies franaise et anglaise le 31 octobre 2003. On a donc beaucoup accus la mauvaise volont des Amricains dans cette affaire. Ils auraient cherch touffer dans l'uf la naissance du supersonique francoanglais. C'est une faon d'occulter les responsabilits propres des promoteurs de Concorde. Les autorits franco-anglaises savaient parfaitement ce qu'il en tait bien avant mme l'abandon des commandes amricaines. L'erreur de poursuivre le projet a t commise en toute connaissance de cause. Il existait en effet un comit anglo-franais, nomm Comit conomique du projet Concorde, qui se runissait de temps autre pour apprcier l'volution de sa rentabilit. Or, ds mai 1970, soit six ans avant le lancement du vol sur Rio de Janeiro, ledit comit remettait un rapport concluant la faillite certaine du projet, du seul point de vue conomique et financier. Toutefois, le coprsident franais du comit, Hubert Lvy-Lambert, haut fonc352

tionnaire au ministre de l'conomie et des Finances, dans une lettre au ministre des Transports, l'poque Raymond Mondon, essayait de corriger la mauvaise impression que pouvait donner le rapport. Ce dernier et la lettre l'accompagnant taient rests jusqu' maintenant enfouis dans les tiroirs de l'administration. Nous avons retrouv ces documents qui clairent d'un nouveau jour, et cruel, le drame de Concorde. Le rapport d'abord. Ce qui, avant tout, saute aux yeux sa lecture, c'est un profond dsaccord entre les membres anglais et franais du comit. Les Anglais font part de leurs doutes. Il faut rappeler qu' l'poque, au printemps 1970, le projet de supersonique amricain, le Boeing 2747, n'est pas encore enterr - il le sera en mars 1971. Ne faudrait-il pas attendre, pour se lancer, l'arrive de cet avion, prvue pour 1980, et qui ouvrirait le march? Autre souci : les coefficients de remplissage seront-ils suffisants non seulement sur les surpersoniques, mais aussi sur les subsoniques, tant donn la concurrence que se feront les deux types d'avion? Enfin, cette interrogation : une rglementation plus stricte du bruit ne risque-t-elle pas d'entrer en vigueur alors que Concorde sera dj en exploitation, alors mme que le gouvernement des tatsUnis a dj tabli une rglementation interdisant tout vol supersonique commercial au-dessus de son territoire? Telles sont les questions que se posent les membres britanniques du comit. Ils concluent de ces incertitudes que les commandes de Concorde se situeront dans la moiti infrieure d'une fourchette de 50 150 appareils. Par contre les Franais, qui se vantent d'avoir utilis pour leurs calculs la thorie des jeux - une nouveaut l'poque pour la bureaucratie franaise -, tablent sur un nombre effectif de ventes de 130 exemplaires. Le rapport du comit fait aussi part de l'avis de la compagnie British Airways (qui apparat ici sous son
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ancien nom : B.O.A.C.). L'introduction de Concorde dans la flotte de la Compagnie aura comme rsultat une perte de revenu et un coefficient de remplissage global probablement trs en de de ce qui a t retenu dans les tudes thoriques. Les profits [seront] infrieurs ceux qu'elle aurait retirs d'une flotte entirement subsonique. Qu'en pense la compagnie franaise? Rponse : L'avis d'Air France ne sera pas disponible avant septembre 1970. Le rapport du comit est donc boucl sans que l'on connaisse l'avis d'une des deux compagnies qui pourtant, comme il est dit, dtient la clef des commandes de Concorde . Autre point remarquable : la manire dont a t envisage l'volution des cots du carburant, pourtant essentielle dans le calcul de rentabilit de Concorde, manire qui confine l'aveuglement. Le rapport du comit tudie, en effet, l'volution des cots de Condorde de la manire suivante : Les prvisions courantes de variations des taux de salaires de la main-d'uvre de maintenance et d'exploitation gnrale, des cots des quipages, des cots de carburant, etc., montrent que le rapport des cots d'exploitation supersoniques et subsoniques va probablement dcrotre au cours de la vie utile d'un appareil (en grande partie parce que l'on s'attend ce que les cots des carburants, qui reprsentent relativement environ deux fois plus pour le Concorde que pour le B747, vont rester approximativement stables alors que les autres cots vont augmenter). Traduit en clair, ce paragraphe alambiqu fait apparatre que Concorde est deux fois plus gourmand en carburant que son concurrent subsonique, mais que cela n'a pas d'importance puisque le cot du carburant va rester stable. Comme les autres cots vont augmenter, le cot du carburant aura moins d'incidence relative. Par consquent, la diffrence de cot entre Concorde et le Boeing subsonique va dcrotre. Ce qu'il fallait dmontrer.
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On ne peut certes reprocher aux auteurs du rapport de n'avoir pas prvu en 1970 le quadruplement du prix du ptrole qui se produirait trois ans plus tard. Mais ils auraient tout de mme pu, au titre de scnarios inspirs de cette thorie des jeux qu'ils invoquaient si volontiers, faire varier un paramtre aussi sensible pour l'avantage comparatif de Concorde que le prix du carburant, alors qu'ils l'ont fait pour les autres paramtres avec un grand luxe de dtail. Sur ce point, il n'y a pas de divergence entre les membres anglais et franais du comit, qui communient dans la mme auto-illusion. Sur le problme du bruit, on observe chez les auteurs du rapport le mme comportement d'autruche, la tte sous le sable de leurs propres rves. Certes, admettent-ils, le Concorde fera plus de bruit que ses concurrents subsoniques, mais, peut-on lire textuellement, les communauts intresses peuvent considrer qu'il est important pour leur dveloppement conomique que des avions supersoniques touchent leurs aroports. Nous avons adopt l'hypothse qu'il ne serait pas impos Concorde de procdure de bruit sur les aroports clefs qui mette en pril son conomie d'exploitation; mais cette hypothse n'est pas fonde en toute certitude . Enfin, les conclusions du rapport auraient du faire dresser sur la tte les cheveux de n'importe quel responsable des deniers publics. Mme dans les hypothses les plus optimistes du march, il n'y a aucune possibilit de recouvrer les 5 650 millions de francs qui auront t dpenss pour le dveloppement jusqu'au 30 juin 1970 (plus les 300 millions de francs dans les tablissements d'tat), ni les 665 millions de francs supplmentaires que les deux pays auront engags cette date. Ces sommes tant considres comme dfinitivement perdues, le rapport, pour tablir le bilan conomique du projet, ne tient compte que des dpenses engages aprs le 30 juin 1970.
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Curieuse faon d'apurer le pass pour calculer un seuil de rentabilit ! Mais mme dans ce cas, le bilan du projet ne serait quilibr que si l'on parvenait vendre entre 200 et 300 avions selon les hypothses que l'on fait sur les cots de dveloppement. Or, dans l'hypothse la plus optimiste, celle des Franais, les ventes, on vient de le voir, s'tabliront 130 exemplaires. Autrement dit, Concorde n'a aucune chance d'tre rentable et va coter des sommes faramineuses aux contribuables franais et anglais. Au bout de trente ans d'existence, la note fiscale atteindra de fait 30 milliards d'euros l. Beaucoup plus encore que ne le prsageait le rapport du comit, puisque, finalement, seuls 16 Concorde seront construits, en sus des deux prototypes et des deux avions de prsrie. La lettre d'accompagnement de Hubert Lvy-Lambert, elle aussi fort instructive, indique l'tat d'esprit qui rgne au ministre des Finances, dont mane ce haut fonctionnaire. En gnral, on considre ce ministre comme le gardien des deniers publics. Ce n'est pas ce que fait apparatre la lettre de Lvy-Lambert au ministre des Transports. Le coprsident du Comit conomique du projet Concorde commence par qualifier l'attitude de ses collgues anglais de trs grand pessimisme et de subjectivisme , alors que, selon lui, sans sous-estimer l'importance des facteurs de prudence des compagnies, les Franais ont tent de les quantifier aussi objectivement que possible . Certes, Lvy-Lambert reconnat que le projet est condamn engendrer des pertes mme dans l'hypothse la plus optimiste. Mais compte tenu de ses avantages sur le plan de l'emploi, du commerce extrieur, de la technologie et du prestige national, il est possible que ce projet soit nanmoins poursuivi . Rhtorique qui n'est appuye
1. Le Monde du 11 avril 2003.

sur aucun calcul, ni vritable valuation, mme l'tat d'esquisse. Pure rhtorique. Dans cette hypothse, poursuit le haut fonctionnaire des finances, tous les efforts doivent tre entrepris pour que cette russite technique probable [que reprsente Concorde] soit le moins possible un chec conomique et financier. Et d'en appeler aux gouvernements franais et anglais. Ils doivent d'abord faire pression sur les deux compagnies nationales qui ne manifestent pour l'instant pas un grand enthousiasme pour Concorde . Ils doivent aussi surveiller les constructeurs pour qu'ils respectent les dlais, les cots et les performances . croire que ceux-l - mais pourquoi donc? - traneraient des pieds! Enfin, les gouvernants doivent aider trouver une solution un certain nombre de problmes : bruit au voisinage des aroports, survol supersonique des terres habites, rgles de circulation arienne, etc. Comme s'il dpendait des gouvernements franais et anglais que les rsidents dans les zones aroportuaires aux tats-Unis et ailleurs admettent de gaiet de cur les nuisances supplmentaires occasionnes par le grand oiseau blanc. Dans une note du 4 juin 1970 manant du ministre des Transports, signe de l'ingnieur de la navigation arienne M. de Vries, hommage est rendu au ministre des Finances, qui, lit-on, a dmontr au cours des travaux une parfaite objectivit, une adaptation aise aux problmes du transport arien et la disposition de ressources en spcialistes trs comptents en matire de calcul conomique et de recherche oprationnelle, ainsi que des moyens de calcul d'emploi facile . C'est ce qui s'appelle renvoyer l'ascenseur. Les quatre cas principaux que nous avons regroups dans ce chapitre peuvent paratre htrognes. La monnaie-papier, les Gobelins, des centrales lectriques et un avion supersonique ont certes, entre eux, peu de rapports,
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notamment technique. Leur point commun est d'avoir servi de ftiche leurs promoteurs et leurs adorateurs, qui ont cru, soit navement, soit qu'ils taient personnellement intresss au culte qu'ils clbraient, que le secret de la croissance conomique et de la prosprit tait dans l'utilisation de telle ou telle technique, bancaire ou industrielle, suppose par elle-mme industrialisante . Mais le march, lui-mme, ne doit pas tre ftichis. Ainsi que nous Ta enseign Condillacl, il ne peut fonctionner convenablement si les changes sont, d'une manire ou d'une autre, contraints...

18 La victoire des 40 heures...


... ou comment ne pas atteindre l'objectif du plein emploi

La loi limitant le travail lgal 40 heures est certes, avec les congs pays, l'une des mesures les plus emblmatiques que le gouvernement de Front populaire ait prises dans la foule de la victoire lectorale de mai 1936, sous la pression des grves sur le tas et des occupations d'usines. Elle ne figurait pourtant pas dans le programme lectoral de la coalition des partis de gauche. Elle est vote par le Parlement ds le 12 juin 1936. L'objectif est double : donner plus de loisirs la classe ouvrire et retrouver le plein emploi. La sanction ne se fera pas attendre longtemps : le chmage augmentera. D'emble, les 40 heures sont considres comme une grande victoire de la classe ouvrire. La CGT, voulant alors profiter du rapport de force qui lui tait favorable, en exige une application immdiate, complte et uniforme, ce qui a peut-tre inspir soixante ans plus tard, en 1998, Martine Aubry, ou du moins l'a encourage manifester une fermet crispe dans la mise en uvre des 35 heures. Ren Belin, l'poque secrtaire de la CGT, dont Lon Jouhaux est le secrtaire gnral, a racont dans ses Mmoires comment la loi des 40 heures avait t applique dans la mtallurgie. Et son tmoignage mrite d'tre relu aujourd'hui la lumire des vnements de 1998.
1. Cf. chapitre 9.

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On se runit Matignon pour mettre au point le dcret [d'application]. Aucune ligne de conduite n'avait t au pralable dfinie du ct syndical. Je proposai la solution suivante : 1 appliquer la loi immdiatement pour ce qui concernait le salaire horaire (majoration de 20 %) ; 2 prvoir une drogation immdiate de huit heures supplmentaires par semaine et sans majoration; 3 selon un rythme dterminer selon la conjoncture gnrale et celle des diverses branches professionnelles, rduire progressivement la drogation six heures, quatre heures, deux heures. Lon Blum r interrogea les ministres prsents. Tous acquiescrent. tait-ce l'issue? Puis il se tourna vers Jouhaux qui dit : Non ! Les 40 heures pour tout le monde et tout de suite. Lon Blum leva les yeux au ciel, soupira; son regard fit le tour de l'assistance soudain devenue muette. Bien, dit Blum, alors allons-y : les 40 heures pour tous et tout de suite !

Alors, le gouvernement a impos les 40 heures sans talement, sans drogation, optant pour la formule des cinq huit (huit heures de travail pendant cinq jours par semaine). De novembre 1936 fvrier 1937, la loi est applique par dcret, successivement, dans les mines, la mtallurgie, le btiment, les textiles et les chemins de fer. En juin 1937, toutes les branches d'activit sont touches l'exception de l'agriculture. Les dfenseurs de la loi prtendaient que la rduction des horaires sans diminution des salaires (40 heures payes 48) devait permettre tout la fois d'tendre les loisirs, d'accrotre le pouvoir d'achat et de rsorber le chmage. Qu'en a-t-il t ? Le premier objectif a certes t atteint. Le second, on peut en douter. Que dire du troisime? Le chmage a en effet baiss, mais seulement aprs la dvaluation opre par le gouvernement le 1er octobre 360

1936. La reprise conomique qui suit l'amputation d'un tiers de la valeur du franc est en effet spectaculaire. Mais les gains en emploi qui en rsultent ne doivent pratiquement rien aux 40 heures. Et cette reprise sera de courte dure. Car l'expansion va tre bride par l'application rigide de la loi des 40 heures. partir de fvrier 1937, la conjoncture se retourne. Le dficit de la balance du commerce extrieur se creuse. L'un des faits les plus saillants est le progrs des importations de charbon, les mines franaises ne pouvant produire suffisamment cause de la limitation des horaires de travail. Ainsi la loi des 40 heures fournit du travail aux mines situes hors de nos frontires, et notamment aux mines allemandes, o la production de houille, en un an, a augment de 14,5 % alors que la ntre a diminu de 11 % ! Le 14 juin 1937, pour dfendre le franc de nouveau attaqu, la Banque de France est oblige de relever le taux d'escompte de 4 6 %. Lon Blum dmissionne le 22 juin. Mais le Front populaire continue avec le radical Camille Chautemps la tte du gouvernement. L'conomie profite des derniers effets de la dvaluation du franc. Fin 1937, l'indice de la production industrielle franaise est encore suprieur de 6 % celui de mai 1936. Mais selon les calculs jamais vraiment contests d'Alfred Sauvy, sans les 40 heures, l'augmentation de la production industrielle aurait pu tre, ce moment-l, largement suprieure 20 %l. Le chmage recommence mme alors augmenter. cause de la loi des 40 heures qui a augment le cot du travail, les chefs d'entreprise sont rticents l'embauche. Ils prfrent rorganiser les tches ou acheter des
1. Alfred Sauvy, Histoire conomique de la France entre les deux guerres, prface d'Albert Soboul, ditions Andr Sauret, Fayard, 19651967, deux tomes.

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machines plutt que d'accrotre les dpenses salariales, bref ils choisissent de substituer du capital au travail. Alors, les autorits franaises commencent prendre conscience du handicap que constituent les 40 heures. Le 16 dcembre 1937, une commission paritaire (patronatsyndicats) d'enqute sur la production dpose ses conclusions. Dnonant le retard de la France par rapport ses concurrents trangers, la commission reconnat que l'application de la semaine des 40 heures a pos l'ensemble de la production franaise des problmes d'adaptation d'autant plus difficiles rsoudre que la rduction de la dure du travail a concid avec une certaine reprise et avec les besoins nouveaux de la dfense nationale. Mais alors que les dlgus patronaux mettent l'accent sur ces difficults, les reprsentants ouvriers rappellent l'existence d'un chmage important. Dans un esprit de conciliation, la commission se contente de recommander l'utilisation d'heures supplmentaires. Les 40 heures sont devenues un vritable tabou, gauche bien sr, mais aussi droite o l'on n'ose pas s'y attaquer de front et o l'on prfre fustiger les congs pays et les fauteurs de dsordre dans les usines. Au printemps 1938, Edouard Daladier, radical-socialiste, prend la tte du gouvernement dans un contexte de franche rcession. La disproportion d'efficacit entre l'conomie allemande et l'conomie franaise tourne au tragique : en avril 1938 par rapport mai 1936, la production industrielle a diminu en France de 6 % alors qu'elle a augment de 15 % en Allemagne. Daladier connat ces chiffres avec les dlais habituels des calculs statistiques et c'est seulement dans un discours radiodiffus le 21 aot 1938 qu'il s'attaque enfin au tabou pour remettre la France au travail . Tant que la situation internationale demeurera aussi dlicate, dclare-t-il, il faut que Ton puisse travailler plus de 40 heures, et jusqu' 48 heures
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dans les entreprises qui intressent la dfense nationale. En face d'tats autoritaires qui s'arment sans aucune considration de la dure du travail, la France s'attardera-t-elle des controverses? Immdiatement les organisations syndicales et les partis de gauche se dressent pour dfendre les 40 heures. Deux ministres socialistes-rpublicains, Paul Ramadier et Ludovic-Oscar Frossard, abandonnent leurs portefeuilles du Travail et des Travaux publics; ils sont remplacs immdiatement par Charles Pomaret et Anatole de Monzie, de la mme couleur politique. Finalement, le gouvernement supprimera par dcret la consultation pralable des syndicats pour obtenir des drogations la loi des 40 heures. Mais il faudra encore du temps pour convaincre les gouvernants que les entreprises sont bloques par les 40 heures et que la rduction du temps de travail ne permet pas de diminuer le chmage en partageant la quantit de travail disponible. En tmoigne ce dialogue d'Alfred Sauvy, l'poque charg d'amnager les 40 heures, avec son ministre, qu'il rapporte dans l'ouvrage prcit. Pomaret, ministre du Travail : Nous sommes bien d'accord sur la ncessit de produire davantage, mais quoi bon allonger la dure du travail puisque celui-ci fait dfaut? Ce serait une simple brimade rencontre des ouvriers. De notorit publique, aucune entreprise n'utilise les 40 heures auxquelles elle a droit. Sauvy : Monsieur le ministre, nous ne sommes spars que par une question de fait, facile vrifier. 81 % des entreprises franaises occupant plus de cent salaris font les 40 heures puisqu'elles sont fixes sur le butoir. Pomaret : Qui a pu vous donner une telle information? Sauvy : Ce sont les relevs des inspecteurs du travail placs sous votre autorit. C'est la statistique tablie tous les mois par le ministre du Travail. 363

Pomaret ne faisait que reprendre l'erreur fatale qu'avait commise Blum lui-mme : Est-ce que vous imaginez, crira-t-il, que la loi des 40 heures, au moment o elle a t vote, a rduit la dure du travail effectif en France ? Vous imaginez-vous qu'on travaillait 40 heures en juin 1936? On ne travaillait pas 40 heures... Au moment o nous avons fait voter la loi des 40 heures, il n'y avait pour ainsi dire pas d'tablissement industriel en France o l'on travaillait 40 heures. Ou bien alors c'tait une exception, un privilge. Or, ce moment-l, cette exception tait partage par 94 % des ouvriers franais qui travaillaient au moins 40 heures l ! Les 40 heures ont eu un effet particulirement dsastreux sur les industries d'armement, notamment dans le secteur de l'aviation o elles ont ajout leurs effets rcessifs la nationalisation. Dans les deux annes qui suivirent, l'Allemagne put accentuer son avance. De retour d'une visite des usines d'aviation allemandes qu'il avait faite pendant l't 1938, le gnral Vuillemin, chef d'tat-major de l'arme de l'air, avait inform le gouvernement franais en ces termes : Si nous avons la guerre avec l'Allemagne, en quinze jours l'aviation franaise sera anantie. Georges Bonnet, ministre des Affaires trangres, il confiait : Nous ne disposons que de vieux avions, dont la vitesse n'est pas suprieure 300 ou 350 kilomtres l'heure. Notre aviation est donc compltement surclasse par l'aviation allemande qui s'est assur une vitesse moyenne de 500 kilomtres l'heure. Si la guerre clatait et si je devais faire prendre l'air ces avions suranns, je serais oblig de les faire diriger par mes pilotes les plus mdiocres, parce qu'ils seraient hlas certainement sacrifis. Il me faudrait garder les bons aviateurs pour le moment loign o nous aurions des avions
1. Alfred Sauvy, op. cit.

modernes et o ils pourraient lutter armes gales avec l'ennemil. Cette infriorit stratgique fut certainement l'une des causes de la capitulation de Munich. Le bilan des 40 heures a donc t dsastreux - et pas seulement sur le plan conomique. Il est impossible de ne pas invoquer, en comparaison, la rforme des 35 heures impose par le gouvernement Jospin. Le bilan sera-t-il l aussi dsastreux ? Le calcul sera d'autant plus difficile que la loi, incarne avec tant d'ardeur par le ministre des Affaires sociales de l'poque, Martine Aubry, a t amnage par le nouveau gouvernement aprs la dfaite de la gauche en avril 2002. Dfaite, soit dit en passant, cause sans doute en partie par les 35 heures elles-mmes ! Une diffrence saute aux yeux en effet. La loi des 40 heures avait t accueillie l'poque dans l'enthousiasme. On ne peut pas en dire autant des 35 heures, qui n'taient mme pas demandes par les salaris. Elles se sont traduites, pour beaucoup d'entre eux, surtout pour ceux en bas de l'chelle sociale, par une stagnation voire une rduction du pouvoir d'achat et par une plus grande flexibilit du travail, obtenue comme consolation par le patronat lors de ses ngociations avec la ministre des Affaires sociales. Il est tout de mme curieux que le gouvernement Jospin ait rpt l'erreur, pourtant assez bien connue, du Front populaire. Imposer autoritairement pour tout le monde une rduction de la dure lgale du travail ne peut qu'tre nocif l'emploi, au mme titre que le SMIC ou les charges sociales2. Et pour la mme raison : une matire surrglemente ou surimpose tend se
1. Georges Lefranc, Histoire du Front populaire, Paris, Payot, 1965. Lon Blum, L'Histoire jugera, recueil d'articles rassembls par Suzanne Blum, Montral, d. de l'Arbre, 1943. 2. Cf. annexe.

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rduire comme peau de chagrin. Et ici la matire en question, c'est l'emploi. On objectera qu'il est ncessaire que l'tat, pour des raisons thiques, politiques, lectorales, sociales, sexuelles ou psychologiques, corrige l'asymtrie des rapports entre patrons et employs. Mme si Ton admet que cette asymtrie jouerait toujours en faveur des employeurs (elle est en fait variable selon la conjoncture, selon les secteurs, selon les entreprises elles-mmes, et elle peut s'inverser dans certains cas au profit des salaris, par exemple dans le cas d'une main-d'uvre trs qualifie), reste savoir ce que l'on veut. L'un des objectifs affichs par le gouvernement Jospin comme par celui de Blum et de tant d'autres en rduisant la dure lgale du travail, c'tait le retour au plein emploi. Par rapport cet objectif, les mesures prises taient - tout simplement - errones. Et on le savait depuis longtemps !

19. Un legs empoisonn du marchal Ptain La retraite par rpartition et ses piges

Le dossier des retraites, vritable patate chaude que les gouvernements franais se sont repasse entre eux depuis au moins une vingtaine d'annes, a de nouveau occup les premiers rangs de l'actualit au printemps 2003. Le 24 avril, Franois Fillon, ministre des Affaires sociales, n'a pas craint d'annoncer devant les camras de France 2, dans l'mission 100 minutes pour convaincre , que la rforme qu'il engageait sur ce sujet brlant tait la plus importante depuis 1945 . L'argument principal qu'il a serin pendant toute la dure du dbat sur cette rforme trs controverse tait que cette fois, les Franais taient le dos au mur, et qu'il leur offrait la toute dernire occasion de sauver le rgime de retraites par rpartition. Si nous ne parvenons rformer les retraites, tout le monde coulera avec moi} , confiait-il d'ailleurs sans craindre l'emphase aprs l'mission cidessus. Le mercredi 7 mai, le texte de la rforme qui raffirme solennellement le choix de la rpartition a t examin par le Conseil des ministres. L'Elyse a fait savoir par la presse qu'au cours de ce conseil le prsident de la Rpublique Jacques Chirac s'tait pos en garant du rgime de retraites par rpartition, qualifi
I. Le Monde, 26 avril 2003. 367

d' acquis intangible . Bien videmment, les reprsentants des syndicats s'opposaient vigoureusement la rforme propose par le gouvernement, sauf sur un point : il fallait absolument sauver le rgime en question. Les dfenseurs de ce rgime, qui, on le sait, n'ont pas hsit faire grve et descendre dans la rue en grand nombre pour tenter de le sauver, seraient sans doute bien tonns si on leur en dvoilait l'origine. Prudent, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, dans une lettre adresse tous les Franais le 7 mai 2003, s'est bien gard d'claircir la question. Il s'est content d'indiquer que le systme avait t conu il y a plus de cinquante ans . Voil qui est bien vague. Faudrait-il remonter jusqu' la Libration? C'est bien de cette poque suppose de refondation du pacte rpublicain franais que l'on date habituellement l'origine du systme des retraites, avec les fameuses Ordonnances sur la scurit sociale de 1945, en quelque sorte sacralises par la signature du gnral de Gaulle. Alors, pourquoi ne pas le dire? Pourquoi la plume du Premier ministre a-t-elle trembl sur ce point? Pourquoi est-il rest dans le flou? Tout simplement parce que la rpartition, ce rgime que tout le monde disait dfendre, a t instaure, non en 1945, mais... en mars 1941 par le marchal Ptain. C'est donc Vichy que l'on a allum la mche de cette bombe retardement qui a commenc tout juste clater ces derniers temps. Le samedi 15 mars 1941, 18 h 40, les Franais entendaient la radio le chef de l'tat leur annoncer que, la veille, une loi nouvelle pour le systme de retraites avait t dcide. Je tiens les promesses, mme celles des autres , concluait la fameuse voix chevrotante sec, avec un art consomm de la propagande. Relisons ce chef-d'uvre de rhtorique radiophonique : 368

Franais, Je n'ai pas eu souvent l'occasion de vous annoncer de bonnes nouvelles. En voici une. La retraite des vieux entre en action. Le Journal officiel publiera demain la loi qui la consacre. Cette rforme tait attendue depuis des annes. Vingt fois, elle avait t promise. Vingt fois, elle avait t ajourne. Je tiens les promesses, mme celles des autres lorsque ces promesses sont fondes sur la justice. [...] La retraite des vieux travailleurs repose sur la solidarit de la nation : solidarit des classes, solidarit des ges. Solidarit des classes, puisque les pensions sont constitues par les versements des Assurances sociales et que ces versements proviennent la fois des patrons et des ouvriers. Solidarit des ges puisque ce sont les jeunes gnrations qui cotisent pour les vieilles. Travailleurs, depuis que j'apprends vous connatre, j'ai le sentiment de vous mieux comprendre et de m'attacher vous de plus en plus. Restons les uns et les autres au coude coude . Les plus beaux espoirs nous seront permis.

De fait, depuis 1938, l'ide d'une allocation aux vieux travailleurs salaris tait l'tude. Quinze projets avaient t labors en trois ans, mais aucun n'avait vu le jour. Et voici qu'aprs la tragdie de la dfaite, dans un pays ruin et ranonn, saign blanc par l'Occupant nazi, le vieillard qui rgne Vichy annonce tranquillement que la rforme est enfin accomplie. N'y avait-il pas l de quoi crier au prodige? Le nouveau rgime de retraite, en tout cas, a un nom, indiqu par l'article 9 de la nouvelle loi : Les retraites et pensions de vieillesse des assurs sociaux sont constitues sous le rgime de la rpartition. La presse de l'poque est tout fait consciente de l'innovation qui vient d'tre annonce. Le Temps., par exemple, explique dans son dition du 16 mars 1941 : Les sommes qu'exigeront la mise en marche et le fonctionnement rgulier du nouveau rgime seront libres par la substitution du systme de la rpartition au systme
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de la capitalisation actuellement en vigueur pour les assurances sociales, rgime qui aurait exig encore vingt ans pour avoir son plein effet '. Ren Belin, l'ancien dirigeant de la CGT nomm par Ptain secrtaire d'tat au Travail, met lui-mme les points sur les i : Les cotisations destines la couverture du risque " vieillesse ", explique-t-il, ne donneront plus lieu un placement, mais seront utilises au fur et mesure de leurs rentres dans les caisses pour le service des pensions. Les assurs sociaux ne seront pas frustrs pour autant. Le taux de pension vieillesse fix par la lgislation antrieure sur les Assurances sociales reste garanti. Ce que la fausse dmocratie n'a pu raliser aprs l'avoir trop souvent promis, le gouvernement du marchal Ptain le fait entrer dans les faits malgr la difficult inexprimable des jours prsents. La prsence du cgtiste Belin dans le gouvernement vichyssois ne doit pas surprendre. Avec l'Arme et l'glise, une partie du mouvement syndical, plus importante qu'on ne l'a reconnu ensuite, joue le rle de courroie de transmission du rgime ptainiste. Pour deux raisons. Grce l'armistice de juin 1940 conclu l'initiative du Marchal, trs nombreux sont les syndicalistes qui peuvent retrouver sans mauvaise conscience le pacifisme militant qu'ils professaient dans rentre-deux-guerres. Surtout, en mettant fin au rgime des partis politiques, Ptain permet au syndicalisme de renouer avec sa grande tradition d'indpendance. Depuis la victoire du bolchvisme en Union sovitique et le congrs de Tours en dcembre 1920, qui vit la naissance du Parti communiste franais, les partis de gauche avaient russi peu ou prou se subordonner les syndicats (la SFIO avec la CGT et le Parti communiste avec la CGTU). L'tat franais instaur par
1. Calcul judicieux, car il faut peu prs ce laps de temps pour qu'un rgime de capitalisation atteigne son plein rendement. Nous y revenons plus loin.
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Ptain permettait donc le retour l' indpendance syndicale! Comme le remarque l'historien Marc Ferro, l'anticapitalisme de Ptain tait sincre et, comme il tait impuissant face aux trusts, en l'aidant, les syndicats s'aideraient eux-mmesl . Il faut replacer dans ce contexte la loi de mars 1941 pour en comprendre toute la porte. Au demeurant, l'accent mis par Ptain sur la solidarit entre les classes n'a pas forcment fait plaisir aux plus ractionnaires de ses partisans. L'Action franaise de Charles Maurras se contente d'annoncer la nouvelle loi, sans la commenter. Quant Je suis partout, qui prche ouvertement la collaboration avec l'Occupant, il ne fait mme pas mention du discours de Ptain. Peut-tre subodore-t-il le tour de passe-passe que Vichy est en train de russir. Car, c'est en puisant dans les caisses du prcdent systme que la nouvelle retraite des vieux a t en partie finance. La dernire loi sur les retraites datait de 1930. Le rgime de capitalisation, o chacun pargne pour sa propre retraite, avait donn de bons rsultats. Sur les 8,8 millions d'assurs, 7 millions faisaient des versements, et 5,5 millions cotisaient rgulirement. La situation financire n'avait pas tard tre florissante. Au 31 dcembre 1934, 11 milliards de francs avaient t pargns (soit : non distribus aux retraits) sur les 17 milliards perus. Un important capital commenait se constituer. tel point qu'on avait dcid de rduire le taux des cotisations. Mais mme prospre, le systme ne pouvait assurer immdiatement de manire satisfaisante la retraite des gens gs. C'est le propre de la capitalisation ses dbuts. Dans les premiers temps, on accumule du capital sans pouvoir verser de pensions. Ce n'est que lorsque le fonds
1. Marc Ferro, Ptain, Paris, Fayard, 1987. 371

arrive maturit que le montant des retraites payes peut galer celui des cotisations. D'o la quinzaine de projets d'allocations spcifiques pour les vieux auxquels on a fait allusion plus haut. L'Allocation aux vieux travailleurs salaris instaure par Ptain tait due partir de soixante-cinq ans aux travailleurs franais sans ressources suffisantes qui taient la date de la promulgation de la loi salaris ou chmeurs indemniss ou qui avaient eu comme dernire activit professionnelle un emploi salari pendant au moins cinq ans. En cas d'inaptitude au travail, l'allocation pouvait tre perue ds soixante ans. Le bnficiaire de l'allocation devait s'engager ne pas avoir d'activit professionnelle. L'expos des motifs de la loi le dit trs clairement : il s'agissait d'attnuer le chmage dans certains secteurs de l'conomie nationale, en dgageant le march de la main-d'uvre des travailleurs trop gs ou inaptes . Un raisonnement faux qui avait dj t tenu sous le Front populaire avec la loi des 40 heures. Et que l'on retrouvera chaque fois qu'il s'agira de diminuer la dure lgale du travail, d'abord 39 heures sous Mitterrand-Mauroy, puis 35 heures sous Jospin-Chirac. Raisonnement faux, car, il faut le dire et le rpter, l'emploi au niveau global d'une nation n'est pas une quantit fixe que l'on peut rpartir comme des petits pois. Ce n'est pas parce que l'on met des vieux la retraite que l'on cre des emplois pour les jeunes ]. L'allocation instaure par Ptain s'levait 3 600 francs par an ; elle tait majore de 1 000 francs pour le conjoint charge et de 500 francs pour ceux qui avaient eu cinq
1. La France des annes 1980-1990 fera l'exprience des retraites anticipes pour, notamment, faciliter l'entre des jeunes sur le march du travail. Le rsultat est connu aujourd'hui : un taux d'inactivit trs lev pour les plus de cinquante ans, accompagn de davantage de chmage chez les jeunes. L'enseignement lumineux sur ce point de l'conomiste dmographe franais Alfred Sauvy (op. cit.) a t bien oubli. 372

enfants ou plus. Pour avoir droit la prestation, il fallait avoir des ressources annuelles infrieures 9 000 francs. Les dispositions mme de la loi de rpartition de mars 1941, qui mrite bien son nom, permirent d'affecter au paiement de l'Allocation aux vieux travailleurs salaris les cotisations recouvres dans le cadre du prcdent rgime. On trouve dans la presse de cette poque un commentaire qui indique clairement qu'il tait dans les intentions de certaines administrations de consommer les capitaux eux-mmes qui avaient t accumuls et qui seraient peu peu liquids >>. Compte tenu de l'extrme misre engendre par l'Occupation, il n'y avait peut-tre pas d'autres moyens d'empcher un certain nombre de personnes ges de mourir de faim. Pour la Rsistance, ce n'tait pas une excuse valable. Le Commissariat aux Affaires sociales du gouvernement provisoire d'Alger, dirig par le gnral de Gaulle, fustigera la manuvre de Ptain en ces termes : Cette innovation qui a t prsente par Vichy comme une amlioration importante n'a t en ralit qu'un expdient adopt pour permettre d'utiliser les rserves de l'assurance sociale au financement des retraites des vieux travailleurs institues par l'acte dit loi du 14 mars 1941. Aprs un tel pillage, en tout cas, le rsultat final ne pouvait tre autre que celui que dcrit dans ses souvenirs Pierre Laroque ], considr depuis l'aprs-guerre comme le pre de la Scurit sociale : Les caisses dpositaires de ces capitaux se trouvent, du fait de la couverture de l'Allocation aux vieux travailleurs salaris, peu prs exsangues en 1944, ne conservant que quelques immeubles de rapport. Sans doute parce que ces derniers n'avaient pu tre liquids !
1. Pierre Laroque, Au service de l'homme et du droit, Paris, Association pour l'tude de l'histoire de la Scurit sociale, 1993.
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la Libration, les nouvelles autorits ne furent pas tentes de puiser dans la caisse, puisqu'elle tait vide. Mais comme l'crit Jacques Bichot, conomiste spcialiste des retraites ', elles prirent la suite de Vichy quant l'utilisation immdiate des cotisations pour payer les prestations . Pour faire passer la pilule auprs des cotisants, on leur fit croire que leurs cotisations leur ouvraient des droits la retraite comme s'ils taient encore sous un rgime de capitalisation. Il s'agissait l d'une illusion lourde de consquences, et qui ne serait dvoile que beaucoup plus tard. Pour le comprendre, il faut rappeler que les deux systmes de retraite ont des caractristiques trs diffrentes2. Dans un systme de rpartition, les cotisations verses la caisse de retraite par les actifs sont verses aux retraits au fur et mesure qu'elles rentrent. Les Anglo-Saxons appellent ce systme Unfunded Pensions. Les pensions ne sont pas fondes dans la mesure o n'est pas constitu un fonds accumulant des capitaux dont le rendement servira payer les futures pensions. Dans un systme de capitalisation, les versements faits par les actifs servent constituer des rserves sur lesquelles seront plus tard prleves les pensions. En rpartition, les cotisations sont une sorte d'impt vers par les actifs au profit de leurs ans, une manire de rembourser ce que chacun a reu de ses parents durant sa jeunesse. Ce n'est que par un artifice mensonger qu'on les prsente comme ouvrant un droit la retraite des cotisants. Au contraire, en capitalisation, les cotisations constituent une pargne qui permettra de payer leur rente aux futurs retraits.
1. Jacques Bichot, Les Politiques sociales en France, Paris, Armand Colin, 1997. 2. Cf. Andr Labourdette, article Retraite , dans Dictionnaire des sciences conomiques, Paris, PUF, 2001.
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II est trs facile de supprimer la capitalisation pour passer la rpartition. On peut puiser dans les rserves prcdemment constitues pour complter la retraite des vieux au cas o les cotisations seraient insuffisantes. C'est ce qu'a fait Ptain de 1941 1944. Par contre, la mise en extinction d'un rgime de rpartition pour faire place la capitalisation est beaucoup plus ardue, et c'est l'une des difficults de la situation d'aujourd'hui. Le versement des cotisations ne peut en effet tre arrt, sauf priver les retraits actuels de leurs moyens de subsistance. Autrement dit, les actifs doivent continuer cotiser jusqu'au dcs du dernier bnficiaire du systme, alors mme que leurs cotisations apparaissent pour ce qu'elles sont : elles n'ouvrent droit, en elles-mmes, aucune retraite, alors que le rgime de capitalisation qu'on lui substitue ne peut gnrer, ses dbuts, de pensions satisfaisantes. En introduction, nous avions voqu une catgorie particulire d'erreur conomique : l'erreur volontaire, dont nous avons dj donn quelques exemples (la PAC, le coup de l'OPEP). La dcision de Ptain doit tre range dans cette catgorie. Car elle peut tre qualifie de tromperie, double d'un hold-up, quelles que soient les circonstances attnuantes qu'on puisse lui trouver. En fait, T Etat franais n'a pas chapp la rgle de la myopie politique : rgler un problme immdiat - la dtresse des vieux sous l'Occupation - sans se soucier des consquences long ternie de la dcision. Banal !

20.

Le pch montaire du gnral de Gaulle Le choix de l'inflation

Depuis que Paris a t dbarrass des Allemands en aot 1944, un dbat conomique agite les milieux dirigeants : faut-il rsorber ou non la masse de papiermonnaie qui inonde le march? Trs vite, ds le 28 aot, des hausses de salaires allant jusqu' 50 % ont t accordes, suivies en octobre par un relvement des allocations familiales de 50 80 % selon les catgories. Et, dbut janvier 1945, on a pris toute une srie de mesures en faveur des fonctionnaires. Ces mesures viennent enfler des liquidits dj surabondantes. Si imparfait qu'il ft, le rationnement en vigueur pendant et aprs l'Occupation a oblig une accumulation inusite d'espces montaires inemployables, et les paysans ne sont pas seuls avoir des lessiveuses remplies de billets. La pression montaire est si forte que le blocage des prix se rvle inefficace. Il faudrait donc rsorber cet excs de disponibilits montaires, d'autant qu'une partie de cet argent est considre comme le fruit impur de transactions sur le march noir. Charles de Gaulle, chef du gouvernement provisoire de la Rpublique franaise, va choisir la mauvaise solution, celle de l'inflation, qui compromet la croissance conomique long terme \ mme si elle permet de rsoudre des
1. Cf. chapitre 16.
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problmes de court terme. Comment expliquer que le librateur de la patrie, un homme rput pour sa rigueur et son caractre intraitable, ait alors choisi la voie de la facilit montaire? Le gouvernement franais a pourtant sous les yeux l'exemple de la Belgique qui vient de russir un change de billets avec ponction. En d'autres termes, les billets en cours sous l'Occupation ont t remplacs par des billets tout neufs, un prlvement tant opr au passage par le fisc pour ajuster la masse montaire aux quantits des marchandises disponibles. Mais Paris dispose d'un prtexte qui lui permet de retarder la dcision : pour changer des billets, il faut des billets. Mais de billets, il n'y en a point. l'poque, seuls les Amricains taient capables d'en fournir. Or, ne reconnaissant pas les autorits de la France libre, ils avaient refus d'imprimer des francs, alors qu'ils l'avaient fait pour les Belges. Faute de papier-monnaie, on va recourir au procd prouv du grand emprunt national. Baptis emprunt de la Libration, il remportera un beau succs. Belle occasion en effet de blanchir une bonne partie de l'argent gagn au noir! Onze jours aprs son lancement le 9 novembre 1944, au taux de 3 %, l'emprunt est clos aprs avoir rapport 164 milliards de francs, dont 73 ont t pays en billets, 54 en virements bancaires et 37 seulement en bons du Trsor. Ministre des Finances, promoteur de l'emprunt, Aim Lepercq se tue dans un accident d'automobile pendant la campagne de lancement. Ren Pleven est nomm sa place. Il a en face de lui, au ministre de l'Economie, Pierre Mends France. Et le dbat reprend dbut janvier 1945. Cette fois, la planche billets amricaine fonctionne et l'change des billets est possible. En fait, on est d'accord sur le principe de l'change, car on escompte qu'une quarantaine de mil378

liards de francs ne se prsenteront pas, constitus par les billets emports par les occupants et par ceux en provenance trop vidente du march noir. On s'interroge sur le prlvement qu'il conviendrait de faire cette occasion, suivant l'exemple belge, pour ajuster la masse des moyens de paiement la pnurie des marchandises disponibles et pouvoir ventuellement identifier ou pnaliser les auteurs d'enrichissements illicites du temps de l'Occupation. Mends est partisan de ce prlvement, Pleven y est oppos. Se sentant en situation de faiblesse, accentue par le fait que son ministre de l'Economie est moins puissant que la forteresse des Finances, Mends France envoie le 18 janvier 1945 de Gaulle une lettre de dmission au ton fort critique, prvoyant avec beaucoup de lucidit une dvaluation indfinie du franc . Dans cette lettre, il crit notamment :
II faut le dire tout net : le choix est entre le coup d'arrt volontairement donn, et l'acceptation d'une dvaluation indfinie du franc. [...] La France sait qu'elle est malade et qu'elle ne se gurira pas dans l'euphorie. Elle sait qu'elle ne se redressera que par un effort long, difficile, pnible. Elle attend qu'on appelle cet effort. J'en recueille le tmoignage chaque fois que j'ai l'occasion d'exposer les opinions auxquelles je suis attach. Je crois mme discerner que les plus ardents, les meilleurs, les gaullistes , sont dus du chef du gouvernement ce sujet. Mon gnral, j'en appelle vous, votre inflexibilit, tout ce qui fait que les Franais ont confiance en vous, pour prendre des mesures de salut public. Je dcline la responsabilit des lourdes dcisions contre lesquelles je me suis lev vainement ; je ne puis tre solidaire de mesures que je juge nfastes. Je vous demande donc de reprendre ma libert.

De Gaulle refuse la dmission. Il convoque ses deux ministres passer le dimanche suivant dans sa rsidence du bois de Boulogne. Pleven parle pendant vingt minutes, Mends pendant plus de deux heures. Plus tard, de Gaulle 379

confiera : Je ne permettrai plus jamais personne de me parler trois heures durant d'conomie. Pleven tient bon. Mends France, lch par de Gaulle, dmissionne pour de bon le 5 avril. On a voulu opposer Mends le planificateur socialisant au libral Pleven. Mends lui-mme a contribu cette lgende. Il sufft de se rfrer aux discours de Pleven pour la dmentir. En dpit des preuves, et des mfaits de quatre armes de colbertisme vichyssois, l'poque reste profondment dirigiste. Le capitalisme est accus de s'tre dvoy au profit de l'ennemi alors mme que l'tat franais s'est compromis honteusement dans la collaboration avec l'Occupant. Pourtant, de Gaulle lui-mme ne jure que par l'tat. Dans un discours prononc lors d'une visite Lille, le 1er octobre 1944, le Gnral dclare sa foi dans le dirigisme en termes vibrants :,
Nous voulons la mise en valeur en commun de tout de ce que nous possdons sur cette terre et, pour y russir, il n'y a pas d'autres moyens que ce que l'on appelle l'conomie dirige. Nous voulons que ce soit l'tat qui conduise au profit de tous l'effort conomique de la nation tout entire et faire en sorte que devienne meilleure la vie de chaque Franais et de chaque Franaise. Au point o nous en sommes, il n'est plus possible d'admettre ces concentrations d'intrts qu'on appelle l'univers des trusts [...], il faut que la collectivit, c'est--dire l'tat, prenne la direction des grandes sources de la richesse commune et qu'il contrle certaines des autres activits sans bien entendu exclure les grands leviers que sont dans l'activit des hommes l'initiative et le juste profit.

Le voil donc qui nationalise tour de bras : les charbonnages, Renault, les usines d'aviation Gnome-etRhone, qui deviendront la SNECMA, l'lectricit et le gaz, le transport arien, la Banque de France et les quatre plus grandes banques de dpt, les assurances. Un formi380

dable bond en avant de l'tatisme en France. Ce n'est donc certes pas pour sauvegarder le libralisme que Mends France est cart. Le contexte d'un hiver trs froid a pu jouer, qui rend les effets de la pnurie encore plus cruel. Jamais les rations n'taient descendues si bas : moins de 100 grammes de pain par jour, 90 puis 60 grammes de viande par semaine. Le charbon, indispensable pour se chauffer, a quasiment disparu des caves. La mortalit infantile augmente dans des proportions dramatiques. D'aprs Alfred Sauvy, 24 000 bbs, alors, seraient morts qui auraient survcu dans les conditions de l'Occupation. Paul Ramadier, ministre du Ravitaillement, est surnomm Ramadan ou Ramadite. De fait, la premire anne sans la prsence martyrisante de l'Occupant et sans bombardement se rvlera tre la plus dsastreuse du point de vue du ravitaillement et de la sant des Franais. ces souffrances, il aurait t difficile, disait-on, d'ajouter les tracasseries administratives qu'aurait occasionnes une ponction montaire. L encore, l'argument n'est pas entirement convaincant. Car l'change de billets auquel on procde enfin le 4 juin 1945 donne l'occasion l'administration d'accrotre ses pouvoirs d'inquisition. Elle veut profiter de l'occasion pour faire une photographie du capital existant qui permettra l'avenir de mieux asseoir l'ensemble des contrles fiscaux. Pour tre complte, cette photographie impose que celui qui prsente son papier-monnaie l'change dclare non seulement les billets en sa possession, mais aussi ses comptes en banque et les valeurs qu'il a en dpt, bons du Trsor compris. Ainsi est lev l'anonymat qui avait fait le succs de ces derniers. La mesure apparat comme une rupture de contrat entre l'tat et les souscripteurs, ce qui ne pourra qu'accrotre la mfiance des pargnants rencontre de ce dernier. Du coup, 381

l'argent du march noir va se porter encore plus vers les biens que l'tat ne peut apprhender : meubles de collection, tableaux, et surtout l'or, dont les cours flambent, le napolon montant jusqu' 6 000 francs. En outre, l'administration profite de l'change des billets pour asseoir un impt sur le capital, dit Impt de solidarit nationale. Le fisc, d'aprs les calculs de l'poque, en attend 120 milliards de francs, dont 80 milliards ds la premire anne. Le rendement rel sera beaucoup plus faible : 52 milliards en 1946, et moins encore les annes suivantes. Autre explication, valide plus tard par Mends France lui-mme : de Gaulle ne s'intressait pas l'conomie. Convaincu que l'intendance suivra , suivant la clbre formule sans doute apocryphe, il se serait proccup d'abord d'asseoir le rang de la France parmi les Allis en faisant participer les armes franaises la libration complte du territoire et l'occupation de l'Allemagne. On l'entendra maugrer durant l'hiver 1944-1945 qu'il ne s'est pas install au pouvoir pour distribuer des rations de macaroni . Dans ses Mmoires de guerre, le Gnral s'est insurg contre cette interprtation, rappelant qu' l'poque la crise du ravitaillement avait occup sa vie de tous les jours . La vraie raison du mauvais choix du gnral de Gaulle tient plus, sans doute, des affinits lectives , familires ce grand lecteur de Goethe. Quand Mends France, ralli la France libre, dcouvre de Gaulle Londres en fvrier 1942 au cours d'un djeuner, c'est en prsence de Pleven. Son futur rival est dj un intime de longue date. Une intimit lie aux racines du destin gaullien. C'est en effet au service de Ptain que de Gaulle et Pleven se sont rencontrs pour la toute premire fois en 1925, le second comme archiviste et le premier comme porte-plume du Marchal au fate de sa gloire. Londres, Pleven a pris une telle importance aux yeux de
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De Gaulle pour l'avenir mme de la Rsistance que le Gnral s'arrange pour ne jamais prendre le mme avion que lui, que par deux fois il lui confie son testament, qu'il le traite comme son seul hritier prsomptif. Il est le compagnon, l'ami, le tmoin de Charles de Gaulle, selon les ternies employs par le Gnral lui-mme. Devant des liens aussi forts et aussi anciens, Mends France apparat comme un tranger... Pourtant, c'est lui qui voyait juste. Les consquences du mauvais choix ne tarderont pas se faire sentir. Pendant plusieurs annes, la France se drogue d'inflation. En 1949, les prix franais seront au coefficient 16 par rapport 1938 alors qu'en Belgique, en Hollande et en Norvge, ils sont au coefficient 3. Ds Nol 1945, il faudra dvaluer sauvagement le franc, le dollar passant de 50 120 francs. Ce sera le dbut d'une longue glissade. En 1958, quand de Gaulle reviendra au pouvoir, le franc aura perdu les neuf diximes de sa valeur. Le Gnral aura beau fustiger les imprities de la IVe Rpublique, c'est bien lui qui avait prsid au dpart de la dgringolade de notre monnaie. Est-ce par remords, ou pour racheter la faute commise en 1945, qu'il choisit alors comme conseiller l'anti-Keynes par excellence, Jacques Rueff, le vritable inspirateur du nouveau franc, qui aura consacr une partie de son uvre dnoncer le pch inflationniste ] ? Mais la rforme prconise par Rueff, qui voulait s'attaquer tout particulirement aux diffrents corporatismes qui corsetaient l'conomie franaise, ne sera applique qu' moiti. Et la France glissera nouveau sur la pente savonneuse de la facilit montaire. Notre pays, avons-nous dit, est le dernier pays keynsien cause de ses lites, formes dans le giron de l'Etat et
1. Cf. notamment Jacques Rueff, Le Pch montaire de l'Occident, Paris, Pion, 1971.
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donc avides de recettes de politique macro-conomique. Depuis la Premire Guerre mondiale, les facilits de l'inflation avaient t trop tentantes pour qu'elles ne cherchent pas en profiter. S'il y a eu pourtant un moment privilgi, o l'on aurait pu esprer un sursaut face ce flau, c'est bien celui de la Libration. C'est plutt d'une soumission qu'il faudra parler, et cela par la faute du Premier des Franais , engageant la France dans trois dcennies supplmentaires d'inflation, avec terme une explosion du chmage que l'on croyait empcher par du laxisme montaire. beaucoup, ce pch paraissait - et parat encore bnin. La nuisance intrinsque de l'inflation a pu longtemps tre masque par l'image nave et populaire qui veut que, mettant de l'huile dans les rouages , une certaine hausse des prix, condition qu'elle ne soit pas trop forte, facilite et rgularise le fonctionnement de la machine conomique. Cette image survit toujours dans nombre d'esprits. Et maints tribuns en qute de suffrages ou de popularit seront toujours tents d'imiter les propos de Mirabeau qui, devant l'Assemble nationale, en 1790, rclamait une mission de monnaie-papier, en quoi taient transforms les fameux assignats :
Quoi? serait-il ncessaire de le dire? On parle de vendre, et l'on ne fournirait au public aucun moyen d'acheter ! On veut faire sortir les affaires de leur stagnation et l'on semblerait ignorer qu'avec rien on ne fait rien ; on semblerait ignorer qu'il faut un principe de vie pour se remuer, pour agir et se reproduire! [...] C'est le numraire qui cre le numraire; c'est ce mobile de l'industrie qui amne l'abondance; [...} jetez donc dans la socit ce germe de vie qui lui manque ; et vous verrez quel degr de splendeur vous pourrez dans peu vous lever1.
1. Collection complte des travaux de M. Mirabeau l'an l'Assemble nationale, t. 4, Paris, 1972.
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En fait d'huile, c'est plutt d'acide qu'il faudrait parler, capable de gripper les moteurs les plus performants. Cela peut se dmontrer. D'abord l'inflation s'apparente un prlvement de l'tat - d'autant plus sournois qu'il est invisible et apparemment indolore. On dit souvent qu'un gouvernement qui cherche se procurer des ressources nouvelles dispose de trois types de moyens : il peut crer de nouveaux impts, lancer des emprunts, mettre de la monnaie. Comme l'a montr Milton Friedman dans l'un de ses premiers livres ', c'est une erreur. Les moyens du gouvernement sont limits deux : l'impt ou l'emprunt. En consquence, si l'mission de monnaie n'est pas un impt, alors elle est un emprunt. De deux choses l'une en effet. Ou bien l'mission de nouvelle monnaie n'entrane pas de hausse des prix ; ou bien elle en entrane une. Si l'mission de monnaie nouvelle n'entrane pas de hausse des prix, c'est que le public n'a pas utilis cette monnaie pour faire des achats2 ; il l'a donc thsaurise. Tout se passe comme si l'tat s'tait procur cet argent en l'empruntant. Qui plus est, cet emprunt ne lui cote aucun intrt! Il n'y a pas de diffrence entre une promesse de paiement contenue dans un billet de 10 euros et la mme promesse prsente sous la forme d'un titre d'emprunt d'tat, ceci prs que dans le second cas l'tat paie un intrt, et non dans le premier. On retrouve exactement le paradoxe de nos mirs qui auraient prt taux nul aux pays consommateurs d'or noir s'ils avaient enfoui
1. Milton Friedman, Inflation et systme montaire, traduit de l'amricain par Daisy Caroll, Paris, Calmann-Lvy, 1969, titre original : Dollars and Dficits, New Jersey, USA, 1968, p. 74 et sq. 2. C'est une application de l'quation montaire expose au chapitre 2 : MV = PT. Les paramtres V et T tant supposs constants, si le niveau gnral des prix P n'a pas augment, c'est que la masse montaire en circulation M n'a pas augment. Autrement dit, le supplment de monnaie mise a t thsauris.

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les ptrodollars qu'on leur payait dans les sables du dsertl. Si rmission de nouvelle monnaie engendre une hausse des prix, c'est--dire l'inflation, elle s'apparente un impt d'un type particulier. Il s'agit d'un impt sur les encaisses montaires - ce que vous gardez dans votre poche ou sur votre compte courant pour vos besoins quotidiens. Pour le comprendre, il suffit d'imaginer que le gouvernement fasse passer une loi en vertu de laquelle toutes les personnes devraient payer un impt de 5 % du montant moyen des encaisses qu'elles ont eues entre leurs mains pendant toute l'anne. Cet impt serait tout fait comparable un impt sur n'importe quel produit de consommation. Mais il serait beaucoup plus difficile mettre en uvre. Comment dterminer le montant annuel moyen d'encaisse de chaque citoyen? Il est bien plus facile d'obtenir le mme rsultat en mettant des bouts de papier appels billets de banque de x ou y euros un rythme susceptible d'accrotre de 5 % le niveau gnral des prix. Le particulier, s'il veut conserver le montant de son encaisse en termes de pouvoir d'achat, devra donc sacrifier une partie de son revenu accrotre de 5 % par an son encaisse en ternies nominaux et compenser ainsi la perte de 5 % de chaque unit montaire rsultant de la hausse des prix. Il s'agit bien en quelque sorte d'un impt, tout invisible qu'il soit, qui a un avantage supplmentaire pour le gouvernement : il peut tre appliqu sans approbation du Parlement ! Il est donc trs tentant d'y recourir et d'en abuser. Cet impt est particulirement injuste, car il pse surtout sur les gens qui n'ont pas les moyens d'ajuster leurs revenus la hausse des prix et qui ne sont pas de ce fait au sommet de l'chelle sociale : les travailleurs qui n'ont pour tout revenu que leur salaire, s'il n'y a pas d' chelle
1. Cf. chapitre 6. 386

mobile * , les propritaires d'actifs dont la rente est fixe une fois pour toutes et les retraits logs la mme enseigne, les uns et les autres tant condamns de ce fait l'euthanasie du rentier, pour reprendre l'expression dj voque de Keynes. On ne voit pas ce qui peut justifier une telle mise mort, si douce soit-elle, mme du point de vue strictement conomique, hors de toute considration morale. Car, encore une fois, c'est l'pargne qui fait la croissance par le truchement de l'investissement. Or, pas d'pargne sans pargnant. Et le rentier est un pargnant. D'autre part, l'inflation entrane des cots d'affichage . Dans une situation non inflationniste, les prix ne sont pas souvent changs, car c'est une opration coteuse (dition de catalogue, mailing, etc.). Si les prix se mettent galoper, les affichages doivent tre rviss beaucoup plus frquemment, ce qui entrane des cots supplmentaires. En fait, c'est la fonction d'unit de compte exerce par la monnaie qui est mine. Si vous posez aux gens cette question : Cette anne, le mtre vaut 100 centimtres. Combien de centimtres vaudra-t-il l'an prochain? , il y a de bonnes chances que vous soyez pris pour un fou. C'est pourtant ce genre de questions que conduit l'inflation en ce qui concerne la valeur de la monnaie. noter encore que le prix sur un march est une information capitale aussi bien pour les producteurs que pour les consommateurs. C'est une tonnante concentration de toutes les informations dont disposent tous les acteurs qu'il s'agisse de carottes ou du prix d'une action, du salaire, du taux d'intrt ou du taux de change. Si l'inflation s'en mle, l'information vhicule par le prix est fausse, et il en rsulte une moindre efficience conomique.
1. Nous avons vu qu'elle avait t supprime en France par un gouvernement de gauche. Cf. chapitre 4.
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Il est vrai que les gens, une fois duqus par l'inflation, sont tout fait capables d'anticiper les effets de la hausse des prix sur leur pouvoir d'achat. Selon la thorie de Robert Lucas, dj voque l, devant l'annonce d'une politique montaire de relance, les acteurs vont anticiper une hausse des prix, qui, du coup, va se prcipiter. Ds lors, la masse montaire en termes rels de pouvoir d'achat n'aura pas augment, et l'effet attendu sur la croissance conomique sera manqu. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'inflation a tendance s'acclrer. Car le gouvernement, pour parvenir de nouveau faire jouer l'illusion montaire, devra surprendre les gens, djouer leurs anticipations par des taux d'inflation encore plus levs. L'inflation devient alors une drogue dont il faut injecter des doses de plus en plus fortes pour obtenir le mme degr d'euphorie. C'est ainsi que de proche en proche, le rythme annuel de la hausse des prix a fini par dpasser les 10 % la fin des annes 1970 dans les pays industrialiss, obligeant un trs brutal renversement de la vapeur. Enfin, l'inflation a ce dfaut d'entraner de graves distorsions fiscales. Tout impt sur les plus-values et sur les intrts ne peut se faire que sur leur valeur nominale, et si cette dernire est gonfle par l'inflation, le taux d'imposition peut atteindre des niveaux de confiscation ruineux pour l'pargnant, avec tous les inconvnients que nous avons dits pour le taux de croissance conomique. Bref, le pch du gnral de Gaulle en 1945 - il ne fut pas seul le commettre - tait tout sauf vniel. Pour la IVe Rpublique, il aura t mortel, mme s'il n'a pas t la seule cause de sa mort.

CONCLUSION

Au terme de ce parcours d'erreurs, dont beaucoup sont des rptitions d'erreurs anciennes, comment ne pas dsesprer non seulement de la science conomique, mais de l'conomie elle-mme? Sommes-nous donc condamns errer indfiniment dans ce domaine ? L'une des dernires erreurs recenses est particulirement dbilitante. Soixante ans aprs son instauration par un tat franais que l'on prtend si souvent honnir, la retraite par rpartition continue et continuera empoisonner notre pays au triple plan politique, conomique et social. D'autre part, il n'est pas sr que le principe de prcaution que l'on applique maintenant tout bout de champ -c'est bien le cas de le dire en ce qui concerne les drives productivistes de la Politique agricole commune ne nous fasse tomber d'une erreur manifeste dans une erreur encore plus grave. Ainsi l'interdiction du DTT en 1972 pour des raisons cologiques a t la cause d'une recrudescence de paludisme qui a fait plusieurs dizaines de millions de victimes ' ! Quant aux erreurs de prvision, elles continuent tre perptres avec tant d'ingnuit qu'elles ne prtent mme plus sourire.
1. Cf. Le Temps des catastrophes, de Franois-Xavier Albouy, Descartes & Cie, 2002.
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1. Cf. chapitre 16.

Nous pourrions ainsi reprendre une une les erreurs que nous avons recenses et craindre qu'elles ne soient reproduites telles quelles, voire aggraves par des tentatives de les corriger. Quant la mre des erreurs , c'est--dire l'erreur sur la nature de la science conomique, comment nier qu'elle ne soit toujours l? Pourtant - et c'est l tout de mme un motif d'espoir - il semble qu'au terme d'un sicle, le xxe, de loin le plus cruel et le plus meurtrier qu'ait connu l'histoire de l'humanit, un certain nombre de leons ont t retenues des erreurs commises. Ainsi de l'illusion montaire, qui joue moins. Ainsi du protectionnisme, qui, malgr des rechutes, n'est plus considr gnralement un recours normal aux yeux d'instances internationales dment mandates pour promouvoir et faire respecter la libert du commerce. Ainsi de l'emprise de l'tat sur l'conomie, que partout aujourd'hui on cherche faire reculer. Ainsi des taux de change, qui ne sont plus aussi facilement la porte d'une action gouvernementale. Ainsi des lois du march dont on commence, mme en France, avoir une vision plus exacte, moins calque sur le modle de la concurrence pure et parfaite, dont l'absurdit parat de plus en plus difficile masquer. Ainsi de l'tat providence, dont on peroit mieux depuis quelques annes les limites et les cots, mme du seul point de vue de la reapoiik : on se rend compte qu'on ne peut redistribuer que ce que l'on a produit; on prend conscience que la manire de rpartir a des incidences sur le niveau de la production ; on s'avise que la redistribution entrane la socit dans une spirale sans fin de conflits sociaux dangereuse pour la dmocratie, aucun critre d'allocation n'tant universellement acceptable *. Tous ces changements - fragiles certes, et peut-tre mme phmres - peuvent tre regroups sous un seul vocable, qui a bien mauvaise presse : la mondialisation. Loin d'y voir
1. Anthony de Jasay, Justice and is Surroundings, Liberty Fund, 2002.

une maldiction, on peut la considrer au contraire comme une chance pour l'avenir, une promesse de libert accrue, une garantie contre tout retour l'enfermement des frontires. Montesquieu avait bien peru, dj au xvme sicle, ds l'aube d'un nouveau dpart du commerce mondial, que la mobilit de la nouvelle richesse qu'il observait (la circulation des pices, des billets, des lettres de change, des actions sur les compagnies qui appartiennent au monde entier ) tait capable de mettre un frein aux grands coups d'autorit ' que l'on peut toujours redouter des princes qui nous gouvernent. Aprs la parenthse tatiste, ouverte le 1er aot 1914-par quoi nous avons commenc notre liste d'erreurs et ferme, on peut l'esprer, par la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, c'est une perspective la Montesquieu qui s'ouvre nouveau devant nos yeux, o le monde du commerce et de la finance, grce aux progrs foudroyants des technologies de l'information, ne compose qu'un seul tat2 . La crise de l'tat, dont on parle tant en ce moment, ne s'explique pas autrement. Il n'est plus, il ne peut plus tre l'instance de rgulation conomique qu'il a tent d'tre tout au long du xxe sicle - une rgulation qui n'a fait que drgler davantage la machine , comme nous l'avons montr par de nombreux exemples. Bien videmment, des voix se font entendre pour rclamer plus d'tat. Il et t bien tonnant que ceux qui profitent de la puissance publique ou qui, tout simplement, en vivent - les uns et les autres forment une trs nombreuse clientle au sens romain du terme - ne cherchent pas dfendre leurs privilges. Les soubresauts de Lviathan en lutte contre sa propre mort pourraient donner lieu d'autres suites d'erreurs, et peuttre mme dchaner une certaine violence.
1. Montesquieu, De l'esprit des lois, XX, 23.

2. Ibid.

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L'tat scrte lui-mme, nous l'avons vu, grce aux conomistes qu'il entretient directement ou indirectement, une matire grise qui justifie ses interventions. Au fond, le courant majoritaire encore aujourd'hui de la science conomique n'a peut-tre jamais dpass le niveau que lui avait assign Antoine de Montchrtien quand il crivait en 1615 son Trait d'conomie politique, prtendant transposer les rgles de la maison (sens tymologique d'conomie) au niveau de l'tat-nation personnifi par le roi. Jusque-l, l'une des fonctions principales de la religion avait t d'aider rsoudre les conflits entre les hommes ou entre les classes. C'tait l'tat qui dsormais prenait en charge ce rle, hors de toute considration thique : L'heur [entendez le bonheur] des hommes, osa crire Montchrtien, consiste principalement en la richesse. Et l'conomiste allait l'aider dans cette tche. Vont aussi jouer leur part dans la dfense de l'tat nombre d'intellectuels, pour qui, on le sait, la libert de penser ne rime pas avec la libert de commercer. Ruse suprme, propre la France : les idologues de l'tat arrivent faire croire, par presse interpose, l'existence d'une omnipotente pense unique , dite librale , voire ultralibrale , qui n'est pourtant, pour le moment, que trs minoritaire et trs faible, disposant de moyens infimes pour s'exprimer. Des affids de l'tat franais parviennent mme se plaindre du rgne dominant des lois du march, alors que 55 % du PIB passent par les caisses de la collectivit, tout en accusant les conomistes d'avoir perdu tout contact avec le monde rel. Ce sont l des forces trs puissantes qui livrent des combats d'arrire-garde pour conserver leurs privilges. Mais l'conomie est elle-mme une subversion, capable de renverser bien des glises, bien des trnes et des dominations. Elle l'a dj fait et elle le fera encore. Au seuil du xxic sicle, elle a quelque chance de l'emporter, au moins pour un temps. 392

Ce n'est pas, en fait, l'tat qui^peut rguler le march, mais le march qui peut rguler l'tat. Comme une bonne partie des plus graves erreurs conomiques, on l'a vu, proviennent des tats et des conomistes leur service, on peut esprer, si l'on est optimiste, que cette crise de l'tat dont on parle tant, se traduira, tout compte fait, par une prise de conscience de l'existence des lois conomiques et de leur invitable tendance se venger dans la ralit quand on prtend les contrarier.

ANNEXE

Scurit sociale, plein emploi et conomie de march sont-ils compatibles ?

On a assez dit au cours de ce livre que les conomistes sont frquemment en dsaccord entre eux pour noter un consensus, au moins en apparence, sur le triangle des incompatibilits en politique conomique, formul rcemment par Mundell, prix Nobel de sciences conomiques en 1999. Rsumons : la politique conomique doit choisir deux objectifs entre les trois qui s'offrent elle : un taux de change fixe, une politique montaire efficace et la libre circulation des capitaux. Si les changes sont fixes et que l'on veut que la politique montaire soit efficace, alors il faut contrler les mouvements de capitaux - si on le peut ! Si l'on veut avoir la fois des changes fixes et des capitaux circulant librement, alors il vaut mieux renoncer toute politique montaire, et donc recourir la politique budgtaire. Enfin, si l'on veut une politique montaire efficace avec des capitaux circulant librement, alors il faut abandonner les changes fixes et opter pour des changes flottants '. Un autre triangle d'incompatibilits pourrait tre observ concernant la Scurit sociale, le plein emploi et l'conomie de
1. La dmonstration passe par l'examen de la thse qui a fait la clbrit de Mundell : le choix de l'instrument de politique conomique doit tre congruent avec le rgime des changes. Suivons-la pas pas. Dans un rgime de changes fixes, o la banque centrale doit dfendre la parit de sa monnaie, la politique montaire, qu'elle soit laxiste ou rigoureuse, est condamne l'inefficacit. En effet, une politique de relance montaire qui baisse des taux d'intrt entrane des sorties de capitaux. Il en rsulte une spculation la baisse de la monnaie nationale, au secours de laquelle la banque centrale doit venir en relevant ses taux d'intrt. Et l'effet recherch est annul. Inversement, une politique de rigueur montaire qui relve les taux d'intrt attire des capitaux trangers. D'o, en

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march, mais l il serait tonnant que Ton puisse trouver une majorit d'conomistes pour le valider. Ce triangle pourrait tre formul de la manire suivante : si l'on veut avoir ensemble le monopole de la Scurit sociale obligatoire et le plein emploi, alors il faut abandonner l'conomie de march. Si l'on veut le monopole de la Scurit sociale obligatoire dans une conomie de march, alors il faut consentir un chmage lev. Enfin, le plein emploi est atteignable en conomie de march si Ton renonce au monopole de la Scurit sociale obligatoire.
contrepartie de leur entre, une augmentation de la masse montaire, et donc une baisse des taux d'intrt. L encore, on revient au point de dpart. Seule, dans ces conditions, la politique budgtaire peut trouver une certaine efficacit. Car ses effets supposs sur l'activit conomique ne sont pas contrecarrs par des mouvements en sens inverse des taux d'intrt. De fait, une augmentation du dficit budgtaire devra tre finance par l'emprunt, ce qui se traduit par une hausse des taux d'intrt, qui attire des capitaux trangers, lesquels vont obliger la banque centrale rabaisser les taux d'intrt leur niveau initial pour viter une rvaluation de sa monnaie. l'inverse une rduction du dficit budgtaire, qui est cense agir comme un frein sur l'activit conomique, se traduit par une diminution des taux d'intrt (l'tat emprunte moins), qui risque d'annuler l'effet rcessif. Mais les sorties de capitaux causes par cette baisse de taux d'intrt obligent la banque centrale relever ses taux pour dfendre sa monnaie. Dans un rgime de changes flottants, o la banque centrale laisse la parit de sa monnaie fluctuer librement sur les marchs des changes, c'est exactement l'inverse qui se produit. La politique montaire retrouve toute son efficacit : une relance montaire par la baisse des taux d'intrt se traduit vritablement par une chute du taux de change de la devise nationale, que la banque centrale, dans ce rgime, n'a plus dfendre. L'effet sur la croissance conomique est alors suppos positif, les exportations de marchandises tant encourages. Inversement, une politique de rigueur montaire par hausse des taux d'intrt entrane une hausse du taux de change qui freine les exportations. L'effet rcessif sur l'conomie parat assur. Par contre, en rgime de changes flottants, la politique budgtaire devient inefficace. En effet, une augmentation du dficit budgtaire entrane une hausse des taux (l'tat emprunte davantage) qui attire des capitaux trangers, lesquels poussent le taux de change de la monnaie nationale la hausse, ce qui pnalise les exportations et freine la croissance conomique que l'on voulait acclrer. Inversement,, une rduction du dficit budgtaire entrane une baisse des taux (l'tat emprunte moins), et donc des sorties de capitaux. Il en rsulte une diminution du taux de change qui relance les exportations et donc la croissance conomique que pourtant l'on voulait freiner.

La dmonstration implique que l'on rflchisse l'conomie du contrat de travail. Comme tout contrat, le contrat de travail est le fruit de la rencontre de deux volonts. Encore faut-il l'excuter. Et l encore, la rencontre des volonts des deux parties est indispensable. Tout ne peut pas tre couch par crit, ni le zle que mettra l'employ accomplir ses tches ni l'ardeur du patron pour lui faciliter la tche grce des conditions de travail adquates. Comme dans tout contrat, chacun attend de la signature et de l'excution du contrat de travail une amlioration de sa situation. Admettons que le comportement des deux partenaires peut tre dcrit par deux niveaux. L'employ peut fournir un effort de niveau lev (il est zl), ou un effort mdiocre (il est peu zl). De mme le chef d'entreprise peut offrir de bonnes ou de mauvaises conditions de travail (dans lesquelles le salaire n'est qu'un lment). Les comportements des deux parties ne peuvent tre prcise par crit ; ils ne sont pas aisment observables par une tierce partie extrieure la relation de travail, par exemple par un juge. On se trouve dans un trou de l'tat de droit, comme il en existe tant. Bien sr, il s'agit d'un schma; il y a une infinit de comportements envisageables
Ces rsultats sont rsums dans le tableau ci-dessous. Rgime de changes Fixes Flottants Efficace Inefficace Politique budgtaire Inefficace Efficace Politique montaire La libert des mouvements de capitaux tant suppose, on a le choix, pour tre efficace, entre deux configurations : politique montaire/changes flottants; politique budgtaire/changes fixes. En changes fixes, une politique montaire ne pourrait retrouver une certaine efficacit que si l'on contrle les mouvements de capitaux. Idem en changes flottants pour une politique budgtaire efficace. noter que la thorie de Mundell suppose que la politique budgtaire ou la politique montaire puissent tre efficaces dans certaines conditions. La thorie des anticipations rationnelles dnie, nous l'avons vu, cette possibilit, quelles que soient les conditions. C'est pourquoi le consensus des conomistes sur le triangle de Mundell n'est qu'apparent.

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entre ces deux types d'attitudes et leurs diffrentes combinaisons. Mais cette simplification nous aide montrer d'une part que le discours habituel sur l'ingalit de positions entre le patron et l'employ n'est pas ncessairement juste, d'autre part que ni la loi ni la rglementation ne peuvent tout rgenterl.
1. Mme dans le cas de l'esclavage, la position de ngociation de l'esclave n'est pas nulle. Sinon, on ne s'expliquerait pas comment certains esclaves pouvaient accumuler un pcule, alors mme que par dfinition tout gain est la proprit du matre. Comme Yoram Barzel, professeur d'conomie l'universit de Washington, l'a superbement montr dans Economie Analysis ofProperty Right (Cambridge University Press, 1997), cette possibilit d'accumulation par l'esclave s'explique par les cots de surveillance du travail et de la consommation de ce dernier. Ces cots tant croissants, le matre cherche les rduire, et par consquent accorde quelques droits et liberts l'esclave. Le pcule accumul pouvait parfois atteindre une somme telle que l'esclave pouvait racheter sa libert au matre. noter sur le mme registre que l'Amricain Robert William Fogel, prix Nobel d'conomie en 1993, a montr chiffres l'appui que l'esclavage, aux tats-Unis, tait un systme rentable, et qu'il existerait peuttre encore si on ne l'avait pas aboli de force. Gnralement, l'esclavage est prsent, dans les livres d'histoire ou d'conomie, comme archaque et improductif. Adam Smith, par exemple, dans son matre ouvrage, La Richesse des nations, affirme que le travail fait par des esclaves est le plus cher de tous , parce qu'un homme, rduit cette condition, ne peut avoir d'autre intrt que de manger autant que possible et de travailler aussi peu que possible . Si un patron utilise ce type de maind'uvre de prfrence des serviteurs libres, estime le grand conomiste cossais, c'est parce qu'il aime dominer . Donc, il est prt gagner moins d'argent en employant des esclaves pour satisfaire sa soif de pouvoir. Une telle manire de prsenter l'esclavage, reprise de la littrature antique, avait encore course lorsque Fogel a prsent sa thse. Pour lui, l'esclavage amricain au xix sicle avait de tout autres caractres. D'abord, il tait, non pas irrationnel, mais hautement rentable pour les propritaires d'esclaves. Ensuite, loin d'tre moribond la veille de la guerre de Scession (1861-1865) qui y a mis fin, il n'avait jamais t aussi prospre, et les esclavagistes, cette poque, n'taient pas du tout pessimistes quant leur avenir. L'agriculture esclavagiste du Sud tait de 35 % plus rentable que l'agriculture familiale du Nord, grce des conomies d'chelle, un management efficace et une utilisation intensive du travail et du capital : travail en quipe ou la chane, spcialisation minutieuse des tches, une discipline que l'on retrouvera plus tard dans la grande industrie moderne. La main-d'uvre esclave n'tait ni paresseuse, ni stupide, ni improductive ; au contraire elle tait plus travailleuse et plus efficace que les ouvriers libres. Le systme pouvait trs bien s'adapter des activits industrielles. 398

Une simplification supplmentaire va consister ne considrer ici que le salaire comme paramtre du contrat de travail '. Le salaire est le prix de la location de la force de travail. Et comme tout prix, il obit la loi de l'offre et de la demande. Une petite difficult de vocabulaire surgit pour les lecteurs franais. Dans les journaux, l'offre de travail (des travailleurs) se traduit en demandes d'emplois , et la demande de travail (des employeurs) s'exprime en offres d'emploi . Malgr cette difficult, nous continuerons de raisonner en termes d'offre et de demande de travail, car ces offres et demandes obissent ordinairement aux mmes lois que les autres biens et services : l'offre augmente et la demande diminue en fonction des prix. Considrons l'offre de travail des travailleurs. Sur un graphique o sont portes en abscisses les quantits de travail et en ordonnes les salaires, l'offre de travail peut tre reprsente par une courbe ascendante. Cette courbe peut dcrire les comportements soit d'un individu, soit d'une population particulire (ouvriers qualifis, cadres, etc.), soit de la population tout entire.
D'autre part, la croyance que l'esclavage conduisait l'exploitation sexuelle des Noirs par les Blancs et la destruction de la famille noire est, pour Fogel, un mythe ; au contraire, la famille tait l'unit de base de l'organisation sociale du systme, car il tait de l'intrt conomique des propritaires d'encourager la stabilit des couples. Le niveau de vie des esclaves tait plutt meilleur que celui des travailleurs de l'industrie cette poque. Les conditions de travail taient elles aussi meilleures, mme si le fouet n'tait jamais absent : pauses plus longues, davantage de loisirs. Le taux d'exploitation de l'esclave tait trs infrieur ce qu'on a dit, la main-d'uvre touchant 90 % de la valeur qu'elle produisait. Enfin, loin d'tre stagnante, l'conomie du Sud tait florissante, et entre 1840 et 1860, elle avait connu un taux de croissance suprieur celle du Nord. En 1860, elle avait atteint un niveau de revenu par tte que l'Italie n'atteindrait qu' la veille de la Seconde Guerre mondiale (1940). Cette efficience n'enlve videmment rien au caractre intrinsquement immoral de l'esclavage, qu'il n'est pas besoin de dmontrer. Mais, justement, Fogel insiste sur ce point : ce n'est pas parce qu'un systme est rentable qu'il est moral. Et il faut donc condamner l'esclavage, non pour des raisons conomiques oue sociales, comme trop d'abolitionnistes ont t amens le faire au xix sicle pour des raisons d'opportunit politique, mais strictement pour des raisons morales. 1. Prendre en considration les autres lments du contrat de travail nous ferait largement dpasser les limites de cette annexe mais ne changerait pas la dmonstration.

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Prenons le cas de la population d'un pays donn. Dfinissons pour cette population l'emploi total (T) comme une situation dans laquelle adultes, femmes, enfants, vieillards sont mis au travail seize heures par jour et sept jours sur sept. moins de disposer d'un pouvoir de coercition trs puissant (camp de concentration, camp d'esclaves *), il faudrait consentir un salaire extrmement lev (sur la figure 1, p. 407, on voit qu'il s'agirait d'un salaire infini !) pour aboutir ce rsultat. Autrement dit, pour tout autre salaire, la quantit de travail offerte par cette population rsulte d'un arbitrage entre travail et loisir. Pour le salaire Si, la courbe indique que la quantit de travail offerte est Qi. Ds lors, le segment Qi T reprsente le loisir rsiduel. Ce loisir est appel dans la thorie d'un nom qui peut paratre bizarre au profane : chmage volontaire . Au niveau individuel, les rsultats sont analogues. Quel que soit le niveau de salaire, il arrive un moment o le gain supplmentaire qu'il procure est ressenti comme ne valant pas la peine, c'est--dire comme ne valant pas le loisir supplmentaire que l'on sacrifie au travail. Il est vrai que plus le salaire est lev, plus le loisir cote cher en cot d'opportunit , c'est--dire en gains abandonns. D'o, d'ailleurs, l'acharnement au travail des cadres suprieurs. D'o, aussi, le prix lev des enfants pour les mres de famille qui travaillent. Tous ces phnomnes sont maintenant bien connus. Considrons maintenant la demande de travail des employeurs. Les quantits demandes varient en raison inverse des prix. La courbe reprsentative va donc tre descendante (figure 2, p. 408). Il apparat immdiatement que cette courbe ne peut pas ne pas rencontrer la droite verticale correspondant l'abscisse T de l'emploi total. Supposons ici pour simplifier que le salaire rsultant de cette intersection soit positif : S0 (l'hypothse d'un salaire ngatif en ce point ne change rien au rsultat et ne fait qu'alourdir la dmonstration). Pour tout salaire suprieur S, il apparat une quantit de travail offerte de Q. Si les travailleurs acceptent ce salaire et cette quantit, on aura un chmage volontaire de Q T. Reste savoir dans quelles conditions les travailleurs vont accepter cette offre des employeurs.
1. Se reporter toutefois la note 1, p. 398, pour se rendre compte des limites de la coercition.
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C'est ici qu'intervient la confrontation des offres et des demandes de travail. Rappelons que les courbes d'offre et de demande, quel que soit le bien dont elles rendent compte, ne prtendent dcrire les comportements qu' un moment donn, et qu'elles sont susceptibles de se dplacer, les paramtres qui les dterminent tant minemment variables. C'est ce qui rend si difficile la prvision conomique '. Mais quel que soit leur dplacement, les courbes d'offre et de demande ne peuvent pas ne pas ordinairement se rencontrer en un point puisque l'une est ascendante et l'autre descendante. L'intersection des courbes d'offre et de demande de travail est dcrite dans la figure 3 (p. 408). Au point Pe, les salaires offerts et demands s'galisent de mme que les quantits de travail offertes et demandes. Au salaire Se correspond une quantit de travail Qe. Le chmage volontaire est mesur par le segment Qe T. Au point Pe qui permet d'galiser offres et demandes de travail, il ne peut y avoir que du chmage volontaire . Ce qui revient dire qu'un chmage involontaire ne peut pas apparatre. On dfinira cette situation comme une situation de plein emploi . Supposons que pour corriger la situation suppose d'infriorit (morale, sociale, conomique, d'ducation, d'infirmation, etc.) du travailleur vis--vis de son employeur2, on dcide de protger de possibles abus de pouvoir de ce dernier en imposant un salaire minimum Sm. Ce salaire est forcment suprieur au salaire issu de la confrontation des offres et des demandes de travail - sinon quoi bon l'instituer. On aboutit alors la situation suivante (figure 3) : les quantits de travail Qi demandes par les employeurs pour le salaire Sm sont infrieures aux quantits Qi offertes pour ce mme salaire par les travailleurs. Le rsultat se Ut facilement sur le graphique : l'emploi effectif est mesur par O Qi, le chmage volontaire par Q2 T. Reste donc un chmage involontaire de QiQ2. La situation est paradoxale : la protection des travailleurs aboutit trans2. II y a au moins un champ dans lequel l'asymtrie joue souvent en faveur de l'employ contre l'employeur, c'est celui de l'information sur la qualit de la formation et du travail effectu : l'employ est en gnral mieux inform que l'employeur sur ses propres capacits et sur la qualit de ses prestations. 401
1. Cf. Prologue.

former non seulement du travail en chmage involontaire (Qi Qe)> niais encore du chmage volontaire en chmage involontaire (Qe Q2). Cet effet pervers tout fait classique est bien connu des conomistes. Remarquons qu'un postulat analogue d'asymtrie concernant les relations entre propritaires et locataires d'immeubles aboutit une situation aussi dsquilibre, tout en tant l'inverse de celle que nous venons d'analyser. Ici, a priori, c'est l'offreur (le propritaire d'appartement) qui est considr comme le vilain, et le demandeur (le locataire) comme la victime. On va donc bien souvent imposer le respect d'un loyer maximum (L sur la figure 4, p. 409), forcment infrieur au loyer qui rsulterait de la confrontation des offres et demandes de logement - sinon, quoi bon l'imposer. Pour ce loyer Lm la quantit offerte Qi par les propritaires sera infrieure la quantit Q2 demande par les locataires. On a voulu protger ces derniers et l'on n'a fait qu'aggraver terme leur situation. Dans les deux cas, les mmes causes aboutissent au mme rsultat qui se traduit sur le march du travail par du chmage involontaire et sur le march immobilier par une pnurie de logements. Ces mcanismes, mme s'ils ne permettent pas une prvision quantifie et date de ce qui va se passer sur le march du logement comme sur le march du travail, mritaient d'tre rappels, parce qu'ils sont contre-intuitifs et pourtant parmi les plus srs que la science conomique ait mis au jour. On a tt fait d'accuser les forces aveugles, gostes, inhumaines, dsordonnes, irrationnelles de l'conomie de march d'tre responsables de dysfonctionnements (chmage, pnuries) dont elle n'est nullement responsable. Et pour les corriger, on propose non pas de remettre en question le rglement qui est la cause de ces drames, mais de rajouter d'autres rglementations qui ne font qu'aggraver la situation. Voil une des causes de ces erreurs en chane dont nous avons donn quelques exemples dans ce livre. Il a fallu plusieurs dcennies pour rviser en France la lgislation sur les loyers et, notamment la fameuse loi de 1948, et encore ne l'a-t-on fait que partiellement. La moindre tentative de s'attaquer au SMIC soulve immdiatement des temptes de protestations, surtout parmi les victimes indirectes du salaire minimum qui ne veulent pas voir - ou qui on a cach 402

la source de leur malheur. Peu d'conomistes se risquent la leur rvler. Ils seraient qualifis immdiatement d' hyperlibraux ou de suppts du patronat. Au xvnr5 sicle rgnait un autre tabou, politiquement et socialement trs sensible : le prix des grains (une denre absolument vitale l'poque) ne devait pas dpasser un certain maximum. Mais il s'est trouv des conomistes, et parmi les plus grands (Turgot, Condillac, Quesnay, etc.), pour dnoncer une rglementation qui, loin de rsoudre les problmes d'approvisionnement, ne faisait que les aggraver. Aussi longtemps qu'on jugera ncessaire de garantir le SMIC, avec toutes les consquences qu'il entrane de proche en proche sur l'ensemble des salaires, il sera vain d'esprer retrouver une situation de plein emploi dans une conomie de march. Notre triangle d'incompatibilit prend ici une premire forme : SMIC, plein emploi, conomie de march. On peut avoir SMIC et plein emploi, mais condition de renoncer l'conomie de march. Mais dans une conomie de march, on doit choisir entre SMIC et plein emploi. Est-il besoin de souligner ici, avant de poursuivre l'analyse, que nous n'accordons aucune valeur suprieure aucun des cts du triangle. Notre propos n'est pas normatif. On peut trs bien admettre que le SMIC constitue un objectif de politique conomique, parce que l'on considre que ses inconvnients sont moindres que les avantages qu'on lui suppose. Ce que nous disons est simplement ceci : cet objectif, en conomie de march, est incompatible avec le plein emploi. Nous allons maintenant largir l'analyse l'ensemble de la Scurit sociale. Le raisonnement est plus subtil que celui concernant les effets pervers du SMIC, tout en utilisant le mme appareil graphique. Le salaire minimum cre du chmage involontaire , nous l'avons vu, alors que ce qui va apparatre maintenant, c'est un chmage volontaire plus grand qu'il ne devrait l'tre. Supposons dans un premier temps qu'une partie du salaire est verse en nature et que cette partie en nature convienne aussi bien aux travailleurs qu' leur employeur. La courbe d'offre du travail, en termes montaires, va descendre d'un cran, de O en O' (figure 5, p. 409). tant donn le complment en nature qu'ils reoivent, les travailleurs se contentent pour chaque quantit de travail d'un salaire inf403

rieur ce qu'il serait s'ils taient pays entirement en monnaie (sans complment en nature). La courbe O' est donc parallle la courbe O. L'cart entre les deux courbes mesure exactement le complment en nature. Il en va de mme pour la courbe de demande en termes montaires. Pour chaque quantit de travail demande par les employeurs, le salaire montaire sera infrieur ce qu'il tait dans la situation prcdente, puisqu'il est complt par un salaire en nature. La courbe D' est donc parallle la courbe D, et l'cart entre les deux courbes est le mme que celui sparant les deux courbes d'offre, puisqu'il est gal au salaire en nature. Un simple coup d'il sur la figure 5 montre que, dans ces conditions, les quantits de travail offertes et demandes sont exactement les mmes : les deux points d'intersection des courbes d'offre et demande ont la mme abscisse Qe. Jusque-l, tout va bien. Le seul chmage qui apparaisse est un chmage volontaire , Qe T. Mais, justement, ces conditions ne sont, pas toujours runies. On peut mme subodorer qu'elles le sont rarement. Imaginons, par exemple, que le patron en guise de paiement en nature offre des logements ses employs - une pratique courante au xixe sicle. Certains de ces employs, prfrant habiter ailleurs dans un appartement ou une maison leur got, vont considrer ce paiement en nature, sinon comme nul, du moins comme ayant moins de valeur que le salaire montaire qu'il remplace. Leur comportement d'offre de travail n'en tiendra pas pleinement compte. En d'autres termes, leur courbe d'offre de travail ne descendra pas autant que dans le cas prcdent. Ces employs rcalcitrants peuvent tre assez nombreux pour que la courbe d'offre de l'ensemble glisse seulement de O en O" (figure 6, p. 410). ce moment-l, la quantit d'emploi correspondant au point de rencontre des courbes d'offre et de demande va rgresser de Q en Qe". Il en rsulte un surcrot de chmage (Qe Qe") peu visible, parce qu'il s'agit d'une augmentation du chmage volontaire . En d'autres termes, l'emploi serait maintenu au niveau antrieur si et seulement si le salaire en nature correspondait ce que l'employ se procurerait de lui-mme s'il touchait en argent l'quivalent montaire de ce complment en nature. Ce raisonnement, l'conomiste anglo-hongrois dj cit Anthony de Jasay a t le premier l'appliquer la Scurit sociale dans des articles publis dans des journaux anglais et
404

suisse '. Les prestations de la Scurit sociale, du fait de son caractre de monopole obligatoire (tout salari doit lui tre affili), peuvent tre analyses comme des paiements en nature. De mme, les cotisations sociales, qu'elles soient payes par l'employeur ou l'employ, sont des retenues sur salaire analogues aux salaires en nature voqus dans l'exemple prcdent. Si le prix pay par l'employ pour cette protection sociale obligatoire, c'est--dire le salaire retenu sous forme de cotisations, est nettement suprieur aux bnfices qu'il s'attend en recevoir, alors sa courbe d'offre de travail ne descendra pas autant qu'il le faudrait pour que les quantits de travail offertes correspondent l'quilibre de l'offre et de la demande. Si les employs sont suffisamment nombreux faire ce raisonnement, la courbe d'offre descendra seulement en O", et l'emploi rgressera. Ici, comme dans le cas du salaire en nature, il s'agit seulement d'une augmentation du chmage volontaire . aucun moment n'apparat de chmage involontaire . La situation est d'autant plus pernicieuse, Le problme considr est difficile exposer parce que les patrons, les employs et l'opinion publique ont vaguement l'impression que les cotisations des employeurs sont la charge des employeurs. Or, les cotisations des employeurs ont le mme statut conomique que celles qui sont payes directement par les employs : ce sont des salaires en nature, mme s'ils sont sous une forme montaire, retenus par le systme et transforms ensuite en prestations sociales. Pour mettre fin cette situation, il faudrait que les travailleurs dcident eux-mmes de leurs cotisations, ce qui implique que la Scurit sociale ne soit pas un monopole et que l'assurance ne soit pas obligatoire. Il se trouve que la libert d'assurance a t autorise depuis juillet 1994 par une directive de la commission de Bruxelles. Le moins que l'on puisse dire est que cette directive est passe inaperue dans notre pays et que son application soulverait des temptes. Le rsultat de cet immobilisme sur le front de l'assurance comme sur celui du SMIC est que le chmage reste un niveau
1. Anthony de Jasay, A Vicious Circle of Social Kindness , dans Financial Times, vendredi 29 avril 1994. Cf. galement l'article du mme auteur paru les 13-14 fvrier 1994 dans Neue Zurcher Zeintung, p. 10. Jasay est l'auteur de plusieurs livres consacrs l'analyse de l'tat. L'un d'entre eux a t traduit en franais, op. cit.

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lev dans notre pays, comme en Allemagne fdrale, qui jouit peu prs du mme systme. Le triangle d'incompatibilits est cette fois complet : si Ton veut maintenir le monopole de la Scurit sociale dans une conomie de march, alors il faut renoncer au plein emploi. On peut certes combiner monopole de Scurit sociale et plein emploi, mais condition de renoncer l'conomie de march. Mais si l'on veut vraiment le plein emploi en conomie de march, alors il faudrait dmanteler le monopole de la Scurit sociale et supprimer le SMIC. Encore une fois, nous n'accordons aucune valeur suprieure l'un de ces objectifs. On peut trs bien admettre, pour une raison ou pour une autre, que la Scurit sociale telle qu'elle est a une valeur suprieure au plein emploi. Simplement, il est bon de savon- qu'on nous raconte des histoires quand on nous fait croire que Ton cherche avant tout combattre le chmage alors qu'on ne s'en donne pas les moyens. On pourra toujours objecter que le monopole de la Scurit sociale rpond des dfaillances du march en matire de sant. Kenneth Arrow, prix Nobel de sciences conomiques, a beaucoup fait pour accrditer cette ide dans son clbre article de 1963 . Pourtant e l'Histoire ne semble pas lui donner raison. Tout au long du xix sicle, de nombreuses socits d'assurances, d'associations et de mutuelles prives ont vu spontanment le jour, qui se montraient capables de rpondre aux besoins de couverture des risques maladie et vieillesse. Les offres prives, loin d'avoir t dfaillantes, se sont dveloppes selon un processus d'essais et d'erreurs leur ayant permis d'acqurir un savoir-faire dans la gestion des risques sant et vieillesse. D'autre part, l'intervention publique a entrav l'panouissement de ces protections prives en favorisant la constitution de rentes politiques et financires ds le xix6 sicle2. En France, notamment, l'tat, mal outill intellectuellement pour
1. K. Arrow, Uncertainty and th Welfare Economies of Mdical Care, American Economie Review, vol. LUI, n 5, dcembre 1963, p. 941-973. 2. Nicolas Marques, Le monopole de la Scurit sociale face l'histoire des premires protections sociales , dans Journal des conomistes et des tudes humaines, vol. 10, numro 2/3, juin/septembre 2000, p. 315-343. Cf. aussi, du mme auteur, Scurit sociale ou protections sociales : une analyse conomique institutionnelle, thse de doctorat de l'universit d'AixMarseille, 2000. 406

apprhender l'conomie du risque dans toutes ses complexits ] , avait surtout pour objectif de subvenir ses propres besoins financiers en dtournant l'pargne de prcaution ainsi amasse vers le financement de la dette publique. La disparition ultrieure des oprateurs privs, loin d'tre une consquence d'une dfaillance du march, est en fait la rsultante d'un phnomne d'viction : en 1945, les assureurs et mutualistes privs qui avaient uvr pendant plus de cent ans taient exclus de la scne par l'institution du monopole de la Scurit sociale. Ainsi, d'une certaine faon, le travail entrepris par le marchal Ptain dans le domaine des retraites en 1941 sous l'Occupation (cf. chapitre 19) tait-il achev la Libration par le gnral de Gaulle. On connat la suite...
Figure 1

Qi
offre des travailleurs

1. Beaucoup de fonctionnaires, mais aussi d'minents juristes (Pothier, Emerigon, Portalis ou Corvetto), sont encore hants par l'interdit de Colbert qui dfendait de faire aucune assurance sur la vie des personnes au motif qu'on ne saurait attribuer un prix la vie humaine . Cit par Nicolas Marques, art. cit.
407

Figure 2
loyers L

Figure 4
offre des propritaires

demande des locataires

demande des employeurs

Qi

Figure 3

Figure 5

S'e 'demande des employeurs

408

409

Figure 6

TABLE

Se S",

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prologue : La mre de toutes les erreurs . . . . . . . . .


Qe

9 25

1. La guerre de 1914 n'aura pas lieu... et elle sera courte Les limites politiques de la raison conomique 49 2. Octobre 1929 : pas de krach boursier en vue! L'aveuglement du professeur Fisher ......... 69 3. C'est la faute Aristote ... ou la philosophie gare dans l'conomie .. 79 4. Churchill, Brgovoy, mme combat!
De l'inconvnient de fixer le taux de change

un niveau trop lev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 5. La lgende de la PAC Comment on a dup les agriculteurs franais . 113 6. Hold-up chez les pays pauvres Le coup de force de l'OPEP.. . . . . . . . . . . . . . 121 7. Un hommage involontaire la rationalit c lomique
Quand des prix sont fixs trop bas : sant, tourisme, ducation.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

411

8. L'or rend fou


La faillite inluctable du Gold Exchange Standard.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157

19. Un legs empoisonn du marchal Ptain La retraite par rpartition et ses piges...... 367 20. Le pch montaire du gnral de Gaulle...
Le choix de l'inflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377

9. L'homme qui a fait drailler la science conomique


L'erreur d'Adam Smith et l'erreur sur Adam Smith . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165

10. Ricardo dcouvre scientifiquement la lutte des classes ... ou comment partager un gteau sans le produire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 11. Et voil pourquoi Marx n'a pas termin son uvre... Les contradictions de la thorie de l'exploitation .............. .............. ........ 201 12. Haro sur le libre-change!
L'erreur tragique de Friedrich List.. . . . . . . . . 213 225

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389 Annexe : Scurit sociale, plein emploi et conomie de march sont-ils compatibles? . . . . . . . . . . . . . . . . . 395

13. n faut punir la poupe Barbie


L'impossible concurrence pure et parfaite ....

14. Vive la croissance zro!


De Malthus au Club de Rome, le vertige gomtrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251

15. L'Allemagne ne paiera pas


De quelques consquences d'une erreur rcurrente sur la balance des paiements.. . . . . 269

16. Des politiques de relance qui ne relancent rien


L'imposture des keynsiens . . . . . . . . . . . . . . . . 299

17. Law, Colbert, Lnine, Concorde... mme combat Du ftichisme en conomie.. . . . . . . . . . . . . . . . 333 18. La victoire des 40 heures...
... ou comment ne pas atteindre l'objectif du plein emploi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 359 412

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