Le Grand Flandrin Rose de Claude Sarraute

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Le « grand flandrin rose » de Claude Sarraute

Je vous parle d’un temps


que les moins de cent ans
ne peuvent pas connaître

Un participant à une émission télévisée de divertissement, voulant souligner que Johnny Hallyday avait
eu une carrière remarquable par sa durée — peut-être une des plus longues pour les chanteurs de sa
catégorie et de sa génération —, rappelait, il y a peu, que ses premières prestations avaient valu à l’ar-
tiste quelques épines au milieu des roses (petit rappel de chronologie : 16 septembre 1960, à l’Alhambra :
première du spectacle de Raymond Devos, avec Johnny Hallyday qui se roule sur scène) et surtout cette
égratignure dans Le Monde, daté du 21 septembre 1960, sous la plume de Claude Sarraute [née en 1927] :

« La présence à l’affiche de la rue de Malte de Johnny Hallyday, nouveau roi du rock’n’roll,


dont les moins de 18 ans ont fait leur idole, aura le don d’exaspérer leurs aînés. J’avoue
avoir pris aux soubresauts, aux convulsions, aux extases de ce grand flandrin rose et
blond le plaisir, fait d’intérêt et d’étonnement mêlés, que procure une visite aux chimpanzés
du zoo de Vincennes. »

Voici quelques pistes suivies à propos de cette formule spirituelle.

On peut prendre comme point de départ flamant (rose) et, de là, l’homophone (sans le moindre rapport
étymologique ou sémantique) Flamand (Smet correspond à l’anglais Smith et à l’allemand Schmidt « for-
geron »), qui appelle la citation de Molière (Le Misanthrope, V, 4 : les lettres de Célimène ; texte de 1667) :

ACASTE [à Célimène]
Madame, nous venons, tous deux, ſans vous déplaire,
Eclaircir, auec vous, vne petite Affaire.

CLITANDRE [à Oronte et à Alceste]


Fort à propos, Meſſieurs, vous vous trouuez icy,
Et vous eſtes meſlez dans cette Affaire, auſſy.

ARSINOÉ [à Célimène]
Madame, vous ſerez ſurpriſe de ma veuë;
Mais ce ſont ces Meſſieurs qui cauſent ma venuë:
Tous deux ils m’ont trouuée, & ſe ſõt plaints à moy,
D’vn Trait, à qui mõ Cœur ne ſçauroit preſter foy.
I’ay du fonds de voſtre Ame, vne trop haute Eſtime,
Pour vous croire, iamais, capable d’vn tel Crime,
Mes yeux ont démenty leurs Témoins les plus forts :
Et l’Amitié paſſant ſur de petits Diſcords,
I’ay bien voulu, chez vous, leur faire compagnie,
Pour vous voir vous lauer de cette Calomnie.

ACASTE
Oüy, Madame, voyons, d’vn Eſprit adoucy,
Comment vous vous prendrez, à ſoûtenir cecy ?
Cette Lettre, par vous, eſt écrite à Clitandre ?

CLITANDRE
Vous auez, pour Acaſte, écrit ce Billet tendre ?
ACASTE [à Oronte et à Alceste]
Meſſieurs, ces Traits, pour vous, n’ont point d’obſcurité,
Et ie ne doute pas que ſa ciuilité,
A connoiſtre ſa main, n’ait trop ſçeu vous inſtrüire :
Mais cecy vaut, aſſez, la peine de le lire.

Vous eſtes vn étrange Homme [Clitandre], de condamner mon enjoûment, & de me reprocher que ie n’ay
iamais, tant de joye, que lors que ie ne ſuis pas auec vous. Il n’y a rien de plus injuſte; & ſi vous ne venez bien
viſte, me demander pardon de cette Offence, ie ne vous la pardonneray de ma vie. Noſtre grand Flandrin de
Vicomte...

Il deuroit eſtre icy.

Noſtre grand Flandrin de Vicomte, par qui vous commancez vos plaintes, eſt un Homme qui ne ſçauroit me
reuenir; & depuis que ie l’ay veu, trois quarts d’heure durant, cracher dans vn Puits, pour faire des Ronds, ie
n’ay pû iamais, prendre bonne opinion de luy. Pour le petit Marquis...

C’eſt moy-meſme, Meſſieurs, ſans nulle vanité.

Pour le petit Marquis, qui me tint hyer, long-temps, la main, ie trouue qu’il n’y a rien de ſi mince que toute ſa
Perſonne; & ce ſont de ces Mérites qui n’ont que la Cape & l’Epée. Pour l’Homme aux Rubans verts... [Alceste]

A vous le dé, Monſieur.

Pour l’Homme aux Rubans verts, il me diuertit quelquefois, avec ſes bruſqueries, & ſon chagrin bourru; mais
il eſt cent momens, où ie le trouue le plus, fácheux du Monde. Et pour l’Homme à la Veſte... [Oronte]

Voicy voſtre Paquet.

Et pour l’Homme à la Veſte, qui s’eſt jetté dans le bel Esprit, & veut eſtre Autheur malgré tout le Monde, ie ne
puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit; & ſa proſe me fatigue autant que ſes Vers. Mettez-vous, donc,
en teſte que ie ne me diuertis pas toújours ſi bien que vous penſez ; que ie vous trouue à dire plus que ie ne
voudrois, dans toutes les Parties où l’on m’entraîne ; & que c’eſt vn merueilleux aſſai-ſonnement aux Plaiſirs
qu’on gouſte, que la preſence des Gens qu’on aime.

CLITANDRE
Me voici maintenant, moy.

Voſtre Clitandre, dont vous me parlez, & qui fait tant le Doucereux, eſt le dernier des Hommes pour qui
i’aurois de l’amitié. Il eſt extrauagant de ſe perſüader qu’on l’aime; & vous l’eſtes, de croire qu’on ne vous
aime pas. Changez, pour eſtre raiſonnable, vos Sentimens contre les ſiens; & voyez-moi le plus que vous
pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en eſtre obſedée.

D’vn fort beau Caractère, on voit là, le Modele,


Madame, & vous ſçauez comment cela s’appelle ?
Il ſuffit, nous allons l’vn, et l’autre, en tous Lieux,
Montrer, de votre Cœur, le Portrait glorieux.

ACASTE
I’aurois dequoy vous dire, & belle eſt la Matiére,
Mais ie ne vous tiens pas digne de ma colére;
Et ie vous feray voir, que les petits Marquis
Ont, pour ſe conſoler, des Cœurs de plus haut prix.
Littré :
« Flandrin signifie de Flandre, Flamand, et est un sobriquet péjoratif donné aux gens grands et fluets à cause
de la haute taille qui est ordinaire chez les Flamands. »

TLFi :
« grand garçon un peu gauche et emprunté »
Étymol. et Hist. 1640 grand flandrin ([Antoine] OUDIN, Curiositez [p. 227 : vn homme mal fait]). Emploi
injurieux de flandrin « de Flandre; habitant de la Flandre » (2e moitié du XVe s., [Jean de] Montferrant
ap. G[eorges] CHASTELLAIN, Œuvres, éd. Kervyn de Lettenhove, t. 7, p. 160 : homme flandrin [qualifi-
catif injurieux de G. Chastellain, p. oppos. à trésor de Bourbonnois, appliqué à J[ean] Robertet]).

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Le premier biographe de Molière, Grimarest [Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest (1659-1713)],
précise en 1705 :
Comprenons : feue Madame (« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un
éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! », Henriette-Anne
d’Angleterre, morte en 1670, à 26 ans) avait fait pression sur le dramaturge pour qu’il retire l’anecdote
montrant sous un jour peu flatteur un courtisan en qui les familiers de Versailles ne manquaient pas de
reconnaître son amant (réel ou supposé : situation piquante, pour qui savait qu’il était l’amant du mari,
Monsieur, frère de Louis XIV).
Il s’agit d’un des innombrables figurants de la « petite histoire » (G. Lenotre) : Guy-Armand de Gramont,
comte de Guiche (1637 ou 1638-1673), dont la mère était nièce de Richelieu et l’épouse petite-fille du
chancelier Séguier. Héros du passage du Rhin (le 12 juin 1673 ; il meurt d’une fièvre le 29 septembre), on
le mentionne surtout pour évoquer ses frasques : c’est un des personnages de Bussy-Rabutin, dans l’His-
toire amoureuse des Gaules où, d’ailleurs, un des épisodes le concernant — Histoire d’Ardélise et de Trimalet
— est pris chez Pétrone.
On trouvera en annexe deux extraits, pris l’un chez Mme de La Fayette, amie et confidente d’Henriette
d’Angleterre, l’autre chez Mlle de Montpensier (« la grande Mademoiselle »), qui donnent une idée de
l’insupportable bonhomme. Une nouvelle fois, je songe au mot d’Andromaque à Céphise :

Fais connaître à mon fils les héros de sa race ;


Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été…

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« Notre grand flandrin de vicomte » est une construction qui a déjà fait couler beaucoup d’encre.
On comparera :
chez Molière (les exemples abondent)
un vieux barbon de père, un honnête homme de père, un pendard de valet, ce chien de boiteux-là, mon fripon de
fils, ce petit fripon de laquais, bourreau de destin, bourreau de tailleur, mon pendard de fils, le coquin de Silvestre,
coquine de servante, chien de poltron, chien de philosophe enragé, ce chien d’homme-là, ta chienne de face, bons
chiens de pendards, bélître de pédant, chiennes de mazettes (une mazette était une haridelle, une rosse, bref
un mauvais cheval), etc.
chez La Fontaine
un fripon d’enfant, un saint homme de chat…

Le schéma est Dét N1 de N2


où « de » est la préposition (ou « mot vide », si on change de terminologie)
et l’on voit bien que la grande affaire est d’opérer la distinction (je simplifie à dessein) entre
le type mon collègue de bureau, un voisin de palier
et le type Ce cochon de Morin (Maupassant), Ma folle de sœur (enseigne d’un restaurant à Bruxelles, chaus-
sée de Charleroi ; aussi titre d’un film de Laurence Katrian). Si les exemples donnés dans ce second cas
sont en général péjoratifs, cela ne doit rien à la construction elle-même et on peut très bien rencontrer
son bijou de chapeau, ce modèle de belle-mère, mon trésor d’épouse, un bijou de villa…

La construction affective qui nous intéresse ayant fait l’objet d’une littérature assez riche, j’indique deux
articles qui ont le mérite d’être accessibles au grand public et disponibles sur Internet :
 Geneviève Bibeau et Karine Bourget, « La crisse de bibitte » : une sacrée bête noire en syntaxe
UQÀM — Université du Québec à Montréal
Département de linguistique et de didactique des langues
CESLa 2003 : Colloque des Étudiants en Sciences du Langage
er.uqam.ca/nobel/scilang/cesla03/index.pdf
pp. 7-26
 en québécois, crisse signifie « juron » (et en est un, au même tire que tabarnac) et bibitte désigne une
« bestiole » (un insecte non identifié, volant ou pas) — notamment dans bibitte à patates « doryphore » —,
au figuré et au pluriel « des idées noires ».
 Jean Albrespit, maître de conférences à l’université Michel de Montaigne-Bordeaux-3
« La quantification du continu : (dét) N1 of N2 »
Cycnos (revue du Centre de Recherches sur les Ecritures de Langue Anglaise de la Faculté des Lettres
de l’Université de Nice Sophia Antipolis),
Volume XVI no2 (2005), Détermination nominale et individuation
http://revel.unice.fr/cycnos/document.html?id=48

Notre construction a été utilisée par Malherbe :


dans sa traduction du Traité des bienfaits de Sénèque (La valeur est une vertu qui généreusement se hasarde où
le péril est juste, ou bien une adresse de repousser les dangers, s’en défendre et les rechercher. Toutefois nous
appelons vaillant un gladiateur, et baillons le même nom à un maraud de valet qui sans jugement se précipite à
la mort)
et dans sa correspondance (lettre à M. de Colomby, Aix, 1622 : Cependant, deux jours après que je fus arrivé,
je ne sais quel petit fripon d’officier fit une niche à mon fils, pour laquelle il a été contraint de garder la cham-
bre, et moi privé du contentement que j’étois venu chercher à ma maison).

Cela n’a pas échappé au redoutable lecteur qu’était Vaugelas :


Après s’être demandé si cet emploi ne bravait pas la grammaire, l’abbé d’Olivet concluait :

Je m’imagine que c’est un latinisme, car il y en a des exemples dans Plaute et ailleurs. Au reste, toutes
ces phrases, au moyen de l’ellipse, rentrent dans les règles de la syntaxe ordinaire.

Je doute que l’ellipse (même en la baptisant « effacement ») soit encore de nos jours appelée à la rescousse
pour analyser de telle constructions syntaxiques, mais là ne réside pas, à mes yeux, l’intérêt de la phrase
citée : la linguistique diachronique — ici, le recours à l’explication par le latin, allant de soi pour auteurs
et lecteurs du temps passé — est un moyen souvent rejeté par les spécialistes, qui se privent ainsi, à l’oc-
casion, d’une solution plus globale.

L’ancien français connaissait li fel d’anemis (voir Alf Lombard, Étude sur les expressions de ce type en français
et sur certaines expressions semblables dans les langues romanes et germaniques, 1931), l’italien accepte Com’è
moderno quel mascalzone di un re, Contreras écrit aquel ladrón de alguacil, Cervantès (DQ I, XVIII) Como eso
puede desparecer y contrahacer aquel ladrón del sabio mi enemigo, et l’anglais, qui a connu some scoundrel of a
seaman (Smollett), the scoundrel of a lawyer (Thackeray) et his scoundrel of a father (Emily Brontë), ne voit nul
inconvénient à my mathematician of a brother.
Dès lors, pourquoi limiter descriptions et analyses au seul français ? Au surplus, je n’ai encore lu aucun
argument sérieux à opposer à la théorie de l’origine romane de notre structure. Voici une opinion assez
ancienne :

Pedro Felipe Monlau, Diccionario etimológico de la Lengue Castellana (1856), p. 244


Las locuciones familiares el bonachón del padre, ciego de mí, desgraciado de tí, la tonta de la criada, el tuno
del mercachifle, etc., deben considerarse como latinismos. Plauto dijo scelus viri (canalla del hombre),
monstrum mulieris (mónstruo de mujer).

Et un point de vue moderne :

Christopher J. Pountain, A History of the Spanish Language through Texts (2000, Routledge), ch. VII,
p. 102 § 12.2.8 :
The construction el triste de mi hijo shows the use of the Romance preposition de to render the Latin
appositional function of the genitive case in a noun + noun phrase such as scĕlus vĭri ‘you scoundrel
of a man’; the use of the adjective in place of the first noun is made possible by the nominalisation
of the adjective, which is signalled by the use of the definite article (Lapesa 1962).

Brigitte L.M. Bauer, dans The Emergence and Development of SVO Patterning in Latin and French (OUP, 1995),
décrit l’émergence du remplacement de l’apposition urbs Roma par un génitif urbs Romæ, dans lequel elle
voit l’amorce du processus qui devait se poursuivre avec le remplacement, à son tour, du génitif par une
tournure prépositionnelle.

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