Les Fautes
Par Ligaran et Albert Tinchant
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Aperçu du livre
Les Fautes - Ligaran
DESSINS DE
George Auriol, Bombled, Caran d’Ache, Fernand Fau, Napo, François Godefroy, Meerwart, Midsouno, Henri Pille, Richemont, Henri Rivière, Rod. Salis, Henry Somm, Steinlen, Uzés et Willette.
Amour sincère
À Fernand Fau.
Elle n’était pas ce qu’on appelle une vertu.
On excusait volontiers ses chutes, parce qu’elles provenaient d’une bonté d’âme excessive. Anna, faire de la peine à quelqu’un ! Son cœur en eût longtemps saigné.
Elle se donnait pour le plaisir de faire un heureux, en amie, et les camarades qui le savaient abusaient de sa charité.
Parmi les jeunes gens qui la fréquentaient, Clodion était le seul qui n’eût pas frappé à sa porte.
Très distrait, ce grand gaillard, sculpteur de son état et flâneur par principes, n’avait jamais remarqué qu’Anna fût séduisante, sinon jolie.
Haute comme rien, elle était admirablement faite.
Sous les frisons châtains qui ombraient son front, les yeux un peu ronds, limpides, accusaient une candeur et une effronterie charmante qu’accentuaient le retroussis d’un nez délicat et la lippe des lèvres épaisses, très rouges. Elle était fière de ses mains minuscules et de la désinvolture avec laquelle en trottinant sous la pluie elle relevait ses jupes pour découvrir une cheville ténue, et le bas de sa jambe d’une élégance grêle.
Lui la traitait en bon garçon. Instinctivement, elle s’était prise d’une grande estime pour ce caractère un peu grave. Elle l’écoutait parler comme un oracle, et, coquette avec tous ceux qui l’approchaient, observait vis-à-vis de lui une stricte réserve. Elle eût été très étonnée, choquée peut-être qu’il lui parlât autrement qu’en ami, bien qu’elle pensât souvent à lui, lorsqu’elle se trouvait avec les autres.
Un matin de mai, Clodion descendait la rue des Martyrs, toute enluminée sous le clair soleil du printemps, et il rêvait très profondément sans savoir à quoi.
Voici qu’il aperçut, venant à lui, Anna, rose et joyeuse de la beauté du ciel et de l’ensoleillement des rues. Il l’avait reconnue, rien qu’à sa manière de marcher saccadée et vive. Ils se serrèrent les mains, et comme il l’examinait, étonné de la transparence de sa chair et du velouté de ses yeux, elle lui prit le bras avec un joli sourire qui montrait ses quenottes d’un blanc-bleu.
Ils se promenèrent à petits pas, s’arrêtant de temps en temps, pour se regarder dans les yeux avec une jouissance si imprévue et si subtile qu’ils en devenaient tous les deux pâles. Très amoureux, très bêtes, se contemplant comme s’ils ne se fussent jamais vus, ne trouvant rien à se dire, sinon qu’il faisait beau et que c’était bon de se promener comme çà ensemble. Elle gardait sur les lèvres un sourire exquis, indéfinissable, comme si elle eût souri à quelque songe intérieur très indécis et très doux.
Et lui, effaré des désirs fous qui lui venaient de baiser cette bouche fraîche qui s’offrait, grisé de cette intimité si jeune et si naïve, s’arrêta soudain, l’enveloppa d’un regard éperdu, et comme inquiète, elle lui demandait :
– Qu’est-ce donc ? Tu as l’air toute chose.
Il balbutia une excuse niaise de la quitter si vite, lui serra les mains à la faire crier, et s’en alla très raide, comme s’il eût redouté, en tournant la tête, d’apercevoir encore la petite femme qui était restée immobile au bord du trottoir, le cœur gros, avec une désolation sincère qui lui mettait des larmes dans les yeux.
Ils sont toujours, comme par le passé, de bons amis.
Elle n’aurait qu’une allusion à faire, un regret à formuler, pour qu’il devînt son amant : car, il s’est souvent reproché de ne pas l’avoir prise à l’heure où c’eût été divin de la posséder. Mais avec son instinct de femme et son expérience de fille, Anna craint que leur première nuit ne déflore le seul souvenir d’amour vrai qui lui parfume le cœur.
Elle se sera donnée à tous ceux qui l’ont désirée, sauf à l’homme qu’elle aime.
L’éventail
À Rodolphe Salis.
Effrayée lorsqu’elle entendit la clef grincer dans la serrure, elle reprit, dès que son amant fut entré, toute son assurance.
Lui avait pâli en l’apercevant couchée dans le lit, les bras encadrant le visage, l’œil hardi, la physionomie impénétrablement froide.
Il y eut un silence. Puis, brusquement, d’une voix que la colère étranglait, il l’interpella.
– D’où viens-tu ?
Elle ne répondit pas.
Depuis deux ans qu’ils vivaient ensemble, elle s’était montrée d’une fidélité impeccable. La veille, à la suite d’une querelle vive, elle était partie. Vainement il l’avait attendue jusqu’au matin.
Tandis qu’il se répandait en reproches où pleuraient à travers les invectives les attendrissements doux des amours trompées, forte de la ténacité de cette affection qu’elle ne partageait plus, elle le fixait de ses yeux clairs dont la froideur inaccoutumée donnait à sa tête mutine une expression d’ironie exaspérante. À dessein, elle s’immobilisait dans une pose qui la rendait irrésistible, les cheveux noir-bleu inondant les épaules et le haut de la poitrine ronde de l’embonpoint ferme des femmes petites et grasses. La chemise à gorgerette complaisante laissait voir entre les dentelles la pointe rose des seins. Toute jolie ainsi de la séduction fleurante de sa chair !
Vaincu par ce mutisme provocant, il arpentait fiévreusement la chambre, n’osant contempler la femme aimée si dédaigneuse et si belle ; et des envies lui venaient de la tuer pour qu’elle ne fût pas à un autre.
Résolu à un dernier effort, il s’assit à son chevet.
– Écoute. Si tu m’aimes, pourquoi m’as-tu trompé ? Si c’est fini entre nous, pourquoi revenir ? Dis-moi franchement la vérité, quelle qu’elle soit.
D’un air ennuyé, elle étouffa un bâillement. Alors il s’emporta jusqu’à la menacer. Cette fois, elle desserra les dents.
– Si tu me frappes, je m’en vais.
Il se jeta devant la porte, désespéré. Les paupières mi-closes, elle le regardait, à travers le voile des cils, s’apaiser progressivement. Une minute, elle avait craint pour sa vie. Très abattu, il s’était laissé tomber sur une chaise, et, la tête dans ses mains, il s’amollissait au souvenir des bonnes félicités de la vie à deux. Peut-être, par une sympathie étrange, y songea-t-elle à son tour, car une pitié tendre l’envahit. Elle se leva, vint à lui, et comme elle lui glissait les bras autour du cou, elle vit qu’il pleurait.
Alors, sincèrement émue, elle le baisa à pleine bouche ; et comme affolé de ce revirement soudain, il cherchait encore à la confesser, elle l’entraîna dans l’alcôve sous cette condition qu’il ne l’interrogerait plus.
Dans la surprise de ce dénouement qui lui laissait au cœur l’amertume du doute, il s’irritait d’avoir été si débonnaire. Elle, très joyeuse maintenant, riait et chantait comme une fauvette ivre de soleil et de rosée. Tout d’un coup, elle s’assombrit.
– Méchant ! qu’as-tu fait de mon éventail ?
– Je l’ai brisé. Au reste, ce n’est pas une perte.
– Si, j’y tenais beaucoup. Tu me l’as donné le soir de notre nuit de noces.
Et elle fondit en larmes. Pour la consoler, il se mit à chercher l’éventail qu’il avait, la veille, jeté sous un meuble dans un moment de colère. Et lorsqu’il l’eut retrouvé elle eut une joie d’enfant, et les baisers claquèrent plus sonores sur leurs lèvres enamourées.
Le lendemain, quand il rentra de son travail, le logis était vide. L’oiseau s’était à nouveau envolé de sa cage, – cette fois pour toujours.
Désireuse de garder un souvenir de son premier amour, elle était revenue chercher l’éventail.
Possession
À Jules Jouy.
De sa fenêtre, Jacques la regardait trottiner, rapide, sans détourner la tête, dans la petite rue déserte où s’abritait leur premier rendez-vous. Une tristesse subite envahissait le jeune homme. Pourtant, la chambre d’hôtel sombre et