La Faute: Roman historique
Par Daniel MONNAT
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À propos de ce livre électronique
Comment se racheter quand on a commis une trahison aux terribles conséquences ?
Genève 1939 : l’Europe va s’enflammer bientôt et pourtant la joyeuse bande d’étudiants ne s’en soucie pas trop. Faire la fête jusqu’à l’aube, draguer des filles et, accessoirement, réussir les examens, voilà ce qui les occupe. Mais Michel a un souci supplémentaire : il est pauvre et ses copains sont riches. Pour se hisser au-dessus de sa condition, l’étudiant désargenté commet l’impardonnable : il vole et précipite en enfer Daniel, Judith et la petite Sarah, une famille de fugitifs juifs allemands. Tenaillé par le remords, Michel va tout tenter pour réparer sa faute et sauver cette famille. Le jeune étudiant choisit de quitter le confort et la sécurité suisses pour se plonger volontairement au coeur du gigantesque massacre qui ensanglante l’Europe et le monde, dans une épopée qui le conduira en Allemagne, en Russie et en Biélorussie. Ce roman historique très documenté confronte le héros avec des faits et des personnages historiques bien réels qui ont laissé leur trace dans l’histoire de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.
Un roman historique poignant.
EXTRAIT
La toile est accrochée là, au-dessus de cette cheminée monumentale qui détonne dans le petit appartement genevois. Elle y trône depuis presque quinze ans. Il l’a tant regardée qu’il ne sait plus s’il doit admirer le génie de celui qui l’a peinte ou maudire le destin qui lui a fait croiser la route de cette tête de femme bizarre avec cette énorme main en premier plan. Une pâle lumière de fin d’après-midi tombe sur le tableau et accentue la tristesse de ses gris et de ses beiges. Mais quelle mouche a piqué le peintre espagnol quand il a jeté sur la toile ce portrait monstrueux ? Un instant, une idée farfelue traverse son esprit. C’est une toile magique. L’artiste y a dissimulé un sort qui est à l’origine de tout ce malheur. Quelle pitoyable excuse ! Non, il n’y a là-dedans aucune magie noire et Picasso est parfaitement innocent. C’est lui, Michel, lui seul qui est responsable. Et l’heure de payer est venue. Demain, il lui dira tout et c’en sera fini de leur petit paradis domestique. Elle ne viendra plus se blottir dans bras. Elle ne l’affublera plus de sobriquets charmants. Elle ne lui lancera plus ses regards à la fois graves et tendres, protecteurs parfois. Elle ne lui dira plus gentiment :
– Mais papa, il faut te trouver une compagne !
À quoi il répond invariablement :
– Pourquoi ? On n’est pas bien tous les deux ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Daniel Monnat est né à Berne en 1951. Titulaire d’une licence en histoire contemporaine, il a ensuite exercé la profession de journaliste à la Radio Suisse Romande avant de poursuivre sa carrière à la Télévision Suisse Romande pour laquelle il a réalisé de nombreux reportages, notamment pour le magazine Temps présent.
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Aperçu du livre
La Faute - Daniel MONNAT
Prologue
Genève, 1959
La toile est accrochée là, au-dessus de cette cheminée monumentale qui détonne dans le petit appartement genevois. Elle y trône depuis presque quinze ans. Il l’a tant regardée qu’il ne sait plus s’il doit admirer le génie de celui qui l’a peinte ou maudire le destin qui lui a fait croiser la route de cette tête de femme bizarre avec cette énorme main en premier plan. Une pâle lumière de fin d’après-midi tombe sur le tableau et accentue la tristesse de ses gris et de ses beiges. Mais quelle mouche a piqué le peintre espagnol quand il a jeté sur la toile ce portrait monstrueux ? Un instant, une idée farfelue traverse son esprit. C’est une toile magique. L’artiste y a dissimulé un sort qui est à l’origine de tout ce malheur.
Quelle pitoyable excuse ! Non, il n’y a là-dedans aucune magie noire et Picasso est parfaitement innocent. C’est lui, Michel, lui seul qui est responsable. Et l’heure de payer est venue.
Demain, il lui dira tout et c’en sera fini de leur petit paradis domestique. Elle ne viendra plus se blottir dans ses bras. Elle ne l’affublera plus de sobriquets charmants. Elle ne lui lancera plus ses regards à la fois graves et tendres, protecteurs parfois. Elle ne lui dira plus gentiment :
– Mais papa, il faut te trouver une compagne !
À quoi il répond invariablement :
– Pourquoi ? On n’est pas bien tous les deux ?
Comment va-t-elle réagir ? Quels sentiments éprouverait-il lui-même après une telle révélation ? La tristesse, la colère, le mépris ou pis, un désespoir muet ? Il n’en sait rien. Impossible de se mettre à sa place.
Il essaie de résister à la tentation de s’apitoyer sur lui-même mais ce n’est pas facile. Si elle s’en va, si elle refuse désormais tout contact avec lui, si le terrible secret les sépare à jamais, sa seule raison de vivre disparaîtra et grande sera sa solitude.
Pourtant, depuis dix-huit ans, son éden tient à peu de choses. Un appartement modeste, un peu sombre, dont le seul charme tient à sa position au cœur de cette Vieille-Ville de Genève qu’il aime et qu’il déteste à la fois. Son travail de médecin généraliste répétitif et effacé : dix heures par jour à entendre tous les bobos de la cité, une clientèle de gens pauvres qui ne paient pas toujours leurs factures. Quelques rares copains, pas même des amis. Pas d’activité politique, pas de club de boulistes ou de randonneurs alpins. Et pas la moindre amourette. Depuis le drame, il a vécu presque comme un moine. Il s’est puni lui-même.
Mais il y avait elle, son soleil, qui a rempli son univers d’une lumière si chaude que tout le reste ne lui a presque pas manqué. Quelle joie insensée quand elle a déchiffré sa première phrase ! Et quelle fierté quand elle a été désignée meilleure élève du collège en français !
Au fil des années, elle est devenue une jeune femme sérieuse, un peu solitaire, comme lui, même si ses éclats de rire ont souvent résonné dans le petit appartement trop monacal. Cette mue n’a pas toujours été facile à accompagner pour un homme seul. Sarah l’a aidé. Elle a d’abord effacé de sa mémoire les terribles images, un mécanisme courant, semble-t-il, chez les très jeunes enfants confrontés à l’insupportable. Elle n’en a jamais parlé et lui, il a tout fait pour qu’elle ne se souvienne de rien. Simplement, elle avait toujours besoin d’être rassurée, ses petits bras tendus pour qu’il la prenne sur ses genoux ou contre lui. La nuit, dans sa chambre, la veilleuse restait allumée jusqu’au matin. Elle n’a jamais supporté les cris, les bruits soudains et intenses. Enfant, elle était un peu potelée, comme si cette enveloppe devait la protéger d’une menace. Mais sinon, c’était une petite fille joyeuse, curieuse de tout, taquine parfois avec ce père seul et maladroit.
Elle a traversé l’adolescence avec légèreté en lui épargnant les grandes révoltes théâtrales. Ces futilités ne pouvaient concerner la survivante d’une famille qui avait traversé des épreuves si atroces. C’est ainsi qu’il a interprété cette sérénité, rare à cet âge-là. Bien sûr, elle a dû, comme les autres, conquérir son indépendance de jeune adulte. Les barrières qu’il avait érigées pour la protéger, elle a parfois élevé la voix pour les faire tomber. Elle revenait de si loin qu’il a eu de la peine à la lâcher dans le monde, toute seule, sans la surveiller constamment. Mais il s’est fait violence pour que sa vie d’enfant soit aussi normale que possible. Il a aimé passionnément jusqu’à ses caprices, ses colères, les mots blessants que les enfants disent alors à leurs parents pour le regretter aussitôt. Il se dit qu’elle lui a donné beaucoup. Compte tenu des circonstances, une épouse n’aurait pas pu le rendre plus heureux. Mais sa honte n’en est que plus grande. Ce bonheur, il ne le mérite pas.
Aujourd’hui, les hommes se retournent sur elle dans la rue, sur ses cheveux noirs et ses jolies jambes. Ils restent muets et intimidés quand elle repousse leurs avances lourdaudes d’un simple éclair de ses yeux d’un bleu des mer du sud, les mêmes yeux que Judith. Et lui s’inquiète et se réjouit à la fois de ses succès.
Tous ceux qui élèvent des enfants connaissent ces étapes, ces satisfactions et ces chagrins. Mais à ces joies ordinaires de père s’ajoutait le sentiment réconfortant qu’il était un peu pardonné.
En réalité, il sait très bien qu’il n’est qu’un voleur. Il a dérobé ces joies à ses vrais parents. Et dans son âme meurtrie depuis tant d’années, la grande ombre de la culpabilité reprend à chaque fois ses droits.
Alors pourquoi lui dire ? Après tout, elle a autant à perdre que lui. Jusque-là, elle n’a posé que très peu de questions. Elle s’est contentée des bouts de réponses qu’il lui a données, des légendes qu’il a inventées : que le cœur de sa mère, déjà très malade, n’a pas supporté l’accouchement. Mais le sujet les gêne tous les deux et la conversation dévie rapidement vers autre chose.
Dans son entourage, plus personne n’est au courant de cette histoire. Déjà, à l’époque, très peu de ses proches ont su ce qui s’était réellement passé. Et il a pris soin de couper les ponts avec tous ceux qui ont participé à cette dramatique aventure. Même en cherchant dans les papiers officiels, elle ne trouverait pas grand-chose qui puisse l’alerter. Elle pourrait seulement s’étonner de lire qu’elle est née loin d’ici.
Il s’est juré il y a bien longtemps de lui dire la vérité le jour de ses vingt ans. Il ne veut pas lui voler son passé en plus du reste.
La tradition veut qu’il l’emmène dans un bon restaurant le jour de son anniversaire. Il y a invariablement l’entrecôte aux morilles et les pommes allumettes au menu. C’est elle qui a imposé ce rite depuis qu’elle est en âge d’exiger quelque chose. Elle n’a pas eu besoin d’insister beaucoup. Pour lui, c’est un instant de pur bonheur de la voir dévorer avec enthousiasme en lui racontant les mille futilités de sa vie d’étudiante. Ensuite on rentre à la maison où les attend le gâteau qu’il a commandé chez l’incontournable Castrischer. Cette année, ce sera le moment de vérité.
Elle ne lui pardonnera sûrement pas : il est impardonnable. Le comprendra-t-elle ? Non plus. La cupidité est un mobile trop vil pour être compris à cet âge-là. Réclamera-t-elle le tableau ? Il n’ose pas le lui proposer. Cette tête de femme, ce Picasso à l’origine de toute cette tristesse, le poursuit comme un grigri maudit, comme le rappel de son ignominie. Ce tableau appartient légitimement à Sarah. Sa valeur dépasse désormais plusieurs centaines de milliers de francs sur le marché de l’art. Et pourtant, à sa place, il choisirait de le brûler. Il ne l’a gardé que pour elle.
Elle voudra s’en aller, s’éloigner de lui, et il ne pourra évidemment pas refuser. Mais en même temps il est sa seule famille. Ses vrais parents, grands- parents, frères, oncles ont tous été exterminés. Elle va payer autant que lui son terrible aveu. Il a tourné cent fois le problème dans sa tête. Mais il est convaincu qu’il y a dans le mensonge une force destructrice plus redoutable que la vérité. Le moment est venu et il lui parlera demain.
Première partie
Genève, 1939
Chapitre 1
–O n se retrouve au Landolt !
La formule magique est prononcée. La joyeuse bande de carabins se veut frondeuse, elle affirme qu’elle ne respecte pas les conventions, mais elle a ses traditions. Les bières, les très nombreuses bières, se boivent au Landolt. Même Lénine y a eu ses habitudes. Il faut parler et rire très fort, se moquer des connus et des inconnus, avoir la répartie rapide et cinglante, professer des opinions politiques tranchées et plutôt très à droite, porter des vêtements froissés mais sur-mesure.
Les discussions sont interminables, les arguments de plus en plus incohérents à mesure que la soirée avance et que les chopes de bières s’entassent sur les tables de bois. Et qu’importe s’il faudra se lever demain la tête très lourde pour suivre tant bien que mal les cours de l’université.
Parfois la fête se poursuit chez Madame Simone et sa maison bien proprette, qui accueille ces messieurs les étudiants pour une partie de jambes en l’air tarifée. Le monde essaie de se remettre de la Grande Crise et les filles en mal d’argent ne manquent pas. De blondes Allemandes dont les marks ne valent plus rien, des aristocrates russes auxquelles les bolchéviques ont tout pris, et, pour les amateurs d’exotisme, deux Chinoises arrivées là on ne sait pas comment et qui sont particulièrement dociles. Une institution bien utile, cette maison de Madame Simone, pour apaiser les ardeurs et les tempêtes d’hormones des futurs médecins, avocats, notaires, banquiers. Les filles de la bonne société de la Cité de Calvin, rue des Granges, Champel, Florissant, ne prendraient jamais le risque de céder aux avances sexuelles de ces jeunes étudiants insouciants. Un scrupule religieux qui leur commanderait de préserver leur virginité pour le mariage ? Absolument pas ! Le dieu de cette caste, c’est l’argent. Et les mariages sont là pour consolider le patrimoine. Une grossesse non désirée qui conduirait à une mésalliance serait une catastrophe. Et aucune de ces demoiselles n’a envie de se retrouver sans le sou, la pire des situations pour une jeune Genevoise de la bourgeoisie aisée. La passion amoureuse n’est pas vraiment au programme et le déchaînement de la chair non plus. Quatre siècles de calvinisme ont laissé des traces.
Quand Michel entre au Landolt, il est à la fois joyeux et inquiet. Joyeux parce que la hautaine Oriane a enfin répondu à l’une de ses nombreuses lettres. Mais inquiet parce que son budget mensuel est presque épuisé et que la soirée risque de vider complètement son gousset. C’est son talon d’Achille depuis qu’il est arrivé à Genève, au printemps de 1939 : la vie y est beaucoup plus chère qu’à La Chaux-de-Fonds, sa ville d’origine dans les montagnes neuchâteloises. La fréquentation de ses camarades étudiants, souvent bien mieux lotis que lui, lui a permis de rencontrer Oriane, la sœur de son ami Arthur, une brune pétillante un peu moins snob que ses amies. Mais il peine à suivre le train de vie de ses camarades. Ces derniers sont amicaux et chaleureux, mais pas au point de compenser son manque d’argent. Les riches Genevois n’ont pas la réputation d’être très généreux. Michel n’a pas d’argent, mais il a du charme. Svelte, de taille moyenne, les cheveux sombres, légèrement bouclés, des yeux myopes qu’il refuse par coquetterie de cacher derrière des lunettes et qui lui donnent un air rêveur, le teint mat, il sait que son sourire compense bien souvent la platitude de sa bourse auprès de filles.
« Et voilà Suter le fauché ! » Son arrivée est saluée par un concert de cris de bienvenue gentiment ironiques. Sous les boiseries du Landolt, la beuverie a commencé et les tournées défilent déjà. Si Michel ne dédaigne pas la fête, une légère ivresse et, pourquoi pas, une petite gâterie prodiguée par une professionnelle, il participe surtout à ces réjouissances pour ne pas s’isoler.
Genève peut être impitoyable pour un jeune Neuchâtelois sans argent et sans pedigree. Les rejetons des grandes familles du cru ont la dent dure envers les faibles et les pauvres. Heureusement pour lui, Michel a la langue bien pendue, en plus de son sourire irrésistible. Un membre de la joyeuse bande est précisément en train de raconter comment lui et quelques amis ont accablé de sarcasmes la secrétaire de la faculté, une jeune femme dont le salaire n’atteint pas le dixième de leur argent de poche. Elle est un peu trop rondelette et s’habille sans se soucier de la mode. Ils se sont moqués de son aspect jusqu’à ce qu’elle fonde en larmes, ce qu’ils considèrent comme un exploit particulièrement amusant.
Michel a un peu honte de dépenser le peu d’argent qu’il a à sa disposition pour ces distractions futiles, un argent si péniblement gagné par son horloger de père. Enfant, il a vécu la crise mondiale qui a laissé des millions d’ouvriers sur le carreau. Elle a frappé rudement l’arc jurassien et ses fabriques d’horlogerie. Beaucoup d’ateliers ont fermé. Il n’y avait plus de travail. Même son père a connu l’humiliation du chômage pendant quelques mois. La dévaluation du franc suisse en 1938 a donné un coup de fouet aux exportations horlogères, mais les gros nuages qui s’assemblent sur l’Europe et l’agressivité du chancelier Hitler, qui a annexé l’Autriche et envahi la Tchécoslovaquie, inquiètent. Et c’est très mauvais pour les affaires, sauf celles des marchands de canon.
Pour envoyer leur fils étudier la médecine à Genève, les parents ont économisé sur tout, même sur la nourriture. Sur leur table, les pâtes ont droit de cité plus souvent qu’à leur tour. À la Chaux-de-Fonds, contrairement à Genève, ça ne pose pas trop de problème. C’est le lot de la plupart des familles du coin. Les parents de Michel se sacrifient pour lui parce qu’ils sont généreux. Mais ce n’est pas leur seule motivation : ils investissent dans l’avenir. Un fils médecin ne serait que peu touché par une nouvelle crise. Des médecins, on en a toujours besoin. Même en temps de guerre. Quand il sera installé, ce fils pourra les soutenir financièrement dans leurs vieux jours, quand les yeux fatigués du père ne lui permettront plus de créer et de réparer les mécaniques minuscules sur lesquelles il se penche quotidiennement. C’est du moins ce qu’ils imaginent.
Les ouvriers des montagnes neuchâteloises s’énervent parfois, quand il s’agit de défendre leurs droits ou d’améliorer leurs conditions de travail. Mais ce sont des pragmatiques qui ne font pas confiance aux grandes gueules, aux faiseurs de discours. Ils s’en méfient et pensent vite qu’on tente de les embobiner.
En arrivant à Genève, Michel a complètement changé d’univers, il a vécu un véritable choc culturel. Ici, le verbe est roi. La ville se remet lentement d’une décennie d’affrontements hautement idéologiques, avec des joutes verbales homériques qui ont parfois dégénéré et fait des victimes. Lucien Tronchet, Léon Nicole, Géo Oltramare et bien d’autres n’ont cessé de jeter de l’huile sur le feu et d’engager leurs troupes à monter à l’assaut, pas seulement à coup de slogans et d’injures. Les poings ont souvent participé au débat. Les amis de Michel lui ont montré la place où, en 1932, la troupe a tiré sur les manifestants. Il y a eu des morts. La passion n’est pas retombée, attisée par la situation internationale et les succès nazis et fascistes. Michel n’a pas du tout envie de choisir un camp. Les excités de l’extrême gauche de Léon Nicole et de l’extrême droite de Géo Oltramare lui inspirent la même inquiétude. Ses origines ouvrières et jurassiennes le rapprochent de la gauche, mais son ambition de s’intégrer dans la bourgeoisie locale l’oblige à s’en distancer. Jusqu’à maintenant, Michel a réussi à ne pas exprimer d’opinion politique tranchée. Quand ses camarades vitupèrent contre la lâcheté des partis bourgeois trop timorés pour faire barrage aux Rouges, quand certains, à mots plus ou moins couverts, disent leur haine du juif, responsable, selon eux, de la crise et des tensions du moment, il ne dit rien. Il sourit d’un air entendu mais ne se prononce pas.
Les plus imaginatifs de ses amis pensent que c’est parce qu’il a adhéré à un de ces groupuscules fascistes plus ou moins légaux qui pullulent en ces années troubles, mais qu’il veut garder cette affiliation secrète. Cette hypothèse paraît d’autant plus plausible que son frère, Alain, arrivé quelques années avant lui à Genève, a adhéré immédiatement à l’Union Nationale, le parti fasciste de éeo Oltramare. Ce frère est un antisémite virulent, un anticommuniste fanatique et un admirateur passionné de Benito Mussolini. Pourtant, l’hypothèse est totalement fausse. Michel n’aime pas les extrêmes ni les extrémistes. Ils lui font peur. S’il se tait et s’il sourit, c’est uniquement pour ne pas perdre ces amis qui lui ouvrent les portes invisibles, mais bien réelles, de la cité.
Michel a une relation bizarre avec ce frère aîné qui lui ressemble si peu. Alain le traite avec un certain mépris, le même qu’il réserve à la bourgeoisie affairiste de banquiers et d’industriels qui font la pluie et le beau temps depuis toujours à Genève. Son travail au guichet d’une grande banque a plutôt renforcé ses convictions et sa haine des riches. D’un autre côté, sous cette condescendance, Michel sent chez son frère un sentiment d’infériorité et de jalousie. Lui aussi aurait voulu entreprendre des études universitaires. À cause de leurs moyens financiers limités, les parents ont décidé que seul Michel, dont les résultats scolaires étaient très supérieurs à ceux d’Alain, serait envoyé à l’université.
Michel se force à le rencontrer au moins une fois par mois, poussé par un obscur sentiment de culpabilité et pour ne pas faire de peine à ses parents. Mais il en a vite assez des slogans et des discours de son aîné, qui vient parfois à leurs rendez-vous en uniforme de son parti, chemise grise et béret basque.
Assis à leur stamm du Landolt, les étudiants parlent maintenant politique. La bière aidant, le volume de leur voix est devenu impressionnant, les opinions émises de plus en plus tranchées et les mots lancés à la volée dans le feu des débats dépassent souvent la pensée de ceux qui les prononcent. Arthur Blanchart a précisément apporté un exemplaire du Pilori, le journal de Géo Oltramare. « Géo a encore fait des siennes. Il en a mis plein la gueule à ce salaud de Rouge de Dicker. Le youpin ne va pas s’en relever. Géo va trop loin dans le style, mais sur le fond, on est bien obligé de reconnaître qu’il n’a pas tout tort. Ce Dicker et ceux de sa race nous empoisonnent la vie. » À une table voisine, un jeune homme tourne vivement la tête et murmure quelque chose à l’oreille de sa compagne qui lui pose la main sur le bras pour le calmer. Blanchart, à qui la réaction n’a pas échappé, continue de sa voix rendue brumeuse par l’alcool : « Et j’emmerde tous les youpins qui sont dans ce bistrot. » À la table voisine, le jeune homme brun fait mine de se lever brusquement. Mais les compagnons de Blanchart font rapidement taire ce dernier pour éviter la bagarre qui s’annonce. Le couple règle sa consommation et sort précipitamment du Landolt.
Michel est perturbé par l’incident. Il n’approuve pas du tout l’arrogance stupide de ce rejeton d’une grande famille bourgeoise, que ces provocations amusent quand il est ivre. S’il osait, il le lui dirait et irait s’excuser auprès du jeune inconnu. Mais ça signifierait probablement la fin du compagnonnage avec ses amis étudiants et la solitude de sa minuscule mansarde comme seul horizon. Donc il se tait. Et il pense à Oriane, la sœur d’Arthur : a-t-elle des sentiments ou même seulement de l’attirance pour lui ? Et lui, l’aime-t-il ou ne voit-il en elle que le moyen de mieux s’intégrer dans la bonne société locale ? C’est vrai, elle a de la classe mais est-elle vraiment belle ? Sa silhouette est élancée et les indispensables cours de danse ont donné à la petite fille cette grâce qui profite maintenant à la jeune femme. Son visage porte déjà les traces de l’arrogance caractéristique des nantis. Elle arbore un air un peu hautain qui gâche son charme. Michel chasse cette vilaine pensée. Dans sa réponse à ses lettres, Oriane lui a marqué un certain intérêt, à lui, l’étudiant qu’elle doit savoir désargenté. Elle ne doit donc pas être aussi pimbêche que ça. Et peut-être se dit-elle qu’un futur médecin, plutôt joli garçon, ne restera pas longtemps sans le sou, surtout s’il choisit une spécialisation prestigieuse comme la chirurgie par exemple.
« Toujours à rêver, Michel, à quoi ou plutôt à qui penses-tu en fronçant les sourcils ? C’est peut-être ma sœurette qui hante ce cerveau torturé ? Eh bien, réjouis-toi. Grâce à moi, tes affaires avancent. Mes parents veulent t’avoir à dîner samedi. La belle Oriane sera bien sûr de la partie. Alors c’est d’accord, dix-neuf heures, samedi, route de Chêne 95. » Dans l’esprit d’Arthur, ce n’est pas une question mais un ordre de marche. Comment imaginer un refus de la part de Michel, étudiant pauvre, invité dans une des plus anciennes familles genevoises ? Un honneur rare car dans ce monde on reçoit peu et on n’étale