Sarton - L'histoire de La Science

Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 45

The History of Science Society

L'Histoire de la Science
Author(s): George Sarton
Source: Isis, Vol. 1, No. 1 (1913), pp. 3-46
Published by: The University of Chicago Press on behalf of The History of Science Society
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/223804
Accessed: 18/09/2008 05:29
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at
http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless
you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you
may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use.
Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at
http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ucpress.
Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed
page of such transmission.
JSTOR is a not-for-profit organization founded in 1995 to build trusted digital archives for scholarship. We work with the
scholarly community to preserve their work and the materials they rely upon, and to build a common research platform that
promotes the discovery and use of these resources. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

The University of Chicago Press and The History of Science Society are collaborating with JSTOR to digitize,
preserve and extend access to Isis.

http://www.jstor.org

L'Histoire de la Science.

La revue Isis a l'ambition de reunir et de soumettre a la critique


les etudes relatives a l'histoire de la science. pour exposer son but et
son programme, il sera donc n6cessaire et il suffirad'exposer le but
et les m6thodes de cette discipline nouvelle, dont elle est destinee a
devenir l'organe. Bien entendu, pour ne pas allonger outre mesure
cette introduction, je devrai souvent 6noncer des propositions sans
pouvoir, ni les demontrer, ni les critiquer, mais ce sera pr6cisement
une des fonctions de la revue nouvelle, de reprendreune a une, pour
les examiner d'une maniWreapprofondie, toutes les questions que
j'aurai du me borner a esquisser ici. Pour les traiter avec toute l'ampleur indispensable, et notamment en les illustrant d'exemples concrcts et nombreux, il ne suffiraitpas d'un article, il faudrait 6crire un
volume.
Je dois encore faire observer, pour pr6venir des critiques trop
hatives, que le programme que j'expose ici est un programme ideal,
que la revue la mieux equip6e ne pourrait pretendre r6aliser du premier coup: je ne promets donc pas que mon programmesera realise
des les premiers num6ros, mais tous mes efforts tendront Ace qu'il le
soit le plus rapidementet le plus completement possible.
I. -

SCIENCE ET PHILOSOPHIE.

Mais avant de d6finir l'objet de nos recherches, il est utile de faire


sentir les besoins intellectuels auxquels elles doivent donner satisfaction.
A mesure que la science progresse et que son domaine s'accroit
inrdefinimenten etendue et en profondeur, les connaissances scientifiques deviennent aussi plus nombreuses et plus complexes. Depuis
le siecle passe, cette complexite est devenue telle, que la sp6cialisa-

GEORGE SARTON.

tion des savants dans une aire de plus en plus restreinte, est apparue
comme la condition premiere d'un travailvraiment fructueuxet d'une
decouverte originale. La n6cessite mdme de s6parer les difficultes,
pour mieux les r6soudre,a 6t6 la cause ininterrompue d'une division
du travail scientifique, qui semble etre arriv6ea ses derniMreslimites.
Que cette tendance, que l'on peut appeler la tendance analytique, a
6te extremementutile, toute la science moderne est lA pour en temoigner; toutefois, sa domination exclusive presente augsi de grands
inconvenients, dont on n'a pu s'apercevoirau debut, mais qu'une
accumulationprolongee a rendus trEs sensibles. C'est qu'en offet la
science n'a pas pour but la decouvertede faits isol6s, mais la coordination de ces faits et leur explication r6ciproque. A force de diss&miner ses efforts, la science risquerait de perdre de vue son objet
propre; les connaissances scientifiques auraient beau se multiplier,
l'esprit scientifique s'appauvrirait.
Maisa c6te de ce danger d'ordre scientifique ou philosophique, des
tendances analytiques trop exclusives, priv6es de tout contrepoids,
presenteraientun dangerencore plus grave: ce n'est pas seulement la
science qui menacerait d'etre d6sagr6g6e, mais la vie sociale ellemAme. Loin de pouvoir songer Aunir les hommes par des points de
vue communs, les savants finiraient par ne plus se comprendre euxmemes.
Ce rythme essentiel de notre pens6e, qui nous fait ressentir plus
fortement, tour A tour, le besoin d'analyse ou le besoin de synth6se,
se retrouve dans la conception changeante que les hommes se font
des rapports entre la philosophie et la science: il y correspond un
rythme synchroniquequi, tour a tour, 6carteou rapprocheles uns des
autres, les savants et les philosophes. C'est, en effet, ce qu'une etude
comparativede l'histoire de la science et de l'histoire de la philosophie permet assez facilement de vErifier.
Les savants de genie - j'appelle ainsi ceux qui bouleversent les
idles revues et instituent des recherches d'ordre radicalement nouveau - ont toujours exercE une action considerable sur les progrEs
de la philosophie. Eux-memes, d'ailleurs, devaient Etre des esprits
trEs synthEtiques, et avaient du faire des emprunts plus ou moins
conscients A cette reserve d'idees g6n6rales qu'est la philosophie,
pour formuler leurs theories r6volutionnaires. Songez a G^lille, i
Kepler, a Newton, i Darwin... Leur oeuvreet leur influence ne sont
comprehensibles que si l'on admet des echanges d'idtes continuels
entre la philosophie et la science : ils ont puise dans la philosophie

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

de leur temps le desir de creer une synthkse nouvelle, et, d'autre


part, c'est en modifiant profondement la pensee philosophique par
leurs decouvertes que leur action s'est &tenduebien au dela du
domaine scientifique auquel ils l'avaient appliqu6e. De meme, les
grands philosophes - ceux qui ont vraiment renouvelMl'ideologie
de leur 6poque - ont exerc6 une influence non moins considerable
sur l'6volution de la science. S'ils n'etaient point eux-m6mes des
savants cr6ateurs, du moins ils connaissaient toute la science de leur
temps. Songez a Platon, a Aristote, i Descartes, i Leibniz, A Kant...
Ici encore, il est indispensable de concevoirun double courant d'idees
entre la philosophie et la science: c'est la science de leur temps qui
leur a donne a la fois l'intuition et les mat6riaux d'une syst6matisation nouvelle, et celle-ci, a son tour, a transform6l'atmosphere philosophique dans laquelle la science allait continuer son developpement.
Nous pouvons tout de suite en tirer cette consequence, que si
I'historien de la science doit connaitre l'histoire de la philosophie,
des raisons identiques obligent imp6rieusementl'historien de la philosophie i etudier l'histoire de la science. C'estune lourde obligation
pour le philosophe, mais il ne me parait pas qu'il puisse s'y d6rober.
L'etude de la pens6e des grands philosophes - qui sera toujours la
partie essentielle et la plus excitatrice de l'histoire de la philosophie
- est evidemment trop incomplete, si l'on neglige d'etudier le patrimoine scientifiquequ'ils ont utilise, le milieu scientifique dans lequel
ils ont v6cuet l'influence qu'ils ont exercee sur la marche de la science.
Si l'on se borne, par exemple, a 6tudier les idles philosophiques de
Descartes, sans s'occuper du retentissement de ces idees sur la mecanique, l'astronomie, la physique, la medecine, la botanique..., il est
Evidemmentimpossible de nous donner de son g6nie une reconstruction complete, ni meme exacte. Et de plus, il est indispensable d'expliquer les repercussions des idees cart6siennes sur toute la science
des xvIP et xvIIe sikcles, et sur la science contemporaine, et c'est 1l
vraimentune tiche considerable, mais ce n'est qu'A ce prix que la
personnalitede Descartesnous apparaitrasous son vrai jour.
Tout le monde se rappelle ces grandes epoques de synthese, dont
l'antiquitegrecque nous a donne plusieurs fois le spectacle, et plus
pres de nous, la Renaissance et le cart6sianisme. Au contraire, ce
sont surtout les tendances analytiques qui ont predomine pendant le
xixe sikcle. Ce discredit des constructions synthetiques etait cause, en
partie, par l'engouement extraordinaire et tres justifie, d'ailleurs,

GEORGE SARTON.

dont les sciences positives etaient devenues l'objet et, en partie, par
le degout qu'avaientlaiss6 les audaces et les debauches intellectuelles
des m6taphysiciens,plus ou moins mystiques, issus de Kant.
Quoi qu'il en soit, une reaction philosophique etait inevitable: c'est
cette reaction qui dure encore maintenant, et dont notre revue est un
resultat, parmi beaucoup d'autres. Elle ne remonte gu6re plus loin
qu'au d6but de ce siecle et est due, pour une large part, aux decouvertes retentissantes de la science contemporaine. Tout d'abord, les
progres de la physique ont entraine un conflit, qui paraissait insoluble, entre les theories mecaniques classiques de Galilee, de Huygens
et de Newton, et les theories ilectromagnetiques de Maxwell, de
Hertz et de Lorentz, et ont ainsi remis en question les principes fondamentaux de la mecanique et de la physique. En meme temps, la
decouverted'le'ments nouveaux jouissant de proprietes au premier
abord paradoxales, l'utude des radiations nouvelles, les recherches
sur le mouvement brownien... rallumaient toutes les controverses sur
la theorie atomique et sur les doctrines 6nerg6tiques,et obligeaient
les savants a refaire une 6tude apprefondie des principes de la chimie et a reviser leurs idees sur la constitution de la matiere. Enfin,
les experiences des biologistes contemporains et l'exhumation des
idees de Mendel provoquaientune crise des theories transformisteset
rendaient indispensable une nouvelle mise au point de nos idees sur
l'evolution des etres vivants.
Mais si la renaissance philosophique a laquelle nous assistons en
ce moment est principalement due a la science et ne s'est manifest6e
que depuis une quinzaine d'annees, le mouvement d'idees qui l'a lentement preparee est evidemment plus complexe et plus ancien. I1
faut tout d'abord tenir compte des travaux scientifiques du si6cle
passe, qui sans provoquer de crise aigue, comme les d6couvertesauxquelles j'ai fait allusion tout a l'heure, nous ont cependant obliges a
modifier et a hausser peu a peu notre point de vue. Je n'en citerai
aucun, parce qu'il me faudrait en citer trop. Maisrappelons cependant que quelques-uns de ces savants du XIXesiecle, notamment
Helmholtz, Claude Bernard,Berthelot, ont deja fait eux-memes ceuvre
de synth6se philosophique. De plus, une ecole de philosophie avait
aussi largement contribue a cette renaissance : je veux parler de
l'ecole positiviste, representee en France par Auguste Comte et, en
Angleterre, par Stuart Mill et Herbert Spencer. Nos efforts sont certainement une consequence directe de leur activite. On pourrait dire,
du reste, que les conceptions positivistes n'ont jamais ete mieux com-

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

prises ni plus populaires que maintenant. Mais ne nous y trompons


pas. Le positivisme (i) avait eu tout d'abord, par ses tendances agnosticistes un peu etroites, une influence plut6t fAcheusesur 1'volution
de la philosophie. Ce n'est que depuis que les progres de la science
ont attenue a la fois le dogmatisme et I'agnosticisme de la premiere
ecole positiviste, et rendu son ideal plus souple et plus large, que le
positivisme donne tous ses fruits.
VoilAdonc une premiereEvolutiondont il me fallait rendre compte
pour faire voir la genese de nos idees: des decouvertesretentissantes,
ayant dEtermineune crise profonde des theories scientifiques qui
paraissaientles mieux 6tablies, donnent ainsi a la philosophie, longtemps dedaignee, un nouvel essor; cette philosophie nouvelle n'est
autre que la philosophie positive, assouplie et devenue plus realiste.
Ceci est d'autant plus remarquable, que cette philosophie positive
n'avait pu d'elle-meme triompher de l'indiffrence des savants pour
qui elle etait faite, et qu'elle n'y est enfin parvenue qu'apres avoir
echoue, et grAceau bouleversement complet de nos idEes et a la revision, reconnue n6cessaire, des principes de la science.
Maiscette crise n'est point la seule que traversent a la fois la philosophie et la science modernes. 11en est une autre, qui semble etre
arrivee a ce moment a son paroxysme, et dont je dois dire quelques
mots. Le triomphe des idees positivistes etait plut6t un triomphe
pour la science que pour la philosophie. Bien mieux, pour beaucoup
il semblait que la philosophie allait etre definitivementabsorbte par
la science. Elle serait une philosophie des sciences, elle graviterait
tout entiMreautour de la science, ou elle ne serait plus. Sa fonction
serait de (cpenser la science ), rien de plus. De telles exagerations,
une telle miconnaissance du r61e historique de la philosophieavant-gardehardie et independante, grenier d'idees generales extraites
non seulement de la science, mais de toute i'exp6rience humaine devaientevidemment amenerune nouvelle reaction.Cettereaction,c'est
le mouvement bergsonien, humaniste, pragmatiste (2). Je ne puis
songer A l'analyser ici. Mais en affirmanthautement les droits de l'intuition, elle affirmaitdu meme coup la possibilite et les droits a l'exis(1) Ce que j'appelle le positivisme d'Auguste Comte, c'est la doctrine
enseignee dans le Cours de philosophie positive. Quand je parle du positivisme anglais, je pense surtout aux idees de Spencer. On ne peut etre bref
sans faire des reticences nombreuses.
(2) Dans la suite, j'emploieraisimplement le mot pragmatiste.

GEORGE SARTON.

tence d'une philosophie ind/pendante des sciences positives. C'est lA


le seul point qui nous int6resse. Et il est d'autant plus utile de le
mettre en Evidence,que c'est, a mon avis, la meilleure manifre de
faire entrevoir que si le conflit entre positivistes - je ferais mieux de
dire entre nEo-positivistes-et pragmatistesa quelque chosed'irr6ductible, il n'est cependant pas aussi grave qu'il peut paraitreA premiere
vue. N'oublions pas, tout d'abord, que notre but Atous, philosophes,
historiens, savants, est identique : nous voulons expliquer, g6n6raliser, approfondir, simplifier les donn6es de l'experience. Et nos
m6thodes m6mes, si elles ne sont pas identiques, ont cependant
d'6troites analogies : toutes nos connaissances sont, i quelque degr6,
des connaissances scientifiques, et le pragmatiste mEme adopte une
attitude scientifique dans l'examen de ses intuitions. De plus, la cause
profonde de ce conflit entre le point de vue positiviste et le point de
vue pragmatiste, ne residerait-elle pas dans la complexit6 mdme de
nos besoins intellectuels: besoins A la fois pratiques, utilitaires et
thtoriques, esth6tiques; besoin de penser et de comprendreet besoin
d'agir? Ne residerait-elle pas aussi dans la complexit6 des probl6mes
que soulNvela vie multiple et changeante,et qui obligent les agnosticistes les plus resolus a raisonner parfois comme des pragmatistes,et
reciproquement? Ces causes profondes, inh6rentes A notre nature et
a la nature des choses, ne rendraient-elles pas compte de la persistance de ces deux tendances oppos6es a travers toute l'histoire de
notre pensee? Car il ne faut pas s'y tromper : si le pragmatisme s'est
manifeste avec 6clat sous des formes nouvelles, grice au genie de
Bergson et de James, le conflit lui-meme est aussi vieux que la science
humaine.
I1 m'a paru utile de faire ces r6flexions pour bien faire voir que
cette crise, qui n'est pas pros de finir, ne doit pas troubler notre activitY. D'ailleurs, pragmatistes et positivistes sont d'accord pour respecter la science et reconnaissent 6galement la necessite de la bien
connaitre et d'y recourir sans cesse. Ils ont un inter6t 6gal a connaitre
les principes et l'histoire de la science; leur conflit est 6trangera nos
travaux.II vaut donc mieux l'accepter simplement comme une manifestation de la complexite de l'esprit humain et d6barrasser,une fois
pour toutes, nos recherches historiques de toutes digressions inutiles
sur ce sujet. Si ce r6sultat est obtenu dans notre revue, ces preliminaires n'auront pas ete trop longs.
On peut conclure, de tout ce qui precede, que savantset philosophes
sont unanimes a desirer que les tendances gen6rales et les principes

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

fondamentaux de la science soient constamment degages, pr6cis6s,


critiques. Ils sentent que c'est la pour eux tous, en notre Ipoque, une
condition essentielle de progr~s et de s6curit6. Mais comment concilier ce besoin de synth6se et la n6cessit6 pratique de la division du
travail?
I1 semble bien que la seule solution possible soit celle pr6conis6e
par Auguste Comte, et qui a d'ailleurs et6 realis6e par lui et par ses
disciples: c'est ( de faire de l'ttude des g6n6ralites scientifiques une
grande spkcialite de plus ). Les inconv6nients de la sp6cialisation
excessive sont ainsi heureusement contre-balanc6sparcette discipline
nouvelle, qui sollicite les efforts convergents des philosophes, des
historiens et des savants.
Que le meilleur instrument de synth6se et que le trait d'union le
plus naturel entre les philosophes et les savatntsleur sont fournis par
l'histoire de la science, c'est ce qui resultera de la suite de mon
expose.
II. -

HISTOIREDE LA SCIENCE.

CONTE
C'estAUGUSTE
qui doit 6tre considere comme le fondateur de
l'histoirede la science,ou tout au moins comme le premier qui en eut
une conception claire et precise, sinon complete. Dans son Coursde
philosophiepositive, publie de 1830 a 1842, il a bien mis en 6vidence
les trois notions fondamentales que voici : 1? qu'une oeuvresynth6tique telle que la sienne ne pouvait 6tre raalis/e sans avoir constamment recours &l'histoire; 20 qu'il est indispensable d'6tudier l'6volution des sciences pour comprendre le d6veloppement de la pens6e
humaine, et l'histoire m6me de l'humanite; 3o que c'est l'histoire de
la science tout entiere qu'il importe de connaitre, et non l'histoire
d'une ou de plusieurs sciences determinees. Ajoutons a cela, que
d6s 1832, Auguste Comte sollicitait du ministre Guizot, la creation
d'une chaire d'histoire gen6rale des sciences (i). On sait que cette
chaire ne fut finalement erigee au Coll6gede France que soixante ans
plus tard, trente-cinq ans apres la mort de Comte,etconfiee, en 1892,
a Pierre Laffitte.II faut reconnaitre que P. Laffitte ne comprit pas la

(i) J'appelle histoire de la science, ce que Comte appelait < histoire generale des sciences ).

10

GEORGE SARTON.

portee reelle d'un pareil enseignement, qu'il n'etait gu6re pr6par6i


donner. Un autre philosophe francais, Antoine Cournot, contribua i
pr6cisernos idees sur l'histoire de la science, notamment par la publication, en 1861, de son Traite de l'enchainementdes idees fondamentales dans les sciences et dans l'histoire. Mais le vrai h6ritier de la
pens6e de Comte, au point de vue special qui nous int6resse, c'est
PAULTANNERY.
II est A peine besoin de parler de lui, car tous ceux qui
si
s'occupent peu que ce soit d'histoire des sciences, ont encore presents a l'esprit ses m6moires nombreux, si remarquablespar leur originalite et leur precision. Paul Tannery a tenu plusieurs fois a montrer lui-meme la filiation intellectuelle qui le rattachaita Comte et 't
temoigner son admiration pour le fondateur du positivisme. I1 est
assez remarquable qu'il soit restk a peu pros seul a continuer
l'aeuvrede synthese historique, dont A. Comte avait montre l'importance, au point qu'il pouvait 6crire en 1904, l'ann6e m~me de sa mort,
sans etre dementi par personne: c actuellement, l'histoire g6nerale
des sciences n'est rien... qu'une conception individuelle ).
La philosophie de P. Tannery est bien differente de celle de
Comte, mais ce qui cr6e surtout entre eux une difference essentielle,
c'est que Comte ne connaissait que bien mal l'histoire de la science,
tandis que Paul Tannery, servi par une erudition extremement 6tendue et solide, et qui avait d'ailleurs a sa disposition des travaux
historiques de haute valeur qui n'existaient pas encore vers 1830,
la connaissait parfaitement,mieux que personne au monde. Si c'est
Auguste Comte qui a eu l'idee premiere de cette discipline, c'est
incontestablementa Paul Tanneryque revient l'honneur des premieres
realisations.
En ce moment, l'histoire de la science n'est pas encore constitute
en discipline independante, ayant ses methodes propres et ses instruments de travail : manuels, bibliographies, etc. Elle n'est gu6re
enseign6e dans les universites. Malgre tant de travaux admirables,
malgr6 tant de syntheses partielles et provisoires, la synthsse g6nerale n'est pas encore edifiee; l'histoire de la science reste encore ( une
conception individuelle ).
I1y a, en somme, plusieurs conceptionsen presence; mais il importe
de constater d6s a present, que celles-ci ne s'opposent pas; au fond,
on pourrait dire qu'il ne s'agit que d'une seule conception en des
stades evolutifs differents,et devenue chaque fois plus complete et plus
extensive. En particulier, le lecteur qui voudra se donner la peine de
lire jusqu'au bout cette esquisse, verra que ma conception ne diffrre

L'HISTOIRE

DE LA SCIENCE.

11

sensiblement de celle de Tannery que par l'importance plus considerable que j'attribue au point de vue psycho-sociologique.
Avant de definir l'histoire de la science, il est utile de repondre
a une question prejudicielle, que quelques savants ont soulevee.
L'histoire de la science est-elle possible ? II est evident qu'on peut
toujours etablir l'histoire d'une science determinee, ou d'un groupe
de sciences assez voisines, mais l'histoire de la science - concue
comme distincte de la somme de ces histoires particulieres (et c'est
bien ainsi que Comte la concevait) - est-elle r6alisable en ce moment ? Le sera-t-elle jamais ? En d'autres termes, sommes-nous en
etat de repondre scientifiquement aux questions relatives a l'histoire commune des sciences : leur origine, les lois generales de leur
developpement, la raison de leurs analogies et de leurs rapprochements, la cause de la preponderance de l'une d'elles A une 6poque
determinee ?
Toutes ces questions, et beaucoup d'autres encore, ressortissent
6videmment a l'histoire de la science et lui constituent un domaine
propre. Est-il possible de les resoudre des maintenant? En tout
cas, c'est deja faire oeuvre scientifique que de bien poser et de
preciser les questions a resoudre. Il est toujours possible de commencer une etude determinee: cette premiere etude ne sera peut-6tre
qu'une approximation assez lAche, mais elle sera en tout cas indispensable pour permettre une etude ulterieure plus serree et plus
complete. D'ailleurs, ces premieres approximations ont ete faites,
et sans parler des oeuvresfragmentaires de Tannery et de Milhaud,
les essais de synthese de Siegmund Gunther et de Friedrich Dannemann sont d6ja tres remarquables (1).
Ce qui a pu faire croire a quelques bons esprits - a Cournot, par
exemple, - que l'histoire de la science etait impossible a r6aliser,
c'est qu'ils ont oublie de faire une distinction, assez naturelle cependant, entre la science passee et la science qui se fait. Pour apprecier
avec objectivit6 la valeur des theories scientifiques, il faut 6videmment pouvoir les contempler et les comparer avec un certain recul;
il faut qu'elles ne soient plus directement melees a notre vie, et que
des questions de personnalites n'obscurcissent pas les questions de
(1) II s'agit d'essais elementaires, ne retraQantque les grandes lignes de
l'histoire de la science. Les travaux de synthese se rapportant a une
epoque determinee (les etudes sur la science grecque, par exemple) sont
trop nombreux pour que je les enumere ici.

12

GEORGE SARTON.

faits. Mais il n'en est pas moins indispensable de connaitre aussi


parfaitement que possible la science moderne, parce qu'ainsi nous
pouvons d'autant mieux appr6cier l'ivolution accomplie.
Les progr6s de la science contemporaine ne peuvent etre Etudies A
l'aide des mdmes m6thodes. D'ailleurs, la science qui se fait ecrit
elle-m6me sa propre histoire - une histoire provisoire, il est vrai, et la maniere la plus rationnelle et la plus simple d'enseigner les
theories r6centes, encore imparfaites, c'est d'en faire l'historique.
Dans ce qui suit, quand nous parlerons d'histoirede la science, il faudra donc entendre par 1 l'histoire de la science devenue classique,
la science qui est enseignee dans les lyc6es et dans les cours
encyclop6diquesdes facult6s, et qui constitue, ou detrait constituer, le
bagage intellectuel de tout homme cultiv6.
Mais l'6tude de l'histoire de la science (opposee a l'histoire des
sciences) n'est pas seulement possible: elle est necessaire. Cetten6cessite rEsultede ce fait que les classifications des objets d'6tude, exig6es
par notre esprit, sans dtre tout a fait arbitraires, sont cependant artificielles et toujours pr6caires. La division du travail scientifique s'est
faite simultanement dans des directions tres differentes et, par suite,
la classification des sciences n'a jamais cess6 d'evoluer. Et, A mesure
que les sciences se sont perfectionn6es, on a decouvert entre elles des
rapports de plus en plus nombreux; chacune d'elle etend sans cesse
de nouvelles ramifications dans le domaine de toutes les autres, et
c'est cela mdme qui nous fait croire, malgre sa complexite croissante,
A l'unite de la science. Auguste Comte avait bien vu les mille liens
enchev6tr6squi reliaient d6ej les sciences a son epoque, mais il ne
semble pas qu'il y ait attache autant d'importance qu'il aurait fallu.
S'il avait compris, d'ailleurs, que ces interactions n'ont pas cesse
d'avoirlieu - en tous sens - depuis que la science humaine existe,
le cadre trop rigide de son Cours de philosophie n'aurait-il pas et
brisE? On pourrait donc pr6tendre que ce qui est vraiment impossible, ce n'est pas d'tablir l'histoire de la science, mais bien plut6t
de degager de ce reseau inextricable le d6veloppement d'une seule
branche de la pens6e humaine. Bien plus, il est facile de voir qu'il
est impossible d'ecrire l'histoire complete d'une decouverte un peu
importante, sans esquisser par le fait meme un chapitre de l'histoire
de la science. Commentferait-on comprendre, par exemple, la decouverte de la circulation du sang, si l'on n'etudiait l'evolution des
idees sur l'anatomie, sur la zoologie comparee, sur la biologie g/n6-

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

13

rale, sur la physique, sur la chimie, sur la mecanique...? De meme,


pour expliquer comment on est parvenu peu a peu & dEterminerles
longitudes en mer, il faut recourir B l'histoire des mathematiques
pures et appliquees, a l'histoire de l'astronomie et de la navigation, i
l'histoire de l'horlogerie, etc. 11 serait evidemment facile d'allonger
cette Enumeration.
Enfin, I'histoire de la science entiere nous permet seule, d'apprecier
justement l'evolution scientifique A une 6poque ou dans un milieu
d6termin6.I1 est arrive souvent, en effet, qu'une science a cess6 d'Wtre
cultivee, tandis qu'une autre progressait, ou bien que la culture
scientifique se deplaeait dans l'espace, emigrantd'un peuple i l'autre.
Mais l'historien de la science, qui fait constamment la synth6se de
tous les efforts disperses, ne s'imagine pas alors que le genie humain
se rallume ou s'Wteintbrusquement, car il voit le flambeau de
lumiere se transmettre d'une science A l'autre, ou d'un peuple a
l'autre. II apercoit mieux que personne la continuite de la science
dans l'espace et dans le temps, et est ainsi mieux a m6me d'estimer
les progres de l'humanite.
L'historien de la science ne doit pas se contenter d'6tudier de
quelles manieres les sciences n'ont cesse de r6agir les unes sur les
autres, il doit aussi analyser les interactions qui se sont constamment
produites entre les idWesscientifiques et les autres phenomenes
intellectuels ou 6conomiques. Je sais bien qu'on a dit que l'analyse de ces interactions, de tres haute importance pour l'Ftudede la
vie antique, plus synth6tique et plus homogene que la n6tre, en a
beaucoup moins pour la comprehension de notre vie moderne. Mais,
cela est-il bien vrai ? Ne parait-il pas plus vraisemblable, au contraire, que la complexite et l'enchevdtrementcroissants de notre vie
sociale augmentent, au contraire, dans une mesure immense, les
chances d'interaction?... Quoi qu'il en soit, l'utude de ces interactions
occupera souvent notre attention. Mais elle ne doit point nous faire
perdre de vue que notre objet propre de recherches est, avant tout,
d'Mtablirl'enchainement des idWes scientifiques. Tous les ph6nom6nes naturels, psychologiques ou economiques qui ont pu influencer et modifier l'6volution des ph6nomenes scientifiques seront
etudiks dans notre revue, non pour eux-memes, mais accessoirement et seulement A titre explicatif.
En resum6, l'histoire de la science a pour but d'Ytablirla genese et
l'enchatnementdes faits et des iddesscientifiques,en tenant comptede

14

GEORGE SARTON.

tous les echanges intellectuelset de toutes les influencesque le progres


mmee de la civilisation met constamment en jeu. Et il resulte
immediatement de cette definition que la seule mani6re rationnelle
de (( decouper ) l'histoire de la science, c'est de la decouper non pas
par pays, ni par sciences, ni de toute autre maniere, mais seulement
par 6poques. Bien entendu, pour rendre cette histoire possible, il
peut etre utile et meme necessaire d'ecrire des monographies et des
syntheses partielles de diverses esp6ces. Ainsi, la consultation des
archives d'un lieu determine conduira naturellement a la redaction
d'une etude sur l'histoire des sciences en cet endroit. Un savant sera
plutot tente de rechercher la filiation d'une idee scientifique qui
l'int6resse particulierement, ou de reconstituer la vie d'un pred6cesseur dont il aura, mieux que personne, compris l'oeuvreet le genie.
Mais toutes ces recherches sont necessairement incomplhtes et
n'acqui6renttoute leur signification que lorsqu'elles ont ete mises a
leur place dans une histoire de la science a l'epoque consideree. 11
est bon d'ajouter encore que toutes les monographies ne sont pas
egalement utiles: il en est de saugrenues et de maladroites qui
embrouillent et retardent inutilement l'oeuvrede synthese.
Toute synthese implique une selection prealable. II est clair, par
exemple, qu'une histoire de la science ne peut viser, sous peine de
devenir incomprehensible, a reproduire tous les details techniques
qu'un savant pourrait exiger pour satisfaire a des besoins tres speciaux. Aussi, a c6te de l'histoire generale des sciences, il y aura toujours place, pour des histoires plus speciales, dont le but sera plut6t
scientifique et technique que philosophique, et qui se limiteront a
l'6tudeplus approfondie d'une ramification de la pensee scientifique.
Je n'ai pas besoin de dire que ces histoires sp6ciales seront rendues
plus faciles lorsque l'histoire de la science leur servira a la fois de
cadre et de guide. Elles seront surtout n6cessaires pour les periodes
les plus rapprochees de nous et devront, d'ailleurs, etre completees
et couronnees elles-nlemes par une histoire des idees generales.
L'elaboration de l'histoire de la science necessite l'emploi des
methodes et des sciences auxiliaires de l'histoire proprement dite,
pour etablir la critique externe et interne des mat6riauxutilises. Ces
methodes ont et6 parfaitementdecrites et discut,es dans des manuels
classiques - ceux de Bernheim et de Langlois et Seignobos, par
exemple -, mais elles doivent etre completees, a l'usage des historiens
de la science, par des methodes plus speciales. Je ne puis songer a les
exposer ici. Mais on comprendra aisement que pour etablir, par

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

15

exemple, la date a laquelle une decouvertea reellement penetr6 dans


la science et est venue enrichir l'experience humaine, la critique historique doit etre doubl6e d'une critique scientifique, empruntantses
ressources et ses arguments aux sciences positives. En somme, tous
nos efforts doivent tendre a ranger les faits scientifiques dans un
ordre d6termine, donc A leur assigner a chacun une date aussi precise
que possible, non pas la date de leur naissance ni de leur publication
mais celle de leur incorporation effectivedans la pens6e scientifique.
De m6me, les biographes doivent s'efforcer de nous delimiter avec
precision les periodes pendant lesquelles l'influence des savants de
genie s'est fait sentir avec le plus d'intensite, pour pouvoir les ranger,
une ou plusieurs fois, dans des series chronologiques. On congoit que
cela pr6sente parfois de tres grandes difficultes, mais j'y ai insiste
pour faire voir ce qu'on exige de l'erudition historique, qui est la
base indispensable de toutes nos recherches.
Ces quelques remarques completent et precisent notre definition de
l'histoire de la science. Mais, pour achever de determiner notre programme, il est necessaire d'examiner d'un peu plus pros les diverses
categories d'influences qui peuvent modifier l'evolution des idees
scientifiques - et c'est ce que nous ferons maintenant. Puis, dans les
chapitres suivants, je mettrai en evidence sous quels points de vue il
est le plus utile de contempler cette evolution pour en faire une etude
approfondie et vraiment fructueuse.
Nous examineronssuccessivement l'interet que pr6sentent pour nos
etudes: 1o l'histoire de la civilisation; 20 I'histoire de la technologie;
30 l'histoire des religions; 4? l'histoire des beaux-arts, enfin 5o les
recherches archeologiques, anthropologiques et ethnologiques.

1? Science et civilisation. - Depuis le xviii sikcle, et notamment


sous l'influence des idees de Vico, de Montesquieuet de Voltaire, la
conception de l'histoire n'a cesse de devenir plus synthetique, et
l'histoire gienrale d'autrefois, dont l'interet principal r6sidait dans
les fastes militaires, est devenue peu a peu une histoire de la ciyilisation. L'importance de connaitre cette histoire, ne fit-ce que pour
pouvoir situer les evenements scientifiques dans le milieu qui leur a
donn6 naissance, est evidente. Aussi, presque tous les historiens de
la science sont-ils d'accordpour admettre,comme l'a propose Cantor,
que l'histoire de la civilisation constitue en quelque sorte le fond du
tableau sur lequel se detachera au premier plan l'objet de leurs
recherches.
2

16

GXEOROEBATON.

Mais, d'autre part, I'historien proprement dit, devenu par degr6s,


un historien de la civilisation, ne peut plus ignorer l'histoire de la
science. La synth6se que notre revue se propose d'6laborer l'intWresse done directement. Deja, les grandes histoires universelles les
plus recentes contiennent des chapitres consacres A l'histoire des
sciences. II est vrai que la place leur y est avarement mesur6e, mais
il est a prevoir qu'a mesure que l'histoire de la science sera mieux
synthetisee et deviendra plus famili6re a l'historien proprement dit,
celui-ci s'en effrayeramoins et lui donnera une plus large hospitalitY.
Une nouvelle evolution de l'histoire, completant celle a laquelle j'ai
fait allusion plus haut, augmenterapeu a peu l'importance relative
accordee a l'histoire de la science, et peut-6trecelle-ci deviendra-t-elle
un jour l'61ementcentral de l'histoire de la civilisation, celui autour
duquel tous les autres 616mentsse grouperont pour l'expliquer et le
mieux faire ressortir. La science n'est-elle pas le plus puissant facteur
de l'Nvolutionhumaine? Et d/s lors, ne serait-il pas lbgitime que tous
les autres facteurs lui fussent subordonnes dans le r6cit de cette
Evolution?
Quelques exemples feront mieux comprendre la portke explicative
de l'histoire de la civilisation. Pourquoi l'astronomies'est-elle constituee en doctrine dans la Chaldee,et non pas dans d'autresmilieux physiques identiques? Un sociologue, Waxweiler (1), croit en d6couvrir
la cause dans l'existence d'c<archives )) - il existe des inscriptions
sumeriennes vieilles de cinquante sidcles. Comment se fait-il que les
manuscrits latins, contenant les traductions d'auteurs grecs 6tablies
d'apres les textes arabes, aient si longtemps arrWtel'essor des traductions latines imprimies qui avaient ete etablies directement sur des
textes grecs? Les premieres traductions etaient cependant bien inferieures. A.-A. Bjirnbo en a donne des raisons qui paraissenttr8s plausibles : c'est la rarete croissante des imprimes qui s'6puisaient, relativement aux manuscrits sans cesse recopies et qui done se multipliaient;
c'est l'ignorance et le manque d'esprit critique des copistes; enfin,
c'est le prestige exerce par toute la litterature arabe, en partie a cause
de son abondance (2). Pour expliquer la creation du systeme m6trique

( Sur les conditions sociales de la formation et de la


(') E. WAXWEILER,

diffusiond'une doctrinescientifiquedansses rapportsavec la religionet la


magie , Bull. de l'Institut Solvay, n? 21, p. 916-936, ( Archives sociolo-

giques), n?336, Bruxelles,1912.


( Diemittelalterlichen
lateinischenUebersetzungen
aus
(2) A.-A.BJORNBO,

L'HISTOIRE

DE LA SCIENCE.

17

par les r6volutionnaires franais, il faut y voir non seulement une


rtforme scientifique, mais aussi - pour une part - une reaction
contre le (pied du roi ) de Fancien regime (1). Des mesures fiscales,
ou la promulgation de lois protegeant le capital ou le travail, peuvent
modifier l'orientation industrielle et commerciale d'un pays, et
retentir indirectement sur sa production scientifique. Pour comprendre l'origine et le developpementde la geographie, il faut tenir
compte d'une foule de mobiles tout i fait etrangers a la science, par
exemple: la recherche de tr6sors fabuleux, I'ambition des conqutrants, le proselytisme religieux, les instincts aventureuxdes explorateurs... Enfin, il est de la plus haute importance de bien connaitre
l'histoire des epidemies, notammentdes 6pid6miesmedievales,et d'6tudier tous les phenom/nes sociaux qui en ont 6tEles causes et les consequences, pour apprecier sous son vrai jour l'evolution des idees
medicales.
On a pretendu quelquefois que l'histoire des sciences, comme aussi
celle des beaux-artset des lettres, serait moins complexe et beaucoup
plus facile a etablir que l'histoire gen6rale. En effet, l'histoire g6n6rale
du passe est l6aboreetout entiWresur la foi de t6moignagesde seconde
main; au contraire, les materiaux qu'utilise l'historien de la science
sont presque toujours les ceuvres memes des savants. De plus, les
ouvrages r6diges par ceux-ci sont en genEral beaucoup plus desint6resses, plus exacts et plus precis que ne le sont les relations d'evenements politiques, presque toujours passionn6es et fatalement vouees
a l'inexactitude Cette remarque contient une grande part de verite,
mais il faut y faire de nombreuses restrictions qui en enervent beaucoup la valeur. Tout d'abord, l'historien de la science ne peut se
borner a l'etude des decouvertes proprement dites, mais il doit y
joindre 1'etudede la mentalite et des milieux scientifiques. De plus,
comme je l'ai deja dit plus haut, il ne suffit pas de savoir quand une
dkcouvertea ete publiee, mais quand elle a et0 reellement incorporee
dans la science, et cela necessite une critique trWsp6netrante non pas
seulement des memoires originaux, ni des ouvrages de vulgarisation,
mais aussi des temoignages des contemporains. D'ailleurs, pour ce
qui concerne les temps ant6rieursa l'imprimerie, nous ne possedons
dem Griechischen auf dem Gebiete der mathematischen Wissenschaften?,

Archiv/. Gesch.d. Naturw. u. d. Technik,t. 1, 1909,p. 385-394.

(1) HENRIBOUASSE,(La science et I'histoire de la civilisation ?, Revue du

moi, t. I, p. 56-479, Paris, 4906.

18

GEORGE SARTON.

gmenralementplus les ouvrages originaux, et nous ne pouvons les


rttablir qu'en nous livrant B des conjectures nombreuses. Enfin, il
faut se rappeler que la loyaute scientifiquen'est qu'une conqudteassez
r6cente. Les anciens auteurs ne se gdnaient guere pour se plagier de
la mani6rela plus 6hont6e,et ils oubliaient frequemmentde citer leurs
sources.
La remarqueest peut-tre plus vraie pour l'histoire contemporaine,
car de nos jours les idees et 13sfaits scientifiques sont immediatement
publies et codifies, et des academies, des archives et des recueils de
toutes sortes exercent une surveillance constante et vigilante sur la
production scientifique du monde entier. Mais, de toutes manieres,
le travail critique de l'historien de la science, s'il est susceptible d'une
plus grande precision que celui de l'historien proprementdit, n'en
est pas moins complexe, ni moins difficile : il est different.
2o Science et technologie.- Les besoins industriels posent sans
cesse de nouveaux problemes A la science, et contribuent ainsi directement a d6terminer la marche de son evolution. D'autre part, les
progres de la science font naitre incessamment de nouvelles industries, on en ressuscitent d'anciennes. II en rksulte que l'histoire de la
science et celle de la technologie sont si intimement enchevAtrees,
qu'il n'est pas toujours possible de les degager l'une de l'autre, et que
I'historien de la science est irresistiblement entrain 'aEtudier1'evolution des sciences appliquees. E. Gerland (1) a montr6 que c'est le
besoin de bonnes pompes a vide qui a fait apparaitreA Leiden, au
commencementdu xviII?si6cle, les premiers ateliers pour la construction d'instruments de precision, et je n'ai pas besoin de dire de quelle
importance ces ateliers ont ete, dans la suite, pour les progres de la
physique. Mais voici des exemples, sinon plus suggestifs, du moins
plus retentissants. On salt qu'il suffit d'une decouverte geologique
pour transformer un peuple d'agriculteurs en un peuple industriel,
c'est-a-dire pour modifier de fond en comble ses besoins scientifiques. L'exploitation des mines a exerce, de tout temps, une telle
influence sur le developpement de la science, que L. De Launay
n'hesite pas A ecrire: o II n'est peut-etrepas exag6r6 de comparer la
place que la mine a tenue dans l'histoire des sciences, avec celle du
temple dans l'histoire des arts (2). O Le m6me auteur a fait ressortir,
cDas Handwerk in der Geschichte der Physik ), Arch. f.
(i) E. GERLAND,
Gesch.d. Naturw. u. d. Tech., t. 1, 1909, p. 347-353.
La conquete min6rale, Paris, 1908, p. 271.
(2) L. DELAUNAY,

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

19

avec beaucoup de clarte, le r61e historique immense que les mines


d'argent du Laurion ont jouWdans le developpementde la puissance
attique, c'est-i-dire dans l'histoire de la civilisation indo-europ6enne
tout enti6re. L'histoire de la chimie serait parfois incomprehensible,
si l'on n'y associait celle des industries chimiques: rappelez-vous
I'actionexercee par l'industrie des matieres colorantes sur les progres
de la chimie organique, et, inversement, l'heureuse influence constamment exercee sur cette industrie par la Soci6tt chimique allemande et par ses Berichte; c'est 1h, il est vrai, un exemple vraiment
remarquable et peut-etre unique dans sa continuite, de l'entr'aide
que la science et l'industrie peuvent s'accorder. Maison sait assez i
quel point les industries chimiques sont intimement liees a la civilisation generale : chaque synthese d'un produit naturel (indigo,
garance, vanille, caoutchouc,etc.) met en peril une industrie agricole
et bouleverse l'economie d'un pays.Les inventions techniques (1) sont
parfois si etroitement conditionn6es par les necessites industrielles,
que le hasard et la fantaisie personnelle des inventeurs semblent
elimines. A chaque moment, l'industriel peut dire: (( Voila l'invention qui devrait etre faite pour ameliorer mon rendement, et i
mesure que l'industrie devient plus scientifique, il arrive qu'il peut
definir cette invention avec une precision telle que le probleme pose
a l'inventeurest enti6rementdetermine. De plus, chaque invention en
declanche une serie d'autres, que la premiere a rendues n6cessaires,
ou qu'on n'auraitpu realiser ni meme concevoir auparavant.
Enfin, les besoins du commerce retentissent constamment sur le
developpementdes sciences, non seulement sur le developpementde
la geographie et, par ricochet, des sciences naturelles (c'est trop evident, pour que je m'y arr6te), mais aussi sur le developpement des
mathematiques. II faut, en effet, tenir compte des besoins comptables
de leur epoque, pour apprecier et critiquer justement l'introduction
des chiffres arabes en Occident vers le xIIi"si6cle, et des notations
relatives aux fractions d6cimales a la fin du xvi siecle. Ce sont encore
des necessites commerciales qui ont entraine les perfectionnements
successifs de la navigation, done de l'astronomie, et qui ont determine, en grande partie, 1'evolutiondes systemes de poids et mesures.
Si nous nous placons maintenant au point de vue de l'industriel, il
est facile de voir qu'il a un intre't tres serieux a bien connaitre
(') Cfr. G. DE LEENER,Bull. de l'Institut Solvay, a Archives sociolo;
giques,, ns 190 et 2b6, 1911, et no 322, 1912, Bruxelles.

20

GEORGE SARTON.

l'histoire de la technologie, done aussi l'histoire de la science. Mais,


malheureusement, si l'evolution des techniques prehistoriques a fait
l'objet d'6tudes trhs nombreuses, l'histoire de la technologie pendant les derniers siecles presente encore d'6normes lacunes! Cela est
dui en grande partie au fait que les d6couvertes industrielles sont
souvent enveloppees de mystere. II faut encourager d'autant plus les
recherches monographiques dans ce domaine; il est extrmmement
utile, par exemple, de faire des etudes critiques sur la vie et l'oeuvre
des inventeurs et des grands industriels.
3? Science et religion. - La science et la religion n'ont jamais cesse
de rbagirl'une sur I'autre, meme en notre temps et dans les pays oi
la science a atteint un haut degr6 de perfection et d'independance.
Mais,bien entendu, ces interactions sont d'autant plus nombreuses et
plus profondes que l'on considere des epoques plus eloignees de nous,
et une science plus jeune. Les peuples primitifs ne savent pas encore
faire le depart des idWesscientifiques et des idees religieuses, ou plus
exactement, cette classification n'a pour eux aucun sens. Plus tard,
quand la division du travail a cre6 des techniciens ou des savants
distincts des prdtres,ou des prdtres plus specialisEs dans la science
que d'autres, l'interpretation des livres saints et l'observation des
rites, les besoins de l'agriculture et de la m6decine, et l'on pourrait
ajouter, tous les d6sirs, toutes les craintes, toutes les inquietudes
d'une existence pr6caireet mysterieuse ont fait naitre et ont entretenu
des rapports constants entre la science et la religion. Les grandes
6pid6mies, dont j'ai d6jt indique l'intkrdt,eten g6n6raltous les cataclysmes ont eu pour consequence des mouvementsintenses de ferveur
et de fanatisme religieux, dont la science a subi le contre-coup. Ce
sont plus d'une fois les th6ologiens qui ont assure la transmission des
idees scientifiques; ce fut le cas, par exemple, pour la periode qui
s'est kcoul&eentre la decadence de la seconde Ecole d'Alexandrieet le
Ix*siMcle;on sait, en effet, que c'est en grande partie aux PNres de
1'iglise latine et a l'heresie nestorienne que nous devons sinon le
progr6s, du moins la conservation de la science &cette epoque. Des
phenomenes religieux ont eu parfois sur les progres de la science
des repercussions moins directes, mais non moins importantes : ainsi,
A. de Candolle a prouv6 que la population protestante, expuls6e des
pays catholiques au xvr, au xvll et mdme au xvnI? siecle, a produit un nombre de savantsdistingues, tout i fait eKtraordinaire;voila,
certes, une consequence bien impr6vue.

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

21

Ces interactions entre la science et la religion ont pris le plus souvent une forme agressive. Mais quand nous parlons de conflits entre
la science et la religion, il s'agit, en fait, de conflits entre la science et
la theologie, ou, si l'on veut, d'un conflit perp6tuel entre les tendances scientifiques et les tendances cl6ricales. I1est vrai que le public
distingue mal ce qui est sentiment religieux et croyance inn6e de ce
qui est dogme, rite, formalisme et convention, et les th6ologiens, en
Pffectantde considerer les attaques dont ils 6taient l'objet comme des
attaques contre la religion meme, n'ont cesse d'aggravercette equivoque, au lieu de la dissiper: il en est resultWque des Amessincres et
vraiment religieuses ont souvent traite la science en ennemie. C'est
ainsi que l'histoire de la science s'entremdleconstamment Al'histoire
des heresies religieuses.
40 La science et l'art. - Quelques remarques pr6liminaires sur les
caracterespropres du travail scientifique et du travail artistique sont
indispensables pour faire voir dans quelles limites nos comparaisons
doivent etre comprises pour 6tre vraimentutiles et significatives.
On attribue g6neralement peu d'importance aux questions techniques dans l'histoire de l'art. Sans doute, ces questions jouent un
assez grand r61e dans les arts decoratifs et l'architecture,mais elles y
relivent plut6t de la technologie et sont mdme l'objet d'un enseigneinent distinct de l'enseignement artistique proprement dit. En tout
cas, on concoit tres bien une histoire de l'art oh les questions de technique ne soient que rarement 6tudiees, et c'est ainsi d'ailleurs, que
presque toutes les histoires de l'art sont faites. Y a-t-il beaucoup de
personnes qui se demandent quelles couleurs Botticelli utilisait? ou
quel etait le vocabulairede Platon ou de Goethe?Nous aimons l'oeuvre
d'art pour elle-meme : c'est le resultat surtout q.ui nous int6resse, et
dont nous nous efforcons de conserver le souvenir; au contraire,dans
le domaine de la science, le resultat nous int6resse en general beaucoup moins que les methodes qui nous ont permis de l'obtenir. C'est
que l'histoire de la science n'est pas seulement une histoire de l'intelligence, mais aussi - et pour une part beaucoup plus large - une
histoire des instruments materiels et des instruments logiques successivement crees par cette intelligence pour en etre aidee, et encore: une
histoire de. l'experience humaine. Cette exp6rience a, en effet, une
signification et une valeur beaucoup plus considerables pour le savant
que pour l'artiste. L'artisteadmire, mais le savant utilise l'oeuvre de
ses predecesseurs; l'artiste s'en inspire, mais le savant s'efforce de

22

GEORGE SARTON.

l'incorporertout entiere dans l'oeuvrenouvelle. Aussi bien, la notion


de progr&sartistique me parait bien difficile i 6tablir. Rodin sculptet-il mieux que Verrocchio,ou que Polyclete? Les tableaux de Carriere,
de Watts ou de Segantini sont-ils plus beaux que ceux de Fra Angelico, des Van Eyck ou de Moro?Cesquestions ont-elles meme un sens?
II y a eu a toutes les 6poques de grands artistes et des artistes
m6diocres. On oublie ceux-ci, et quant aux grands, on ne peut utilement les comparerque s'ils se ressemblent assez fort. Dans le domaine
de la science, il en est tout autrement : sans doute, il serait assez vain
de se demandersi Archimedefut plus ou moins intelligent que Newton
ou que Gauss, mais on peut affirmeren toute s6curit6, que Gauss fut
plus savant que Newton, et que Newton fut plus savantqu'Archim6de.
Le progres de la science est meme si evident, que de jeunes docteurs,
fussent-ils mediocres, sont en genEralmieux instruits que leurs plus
glorieux ancOtres;et meme s'ils ne sont pas tres intelligents, ils s'imaginent volontiers qu'ils n'ont plus rien a apprendre dans les oeuvres
de ceux-ci... Bref, nous ne savons pas encore si les hommes deviennent
beaucoup plus intelligents, mais il est certain que l'experience
humaine augmente sans cesse.
Un grand artiste, un grand ecrivain peut naitre et vivre, isole. Il
arrive meme que les grands genies de l'art cr6ent, en quelque sorte,
la solitude autour d'eux : cela est manifeste par exemple, pour ce qui
concerne Michel-Angeou Wagner. Au contraire, pour le travail scientifique, une collaboration nombreuse et continue devient de plus en
plus indispensable. On pourrait se demander a cause de cela, si l'histoire des idees scientifiques n'est pas mieux a meme de nous renseigner sur la culture et l'etat moral d'un peuple, que l'histoire miraculeuse de ses grands artistes? Dans l'histoire de l'art et des lettres,
on est porte malgre soi a negliger les m6diocres; en tout cas, des
oeuvresd'art sans originalit6 et sans beaute, fussent-elles infiniment
nombreuses, n'ajoutent rien au patrimoine de l'humanite. Mais dans
les laboratoires, les bibliotheques et les musees, oiula science grandit
lentement, le travailleur modeste et anonyme, mais consciencieux, a
des chances de plus en plus fr6quentes de pouvoir accomplir une
oeuvre vraiment utile, car beaucoup de travaux scientifiques ne
demandent, pour etre bien execut6s, que de la m6thode, de la precision, de l'honnetet6et une patience inlassable.
L'oeuvre scientifique est le resultat d'une collaboration internationale, incessamment perfectionn6e par la creation d'organismes
centralisateursnouveaux. Des milliers de savants travaillenttoute leur

L'HISTOIrE DE LA SCIENCE.

23

vie a une ceuvre collective, comme des abeilles dans une ruche, mais leur ruche c'est le monde. La collaboration n'a pas lieu seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps: les observations astronomiques faites par des pretres chaldeens, il y a des milliers d'ann6es,
sont encore utilisees aujourd'hui. Ce caractereeminemment collectif
de l'oeuvrescientifique est peut-etre la cause principale de l'indifference qui entoure son histoire, et qui fail violemment contraste avec
la curiosite dont l'histoire des arts et des lettres a toujours te l'objet.
La science vise A l'objectivite; l'observateur s'efforce de reduire au
minimum son ( equation personnelle o. L'aeuvred'art est, au contraire,essentiellement individuelle et passionnee: il n'est pas etonnant
qu'elle sollicite davantagela sympathie et l'interet.
Dans ce qui precede, j'ai parle des beaux-arts proprement dits; la
consideration des arts appliques m'obligeraita faire quelques reserves;
je n'y insiste pas. Voici une reserve beaucoup plus importante: l'histoire des arts et des lettres est generalement conside6re comme une
histoire des grands artistes et des monuments qu'ils nous ont laisses.
Mais on pourrait aussi adopter un point de vue tout different, et de
meme que I'historien de la science nous fournit les elements d'une
bistoire de l'intelligence humaine, on pourrait chercher, dans l'histoire des arts, la matiere d'une histoire de la sensibilite humaine.
L'histoire de la science est une histoire des idees, mais tout aussi bien
l'histoire des arts pourrait etre consideree comme une histoire des
reves de l'humanite. Or, ces deux etudes necessitent l'emploi de
methodes psychologiques analogues; on congoit aussi qu'elles se
completent et s'eclairent mutuellement.
Les interactions entre l'art et la science ont et6 particulierement
vives aux 6poques de r6actionnaturalistecontre les exces de la scolastique, et d'une science trop aride et trop litterale. I1y auraitun grand
int6r6t a etudier de plus pres le rythme des diverses tendancesqui ont
anime tour a tour les arts plastiques et la musique, et A chercher des
analogies explicatives dans le deroulement simultane des theories, ou
mieux, des attitudes scientifiques. L'apparition d'hommes de genie,
r6unissant les qualites du savant et celles de l'artiste, tels que Leonard de Vinci, Albert Diirer ou BernardPalissy, nous permet d'6tudier ces interactions sous leur aspect le plus profond et le plus passionnant. D'autrepart, on a pu prouver que la transmission des idees
scientifiquesa ete maintes fois assuree par des monuments de l'art, et
d'ailleurs, pour toute la periode qui precede l'apparition de l'imprimerie vraiment populaire, les ceuvres d'art nous offrent des docu-

24

GEOROEB ARTON.

ments directs, souvent les seuls, d'une valeur inappr6ciable. C'est


ainsi que l'histoire de la chimie antique serait impossible a reconstituer, sans les tAmoignagesprecis que nous donnent les objets d'art et
les objets industriels qui sont parvenusjusqu'a nous; et pour comprendre l'histoire de la chimie, non seulement pendant l'antiquite,
mais presque jusqu'au seuil du xvni siecle, il faut 6tudier l'evolution
des arts decoratifs : I'art du ckramiste, du verrier, du ciseleur, du
miniaturiste, du peintre, de l'emailleur (1).
Mais l'histoire de l'art nous aide surtout A mieux p6netrer ce qui
constitue l'esprit et l'Ame d'une civilisation disparue. Car, l'euvre
d'artpossMdea cet 6gardsur toutes les autres manifestations humaines
une superiorite immense : c'est qu'elle nous donne, en quelque sorte,
une vue synthetique et immediate de son 6poque. Elle fait resurgir le
passe devant nos yeux, comme par la vertu d'une incantation. Un
sphinx de granit, une NikM,un tableau de Giotto ou de Bruegel, une
cathedrale gothique, une messe de Palestrina..., toutes ces choses
mortes nous en disent plus en un eclair que ne diraient des hommes
vivants. Telle Onuvrede g6nie offre toute faite, a ceux qui la comprennent, une synthbsequ'il nous faudrait, dans d'autres domaines,
peniblement reconstituer.
Voici quelques exemples des indications que l'histoire de l'art peut
nous donner. C'est en comparant des monuments gothiques, que
Viollet-le-Duc a pu retrouver les grandes voies du commerce du
xu1 si6cle. Les documents iconographiques romains nous renseignent
exactementsur l'origine des plantes cultivees et des plantes medicinales; c'est, en ettet, par la Graceet par Rome que la plupart d'entre
elles furent transportkesd'Orientdans nos pays. Et l'histoire de ces
plantes nous raconte toutes les vicissitudes des relations de commerce
et d'id6es entre ces peuples. Voici encore un petit fait bien curieux:
H. De Vries a decouvertdans un tableau de Holbein le Vieux (le SaintS.bastien de Munich, date de 1516) la presence de la variete monophylla de Fragaria vesca,qui est cultiv6e aujourd'buidans nos jardins
botaniques, comme une raret6(7). On devine que de semblables decouvertes, si minimes qu'elles paraissent, puissent nous donner parfois
la solution de problemes historiques.
Enfin, je dois encore faire remarquerque l'histoire de la science est
La chimicae le arti, in-89,46 pages,Torino,1905,
GuLREScli,
(') Cfr.ICILIO
I
0.
MATTIROLO,
vegetali nell' arte degli antichi e dei primitivi.
(2)
p. 19, Torino,1911.

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

25

aussi dans une certaine mesure, - peut-6tre moins que quelques


mathematiciensne se l'imaginent, mais en tout cas beaucoup plus que
ne le pensent les gens de lettres et les artistes - une histoire du gout.
Sans parler de la beaute et de la richesse d'expression de beaucoup
d'oeuvres purement scientifiques, car beaucoup de grands savants
furent d'admirablesecrivains - songez a Galilee, b Descartes,a Pascal,
a Goethe, a Darwin... - le fond meme de leurs travauxa souvent une
grandevaleuresthetique. Et les savants, qui sont des hommes de gout,
font aisement le depart des recherches et des theories scientifiques qui
ont de la beaute et de l'elegance, et de celles qui n'en ont pas. C'est la
une distinction que l'historien de la science aurait bien tort de d'daigner, car cette beaute et cette harmonie, cachees aux autres hommes,
mais que le savant voit resplendir pendant son travail, sont singuli^rement profondes et revelatrices... On nous demanderapeut-6tre : ces
theories qui sont plus belles que les autres, sont-elles aussi plus vraies?
Elles sont en tout cas plus commodes et plus ftcondes, et c'est une
raison de plus pour que nous les distinguions des autres.
5o Archeologie,anthropologie,ethnologie.- I1 est clair que ce sont
les recherches ethnologiques et aroheologiques qui peuvent seules
nous fournir les 6lements indispensables pour l'etude de la gen6se
des sciences. La prehistoire de la science ne peut etre etudiee que par
les methodes de la prehistoire generale. Mais ne faudra-t-ilpas tout
d'abord edifier une reconstruction plus complete et plus exacte de
l'homme primitif? C'esta quoi s'efforcentbeaucoup de savants. On en
est encore a la periode analytique, car il y a trop peu de temps que les
vraiesmethodes scientifiques ont ete mises en aeuvre.Attendons. - II
est evident que c'est dans la prehistoire qu'il faut chercher la vraie
base de notre histoire de la civilisation. D'autre part, ce sont les travaux des anthropologues qui doivent nous permettre de mieux definir
les races humaines dont nous etudions le developpement intellectuel.
Des revues g6nerales tiendront done les lecteurs d'lsis au courant des
progras recents de l'anthropologie et de l'ethnologie, surtout de ceux
qui concernent plus directement la gen~se et l'evolution des sciences
primitives : par exemple, la theorie des cycles de culture, si discutee
en ce moment, est pour nous du plus haut interkt.
L'archeologieest la compagne inseparablede l'histoire. L'histoire de
la science antique serait pleine d'incertitudes, si elle n'etait second6e
par l'archtologie de la science (1). Mais il reste enormement Afaire
(J) J'en ai deja parle aux paragraphes precedents.

2.6

GEORGEBARTON.

dans ce domaine. II serait extr6mementdesirable de connaitre mieux


I'archeologie ph6nicienne, par exemple, pour detcrminer avec plus de
precision les influences de l'Asie sur Byzance. Mais s'il y a des trous
a combler, il y a surtout a organiser et a synthetiser, a notre point de
vue, les r6sultats d6ja acquis. L'arch6ologiede la science ne constitue
pas encore un ensemble systematique : nous nous efforceronsde hAter
sa construction. Des revues generales et des notes renseigneront le
lecteur d'Isis sur le mouvement archeologique et notamment sur les
r6sultats des fouilles et des expeditions scientifiques, et sur les acquisitions des mus6es consacres a l'histoire des sciences et des arts et
m6tiers. Je me propose moi-mdme de rassembler, dans une 6tude
ult6rieure, toutes les methodes emprunt6es aux sciences exactes, qui
ont peu a peu penetre dans le domaine de l'archeologie prehistorique,
et de l'archeologie proprement dite.
L'archtologieest surtout d'un grand secours pour etudier l'Ivolution
de la science pratique: les abaques, les outils des geomxtres, les
instruments des medecins, des apothicaires, des physiciens et des
astronomes, nous renseignent souvent avec plus d'exactitudeque les
livres. Une grande partie des traditions techniques ont ete transmises
oralement, et souvent secrrtement, et nous ne pouvons en r6tablir la
filiation que par des recherches archeologiques. I1est clair, que si l'on
se propose de retracer l'evolution de l'intelligence humaine, il faut
tenir compte au moins autant de cette science vraiment pratiquee par
la masse des hommes, que de la science pure reserv6eAune elite.
Dans le meme ordre d'idees, il est indispensable d'6tudier (en
sachant se limiter!) les manifestations des croyances et de la science
populaires. Et il est d'ailleurs tres remarquableque ces croyancesque
la science a d'abord rejetkescomme pueriles et absurdes, soient souvent confirmees dans la suite par des d6couvertes nouvelles et une
science plus achevee. Quoiqu'il en soit, l'6tude de la science populaire,
notamment de la medecine populaire, et de ses conflits avec la science
offieielle, contribue dans une large mesure A nous faire mieux connaltre le milieu scientifique, dont nous ne pouvons jamais faire
abstraction.
III. -

LE POINTDE VUESCIENTIFIQUE.

L'histoire de la science, surtout si elle a et6 elaboree par quelqu'un


qui connait aussi bien les tendances de la science moderne que cellos
de la science passee, a une grande valeur heuristique. L'analyse de
l'enchainement des d6couvertessugg6re au savant des enchainements

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

27

analogues, qui lui permettent d'en faire de nouvelles. Les methodes


anciennes, habilement modifiees par lui, peuvent redevenir efficaces.
Enfin, de l'evolution des faits et des doctrines scientifiques, il peut, par
une extrapolation mentale toute naturelle, deduire des indications
precieuses sur la direction de la science future, et sur celle qu'il est le
plus propice d'imprimer Ases propres efforts.
Ainsi comprise, I'histoire de la science est vraimentune methode de
recherches; et cela est si vrai, qu'un savant illustre de notre temps,
Wilhelm Ostwald, a ose dire que l'histoire de la science c n'est rien
d'autre qu'une methode de recherches pour l'accroissementdes conquetes scientifiques ). Cette affirmationme parait d'ailleurs exageree.
Mais, je le repete, cette etude du passe ne nous rev'le ses propriet6s
heuristiques et excitatrices, que si elle est 6clairee par toutes les
lumieres de la science nouvelle. Ainsi, la science moderne et la science
passee se viennent constammenten aide pour faciliter la penetrationde
l'inconnu qui nous entoure de toutes parts: et cette idee n'eclaire-t-elle
pas, en la rendant A la fois plus precise et plus profonde, notre
conception d'une collaboration scientifique universelle ? Car la mort
meme n'interromptpoint l'oeuvre des savants : les idees qu'ils ont
mises en mouvementcontinuent eternellementa agir.
II faut bien reconnaitre que la plupart des histoires des sciences
n'ont point les proprietesheuristiques qu'elles pourraientavoir. D'ailleurs, comme la science progresse continuellement et que notre connaissance du passe ne cesse de devenir plus exacte et plus complite,
il est clair que l'histoire de la science doit etre periodiquement refaite
en s'aidantde nos acquisitions nouvelles.
Pourdonner a l'histoire toute sa portee heuristique, il ne faut pas se
horner a retracer les progres de l'esprit humain, mais il faut aussi
rappeler les regressions frequentes, les arretsbrusques et les accidents
de toutes sortes qui ont interrompu sa marche en avant. L'histoire
des erreurs est extremement utile, d'abord, parce qu'elle aide a mieux
comprendrel'histoire des verit6seta mieux appreciercelles ci; ensuite,
parce qu'elle nous permet d'eviter les m6mes erreurs dans l'avenir,et,
enfin, parceque les erreursde la science sont essentiellement relatives.
Nos verit6s d'aujourd'huiseront peut-etre considerees demain sinon
comme des erreurs completes, du moins comme des verites tres incomplites. Et qui sait si les erreurs d'hier ne seront pas les verites incompletes de demain ? De pareilles rehabilitations sont frequentes, et
l'histoire de la science nous a bien souvent conduits a admirer et i
honorer des hommes que leur temps avait meconnus et mepriss :

GEORGE SARTON.

on peut deji en conclure que l'histoire de la science a aussi une utilite


d'ordre moral.
Maisl'histoire des superstitions et des erreirs ne doit pas nous faire
perdre de vue que, malgr6 tout, c'est l'histoire des verites, des verites
les plus completes et les plus hautes, qui nous int6resse surtout.
D'ailleurs, si l'histoire de la verit4 est limit6e par la nature des choses,
si l'on peut se donner comme but de la retracercompltement, il n'en
est pas de meme pour l'histoire des erreurs, car celle-ci est infinie. 11
est donc necessaired'y mettredes limites artificielleset de faireun choix
judicieux. Une grande simplification rEsultede ce fait qu'il est souvent possible de classer les erreurs, de distinguer des types d'erreurs
qui reviennent incessamment sous des formes diverses, et il est tr&s
utile de connaitre ces types pour comprendre le mecanisme de l'intelligence.
11 est regrettable que beaucoup de savants se refusent encore a
admettrel'utilite des recherches historiques et ne veulent y voir qu'une
sorte d'amusement, peu digne d'occuper leur attention. Au fond,
leur d6dain s'appuie sur le raisonnement suivant: ( Ce qu'il y avait de
meilleur dans la science de nos ancOtresa 6t6 assimile et incorpore
dans notre science. Le reste ne meritait que l'oubli, et c'est une
maladresse d'en surcharger notre memoire. La science que nous
apprenons est le resultat d'une selection prolongee, qui a 6limine les
parties parasites, pour ne conserver que ce qu'il est vraiment utile
de connaitre. o Mais il est ais6 de voir que ce raisonnement est doublement faux.
Tout d'abord, qu'est-ce qui nous garantit que les selections successives ont 6t6 bien faites ? Notre defiance a d'autant plus le droit d'etre
en 6veil, que ces selections et ces syntheses, auxquelles les faits
scientifiques sont p6riodiquement soumis, ne sont gen6ralement pas
faites par des savants de g6nie, mais par des auteurs de manuels,
par des professeurs, par des vulgarisateurs de toutes espkces, dont
le jugement n'est pas necessairementjuste, ni les intuitions toujours
heureuses. Et d'ailleurs, comme la science et les points de vue scientifiques ne cessent d'6voluer, telle idee, negligee a un moment, peut
dtre considr6ee a un autre comme une idWeimportante et f6conde,
et il arrive constamment que des r6sultats restes longtemps inapergus, deviennent tout A coup trEs interessants si on peut les enchAsser
dans une theorie nouvelle. Ces syntheses des faits scientifiques sont
evidemment indispensables pour faciliter la transmission de la

L'II8TOIRE DE LA SCINCCE.

29

science, mais il doit 6tre entendu qu'elles ne sont jamais que provisoires et doivent etre periodiquement revisees; or, comment cela
serait-il possible, si l'histoire de la science ne permettait de s'orienter dans le d6dale des experiences antErieures? L'histoire de la
science est precisement le guide, le catalogue indispensable pour
l'Edification de syntheses et de selections faites a des points de vue
nouveaux. Toutes les vicissitudes et toutes les palinodies de la science
nous prouvent, d'une mani6re p6remptoire, qu'on ne peut jamais se
flatter d'avoir apprecie definitivement et complktement la valeur d'un
fait ou d'une theorie. Aucune parcelle de l'exp6rience humaine ne
peut etre n6gligee. Affirmer cela, c'est affirmer du m6me coup la
necessite des recherches historiques.
Mais il y a plus. Parmi les oeuvresscientifiques, il en est certaines
dont on ne parvient pas a expliquer la genese par les procedes
ordinaires. Elles cr6ent dans l'histoire de brusques discontinuit,s,
car elles devancent singuli0rement leur epoque et font faire, tout a
coup, a la science des bonds 6normes. Ces ceuvres de genie ne sont
jamais entiWrementconnues, et l'interet qu'on y trouve n'est jamais
entierement epuise; c'est peut-etre parce qu'il est quasiment inepuisable que le genie reste refractaire a toute analyse et nous parait si
myst6rieux? I1 faut des sidcles avant que les doctrines d'un homme
de g6nie ne soient apprecies a leur juste valeur. Et il y a encore,
aujourd'hui, un grand profit intellectuel a lire les oeuvres d'Aristote
ou de Diophante, ou de Newton, ou d'Huygens...: elles sont encore
pleines de tresors caches. Car c'est une profonde erreur de croire
qu'il n'y a rien d'autre dans une oeuvregeniale que les faits positifs
et les lois qui y sont enonces (1) : s'il en etait reellement ainsi, il
serait inutile d'y recourir; l'enonce de ces faits et de ces lois suffirait
amplement. Mais il n'en est rien, et je ne puis que conseiller a ceux
qui en doutent de faire l'experience : ils reconnaitront que rien n'est
plus excitateurque ce retour aux sources. Ici encore, c'est l'historien
de la science qui indiquera au savant quelles sont ces sources, et qui
lui permettra de choisir celles oiu il aura le plus de chances de
rafraichir son esprit et de lui donner une impulsion nouvelle.
On a quelquefois soutenu que la curiosite du savant serait beaucoup mieux satisfaite s'il se contentait d'employer la m6thode que
les Allemands appellent ( Krebsgang)), et qui consiste a remonter
(La science et l'histoire des sciences ), Revue du mois,
(W)Wi. OSTWALD,

t. IX, p. 513-526,1910.

30

GEORGE SARTON.

de proche en proche des idees scientifiques qui l'interessent particuli6rement aux idWesqui leur ont donn6 naissance, et ainsi de suite.
Sans insister sur les difficultes que presenterait l'application de cette
methode sans l'aide et sans les travaux preparatoiresde l'historien,
qui ne voit combien elle est artificielle et sterile!; en procedant ainsi,
le savant se priverait, en quelque sorte, de tous les b6n6fices d'un
retour en arri/re et aurait beaucoup de chances de ne trouver que ce
qu'il connaitrait d6ja. Au contraire, pour faire des decouvertes vraiment suggestives, "(il faut envisager la marche des 6venements dans
sa realit6, en considerant, a chaque 6tape, et les divers possibles,
autant qu'on peut les d6couvrir, et les causes et les raisons qui ont
dEtermin6le succ/s des uns et l'echec des autres , (1).
Pour mieux pr6ciser la valeur heuristique de l'histoire de la
science, il est utile d'indiquer quelques exemples. L'histoire de la
m6decine nous en offre d'innombrables : rappelez-vous l'influence
qu'exercentencore maintenant les idees hippocratiques, rappelez-vous
nos idles modernes sur l'humorisme, les idees naturistes, les theories
opotherapiques. Non seulement des idees anciennes reviennent en
faveur,mais souvent une sorte de rythme les ram6ne periodiquement.
Dem6me,GeorgesBohn a montr6 le retourperiodique, dans le domaine
de la psychologie comparee, d'une part, des conceptions animistes et
anthropomorphiques, d'autre part, des conceptions positivistes (2).
En general, plus une science est l6oign6e de la forme mathematique,
plus il faut s'attendrei ces retours continuels de deux points de vue
opposes, renaissant p6riodiquementsous des deguisements nouveaux.
A mesure que la science devient plus exacte, c'est-a-dire que le
domaine de l'incertitudeel de l'hypoth/se diminue, ces oscillations de
la pensee entre des points de vue differents deviennent moins
nombreuses, mais elles ne sauraient disparaitreentierement, car il
ne sera jamais possible d'6liminer toutes les hypotheses. C'est ainsi
que E. Belot (3) a r6introduit recemment dans la cosmologie, sous
une forme tres seduisante, la theorie des tourbillons que la critique
- R6le de l'histoire de la philosophie dans l'etude de
(') EMILE BOUTROUX,
la philosophie ", Rapporis et comptes rendus du Congres de philosophie
de Geneve, p. 49-68, Geneve, 1905.
BOHN,La naissance de l'intelligence,
(2) GEORGES

liv. Ier, Paris 1909.

Essai de cosmogonie tourbillonnaire, 280 pages in-8?,


(3) E. BELOT,
Paris, 1911.

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

31

de Newton semblait en avoir a jamais chassee. De meme, Walter Ritz


a fait valoir des raisons tres serieuses pour reintegrerdans la science,
la theorie optique de 1'emission qui paraissait abandonnee pour
toujours depuis les travaux de Huygens, de Young et de Fresnel.
Mais les exemples de retours au passe les plus caracteristiques
nous sont incontestablement donnes par la technologie. L'histoire de
la chimie industrielle est infiniment suggestive A cet 6gard (1). C'est
que 1a de nouveaux facteurs interviennent, qui jouent un rdle preponderant : les facteurs cconomiques. Pour qu'une invention soit
appliquee, il ne suffit pas qu'elle soit theoriquement realisable, il
faut encore qu'elle soit remuneratrice; or mille circonstances imprevisibles modifient sans cesse les conditions materielles avec lesquelles
l'ing6nieur est aux prises: il suffitqu'un nouveau produit apparaisse
sur le marche,que le prix d'une matierepremiere varie dans un sens ou
dans I'autre,qu'une decouvertescientifique soit faite, que de nouveaux
residus de fabrication doivent 6tre utilises, etc... pour que des procedes trop couteux deviennent economiques, et reciproquement. Le
chimiste et l'ingenieur ont done un inter6t considerable a connaitre
les procedestombes en desuetude, mais auxquels le progres m6me de
la science peut donner, d'un jour a l'autre, un avenir nouveau:
I'histoire de la science est, en quelque sorte, pour eux, ce que sont les
mines abandonnees pour les prospecteurs.
Mais,a mon avis, si importante que soit sa valeur heuristique, il y a
des raisons plus serieuses et plus profondes encore, pour que les
savantsaccordentleur attention a l'histoire de la science. Ces raisons,
ce sont celles qu'ErnestMacha si brillamment defendues et illustrees
dans son admirable histoire de la m6canique. II est clair tout
d'abord, que c celui qui connait le cours entier du developpemcnt de
la science appreciera d'une mani6re beaucoup plus independante et
plus vigoureuse la signification du mouvement scientifique actuel
que celui qui, limitk dans son jugement a la periode de temps qu'il a
v6cu, ne peut se baser sur la direction momentanee que ce mouvement a prise (2) ). En d'autrestermes : pour bien comprendreet pour
appr6ciera sa juste valeur ce que l'on poss/de, il est indispensable de
savoir ce que poss6daient ceux qui nous ont precdes : c'est la une
L'essor de la chimie appliquee. Paris, 1910.
(1) A. COLSON,
La mecanique (traduction d'Emile Bertrand), p. 13-14.
(3) E. MACH,
Paris, 1904.
3

32

GEORGE SARTON.

veritWqui est valable dans tous les domaines, dans la science autant
que dans la vie. C'est la connaissance de l'histoire qui r6vle au
savant quelle est sa position exacte vis-a-vis des problemes qu'il a a
resoudre, et qui lui permet de les donminer.
Mais de plus, tandis que des chercheurs s'efforcentde reculer sans
cesse les limites de la science, d'autres savants se pr6occupent de
verifier si les 6chafaudagessont bien solides et si les constructions de
plus en plus hardies et abstraites de notre esprit ne risquent pas de
s'effondrer. Or, cette tAche,qui n'est pas moins importante ni moins
haute que celle de la decouverte, implique n6cessairement un retour
dans le passe; l'ceuvre critique, indispensable pour conserver I la
science sa solidite et son entiere signification, est une oeuvreessentiellement historique. Et tout en rendant la science plus coherente et plus
rigoureuse, ces recherches critiques font apparaitrece qui s'y trouve
de conventionnelet d'accidentel,et ouvrent ainsi a la pensee investigatrice des horizons nouveaux, Si ces recherches n'etaient point faites,
la science d6g6nereraitbient6t en un systeme de purs pr6juges, et les
principes deviendraient des dogmes, des axiomes m6taphysiques,une
sorte de rWevlationnouvelle.
C'est d'ailleurs dans cet etat d'esprit bien peu scientifique, qu'aboutissent frequemment les savants, qui, de peur de verser dans la littErature ou la metaphysique, ont chasse loin d'eux toutes preoccupations
historiques ou philosophiques : helas! le culte exclusif des faits
positifs les a fait 6chouer dans la pire des metaphysiques, l'idolatrie
scientifique.
Mais, par bonheur, il arrive parfois, a certaines 6poques de l'evolution, que des decouvertesparadoxaleset retentissantes rendent la
necessitO d'un inventaire et d'une inspection minutieuse de nos
connaissances plus evidente aux yeux de tous. Nous traversons
justement une de ces p6riodes. 11 en devient plus facile de faire
comprendre aux savants qu'a ce moment un retour dans le pass6
est indispensable, pour que l'oeuvrescientifique puisse ktre utilement
poursuivie.
La critique n'a pas seulement pour but de rendre la science plus
rigoureuse, mais aussi d'y mettre de l'ordre et de la clart6, de la simplifier. Ceciencore serait impossible sans le recours continuel a l'histoire. C'est l'etude du pass6, qui nous permet, B chaque moment de
l'6volution, de degager les parties vraiment essentielles avec le plus
de chances d'exactitudeet de precision. On 6carterad'autant mieux les
causes d'erreur que l'on embrassera une durke plus longue; cela

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

33

revient, somme toute, A dire qu'une extrapolation est d'autant moins


risqu6e, qu'elle s'appuie sur une experience plus etendue. L'importance d'un concept n'apparaitclairement que lorsqu'on s'est donn6 la
peine de consid6rer les difficultes qu'il a fallu vaincre pour le conqu6rir, les erreurs auxquelles il a 6te m&le, bref, toute la vie qui lui a
donn6 naissance. Sa richesse et sa fecondite sont, du reste, des fonctions de sa g6nealogie et de sa parente, et c'est assez dire l'int6rAtque
nous avons Abien connaitre celles-ci.
L'histoire de la science proc6de ainsi a une 6puration illimitee des
faits et des idees scientifiques. Elle nous permet d'approfondir la
science, ce qui est bien la meilleure maniere de la simplifier. Et il
est clair que cette besogne de simplification devient d'autant plus
n&cessaireque l'oeuvreest plus touffue et plus vaste. C'est, d'ailleurs,
grace a cette simplification progressive, que les connaissances encyclop6diques continuent a etre possibles; dans certains cas, celles-ci
deviennent mmre plus accessibles. Par exemple, la chimie et l'astronomie ne sont-elles pas plus faciles a apprendre maintenant qu'elles
ne l'Wtaientau moyen Age?
Je crois pouvoir conclure de toutes les reflexions prec6dentes que
le savantne peut legitimement pr6tendrea une connaissancecomplete
et profonde de sa science, s'il en ignore l'histoire. J'ai compare tout
a l'heure l'ceuvrescientifique de l'humanit6 i l'uvre collective que
les abeilles accomplissent dans leur ruche, et cette comparaison
s'applique tres justement au cas de beaueoup de savants, specialisEsa
l'exc6s, et qui travaillent avec diligence, dans le petit domaine qu'ils
se sont reserves, en ignorant le reste de l'univers. II est sans doute
utile qu'il y ait de pareils sp6cialistes, comme il est utile qu'il y ait
des abeilles qui nous preparentle miel. Mais la science ne pourrait
naitre de leurs efforts fragmentes. Il est donc bgalementutile qu'il y
ait des savants, qui s'efforcent sans trove de s'6lever au-dessus des
preoccupations un peu 6troites de leur sp6cialit6. Or, ceux-ci entreprennent bientot d'analyserles conditions qui determinent eur pensee, et ainsi, ils sont irr6sistiblement conduits a etudier l'histoire de
la science. Ils en acqui&rentune conception plus complete et plus
nette de leur collaboration l'aoeuvregrandiose entreprise par l'humanite enti6re: celle d'hier, celle d'aujourd'hui et celle de demain et
leur collaboration en devient plus consciente et plus eclairee. Et de
mame que l'on 6prouve de la satisfaction a mieux savoir en quel lieu
de l'univers on se trouve, et pourquoi; de mEme, ils ont la joie de
mieux comprendre la situation et la portee de leur tAchepersonnelle

34

GEORGE SARTON.

dans cette oeuvred'eternite. Ils saventce qu'ils font, ou du moins ils


croient le savoir. Et ils sentent mieux que les autres I'importance
des mille liens qui les rattachenta tous les hommes, et la puissance
de la solidarite humaine, sans laquelle la science n'existeraitpas.

IV. -

LE POINTDE VUE PIDAGOGIQUE.

Dans beaucoup de pays, l'histoire de l'enseignementet des methodes


pedagogiques est consideree comme une preparation indispensable A
ceux qui veulent devenir professeurs. Mais, l'histoire de la matire a
enseigner ne merite-t-elle pas tout autant d'etre connue ? Celui qui
connait cette histoire ne sera-t-il pas - pour toutes les raisons que
j'ai indiquees au chapitre precedent - mieux prepare pour distinguer ce qui est essentiel et suggestif de ce qui ne l'est pas, et pour
enseigner a ses eleves le meilleur de la science ? Et de plus, l'histoire de la science n'apportera-t-elle pas des clartes nouvelles A l'histoire de la pedagogie ?
La science est enseignee dans nos universites d'une maniere beaucoup trop synthetique(1). Peut-etre cette methodeest-elle, en effet, la
plus convenable pour la moyenne des le6ves,qui acceptent passivement l'autorite magistrale. Maisceux dont l'esprit philosophique est
plus eveille ont de la peine a se contenter de cette nourriture, dont la
cuisine leur est inconnue. Loin d'etre apaises par cet ordre rigoureux et par cette science parfaite, ils sont devores de doutes et
d'inquietudes: (( Pourquoi le maitre enseigne-t-il ainsi ? pourquoi
a-t-il choisi cette definition ? pourquoi...? ) Non pas que les methodes
synthetiques leur repugnent, au contraire. Peut-etre seront-ils les premiers a en admirer la profondeur et l'elegance, des qu'ils en auront
compris, par experience personnelle, la convenance logique, la
rigueur, la generalite et l'economie. Mais avant tout, ils veulent
savoir <( comment tout cela s'est fait ), et leur esprit s'insurge d'instinct contre ce dogmatisme qui leur parait arbitraire. I1 reste arbitraire, en effet, aussi longtemps qu'on n'a pas expose les raisons qui
ont motive telle ordonnance plut6t que telle autre. Qu'un tel enseignement soit impossible a organiser pour des debutants, je l'accorde,

(') Du moins sur le continent europeen. Ce que je dis ici se rapporte


surtout aux sciences physiques et mathematiques.

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

35

mais en tout cas, les defauts de l'enseignementactuel pourraient 6tre


mitiges, et je n'en demande pas plus.
Je ne concois pas d'entrepriseplus utile i cet egard que l'6laboration de manuels, oh la science soit exposee dans l'ordre de son developpement historique: c'est 1a une tAche importante pour laquelle
Ernest Machnous a donn6 d'admirablesmodules. I1va de soi que de
pareils manuels ne pourraient servir a une premiere etude de la
science en question, mais les eleves pourraient les employer concurremment avec un autre manuel concu d'apres la methode dogmatique: ils apprendraient celui-ci par devoir et liraient celui-ll par
curiosit6; j'imagine qu'ils connaitraientparfois mieux le premier que
le second, mais cela ne presenteraitpas un bien grand inconvenient.
Maisces manuels serviraient surtout aux professeurs pour leur permettre d'illustrer et de rendre plus concret et plus intuitif leur enseignement dogmatique. L'enseignementoral, beaucoup plus souple que
l'enseignement ecrit, permettrait aisement de petites digressions historiques. Et les Wlivesne retiendraient-ils pas mieux les verites
abstraites qu'on leur inculque a forte dose, si leur memoire pouvait
s'accrocher a quelques r6alites vivantes et parlant a leur imagination ?
Maisl'histoire de la science joue encore un autre role pedagogique,
un role plus eleve. Rien n'est plus propre a eveiller l'esprit critique
de l'6leve et A mettre sa vocation scientifique a l'epreuve, que de lui
exposer avec beaucoup de details l'histoire d'une d6couverte, de lui
montrer les obstacles de toutes sortes qui surgissent sans cesse sur la
route du chercheur, et comment celui-ci en triomphe ou les contourne et, enfin, comment on se rapproche indefiniment du but sans
jamais I'atteindre. De plus, cette initiation historique eviterait aux
jeunes gens cette fAcheusedisposition d'esprit, commune a beaucoup
de personnes dont la culture scientifique est superficielle, et qui
consiste a croire que la science a commence le jour de leur naissance...
Les bonnes biographies scientifiques out aussi une grande valeur
educative: elles orientent l'imagination de l'adolescent dans la meilleure voie. En temoignant notre interet aux recherchesbiographiques,
nous pourrons d'ailleurs contribuera assainir ce genre de recherches,
trop souvent faites sans aucun esprit critique, sans psychologie
serieuse. 11est certain que de bonnes et de sinceres biographies constituent d'excellentes contributions, tant a l'histoire de la science,
qu'A l'histoire de l'humanite elle-meme. Et les etudiants n'appren-

36

GEORGE SARTON.

draientils pas avec plus de coeur et d'enthousiasme, n'auraient-ils


pas plus de respect pour la science, si on leur parlait un peu de ces
h6ros, qui l'ont Edifi6epiece a pikce, si on 6voquait leurs souffrances,
leurs angoisses et leurs luttes? N'y puiseraient-ils pas plus d'ardeur
pour la recherche d6sint6ressee? Ne comprendraient-ils pas mieux la
beaut6 et la grandeurde l'ensemble, si leur esprit s'6taitarr&t6un peu
a la joie et A l'ivresse de le voir realiser au prix de mille difficultks
sans cesse renaissantes?
Enfin, I'histoire de la science - comme l'histoire g6n6rale - est
un instrument de culture. Elle nous familiarise avec l'idte d'volution et de transformationcontinuelles des choses humaines, elle nous
fait sentir le caracthrerelatif et provisoire de toutes nos connaissances,
elle aiguise notre jugement, elle nous apprend que, si toutes les
audaces sont permises a l'humanit6 dans son ensemble, la part de
chacun de nous dans l'oeuvrecollective est en somme fort petite, et
que les plus grands doivent 6tre modestes. Elle contribue i former
des savants, qui ne soient pas seulement des savants, mais qui soient
aussi des hommes et des citoyens.
V. -

LE POINT DE VUE PSYCHO-SOCIOLOGIQUE.

L'histoire de la science - de sa naissance, de son evolution, de sa


propagation, de ses progres et de ses moments de decadence - nous
amene irr~sistiblement a nous poser une s6rie de problmes de psychologie individuelle et de psychologie collective. Nous rejoignons
ici l'histoire universelle, telle que Lamprecht l'a definie: car l'histoire de la science se r6duit, en derniere analyse, a des recherches
psycho-sociologiques.
II est utile de faire ici une distinction preliminaire (1): le progres des sciences, le progres des idees en gEneralest df a deux ordres
de causes: 1? des causes purement psychologiques : le travail intellectuel du savant ou du penseur; 2? des causes d'ordre matEriel,
principalement l'apparition d'objets d'6tude nouveaux ou l'emploi
d'instruments plus perfectionn6s. Une analyse assez sommaire nous
permet, il est vrai, de ramenerde proche en proche ces causes materielles a des causes psychologiques identiques aux premieres. Mais la
Nature et sciences naturelles,p. 5. Paris,
(1) Suggereepar Fa. HousSAY,
1903.

L'TSTOIRE DE LA SCIENCE.

37

distinction conserve cependant son utilite. Une decouverte n'a evidemment pas lc meme caractere, ni le m6me interet psychologique,
si elle est le resultat presque automatique d'un perfectionnement
technique, que si elle est le fruit d'une reaction de l'esprit, d'un travail logique.
En tant que psycho-sociologues, nous nous proposons de decouvrir-s'il en existe - les lois generales de l'6volution intellectuelle
de l'humanite. Peut-etrecette etude nous aidera-t-elle aussi a mieux
penetrer les mecanismes de l'intelligence; en tout cas, cet espoir est
tres legitime. Bien entendu, nous avons renonce, une fois pour toutes,
a cette idee extravagantede vouloir etablir a priori les conditions du
developpement de la science; notre but est, au contraire, de les
degager de l'analyse de ce developpement, c'est-a-dire de les deduire
d'une etude approfondie de 'histoire de la science.
Ce sont des methodes comparatives qui nous fournissent le meilleur instrument pour ces recherches, et c'est assez dire qu'il ne faut
pas en attendre une precision et une rigueur que ces methodes ne
comportent pas. Mais toute etude scientifique nouvelle serait impossible dans le domaine de la biologic et de la sociologie, si l'on n'avait
la patience et la sagesse de se contenter de l'approximation dont elle
est susceptible. Ces comparaisons peuvent etre limitees au domaine
de la science, c'est ce que j'appellerai les comparaisons internes;
elles peuvent aussi etre faites entre l'volution des phenom6nes
scientifiques et celle d'autres phenomenes intellectuels ou 6conomiques, c'est ce que j'appellerai les comparaisons externes. La principale difficulte est evidemment de trouver des processus evolutifs
comparables,qui soient suffisammentindependants les uns des autres.
L'applicationde ces m6thodesa deja fourni un assez grand nombre
de r6sultats, que l'on appelle assez improprement des < lois historiques o, et dont la valeur et l'exactitudesont fort variables. En voici
quelques exemples, que je me borne a citer : Paul Tannery a montre
que le d6veloppementdu calcul precede, en general, celui de la geometrie. Dans le choix des motifs d'ornementation,tel qu'il est realise
par les peuples -primitifs,le passage se fait toujours reguli,rement de
l'animal a la plante, jamais dans l'ordre inverse. J.-G. Frazera formule les lois suivant lesquelles se groupent tous les Elements des
ceremonies agraires; de mCme, Van Gennep a formule les lois de
groupement des rites de passage. On connait les hypotheses qui ont
te emises sur la marche de la civilisation du Midi et de l'Orientvers
le Nord et l'Occident.Rappelons encore la loi des periodes historiques

38

GEORGE SARTON.

de Lamprecht. Le meme auteur a cherche a montrer que l'Ame de


l'enfant, en se d6veloppant,passe par les phases qu'a travers6esI'Ame
de l'humanite. La loi des trois 6tats, d'Auguste Comte, sera sans doute
l'objet d'une etude speciale dans notre revue. Dans le mAme ordre
d'idees, on peut encore citer la loi des trois etapes, que Maurice
Straszewski a d6gag6e de la comparaison des philosophies europeenne, indienne et chinoise. Enfin, cette enumeration serait trop
incomplete, si je passais sous silence la theorie du materialisme historique, qui a exercA une influence si profonde sur notre pens6e,
depuis la secondemoitie du xIXe siicle.
Nous pouvons consid6rer le travail humain comme une mati6re A
observation, au meme titre que le travail des castors ou celui des
abeilles. Ce travail ne se manifeste le plus souvent a nous que par ses
resultats, mais ceux-ci sont tangibles et peuvent etre, sinon mesures,
du moins compares et apprAciesavec plus ou moins de precision.
L'invention d'une machine, ou la d6couverte d'une loi naturelle, ne
sont-ce pas 1A,au fond, des ph6nom6nes de la meme essence, que le
comportement d'un crabe ou d'une an6mone de mer dans des circonstances determinees?Ce sont, je le veux bien, des phenomenes infiniment plus complexes, et dont l'etude exige des methodes speciales, a
peine connues, mais ne peut-on pas admettre, comme hypothAsedirectrice, qu'ils sont reductibles les uns aux autres? La psychologie des
fonctions superieures de l'esprit n'est pas necessairementplus difficile
que.celle des fonctions infErieures; je serais plut6t dispose a croire
le contraire. Ainsi, ne serait-il pas plus facile de reconstituer la gen6se
interne d'une idee scientifique dans un esprit clair, que de d6meler,
dans la mentalite prelogique d'un primitif, les racines obscures de son
instinct de propri6t6ou de son instinct d'imitation?
C'est de la comparaison de ces faits d'observationd'un ordre superieur, que nous nous efforceronsde degager les lois de la pensee. L'experience humaine n'a cesse de s'enrichir, mais l'intelligence a-t-elle
evolue? Les proc6des de decouverte, les experiences mentales, les
m6canismes caches de l'intuition n'ont-ils pas gard6 quelque chose
de constant a travers les Ages?N'y a-t-il rien d'invariantdans l'intelligence et dans le comportement intellectuel des hommes? Quels sont
ces invariants, ou mieux ces invariantsrelatifs, ces parties plus stables
de notre moi? Dans quelle mesure, le milieu scientifique influe-t-il
sur la pensee individuelle du savant, et r6ciproquement?Commentse
manifestent les activites sociales dans le domaine de la science? Par
quels processus mentaux, les idees des inventeurs, des initiateurs

L'HISTOIRE DR LA SCIENCE.

39

s'intWgrent-ellespeu A peu dans la pens6e collective, pour devenir


insensiblement des notions communes?
Toutes ces questions, dont l'histoire de la science nous donne la
mati6re, sont autant de problemes de psychologie. Nous nous proposons de les &tudierdans notre revue, mais sans oublier toutefois que
celle-ci n'est pas destinge a devenir une nouvelle revue de sociologie
- il y en a d6jad'excellentes -, mais une revue consacr6ea l'histoire
de la science.
Pour ce qui concerne les recherches sur la psychologie de l'invention, des materiauxd'etude privilegies nous sont 6videmment fournis
par l'histoire de la technologie (1). Les r6sultats materiels de l'invention technique rendent celle-ci plus concrete, plus tangible. De plus,
le m6canisme des d6couvertes industrielles est trWsint6ressant a
etudier, parce qu'il nous montre, au moment de la realisation de ses
projets, I'ingenieur aux prises avec toutes les difficultes de la vie
reelle. II arrive que des obstacles inattendus soient si grands que son
idee reste inexecutable, mais il arrive aussi trWssouvent que, du choc
de ces obstacles, naissent de nouvelles idees, plus profondes et plus
heureuses que l'idee originale: on voit alors, en quelque sorte, l'invention sortir de la vie, jaillir du contact de la mati6re et de I'esprit.
Mais les applications de la psychologie A l'histoire de la science ne
se bornent pas la. On peut aussi se proposer l'etude concrete des types
d'intelligence, dont les savants nous offrent des modeles plus ou
moins parfaits. On peut essayer de les classer. C'est ainsi que Fred.
Houssay (loc. cit.) a distingue: 40 le type statique: les esprits de cette
sorte s'occupent de comparer et de classer d'une mani~rediscontinue;
20 le type cinematique : ceux qui s'efforcent d'ordonner leurs observations en des ensembles continus; 3? le type dynamique, qui s'int6resse surtout aux lois de causalitE.On connait, d'autrepart, la classification d'Ostwald qui distingue les savants romantiques, a reactions
rapides, des classiques, a reactions lentes. Aux personnes qui affectent
de dedaigner ces tentatives, qu'elles considerent comme necessairement inadequates A la nature complexe des choses, je repondrai qu'on
ne classe jamais pour classer (a moins qu'on n'ait l'esprit deforme),
mais pour mieux comprendre. Une classification n'est point une
image de la vie : c'est un moyen d'etude. Les deux essais dont j'ai

(i) Cfr. ce que j'en ai deja dit au chap. II, ? 2, cc Science et technologie

,.

40

GEORGE 8ABTON.

parl6 ne me paraissent representer la ralite que d'une maniErefort


incomplIte, mais elles nous donnent chacune des indications utiles,
et c'est autant de gagn6. Toutefois, si suggestifs qu'ils soient, je leur
prWf~rede beaucoup les analyses plus modestes, mais combien plus
minutieuses et plus r6alistes, de Francis Galtonet d'Alphonsede Candolle. Cesauteurs sont vraimentles fondateursd'une science nouvelle,
qu'Ostwald a propose d'appeler la gEniologie et, qui a pour but
l'6tude des conditions d'existence du genie et, plus gE6nralement,de
la superioritSintellectuelle. Ils se sont occup6s surtout du genie scientifique, mais il est clair que des methodes analogues pourraient 6tre
appliqu6es - avec moins de precision cependant - a I'analyse des
manifestations g6niales dans d'autres domaines.
La matiere de la ( geniologie , est fournie par des indications biographiques, que l'on tAchede rendre aussi compl/tes et aussi precises
que possible. Des donn6es assez nombreuses, relatives a des qualit6s
intellectuelles bien determinees, peuvent Atre ensuite soumises aux
methodes statistiques. Malheureusement,les donn6es precises utilisables sont beaucoup trop peu nombreuses, mais c'est 1a une lacune
qui pourraetre comblne avec le temps, si l'on se pr6occupe d6s A present de preparerune etude systematique ulterieure. La geniologie ne
peut gu6re nous donner des resultats tres satisfaisantsdans l'etat actuel
de nos connaissances, mais il depend de nous qu'elle puisse en
donner dans l'avenir. Nous nous efforcerons de contribuer pour notre
part a l'organisationde cette science et A la centralisation des efforts
tentes dans cette voie.
II faut avanttout demeler les causes qui agissent sur la formation de
l'individu et determiner leur importance respective. On distingue les
causes qui agissent avant et celles qui agissent aprks la naissance.
Celles qui agissent avant la naissance sont: 10?'heredite directe et
l'atavisme; 20 les causes des variations individuelles; 30les causes des
mutations au sens de De Vries. Celles qui agissent apres la naissance
sont : 1 l'education proprement dite; 20 l'influence du milieu
ext6rieur.
II semble que les causes prenatales soient de beaucoup prepondrantes. Il faut remarquer d'ailleurs, que l'individu se laisse d'autant
moins influencer par l'Mducationet par son milieu, que sa personnalitE est plus originale et plus forte. II est evidemment trWsdifficile de
distinguer l'action de ces differentes causes, mais ce n'est pas impossible et on y est parvenu dans quelques cas particuliers. Ces recherches
necessitent 6videmment la connaissance precise non seulement de

41

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

ces individus, mais aussi de leurs parents et de leurs ancOtres.Aussi,


ne pourrait-on assez r6pandrel'usage des signalements biographiques
precis: tous les individus sont interessants, ou susceptibles de le
devenir.
DWsA present, on peut se proposer l'tude des families de savants
dont r'histoire a conserve le souvenir : les Bernoulli, les Cassini, les
Darwin, les de Candolle, les Becquerel, etc. Peut-Atrey trouvera-t-on
des renseignements precieux sur l'h6redit6 des qualitas scientifiques.
Meme si les documents sont peu nombreux, il ne faut pas les
n6gliger; ils serviront plus tard. Isis s'efforcerade les recueillir. Les
etudes g6niologiques conduisent done A des recherches g6n6alogiques
d'une nouvelle esp6ce, et qui se rapportent d'ailleurs a une aristo
cratie tr6s diffirente de la noblesse proprementdite. Les genealogistes
ne faisaient porter leurs investigations que sur des mots, ou sur des
choses artificielles: noms de famille, blasons, devises, etc.; nos investigations portent, au contraire, sur des r6alit6sde la plus haute importance: caract~re,temperament,capacitesintellectuelles, - les qualits
de l'homme. Le lecteur, dont 1'attentiona d6ja ete attiree sur ces problames par les travaux des eug6nistes, remarquera que nos efforts
convergent ici avec les leurs; la geniologie, dont l'historien de la
science est amen6 As'occuper pour accomplir sa propre tAche, est, en
effet, une branche de l'eugenique.
Lorsque les matkriaux recueillis seront plus abondants et plus
homog6nes, il sera possible d'en tirer non seulement des resultats
th6oriques fort int6ressantsen eux-mAmes,mais aussi des conclusions
pratiques de la plus haute valeur. On pourra notamment y trouver
des indications sur les reformes de l'enseignement destine aux 6l6ves
d'8lite; on pourra aussi en deduire quelles sont les conditions les
plus favorables a la production intellectuelle. I1 est profondement
triste de voir a quel point l'6nergie intellectuelle est gAchee et dissip6e en frottements de toutes esp6ces, par notre organisation sociale
actuelle. Ostwald(1) a clairement montre l'int6r6t puissant qu'il y
aurait a rechercher et a r6aliser des conditions de meilleur rendement
de cette energie. Celle-ci n'est-elle point 1'energie sp6cifique de
l'humanite, et toute notre raison d'etre?

(i) W,OSTWALD,( Der Wille und seine

physische

Grundlegung

> (Atti

del IV Congressointernazionale di Filosofia, Bologna, 1911, vol. 1,


p. 215-229,Genova,1912).

42

GEORGESABTON.

VI. -

CONCLUSIONS.

Apr6s avoir expose le programmeet le but de la revue nouvelle, je


voudrais encore dire quelques mots des tendancesqui l'animeront. Ce
sera une sorte de conclusion.
Isis sera une revue de synth6se, une revue critique, une revue internationale et en quelque mani~re, une revue dogmatique.
Le caract6resynthetique de la revue est evident; il resulte de la
nature m6me de son objet. Isis sera l'organe de synthAse historique,
dont tous les historiens de la science ressentent imperieusement le
besoin, a mesure, d'une part, que leurs recherches deviennent plus
nombreuses et plus 6tendues, d'autre part, que l'unit6 de la science
s'affirmedavantage.Notre but est de reunir sans cesse toutes les donn/es historiques connues, d'6tablir aussi rapidement que possible la
mise au point des m6thodes nouvelles, de faire ressortir toujours pardessus les tendances monographiques les resultats acquis par l'histoire de la science. Notre revue sera, si l'on veut, une revue generale
des sciences, mais publiee a un point de vue historique, philosophique; ce sera moins la science du present que celle du passe, moins
les acquisitions nouvelles de la science, que l'etude de son evolution
et de son enchainement qui nous int6resseront.
Isis sera aussi une revue critique. L'editorial sera g6neralement
consacr6e l'examen et a la discussion des m6thodes, ou bien a la critique philosophique, ou bien encore a l'analyse des lois historiques
propos6es. Nous nous occuperons aussi d'y etudier l'euvre et la
pensee des grands prEcurseursde notre discipline: Comte, Cournot,
Spencer, Galton, Candolle, Mach, etc. Mais le caracterecritiquede
la revue n'apparaitrapas seulement dans l'editorial. Toute la revue en
sera impr6gn6e, et surtout, il est a peine besoin de le dire, la partie
bibliographique.
Toutefois, si les etudes sur les methodes soit necessaires, elles ne
doivent pas trop nous absorber. II ne faut pas que des questions de
metbode nous fassent oublier l'objet meme de nos recherches; ce
serait l1cher la proie pour l'ombre. Tachons plut6t de faire revivre le
mieux possible les diverses epoques de la pensee humaine; ce sont
ces etudes-la qui sont peut-etre en ce moment les plus prEcieuses. II
faut arriver, par la connaissance exacte de faits precis, concrets,

L'HISTOIRB DE LA SCIENCE.

43

nombreux, a situer les euvres intellectuelles dans le milieu qui leur


a donne naissance, et s'efforcerde les comprendre, d'une part, i la
lumi6re du pass6, dans leur propre atmosphere, d'autre part, a la
lumi6re de la science moderne. II faut que notre analyse soit assez
nourrie, assez souple, pour que ce ne soient pas des choses inertes et
s6ches que nous comparions, - car alors l'essentiel nous echapperait
- mais des choses vivantes. Et A mesure que cette tAchesera realise,
les m6thodes se d6gageront et se perfectionneront d'elles-mmes : il
serait absurde de vouloir les cr6er compl6tement a priori. Ces
r6flexions pr6cisent et limitent le rl1e critique de la revue.
Il semblerait inutile d'insister sur le caractere international de la
revue, qui est manifeste, - mais je veux faire voir cependant que cet
internationalisme ne rEside pas seulement dans sa forme ext6rieure,
mais qu'il a des causes beaucoup plus profondes. Trop de savants ne
r6alisent pas a quel point la science et l'histoire de la science sont
internationales.
La science est le patrimoine le plus pr6cieux de l'humanit6; c'est
un bien inalienable, et qui s'accroit sans cesse par les efforts convergents les plus divers. Ce patrimoine ne m6rite-t-il pas d'Otrebien
connu, non seulement dans son 6tat actuel, mais dans toute son 6volution? Or, les hommes ne connaissent que fort mal l'histoire de ces
conqu6tes pacifiques; les savants eux-m6mes s'int6ressent davantage
a la science qui se fait, qu'aux connaissances devenues banales. Ne
serait-ce pas accomplir une grande ceuvre de progres et de paix, que
de leur faire mieux comprendre et appr6cier (et ce n'est que par la
critique historique que l'on y parvient) ce domaine intellectuel privie1gie entre tous, parce qu'il est le seul qui leur soit entihrementcornmun? La science n'est pas seulement le lien le plus solide, mais c'est,
entre les hommes infiniment divers, le seul lien vraiment solide, le
seul lien incontestable. C'est ce que Comte exprimait d'une maniere
paradoxale, en disant qu'( il n'y a point de liberte de conscience en
astronomie, en physique, en chimie, dans ce sens, que chacun trouverait absurde de ne pas croire de confianceaux principes etablis dans
ces sciences par des hommes compktents(1) ,.
La science est la grande pacificatrice; c'est le ciment qui unit les
esprits les plus elev6s et les plus comprehensifs de toutes les nations
(1) Cit6 par G.
Paris, 1902.

AMLIIAUD,Le

positivismre et le progrbs de I'esprit, p. 25.

44

GEORGE SABTON.

de toutes les races, de toutes les croyances. Chaquepeuple profite


immediatement de toutes les d6couvertes faites par les autres
peuples. Mais, h6las ! si la science est essentiellement internationale, les savants ne le sont pas toujours. Trop souvent, les aspirations g6n6reuses que la science devrait leur donner, sont 6touffees
par leurs tendances chauvines et nationalistes. Isis s'efforcera, au
contraire, de souligner les lecons de tolerance et de sagesse que l'histoire nous donne a pleines mains; elle d6noncera, chaque fois que
l'occasion s'en presentera, les tendances imp6rialistes que quelques
savants essaient d'imprimer a la science de Ieur pays, ou de leur race.
Le caractWreinternational de la science ne fera que s'affirmer
davantage, dans la mesure m6me de ses progr6s. Auguste Comte a eu
une intuition geniale, lorsqu'il a dit que 1'etat social de l'avenir ne
pourrait reposer sur d'autre base que sur la science, car c'est la
seule qui soit bien etablie; mais son esprit trop syst6matiquelui fit
tirer de cette idee si juste et si vraie des consequences inadmissibles.
Mais retenons sa premiere intuition. De meme que les m6thodes
scientifiques sont a la base de presque toutes nos connaissances, de
mAmela science apparaitde plus en plus, comme la base indispensable de toute orgahisation solide et feconde, comme le facteur le
plus puissant du progres humain. Ainsi que Mach (1) l'a parfaitement dit : ( La science a entrepris de remplacer l'adaptationh6sitante et inconsciente, par l'adaptation m6thodique, plus rapide et
nettement consciente ). Chaque fois que nous le pourrons, nous
tAcherons de mettre en pleine lumiere le r6Ie pacificateur et
civilisateur de la science. Et c'est cela surtout, ce qui donnera A la
revue son caractereinternational.
Enfin, il me reste A parler de ce que j'ai appel6 la tendance dogmatique de la revue. Un organisme vivant, - socie6t ou revue pour remplir un r6le vraiment utile, doit btre domin6 par une idWe
directrice. Ainsi, notre revue ne sera pas une simple juxtaposition de
travaux relatifs a l'histoire de la science, mais ce sera vraiment une
revue d'6tudeset de recherches, ayant un programme de travail assez
vaste, sans doute, mais bien delimite. Nous nous efforcerons de faire
converger, autant que possible, les efforts qui risqueraient de rester

(1) E. M&ce,La connaissanceet ?'erreur(traductionfranSaise),p. 387.


Paris, 1908.

L'HISTOIBE DE LA SCIENCE.

45

stkriles s'ils etaient trop dissemin6s. Pour assurer cette convergence


d'efforts,cette homog6n6it6,pour 6conomiser le travail collectif et Jui
assurer son maximum d'efficacite, en un mot, pour avancerle plus
vite possible, la revue demandera souvent a scs collaborateurs des
contributions sur des sujets prEcis.Nous voudrions arrivera ce r6sultat, qu'aucun fascicule d'Isis ne fft le produit du hasard et de la
fantaisieindividuelle, mais bien le fruitd'une collaborationconsciente,
sur un programme6tabli de commun accord.
Voila quelles seront les tendances de la revue; la pensee directrice
qui les domine toutes est d6terminee par le but vers lequel nous
tendons de toutes nos forces, et que cet essai a servi a pr6ciser.
Mais, pour les personnes que la connaissance du but immediat ne
satisfait point, mais qui veuient connaitre la portee la plus lointaine
de tous leurs actes, je pourrais ajouter (trWslaconiquement) que nos
efforts tendent:
1? Au point de vue de l'histoire de la science : rendre possible
l'elaboration d'un manuel d'histoire de la science vraiment complet
et synthetique (pour plus de details, cf. chap. II);
20 Au point de vue pedagogique: a favoriser la creation de manuels
scientifiques, oh les matieres soient exposees, autant que possible,
dans l'ordre historique (cf. chap. III-lV);

3? Au point de vue sociologique: a contribuer a la connaissance de


l'homme et a preparer ainsi, pour notre part, la synth6se sociologique. De plus, a rechercher les moyens d'augmenter le rendement
intellectuel de l'humanitk (cf. chap. V);
4? Au point de vue philosophique: a refaire, sur des bases scientifiques et historiques plus profondes et plus solides, l'oeuvre de
Comte.
Cette tAcheest grande. Elle est de nature a int6ressernon seulement
les historiens de la science, mais aussi les savants, les philosophes,
les sociologues, les historiens proprement dits, enfin toutes les personnes qui s'intkressentau developpement de la science et de l'intel-

46

GEORGE SARTON. -

L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.

ligence humaines. 1 est bien evident aussi que - si jeune qu'il soit
encore, si actif, si perseverant - un homme ne pourrait r6aliser seul
une oeuvreaussi etendue: c'est pourquoi il demande le concours de
toutes les bonnes volontes; toutes les collaborations serieuses seront
les bienvenues!
SARTON.
GEORGE

Wondelgem,novembre1912.

You might also like