Sarton - L'histoire de La Science
Sarton - L'histoire de La Science
Sarton - L'histoire de La Science
L'Histoire de la Science
Author(s): George Sarton
Source: Isis, Vol. 1, No. 1 (1913), pp. 3-46
Published by: The University of Chicago Press on behalf of The History of Science Society
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/223804
Accessed: 18/09/2008 05:29
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L'Histoire de la Science.
SCIENCE ET PHILOSOPHIE.
GEORGE SARTON.
tion des savants dans une aire de plus en plus restreinte, est apparue
comme la condition premiere d'un travailvraiment fructueuxet d'une
decouverte originale. La n6cessite mdme de s6parer les difficultes,
pour mieux les r6soudre,a 6t6 la cause ininterrompue d'une division
du travail scientifique, qui semble etre arriv6ea ses derniMreslimites.
Que cette tendance, que l'on peut appeler la tendance analytique, a
6te extremementutile, toute la science moderne est lA pour en temoigner; toutefois, sa domination exclusive presente augsi de grands
inconvenients, dont on n'a pu s'apercevoirau debut, mais qu'une
accumulationprolongee a rendus trEs sensibles. C'est qu'en offet la
science n'a pas pour but la decouvertede faits isol6s, mais la coordination de ces faits et leur explication r6ciproque. A force de diss&miner ses efforts, la science risquerait de perdre de vue son objet
propre; les connaissances scientifiques auraient beau se multiplier,
l'esprit scientifique s'appauvrirait.
Maisa c6te de ce danger d'ordre scientifique ou philosophique, des
tendances analytiques trop exclusives, priv6es de tout contrepoids,
presenteraientun dangerencore plus grave: ce n'est pas seulement la
science qui menacerait d'etre d6sagr6g6e, mais la vie sociale ellemAme. Loin de pouvoir songer Aunir les hommes par des points de
vue communs, les savants finiraient par ne plus se comprendre euxmemes.
Ce rythme essentiel de notre pens6e, qui nous fait ressentir plus
fortement, tour A tour, le besoin d'analyse ou le besoin de synth6se,
se retrouve dans la conception changeante que les hommes se font
des rapports entre la philosophie et la science: il y correspond un
rythme synchroniquequi, tour a tour, 6carteou rapprocheles uns des
autres, les savants et les philosophes. C'est, en effet, ce qu'une etude
comparativede l'histoire de la science et de l'histoire de la philosophie permet assez facilement de vErifier.
Les savants de genie - j'appelle ainsi ceux qui bouleversent les
idles revues et instituent des recherches d'ordre radicalement nouveau - ont toujours exercE une action considerable sur les progrEs
de la philosophie. Eux-memes, d'ailleurs, devaient Etre des esprits
trEs synthEtiques, et avaient du faire des emprunts plus ou moins
conscients A cette reserve d'idees g6n6rales qu'est la philosophie,
pour formuler leurs theories r6volutionnaires. Songez a G^lille, i
Kepler, a Newton, i Darwin... Leur oeuvreet leur influence ne sont
comprehensibles que si l'on admet des echanges d'idtes continuels
entre la philosophie et la science : ils ont puise dans la philosophie
L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.
GEORGE SARTON.
dont les sciences positives etaient devenues l'objet et, en partie, par
le degout qu'avaientlaiss6 les audaces et les debauches intellectuelles
des m6taphysiciens,plus ou moins mystiques, issus de Kant.
Quoi qu'il en soit, une reaction philosophique etait inevitable: c'est
cette reaction qui dure encore maintenant, et dont notre revue est un
resultat, parmi beaucoup d'autres. Elle ne remonte gu6re plus loin
qu'au d6but de ce siecle et est due, pour une large part, aux decouvertes retentissantes de la science contemporaine. Tout d'abord, les
progres de la physique ont entraine un conflit, qui paraissait insoluble, entre les theories mecaniques classiques de Galilee, de Huygens
et de Newton, et les theories ilectromagnetiques de Maxwell, de
Hertz et de Lorentz, et ont ainsi remis en question les principes fondamentaux de la mecanique et de la physique. En meme temps, la
decouverted'le'ments nouveaux jouissant de proprietes au premier
abord paradoxales, l'utude des radiations nouvelles, les recherches
sur le mouvement brownien... rallumaient toutes les controverses sur
la theorie atomique et sur les doctrines 6nerg6tiques,et obligeaient
les savants a refaire une 6tude apprefondie des principes de la chimie et a reviser leurs idees sur la constitution de la matiere. Enfin,
les experiences des biologistes contemporains et l'exhumation des
idees de Mendel provoquaientune crise des theories transformisteset
rendaient indispensable une nouvelle mise au point de nos idees sur
l'evolution des etres vivants.
Mais si la renaissance philosophique a laquelle nous assistons en
ce moment est principalement due a la science et ne s'est manifest6e
que depuis une quinzaine d'annees, le mouvement d'idees qui l'a lentement preparee est evidemment plus complexe et plus ancien. I1
faut tout d'abord tenir compte des travaux scientifiques du si6cle
passe, qui sans provoquer de crise aigue, comme les d6couvertesauxquelles j'ai fait allusion tout a l'heure, nous ont cependant obliges a
modifier et a hausser peu a peu notre point de vue. Je n'en citerai
aucun, parce qu'il me faudrait en citer trop. Maisrappelons cependant que quelques-uns de ces savants du XIXesiecle, notamment
Helmholtz, Claude Bernard,Berthelot, ont deja fait eux-memes ceuvre
de synth6se philosophique. De plus, une ecole de philosophie avait
aussi largement contribue a cette renaissance : je veux parler de
l'ecole positiviste, representee en France par Auguste Comte et, en
Angleterre, par Stuart Mill et Herbert Spencer. Nos efforts sont certainement une consequence directe de leur activite. On pourrait dire,
du reste, que les conceptions positivistes n'ont jamais ete mieux com-
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HISTOIREDE LA SCIENCE.
CONTE
C'estAUGUSTE
qui doit 6tre considere comme le fondateur de
l'histoirede la science,ou tout au moins comme le premier qui en eut
une conception claire et precise, sinon complete. Dans son Coursde
philosophiepositive, publie de 1830 a 1842, il a bien mis en 6vidence
les trois notions fondamentales que voici : 1? qu'une oeuvresynth6tique telle que la sienne ne pouvait 6tre raalis/e sans avoir constamment recours &l'histoire; 20 qu'il est indispensable d'6tudier l'6volution des sciences pour comprendre le d6veloppement de la pens6e
humaine, et l'histoire m6me de l'humanite; 3o que c'est l'histoire de
la science tout entiere qu'il importe de connaitre, et non l'histoire
d'une ou de plusieurs sciences determinees. Ajoutons a cela, que
d6s 1832, Auguste Comte sollicitait du ministre Guizot, la creation
d'une chaire d'histoire gen6rale des sciences (i). On sait que cette
chaire ne fut finalement erigee au Coll6gede France que soixante ans
plus tard, trente-cinq ans apres la mort de Comte,etconfiee, en 1892,
a Pierre Laffitte.II faut reconnaitre que P. Laffitte ne comprit pas la
(i) J'appelle histoire de la science, ce que Comte appelait < histoire generale des sciences ).
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sensiblement de celle de Tannery que par l'importance plus considerable que j'attribue au point de vue psycho-sociologique.
Avant de definir l'histoire de la science, il est utile de repondre
a une question prejudicielle, que quelques savants ont soulevee.
L'histoire de la science est-elle possible ? II est evident qu'on peut
toujours etablir l'histoire d'une science determinee, ou d'un groupe
de sciences assez voisines, mais l'histoire de la science - concue
comme distincte de la somme de ces histoires particulieres (et c'est
bien ainsi que Comte la concevait) - est-elle r6alisable en ce moment ? Le sera-t-elle jamais ? En d'autres termes, sommes-nous en
etat de repondre scientifiquement aux questions relatives a l'histoire commune des sciences : leur origine, les lois generales de leur
developpement, la raison de leurs analogies et de leurs rapprochements, la cause de la preponderance de l'une d'elles A une 6poque
determinee ?
Toutes ces questions, et beaucoup d'autres encore, ressortissent
6videmment a l'histoire de la science et lui constituent un domaine
propre. Est-il possible de les resoudre des maintenant? En tout
cas, c'est deja faire oeuvre scientifique que de bien poser et de
preciser les questions a resoudre. Il est toujours possible de commencer une etude determinee: cette premiere etude ne sera peut-6tre
qu'une approximation assez lAche, mais elle sera en tout cas indispensable pour permettre une etude ulterieure plus serree et plus
complete. D'ailleurs, ces premieres approximations ont ete faites,
et sans parler des oeuvresfragmentaires de Tannery et de Milhaud,
les essais de synthese de Siegmund Gunther et de Friedrich Dannemann sont d6ja tres remarquables (1).
Ce qui a pu faire croire a quelques bons esprits - a Cournot, par
exemple, - que l'histoire de la science etait impossible a r6aliser,
c'est qu'ils ont oublie de faire une distinction, assez naturelle cependant, entre la science passee et la science qui se fait. Pour apprecier
avec objectivit6 la valeur des theories scientifiques, il faut 6videmment pouvoir les contempler et les comparer avec un certain recul;
il faut qu'elles ne soient plus directement melees a notre vie, et que
des questions de personnalites n'obscurcissent pas les questions de
(1) II s'agit d'essais elementaires, ne retraQantque les grandes lignes de
l'histoire de la science. Les travaux de synthese se rapportant a une
epoque determinee (les etudes sur la science grecque, par exemple) sont
trop nombreux pour que je les enumere ici.
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Ces interactions entre la science et la religion ont pris le plus souvent une forme agressive. Mais quand nous parlons de conflits entre
la science et la religion, il s'agit, en fait, de conflits entre la science et
la theologie, ou, si l'on veut, d'un conflit perp6tuel entre les tendances scientifiques et les tendances cl6ricales. I1est vrai que le public
distingue mal ce qui est sentiment religieux et croyance inn6e de ce
qui est dogme, rite, formalisme et convention, et les th6ologiens, en
Pffectantde considerer les attaques dont ils 6taient l'objet comme des
attaques contre la religion meme, n'ont cesse d'aggravercette equivoque, au lieu de la dissiper: il en est resultWque des Amessincres et
vraiment religieuses ont souvent traite la science en ennemie. C'est
ainsi que l'histoire de la science s'entremdleconstamment Al'histoire
des heresies religieuses.
40 La science et l'art. - Quelques remarques pr6liminaires sur les
caracterespropres du travail scientifique et du travail artistique sont
indispensables pour faire voir dans quelles limites nos comparaisons
doivent etre comprises pour 6tre vraimentutiles et significatives.
On attribue g6neralement peu d'importance aux questions techniques dans l'histoire de l'art. Sans doute, ces questions jouent un
assez grand r61e dans les arts decoratifs et l'architecture,mais elles y
relivent plut6t de la technologie et sont mdme l'objet d'un enseigneinent distinct de l'enseignement artistique proprement dit. En tout
cas, on concoit tres bien une histoire de l'art oh les questions de technique ne soient que rarement 6tudiees, et c'est ainsi d'ailleurs, que
presque toutes les histoires de l'art sont faites. Y a-t-il beaucoup de
personnes qui se demandent quelles couleurs Botticelli utilisait? ou
quel etait le vocabulairede Platon ou de Goethe?Nous aimons l'oeuvre
d'art pour elle-meme : c'est le resultat surtout q.ui nous int6resse, et
dont nous nous efforcons de conserver le souvenir; au contraire,dans
le domaine de la science, le resultat nous int6resse en general beaucoup moins que les methodes qui nous ont permis de l'obtenir. C'est
que l'histoire de la science n'est pas seulement une histoire de l'intelligence, mais aussi - et pour une part beaucoup plus large - une
histoire des instruments materiels et des instruments logiques successivement crees par cette intelligence pour en etre aidee, et encore: une
histoire de. l'experience humaine. Cette exp6rience a, en effet, une
signification et une valeur beaucoup plus considerables pour le savant
que pour l'artiste. L'artisteadmire, mais le savant utilise l'oeuvre de
ses predecesseurs; l'artiste s'en inspire, mais le savant s'efforce de
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vie a une ceuvre collective, comme des abeilles dans une ruche, mais leur ruche c'est le monde. La collaboration n'a pas lieu seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps: les observations astronomiques faites par des pretres chaldeens, il y a des milliers d'ann6es,
sont encore utilisees aujourd'hui. Ce caractereeminemment collectif
de l'oeuvrescientifique est peut-etre la cause principale de l'indifference qui entoure son histoire, et qui fail violemment contraste avec
la curiosite dont l'histoire des arts et des lettres a toujours te l'objet.
La science vise A l'objectivite; l'observateur s'efforce de reduire au
minimum son ( equation personnelle o. L'aeuvred'art est, au contraire,essentiellement individuelle et passionnee: il n'est pas etonnant
qu'elle sollicite davantagela sympathie et l'interet.
Dans ce qui precede, j'ai parle des beaux-arts proprement dits; la
consideration des arts appliques m'obligeraita faire quelques reserves;
je n'y insiste pas. Voici une reserve beaucoup plus importante: l'histoire des arts et des lettres est generalement conside6re comme une
histoire des grands artistes et des monuments qu'ils nous ont laisses.
Mais on pourrait aussi adopter un point de vue tout different, et de
meme que I'historien de la science nous fournit les elements d'une
bistoire de l'intelligence humaine, on pourrait chercher, dans l'histoire des arts, la matiere d'une histoire de la sensibilite humaine.
L'histoire de la science est une histoire des idees, mais tout aussi bien
l'histoire des arts pourrait etre consideree comme une histoire des
reves de l'humanite. Or, ces deux etudes necessitent l'emploi de
methodes psychologiques analogues; on congoit aussi qu'elles se
completent et s'eclairent mutuellement.
Les interactions entre l'art et la science ont et6 particulierement
vives aux 6poques de r6actionnaturalistecontre les exces de la scolastique, et d'une science trop aride et trop litterale. I1y auraitun grand
int6r6t a etudier de plus pres le rythme des diverses tendancesqui ont
anime tour a tour les arts plastiques et la musique, et A chercher des
analogies explicatives dans le deroulement simultane des theories, ou
mieux, des attitudes scientifiques. L'apparition d'hommes de genie,
r6unissant les qualites du savant et celles de l'artiste, tels que Leonard de Vinci, Albert Diirer ou BernardPalissy, nous permet d'6tudier ces interactions sous leur aspect le plus profond et le plus passionnant. D'autrepart, on a pu prouver que la transmission des idees
scientifiquesa ete maintes fois assuree par des monuments de l'art, et
d'ailleurs, pour toute la periode qui precede l'apparition de l'imprimerie vraiment populaire, les ceuvres d'art nous offrent des docu-
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science, mais il doit 6tre entendu qu'elles ne sont jamais que provisoires et doivent etre periodiquement revisees; or, comment cela
serait-il possible, si l'histoire de la science ne permettait de s'orienter dans le d6dale des experiences antErieures? L'histoire de la
science est precisement le guide, le catalogue indispensable pour
l'Edification de syntheses et de selections faites a des points de vue
nouveaux. Toutes les vicissitudes et toutes les palinodies de la science
nous prouvent, d'une mani6re p6remptoire, qu'on ne peut jamais se
flatter d'avoir apprecie definitivement et complktement la valeur d'un
fait ou d'une theorie. Aucune parcelle de l'exp6rience humaine ne
peut etre n6gligee. Affirmer cela, c'est affirmer du m6me coup la
necessite des recherches historiques.
Mais il y a plus. Parmi les oeuvresscientifiques, il en est certaines
dont on ne parvient pas a expliquer la genese par les procedes
ordinaires. Elles cr6ent dans l'histoire de brusques discontinuit,s,
car elles devancent singuli0rement leur epoque et font faire, tout a
coup, a la science des bonds 6normes. Ces ceuvres de genie ne sont
jamais entiWrementconnues, et l'interet qu'on y trouve n'est jamais
entierement epuise; c'est peut-etre parce qu'il est quasiment inepuisable que le genie reste refractaire a toute analyse et nous parait si
myst6rieux? I1 faut des sidcles avant que les doctrines d'un homme
de g6nie ne soient apprecies a leur juste valeur. Et il y a encore,
aujourd'hui, un grand profit intellectuel a lire les oeuvres d'Aristote
ou de Diophante, ou de Newton, ou d'Huygens...: elles sont encore
pleines de tresors caches. Car c'est une profonde erreur de croire
qu'il n'y a rien d'autre dans une oeuvregeniale que les faits positifs
et les lois qui y sont enonces (1) : s'il en etait reellement ainsi, il
serait inutile d'y recourir; l'enonce de ces faits et de ces lois suffirait
amplement. Mais il n'en est rien, et je ne puis que conseiller a ceux
qui en doutent de faire l'experience : ils reconnaitront que rien n'est
plus excitateurque ce retour aux sources. Ici encore, c'est l'historien
de la science qui indiquera au savant quelles sont ces sources, et qui
lui permettra de choisir celles oiu il aura le plus de chances de
rafraichir son esprit et de lui donner une impulsion nouvelle.
On a quelquefois soutenu que la curiosite du savant serait beaucoup mieux satisfaite s'il se contentait d'employer la m6thode que
les Allemands appellent ( Krebsgang)), et qui consiste a remonter
(La science et l'histoire des sciences ), Revue du mois,
(W)Wi. OSTWALD,
t. IX, p. 513-526,1910.
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de proche en proche des idees scientifiques qui l'interessent particuli6rement aux idWesqui leur ont donn6 naissance, et ainsi de suite.
Sans insister sur les difficultes que presenterait l'application de cette
methode sans l'aide et sans les travaux preparatoiresde l'historien,
qui ne voit combien elle est artificielle et sterile!; en procedant ainsi,
le savant se priverait, en quelque sorte, de tous les b6n6fices d'un
retour en arri/re et aurait beaucoup de chances de ne trouver que ce
qu'il connaitrait d6ja. Au contraire, pour faire des decouvertes vraiment suggestives, "(il faut envisager la marche des 6venements dans
sa realit6, en considerant, a chaque 6tape, et les divers possibles,
autant qu'on peut les d6couvrir, et les causes et les raisons qui ont
dEtermin6le succ/s des uns et l'echec des autres , (1).
Pour mieux pr6ciser la valeur heuristique de l'histoire de la
science, il est utile d'indiquer quelques exemples. L'histoire de la
m6decine nous en offre d'innombrables : rappelez-vous l'influence
qu'exercentencore maintenant les idees hippocratiques, rappelez-vous
nos idles modernes sur l'humorisme, les idees naturistes, les theories
opotherapiques. Non seulement des idees anciennes reviennent en
faveur,mais souvent une sorte de rythme les ram6ne periodiquement.
Dem6me,GeorgesBohn a montr6 le retourperiodique, dans le domaine
de la psychologie comparee, d'une part, des conceptions animistes et
anthropomorphiques, d'autre part, des conceptions positivistes (2).
En general, plus une science est l6oign6e de la forme mathematique,
plus il faut s'attendrei ces retours continuels de deux points de vue
opposes, renaissant p6riodiquementsous des deguisements nouveaux.
A mesure que la science devient plus exacte, c'est-a-dire que le
domaine de l'incertitudeel de l'hypoth/se diminue, ces oscillations de
la pensee entre des points de vue differents deviennent moins
nombreuses, mais elles ne sauraient disparaitreentierement, car il
ne sera jamais possible d'6liminer toutes les hypotheses. C'est ainsi
que E. Belot (3) a r6introduit recemment dans la cosmologie, sous
une forme tres seduisante, la theorie des tourbillons que la critique
- R6le de l'histoire de la philosophie dans l'etude de
(') EMILE BOUTROUX,
la philosophie ", Rapporis et comptes rendus du Congres de philosophie
de Geneve, p. 49-68, Geneve, 1905.
BOHN,La naissance de l'intelligence,
(2) GEORGES
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veritWqui est valable dans tous les domaines, dans la science autant
que dans la vie. C'est la connaissance de l'histoire qui r6vle au
savant quelle est sa position exacte vis-a-vis des problemes qu'il a a
resoudre, et qui lui permet de les donminer.
Mais de plus, tandis que des chercheurs s'efforcentde reculer sans
cesse les limites de la science, d'autres savants se pr6occupent de
verifier si les 6chafaudagessont bien solides et si les constructions de
plus en plus hardies et abstraites de notre esprit ne risquent pas de
s'effondrer. Or, cette tAche,qui n'est pas moins importante ni moins
haute que celle de la decouverte, implique n6cessairement un retour
dans le passe; l'ceuvre critique, indispensable pour conserver I la
science sa solidite et son entiere signification, est une oeuvreessentiellement historique. Et tout en rendant la science plus coherente et plus
rigoureuse, ces recherches critiques font apparaitrece qui s'y trouve
de conventionnelet d'accidentel,et ouvrent ainsi a la pensee investigatrice des horizons nouveaux, Si ces recherches n'etaient point faites,
la science d6g6nereraitbient6t en un systeme de purs pr6juges, et les
principes deviendraient des dogmes, des axiomes m6taphysiques,une
sorte de rWevlationnouvelle.
C'est d'ailleurs dans cet etat d'esprit bien peu scientifique, qu'aboutissent frequemment les savants, qui, de peur de verser dans la littErature ou la metaphysique, ont chasse loin d'eux toutes preoccupations
historiques ou philosophiques : helas! le culte exclusif des faits
positifs les a fait 6chouer dans la pire des metaphysiques, l'idolatrie
scientifique.
Mais, par bonheur, il arrive parfois, a certaines 6poques de l'evolution, que des decouvertesparadoxaleset retentissantes rendent la
necessitO d'un inventaire et d'une inspection minutieuse de nos
connaissances plus evidente aux yeux de tous. Nous traversons
justement une de ces p6riodes. 11 en devient plus facile de faire
comprendre aux savants qu'a ce moment un retour dans le pass6
est indispensable, pour que l'oeuvrescientifique puisse ktre utilement
poursuivie.
La critique n'a pas seulement pour but de rendre la science plus
rigoureuse, mais aussi d'y mettre de l'ordre et de la clart6, de la simplifier. Ceciencore serait impossible sans le recours continuel a l'histoire. C'est l'etude du pass6, qui nous permet, B chaque moment de
l'6volution, de degager les parties vraiment essentielles avec le plus
de chances d'exactitudeet de precision. On 6carterad'autant mieux les
causes d'erreur que l'on embrassera une durke plus longue; cela
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distinction conserve cependant son utilite. Une decouverte n'a evidemment pas lc meme caractere, ni le m6me interet psychologique,
si elle est le resultat presque automatique d'un perfectionnement
technique, que si elle est le fruit d'une reaction de l'esprit, d'un travail logique.
En tant que psycho-sociologues, nous nous proposons de decouvrir-s'il en existe - les lois generales de l'6volution intellectuelle
de l'humanite. Peut-etrecette etude nous aidera-t-elle aussi a mieux
penetrer les mecanismes de l'intelligence; en tout cas, cet espoir est
tres legitime. Bien entendu, nous avons renonce, une fois pour toutes,
a cette idee extravagantede vouloir etablir a priori les conditions du
developpement de la science; notre but est, au contraire, de les
degager de l'analyse de ce developpement, c'est-a-dire de les deduire
d'une etude approfondie de 'histoire de la science.
Ce sont des methodes comparatives qui nous fournissent le meilleur instrument pour ces recherches, et c'est assez dire qu'il ne faut
pas en attendre une precision et une rigueur que ces methodes ne
comportent pas. Mais toute etude scientifique nouvelle serait impossible dans le domaine de la biologic et de la sociologie, si l'on n'avait
la patience et la sagesse de se contenter de l'approximation dont elle
est susceptible. Ces comparaisons peuvent etre limitees au domaine
de la science, c'est ce que j'appellerai les comparaisons internes;
elles peuvent aussi etre faites entre l'volution des phenom6nes
scientifiques et celle d'autres phenomenes intellectuels ou 6conomiques, c'est ce que j'appellerai les comparaisons externes. La principale difficulte est evidemment de trouver des processus evolutifs
comparables,qui soient suffisammentindependants les uns des autres.
L'applicationde ces m6thodesa deja fourni un assez grand nombre
de r6sultats, que l'on appelle assez improprement des < lois historiques o, et dont la valeur et l'exactitudesont fort variables. En voici
quelques exemples, que je me borne a citer : Paul Tannery a montre
que le d6veloppementdu calcul precede, en general, celui de la geometrie. Dans le choix des motifs d'ornementation,tel qu'il est realise
par les peuples -primitifs,le passage se fait toujours reguli,rement de
l'animal a la plante, jamais dans l'ordre inverse. J.-G. Frazera formule les lois suivant lesquelles se groupent tous les Elements des
ceremonies agraires; de mCme, Van Gennep a formule les lois de
groupement des rites de passage. On connait les hypotheses qui ont
te emises sur la marche de la civilisation du Midi et de l'Orientvers
le Nord et l'Occident.Rappelons encore la loi des periodes historiques
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(i) Cfr. ce que j'en ai deja dit au chap. II, ? 2, cc Science et technologie
,.
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physische
Grundlegung
> (Atti
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GEORGESABTON.
VI. -
CONCLUSIONS.
L'HISTOIRB DE LA SCIENCE.
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AMLIIAUD,Le
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GEORGE SABTON.
L'HISTOIBE DE LA SCIENCE.
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L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.
ligence humaines. 1 est bien evident aussi que - si jeune qu'il soit
encore, si actif, si perseverant - un homme ne pourrait r6aliser seul
une oeuvreaussi etendue: c'est pourquoi il demande le concours de
toutes les bonnes volontes; toutes les collaborations serieuses seront
les bienvenues!
SARTON.
GEORGE
Wondelgem,novembre1912.