Vie Et Mort de Krishnamurti, Par Mary Lutyens
Vie Et Mort de Krishnamurti, Par Mary Lutyens
Vie Et Mort de Krishnamurti, Par Mary Lutyens
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K R ISH N A M U R TI
VIE ET MORT
Original 1990Mary Lutyens - All rights reserved Editions Amrita 1993 - Pour la traduction franaise
MARY LUTYENS
K R ISH N A M U R TI
V IE E T M O R T
Traduit de l'anglais p a r A ndr R iehl
AMRITA
Sommaire
Prface la traduction franaise________ __________________ Introduction_____________ _____________________________ Et comment va l'enfant Krishna.................................. .................... Un pouvoir extraordinaire.......................................... ...................... Pourquoi m'ont-ils choisi ?------- ----------- ----------------------------Je ne peux jamais raliser mon rve____ __________ ___ ____ Intoxiqu de Dieu........................................ ................ ................ Il y a une solitude.............................................................................. Un vieux rve est m ort.................................................................... Un incessant tumulte intrieur._________ ___________________ Je refuse d'tre votre bquille_____ ___ ___ ________________ 11 15 23 39 45 53 65 79 87 97 109
Je poursuis ma route__ __________________________________ 121 Une profonde extase.... -................................ ................................... 133 Entrer dans la demeure de la m ort_________________________ 151 La fin de la douleur......................................... ........... ..................... 167 Les idaux sont une brutalit................................... ... ................... 181 Le futur est maintenant................................. ...................... ............ 197 Un dialogue avec la m ort.................................................................. 207 L'esprit vacant...................................................................... ............ 223 La fin du connu_____________ _______ ___________________ 237 Il vous faut vous dpcher de comprendre...................... ............. Le monde de la cration______ ___________________________ Ce vaste vide................ .................................................................... 251 271 279 Ma vie a t planifie____________ ________________________ 259
LIVRES DE KRISHNAMURTI
ASSOCIATION CULTURELLE KRISHNAMURTI 73, rue Fondary, 75015 Paris
Lettres aux Ecoles, vol. 1+ 2 L'Epanouissement intrieur, vol 2 Un Dialogue avec soi-mme Le Rseau de la pense
Se librer du Connu (Stock + plus) * La Rvolution du Silence (Stock + plus) Premire et Dernire Libert (Stock + plus) Aux Etudiants (Stock + plus) Tradition et Rvolution (Monde Ouvert)
Face la Vie
Editions BUCHET-CHASTEL, 18, rue Cond, 75006 Paris
Commentaires sur la Vie, 1" srie * Commentaires sur la Vie, 2* srie Commentaires sur la Vie, 3' srie Le Journal de Krishnamurti Questions et rponses La Flamme de l'Attention Le Temps Aboli - Dialogues entre J. Krishnamurti et David Bohm Carnets Plnitude de la vie
Remerciements
J'aimerais tout d'abord m'excuser auprs de tous les nombreux amis de Krishnamurti dont les noms n'apparaissent pas dans cet ouvrage. Je pense qu'ils comprendront que la publication de sa vie en un seul livre moblige ne pas mentionner tous les petits dtails bien que, je l'es pre, aucun de ceux qui sont essentiels son dveloppement n'aient t omis. Pour m'avoir autorise utiliser des citations de leurs ouvrages, j'adresse ma profonde gratitude David Bohm, Mary Cadogan, Mark Edwards, Pupul Jayakar, le docteur Parchure, la regrette Doris Pratt, Vanda Scaravelli ainsi que plus particulirement Scott Forbes et Mary Zimbalist. J'aimerais galement remercier Ray Me Coy pour sa promp titude me faire parvenir les vido-films, les cassettes et les livres du Centre de Brockwood lorsque j'en ai eu besoin, ainsi que Radha Bumier pour m'avoir donn une copie de la longue lettre de Nitya adresse Madame Besant, lettre extraite des Archives de la Socit Thosophique de Adyar, dcrivant le dbut du processus . Enfin, sans l'am iti et la gnrosit de feu B. Shiva Rao, il ne m'aurait jamais t possible de rdiger cette biographie de Krishna murti. M .L .
C est Saanen, en 1979, que M.T. Putshuji me fit rencontrer pour la premire fois l'enseignement de Krishnamurti. La valle de Saanen, en Suisse, voyait dfiler cette occasion plusieurs milliers de personnes issues de toutes les couches sociales et de divers pays, donnant ces rencontres un aspect international o de nombreuses possibilits de discussions et de dialogues permettaient chacun d'approfondir sa pense. Lambiance qui y rgnait tait celle dun immense champ de recherche o la qualit des changes faisait disparatre tout ce qui g nralement oppose les individus lorsqu'ils s'engagent dans une conver sation ; il n'y avait ni brutalit ni affrontement dans les propos mais plutt une sorte de confrontation constante vis--vis de tous les l ments constituant la vie quotidienne de chacun. Etrangement, malgr les diffrences de comportements et les spcificits de type culturel, lin guistique, social ou religieux, on avait le sentiment d'un certain ordre au cur duquel se droulaient toutes les composantes et les facettes de l'humanit. Ce n'est que plus tard, bien plus tard, que j'eus la sensation que toute la valle tait comme baigne d'une force, d'une prsence laquelle il est difficile de donner un qualificatif, mais qui tait perue comme une bndiction , une scurit bienveillante et bienfaisante. Il y avait aussi une sensation d'espace et de beaut qui, si elle n'tait pas vidente de prime abord devint par la suite, au fil des annes, comme une constante ds que j'approchai les diverses ralisations qui furent construites autour de Krishnamurti : coles, centres d'tudes, ren contres... Au cours de la premire causerie, ce ne fut ni l'homme ni l'ensei gnement qui me frapprent, mais quelque chose d'autre, radicalement
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autre , comme une force, un pouvoir absolument impersonnel qui bouleversait par son extraordinaire incorruptibilit et apaisait par son indicible bienveillance ; une force dont la beaut faisait natre en soi un besoin immdiat de puret et de silence. Pendant les annes qui suivirent, chaque rencontre avec Krishnamurti ou avec son enseignement, ce besoin et cette sensation m'appa rurent comme une constante. Il y avait l, sans aucun doute possible, quelqu'un et quelque chose hors du commun.
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Grce aux trois prcdents ouvrages que Mary Lutyens a consacr la biographie de Krishnamurti*, il nous a t donn la possibilit d'avoir un aperu du mystre ayant entour toute la vie de cet tre peu ordinaire, depuis son enfance jusqu' son dernier soupir. Le prsent ouvrage rassemble en un seul volume les trois livres prcdents. C'est la demande de son diteur britannique que Mary Lutyens l'a rdig. En effet, l'ensemble des ditions anglaises tant puises, il a paru plus adquat de remettre en circulation un seul et unique volume reprenant les trois afin de permettre aux nouveaux lec teurs une approche de Krishnamurti et de sa vie qui soit la fois complte, pratique et conomique. De nouveaux dtails apparaissent cependant grce au travail d'archiviste auquel s'est livr l'auteur et les derniers chapitres rapportent avec prcision les vnements ayant prcd la disparition de Krishnamurti. C'est au cours d'un sjour Vasanta Vihar, le centre de la Fondation Krishnamurti d'Inde, alors que j'tais Madras avec quelques lves et amis, en Aot 1990, que je trouvai ce quatrime volume de Mary Lutyens. De retour en France, j'en proposai la traduction aux ditions Amrita qui acceptrent. Sans la prsence de Jean Alphand, Grard Aug, Nicole Batailley, Pascale Berland, Marie et Patrice Charbonnier, Brigitte Del Perugia, Catherine Grange, Bill Nelson, Martine Nover* Les Annes de l'Eveil, Amrita ditions 1982. Les Annes d'Accomplissement, Amrita ditions 1984. La Porte Ouverte, Amrita ditions 1989.
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raz, Line Parisot et Lucette Unia, cette traduction n'aurait pas vu le jour. Qu'ils soient ici remercis pour leur amiti et la confiance qu'ils m'ont tmoigne. Enfin, j'aimerais ddier l'ensemble de cette traduction M.T. Putshuji pour sa profonde amiti et sa grande honntet grce auxquelles j'ai pu accder l'enseignement de Krishnamurti et dont le constant sou venir m'a soutenu tout au long des mois qu'a ncessit ce travail. C'est avec une immense gratitude que celui-ci lui est ddi.
A. R.
Brockwood Park, 17 juillet 1992
Introduction
Krishnamurti a demand plusieurs fois que ne soit faite aucune interprtation officielle de son enseignement bien qu'il ait encourag tous ceux qui s'y intressaient en dbattre entre eux. Aussi, ce pr sent ouvrage n'est pas une tentative pour expliciter ou valuer cet en seignement qui demeure disponible au travers de douzaines de livres et d'enregistrements audio-visuels. Son but est plutt d'essayer de d couvrir la source de la rvlation sur laquelle repose cet enseignement, d'clairer la nature d'un tre humain parmi les plus remarquables et de retracer le cours de son dveloppement en relation avec la longue vie que fut la sienne. Ce travail est difficile lorsqu'il s'agit de le rdiger en trois volumes dtaills espacs de plusieurs annes - huit ans entre le premier et le deuxime. Aprs la publication du premier volume, Les Annes d'Eveil, il m'a t demand si je croyais la ralit des vnements que j'avais d crits. Je rpondis que j'y avais cru totalement jusqu'en 1928 - j'avais alors vingt ans - l'exception toutefois des vnements un peu fous survenus en Hollande en 1925. Par la suite, mon attitude sur tout ceci se transforma en mme temps que celle de Krishnamurti lui-mme. Il ne m'est pas possible de me souvenir d'une priode de ma vie o Krishnamurti aurait t absent. Ceci vient du fait que ma mre s'est lie d'amiti avec lui lorsqu'il vint en Angleterre pour la premire fois, en 1911. Il tait alors un jeune homme dsorient de dix-sept ans, parais sant bien plus jeune que son ge et qui avait t choisi deux annes plus tt par les responsables de la Socit Thosophique de l'Inde pour tre le vhicule du messie venir. Ma mre avait adhr la Socit Thosophique en 1910, avant mon troisime anniversaire, et j'ai t le ve en accord avec ses principes qui, apparemment, taient trs simples :
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INTRODUCTION
la croyance dans la fraternit parmi les hommes et l'galit de toutes les religions. Au lieu du Notre Pre qui tes aux cieux... , on m'apprit rciter chaque matin : Je suis un maillon de la chane d'amour dore qui parcourt le monde et je promets de maintenir ce maillon solide et brillant . Il y avait toutefois le cur sotrique de la Thosophie dont je n'ai eu la vritable conscience qu' partir de l'ge de treize ans. Celuici sera dcrit dans le cours du premier chapitre de ce livre, en mme temps que les fondements de la Socit. La Thosophie creusa un foss dans les relations entre mon pre et ma mre qui s'largit de plus en plus au fur et mesure que les annes passrent ; et pourtant, et cela peut sembler ironique, ce fut mon pre qui ft connatre la Thosophie ma mre. C'est en 1909 que Edwin Lutyens, mon pre, fut commissionn par un banquier franais, Guil laume Mallet, pour qu'il lui fasse construire une maison Varengeville, situ prs de Dieppe, le long de la cte normande. Lorsque mon pre rentra chez nous aprs sa premire visite sur le site de la construction, il apprit ma mre que les Mallet taient thosophes. Elle lui demanda ce que ce mot signifiait et il lui rpondit qu'il n'en savait rien mais qu'ils possdaient un placard secret renfermant des livres dont la serrure tait toujours garde verrouille. Ma mre fut intrigue ; lorsque mon pre retourna Varengeville elle voulut l'accompagner. Elle persuada alors Madame Mallet de lui donner un rapide tour d'horizon des croyances thosophiques. Ce qui la frappa le plus fut la normalit des Mallet ainsi que leur manque d'originalit qui, selon elle, allait de pair avec une reli gion charlatanesque . Leur unique excentricit tait d'tre vgtariens. Pour Nol, Madame Mallet expdia ma mre les London lectures de 1907 donnes par Madame Annie Besant3, Prsidente de la Socit
a) Madame Besant tait ne en 1847 ; elle avait pous un prtre, Frank Besant. Aprs la naissance de ses deux enfants, elle perdit la foi et courageusement, elle en fit part son mari. Il divora et obtint la garde des enfants malgr la vigueur avec laquelle Madame Besant l'attaqua en justice, assumant elle-mme sa propre dfense pour obtenir le droit de garde. Elle devint alors publiquement athe et se consacra une rforme sociale ; elle eut pour collgue Charles Bradlaugh, et Bernard Shaw devint un ami trs proche. Elle se convertit la Thosophie en 1889 lorsque W. T. Stead lui demanda de revoir le manuscrit de la Doctrine Secrte crit par Madame Blavatsky, une des fondatrices de la Socit Thosophique.
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Thosophique qui, selon son autobiographie6, l'emplit d'un intrt si absorbant et dlicieux , qu'elle se trouva par moments si excite qu'elle arrivait tout juste se retenir d'exploser de joie . Il lui sem blait que de nouvelles vues sur la comprhension de la spiritualit lui taient offertes. Ma mre tait mre pour se convertir. Aprs treize annes de ma riage avec un architecte succs dont l'ambition ne cessait d'augmen ter et qui, en dpit de l'amour passionn qu'il prouvait pour elle, tait si absorb par son travail qu'il ne trouvait pas de temps lui consacrer, ni ses enfants, elle tait dsesprment en qute d'une activit qui la satisfasse et qui puisse stimuler ses besoins motionnels et intellec tuels. La vie domestique, comme la vie sociale ordinaire, l'ennuyaient au plus haut point et ses enfants taient laisss aux bons soins d'une excellente nurse. Elle tait devenue un ardent dfenseur du mouve ment Women's Suffrage (cependant elle n'eut jamais aucune activit militante par crainte d'tre emprisonne et de devoir tre nourrie de force) ; elle avait lu beaucoup de livres de sociologie et avait adhr une association intitule la Ligue pour l'Education M orale qui se proccupait de la rglementation faite par l'Etat sur la prostitution et pour laquelle elle rdigea plusieurs pamphlets et participa des col loques travers toute l'Angleterre. Une partie de son activit au sein de l'association consistait rendre visite chaque semaine aux pension naires du Lock Hospital atteints de maladies vnriennes qui elle lisait des livres de Dickens (elle possdait un don remarquable pour lire haute voix). Elle animait galement des groupes de discussion en soire dans notre maison de Bloomsbury Square o taient traits de nombreux thmes allant de l'hrdit l'environnement. Cependant, l'oppos d'un grand nombre de ses contemporains, elle ne portait au cun intrt au spiritisme0 ni, cette priode de sa vie, l'occultisme ou
b) Candies in the Sun (Hart-Davis, 1957). c) Spiritisme : croyance sur le fait que les morts peuvent communiquer avec les vi vants par lintermdiaire de mdiums. Cette question tait une des plus controverses lpoque. Une Socit pour la Recherche Psychique avait t cre en Angleterre en 1882 pour rechercher des preuves dans ce domaine. Il y avait panout un grand attrait pour toutes les formes du surnaturel.
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au mysticisme de l'Inde qui avait conduit un grand nombre d'Occidentaux en Orient depuis que la foi chrtienne avait t mise mal par Darwin. D'une nature profondment dvotionnelle et ayant t dans sa jeu nesse une ardente chrtienne avec une intense sensation de grande proximit avec Jsus, elle tait satisfaite, travers les nombreux aspects de son tre intime, par la croyance thosophique concernant la venue proche du messie et la ncessit de prparer le monde ce prodigieux vnement Aprs avoir adhr la Socit au dbut de l'anne 1910, elle y mit toute son nergie ; elle prit des leons d'locution pour pou voir parler en public au cours de dplacements o elle faisait des con frences sur la Thosophie (elle devint une trs bonne confrencire). Elle cra galement une nouvelle Loge Thosophiqued avec le Doc teur Haden Guest (devenu Lord Guest par la suite) qui tait lui aussi un nouveau converti, dans le but de runir tous ceux qui dsiraient mettre en pratique les principes thosophiques de fraternit . Au cours de l't 1910, Madame Besant quitta l'Inde pour venir en Angleterre ; ma mre se rendit la Fabian Society pour y couter sa confrence sur Une Forme Idale de Gouvernement . Bernard Shaw et Sidney Webb taient prsents sur l'estrade. Je reus comme un choc lorsque je la vis , crivit ma mre. Elle avait une apparence telle ment diffrente des personnes que j'avais pu rencontrer jusqu'alors. Elle portait avec le plus grand naturel des robes d'un got absolument fminin alors que sa tte fine et massive avec ses courtes boucles blan ches lui donnait un aspect tout fait masculin. Elle avait soixante-trois ans mais aucun signe attestant une vigueur diminue n'apparaissait sur elle. Elle possdait la vitalit la plus tonnante que j'eusse pu voir sur n'importe quelle autre personne jusqu'alors . Quelques semaines plus tard, ma mre l'entendit parler nouveau propos du Christ venir dans une salle de Kingsway ; aprs la confrence elle prit son courage deux mains pour l'aborder et l'invid) La Socit tait divise en Loges. Il existait des Loges dans toutes les grandes villes dAngleterre et d'Ecosse ainsi qu'un grand nombre travers toute l'Europe ; elles organisaient des rencontres et des sries (te confrences.
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ter venir djeuner. Elle accepta. La seule autre personne prsente ce repas fut mon pre. A son arrive, Madame Besant demanda si elle pouvait retirer son chapeau ; elle secoua alors ses courtes boucles blanches, geste qui, ma mre s'en aperut par la suite, lui tait tout fait personnel. Ma mre se souvint qu'elle avait des yeux de tigre entchs d une curieuse om bre brune ; son regard paraissait la sonder et accder ses penses les plus intimes. Mon pre l'apprcia sur le champ et fut trs impressionn par elle, en particulier au moment o, juste avant de sen aller, elle lui demanda de dessiner les plans du Quartier gnral de la Socit Thosophique d'Angleterre Tavistock Square (aujourd'hui occup par l'Association Mdicale Britannique). Ce ne fut que graduellement qu'il commena ressentir son influence sur ma mre. En 1929, l'ge de trente-quatre ans, Krishnamurti se spara de la Socit Thosophique, aprs une exprience spirituelle qui transforma radicalement sa vie ; il renona son rle de futur messie pour par courir le monde en tant qu'enseignant avec sa philosophie religieuse per sonnelle sans lien aucun avec une quelconque religion orthodoxe ou secte d'aucune sorte. L'unique objet de son enseignement tait de li brer l'humanit de toutes les servitudes qui opposent les hommes entre eux telles que la race, la religion, la nationalit, la classe et les tra ditions, et ainsi d'amener une transformation dans la psych humaine. Jusqu' sa mort en Fvrier 1986, juste trois mois avant son quatrevingt-onzime anniversaire, il n'y a eu aucune diminution dans l'intrt qu'a suscit l'enseignement de Krishnamurti. En fait, sa rputation saccrot La raison pour laquelle il n'est pas davantage connu aujour d'hui est qu'il n'accepta jamais une quelconque publicit personnelle. Les gens entendaient parler de lui de bouche oreille ou travers ses livres qu'ils trouvaient incidemment. Lorsque Krishnamurti fut proclam par la Socit Thosophique, l'argent et les dons de terrains et de proprits lui arrivrent en masse de la part des membres. Lorsqu'il se retira de celle-ci et qu'il rejeta son rle, il rendit tous ces dons ceux qui les avaient faits et commena une nouvelle vie sans savoir sil y aurait des personnes qui le sui vraient et sans aucun argent, except une pension annuelle de cinq cents
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Livres Sterling. Il arriva alors qu'une audience bien plus large et bien plus intressante fut attire vers lui et que l'argent apparut comme par magie pour la plupart des projets qu'il eut cur de raliser. Jusqu' la fin de sa vie, il dira ce propos : Agissez, et si votre action est juste, l'argent arrivera . Krishnamurti refusait d'tre le gourou de qui que ce soit. Il ne vou lait pas que les gens le suivent aveuglment ou encore lui obissent. Il dplorait le culte du gourou et celui de la mditation transcendantale qui taient imports en Occident partir de l'Inde. D'une faon encore plus particulire, il ne dsirait avoir aucun disciple ; ceux-ci auraient pu crer une nouvelle religion autour de lui, instaurer une hirarchie et appliquer une autorit. Tout ce qu'il demandait concernant son ensei gnement tait qu'il fut comme un miroir dans lequel les gens pouvaient se voir rellement la fois intrieurement et extrieurement, et que si l'ima ge reflte venait ne pas leur plaire, qu'ils se changeassent eux-mmes. Krishnamurti accordait un intrt particulier lducation des enfants avant que leur esprit ne devienne rigidifi par les prjugs des socits dans lesquelles ils taient ns. Les sept coles qu'il a fondes et qui portent son nom - cinq en Inde, une en Angleterre et une en Califor nie - sont toujours florissantes aujourd'hui. La plus ancienne d'en-tre elles, Rishi Valley, fonde au dbut des annes trente entre Madras et Bangalore, accueille aujourd'hui trois cent quarante lves, dont un tiers de filles, possde la rputation d'tre une des meilleures coles de toute l'Inde. Son cole anglaise, situe dans le Hampshire, est la plus petite avec ses soixante lves seulement ; ils proviennent de vingt-quatre nationalits diffrentes et le nombre de garons et de filles est le mme. Aprs sa mort, un grand Centre Krishnamurti pour des adultes a t ouvert juste ct de l'cole anglaise tout en demeurant bien distinct de celle-ci. La conception de ce Centre ainsi que sa construction ont t un des principaux projets auxquels Krishnamurti a accord tout son intrt au cours des deux dernires annes de sa viee. Trois autres centres pour adultes ont t construits depuis en Inde ; ils sont plus
e) Des photographies de ce Centre sont publies dans l'ouvrage du Prince de Galles,
A vision ofBritain. (Doubleday, 1989).
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petits que celui dAngleterre. Krishnamurti cra galement trois Fon dations dans les annes soixante - en Angleterre, en Inde et en Califor nie, ainsi qu'une plus petite Porto-Rico - . Ce sont des structures purement administratives, chacune possdant son propre conseil dad ministration. Il existe aussi des comits de type associatif dans vingt et un pays. Krishnamurti avait des douzaines d'amis dans autant de pays que ce quil y a de comits ; on les rencontre dans tous les domaines de la vie, depuis des reines jusqu' des moines bouddhistes. Dans les premiers temps, Bernard Shaw, Leopold Stokowski et le sculpteur Antoine Bourdelle furent parmi ses plus grands admirateurs et, par la suite, Aldous Huxley, Jawarharlal Nehru et Pablo Casais furent au nombre de ses amis. Plus rcemment, il se lia d'amiti avec Indira Gandhi, le professeur Maurice Wilkins, prix Nobel de mdecine, le physicien David Bohm, le biologiste Rupert Sheldrake et l'acteur Terence Stamp. Il lui arriva aussi de faire la connaissance de certaines personnes cl bres avec qui il eut des discussions ou des interviews, comme le Doc teur Jonas Salk ou le Dala Lama. Il ne fait aucun doute que Krishnamurti aida jeter un pont entre la science et la religion. Les audiences qui assistaient aux causeries de Krishnamurti n'taient jamais trs grandes ; au cours des vingt dernires annes de sa vie, en fonction des dimensions des salles ou des tentes dans lesquelles il par lait, le nombre de ses auditeurs variait de mille cinq mille. On peut se demander par quel moyen toutes ces personnes taient attires vers lui. Il est remarquable de noter que parmi elles se trouvaient trs peu de hippies bien que la grande majorit fut constitue de personnes assez jeunes. Bien que Krishnamurti ne possdait pas de don particulier d'orateur, son public, constitu pour moiti d'hommes et de femmes qui avaient de bonnes manires et taient vtus convenablement, l'coutait avec beaucoup de srieux et d'attention. Son enseignement ne les confortait pas, mais, au contraire, les remuait, en ce sens qu'il leur faisait prendre conscience de l'tat alarmant dans lequel le monde se trouve et pour lequel chaque individu est responsable dans la mesure, o, selon lui, chaque personne est un microcosme du monde. Une part de l'attraction qu'exerait Krishnamurti sur les gens tait due, sans aucun doute, son maintien. A l'exception de ses annes
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d'enfance, il avait toujours t extraordinairement beau et mme lors qu'il devint vieux, son visage, sa structure osseuse et son allure g nrale rayonnaient d'une grande beaut. Mais bien plus que tout ceci, il manait de lui un magntisme qui attirait les gens. Lorsqu'il parlait en public il pouvait tre svre, parfois mme presque imptueux, mais ds qu'il se trouvait avec un petit groupe de personnes ou avec un seul interlocuteur, il manait une sensation d'affection et de grande chaleur humaine. Bien quil n'apprciait pas d'tre touch physique ment, il lui arrivait frquemment, au cours d'une conversation avec une personne, de se pencher en avant pour poser une main sur le bras ou le genoux de celui ou celle qui tait venu lui demander de l'aide, ainsi que de tenir fermement la main d'un ami ou d'un interlocuteur. Par-dessus tout, lorsqu'il n'tait pas engag dans une conversation s rieuse, il adorait rire, faire des farces et raconter des blagues. Son rire profond et sans retenue tait trs contagieux et inspirait de l'affection. Le fait qu'un intrt constant, voire en progression, se maintienne vis--vis de Krishnamurti depuis sa mort, montre, me semble-t-il, que non seulement son magntisme personnel demeure au travers des films vido ou des enregistrements sonores, mais que aussi, son enseigne ment contient un message que les gens d'aujourd'hui dsirent ardem ment. Bien que l'on puisse ne pas tre d'accord sur un grand nombre de ses assertions, il n'est pas possible de mettre en doute sa sincrit.
Le fait le plus remarquable concernant la vie de Krishnamurti est que les prophties qui ont t faites au cours de sa jeunesse se sont rvles exactes, bien que dans la forme, dune faon trs diffrente de ce qui avait t espr. Pour comprendre sa trajectoire, il est essentiel de possder au moins une petite ide du mysticisme thosophique dans lequel il a t lev. La Socit Thosophique, dont l'objet tait de former le noyau d'une Fraternit Universelle de l'Humanit , fut fonde aux EtatsUnis en 1875 par une mystique russe extraordinaire, clairvoyante et faiseuse de miracles, Madame Helena Petrovna Blavatsky et par le Colonel Henry Steel Olcott, un vtran de la Guerre Civile Amricaine qui tait passionn de spiritisme et prtendait tre lui aussi clairvoyant. Cet trange couple qui demeura, comme le disait Olcott, une asso ciation de camarades pour tout le restant de leurs vies, fit sienne toute une croyance occulte provenant des anciennes traditions orien tales au point de dmnager leur quartier gnral en 1882 pour venir sinstaller dans une grande enceinte Adyar, situ dans les faubourgs au sud de Madras. L'endroit est trs beau et situ l'embouchure de la rivire Adyar, dans la Baie du Bengale ; il possde un des plus grands figuiers-banians de toute l'Inde ainsi qu'un front de mer d'un kilomtre et demi s'tirant le long d'une plage de sable dserte. C'est ici que sest maintenu jusqu aujourd'hui encore le Quartier Gnral International de la Socit qui sest dvelopp avec lachat de nouveaux terrains et la construction de btiments. C'est aussi partir de l que le mouvement sest rapidement tendu dans le monde entier. Pour devenir m em bre de la Socit, il suffisait d'affirm er sa croyance dans la fraternit entre les hommes et l'galit de valeur pour
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toutes les religions. Cependant au cur de la Socit se trouvait la Section Esotrique o il tait exig, pour y entrer, que la personne qui dsirait y accder ait fait preuve la fois de sincrit et d'acte d'utilit vis--vis de la Socit. La Section Esotrique empruntait l'ancienne sagesse de plusieurs religions le thme d'une hirarchie de grands tres spirituels laquelle elle donnait le nom de Grande Fraternit Blanche. Ayant accept la thorie selon laquelle la nature humaine progresse travers une srie de vies (la rincarnation) jusqu' atteindre une ultime perfection ( laquelle chaque individu accde en fin de parcours quel qu'ait t le nombre de ses vies), il n'tait pas difficile de croire que des tres diff rents se situaient des degrs d'volution particuliers ou qu'ils fassent partie de ces soi-disant Matres. Les Matres taient des mes parfaites qui, libres de la roue du karma, cette loi inexorable nous poussant rcolter ce que nous avons sem - qu'il s'agissent de bien ou de mal - au cours d'une srie de vies, avaient t dsigns pour rester en contact avec l'humanit afin de l'aider parcourir son chemin d'volution. Il existait un grand nombre de Matres ; parmi eux, deux avaient leur charge la protection de la Socit Thosophique. Ils s'appelaient Matre Morya et Matre Kouthoumi. A l'poque de Madame Blavatsky il tait considr que ces deux matres vivaient cte cte, dans de splen dides corps humains situs dans un ravin au cur du Tibet d'o ils partaient rgulirement pour voyager travers le monde. Il leur tait galement possible de se matrialiser quelque part tout en demeurant au Tibet et de communiquer par des courriers qui se matrialisaient auprs des leaders de la Socit3. Madame Blavatsky prtendait avoir vcu plusieurs mois au Tibet avec les Matres o, auprs de Matre Morya qui l'avait adopte, elle avait reu cet enseignement occulte dsir depuis toujours et qu'elle redonna par la suite au monde au tra vers de ses normes livres que sont sis Dvoile et la Doctrine Se crte, ainsi qu'au travers de la Section Esotrique1.
a) Certaines de ces Lettres du Mahatma, comme elles ont t appeles, se trouvent dans la Bibliothque britannique.
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Situ au-dessus des Matres l'intrieur de la hirarchie des tres spirituels se trouvait le Seigneur Maitreya, le Bodhisattva qui, selon les thosophes l'poque de la dcouverte de Krishnamurti en 1909, allait d'ici peu emprunter un vhicule humain prpar tout spciale ment pour lui, comme il l'avait dj fait deux mille ans plus tt avec le corps de Jsus afin de fonder une nouvelle religion. Le Bodhisattva s'incarnait lorsque le monde en avait un rel besoin. Au-dessus de lui dans la hirarchie se trouvaient des tres encore plus volus, dont le Bouddha faisait partie2. Madame Blavatsky mourut en 1891 et, la mort du premier prsi dent de la Socit Thosophique, le Colonel Olcott, Annie Besant fut lue sa suite en 1907 et s'installa peu de temps aprs Adyar. Son collgue et co-responsable, Charles Webster Leadbeater (un ancien membre du clerg de l'Eglise d'Angleterre et un disciple de Madame Blavatsky) tait, comme elle, clairvoyant ; cependant M Besant allait par la suite laisser de ct ses pouvoirs occultes lorsqu'elle se consacra presque totalement la cause de l'Indpendance de l'Inde. Leadbeater et M Besant disaient tre tous les deux en contact troit avec les Ma tres. Ce fut cependant Leadbeater qui devint le porte parole de son propre Matre, Kouthoumi (celui de M Besant tait Morya), faisant connatre ses instructions et guidant ses lves terriens le long de la Voie occulte du Disciple. Les Matres voulaient examiner les lves pour mesurer leur niveau d'volution. Les tapes de la Voie taient la Probation, l'Acceptation et quatre Initiations successives culminant dans une cinquime appele l'tat d'Adepte ; celle-ci tait l'accession la perfection, le nirvana. D'aprs Leadbeater, les Matres rsidaient toujours au mme endroit au Tibet et dans les mmes corps que ceux dans lesquels Madame Blavatsky les avait connus, miraculeusement l'cart de toute vieil lesse. Ils ne quittaient plus la valle o ils vivaient mais il demeurait cependant possible de leur rendre visite dans leurs maisons sur le plan astral3. Lorsque les lves-candidats taient endormis, c'tait Lead beater qui les emmenait dans leur corps astral auprs du Matre Kout houmi et qui leur annonait le matin suivant s'ils avaient ou non russi passer l'preuve suivante de la Voie laquelle ils aspiraient. On peut
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imaginer limportance du pouvoir que Leadbeater exerait sur le groupe dont chaque membre lui faisait confiance - ainsi qu' lexis tence des Matres et des autres tres saints dont on leur parlait - ainsi que de la jalousie et du snobisme que ces croyances faisaient natre en eux. Leadbeater affirmait qu'avec M" Besant, ils avaient tous deux tant volu qu'ils avaient dj russi leur quatrime initiation, celle de lArhat, l'poque o Krishnamurti vint Adyar. Jiddhu Krishnamurti est n le 11 Mai 1895b Madanapalle, une petite ville situe dans les montagnes entre Madras et Bangalore. Son pre, Jiddu Narianiah avait pous une cousine, Sanjeevamma, qui lui donna dix enfants dont Krishna tait le huitime. Cette famille de Brahmanes strictement vgtariens et de langue Tlougou n'tait pas, selon le standard indien, une des plus dfavorises, Narianiah tant employ auprs de l'administration britannique dans les services fis caux ; avant de prendre sa retraite il accda la position de Magistrat de District. Narianiah tait thosophe et Sanjeevamma tait une adora trice de Sri Krishna, lui-mme huitime enfant de la famille, ce qui lui inspira le nom de ce fils. Sanjeevamma eut la prmonition que son huitime enfant serait un tre remarquable et insista auprs de son mari, qui protesta cette ide, pour que la naissance ait lieu dans la pice de la maison o se d roulaient les pujas. Un crivain brahmane a prcis que l'on ne rentre normalement dans la pice prires qu'aprs avoir pris un bain rituel et s'tre vtu de vtements propres : La naissance, la mort et le cycle menstruel taient les aspects les plus importants au regard des rites concernant la pollution... et l'ide qu'un enfant puisse natre dans un tel endroit tait impensable 4. Et c'est pourtant ce qui arriva. A l'inverse des accouchements prcdents de Sanjeevamma, la nais sance se passa sans difficult. Le lendemain matin, l'horoscope du b b fut calcul par un astrologue reconnu qui assura Narianiah que
b) Cette date est en accord avec les calculs astrologiques hindous qui comptent le commencement de la journe partir de quatre heures du matin. Selon le calendrier occidental, il serait donc n le 12 Mai 12 h 30.
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son fils deviendrait une personnalit trs importante. Il sembla pendant des annes que cette prdiction ne se raliserait pas. A chaque fois que lastrologue croisait Narianiah, il demandait : Et comment va l'enfant Krishna ?... Patience. Je tai dit la vrit ; il sera quelquun de grand et de merveilleux . Krishna faillit mourir de malaria lge de deux ans. Par la suite, il souffrit pendant des annes de crises de malaria et de violents saigne ments de nez qui l'obligrent souvent s'absenter de l'cole et demeu rer avec sa mre bien davantage que les autres enfants de la famille. Il adorait aller au temple avec elle. Il tait d'une nature tellement rveuse et si mauvais lve - il dtestait l'cole - que ses professeurs pensrent qu'il tait un attard mental. Cependant, il tait trs observateur, trait de caractre quil conserva tout au long de sa vie. Il lui arrivait de passer de longs moments observer les arbres et les nuages ou de s'accroupir pour fixer des fleurs ou des insectes. Il tait galement d'une nature trs gnreuse, autre caractristique qui ne le quitta pas sa vie durant. Il revenait souvent de l'cole sans crayon, ni ardoise ni livres aprs les avoir offerts un enfant plus pauvre, et lorsque des indigents venaient le matin la maison pour recevoir leur don habituel de riz non cuit et que sa mre l'envoyait faire la distribution de nourriture, il revenait rgulirement lui en redemander aprs avoir tout dpos dans le sac du premier mendiant. Lorsquils repassaient le soir pour demander du riz cuit et que les domestiques s'vertuaient les loigner, Krishna se ruait l'intrieur de la maison pour y qurir de la nourriture afin de la leur donner. Lorsque Sanjeevamma prparait pour son enfant quelques su creries afin qu'il s'en rgalt, Krishna ne prenait qu'une partie de sa portion et donnait le reste ses frres. Krishna conserva galement toute sa vie un autre trait de caractre qui, trangement, apparat tout fait contradictoire avec sa nature r veuse, l'amour de la mcanique. Cela apparut pour la premire fois un jour o il dmonta entirement la montre de son pre pour voir com ment elle fonctionnait en refusant de partir l'cole et mme de pren dre son repas avant de l'avoir compltement remise en tat de marche ce quoi, apparemment, il parvint
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Il y avait un lien particulier entre Krishna et son frre Nityananda (Nitya) qui tait de trois ans son cadet. Nitya tait aussi intelligent et vif l'cole que Krishna tait flottant et incapable d'apprendre, et au fur et mesure qu'ils grandirent, Krishna devint de plus en plus dpen dant de son frre. En 1904, la sur la plus ge de Krishna mourut ; elle avait vingt ans et possdait une forte nature spirituelle. C'est aprs cette mort que Krishna montra pour la premire fois qu'il tait clairvoyant : lui et sa mre voyaient souvent la dfunte en un lieu particulier du jardin. Ce pendant, au cours de l'anne qui suivit, alors que Krishna avait dix ans et demi, une bien plus grande tragdie s'abattit sur la famille : Sanjeevamma elle aussi mourut. Aprs sa mort, Krishna la revit elle aussi mais avec bien plus de nettet que pour sa sur, fait que Narianiah confirma0. Lorsque Narianiah fut contraint de prendre sa retraite la fin de l'anne 1907 avec comme pension lquivalent de son demi-traitement, il avait cinquante deux ans. Il crivit alors M Besant pour lui offrir ses services n'importe quel poste Adyar. (Bien qu'tant un Brah mane orthodoxe, il tait membre de la Socit Thosophique depuis 1882, celle-ci embrassant toutes les religions). Il lui expliqua quil se retrouvait veuf avec quatre garons de cinq quinze ans et que son unique fille tant marie, il demeurait seul pour prendre soin de ses enfants (Krishna ayant t le huitime enfant, avec ses deux plus jeunes frres et sa sur plus ge qui restaient en vie, quatre autres en fants ont d mourir, sans compter sa sur de vingt ans). M Besant dclina son offre, arguant que lcole la plus proche tait cinq kilo mtres et que les garons auraient une influence nfaste dans l'enceinte de la Socit. Heureusement, Narianiah insista et il lui fut donn un travail d'assistant au secrtariat vers la fin de 1908. Il amnagea avec ses garons Adyar le 23 Janvier 1909. Aucun btiment d'habitation n'tant disponible l'intrieur de la proprit, on attribua la famille
c) Le rcit de la naissance de Krishna et de son enfance fut dict par Narianiah en 1911 un thosophe anglais dAdyar ; Narianiah le signa ensuite en prsence de deux tmoins digne de foi.
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une petite maison dlabre juste lextrieur de celle-ci, sans assai nissement. Les garons taient dans un tat de commotion physique. La sur de Narianiah, s'tant dispute avec son mari, vint s'installer avec la famille pour prendre soin quelque temps de la maisonne, mais il semble qu'elle ait t une femme malpropre et une pitre cuisinire. L'an des garons, Sivaram voulait devenir mdecin ; il intgra le Presidency College de Madras, alors que Krishna qui n'avait pas en core quatorze ans et Nitya, lui aussi n en mai et qui n'avait pas atteint ses onze ans, faisaient tous les jours dix kilomtres pied pour aller et revenir de la Pennathur Subramanian High School situe Mylapore et o Krishna recevait des coups de canne pratiquement chaque jour pour cause de stupidit. Le petit Sadanand g de cinq ans n'tait ni physiquement ni mentalement apte se rendre l'cole ; il resta toute sa vie un tre attard. En 1906, alors qu'il avait cinquante-six ans, Charles Leadbeater avait t impliqu dans un scandale sexuel qui avait dchir la Socit Thosophique sur tous les continents. Entre 1900 et 1905 il n'avait eu de cesse de faire de longues tournes de confrences en Amrique, au Canada et en Australie, accumulant des conversions pour la Thosophie et donnant des instructions spciales aux adolescents (il s'tait fait une grande rputation en tant que tuteur). C'est alors que deux garons de Chicago confessrent leurs parents, sans apparemment aucune connivence entre eux, qu'il les avait encourags la pratique de la masturbation. A cette poque, non seulement l'ide de l'homosexualit paraissait rpugnante dans l'esprit du grand public mais celle concer nant la masturbation tait associe une calamit entranant la folie et la ccitd. Lorsquelle eut vent de cette histoire, M Besant crivit une lettre dsespre Leadbeater car il se trouvait que l'une des exigences que requrait l'initiation fut justement une totale puret sexuelle. Lead beater rpondit que dans certains cas il prconisait la masturbation car elle tait, de trs loin, bien moins nfaste qu'une obsession culpad) The World Trough Blunted Sight, Patrick Trevor-Roper, page 155 (Thames and Hudson, 1988).
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bilisante ressassant des penses d'ordre sexuel ; il promit galement de ne plus prconiser cette pratique dans le cadre de la Socit Thosophique - par piti envers elle et non par conviction personnelle. Il fut demand Leadbeater de se prsenter devant un Conseil pour rpondre aux charges qui pesaient contre lui ; il devait se runir le 16 Mai 1906 l'htel Grovenor, Londres. Avant la date prvue, Lead beater fit parvenir sa dmission de la Socit. Afin d'viter que les journaux ne s'emparent de l'affaire, le Colonel Olcott, Prsident de la section de l'Inde, accepta sa dmission malgr la grande indignation d'un grand nombre de membres rclamant son renvoi car il navait pas clarifi sa position au cours de l'audience. Aprs cet pisode, Lead beater vcu paisiblement la campagne, en Angleterre ou sur Jersey, pendant presque trois annes, se rendant occasionnellement sur le Continent ; il donna des leons particulires et fut soutenu financi rement par les nombreux amis qui, au sein mme de la Socit Thosophique, ne lui avaient pas retir leur confiance. La plupart de ses an ciens lves se portrent garant de sa puret. Lorsqu'en 1907 M Besant fut lue avec une majorit crasante la Prsidence, elle russit, grce une campagne intense, faire admettre nouveau Leadbeater dans la Socit, fin 1908 ; cependant il n'y exera jamais plus aucun rle offi ciel. Elle lui demanda simplement de venir en Inde o elle avait besoin de son aide. Il arriva Adyar le 10 Fvrier 1909, moins de trois se maines aprs la propre installation de Narianiah avec Krishna et ses frres. Leadbeater amnagea dans le petit bungalow appel Octagon River, situ prs du btiment des Quartiers Gnraux. Son principal travail consistait s'occuper de l'important courrier qui affluait de toutes les rgions du monde. Il avait emmen avec lui un jeune garon hollan dais, Johann van Manen, qui faisait office de secrtaire. Il fut gale ment trs reconnaissant envers un jeune anglais, Emest Wood, qui mit sa dispostion sa connaissance de la stnographie, soulageant ainsi le travail de secrtariat. Emest Wood rsidait Adyar depuis dj trois mois o il travaillait la fabrication du magazine mensuel The Theosophist. D rsidait dans une des habitations bon march et avait pour voisin un jeune indien du nom de Subramanyam Aiyar ; celui-ci s'tait
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li d'amiti avec Narianiah. Wood et Aiyar avaient rencontr Krishna et Nitya et les aidaient dans leurs devoirs scolaires. Van Manen, Wood et Subramanyam prirent l'habitude d'aller se bai gner chaque soir au bord de la plage o Krishna, Nitya et d'autres en fants qui habitaient l'extrieur de la proprit venaient souvent bar boter. Van Manen suggra un jour Leadbeater de les accompagner car, pensait-il, un des enfants devrait srement l'intresser. Leadbeater vint donc et remarqua immdiatement Krishna, disant que l'enfant avait l'aura la plus magnifique qui lui avait t donne de voir, sans la moindre trace d'gosme. Il prdit alors Wood que cet enfant devien drait un jour un grand instructeur spirituel, ce qui l'amusa car, aprs avoir aid Krishna pour faire ses devoirs, il le considra comme un enfant particulirement sot. Peu de temps aprs, Leadbeater invita Narianiah venir lui rendre visite avec Krishna, son bungalow, un jour o il n'y avait pas d'cole. Narianiah accepta. Leadbeater fit asseoir Krishna ses cts puis aprs avoir plac sa main sur la tte de l'enfant, il se mit dcrire la vie prcdente de celui-ci. Par la suite, chaque samedi et dimanche, ils continurent cette investigation des vies antrieures de Krishna, Naria niah prenant les notes, car il tait toujours prsent au dbut ; puis il fut remplac par Wood qui nota en stnographie. Le nom donn Krishna au travers de ses vies fut Alcyonee. La date de la premire rencontre de Krishna au bungalow de Leadbeater est incertaine mais, M Besant ayant quitt Adyar le 22 Avril pour aller donner une srie de conf rences en Amrique sans avoir apparemment jamais entendu parler de ces rendez-vous, celle-ci en est probablement postrieure. Si l'on considre les tendances homosexuelles de Leadbeater, il faut insister sur le fait que l'apparence extrieure de Krishna n'aurait pu exercer un attrait particulier chez cet homme. Mis part ses yeux ma gnifiques, Krishna, cette poque, tait loin d'tre agrable. Il tait maci et sous-aliment, la peau couverte de piqres de moustique, avec des poux jusque dans les sourcils ; ses dents taient de travers et
e) The lives o f Alcyone fut publi par la suite dans le fascicule mensuel The
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son crne ras avec une touffe de cheveux tombant en tire-bouchon sur la nuque. Il avait de plus une expression d'hbtude donnant le senti ment dtre en face d'un enfant pratiquement idiot. Les gens qui le con naissaient disaient alors qu'il n'y avait pas grande diffrence entre lui et son frre Sadanand. D'aprs Wood, l'enfant tait si faible physique ment que son pre dclara plus d'une fois qu'il le considrait vou la mort tt ou tard. (Krishna dira lui-mme par la suite que sans la d couverte de Leadbeater, il n'aurait probablement pas survcu). Nous possdons le propre compte-rendu de Krishna sur cette premire rencontre avec Leadbeater : Lorsque je suis arriv dans sa chambre, j'avais trs peur car la plupart des enfants indiens craignent les Europens. Je ne sais pas pourquoi il y a tant de peur mais, mis part la diffrence de couleur de peau, qui est sans aucun doute une des causes de celle-ci, il y avait, lorsque j'tais enfant, beaucoup d'agitation politique et nos imagina tions taient trs remues par toutes les moqueries dont nous faisions l'objet. Je dois galement confesser que les Europens, lorsqu'ils sont en Inde, ne sont, gnralement, en aucune faon bienveillants envers nous et j'avais souvent observ des actes de cruaut, ce qui me rendait encore plus amer. Aussi ce fu t une surprise de constater combien cet Anglais qui tait thosophe se comportait diffremment 5. Peu de temps aprs le dbut de ces sances dans le bungalow Octagon, Leadbeater annona Wood que le garon serait le vhicule du Seigneur Maitreya (ou l'Instructeur Mondial comme il fut plus souvent appel) et que lui, Leadbeater, avait t instruit par le Matre Kouthoumi pour aider l'enfant se prparer sa destine.6 Il semblait que Leadbeater avait oubli ou mis de ct le fait qu'il eut dj choisi un vhicule - un jeune garon de quatorze ans, d'allure agrable, Hubert, fils du Docteur Weller van Hook de Chicago qui l'avait soutenu avec fermet l'poque du scandale. Au cours d'une conf rence publique Chicago sur le thme L'Instructeur venir , M Besant, pendant sa srie de consultations en Amrique, dclara : Nous pensons qu'il viendra cette fois-ci en Occident - non plus en Orient comme le fit le Christ voici deux mille ans . Leadbeater avait choisi
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Hubert lge de onze ans, alors qu'il se trouvait Chicago ; M Besant l'avait rencontr en Europe en 1907 et en le retrouvant prsent en 1909, elle persuada sa mre de le faire partir pour Adyar afin que Leadbeater puisse le prparer. La mre et le fils devaient donc arriver la mi-novembre en Inde, ne souponnant pas le fait qu'Hubert avait t supplantf. Assez rapidement, Leadbeater persuada Narianiah de retirer Krishna et Nitya de lcole afin de recevoir une ducation place sous sa su pervision tout en laissant les deux garons vivre avec leur pre. (Krish na refusait de faire quoi que ce soit sans son frre auprs de lui). On leur attribua quatre tuteurs, plus Leadbeater lui-mme qui leur ensei gnait l'histoire. Il s'agissait de Ernest Wood, Subrahmanyam Aiyar, Don Fabrizio Ruspoli (il avait dmissionn de la marine italienne aprs tre devenu thosophe) et Dick Clarke, un nouvel arrivant Adyar, autrefois ingnieur. Mais la matire la plus importante tait lappren tissage de l'anglais afin que les garons puissent converser avec M Besant son retour Adyar. Ils possdaient dj une certain connais sance de cette langue et n'en trouvaient pas l'tude trop difficile. Ils oublirent rapidement leur langue, le Tlougou et, malheureusement, aucune autre langue indienne ne leur fut jamais enseigne. Dick Clarke se vit aussi attribuer la tche de prendre soin de leur personne. Chaque matin, il les pouillait et les habillait de vtements propres ; on laissa leurs cheveux pousser sur le devant du crne et retomber en arrire jusqu'aux paules. On apposa un dispositif sur les dents de Krishna que Clarke resserrait chaque jour pour r-aligner sa dentition. En plus de leur quatre tuteurs, John Cordes, un australien vivant Adyar fut nomm responsable pour leur donner une bonne condition physique. Cependant c'tait Leadbeater qui supervisait leur toilette, s'assurant qu'ils n'oublient pas de se laver entre les jambes. Il dplorait la faon rituelle indienne de se baigner avec un pagne. Il veilla ce qu'ils reussent une bonne alimentation et une quantit
0 Hubert et sa mre rsidrent Adyar pendant cinq ans. Il alla ensuite Oxford, se maria et devint avou Chicago. Il fut trs amer l'gard de Leadbeater. The Last Four Lives o f Annie Besant, A.H. Nethercote, page 193 (Hart-Davis).
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suffisante d'exercices - longues randonnes bicyclette, natation, tennis et gymnastique. Krishna apprciait ces activits de plein air - il tait d'une nature sportive - mais il demeurait dsesprant pour les cours plus acadmiques. Au lieu d'couter la leon, il se tenait prs de la fentre, le regard dans le vague et la bouche ouverte. Leadbeater ne cessait de lui rpter de garder sa bouche ferme. Krishna obissait mais l'instant d'aprs sa bouche s'ouvrait d'elle-mme. Au comble de son exaspration, Leadbeater lui donna un jour un coup au menton. Krishna dclara bien plus tard que ce geste mit fin leur relation. Sa bouche resta alors ferme mais son sentiment vis--vis de Leadbeater ne fut plus jamais le mme. Leadbeater tait encore plus intress par l'entranement occulte des garons que par leur bien-tre physique. Au cours de la nuit du 1" aot, il les emmena dans leur corps astral - alors qu'ils taient endor mis -jusqu' la demeure de Matre Kouthoumi qui les mit l'preuve. Ces rencontres continurent pendant les cinq mois suivants jusqu' ce que Krishna soit accept. Leadbeater l'emmenait sous sa forme astrale pendant quinze minutes devant le Matre qui lui donnait des instruc tions ; la fin de l'entretien, le Matre rsumait ce qui venait d'tre dit en quelques phrases. Le lendemain matin, Krishna devait crire ce dont il se souvenait des paroles du Matre ; cela se passait dans le bungalow Octagon. Dick Clarke, ainsi qu'une femme qui vivait Adyar, attes trent que ces notes furent effectivement rdiges par Krishna et ceci trs laborieusement, et que les seules aides qu'il ait reues pour les crire concernaient l'orthographe et la ponctuation. Ces notes furent par la suite publies sous la forme d'un petit livret sous le titre Aux Pieds du Matre par Alcyone. Cet ouvrage a t traduit en vingt sept langues et est toujours r-imprim. Dans l'introduction, Alcyone y crivit : Ces paroles ne sont pas miennes ; elles sont celles du Matre qui m'a instruit . Le 17 novembre 1903, M Besant revint en Inde et Krishna la rencontra pour la premire fois. Ce fut le dbut d'un amour qui ne cessa jamais. Leadbeater lui avait fait parvenir un courrier en Europe au cours de son voyage de retour pour lui parler des vies d'Alcyone sur
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lesquelles il faisait des recherches. Cependant ce ne fut qu' son arri ve Adyar qu'elle prit connaissance des attentes de Leadbeater concer nant le garon. Au cours des trois semaines o elle sjourna Adyar avant de se rendre la Convention de la ThosophieE Bnars, les garons venaient chaque jour dans sa chambre situe dans le btiment principal o elle leur donnait des leons de lecture. Elle arriva cal mer la tension grandissante entre Narianiah et Leadbeater qui n'avait aucune patience vis--vis des objections du pre concernant la dimi nution progressive qu'il ressentait dans l'influence qu'il avait sur ses fils. Elle obtint le consentement de Narianiah pour que les garons puissent rsider dans ses propres appartements pendant qu'elle irait Benars. Le 31 dcembre, Leadbeater tlgraphia M Besant que le Matre Kouthoumi lui avait fait savoir qu'il allait accepter Krishna comme son lve au cours de la nuit et lui demandait si elle pourrait tre prsente cette rencontre7. Le jour suivant, elle expdia Leadbeater ses sou venirs de la crmonie et lui demanda de lui confirmer si le Seigneur Maitreya leur avait effectivement donn la charge de prendre soin de Krishna. Leadbeater rpondit : Il est exact que le Seigneur Maitreya nous a chargs de cette mission sur la foi de la Fraternit. Krishna a t trs impressionn et il est trs diffrent depuis . Cependant un vnement bien plus excitant allait se produire rapi dement. Le 8 Janvier 1910, il y eut un change de tlgrammes drama tiques. Leadbeater crivait M Besant : Initiation prvue pour onze heures. Surya (pseudonyme du Seigneur Maitreya dans Les Vies d'Alcyone) officiera en personne. Devrons aller Shamballa*1ensuite. Trente-six heures d'isolement ncessaires . La rponse fut immdiate : Vrouillez Autel (pice o se trouvait l'autel) et escalier menant ma vranda pour temps ncessaire. Utilisez ma chambre, mon secrg) Les conventions annuelles avaient lieu alternativement Adyar, le quartier gnral international de la Socit Thosophique et Bnars, quartier gnral de la section Inde. M Besant possdait une maison Bnars. h) Une oasis dans le dsert de Gobi o vivait le Roi de la hirarchie occulte, le Sanat Kumara des critures hindoues.
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taire et M Lubke1 discrtion. Je place mon autorit en vous pour tout . Du lundi 10 janvier au soir jusqu'au matin du 12, Krishna et Leadbeater demeurrent enferms dans la chambre de M Besant, pendant que Nitya et Dick Clarke se relayaient pour monter la garde devant la porte. Clarke consigna le fait que Leadbeater et Krishna restrent hors de leur corps durant la majeure partie de ces deux nuits et de la jour ne, ne revenant que trs rarement et de faon partielle, bien que suffi samment pour pouvoir se nourrir (principalement avec du lait chaud) ; nous leur faisions avaler leur nourriture . Krishna tait tendu sur le lit de M Besant alors que Leadbeater s'tait allong par terre.8 D'aprs une lettre que Leadbeater expdia M Besant, Krishna se rveilla au matin du 11 en criant : Je m'en souviens, je m'en sou viens ! Leadbeater lui demanda alors de lui dire ce dont il se souve nait et son compte-rendu fut crit le 12 dans une trs longue lettre envoye M Besant. Leadbeater affirma qu'il s'agissait des propres mots de Krishna auxquels il s'tait limit corriger, par endroit, des accords grammaticaux concernant le temps ainsi que de rajouter un mot par-ci par-l. D'aprs Krishna, le matre Morya se trouvait dans la maison du Matre Kouthoumi ainsi que Leadbeater et M Besant. Puis ils se rendirent tous ensemble la maison du Seigneur Maitreya o se trouvaient galement plusieurs autres Matres. Krishna fut conduit de vant le Seigneur Maitreya avec ses deux parrains, M Besant et Lead beater et, aprs avoir correctement rpondu aux questions qui lui furent poses, il fut admis pntrer dans la Grande Fraternit Blanche. La nuit suivante, il fut emmen auprs du Roi du Monde et cela, crivit-il, fut l'exprience la plus merveilleuse car II est un garon peine plus g que moi mais, en mme temps, le plus gracieux que je n'ai jamais rencontr, resplendissant de gloire et pareil la lumire du soleil chaque fois qu'il sourit. Il est fort comme la mer, tel point que per
i) Une femme ge qui travaillait la bibliothque. Sa chambre jouxtait l'atelier de dessin de Mme Besant. Leadbeater trouvait qu'elle avait une influence puisante et ceci lui donna une excellente opportunit pour la faire dmnager de faon d finitive et faire blanchir sa chambre la chaux.
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sonne ne peut rester devant lui et cependant il n'est rien d'autre qu'amour, et il ne m'tait pas possible d'tre le moins du monde effray par Lui .9 Lorsque Krishna ressortit de la chambre de M Besant, tous ceux qui l'avaient attendu l'extrieur se prosternrent devant lui. D'aprs les photographies prises juste aprs, on remarque avec certitude qu'il venait de vivre une exprience merveilleuse. Dans les annes qui sui virent, il ne se souvint plus du tout de celle-ci, sa seule mmoire se composant de ce que d'autres personnes lui en dirent. Au mois de mars, Narianiah accepta que l'autorit parentale des deux garons soit transfre lgalement M Besant. Elle leur fit amnager la chambre contigu la sienne bien qu'ils continurent recevoir leurs leons dans le bungalow Octagon. Elle les emmena ensuite Bnars en septembre o ils rsidrent ensemble dans sa maison, Shanti-Kunj. Krishna slectionna cinq hommes faisant partie du groupe suivant plus particulirement M Besant et demanda qu'il lui soit autoris de leur enseigner les qualits inhrentes l'tat de dis ciple telles que celles qui lui avaient t trasmises par le Matre Kouthoumi. Il y avait parmi eux George Arundale, le Principal du Central Hindu College de Bnars, qui tait alors g de trente-deux ans et E.A. Wodehouse, le frre an de P.G. Wodehouse, qui tait professeur d'anglais. M1 Besant, charme par la demande de Krishna, crivit Leadbeater : C'est si bon de le voir s'ouvrir ainsi et faire le bien... Il se dveloppe trs vite et ne montre aucune trace de timidit, ni de crainte, mais plutt de la grce et une belle dignit... il adopte George (Arundale) avec une espce de paternit tout fait originale . Krishna demanda lui-mme Leadbeater de lui expdier les notes qu'il avait prises sur l'enseignement du Matre j Concernant ce sjour Bnars, Wodehouse crivit propos de Krishna : Ce qui nous frappait plus particulirement tait son aspect na turel. .. il ne possdait aucun signe d'affectation d'aucune sorte. Il tait
j) Leadbeater tapa les notes la machine avant de les expdier (les notes manuscrites ont elles-mmes disparues) ; ce furent donc ces notes tapes qui furent utilises pour la publication de Aux Pieds du Matre.
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encore d'une nature rserve, modeste et plein de dfrence vis--vis de ses ans, courtois avec chaque personne. De plus, il montrait en vers ceux quil aimait une sorte d'affection ardente qui tait particu lirement charmante. Il semblait tre tout fa it inconscient de sa position occulte . Il n'y faisait jamais allusion et aucun moment ne sautorisait en faire la moindre suggestion que ce soit dans son atti tude ou au travers de son langage... Une autre de ses qualits tait sa complte et sereine absence de tout gosme. Il donnait l'impression de n'avoir aucune proccupation concernant sa propre personne... Nous n'tions point des dvots aveugls prts le considrer comme n'tant que perfection. Nous tions tous plus gs que lui et nous possdions une exprience de la jeunesse en tant qu'ducateurs. S'il y avait eu en lui une trace de suffisance ou d'affectation, ou une quelconque attitude surfaite de sage-enfant , ou encore un comportement conscient un peu collet mont, nous aurions donn, sans le moindre doute, une opinion tout fa it contraire J La description de Wodehouse pourrait tout fait tre applique la nature de Krishna pour le restant de sa vie.
U n pouvoir extraordinaire
L'Ordre International de l'Etoile d'Orient fut fond au dbut de l'an ne 1911 avec Krishna sa tte et M Besant et Leadbeater en place de Protecteurs. Le but de l'Ordre tait de rassembler tous ceux qui croyaient en la venue, dans un court avenir, de l'Instructeur Mondial et d'aider prparer l'opinion publique le recevoir. George Arundale fut nomm secrtaire de l'Ordre. Un journal trimestriel, le Herald ofthe Star, imprim Adyar, fut galement cr. En fvrier de la mme anne M Besant emmena les garons vi siter la Birmanie. A la vue des si nombreuses magnifiques statues du Bouddha, Krishna dveloppa un profond respect envers Lui qu'il garda jusqu' son dernier soupir. A leur retour Adyar, Leadbeater apprit M Besant que le Matre avait mis le souhait que les garons soient envoys en Angleterre. M Besant partit donc avec eux pour Bombay le 22 mars. En route, elle leur acheta des vtements europens Bna rs et, leur grande douleur, leur fit recoudre par un mdecin les trous de leurs oreilles qui avaient t perces au cours de leur petite enfance (Krishna conserva ces petites cicatrices toute sa vie). Ils taient accom pagns de Arundale qui avait pris un cong pour plusieurs mois du Hindu College. Leur navire appareilla le 22 avril de Bombay. M Besant, dans ses premires lettres hebdomadaires qu'elle fit parvenir Leadbeater, lui expliqua que les garons supportaient trs bien leurs vtements l'eu ropenne bien que les chaussures leur paraissaient restrictives , et que Krishna tait ravi car le Capitaine lui avait autoris d'aller voir une partie de la salle des machines du navire, et en particulier le sys tme Marconi .
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L'excitation tait trs grande parmi les thosophes qui vinrent la gare de Charing Cross le 5 mai pour accueillir M Besant et ses pro tgs. La glorieuse destine promise Krishna n'avait pas t tenue secrte. Parmi la foule se tenait une femme de trente-six ans, Lady Emily Lutyens, dont la vie, pour les vingt annes venir, allait tre centre sur Krishna. M Besant et les garons allrent s'installer chez son amie anglaise la plus intime, Miss Esther Bright qui vivait avec sa mre, une veuve, au 82 Drayton Gardens. Il y eut une rencontre orga nise le 8 mai au quartier gnral de la Socit Thosophique de Bond Street o M Besant annona la cration de l'ordre de l'Etoile d'Orient en rajoutant que tous ceux qui dsiraient en tre membres n'avaient qu' donner leur nom George Arundale. Lady Emily fut une des premires adhrer et, peu de temps aprs, M"* Besant lui demanda de devenir la Reprsentante Nationale de l'Ordre en Angleterre. Il y avait aussi, par mi ceux qui devinrent membres, deux femmes que Lady Emily avait converties la Thosophie, Miss Mary Dodge et Muriel, la Comtesse De La Warr, qui vivait avec son amie dans une immense demeure St James, Warwick House. Miss Dodge tait amricaine et vivait en An gleterre depuis vingt ans ; elle tait alors percluse de rhumatismes et devait utiliser un fauteuil roulant. Elle avait hrit de son grand-pre une fortune faite sur le cuivre, la promotion immobilire et les chemins de fer. Elle mit une voiture la disposition de M Besant pour la dure de leur sjour en Angleterre. On emmena les garons dans tous les lieux de visite de Londres, mais ce qu'ils apprcirent le plus furent les thtres. Ils avaient en horreur de marcher cause de l'agonie que leur causaient leurs chaus sures europennes. M Besant les emmena dans les diffrents lieux de l'Angleterre et de l'Ecosse o elle tenait des rencontres thosophiques. Lady Emily les accompagna Oxford dont elle garda le souvenir pr cis d'une garden-party au cours d un aprs-midi trs froid du mois de mai : deux jeunes garons indiens tremblant de froid, paraissant perdus et frigorifis, tel point qu'elle sentait en elle une impatience de les prendre dans ses bras et de les materner. Elle les emmena en compa gnie de ses deux ans - elle avait cinq enfants - voir la procession du couronnement du roi George V ; c'tait le 22 juin.
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Par la suite, M Besant donna trois confrences au Queens Hall de Londres sur La Venue de l'Instructeur Mondial . L'intrt du public tait si fort que la salle fut chaque fois comble et qu'il fallut renvoyer des centaines de gens par manque de places. Elle tait une magnifique oratrice, mme si son langage tait fleuri. L'crivain Enid Bagnold qui l'entendit parler sur le mme thme au Queen's Hall en 1912 crivit dans sa biographie : Lorsqu'elle montait sur l'estrade, elle tait ani me d'un feu. Son autorit s'tendait travers toute la salle . En aot, M Besant et les garons sjournrent avec les Bright Esher, dans le Surrey, o ceux-ci possdaient une petite maison. Lady Emily leur rendit visite plusieurs fois ; elle rapporta ensuite que Krish na y avait t atteint d'une terrible indigestion rsultant d'un rgime strict que lui avait prescrit Leadbeater, supposmment sous les ordres de Matre Kouthoumi : Un trs grand nombre de verres de lait doi vent tre quotidiennement absorbs ainsi que du porridge et des ufs au petit djeuner. Je revois encore Krishna aprs une nuit blanche cause de la douleur, s'efforant d'avaler le petit djeuner prescrit, de vant le regard svre de M Besant. Comme je dsirais ardemment lui retirer cette assiette pour donner un peu de rpit son estomac ! Ses troubles digestifs assortis de fortes douleurs persistrent jusqu'en 1916 environ. Nitya, qui tait moins docile que Krishna, se plaignit auprs de Miss Bright parce qu'il n'y avait aucune pice dans la nourriture. Selon Leadbeater, Le Matre voulait que les enfants fussent duqus en Angleterre et qu'ils aillent Oxford ; c'est ainsi que leurs noms figurrent sur la liste pour entrer New College o Krishna devait rsider partir d'Octobre 1914. De retour en Inde auprs de Leadbeater, ce qui fut considr comme tant la premire manifestation du Seigneur Maitreya au travers de Krishna eut lieu la Convention Thosophique de Bnars le 28 d cembre. Leadbeater dcrivit l'vnement dans une lettre adresse Ruspoli qui tait Adyar. Krishna se tenait debout et tait en train de distribuer des certificats aux nouveaux membres de l'Ordre de l'Etoile d'Orient lorsque soudainement Leadbeater sentit qu'un pouvoir ex traordinaire le (Krishna) traversait , et les autres membres qui dfi
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laient tombrent ses pieds, certains avec de grosses larmes qui rou laient sur leurs joues. Le lendemain, au cours d'une rencontre de la Section Esotrique, M Besant dit, pour la premire fois en public qu'aprs ce qu'ils avaient vu et senti, il n'tait plus possible d'avoir ne serait-ce qu'un soupon propos du fait que le corps de Krishna avait t choisi par le Bodhisattva (le Seigneur Maitreya) et qu'ils taient prsent harmoniss . En janvier 1912 M Besant reut une lettre de Narianiah la mena ant de la traduire en justice pour retrouver la garde de ses fils. D lui disait tre d'accord pour qu'elle les fit duquer en Angleterre la con dition qu'elle promette que Leadbeater soit compltement spar d'eux. Selon Narianiah, M Besant le lui promit. Cependant, Leadbeater tait dtermin prsent trouver un endroit paisible o il pourrait prparer Krishna sa deuxime initiation. Narianiah lui ayant interdit d'emme ner le garon dans les Nilgiri comme il en avait eu l'intention, Lead beater quitta l'Inde en secret afin de trouver un lieu favorable en Europe pendant que M Besant, annonant qu'elle partait en bateau le 10 fvrier de Bombay, partit en ralit le 3. Elle crivit alors Naria niah pour lui ordonner de quitter immdiatement Adyar. Ils furent accompagns cette fois-ci par Dick Clarke et C. Jinarajadasa (Raja), un responsable important de la Socit Thosophique qui s'tait trouv l'tranger, o il donnait des confrences, l'poque o Krishna fut dcouvert . Le 25 mars les garons se rendirent Taormina en Sicile avec pour uniques compagnons de voyage Clarke et Raja o ils retrouvrent Leadbeater qui s'y tait install. George Arundale les y rejoignit aussi. Ils y sjournrent prs de quatre mois, occu pant tout un tage de l'htel Naumachia. M Besant resta avec eux de mai juillet. Pendant leur sjour, Leadbeater annona que Krishna et Raja avaient reu leur deuxime initiation, et Nitya et Arundale leur premire. Arundale retourna en Inde en juillet pendant que M Besant, Raja et les garons partirent pour l'Angleterre. Leadbeater qui ne retourna jamais plus en Angleterre se rendit Gnes pour une courte priode. M Besant lui crivit qu'un courrier de Narianiah lui tait parvenu la pressant de lui rendre les garons avant la fin du mois d'aot. La lettre
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fut publie dans un journal de Madras, The Hindu, qui lana une attaque haineuse envers M Besant, Leadbeater et la Socit Thosophique. L'diteur tait un ennemi personnel de M Besant ; Leadbea ter et elle pensrent qu'il s'tait lui-mme servi de Narianiah et qu'il fi nancerait le procs dont il tait question. Elle craignait prsent que l'diteur nessaie d'enlever les garons ; aussi, avant de retourner en Inde en laissant les garons en Angleterre, elle sassura qu'ils puissent rester cachs dans la campagne. Lady De La Warr leur prta sa maison de Old Lodge dans la fort de Ashdown o ils restrent six mois en compagnie de Raja et Dick Clarke qui leur servaient de tuteurs, ainsi que deux anciens lves de Leadbeater comme gardes du corps. Ma dame et Mademoiselle Bright s'occupaient des affaires domestiques. Lady Emily leur rendit de frquentes visites. L'attachement mutuel qui les liait, Krishna et elle, sapprofondit peu peu. Le contentieux que Narianiah prsenta contre M Besant devant la Haute-Cour de Madras se rsumait au fait qu'elle n'avait pas le droit de dlguer la garde de ses fils, qu'il lui avait accorde, une autre per sonne vis--vis de qui il prouvait la plus grande aversion. Il allgua galement qu'il y avait eu une association contre-nature entre Lead beater et l'an de ses fils. M Besant, conduisant elle-mme sa propre dfense, perdit le procs ; cependant l'accusation la plus dommageable concernant l'association contre nature de Leadbeater et Krishna fut rejete. Il lui fut ordonn de rendre les enfants leur pre. Elle fit immdiatement appel, mais perdit nouveau. Elle s'adressa au Conseil Priv en Angleterre ; le jugement fut rendu en sa faveur et il lui fut adjug les frais de justice. La raison principale du verdict reposait sur le fait que les souhaits des enfants n'avaient pas t pris en compte et qu'ils n'avaient pas t reprsents la Cour. Les enfants ne voulaient pas retourner en Inde et la dcision de la Cour de Madras tait sans effet sans leur consentement. Cependant, il y eut tant de reports que ce jugement ne fut pas rendu avant le 25 mai 1914, date laquelle Krishna avait dix-huit ans, cest--dire l'ge de la majorit d'aprs la loi indienne.12 Krishna crivit M Besant lorsqu'il entendit le verdict, la remer ciant pour les soins plein d'amour qu'elle n'avait jamais cess de lui
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prodiguer depuis le jour o elle l'avait vu pour la premire fois sur cette estrade Madras : Je sais que votre seul dsir est que je vienne en aide aux autres de la mme faon que vous l'avez fait pour moi et je m'en souviendrai toujours, maintenant que j'ai atteint l'ge o je suis libre de suivre ma propre volont sans votre garde . Krishna ne manqua jamais d'expdier M Besant de courtes lettres affectueuses qui cependant ne donnaient que trs peu d'informations concernant son vritable tat d'esprit.
Pendant que se poursuivaient les audiences au tribunal, les deux garons taient sans cesse dplacs d'un lieu un autre. Ils passrent l't 1913 Varengeville sur la cte normande o M. Mallet3 leur avait prt une maison. Arundale avait prsent dmissionn du Central Hindu College afin de se consacrer aux leons particulires qu'il don nait aux garons. Des instructions du Matre, retransmises par Leadbeater, dirent que Krishna ne devait jamais sortir sans la compagnie de deux initis - c'est--dire Arundale et Raja. Raja avait un sens de la dis cipline bien plus strict que Arundale et les garons en taient contra ris, le considrant comme un tuteur. Lady Emily demeura Varengeville cet t-l ; elle s'tait installe avec ses cinq enfants dans une autre maison et les aprs-midi se pas saient jouer au tennis ou la batte. Cependant leur plus grande acti vit tait consacre l'laboration d'un nouveau Herald ofthe Star qui allait tre plus toff et publi mensuellement en Angleterre, avec pour ditrice Lady Emily. Au cours de cet t, Krishna devint toute la vie de Lady Emily. Son mari, sa maison et ses enfants furent relgus en arrire-plan . Elle considrait Krishna la fois comme son fils et son enseignant 13 ; en retour, durant plusieurs annes qui suivirent, Krishna lui tmoigna pratiquement le mme dvouement. En octobre de cette mme anne, Miss Dodge attribua une pension annuelle vie de cinq cents livres sterling Krishna et de trois cents Nitya. Cette arrive d'argent semble avoir donn Krishna le courage
a) Ceue maison, appele Les Communes, tait la deuxime qu'Edwin Lutyens avait construite pour les Mallet.
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d'crire Leadbeater pour lui signifier pour la premire fois son in dpendance. H demanda ce que Raja soit relev de ses fonctions car lui, Krishna, savait qu'il tait en mesure de contrler et guider George (Arundale) d'une bien meilleure faon sans la prsence de Raja. Je pense qu'il est temps prsent , continua-t-il, que je prenne mes propres affaires en m ain... Il ne m'a jamais t donn l'opportu nit de sentir mes responsabilits et j'ai t tenu comme un bb . Raja fut rappel mais la demande de Krishna fut mal reue. Jusqu'alors Leadbeater avait toujours trouv Krishna parfaitement mallable. A cause d'une nouvelle peur d'enlvement, on demanda Arundale de ramener les garons Taormina en janvier 1914. Cette fois-ci Lady Emily les accompagna, ce que M Besant dsapprouva vigoureuse ment ; elle lui adressa un lettre pour lui dire qu'elle quittait ses propres enfants qui taient sous sa responsabilit afin de suivre Krishna qui lui ne ltait pas. Le dplacement suivant amena les garons rsider sur lle de Wight o Krishna apprit jouer au golf. E.A. Wodehouse avait t envoy de Bnars pour remplacer Raja et donner des leons parti culires aux garons, et la tante d'Arundale, Miss Francesca Arundale, s'occupa de l'entretien de la maison. (Krishna recevait cent vingt-cinq livres sterling de la part de M Besant pour ses dpenses mensuelles). Miss Arundale tait une femme d'apparence austre, portant ses che veux gris dans un chignon serr sur la nuque et des lunettes cercles d'acier ; elle tait une ancienne disciple de M " Blavatsky. Lady Emily leur rendait frquemment visite. Au cours de ses promenades avec elle dans les bois, Krishna voyait des petits tres feriques et tait suiprit qu'elle ne les vit point. Elle garda le souvenir qu' cette poque Krish na n'avait dintrt que pour la posie et plus particulirement celle de Shelley et de Keats ainsi que quelques passages de lAncien Testa ment qu'il lui lisait haute voix. Il connaissait pratiquement par cur les Chants de Salomon . Pendant ce temps, George Arundale tait devenu trs jaloux de Lady Emily et expdiait des rapports M Besant sur le mal qu'elle faisait Krishna. Aprs que M Besant eut gagn son procs auprs du Conseil Priv au mois de mai, les garons et leurs professeurs furent envoys Bude, une ville balnaire du Comwall o Lady Emily se vit interdire
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de leur rendre visite par Arundale. Il lui dit qu'elle entravait le travail du Matre en accentuant la nature infrieure de Krishna au prix de sa nature suprieure et qu'en ralit elle tait loin de savoir qui il tait vraiment. Il pressait continuellement Krishna de lui rapporter les souvenirs qu'il avait du plan astral mais Krishna ne rapporta jamais quoi que ce fut de quelque chose qu'il sentait ne pas tre authentique. En compensation de l'absence de Lady Emily Bude, Krishna reut une motocyclette. Il adorait la faire briller sans cesse et bricoler le moteur. Dick Clarke dit de lui qu'il tait un mcanicien n. Il devint galement un trs bon joueur de golf, faisant des parties avec un ex cellent professionnel, (il gagna un championnat Muirfeld cinq ans plus tard qui fut, dit-il, le jour de sa vie o il fut le plus fier). B. Shiva Rao fut envoy depuis l'Inde par M Besant au mois de juillet pour enseigner le sanscrit Krishna. Il avait connu les garons Adyar o il avait aid Leadbeater composer Les Vies d'Alcyone. Il tait un jeune homme enjou, ce qui influa sur le groupe ; cependant il fut rappel lorsque la guerre fut dclare le 4 aot 1914. La guerre ne changea en rien la vie ennuyeuse des habitations lugubres de Bude. Lorsqu' l'automne Nitya fut envoy Oxford pour y tudier avec un professeur particulier, Krishna se sentit encore plus isol. Il languissait de pouvoir vivre une vie normale ; il crivit dans une lettre Lady Emi ly : Pourquoi m'ont-ils choisi ? Il n'avait pas de compagnon de son ge, personne avec qui rire - et il adorait rire - et prsent que Lady Emily tait bannie, la seule femme qu'il voyait tait Miss Arundale. Il est peu probable que M Besant ne se soit doute de la solitude et de la tristesse dans lesquelles Krishna se trouvait. Elle tait alors trs occupe par son travail pour l'Indpendance de l'Inde laquelle elle consacra une campagne si vigoureuse qu'elle fut emprisonne pendant trois mois Ootacamund en 1917. Pendant ce temps, Leadbeater fit une longue tourne de confrences qui se termina en 1915 en Australie o il installa une communaut. Il semblait avoir oubli Krishna bien qu'il continua rdiger des articles trs fleuris pour des revues thosophiques consacres la Venue. A la fin du mois de mars 1915, Nitya, qui lui aussi se sentait trs seul et trs malheureux, et qui de plus avait fortement altr sa vision
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cause d'un rythme d'tude trop soutenu impos par son professeur d'Oxford, parvint s'chapper vers la France en tant que coursier au service de la Croix Rouge Franaise. Krishna se languissait d'y aller lui aussi et il frissonna de plaisir lorsque M Besant lui cbla son accord. Il se prcipita Londres pour y commander la confection d'un uniforme lorsque, pour sa plus grande dception, son autorisation lui fut retire soudainement. Il fut considr plus important pour les deux garons de continuer prparer leur entre Oxford. Ainsi, Krishna retourna Bude, avec Wodehouse pour seule compagnie, dans ces appar tements encore plus lugubres car, cause des conditions imposes par la guerre, il tait difficile M Besant de continuer lui allouer une pension mensuelle. A l'oppos, vtu d'un nouvel uniforme trs lgant, Arundale partit travailler pour la Croix Rouge Franaise dans un h pital de Londres. Lui et Krishna n'auraient plus jamais l'occasion d'tre ensemble. Nitya fut rappel de France et rejoignit Krishna Bude. Arundale parti, les deux frres retrouvrent leur intimit et furent bien plus heureux, Krishna parce qu'il pouvait revoir Lady Emily et Nitya parce qu'il gagna deux mdailles d'or en rcompense des ser vices qu'il avait rendus la Croix Rouge Franaise. Travaillant dur, Krish na esprait pouvoir russir son examen d'entre Oxford en octobre 1916, deux annes plus tard que ce qui avait t prvu. Cela signifiait que Nitya irait Oxford avant lui. Vers la fin avril 1916, les garons quittrent dfinitivement Bude lorsque Wodehouse s'enrla dans les Scots Guards. Ils passrent deux mois Londres avec Miss Dodge et Lady De La Warr qui partageaient prsent la grande maison de West Side House Wimbledon Common qui abritait un beau jardin. Bien que les garons fussent souvent alls prendre leurs repas Warwick House, la maison de West Side House fut pour eux leur premire exprience d'une riche habitation d'aris tocrates vivant dans des conditions luxueuses. Ils furent galement in fluencs par un avocat la retraite, Harrold Baillie-Weaver qui, avant son mariage et sa conversion la Thosophie, avait men un train de vie luxueux. Il tait toujours habill de faon impeccable et habit d'une joie de vivre permanente. Il leur fit connatre son tailleur attitr, leur apprit affiner leurs gots vestimentaires et aussi cirer leurs
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chaussures. Par la suite, ils se mirent porter des costumes, des che mises et des souliers sur mesure, des demi-gutres grises et des chapeaux mous gris galement, ainsi que des cannes pommeau dor (ce style leur tait rendu accessible grce l'annuit de Miss Dodge). Krishna ne perdit jamais cet amour ni son intrt pour les beaux vtements. Comparativement, cette priode West Side House fut plus heu reuse pour les garons. Il y avait deux courts de tennis ; ils dambu laient en robe de chambre la majeure partie de la matine et taient libres d'aller au cinma quand ils le dsiraient ou encore de rendre vi site Lady Emily. Ils s'taient toujours sentis comme chez eux dans la nurserie des Lutyens o les plus jeunes enfants les considraient com me des membres de la famille. L'inconvnient de West Side House tait qu'il leur fallait se tenir de la meilleure faon possible, sachant que Lady De La Warr aurait immdiatement rapport M Besant la moindre frivolit de leur part. Elle tait une petite femme grincheuse, trs diffrente de Lady Emily qui avait une nature de sainte. Mais il leur fallut reprendre rapidement leurs tudes. Baillie-Weaver leur trouva un rptiteur, le Rvrend John Sanger, qui vivait avec sa femme prs de Rochester dans le Kent et qui navait que trois autres lves. Krishna trouva M. Sanger un excellent enseignant mais il fut trs du quand on lui apprit quil ny avait aucun espoir pour se pr senter son examen dentre avant 1917. Lpreuve en elle-mme n tait pas le seul problme non plus. A lpoque du procs, New Col lge avait ray de ses listes le nom des deux garons. A prsent BaillieWeaver essayait de leur faire intgrer Christ Church ou Balliol. Aprs son sjour Londres, Krishna crivit une lettre Lady Emily alors quil revenait de chez M. Sanger ; celle-ci montre la qualit de lamour quil lui vouait ainsi que la mchancet inutile cause par Arundale : Maman trs chre, il y aura un si grand nombre de sparations dans cette vie que nous devons nous y habituer si nous voulons rester heureux. La vie n'est qu'une immense sparation lorsque l'on aime beaucoup quelqu'un et avec puret. Dans cette vie, il nous faut vivre pour les autres et pas pour nous-mmes ; il ne faut pas tre goste.
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Ma mre, vous ne savez pas combien vous m'avez aid, c'est vous qui avez fa it natre en moi le dsir de travailler et de faire ce que le Matre veut que je fasse. C'est vous galement qui m'avez fa it vivre avec puret e t nourrir des ides pures en rejetant celles qui drangent tant de monde. Ainsi vous voyez, ma sainte mre, que vous m'avez aid mme s'il vous est souvent arriv de penser que vous tiez une gne pour moi . Malgr un dveloppement tardif, Krishna tait un jeune homme par faitement normal ; mais cause de l'ide instille en lui concernant la ncessit dune absolue puret chez un initi, il tait terriblement in quit par ses mauvais rves qu'il trouvait rpugnants. Il ne parve nait pas les comprendre car il savait que ses penses ne pouvaient tre autrement que pures lorsqu'il tait l'tat de veille. Lady Emily fut en mesure de lui venir en aide en lui assurant qu'il ne s'agissait l que d'un procd naturel comparable une soupape de sret. Au dbut de 1917, il fallut abandonner tout espoir de voir un jour les garons entrer Oxford. Aucun collge ne les accepterait cause du procs et de la rputation de Messie qu'avait acquis Krishna. M. Sanger essaya alors, en vain, de les faire accepter dans son ancien collge de Cambridge. Aux environs du mois de juin, il fallut se rendre l'vi dence de l'alternative que reprsentait l'Universit de Londres, ce qui signifiait un examen encore plus difficile que celui de Cambridge. Tout ce bourrage de crne pour des sujets vis--vis desquels il n'avait aucune aptitude devait ennuyer Krishna au plus haut point. On a le sen timent qu'il persvra bien plus pour faire plaisir M Besant que pour lui-mme. Cependant, il commenait dvelopper un de ses pou voirs personnels. Le 11 novembre, il crivait Raja : Vous serez sans doute content d'apprendre que je m'occupe des yeux de Nitya. Leur tat s'est considrablement amlior et il peut prsent voir avec son il gauche (qui jusqu'alors tait presque aveugle)... Ici (Chez Sanger), lorsqu'une personne a une migraine ou une rage de dent, elle vient me consulter ce qui, comme vous pouvez l'imaginer, me rend assez popu laire . Quelques semaines plus tard, il crivait M Besant : < J'ai beaucoup pens vous tous ces temps-ci et je ferai n'importe r quoi pour revoir votre cher visage. Quel drle de monde que celui-ci !
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Je suis vraiment trs dsol de vous savoir affaiblie et je suppose que, comme l'ordinaire, vous tes surcharge de travail. Mon seul sou hait serait d'tre vos cts pour prendre soin de vous et je crois que je pourrais vous faire recouvrer la sant. Je suis en train de dvelopper le pouvoir de gurir les gens ; je m'occupe des yeux de Nitya chaque jour et ils vont beaucoup mieux . En janvier 1918 les garons , comme nous les appelions encore bien que Krishna eut vingt-trois ans et Nitya vingt, vinrent Londres pour passer leur examen donnant droit l'inscription universitaire. Krishna pensait qu'il avait bien rpondu mme en mathmatiques et en latin qui taient les matires o il tait le plus faible. Mais lorsquils eurent les rsultats en mars, ils apprirent que Nitya avait russi avec une mention alors que Krishna fut recal. Il lui fallut retourner chez Sanger pendant que Nitya resta Londres pour tudier le Barreau. M. Sanger tait terriblement dsol pour Krishna. Il donna un point de vue intressant, disant qu'alors que Nitya possdait un esprit plus vif, celui de Krishna tait plus vaste ; il avait une plus grande aptitude saisir un sujet mais tait handicap pour exprimer rapidement ses penses.14 Krishna quitta dfinitivement M. Sanger au mois de mai et passa presque tout l't West Side House. En septembre il se reprsenta lexamen dentre, nouveau plein d espoir, mais il choua en math matiques et en latin. Cet hiver-l, il fit tous les jours l'aller-retour en autobus entre Wimbledon et l'Universit de Londres pour couter les confrences pour lesquelles il n'prouvait aucun intrt, jusquau dbut de 1919 o il amnagea avec Nitya dans un appartement de Londres, dans Robert Street Adelphi. Il continua se rendre quotidiennement l'Universit de Londres pendant que Nitya tudiait le Barreau. Ils pas saient beaucoup de temps dans notre maison de Londres. C'tait cha que fois une motion de joie que de voir en rentrant de l'cole leurs cha peaux gris et leurs cannes pommeaux d'or poss sur la table dans l'entre. Krishna, qui venait juste de dcouvrir RG. Wodehouse et Stephen Leacock, nous lisait haute voix Piccadilly Jim et Nonsense Novels, adoss la bibliothque de la salle de dessin (il restait debout,
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s'asseyant rarement en dehors des repas) ; il riait si fort qu'il arrivait tout juste continuer la lecture. Il possdait un rire trs contagieux qu'il ne perdit jamais. Nous allions au cinma ensemble pendant les week-ends et jouions cache-cache travers toute la maison. A mes yeux, ils possdaient un clat exceptionnel et avaient le don d'expri mer un charme tout autour d'eux en toute occasion. Ils semblaient tre encore plus proches l'un de l'autre que deux frres anglais cause de leur provenance trangre qui les mettait radicalement part. Ils avaient tous deux le mme accent chantant, le mme rire, les mmes pieds troits leur rendant impossible le port de chaussures prt--porter, la mme aptitude plier la premire phalange de chaque doigt en main tenant les autres tendues et le mme parfum dlicieux provenant d'un onguent qu'ils appliquaient sur leur noire chevelure raide et luisante. De plus, ils taient bien plus propres et bien mieux vtus que n'importe quelle autre personne que je connaissais alors. Ils ne pouvaient se prter leurs costumes car Nitya tait plus petit que son frre, mais ils n'hsitaient pas changer leurs chemises, cravates, chaussettes, sous-vtements et mouchoirs qui taient tous marqus leurs doubles initiales JKN. M Besant vint en Angleterre en juin 1919. Cela faisait quatre ans et demi qu'elle n'avait pas revu les deux frres. Pendant son sjour, Krishna prsida une runion de lOrdre de l'Etoile, le premier travail de ce genre qu'il faisait depuis sa dernire visite : il ne lui avait jamais parl de sa perte d'intrt pour la Thosophie et l'Ordre de l'Etoile d'Orient. Avant qu'elle ne retourne en Inde il lui demanda sa permis sion pour aller vivre en France afin d'y tudier la langue dans le cas o il serait recal une troisime fois son examen d'entre universitaire. Consciente qu'il paraissait inutile d'esprer qu'il continue tudier pour entrer l'Universit de Londres, elle lui donna son accord. Au mois de janvier 1920, Nitya russit son examen de droit pendant que Krishna se reprsenta pour la troisime fois au sien ; sentant qu'il n'avait aucune chance de russir, il rendit feuille blanche. Quatre jours plus tard, il arrivait Paris.
Au dbut, Krishna vcut Paris en compagnie de deux thosophes et membres de l'Etoile, Madame Blech et sa sur ; la prsence de Lady Emily lui manquant normment, il atteignit le sommet de la tristesse et de la dsillusion propos de son rle. Dans une lettre Lady Emily du 1" fvrier, il lui dit : Je ne peux jamais raliser mon rve ; au plus il est merveilleux, au plus il devient triste et immuable. Mre, vous sa vez que mon rve est dtre avec vous ad infinitum. Mais je suis une lusus naturae (de nature bizarre) et la nature apprcie le fantasque pen dant que l'tre fantasque souffre . Et dix jours plus tard : Oh ! mre, je suis jeune ; me faut-il grandir avec la tristesse pour temelle compa gne ? Vous avez vcu votre jeunesse et votre bonheur et vous avez reu ce qui ne peut tre donn que par l'homme ou Dieu, un foyer ! Une des prem ires personnes que Krishna rencontra Paris fut Fabrizio Ruspoli. Ruspoli s'tait engag dans la marine militaire la fin de la guerre et vivait prsent Paris o il tait la tte de la Dl gation Navale Italienne pour la Confrence de Paix. Dans une lettre du 11 fvrier Krishna crivait Lady Emily : J'ai djeun dans un petit restaurant avec Ruspoli. Nous avons longtemps parl ensemble. Il est, tout comme moi, trs triste. Pauvre vieux Ruspoli... A l'ge de quarante-deux ans, il se sent sans foyer, ne croit en aucune faon ce que disent C.W.L. (Leadbeater) ou M" Besant. ..I l ne sait pas quoi faire et n'a aucune ambition. En fait, dans notre infortune nous sommes tous les deux sur le mme bateau... Il pense et sent les choses comme moi mais, comme il le dit que pou vons-nous y faire ? Nous nous sentions bien malheureux.
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Cependant, la vie de Krishna allait rapidement devenir plus lumi neuse grce une famille du nom de Manziarly qui vivait prs des Blech. Madame de Manziarly tait d'origine russe et avait pous un Franais. Elle tait une belle femme, de petite taille et pleine de vie, mre de trois filles et un garon qu'elle avait fait adhrer ds leur en fance l'Ordre de l'Etoile. A cette poque, seules ses deux plus jeunes filles, Marcelle et Yolande (Mar et Yo), ges respectivement de dixneuf et quinze ans, taient Paris avec elle. Mar, qui tait une trs bonne pianiste et qui composait, devint l'amie particulire de Krishna. Ma dame lui donnait des leons de franais ; elle l'emmena galement des reprsentations de la Comdie Franaise et des Ballets Russes. Mais Krishna prfrait de trs loin partir pique-niquer avec les filles qui se comportaient envers lui avec un mlange de badinage et de rvrence. Cependant, il se trouvait gn par le fait que cette famille, ainsi que leurs amis, disaient tre inspirs par lui et qu'il tait une flamme vivante pour eux. Comme il le dit Lady Emily, ils dsiraient voir le Matre alors que moi, comme vous le savez, je m'en moque abso lument . Cependant, il eut une exprience mystique qu'il relata Lady Emily : Tout coup pendant qu'elle (Madame de Manziarly) parlait, je devins inconscient d'elle et de la pice, et de toutes les choses*. Ce fu t comme si je m'tais vanoui pendant une seconde ; j'avais oubli ce que je venais de dire et je lui demandai de me rpter ce que j'avais dit. Cela est absolument indescriptible, mre. Je me suis senti comme si mon esprit et mon me avaient t emports ailleurs pendant une seconde et je vous assure que je me suis senti des plus bizarre. Mme de M. ne m'a pas quitt des yeux pendant tout ce temps ; je lui ai dit que je me sentais dans un tat trange et aussi : Oh, il fait trs chaud dans cette pice, ne trouvez-vous pas ? Car je ne voulais pas qu'elle me croit inspir ou quelque chose de ce genre bien que, en ralit, je me sentais inspir et trs bizarre. ..J e m e suis lev pour remettre mes ides d'aplomb. Je vous assure, mre, que cela tait des plus
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trange, des plus trange. Entre nous et de faon absolue, comme on le dit dans le langage thosophique, il y avait quelqu'un ; cependant je ne lui en ai rien dit. Nitya vint voir Krishna Paris en fvrier 1920 ; lui et Madame de Manziarly s'apprcirent normment l'un l'autre. Nitya sentit qu'il avait enfin rencontr quelquun qui l'apprciait pour lui-mme et non pas uniquement parce qu'il tait le frre de Krishna. Le mari de Ma dame de Manziarly dcda en fvrier, ce qui lui laissa tout le temps pour se dvouer entirement Krishna qui habitait prsent seul, dans une petite mansarde. En juillet, il partit pour deux mois avec la famille de Manziarly Amphion, au bord du lac de Genve, o ils avaient lou une maison. Pendant ce sjour il lut haute voix pour les filles La Voie de la Vertu du Bouddha qui rveilla en lui une partie de son an cienne foi. Le passage qui le touchait le plus tait : Vainqueur et connaissant je demeure, dtach, non-souill, sans entrave, entire ment libre par la destruction du dsir. Qui pourrais-je appeler mon instructeur ? Moi mme j'ai trouv la voie . Ce sjour Amphion fut probablement le meilleur temps de va cances normales que Krishna ait pass de toute sa vie. Il tait triste que Lady Emily ne puisse tre l. Comme vous aimeriez tous ces aspects joyeux et enfantins lui crivait-il. En particulier, il aurait beaucoup aim quelle fut avec lui lors d'une expdition Chamonix. Ces mon tagnes semblaient si dignes et si paisibles... J'aimerais que vous puis siez voir ce qui est pour moi la manifestation de Dieu . Cette rencontre avec les sommets fut l'occasion de sa premire conscience de la mon tagne envers laquelle il conserva toujours un amour et une rvrence. Krishna apprit que Raja se trouvait nouveau en Angleterre cette poque, o il avait emmen Cambridge un ancien lve de Leadbeater, Rajagopalcharyia (Rajagopal), une jeune garon de vingt ans, prsum avoir t St Bernard dans une vie antrieure et l'avenir pro metteur. Krishna supposa, comme il le dit Lady Emily, qu'avec le re tour de Raja le domaine des vies antrieures et des tapes occultes de la Voie allait tre nouveau l'ordre du jour. Il lui avait t dit que Raja dsirait commencer une sorte de crmonial au sein de la Socit
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Thosophique. Je vais crire Raja pour lui dire que tant qu'il n'uti lise pas sa sacre crmonie dans l'Etoile, je n'ai rien y redire... Je suppose quil croit ce que Lady D. (De La Warr) raconte propos de nous et nos lettres... S'il m'avait dit qu'ils avaient autant dpens pour m'instruire (?) et qu'il me faudrait donner le change en services la S.T. (Socit Thosophique), je lui aurais rpondu que je ne lui avais jamais demand de me faire partir d'Inde, etc. De toute faon, tout ceci n'est que foutaises et j'en ai assez . Il fut encore plus drang lorsque Raja lui fit parvenir le bon tirer du Disciple, une nouvelle revue dite par la Section Esotrique de la Socit Thosophique. Il crivit Lady Emily : Mes cheveux se dressent sur ma tte... comme vous le savez, je f crois vraiment aux Matres, etc, et je ne veux pas que tout ceci soit tourn en ridicule... le Disciple est terriblement mesquin et impur... Je suis, comme vous pouvez l'imaginer, dans un tat des plus rvolt et je ne veux faire partie d'aucune chose dont je puisse avoir honte... si (soulign quatre fois) je suis amen occuper un poste de dirigeant dans la S.T. ce sera parce que je ne suis pas ce que les autres per sonnes pensent de moi, et non pas parce qu'elles mauront fabriqu une position. Mais il ne montra aucune de ses rvoltes envers M Besant - il ne cessa jamais de n'avoir que de la dvotion envers elle. Lorsqu'il lui crivit en septembre pour son soixante-treizime anniversaire, il le lui exprima de tout son cur. Il lui dit galement qu'il pouvait prsent lire et comprendre le franais avec suffisamment d'aisance qu'il envi sageait d'aller la Sorbonne pour y suivre les cours de philosophie. A la fin septembre, Krishna rejoignit Nitya Adelphi o ils pass rent une semaine ensemble dans un autre appartement. Il observa beaucoup Raja et rencontra Rajagopal qu'il trouva un trs gentil gar on . Pendant ses journes londoniennes, avant de repartir pour Paris en septembre, son intrt pour l'Ordre de l'Etoile grandit nouveau sous l'vidente influence de Raja et il entreprit la rdaction des ditoriaux mensuels pour The Herald que Lady Emily continuait d'diter. Lcriture de ces textes tait trs fatigante pour lui et il la redoutait de
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plus en plus, mais elle changea radicalement le niveau des ventes du magazine qui se trouvait alors dans une situation financire difficile. Krishna crivit en son nom pour rclamer des donations et il y eut suf fisamment de rentres dargent pour que la revue puisse continuer exister. Lorsque Robert, le fils de Lady Emily, devenu aujourd'hui un journaliste professionnel, en devint lditeur, le magazine tait b nficiaire. De retour Paris, Krishna suivit des cours la Sorbonne et, suivant le conseil de Lady Emily, prit des leons d'locution ; la fin du mois, il parla volontairement la runion de la Socit Thosophique. Il rapporta qu'il tremblait nerveusement avant de parler mais une fois qu'il fut sur l'estrade, il devint aussi assur qu'un orateur profession nel... les gens applaudissaient et avaient des visages trs souriants... je vais parler maintenant car cela me plat et je suis trs content car je dois recommencer un de ces jours . Cet vnement fut une tape importante de son volution. Krishna crivit M Besant en janvier 1921 que son franais tait florissant et qu'il tudiait le sanskrit, ce qui sera bien utile en Inde ; il ajouta : mon seul dsir dans la vie est de travailler pour vous et la Thosophie. Je russirai. Comme Raja vous l'aura dit, je veux vous rejoindre en Inde et faire ma part de travail . Il n'apprit jamais le sanskrit cependant et ne resta pas trs longtemps la Sor bonne. Il attrapa une forte bronchite au dbut de fvrier et Madame de Manziarly le fit dmnager du petit htel bon march o il vivait alors pour l'installer dans son propre appartement, rue Marbuf o elle et ses filles prirent soin de lui. A la mme poque, Nitya contracta une forme virulente de varicelle Londres. Lorsque l'tat des deux frres s'amliora, ils se retrouvrent Antibes o ils passrent trois mois en convalescence. Krishna y trouva l'occasion et le temps de considrer sa vie avec srieux ; il dit Lady Emily en mars : J'ai beaucoup rflchi propos de l'Ordre et de la S.T. (Socit Thosophique). M ais surtout de moi-mme*. Il me fa u t me trouver moi-mme ; alors seulement je pourrai aider les autres. En fait, il me
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faut rduire le Vieil Homme (expression qu'utilisait Ruspoli pour dsigner l'ego ou le soi suprieur) et prendre quelque responsabilit. Le corps et l'esprit ne sont pas suffisamment spirituels et il me faut pr sent les veiller pour qu' il les habite. Si je dois aider, il me faut avoir de la sympathie, une totale comprhension et surtout* un amour infini. J'utilise des expressions cules, mais pour moi elles sont neuves. Krishna tant loin d'aller bien lorsqu'il revint Paris. Madame de Manziarly l'emmena consulter un de ses amis qui soignait la manire naturelle , le Docteur Paul Carton ; il lui ft suivre un rgime trs strict que Krishna respecta rigoureusement. Bien qu'il n'ait jamais cess d'tre vgtarien et qu'il n'ait jamais touch l'alcool, au th ou au caf, Krishna essaya toute sa vie de nouveaux types de rgimes alimentaires, sans toutefois les faire durer bien longtemps. Lorsqu'il de vint plus vieux, il avait avec lui une quantit de vitamines, de compl ments alimentaires biologiques et de diverses pilules qui faisait penser la rserve d'une pharmacie. Un grand changement survint alors dans la vie des deux frres. Au mois de mai, on dcouvrit une tache sur un poumon de Nitya. Ds que Krishna l'apprit, il somma son frre de venir Paris afn d'tre soign par le Docteur Carton qui disait que le seul moyen pour le gurir tait de le soigner comme s'il se trouvait la phase ultime de la tuberculose. Madame de Manziarly l'emmena donc pour un repos complet Boissy St Lger prs de Paris o une maison fut mise leur disposition. Tous les espoirs de Nitya pour devenir un jour avocat s'envolaient en fume. M Besant vint Paris en juillet pour la Convention Internationale Thosophique, ainsi que pour le premier Congrs de l'Ordre de l'Etoile d'Orient devant se drouler peu aprs et auquel Nitya fut autoris participer. L'Ordre comptait prsent trente mille membres dont deux mille venus au Congrs. M Besant et Krishna ouvrirent ensemble celui-ci en franais, puis Krishna prit l'ensemble de l'vnement en main. M Besant et Nitya furent la fois surpris et conquis par la
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matrise avec laquelle Krishna conduisit la rencontre. Elle crivit dans le numro de septembre du Thosophe qu' il surprit toutes les per sonnes prsentes par sa comprhension des questions qui furent trai tes et sa fermet dans la faon de conduire les discussions... mais ce que lon voyait avec le plus de force en lui tait son intense conviction de la ralit et de l'omnipotence du Dieu Cach en chaque homme et, en ce qui le concerne, les rsultats vidents de la prsence de cette Di vinit . Les frres passrent le mois d'aot Boissy St Lger avec Madame de Manziarly, M ar et Yo. Lady Emily, ma sur Betty et moi (nous avions respectivement quinze et treize ans) nous joignirent eux tout en habitant dans une autre maison. Rajagopal tait galement avec nous ainsi que John Cordes qui avait supervis les exercices physiques de Krishna lorsqu'ils taient Adyar. Nitya qui tait fivreux menait une vie d'invalide pendant qu'avec le reste du groupe nous jouions au ballon-prisonnier et d'autres jeux d'enfants dans notre jardin le soir, comme colin-maillard ou le jeu des statues ou encore la Rumeur Russe, le tout au milieu de bruyants clats de rire. Krishna mettait tout son cur dans ces jeux ; priv de ce genre d'amusement dans son enfance, il semblait qu'il lui tait impossible d'arrter de s'y adonner. Avant le retour de M Besant en Inde, il fut dcid que Krishna et Nitya l'y rejoindraient l'hiver suivant afin que Krishna commence sa m ission. M ais en septembre l'tat de sant de Nitya empira et, en compagnie de Cordes, Krishna l'emmena donc Villars, dans les Alpes suisses. Vers le milieu du mois, il laissa Nitya avec Cordes Villars pour rejoindre le Baron van Pallandt qui voulait lui lguer sa magni fique demeure ancestrale du dbut du dix-huitime sicle, le chteau d'Eerde, situ prs de Deventer en Hollande et entour de deux mille hectares de forts. Krishna s'arrta en route Amsterdam o il fit la connaissance d'un belle jeune amricaine de dix-sept ans, Helen Knothe, qui vivait chez sa tante hollandaise thosophe et qui tudiait le violon. Il tomba amoureux pour la premire fois. Peu aprs le retour de Krishna Villars, il fut dcid que, dans le cas o l'tat de sant de Nitya le permettrait, les deux frres partiraient de Marseille le 19 novembre pour Bombay. La sant de Nitya s'tait
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assurment amliore et, vers la fin octobre, Madame de Manziarly l'accompagna Leysin pour y consulter un pneumologue rput, le Docteur Rollier qui, malheureusement, assura que Nitya allait suffi samment bien pour partir en Inde. Pendant ce temps, aprs tre rest deux semaines Londres pour faire ses adieux, Krishna se rendit une autre semaine en Hollande l'occasion dune Convention pour la Thosophie et l'Etoile. Il y retrouva Helen et devint encore plus amou reux d'elle. La veille de son dpart pour Marseille, il crivit de Paris Lady Emily : Je suis trs malheureux de vous quitter, vous et Hlne, pour une longue priode. Je suis affreusement amoureux et ce dpart est un grand sacrifice pour moi, mais il n'y a rien dautre faire. J'ai le sen timent d'avoir une terrible plaie en moi... Je pense quelle l'a sentie aussi, mais que faire d'autre... Vous n'avez pas ide de l'tat dans le quel je suis. Je n'avais jamais ralis cela auparavant ni ce que cela signifie... Assez de cet espoir inutile, tout ceci drobe tellement de temps . Comme l'on peut tre malheureux !! Dieu vous bnisse. Les deux frres reurent un accueil royal leur arrive Bombay, puis Adyar. M Besant y avait fait construire pour eux une chambre avec une vranda l'tage d'un btiment reli au quartier gnral o elle-mme rsidait, d'o ils avaient la meilleure vue de toute la pro prit sur l'embouchure du fleuve. Tous deux prouvrent le sentiment qu'Adyar tait le plus bel endroit qu'ils eurent connu. Krishna en par ticulier apprciait la beaut de marcher le long de la mer entre les pal meraies au coucher du soleil. Ds leur arrive Bombay ils s'taient habills la faon indienne. (Krishna porta toujours des tenues in diennes en Inde et des vtements europens en Occident, voulant passer aussi inaperu que possible. Mais il lui arrivait parfois, tant en Europe, de passer certains soirs habill l'indienne). Peu aprs leur arrive Adyar, les deux frres rendirent visite leur pre, se prosternant devant lui en lui touchant ses pieds de leur front la manire des fils bien duqus en Inde. Le vieil homme fut si touch de les revoir que des larmes lui nourent la gorge.
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Ils ne restrent que trois mois et demi en Inde, se rendant avec Mme Besant en divers endroits travers tout le pays ; Krishna dnna une des confrences la Convention de Bnars. (Jamais aucune poque de sa vie il n'eut recours des notes pour parler en public). A Bnars, il retrouva George Arundale qui venait d'pouser rcemment une trs jolie jeune fille brahmane de seize ans, Rukmini Devi - un mariage qui fit beaucoup de bruit. Krishna fit aussi une causerie sur l'Instruc teur venir Adyar qui prdisait avec justesse ce qui allait un jour se produire : Il ne viendra pas pour prcher ce que nous dsirons, ni pour tre conciliant avec tous les sentiments que nous chrissons ; au contraire, Il viendra pour nous rveiller tous, que cela nous plaise ou non .15 Krishna ne vit pas beaucoup M Besant Adyar car elle passait toutes ses journes au bureau du New India, le quotidien qu'elle pu bliait depuis 1915, Madras. Malheureux et nostalgique vis--vis de Helen, il tait dprim en voyant toutes les rivalits qui se jalousaient Adyar. Chaque jour, il invitait les gens venir prendre le th dans sa chambre pour essayer de favoriser l'harmonie entre eux et briser leurs coteries . Tout le monde est trs inquiet de me voir, de me parler et d'couter mes conseils , dit-il Lady Emily. Seul le Sei gneur en connat la raison. Je n'en sais rien. Non, mre, n'ayez pas peur, je n'aurai pas la grosse tte . Presque aussitt aprs leur arrive en Inde, il fut prvu de les faire continuer leur voyage vers Sydney - o Leadbeater rsidait toujours, la tte d'une communaut - afin de participer la Convention Thosophique d'avril 1922. La chaleur humide de Colombo d'o ils em barqurent avec Raja en mars fit revenir encore une fois la toux de Nitya qui n'alla pas bien du tout pendant la traverse. Arriv Freemantle, Krishna reut un tlgramme venant de Perth qui disait : Les Frres de l'Etoile vous souhaitent la bienvenue . Il crivit Lady Emily : J'ai le frisson dans le dos ; il y a ici des gens qui m'attendent pour me souhaiter la bienvenue ; n'avez-vous jamais vu pareille chose - me souhaiter la bienvenue - et moi j'aimerai ne pas tre ici... et cela va durer ainsi toute ma vie. Oh Seigneur, qu'ai-je donc fait... oh ! comme
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toute cela me dgote . Cependant dans son ditorial de YHerald de juillet, il fit une telle description lyrique de la beaut de la route entre Adlade et Perth et de sa joie de dcouvrir un nouveau pays que per sonne n'aurait souponn le moins du monde ses vritables sentiments. A Perth, Krishna dut subit la torture de parler par deux fois. Je ne voulais pas du tout parler et tous ces gens taient si contents et ils me remerciaient pour ce que j'avais dit. Vous n'avez pas ide jusqu' quel point j'abhorre tout cela, tous ces gens venant nous rencontrer, ces runions et tout ce fatras dvotionnel. Tout ceci va rencontre de ma nature et je ne suis pas fait pour ce genre d'emploi . Les gens de la S.T. ne le rclamrent point, crivit-il ; il ne se sentait pas appartenir leur cercle, et bien qu'y tant extrieur, il tait un rouage d'un degr superlatif . Leadbeater les rencontra sur les docks Sydney ; ils parurent tous trs contents de se retrouver aprs presque dix annes. Il est vrai ment un merveilleux vieil homme , crivit Nitya Ruspoli ; il n'a absolument pas chang sauf qu'il s'est adouci... comme autrefois Adyar, il prend tout pour argent comptant, ne doute jamais de quoi que ce soit ou ne souponne qui que ce soit d'avoir le moindre doute . D y avait cependant une grande diffrence par le fait qu'il tait devenu vque de l'Eglise Catholique Librale, une branche de l'Ancienne Eglise Catholique encore appele Jansniste qui revendiquait la succes sion apostolique. Il portait une longue soutane rouge, une croix pec torale et un anneau d'vque ; il passait la plus grande partie de son temps diriger des services religieux, ce que Krishna dplora. Krishna suivit par politesse un de ces services o il faillit mourir d'ennui. Nitya consulta un mdecin Sydney qui dtecta une radiographie que non seulement son poumon gauche tait malade mais que le droit tait lui aussi atteint ; il lui conseilla de rentrer immdiatement en Suisse pour s'y faire soigner. Repasser par l'Inde aurait t trop pnible cause de la forte chaleur ; les deux frres dcidrent donc de rentrer par San Francisco et de faire une halte dans la valle d'Ojai (prononcer O-ail). M. A.P. Warrington, Secrtaire Gnral de la Socit Thosophique de l'Amrique, qui se trouvait Sydney pour la Convention, les accompagnerait II avait une amie thosophe, M Mary Gray, qui avait
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propos de leur prter une petite maison pour trois ou quatre mois. La valle se trouvait non loin de Santa Barbara et avait la rputation, avec ses cinq cents mtres d'altitude, de jouir dun excellent climat pour les personnes poitrinaires. Avant de quitter Sydney, Krishna reut un mes sage de Matre Kouthoumi par l'intermdiaire de Leadbeater quil recopia et expdia Lady Emily : Envers vous aussi nous avons les plus hautes esprances. Devenez ferme et vaste et essayez de subordonner de plus en plus l esprit et le cerveau au vrai Soi intrieur. Soyez tolrant vis--vis des divergences de points de vue et de mthodes car chacun d'eux contient gnrale ment une part de vrit mme si elle est souvent altre jusqu'au point o il est presque impossible de s'en apercevoir. Recherchez la lueur, si petite soit-elle, jusqu'au cur de l'obscurit Stygienne dans chaque esprit ignorant, car en la reconnaissant et en la nourrissant vous pourrez aider un frre-enfant. Krishna rajouta : C'tait exactement ce que je voulais car j'ai tendance tre intolrant et ne pas rechercher le frre ! Krishna et Nitya furent enchants par la Californie. Aprs avoir vu l'universit de Berkeley, Krishna crivit Lady Emily : On n'y trouvait aucune arrogance de classe ou de couleur... J'en frmis, au point que j'aurais voulu emporter avec moi la beaut de ce lieu jusqu'en Inde pour ces Indiens seuls capable de crer une vri table ambiance scholastique. Ici cette atmosphre tait absente, il y manque la dignit que nous, Indiens, possdons... oh, une telle univer sit serait tant sa place en Inde avec nos professeurs pour qui la religion est aussi importante si ce nest plus (sic) que lducation. Les frres restrent seuls Ojai dans un petit chalet en pin o ils arrivrent le 6 juillet. La maison se trouvait l'extrmit orientale de la valle au milieu de vergers plants d'orangers et d'avocatiers. Une femme venait leur prparer le petit djeuner et le djeuner mais ils devinrent trs comptents pour cuisiner leur dner d'ufs brouills et de frites bien que la sauce Heinz fut bien utile . M. Wamngton rsi dait dans une autre habitation non loin de l. Tout se passa bien pen
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dant les premires semaines - ils faisaient des excursions cheval dans les montagnes, se baignaient dans les torrents au fond des dfils, apprciant pleinement une complte libert jusqualors inconnue. Puis Nitya commena avoir de la fivre et beaucoup tousser. Krishna tait nerveux l'ide dtre seul avec lui d'autant que Nitya devenait trs irritable sil essayait de le faire se reposer. Il sembla providentiel qu'une amie de leur htesse, M Gray, vint partager leur vie. Il s'agis sait de Rosalind Williams, une jolie fille blonde de dix-neuf ans ap paremment ne pour tre garde-malade. Ils l'adoptrent immdiatement. Elle est trs gaie et encourageante, et favorise le bon moral de Nitya, ce qui est essentiel , avait dit Krishna Lady Emily. Sa sur est membre de la S.T. et, par consquent, elle connat bien tout ce do maine ; de plus, malgr tout ceci, elle est trs belle . Sa mre consen tit ce qu'elle restt avec M Gray pour prendre soin de Nitya. Ds le dbut, il fut entendu qu'elle tait l'amie de Nitya bien davantage que celle de Krishna qui lui, continuait crire des lettres d'amour Helen Knothe. Beaucoup de personnes insistrent auprs de Nitya pour qu'il se fit traiter avec un appareil lectrique invent par un certain Docteur Albert Abrams qui, disait-il, tait capable de diagnostiquer et de gurir un grand nombre de maladies, dont la tuberculose, partir de quel ques gouttes de sang. Les frres dcidrent d'essayer sa mthode et ils expdirent des gouttes du sang de Nitya sur un papier-buvard un lve du Docteur Abrams Los Angeles ; ils ne donnrent aucune in dication autre que le nom et l'adresse. Ils reurent la rponse deux jours plus tard : tuberculose du poumon gauche, des reins et de la rate. M. Warrington trouva louer un de ces rares appareils (une bote noire appele un Oscilloclaste) et Nitya passa plusieurs heures assis chaque jour avec des plaques apposes sur les rgions affectes de son coips auxquelles taient branchs des fils lectriques relis la machine. Pendant ces sances Krishna lui lisait l'Ancien Testament et O. Henry. Le contenu de la bote noire tait gard trs secret. Elle faisait un bruit rgulier dhorloge mais ne donnait aucune sensation Nitya.
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Le message du Matre que Krishna reut Sydney l'influena fortement. D crivit Lady Emily le 12 aot et lui dit qu'il tait rest le mditer une demi-heure chaque matin et aussi avant de s'endormir le soir pendant les quinze jours prcdents. Je vais reprendre mon ancien contact avec les Matres, et aprs tout c'est la seule chose qui compte vraiment dans la vie . Cinq jours aprs avoir crit ces mots, le 17 aot, il s'adonna une exprience de soixante-douze heures qui rvolutionna totalement sa vie. Cependant il ne se passa pas moins d'une quinzaine de jours avant qu'un compte-rendu de cette exprience crit par Nitya ne fut expdi M " Besant et Leadbeater : Notre maison est situe l'extrmit suprieure de la valle ; nous n'avons aucun voisinage except M. Warrington qui vit seul dans une autre maison, quelques centaines de mtres ; Krishna, M. Warring ton et moi sommes ici depuis presque huit semaines ; nous prenons du repos et allons trs bien. Nous avons un visiteur occasionnel en la personne de M. Walton, le Vicaire gnral de l'glise catholique lib rale d'Amrique qui possde une maison dans la valle. Il y a eu aussi une jeune amricaine, Rosalind, qui est reste une semaine ou deux pas trs loin d'ici et qui a partag son temps avec nous. Il y a deux se maines, alors que nous tions tous les cinq ensemble, il s'est produit un vnement que j'aimerais vous dcrire. En ce qui concerne le sens exact et la vritable importance de celuici vous serez bien sr tout fait mme de nous les dire si vous le dsirez, mais nous avons t transports ici, nous semble-t-il, dans un monde o, une fois encore, les Dieux voluaient parmi les hommes pendant un bref laps de temps, nous laissant tous si changs que nous sommes aujourd'hui tels des navigateurs ayant retrouv l'Etoile
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Polaire. Je ne pense pas exagrer lorsque je dis que toutes nos vies ont t intimement affectes par ce qui s'est produit. A dire vrai, Krishna devrait relater tout ceci lui-mme, car nous n'tions nous-mmes que de simples spectateurs voulant lui prter assistance lorsque c'tait ncessaire ; mais il n'a pas gard souvenir de tous les dtails car il resta hors de son corps la plus grande partie du temps, alors que tout ceci est rest net dans notre mmoire dans la mesure o nous l'avons observ avec attention pendant toute la dure de l'exprience car nous avions le sentiment que son corps nous tait confi en partie. La sant de M. Warrington n'est pas excellente et je ne suis, quant moi, toujours pas autoris beaucoup bouger ; c'est donc Rosalind que revint la chance de prendre soin de Krishna et il me semble qu'elle en a dj t rcompense (en ayant t mise l'preuve). Le soir du jeudi dix-sept, Krishna se sentit fatigu, un peu las ; nous avons remarqu au milieu de sa nuque une rondeur douloureuse de la dimension d'une bille faisant penser une contraction musculaire. Le lendemain matin il sembla aller bien ; aprs le petit djeuner il est all s'tendre pour se reposer. Rosalind et moi tions assis dehors alors que M. Warrington et Krishna taient l'intrieur. Rosalind retourna dans la maison sur l'appel de M. Warrington et trouva Krishna appa remment trs malade car il tait allong sur son lit en proie une forte agitation et des gmissements comme s'il prouvait une grande dou leur. Elle s'asseya auprs de lui et essaya de lui demander ce qu'il avait, mais Krishna ne put lui rpondre clairement. Il recommena gmir pendant que son corps tait travers de frissons et de tremblements ; il grinait des dents et serrait ses poings pour prvenir les tremble ments. Il avait tous les symptmes d'un malade atteint d'une crise de malaria mis part le fait qu'il se plaignait d'une chaleur effrayante. Rosalind parvenait lapaiser pendant de courts moments, puis le frissonnement et le tremblement reprenaient, comme pour une fivre intermittente. Puis il la repoussait en se plaignant d'une terrible cha leur, son regard envelopp d'une trange apparence d'inconscience. Rosalind s'asseyait nouveau auprs de lui jusqu ce qu'il se calme ; elle lui tenait ensuite la main afin de l'apaiser comme l'aurait fait une
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mre avec son enfant. M. Warrington tait assis l'autre extrmit de la pice ; il ralisa, comme il me le dit par la suite, que Krishna tait en train de vivre un processus intrieur qui tait le fru it de certaines forces venant d'un plan non physique. Pauvre Rosalind ! Elle tait si inquite au dbut et levait un regard charg de questions envers M. Warrington qui l'assurait que tout irait bien. Mais au cours de la mati ne, les vnements empirrent et lorsque je vins m'asseoir ses cts, Krishna se plaignit d'une chaleur pouvantable en disant que nous tions tous trs nervs et que cela le fatiguait encore plus. Il se mit bondir sur son lit par intermittence et nous repousser ; puis nou veau les tremblements reprirent. Pendant tout ce temps, il demeura demi-conscient car il parlait de Adyar et des personnes qui y vivaient comme si elles avaient t prsentes dans la pice. Puis il s'tendait nouveau, demeurant calme un court moment, jusqu' ce que le frm is sement d'un rideau, ou le claquement d'une fentre ou le bruit lointain d'une charrue dans un champ le fasse se redresser en demandant dans un gmissement que l'on ne fasse aucun bruit. Rgulirement toutes les quatre ou cinq minutes, il repoussait Rosalind avec insistance ds qu'il recommenait avoir chaud, puis nouveau il rclamait sa prsence. Je m'assis prs de lui, mais pas trop prs. Nous faisions tout notre possible pour garder la maison silencieuse et sombre, mais de trs lgers bruits que l'on ne peroit gnralement pas sont pratiquement invitables et Krishna tait devenu si sensible que le moindre bruisse ment mettait ses nerfs l'preuve. Un peu plus tard, lorsque l'heure du djeuner approcha, il devint plus calme et apparemment tout fa it bien et entirement conscient. Rosalind lui apporta son repas qu'il mangea et il resta ensuite tout fa it paisible sur son lit pendant que nous terminions notre djeuner. Quelques minutes aprs, il recommena gmir et, pauvre garon, il vomit tout ce qu'il avait aval. Il n'y eut aucun changement de tout l'aprs-midi : tremblements, gmissements, agitations, tats de demiconscience et, en permanence, une apparence de souffrance. Curieu sement, ds qu'arrivait l'heure des repas, et bien que lui-mme n avala rien, il redevenait calme et Rosalind pouvait le laisser suffisamment longtemps pour aller manger ; de la mme faon, l'heure du coucher,
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il retrouvait la quitude ncessaire pour s'endormir et passer une nuit complte de sommeil. Le lendemain, samedi, cela recommena aprs son bain ; il sem blait tre encore moins conscient que la veille. Cela dura toute la jour ne, avec quelques intervalles rguliers pour qu'il puisse se reposer et permettre Rosalind de prendre ses repas. Mais dimanche fu t la fois la pire journe et celle o nous avons pu assister la glorieuse apoge de cette exprience. Tout au long de ces trois jours, nous avons tous essay de maintenir nos motions et notre esprit paisibles et stables, et Rosalind est reste en permanence auprs de Krishna, toujours prte s'loigner ou se rapprocher de lui selon ce qu'il dsirait. C'tait une image magnifique que de la re garder avec lui, de voir comment elle offrait tout son amour avec tant de gnrosit et d'une faon totalement non-personnelle. Nous nous tions aperus de ce trait de caractre en elle bien avant ces trois jours et nous nous tions demands s'il convenait qu'une femme soit l dans un tel moment ; mais ces vnements nous ont laisss penser qu'elle avait d tre amene ici probablement de faon prcisment aider Krishna, ainsi que nous tous. Bien qu'elle n'ait que dix-neuf ans et qu'elle ne connaisse que trs peu la Tho Sophie, elle a jou l'excellent rle d'une mre pendant ces trois jours. Comme je vous l'ai dit dj, Krishna parut aller encore plus mal dimanche ; il semblait beaucoup souffrir, les tremblements et la cha leur paraissaient intenses et sa conscience devenait de plus en plus dis continue. Lorsquil semblait tre en possession de son corps il parlait constamment d'Adyar, de A B . (Annie Besant) et des membres de l'Or dre Pourpre d'Adyar (une section interne cre par Mme Besant dont les membres portaient des chles de soie pourpre) ; il s'imaginait constamment tre Adyar. Puis il disait : Je veux aller en Inde ! Pourquoi m'ont-ils emmen ici ? Je ne sais pas o je suis . Et encore, et encore, il rptait Je ne sais pas o je suis . Si quelquun se d plaait dans la maison, il bondissait pratiquement sur son lit et il nous fa lla it le prvenir chaque fo is que nous voulions entrer dans sa chambre. Cependant, aux environs de dix-huit heures alors que nous allions prendre notre repas du soir, il se calma jusqu' ce que nous
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l'ayions termin. Puis tout coup la maison sembla tre toute entire sous l'emprise d'une force colossale et Krishna comme possd. Il ne voulait personne auprs de lui ; puis il commena se plaindre avec insistance de la salet, de la salet de son lit, de celle intolrable de la maison, de celle de chacun de nous, et d'une voix charge de souf france il dit qu'il se languissait d'aller dans les bois. Il se mit san gloter trs fort et nous n'osions pas le toucher ; nous ne savions plus quoi faire. Il quitta son lit pour aller s'asseoir par terre dans un coin sombre de sa chambre tout en disant travers ses sanglots qu'il vou lait aller dans les bois en Inde. Soudainement, il dclara avoir l'in tention d'aller marcher seul, mais nous l'en avons dissuad car il ne nous semblait pas du tout en tat pour aller dambuler dans l'obscu rit. Il nous dit alors qu'il voulait tre seul ; nous l'avons laiss et sommes alls nous installer sur la vranda o il vint nous rejoindre quelques minutes aprs, tenant un coussin dans ses mains ; il s assit le plus loin possible de nous. Il avait eu suffisamment de force et de conscience pour venir s'installer dehors, mais nouveau il se coupa de nous, et son corps, murmurant des incohrences, fut laiss, assis l sous le porche. Nous formions un groupe bien singulier sous la vranda ; Rosalind et moi tions assis sur des chaises avec M. Warrington et M. Walton en face de nous installs sur un banc, et Krishna quelques mtres droite, par terre. Le soleil s'tait couch depuis une heure et nous tions l, face aux lointaines collines mauves avec derrire, le ciel ple dans l'obscurit naissante du crpuscule, parlant peu ; le sentiment d'une imminente intensit s'empara de nous, toutes nos penses et motions taient en alerte dans une attente trangement paisible d'un vne ment important. M. Warrington eut alors une divine inspiration. Il y a quelques mtres devant la maison un jeune poivrier, aux feuilles dlicates d'un vert tendre en ce moment, charg de fleurs odorantes et toute la jour ne on y entend l'obsdant murmure des abeilles, le chant des canaris et celui, si clair, des colibris. M. Warrington suggra Krishna d'aller s'installer sous cet arbre ; il refusa tout d'abord, puis se ravisa et s'y rendit de lui-mme.
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Nous tions donc assis sous la vote toile, dans l'obscurit, et Krishna avait pour toit un feuillage dlicat dont la couleur sombre tranchait sur le ciel. Il murmurait encore de faon inconsciente ; puis il y eut un moment de rpit et il nous dit haute voix : Oh, pourquoi ne m'avez-vous pas fa it venir dehors plus tt ? Puis il y eut un court silence. Alors il se mit chanter. Aucun mot n'tait sorti de sa bouche de puis presque trois jours et son corps tait dans un tat d'extrme puisement cause de cette tension si forte ; et nous l'entendmes chanter d'une voix paisible et lasse le mme mantra qu'autrefois Adyar, chaque nuit dans la Salle du Sanctuaire. Puis, le silence revint. Il y a bien longtemps Taormina, un jour o Krishna avait pos un regard mditatif sur une belle peinture de notre seigneur Gautama (le Bouddha) reprsent en mendiant, nous avions ressenti dans un mo ment de bndiction la divine prsence du Trs-Noble qui avait daign nous accorder une pense. Et nouveau, cette autre nuit, au moment o Krishna, sous ce jeune poivrier, cessa son chant d'adoration, je pensai au Tathagata (le Bouddha) sous l'arbre Bo et nouveau je res sentis une vague de Sa splendeur traverser toute la paisible valle comme si, encore une fois, Il avait bni Krishna. Nous tions assis, le regard fixe en direction de l'arbre, nous de mandant si tout allait bien car il y avait prsent un silence total et je m'aperus tout coup qu'une grosse toile brillait au-dessus de l'arbre, et je sus alors que le corps de Krishna tait en train d'tre apprt pour recevoir le Trs-Noble. Je me suis pench vers M. Warrington pour lui montrer l'toile. Il semblait que tout l'espace tait empli d'une Grande Prsence et je fu s pris d'une grande envie d'aller genoux vers Lui pour l'adorer car je savais que c'tait le Grand Seigneur de nos coeurs qui tait Luimme venu ; et bien que nous ne puissions Le voir, nous avons tous ressenti la Splendeur de Sa prsence. C'est alors que les yeux de Rosalind furent ouverts et qu'elle vit. Son visage se changea comme ja mais je n'ai vu de figure se transformer ainsi, car elle reut la bn diction de voir avec ses yeux physiques la gloire de cette nuit. Son visage se transfigura au moment o elle dit : Le voyez-vous, Le
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voyez-vous ? Car elle voyait le divin Bodhisattva (le Seigneur Maitreya) ; alors que des millions d individus doivent attendre des incar nations et des incarnations pour arriver ne serait-ce que L'aperce voir, elle, avec son regard d'innocence, elle qui avait servi fidlement notre Seigneur, Le voyait. Et nous qui ne pouvions Le voir, regardions les Splendeurs de cette soire se reflter sur son visage clair et habit d'un ravissement dans la nuit toile. Jamais je n'oublierai son visage ce moment-l, car bien qu'il ne m'tait pas donn de Le voir de mes propres yeux, je me sentais aurol de la glorieuse prsence de notre Seigneur qui s'tait tourn vers nous et qui adressait quelques mots Rosalind ; sa figure resplendissait d'une extase divine lorsqu'elle Lui rpondit : Je le ferai, je le ferai ; elle dit ces mots comme s'ils taient une promesse qu'elle faisait avec une joie extraordinaire. Je n'ou blierai jamais son expression lorsque je l'ai regarde ; je me sentais presque bni moi-mme au travers de sa vision. Son visage refltait l'lvation de son cur car son intriorit la plus profonde tait comme enflamme par Sa prsence pendant qu'elle Le voyait de ses propres yeux ; je priais en silence qu'il m'acceptt comme Son serviteur. Le cur de chacun tait empli de cette prire. Nous entendmes dans le lointain une musique divine et douce, et bien qu'aucun de nous ne put les voir, nous distingumes des Gandharvas (les anges cosmiques jouant la musique des sphres). Le glorieux rayonnement de tous ces Etres se prolongea pendant prs d'une demie-heure et Rosalind qui tait prise de tremblements et tait au bord de sangloter de joie les a tous vus. Elle rptait : Regardez, les voyez-vous ? ou encore Entendez-vous la musique ? Puis nous avons peru le bruit des pas de Krishna avant d'apercevoir son visage clair merger de l'obscurit de la nuit, et tout s'arrta. Rosalind s'cria : Oh, il arrive, allez le chercher, allez le chercher ; puis elle retomba sur sa chaise, pratiquement vanouie. Lorsqu'elle revint elle, elle ne se souvint malheureusement de rien, de rien du tout ; il ne lui restait aucune mmoire, mise part celle de la musique qu'elle entendait encore dans ses oreilles. Le lendem ain, les phnom nes de frm issem ents et de demiconscience chez Krishna recommencrent, bien qu'ils ne durassent que quelques minutes entre d'assez longs intervalles de temps. Il
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demeura toute la journe en Samadhi (a), tendu sous larbre et, quand vint le soir, il s assit en mditation, comme il l'avait fait le jour prcdent. Rosalind vit nouveau trois personnages qui l'entouraient mais qui disparurent rapidement en emportant Krishna avec eux, ne laissant que son corps sous l'arbre. Depuis ce jour, il continue s as seoir sous l'arbre tous les soirs. Je vous ai dcrit ce que j'ai vu et entendu mais je ne vous ai encore pas parl de l'effet que ces vnements ont eu sur nous, car il me semble que cela prendra beaucoup de temps, en tout cas en ce qui me concerne, pour raliser pleinement la gloire dont nous avons eu le pri vilge d'tre tmoins, bien que je sente prsent qu'il n'y a qu'une seule vritable faon de vivre, et qui consiste tre au service du Seigneur. Krishna crivit lui aussi un compte-rendu de son exprience, M Besant et Leadbeater, mais ayant t dans un tat d'inconscience ou de demi-conscience, il lui restait peu de souvenir. Il termina sa lettre ainsi : J'tais suprmement heureux car j'avais vu. Plus rien ne sera d sormais comme avant. Je me suis dsaltr la source originelle des eaux claires et pures de la vie et ma soif est apaise. Plus jamais je ne pourrai avoir soif Plus jamais je ne pourrai tre dans les tnbres ultimes ; j'ai vu la Lumire. J'ai touch la compassion qui gurit de toutes les peines et de toutes les souffrances ; cela n'est pas pour moi, mais pour le monde. Je suis rest sur le sommet de la montagne regarder les Etres forts. J'ai vu la gloire de la Lumire qui gurit. La Fontaine de Vrit m'a t rvle et l'obscurit a t dfaite. L'Amour, dans toute sa gloire, a intoxiqu mon cur ; mon cur, plus jamais, ne pourra se fermer. J'ai bu la fontaine de Joie et d'ternelle Beaut. Je suis intoxiqu de Dieu. A propos de ces vnements, il avait crit auparavant :
a) Ternie sanskrit utilis probablement ici pour signifier un tat de transe. Une dfinition simple serait : L'excellent processus du Samadhi dtruit la mort, mne la joie temelle et confre la suprme Joie du Brahman (Ralit).
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Le premier jour o je fu s dans cet tat, j'tais plus conscient des objets qui m'entouraient ; j'eus alors la premire de mes expriences les plus extraordinaires. Il y avait un homme occup rparer la rouie ; j'tais cet homme ; j'tais la pioche qu'il tenait dans ses mains ; j'tais le caillou sur lequel il tapait pour le casser ; la fragile pousse d'herbe tait mon tre profond et j'tais aussi l'arbre plant juste ct de cet homme. Egalement, je pouvais sentir et penser comme lui et aussi sentir le vent qui traversait le feuillage de l'arbre, et aussi la petite fourm i qui grimpait sur l'herbe. Les oiseaux, la poussire et mme le bruit faisaient partie de moi. Juste ce moment-l, une automobile passa un peu plus loin ; j'tais le conducteur, le moteur et les pneus. Lorsque la voiture s'loigna, je m'loignai de moi-mme. J'tais dans tout, ou plutt tout tait en moi, tout, l'immobile et l'anim, la mon tagne, le ver et tout ce qui respirait. Je suis rest dans cet tat de joie pendant toute la journe. M. Warrington rdigea lui aussi un compte-rendu de l'exprience tmoignant en faveur de la vrit qu'avaient rapporte ceux de Krishna et de Nitya. Des copies de ces trois rapports furent expdies Miss Dodge et Lady Emily ; il fut demand cette dernire d'en faire dacty lographier plusieurs exemplaires par une personne de confiance dans la mesure o ces crits taient strictement personnels. Elle choisit Rajagopal pour cette tche car il avait appris taper la machine.16 Aprs une quinzaine de jours paisibles durant lesquels Krishna continua m diter chaque soir sous le poivrier, ses tranges tats de demie-conscience recommencrent le 3 septembre ; cette fois, ils se reproduisaient rgulirem ent entre dix huit heures trente et vingt heures trente vingt et une heures, aprs sa mditation. Ils taient accompagns d'une douleur dans sa colonne vertbrale qui se trans forma au bout de quelques jours en un vritable supplice. Nitya r digeait quotidiennement une note sur l'tat de Krishna qu'il expdia par la suite M Besant et Leadbeater sous la forme d'une longue lettre compose17. L' ego de Krishna, comme Nitya l'appelait, se retirait, en laissant son corps sous la responsabilit de l'lmental
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physique b qui supportait la douleur, permettant ainsi Krishna de n'en avoir aucune souvenance lorsqu'il revenait . Les descriptions de la torture physique endure nuit aprs nuit par le corps pendant les trois mois qui suivirent sont dchirantes. Nitya, ainsi que M. Warrington qui fut prsent tout le temps, n'auraient jamais imagin qu'une telle souffrance put exister. L'lmental physique favorisa une mprise vis--vis de Rosalind, qui passa chaque soir la maison tout au long de ce qui allait tre appel le processus ; elle apparut comme la dfunte mre de Krishna. Par moment Krishna avait la sensation d'tre brl ; il voulait alors se ruer l'extrieur pour aller plonger dans le torrent, et il fallait le retenir de force car il eut t tout fait capable de tomber la tte la pre mire au cours d'une syncope et de s'estropier n'importe o. G nralement, il restait dans une demie-pnombre, tendu sur un matelas pos mme le sol afn qu'il ne puisse ventuellement tomber de la hauteur de son lit. Il ne pouvait supporter les lumires fortes. Nitya dit que cela tait comme s'il avait d regarder un homme brler sur un bcher. La douleur, qui affectait diverses rgions de son corps, s'tirait en de trs longs spasmes. Lorsque survenait un court rpit, Krishna se mettait converser avec certains tre invisibles ou parfois avec un seul d'entre eux qui semblait venir toutes les nuits pour conduire les op rations . Lorsqu'il en parlait, Krishna n'utilisait que les mots ils ou eux . Il semblait recevoir des indications l'avance concernant ce qui allait lui arriver car on l'entendit dire des phrases du genre : Oh, cela va tre difficile ce soir ? Trs bien, cela ne me drange pas . Lorsque la souffrance augmentait, il se mettait sangloter et se tordre de douleur en poussant des hurlements terribles et parfois crier qu'on lui donne un peu de rpit. L'lmental physique implorait : Oh s'il vous plat, je vous en prie, je n'en peux plus ; alors tout sarrtait et la voix de Krishna disait : Tout va bien, ce n'est pas ce queje voulais dire ; s'il vous plat, continuez ou encore Je suis prt
b) La partie du corps qui contrle les actions purement et instinctivement physiques lorsque la conscience suprieure est retire. Elle rside un niveau dvolution infrieur et a besoin d'tre guide.
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prsent, continuons . A vingt et une heure, lorsque le travail sur son corps s'tait arrt, il s'asseyait avec tout le monde pour boire son lait (il ne prenait aucun repas pendant ces soires-l) et on lui racontait ce qui venait de se passer. Il coutait comme si on lui parlait d'un tranger et l'intrt qu'il portait ce qui lui tait dit tait aussi grand que celui de ses compagnons. Tout lui paraissait nouveau car sa mmoire ne conser vait aucune trace des vnements survenus quelques heures plus tt. Au cours d'une soire particulirement difficile, il grogna en disant : O mre pourquoi m'as-tu donn naissance si c'est pour tout ceci ? Puis il supplia qu'on lui donna quelques minutes de rpit et les autres l'entendirent s'adresser sa mre ou eux pour dire avec beaucoup d'assurance : Oui, je peux mme en supporter beaucoup plus ; ne vous proccupez pas du corps ; je ne peux l'empcher de pleurer . Parfois, ils lui disaient quelque chose et se mettaient rire de trs bon cur . Ils entendirent une fois l'lmental physique qui criait S'il vous plat Krishna, revenez . Si Krishna revenait, le processus s'arrtait. Il semblait qu'une certaine quantit de travail devait avoir lieu sur son corps chaque soir et que s'il y avait une interruption un moment ou un autre, cela tait rattrap la fin. Le corps de Krishna devenait de plus en plus fatigu et maci et assister ses souffrances crait chez les autres une immense tension. Au dbut d'octobre, Ils commencrent travailler sur ses yeux ce qui gnra une torture plus pouvantable que jamais. Nitya crivit : Cette nuit-l, Ils dirent Krishna que ses yeux allaient tre nettoys afin qu'il puisse tre en mesure de Le voir. Mais ce nettoyage fut une chose pouvantable entendre. Nous l'entendions dire : C'est comme d'tre attach en plein dsert le visage face au soleil brlant avec les paupires arraches . Un jour, au dbut de la soire, alors que Krishna rentrait de son bain pour aller mditer sous le poivrier avant que le processus ne com mence, il dit aux autres qu'il allait recevoir un Grand Invit le soirmme (ils comprirent qu'il ne s'agissait pas du Seigneur Maitreya qui, avait-il t dit, tait dj venu une ou deux fois). Krishna demanda Nitya de placer une image du Bouddha dans sa chambre o il se rendrait aprs sa mditation ; ainsi Nitya n'eut aucun doute sur l'iden
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tit du Grand Invit . Le travail cette nuit-l parut tre le plus prou vant que le corps de Krishna n'avait eu endurer jusqualors mais aussi le plus glorieux depuis ce premier dimanche soir du mois d'aot sous le poivrier, car ils sentirent tous que la Grande Prsence , pendant un moment, fut l. Un peu plus tard, lorsque Nitya et Rosalind furent avec Krishna dans sa chambre, celui-ci se mit parler avec des gens quils ne pouvaient voir. Apparemment, le travail avait t un succs et ces tres taient en train de le fliciter. Nitya et Rosalind l'entendirent s'exclamer : Il ny a aucune raison pour me fliciter ; vous auriez fait la mme chose ma place . Lorsque les congratulateurs s'en allrent, Krishna, qui tait toujours inconscient, dit : Mre, prsent tout sera diffrent, la vie ne sera plus jamais la mme pour aucun d'entre nous. Je L'ai vu, Lui, mre et plus rien n'a d'importance prsent . Mais la souffrance physique de Krishna n'tait pas termine. Ils commencrent alors ouvrir quelque chose dans sa tte qui provoqua une torture si indescriptible qu'il ne cessait pas de hurler : S'il vous plat, refermez-la ; sil vous plat, refermez-la . Lorsque la dou leur devint insupportable, Ils refermrent puis r-ouvrirent quel ques minutes aprs ; alors le corps se mit hurler jusqu ce quil s'va nouisse. Ceci dura environ quarante minutes. Lorsque cela s'arrta, le corps, la surprise de tous, commena bavarder avec la voix d'un enfant ; il parla de quatre incidents survenus au cours de son enfance. Le processus continua avec la mme intensit chaque nuit, l'exception des quelques jours o Krishna et Nitya se rendirent Hol lywood. Cela dura jusqu'au dbut dcembre. Chaque soir, aprs que le processus se soit termin, le petit garon recommenait bavarder avec sa mre pendant une heure ou davantage propos d'vnements de son enfance. Il continuait prendre Rosalind pour sa mre. Il lui parla d'un compagnon de jeux trs loquace qu'il avait eu et qui venait du monde des fes et il dit aussi combien il avait dtest aller l'cole. Il dcrivit la mort de sa mre. Il pensait qu'elle tait malade et lorsqu'il vit le mdecin lui faire prendre un mdicament, il la pria : Ne le prenez pas, mre, ne le prenez pas ; c'est une prparation dgotante et elle ne vous fera aucun bien. Je vous en prie, ne la prenez pas, le m decin ne sait rien de rien, c'est un homme malpropre . Un peu plus
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tard, la voix charge d'horreur, il dit : Pourquoi restez-vous si im mobile mre, que s'est-il pass et pourquoi pre se couvre-t-il le visage avec son dhoti ? Mre, rpondez-moi, mre . Pendant que le processus continuait chaque soir, Krishna cri vait chaque matin, comme il le dit Lady Emily dans une lettre date du 17 septembre, un article d'une nature plutt curieuse. J'ai dj rdig vingt-trois pages sans l'aide de qui que ce soit .18 M Besant et Leadbeater considrrent les expriences de Krishna entre le 17 et le 20 aot comme le passage de la troisime initiation ; mais ils ne trouvrent aucune explication quant au processus . Krishna tait convaincu qu'il s'agissait de quelque chose qu'il lui fallait vivre pour prparer son corps recevoir le Seigneur Maitreya et qu'il ne fallait en aucun cas intervenir pour l'empcher ou l'adoucir. Il n'y eut qu'un seul mdecin qui le vit alors qu'il tait dans cet tat, le Doc teur Mary Rocke, une thosophe anglaise et membre de l'Etoile que Krishna connaissait bien et en qui il avait confiance. Elle se vit dans l'incapacit de donner la moindre indication sur l'origine du phno mne et elle ne pouvait pas l'examiner avant qu'il ne revnt sa cons cience ordinaire. Si un mdecin un peu trange ou un psychologue avaient t introduits dans la maison et laisss seuls dans la chambre, Krishna en aurait t conscient immdiatement et il ne fait aucun doute que le processus se serait alors arrt. Alors qu'tait donc le processus ? Les explications donnes par Nitya l'poque et que les autres adoptrent taient que la kundalini de Krishna s'tait veille ; celle-ci, appele parfois le Serpent de Feu , tait localise la base de la colonne vertbrale et lorsque, l'aide d'une pratique de vrai yoga, elle se trouvait veille, elle librait une norme nergie et procurait des pouvoirs de clairvoyance. Lead beater contredit cette explication dans une lettre adresse MBesant en prcisant qu'il n'avait lui mme souffert que d'un lger inconfort lorsque sa kundalini s'tait veille. Krishna n'acquit aucun pouvoir de clairvoyance plus dvelopp que ceux qu'il possdait dj ds son enfance, malgr le processus et, de toute faon, celui-ci dura trop longtemps pour valider la thse de la kundalini. Des mdecins, des
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psychologues et d'autres personnes ont fait de temps autre des sug gestions pour tenter de lui donner un sens. Cela a t tour tour inter prt comme des migraines, de lhystrie, de l'pilepsie et de la schizo phrnie ; mais aucun de ces diagnostics ne convient ce cas. Bien sr, de nombreux mystiques ont eu des visions et entendu des voix, mais ces phnomnes ont-ils jamais t accompagns dune telle souffrance physique ? Y a-t-il une quelconque explication matrielle ? N'est-on pas forc de croire la seule possibilit d'une cause mystique ? Ce qui semble certain dans tout cela est que, quelle qu'ait t l'exprience sur venue dans le corps de Krishna pendant les quelques annes qui suivi rent, elle le rendit apte devenir un canal pour le passage d'une supernergie qui devint par la suite la source mme de son enseignement.
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Lopportunit d'acqurir Pine Cottage avec trois hectares de terre autour ainsi qu'une autre maison plus grande se prsenta au mois de fvrier suivant. Lorsque Krishna exprima le souhait de lacheter en insistant sur le fait qu'aprs tout ce qui s'y tait droul, l'endroit tait devenu particulirement sacr, Miss Dodge procura l'argent ncessaire pour l'opration. Krishna appela la plus grande maison Arya Vihara (le Noble Monastre) ; peu de temps aprs, trois autres hectares et demi furent achets et le Brothers' Trust fut cr pour grer la proprit. L'argent, tout au long de la vie de Krishna, arriva toujours lorsque ce fut ncessaire sous forme de dons ou de legs ; par la suite, il en reut aussi grce la vente de ses livres. Cependant, mis part la pension annuelle de cinq cent Livres alloue par Miss Dodge, il ne garda jamais rien pour lui. A partir du dbut de l'anne 1923 Krishna commena travailler beaucoup Ojai, rpondant des douzaines de courriers officiels, rdigeant des ditoriaux mensuels pour le Herald, r-organisant l'Etoile en Californie, donnant des causeries dans les environs et levant des fonds pour une cole en Inde. Au mois de mai, il partit avec Nitya qui, la suite du traitement de Abrams avait t encore une fois dclar guri, pour une tourne travers les Etats-Unis qui se termina Chi cago l'occasion de la Convention Thosophique. En juin, les deux frres se rendirent en Angleterre. Leur participation aux Congrs de la Thosophie et de l'Ordre de l'Etoile avait galement t organise en juillet Vienne. Lady Emily les retrouva Plymouth ; elle rapporta M Besant que Krishna lui avait paru extrieurement peu chang tout en tant peut-tre plus beau, mais que l'on tait conscient chaque instant d'une immense force concentre mais contrle qui le traversait .
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Aprs le Congrs o Krishna retrouva Helen Knothe (elle tait reste Amsterdam), il demanda s'il lui serait possible de passer des vacances en famille dans un endroit paisible o personne ne le connatrait. Un ami de John Cordes mit sa disposition la Villa Sonnblick, un chalet situ aux alentours du village de Ehrwald dans le Tyrol autri chien ; il y passa sept semaines avec Nitya et un groupe d'amis compos de Lady Emily, ma sur Betty et moi, Helen, Mar de Manziarly, Rajagopal (qui tait prsent Cambridge), Cordes, et enfin Ruth Roberts, une jeune fille anglaise avec qui Krishna avait flirt Sydney. Krish na, Nitya, Lady Emily, Helen et Rajagopal logeaient Soonblick o nous prenions tous nos repas, et le reste du groupe tait install dans un autre chalet. La premire quinzaine fut un vritable moment de vacances trs joyeuses ; l'endroit tait idal pour faire des courses en montagne et il y avait un champ plat o nous pouvions jouer la balle au camp. Lors que nous nous arrtions pour pique-niquer au cours de nos marches en montagne, Krishna, Nitya et Rajagopal chantaient des mantras indiens qui rsonnaient dans les bois avec une particulire beaut. Puis, vers la mi-aot, le processus reprit trs srieusement cha que soir ; cela dura jusquau 20 Septembre. Krishna, ou plutt llmental physique prenait cette fois-ci Helen pour sa mre lorsqu'avait lieu son dcrochage . Lady Emily expdiait des notes quotidiennes M Besant lui dcrivant les vnements de chaque soire. Le voir bondir ainsi en dvalant les collines avec tant de grce, de beaut et de vitalit , crivait-elle, nous plonge dans l'impossibilit de croire ce que son pauvre corps endure chaque nuit . Aprs une nuit de tor ture, il scria : Cela n'a jamais t aussi difficile que cette fois-ci . Nitya crivit par la suite : Au cours des derniers jours Ehrwald, ils tentrent l'exprience de maintenir Krishna conscient pendant que la douleur tait forte ; mais cela ne durait que dix ou vingt secondes et ds que l'intensit augmentait encore, il quittait le corps . Le soir du 20 septembre Krishna fit passer un message destin Nitya, suppos provenir du Matre Kouthoumi ; Nitya le nota : Nitya, coutez. Cest fin i pour cette fois-ci ; ceci est la dernire nuit, mais nous recommencerons Ojai. Cependant cela dpend de vous. Il
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vous faudrait, tous deux, avoir plus d'nergie. Le succs dpendra de ce que vous ferez dans le mois venir. Ne laissez rien qui puisse entraver la voie. Jusqu' prsent, cela a t une russite. Mais Ojai d pendra entirement de vous car cela continuera avec beaucoup plus de force, si vous y tes prpars. En partant dici, il vous faudra tre extrmement vigilant. Cela est comparable un pot de terre que l'on vient juste de dmouler ; n'im porte quelle mauvaise vibration peut le fendiller. Cela veut dire qu'il faudrait le rparer et le remodeler, ce qui prend beaucoup de temps. Si vous chouez, il faudra tout recommencer depuis le dbut. Ce message est particulirement intressant car son style est compl tement diffrent de ceux de Krishna ou de Nitya. En quittant Ehrwald, la plupart des membres du groupe se rendirent au Chteau d'Eerde, en Hollande, avec le Baron van Pallandt qui avait offert cette proprit Krishna. Ce fut la dernire fois quelle servit d'habitation prive. Une Socit fut cre avec Krishna pour Prsident ; la proprit lui fut transmise et Eerde devint le quartier gnral inter national de l'Ordre de l'Etoile d'Orient Pensant que le processus allait se poursuivre Ojai, Nitya sentit la ncessit d'avoir un autre initi auprs de lui sur place. C est ainsi que Rajagopal qui tait devenu un initi avant son arrive, en Angle terre, prit une anne sabbatique de Cambridge pour les accompagner. Ils vcurent Arya Vihara pendant que Rosalind s'installa avec sa mre Pine Cottage. (Helen avait d retourner chez elle New York). Peu aprs leur arrive, le processus reprit effectivement ; il tait si pnible que Nitya s'en inquita pour la premire fois et crivit anxieu sement Leadbeater pour lui demander si tout allait bien . Krishna tait alors prpar supporter seul la douleur qui s'intensifiait de plus en plus. Nitya avait crit : A prsent Helen n'est plus avec nous et bien que Rosalind soit juste ct, il ne semble pas vouloir la voir ; lorsque la douleur est passe, Krishna quitte le corps. Le corps se met alors pleurer chaudes larmes et s'puise. Il appelle sa mre et je me suis aperu qu'il demande Helen, et pas Rosalind. Pour autant que je puisse m'en faire une ide, partir de ce que le corps de Krishna dit parfois, il reste encore beaucoup de travail faire sur le corps, ce qui signifie peut-tre de nombreux mois.
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Le 26 novembre le corps de Krishna fit passer un message que Nitya rajouta dans sa lettre Leadbeater : Le travail prsent en cours est de la plus haute importance et extrmement dlicat. C'est la pre mire fois que celui-ci est men dans le monde. Tout ce qui se trouve dans la maison doit passer aprs lui et il ne faut tenir compte daucune commodit vis--vis de qui que ce soit, pas mme de Krishna . Il est trange que Leadbeater nait pas tenu se rendre Ojai pour voir de ses propres yeux ce mystrieux phnomne. Il se contenta dcrire M Besant quil tait trs troubl de cette affaire... si abso lument oppose tout ce qui m'a t moi-mme enseign. J'espre que vous tes en mesure de m'assurer que tout va bien . M Besant, bien qu'elle eut prsent laiss de ct ses propres pouvoirs occultes, fut apparemment capable de le rassurer et, partir de ce moment, Lead beater lui laissa assumer l'entire responsabilit de Krishna. Il crivit Nitya : Je ne comprends pas du tout ces terribles vnements qui arrivent notre bien-aim Krishna . Au bout de deux mois de processus , Krishna crivit Lady Emily au dbut de l'anne 1924 : Je deviens de plus en plus irritable et de plus en plus fatigu ; j aimerais que vous et les autres soyiez l. J ai si souvent envie de pleurer en ce moment et cela tait tellement peu mon habitude avant. Cela est pouvantable aussi bien pour moi que pour les autres... J'aimerais que Helen fu t ici mais cela n'est pas possible et du reste il est trs probable qu'ils ne voudraient pas que qui que ce soit me sou tienne. Alors il me fa u t m'arranger tout seul... Malgr tout ce que l'on puisse essayer, il y a une solitude, identique celle d'un pin solitaire au milieu d'un dsert... Ces dix derniers jours cela a t particulire ment prouvant ; mon cou et ma colonne vertbrale sont devenus trs solides et avant-hier, j'ai pass une soire extraordinaire. Quelle que soit cette chose, la source, ou quelque autre nom que l'on veuille don ner tout ce saint-frusquin, cela est remont le long de ma colonne jusqu' la nuque ; puis cela s'est spar en deux pour se dplacer de part et d'autre de ma tte avant de venir se rejoindre entre mes yeux, juste au-dessus de mon nez. Et j'ai vu le Seigneur et Matre. C'tait
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une nuit extraordinaire. Bien sr tout ceci tait extrmement doulou reux. .. Je suis sr que nous allons bientt avoir des vacances. Krishna dcrivit galement cette exprience M Besant et Nitya lui en donna son propre compte-rendu. Il prsumait qu'il s'agissait l de l ouverture du troisime il . Dans les traits de yoga le troi sime il est souvent associ l de Shiva. Il se trouve au milieu il du front et, comme pour la kundalini, il est reli la facult de clair voyance. Nitya avait rajout : La clairvoyance de Krishna ne s'est pas encore manifeste mais j'imagine que c'est une simple question de temps. Depuis notre arrive ici, le processus a eut lieu pendant cent dix nuits. C'est vers la fin du mois de mars que le docteur Rocke arriva Ojai. C'tait Leadbeater qui l'avait envoye depuis Sydney o, dsormais, il habitait, afin qu'elle linformt de l'tat de Krishna. Elle resta quinze jours, observant chaque soir le processus . Krishna crivit Lady Emily : elle est terriblement heurte par tout ceci et nous ne sommes pas compltement fous . Elle tait toujours l le 11 avril - une nuit merveilleuse pour nous tous avait crit Nitya M Besant - lorsque Krishna avait fait passer un message dont la premire partie devait provenir d'aprs lui du Seigneur Maitreya en personne : Mes Enfants, je suis content de votre endurance et de votre cou r rage. Cela a t une longue lutte et jusqu' prsent, pour Nous, cela est une russite. Malgr les nombreuses difficults, Nous sommes parve nus les surmonter avec une relative facilit... Vous vous en tes bien acquitts bien que la prparation ne soit pas totalement acheve... Nous sommes dsols pour la douleur dont l'issue tait indcise et qui a d vous sembler sans fin, mais une grande gloire attend chacun d'entre vous... Ma bndiction est sur vous. Bien que Nous allions commencer un peu plus tard, Je ne veux pas que vous partiez d'ici pour l'Europe avant le Wesak (le grand festival occulte de la pleine lune du mois de mai qui, cette anne-l tombait le 18) o vous Me verrez. Cependant, Nous avons protg les trois rgions du corps o il est sr qu'une douleur apparaisse. Cela est semblable
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une opration. Bien que cela puisse tre termin, vous tes ncessaire ment destin en percevoir les effets ultrieurement. Nous n'avons malheureusement aucun compte-rendu du Docteur Rocke concernant son ide propos du processus . Les frres ainsi que Rajagopald et Helen qu'ils avaient retrouve New York arrivrent en Angleterre le 15 juin. M Besant sy trouvait galement et les frres se retrouvrent emports dans ses constantes activits qui culminrent dans les Congrs de la Thosophie et celui de lEtoile Amhem en Hollande, lesquels furent suivis du premier camp d'Ommen situ un kilomtre et demi du Chteau d'Eerde, sur une partie du terrain offert par le Baron van Pallandt. Ce camp fut organis chaque anne jusquau moment de la guerre. Aprs tout ce temps, Krishna put enfin jouir librement de ces va cances en famille qu'il avait tant attendues. Cette anne-l, il fut choisi comme lieu de vacances un htel amnag dans un chteau du onzime sicle ; il tait plac tout en haut d'une colline escarpe audessus du village de Pergine dans les Dolomites. Krishna et ses amis y arrivrent le 18 Aot. Le groupe tait le mme que l'anne prcdente, l'exception de Mar de Manziarly ; il y avait en plus une Italienne et quel ques amis indiens. Nous occupions deux tours situes dans les angles de la btisse ainsi que quelques chambres de l'htel. Les repas taient pris l'extrmit d'une vaste salle manger, l'abri du regard des autres clients et nos menus vgtariens taient prpars par notre pro pre cuisinier qui tait australien. Il y avait juste en dessous du chteau un champ plat o nous jouions la balle au camp, tout comme Ehrwald. Mais Krishna eut moins d'une semaine de libre avant que le processus ne reprenne. Ce fut encore plus terrible qu'auparavant, ce qui semblait, aprs les vnements d'Ojai, pratiquement impossible. Cependant, Helen tant l, elle put lui apporter son aide. Nitya, Lady Emily, Helen et Rajagopal vivaient sous le mme toit que Krishna dans la tour ronde. Lorsque le processus commena, les occupants de cette tour ne vinrent plus dner avec nous l'htel. Nous savions qu'il se passait quelque chose tous les soirs - quelque chose pour prparer le corps de Krishna recevoir le Seigneur Mai-
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treya - mais ce n'est qu'un an plus tard que lon me parla du proces sus et que l'on me lut les compte-rendus de Krishna et de Nitya propos de l'exprience d'Ojai. Il y avait un but prcis aux vacances de cette anne-l. Il avait t dcid que les quatre filles - Helen, Ruth, Betty et moi - devraient, la demande de Krishna, partir pour Sydney afin d'tre conduites sur la Voie du Disciple par Leadbeater. (Rosalind s'y tait rendue lorsque les frres avaient quitt Ojai en juin). Toutes les causeries publiques qu'avait donnes Krishna en divers lieux cet t-l au cours de ses dplacements avec M Besant, avaient insist sur la ncessit de faire des sauts dans l'obscurit, de vivre dangereusement, de se sen tir assez fort pour sauter par une fentre et de se transformer radicale ment afin de se prparer l'tat de disciple. A prsent, sur la demande de Lady Emily pendant ce sjour Pergine, il commena nous parler de ces thmes lors de runions o nous tions tous rassembls. Aprs la partie matinale de balle au camp, il s'asseyait sous un pommier dans le champ et essayait de faire pntrer en nous les qualits ncessaires pour devenir disciple. Il disait aux filles que bien que leurs dsirs de mariage et de foyer ne faisaient partie que de la nature humaine, il n'tait pas possible d'obtenir cela et de servir le Seigneur lorsqu'il vien drait. Si elles essayaient de mener deux vies, elles deviendraient bour geoises et rien n'tait pire que la mdiocrit. Mais il ne fallait pas deve nir dures ; grandir par l'amour et la joie rayonnante tait la seule faon de progresser. Une parfaite puret mentale et physique tait galement essentielle. Quatre jeunes filles dont moi, la cadette de seize ans, s'entendaient dire qu'il fallait mener une vie de chastet en dehors d'un couvent. L'attitude de Krishna propos du mariage et de la sexualit changea aprs quelques annes. Lorsqu'il apprit en 1922 que Mar de Manziarly s'tait fiance en vue de se marier, il dit qu'elle aurait tout aussi bien pu se suicider (les fianailles furent rompues avant qu'elle ne se rende Ehrwald). Il fut trs dur avec nous Pergine, nous faisant souvent pleurer en nous assnant des vrits. Il nous trouvait toutes horrible ment froides ; il dit Lady Emily qu'il avait l'impression de s'adresser des ponges qui absorbaient n'importe quoi. Il esprait arriver nous
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froisser davantage. Vous tes comme des personnes dans une pice noire attendant que quelqu'un tourne l'interrupteur votre place au lieu de le chercher ttons et de l'actionner par vous-mmes .19 E t pourtant, malgr toute sa rudesse, on pouvait sentir ce grand amour qu'il avait pour nous ainsi que son attente de nous voir devenir de beaux tres humains - sa terreur tait que nous devnmes m diocres . Le processus s'arrta le 24 septembre lorsque Krishna fit pas ser un message qu'il crut tre du Seigneur Maitreya : Apprenez M e servir, car ce n'est que sur la voie que vous Me trouverez. Oubliez-vous car alors seulement vous Me trouverez. N e recherchez pas les Trs Nobles quand ils pourraient tre tout prs de vous. Vous tes comme l'aveugle qui cherche le soleil, Vous tes comme l'affam qui on donne manger mais qui ne mange pas. La joie que vous recherchez n'est pas lointaine ; elle demeure au cur de chaque caillou ordinaire. Je suis l si vous regardez seulement. Je suis celui qui aide si vous Me laissez aider. Ces lignes, si diffrentes de tous les autres m essages, sont plus proches du style que l'on trouve dans les pomes que Krishna n'allait pas tarder crire.
Le mari de Lady Emily s'opposa avec force aux plans qui avaient t envisags propos du voyage Sydney ds qu'il en entendit parler. Cependant lorsque Miss Dodge offrit de payer les billets pour l'aller et le retour des quatre jeunes filles ainsi que le sien, il se retrouva dsar m pour empcher ce voyage et face au risque de briser son mariage. Il est fort douteux que Krishna ait eu connaissance de cette opposition car, bien qu'il fut oppos au mariage pour les disciples ventuels, il n'tait pas un briseur de foyer. Krishna, Nitya et Lady Emily avec les quatre filles embarqurent pour Bombay le 2 novembre de Venise. (Rajagopal tait retourn Cambridge pour sa dernire anne). Le dernier jour de leur voyage, Nitya se mit tout coup cracher du sang. Une priode de douze mois allait commencer durant laquelle Krishna n'allait cesser d'tre inquiet pour la sant de son frre bien-aim. Nous devions rester quelques temps en Inde, d'abord Adyar, puis Delhi, avant de continuer vers Sydney l'anne suivante. Peu aprs notre arrive Adyar o nous retrouvmes Madame de Manziarly, Mar et Yo, le processus de Krishna reprit sans l'aide, cette fois-ci, de Helen qui tait alle directement Sydney avec Ruth. Il n'eut pas davantage le soutien de Nitya qui tait retomb trs malade et que Madame de Manziarly avait accompagn Ootacamund. Krishna dans une lettre qu'il expdia en janvier d'Adyar M Besant qui se trouvait alors Delhi, crivit : Je suppose que tout cela s'arrtera un jour mais pour le moment, c'est plutt pouvantable. Je ne peux faire aucun travail. Le processus est constant prsent, nuit et jour . Mais il n'tait pas aussi intense que par le pass. Peu de temps avant cette lettre, Krishna tait all Madanapalle, son lieu de naissance, la
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recherche d'un emplacement pour la cration dune universit qu'il dsirait faire construire. Il dcouvrit un trs bel endroit dans la valle de Tettu, environ quinze kilomtres de la ville et huit cents mtres daltitude. Il russit l'anne suivante crer une Socit qui y acheta un terrain de cent cinquante hectares. Il lui donna le nouveau nom de Rishi Valley, partir de celui de la montagne qui dominait la rgion, Rishi Conda, et une cole - et non pas une universit - y fut fonde. Les deux frres ayant t invits participer la Convention du mois d'avril Sydney, ils firent le voyage vers l'Australie en compa gnie de la famille Lutyens. Raja vint avec eux pour prendre soin de Nitya qui tait encore trs malade. A Sydney un spcialiste lui annona qu'il aurait besoin de toute sa vitalit pour gurir et qu'il lui fallait quitter immdiatement la ville. Il partit donc pour Leura dans les Mon tagnes Bleues o on lui loua une maisonnette en bois. Rosalind qui tait encore Sydney partit avec lui avec le double rle d'infirmire et de chaperon. Krishna partagea son temps entre Sydney et Leura. Bien qu'il eusse fait tout son possible pour que les filles puissent venir Sydney, il tait vident qu'il dtestait l'ambiance de cette glise ; Leadbeater ne le reut pas non plus avec bienveillance, considrant que sa prsence favorisait une division de celle-ci. Il nous faisait des gri maces et des clins d'il par la fentre lorsque nous allions nous asseoir dans une pice ferme pour essayer de mditer avec les autres mem bres de la grande communaut du Manoir, dans la banlieue de Mosman20. Il tait terriblement impatient vis--vis de cet intrt fivreux que cha cun nourrissait pour franchir les tapes du Chemin que Leadbeater rpartissait parcimonieusement, ce qui conduisait la jalousie et au snobisme. Compar Krishna, tout le monde au Manoir semblait vul gaire et mdiocre. Il essaya de parler du processus Leadbeater mais celui-ci ne trouva rien lui dire qui aurait pu l'aider ; cela tait au-del de ses comptences et, assurment, une exprience pas du tout ncessaire pour la prparation aux initiations. D es terrains avaient t donns Krishna pour son uvre dans plu sieurs rgions d'Australie et un grand amphithtre de pierre blanche venait juste d'tre difi dans un site magnifique prs du port de Balmoral, proche du Manoir, o l'on pensait que le Seigneur viendrait
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parler lorsqu'il arriverait. Il fut gr, ainsi que les terrains, par plusieurs Socits fondes la demande de Krishna. En juin, le spcialiste considra que l'tat de sant de Nitya tait suffisant pour entreprendre un voyage. Lorsque les frres, accompa gns de Rosalind et d'un mdecin sudois thosophe, embarqurent le 24 juin pour San Francisco, j'eus le sentiment que la lumire de ma vie tait partie jamais. Ma mre, qui tait suppose avoir russie sa pre mire initiation Sydney, tait dj repartie pour l'Angleterre en nous laissant Helen, Ruth, Betty et moi au Manoir. Ce fut un voyage affreux, Nitya s'affaiblissant de jour en jour. Au cours des derniers jours, Krishna crivit M Besant : Nous guri rons et Nitya ira bien nouveau. Cela a t et est encore la priode la plus angoissante mais je sais que vous tes l, mre bien-aime, ainsi que les Matres . Aprs seulement quinze jours du traitement quoti dien d'Abrams, la sant de Nitya s'amliora Ojai. Cette rmission fut de courte dure cependant et pendant les trois mois qui suivirent Krishna consacra toute ses nergies prendre soin de son frre car il tait devenu trop faible pour quitter le lit. Krishna aurait t dsespr s'il n'avait pas t assur par Leadbeater et M Besant que les Matres ne laisseraient pas son frre mourir ; sa vie tait trop ncessaire. Pendant ce temps, M Besant tait alle en Angleterre avec Shiva Rao pour une srie de confrences organises Queen's Hall. George Arundale, qui avait fait une tourne mondiale de confrences avec son pouse Rukmini Devi, logeait alors la communaut thosophique hollandaise de Huizen, juste ct du Chteau d'Eerde. La commu naut tait dirige par un vque thosophe de l'Eglise Catholique Li brale, James Ingall Wedgwood. Il y avait galement Huizen un jeune norvgien, ancien lve de Leadbeater Sydney, Oscar Kollerstrom, ainsi qu'un prtre de lEglise Catholique Librale. Arundale ex pdia un tlgramme M Besant Londres lui disant que des vne ments tonnants taient en train de se drouler : Oscar venait juste de passer sa troisime initiation, Wedgwood sa deuxime et Rukmini sa premire ; la kundalini venait de s'veiller chez Wedgwood et Rukmini (Arundale avait dj pass sa deuxime initiation ; il disait, ainsi qu'Oscar, quil possdait la clairvoyance). Aprs un autre tlgramme stimu
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lant, M Besant annula la suite de son programme de confrences Queen's Hall et se rendit Huizen en compagnie de Esther Bright, Lady Emily, Shiva Rao et Rajagopal. Deux jours aprs l'arrive de M Besant, Arundale fut ordonn prtre le 26 juillet, alors que Lady Emily et Rajagopal passrent, selon ce qu'il fut dit, leur deuxime initiation. Egalement, pendant la nuit du 1" aot, Arundale et Wedgwood passrent leur troisime initiation et Rukmini sa deuxime. Le 4, Arundale fut sacr vque. Le consen tement de Leadbeater avait t demand par cble ; du fait qu'aucune rponse n'arriva, Arundale affirma qu'il avait reu un consentement cordial de la part de Leadbeater sur le plan astral. Lorsqu'ils revin rent de la crmonie, M" Besant trouva un cble expdi par Leadbea ter dsapprouvant vigoureusement l'ordination. En fait, Leadbeater ne donna jamais aucune confirmation l'ensemble des vnements qui se droulrent Huizen. Arundale continua faire passer des instructions des Matres : aucun non-initi ne devait partager la chambre d'un initi ; des sousvtements en soie devaient tre ports par tous les prtres de l'Eglise Catholique Librale (Lady Emily nota que cela tait difficile pour ceux qui taient pauvres) ; les vtements sacerdotaux devaient tre choisis avec beaucoup d'attention mais il ne fallait pas porter de couvre-chefs (pour la premire fois Miss Dodge fut choque lorsqu'on lui demanda d'acheter des vtements somptueux pour les vques) ; M Besant, Wedgwood et les Arundale ne devaient plus consommer d'ufs quelle que fut la faon de les cuisiner. (Selon Lady Emily, M Besant a t la seule adhrer cette instruction ; la consquence fut qu' partir de ce moment-l, elle se sentit moiti morte de faim). Arundale dit que durant la nuit du 7 aot, Krishna ( Ojai), Raja (en Inde), Arundale et Wedgwood (en Hollande) passrent leur quatrime initiation, dite de l'Arhat. Deux nuits plus tard, Arundale fit passer les noms de dix personnes comptant parmi les douze aptres du Sei gneur. Il sagissait de M Besant, Leadbeater, Raja, Arundale, Wedg wood, Rukmini, Nitya, Lady Emily, Rajagopal et Oscar Kollerstrom. Krishna n'avait pas t consult mais il tait entendu qu'il aurait cer tainement pris connaissance de tout cela sur le plan astral.
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Dans le numro de juin du Herald', Arundale crivit que Krishna se trouverait dans l'impossibilit de participer au camp de Ommen cette anne-l cause de l'tat de sant de Nitya, mais que M Besant et lui-mme y seraient et qu'il esprait que chacun considrerait qu'y participer relevait d'un devoir trs spcial. Il y eu donc trs peu d'annu lations et le 10 aot, le groupe de Huizen se rendit Ommen o le camp et le Congrs dbutrent dans l'aprs-midi (M Besant s'installa dans le Chteau). Le lendemain, Mme Besant annona dans un dis cours public que le Seigneur avait dj choisi ses aptres mais quelle avait t autorise ne dvoiler l'identit que de sept d'entre eux, ceux qui taient dj parvenus l'tat de Arhat - elle-mme, Leadbeater, Raja, Arundale, Krishna, Oscar Kollerstrom et Rukmini qui, elle en tait sre, deviendrait une Arhat dans quelques jours21. Ce ne fut qu'aprs qu'on le lui ait dit qu'elle ralisa avoir oubli Wedgwood et nomm Krishna comme aptre. Elle rectifia son erreur dans un autre discours public le 14. Le camp se termina ce mme jour et le groupe de Huizen rentra. Arundale ne cessait de rpter : Je sais que quel que chose d'autre s'est produit mais cela me parat impossible . Le lendemain matin, M"* Besant fit appeler dans sa chambre Esther Bright, Lady Emily, Rukmini et Shiva Rao pour leur dire avec une certaine timidit quau cours de la nuit du 13 elle avait, ainsi que Leadbeater, Krishna, Raja, Arundale, Wedgwood et Oscar, pass la cinquime et dernire initiation, mais que cela ne devait faire aucune diffrence dans la faon dont ils devaient tre traits par les autres. Lady Emily avait t saisie par l'ambiance d'hystrie qui rgnait alors Huizen et elle avait crit avec beaucoup d'enthousiasme Krishna. Il lui cbla par retour une question : Leadbeater avait-il confirm tous ces vnements ? Elle lui rpondit que c'tait M Besant qui avait elle-mme tout annonc, et ajouta : Mettez votre confiance en elle . De retour Londres, Lady Emily trouva une lettre de Krish na o il lui disait tre trs malheureux et trs sceptique. A la demande de Krishna, elle dtruisit toutes les lettres qu'il lui adressa pendant cette priode folle ; il craignait qu'elles ne tombassent entre les mains de quelqu'un d'autre et que M Besant n'en fut blesse. Elle-mme lui avait crit pour lui demander de confirmer tout ce que Arundale avait
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fait passer . Ne voulant pas lui faire de la peine, il lui rpondit qu'il avait t bien trop occup auprs de Nitya pour tre conscient de tout cela. Il avait auparavant demand si Rajagopal pouvait tre envoy Ojai afin de laider soigner son frre. Sa requte ayant t entendue, Rajagopal tait parti pour les Etats-Unis avant l'ouverture du camp. M Besant dsirait ardemment que Krishna vnt avec elle en Inde au cours de l'hiver pour participer la Convention d'Adyar o devait tre clbr le cinquantime anniversaire de la cration de la Socit Thosophique. Krishna ne voulait absolument pas quitter Nitya. Ce pendant lorsque vers la fin octobre son tat sembla s'amliorer et que Madame de Manziarly s'offrit de venir soccuper de lui Ojai, Krishna vint avec beaucoup de rticences en Angleterre avec Rosalind et Raja gopal pour faire plaisir M Besant. Ds son arrive, Lady Emily eut un long entretien avec lui et s'aperut qu'il tait trs malheureux cause des vnements rcents survenus Huizen et Ommen. Ce qui pour lui tait beau, priv et sacr avait t transform en quelque chose de pu bliquement laid, vulgaire et ridicule. Lady Emily lui demanda pour quoi il n'avait pas dit ce qu'il ressentait M Besant. Il lui demanda quel bien cela aurait pu faire. Ils auraient rpliqu que les Forces Noires s'taient empares de lui. De toute faon, il tenta plusieurs fois de lui par ler de tout cela mais elle ne parut pas le prendre en considration. Lady Emily sentit que M Besant avait t comme hypnotise par Arundale et qu'elle-mme avait donn dans la crdulit et le grotesque. Le groupe qui embarqua de Naples le 8 novembre en direction de Colombo rassemblait M Besant, Krishna, Lady Emily, Rosalind, Rajagopal, Shiva Rao, Wedgwood, Arundale et Rukmini. Les deux vques, qui se dplaaient pied autour de Naples, vtus de longues soutanes rouges, dirent Krishna que s'il acceptait de les reconnatre comme Adeptes et comme ses aptres lus, la vie de Nitya serait par gne. Krishna, qui n'aurait jamais fait pareille chose, essaya d'viter de leur parler. Shiva Rao ne pensait pas que Krishna puisse douter ne serait-ce qu'un instant de la capacit des Matres sauver Nitya. Alors qu'ils arrivaient l'entre du canal de Suez au cours de la nuit du 13, un tlgramme destin M Besant annona la mort de Nitya. Shiva Rao qui partageait sa cabine avec Krishna dit que les dix jours qui
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suivirent furent une priode dagonie. Krishna pleurait, gmissait et hur lait, appelant Nitya pendant la nuit, parfois dans sa langue maternelle, le Telegu, qu'il ne pouvait parler lorsqu'il tait dans sa conscience de veille. Cependant, lorsquils arrivrent Colombo, sa douleur avait pres que t transforme en une bndiction. Il avait crit un texte propos de Nitya qui fut publi dans son ditorial de Herald de janvier 1926 : Les rves agrables que mon frre et moi partagions physique ment ne sont plus... Nous avons eu beaucoup de joie vivre malgr nos tempraments diffrents. D'une certaine faon, nous nous compre nions l'un l'autre sans effort... C'tait une vie heureuse et il me man quera, physiquement, tout au long de ma vie. Un vieux rve est mort et un autre s'est fait jour, tel une fleur mer geant de la terre solide... Une nouvelle force ne de la souffrance bat dans les veines ; une nouvelle comprhension et une nouvelle sym pathie sont nes des douleurs passes. Un plus grand dsir de voir les autres moins souffrir est venu et, s'ils doivent souffrir, de les voir porter cette douleur avec noblesse et d'en sortir avec le moins de cicatrices possible. J'ai pleur mais je ne veux pas que les autres pleurent ; mais s'ils pleurent je sais prsent ce que cela signifie... Sur le plan phy sique, nous pouvions tre spars ; aujourd'hui, nous sommes inspa rables... En tant que Krishnamurti, j'ai prsent bien plus de zle, bien plus dfoi, bien plus de sympathie et bien plus d'amour car il y a aussi en moi le corps et l'Etre de Nityananda... Je sais maintenant avec bien plus de certitude que jamais, qu'il y a une vritable beaut dans la vie, une vritable joie qui ne peut tre brise par un quelconque vnement physique, une grande force qui ne peut tre affaiblie par une quelconque situation passagre et un grand amour qui est perma nent, imprissable et invincible . La mort de Nitya fut un choc terrible pour M1 Besant, bien quelle * n'entama pas sa foi ; chez Krishna cependant, partir de ce jour, il sem bla qu'il eut perdu toute confiance dans les Matres tels que Leadbeater les prsentait, mais pas en ce qui concernait le Seigneur Maitreya, ni propos de son rle en tant que vhicule. Arundale et Wedgwood dirent clairement que Nitya tait mort parce que Krishna avait refus de les reconnatre.
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Leadbeater, accompagn d'un groupe de soixante-dix personnes dont Helen, Ruth, Betty et moi, arriva Colombo quelques jours plus tard. Nous avions appris la mort de Nitya Melbourne. M Besant, Krishna et quelques autres qui taient alls Adyar revinrent Colom bo nous retrouver. Leadbeater accueillit Krishna en lui disant : Enfin, vous tes Arhat . Aprs la traverse pour l'Inde, le groupe emprunta un train spcial et chaque arrt il y eut la foule, des guirlandes et des prosternations. Sachant que j'avais aim Nitya passionnment, Krishna s'assit ct de moi dans le train. J'avais alors crit dans mon journal intime : Krish na a t absolument dlicieux ; il m'a parl de Nitya. Ils sont mainte nant toujours ensemble. K lui-mme est prsent bien plus magnifi que et beaucoup plus doux. A Adyar la situation tait trs difficile. Ruth rvla que Leadbeater ne croyait aucune des initiations donnes Huizen. Il y avait ainsi deux factions, le groupe Arundale/Wedgwood et le groupe Leadbeater. Krishna, avec ses propres adhrents, se tenait l'cart des deux, et M Besant, qui avait conserv intacts son amour et son respect envers Krishna, essayait de rconcilier tout le monde. Un matin, elle monta jusqu la chambre de Krishna ; elle le prit par la main et l'emmena jusque dans la salle de dessin o taient rassembls Leadbeater, Raja, Arundale et Wedgwood. Elle le fit asseoir sur le sofa entre Leadbeater et elle et lui demanda s'il les accepterait comme disciples. Il rpondit qu'il n'accepterait aucun d'entre eux sauf peut-tre M Besant ellemme. (Le souvenir de cet incident est un des quelques rares que Krishna garda en mmoire pour le restant de sa vie ; ce ne fut que peut de temps aprs que pratiquement toute trace de son pass s'vanouit de sa mmoire). Le 28 dcembre, le Congrs de l'Etoile suivit la Convention Thosophique. Au cours de la premire rencontre qui eut lieu sous l'arbre banyan huit heures du matin en prsence de trois mille personnes, au moment o Krishna allait terminer son discours sur l'Instructeur Mon dial, il fut tout coup transform. Il venait de dire : Il vient unique ment ceux qui le veulent, qui le dsirent et l'attendent . Son visage changea alors d'expression et sa voix retentit avec une extraordinaire
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autorit : Et je viens ceux qui veulent la comprhension, qui veu lent la joie, qui aspirent tre librs. Je viens pour rformer et non pour dchirer. Je ne viens pas pour dtruire mais pour construire .22 Ce fut un moment lectrisant pour tous ceux qui s'aperurent du changement (Wedgwood et Arundale dirent qu'ils avaient cru que Krishna citait seulement des critures). M Besant s'en aperut sans quivoque. Au cours du dernier rassemblement du Congrs de l'Etoile, elle dira : ... cet vnement (du 28 dcembre) a marqu la conscra tion dfinitive du vhicule qui a t choisi... l'acceptation dfinitive du corps qui a t choisi il y a longtemps... La Venue a commenc . Dans le numro du Thosophe de janvier 1926, elle crivit : Il n'y a eu aucune excitation ni aucune agitation, mme le jour du 28 dcembre au moment o notre Frre Krishna-ji concluant son discours eut sa parole coupe par notre Seigneur, l'Instructeur Mondial, qui prit pos session de son corps pour nous adresser quelques mots . Leadbeater n'en tait pas moins certain. Aprs son retour Sydney, il dit qu'il n'y avait l pas l'ombre d'un doute et que Il avait utilis le vhi cule plus d'une fois au cours de la Convention du Jubile.23 Krishna n'avait lui non plus aucun doute. Dans un discours l'occa sion des Reprsentations Nationales de l'Ordre de lEtoile qui s'tait tenues Adyar, il dit : Le souvenir du 28 devrait voquer en vous la mme chose que si vous deviez garder un bijou trs prcieux qui vous ferait frissonner chaque fois que vous le regarderiez. Ainsi, lorsqu'il reviendra, et je suis sr qu'il reviendra trs vite, cela sera pour vous une occasion bien plus belle et bien plus noble que la fois dernire .24 Au cours d'une rencontre avec les lves, il leur dit aussi : Depuis ce jour, je me sens personnellement assez diffrent... comme un vase de cristal, une jarre qui a t nettoye ; et prsent chacun peut y dposer une belle fleur et celle-ci vivra dans le vase et jamais ne mourra .2S Lady Emily crivit dans son journal personnel que Krishna lui avait dit qu'il se sentait prsent comme un coquillage - aussi absolument impersonnel. Lorsqu'elle lui dcrivit comment son visage avait chang ainsi que sa voix, il lui dit avec un air d'envie : Comme j'aurais aim le voir . Croyait-il quil s'agissait du visage du Seigneur Maitreya ? Jusqu' pratiquement la fin de sa vie, il insista sur l'importance que
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M Besant et Leadbeater avaient toujours donn au visage mais il sembla qu'il n'avait t fait rfrence qu' la beaut de son propre vi sage sur lequel il porta toujours un regard tout fait impersonnel, comme d'ailleurs, l'ensemble de son corps. Apparemment, le corps lui avait t remis afin qu'il en prit soin. Ce sens d'une totale dissocia tion vis--vis de son corps demeura tout au long de sa vie.
Krishna resta en Inde jusqu'au mois de mai o il repartit pour l'Angleterre en compagnie de Rosalind et Rajagopal (Ma mre, Betty et moi y tions retournes ds janvier alors que Helen et Ruth taient rentres Sydney). Il sembla tout naturel Rajagopal de se substituer Nitya dans son rle de Secrtaire Gnral de l'Etoile. Il assura ga lement le nouveau poste de Trsorier International de l'Ordre. Il tait un otganisateur-n et Krishna ne fut que trop ravi de pouvoir laisser entre ses mains expertes l'ensemble des questions financires. A la demande de Krishna, Rajagopal organisa une rencontre de trois semaines au Chteau de Eerde qui commena le 3 juillet, juste avant le camp d'Ommen. Il fut expdi de West Side House Wimbledon des invitations tout un ensemble d'amis annonant qu'il serait demand une participation de deux livres sterling pour la pension sur place. Trente-cinq personnes de nationalits diffrentes acceptrent dont Mar de Manziarly, John Cordes, Rosalind, Rajagopal et les trois Lutyens. L'lectricit tait prsent installe dans le Chteau, ainsi que la plom berie que la Socit avait fait poser (auparavant l'clairage se faisait avec des lampes huile et l'ensemble des dchets tait jet dans des oubliettes donnant sur les douves dans lesquelles vivaient d'normes carpes qui dvoraient tous les restes) ; les chambres furent transfor mes en dortoir et seul Krishna eut une chambre particulire. Il resta alit les trois premiers jours cause d'une bronchite, puis il vint nous parler une heure chaque jour, assis en tailleur sur le sofa de la grande salle de dessin, adoss une tapisserie des Gobelins. Lady Emily, Mar et moi-mme prenions des notes dans nos journaux personnels en
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confirmant, chacune part soi, notre sensation qu' plusieurs reprises le Seigneur s'tait exprim travers lui. Il fit un temps magnifique et nous tions suffisamment nombreux pour jouer des matchs de volley-ball trs anims. J'avais crit dans mon journal : Il n'y a rien de plus beau au monde que cette sensation que l'on vit ici, de se sentir pleinement vivant physiquement, mentale ment et affectivement ; d'avoir, comme K l'a dit, ce sens de bien-tre qui nous traverse . Pendant ce sjour, je devins trs proche de Krishna. Lady Emily rapporta dans son journal intime que pendant sa dernire causerie, Krishna a parl comme il ne l'avait jamais fait et l'on peut sentir que sa conscience et celle du Seigneur sont si troitement mles qu'il n'est plus possible de les diffrencier. Il a dit : Suivez-moi et je vous montrerai la voie vers le Royaume du Bonheur. Je donnerai chacun de vous la clef qui vous permettra d'ouvrir la porte du jardin ; et le visage du Seigneur resplendissait travers celui de Krishna. La plupart des amis et des gens qui le suivaient l'appelaient mainte nant Krishnaji - le suffixe ji tant un signe de respect et d'affec tion. Continuer l'appeler Krishna dans ce livre serait trop familier, Krishnaji trop indien et Krishnamurti trop laborieux. Aussi jusqu' la fin de cet ouvrage, il sera fait mention de lui par la simple lettre K qui tait en fait le moyen qu'il utilisait lui-mme pour se dsigner. Le 24 juillet, lorsque le camp commena, tout le groupe de Eerde, l'exception de K qui resta au Chteau, vint s'installer sous des tentes qui avaient t plantes au milieu des pins environ un kilomtre et demi du Chteau. Le camp fut trs bien organis et deux mille per sonnes environ y participrent2. Ds son arrive en Europe au dbut juillet, M Besant vint directement Huizen. Elle put nanmoins, ainsi que Wedgwood, assister aux causeries tout en habitant au Ch teau. Au centre du campement un amphithtre avait t construit avec de gros rondins de bois grossirement quarris ; c'tait l qu'avaient
a) Le rapport annuel de l'Ordre de l'Etoile dOrient pour 1926 donnait le nombre de quarante-trois mille membres rpartis dans quarante pays. Les deux tiers d'entre eux taient galement membres de la Socit Thosophique.
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lieu les rencontres lorsqu'il faisait beau. Chaque soir, au coucher du soleil, un feu de camp tait allum, K s'habillait l'indienne pour ces occasions et mettait lui-mme le feu la grande pyramide en bois de quatre cinq mtres de haut tout en chantant un hymne Agni, le dieu du feu. Puis il se mettait parler pendant que le brasier flambait. D'aprs le journal de Lady Emily dat du 27 au soir, elle sut que ds l'apparition de Krishna, Il (le Seigneur) fut l. Il semblait trs s vre et plein de force . M Kirby, une Italienne marie un banquier anglais de Gnes qui connaissait K depuis Adyar en 1909 et qui avait sjourn avec nous Pergine, crivit que ce soir-l K apparut avec une dignit inhabituelle et que la force qui manait de sa voix allait en s'accentuant, en s'approfondissant et devenait plus pleine jusqu'au mo ment o : le Seigneur fut prsent et II se mit parler... Lorsque cela s'arrta, je me rendis compte que je tremblais de la tte aux pieds . Lorsqu'elle le revit le lendemain matin, il tait plus charmant et af fectueux que jamais et lorsque je lui ai dit comment toute son appa rence s'tait transforme, il m' a rpondu : J'aimerais bien pouvoir le regarder moi aussi ... Krishnaji semblait avoir un grand besoin de se reposer... Quelle vie, pauvre Krishnaji. Il n'y a aucun doute qu'il soit le Sacrifice .26 Voici ci-dessous un extrait de sa causerie de ce soir-l : Je vous demanderai de venir regarder par ma fentre qui vous montrera mon paradis, qui vous montrera mon jardin et ma demeure. Alors vous verrez que ce qui importe n pas ce que vous faites, ni ce est que vous lisez, ni ce qu'une autre personne dit votre propos, mais le fa it que vous devriez avoir l'intense dsir de pntrer dans cette demeure o la Vrit rside... Je vous ferai venir et le voir ; je vous ferai venir et le sentir... et ne me dites pas : Oh vous tes diffrent, vous tes au sommet de la montagne, vous tes un mystique . Vous me donnez vos phrases et vous recouvrez ma Vrit de vos paroles. Je ne veux pas que vous brisiez tout ce en quoi vous croyez. Je ne veux pas que vous niiez votre temprament. Je ne veux pas que vous meniez des actions que vous sentez ne pas tre justes. Mais y en a-t-il parmi vous qui soient heureux ? Y en a-t-il qui aient got l'ternit ?... J'ap partiens tout le monde, tous ceux qui aiment vritablement, tous
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ceux qui souffrent. Et si vous voulez marcher, il vous fa u t marcher avec moi. Si vous voulez comprendre, il vous fa u t regarder dans mon esprit. Si vous voulez sentir, il vous fa u t regarder au travers de mon cur. Car parce que j'aim e vraiment, je veux que vous aimiez aussi ; parce que je sens vraiment, je veux que vous sentiez aussi. Parce que je dispose de tout ce qui est bon, je veux que vous disposiez de tout ce qui est bon. Parce que je veux protger, vous serez protgs. E t cela est la seule faon de vivre qui vaille la peine et le seul Bonheur vraiment utile possder. 27 A la fin de la causerie, Wedgwood stait pench en avant vers M Besant pour lui murmurer quelque chose. Ds qu'elle se retrouva avec K au Chteau, elle lui dit que c'tait un puissant mage noir quelle connaissait bien qui s'tait exprim au travers de son corps pendant qu'il parlait. Compltement abasourdi, K lui rpondit que si elle pen sait vraiment qu'il en tait ainsi, plus jam ais il ne parlerait en public. Par la suite, on ne fit jam ais plus mention du mage noir. Il se trouve que je dormis cette nuit-l au Chteau et K me parla de cet incident en disant d'elle : Pauvre Amma . Il ralisait qu'elle tait en train de perdre sa tte et qu'elle croyait tout ce que Wedgwood racontait. M Besant se dcida subitement accompagner K en Amrique o elle n'tait pas alle depuis 1909. Une tourne de confrences fut rapidement organise pour elle et le 26 aot elle partit avec K, Rajagopal et Rosalind. Arrivs New-York vingt journalistes montrent bord pour rencontrer un K vtu, leur grande dception, d'un complet veston gris d'une excellente facture. L'un d'eux le dcrivit comme un jeune hindou de belle allure, timide et trs craintif . K se trouva trs embarrass par des gros ri trs du genre : Le culte des stars attend le Seigneur venir , Nouveau Messie en pantalon de flanelle , Le nouveau Dieu dbarque en culottes de golf . Q uarante journalistes vinrent questionner K qui les reut seul l'Htel Waldorf-Astoria le lendemain. Sans M Besant il tait beau coup moins timide. Le New York Times rapporta que plusieurs reporters avaient essay de le piger en lui posant des questions mondaines perspicaces mais il les a adroitement vites et s'est attir leur sympa-
Nitya, Mme Besant, K et Arundale leur arrive la gare de Charing Cross - Londres, Mai 1911.
En face :
en ha u t: D ans l'a u to m o b ile du Baron Van Pallandt - Eerde, 1923. De gauche droite : Helen, Mary, Nitya, Betty, K, Lady Emily. en bas : Jeu de balle au-dessous du Chteau-Htel Pergine, 1924.
K Londres en 1911.
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thie en sortant vainqueur de leurs changes . Beaucoup plus tard, K mentionnait souvent qu' cette poque-l il s'tait vu offert la somme de cinq mille dollars par semaine par une compagnie cinmatogra phique pour tenir le premier rle d'un film qui aurait racont la vie du Bouddha. Cette ide lui plaisait beaucoup car elle lui donnait le senti ment qu'il aurait pu gagner sa vie sil l'avait dsir. K ne retrouva M Besant que le 3 octobre San Francisco aprs qu'elle eut donn une srie de trente confrences et il prouva une vritable joie l'emmener Ojai aprs s'tre repos Warm Springs en Virginie, en compagnie de Rajagopal. Cela faisait presque une anne qu'il n'tait plus venu Ojai. Deux jours aprs leur anive, il crivit Lady Emily : Je suis ici sans N itya... J'ai bien peur qu'au moment o je suis entr dans la chambre o il est rest malade et d'o il est parti, mon corps ne se soit mis pleurer. C'est une trange chose que le corps. Je n'tais pas vraiment triste mais mon corps tait dans un tat tout fait extraordinaire... Je m habitue cette absence phy sique ; cela est assez difficile vivre car nous sommes rests ici plus longtemps que partout ailleurs et nous y avons t heureux ensemble, comme nous y avons souffert ensemble . A cause d'une enflure douloureuse qui apparut sur sa poitrine (et qui diminua finalement), deux mdecins de Hollywood interdirent K d'aller en Inde pendant l'hiver comme il avait prvu de le faire. M Besant dcida de rester avec lui Ojai et il crivit Lady Emily pour la prier de le rejoindre avec Betty et moi. Betty venait tout juste d'intgrer le College Royal de Musique et ne voulut pas partir ; c'est ainsi que nous partmes joyeusement ma mre et moi vers la fin Novembre pour res ter prs de cinq mois Ojai en compagnie de K, M Besant, Raja gopal et Rosalind. K et M1 Besant n'avaient jamais partag un aussi long, heureux et paisible sjour. A cette poque, il crivait de la posie. Chaque soir nous allions voir pied le coucher de soleil ; ce spectacle l'inspirait tant qu'il rentrait pour se mettre sa posieb. Pendant ce
b) Son premier pome Hymne de l'Initi Triomphant a t publi dans le Herald de janvier 1923. Il fut publi une soixantaine de ses pomes la fois dans l'Herald et sous forme de livre jusqu'en 1931, date laquelle il s'arrta d'en crire.
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sjour, il montra l'aspect le plus humain de lui-mme, tant trs irrit contre moi lorsqu'il m'apprenait conduire sa Packard et devenant fou d'inquitude lorsque, pour me venger, je partais seule au volant. En janvier, ce qu'il nommait la vieille histoire , cette intense dou leur dans sa nuque et au bas de sa colonne vertbrale, reprit, mais il parut alors tout fait capable de la supporter sans partir . Ce n'tait qu'aprs la disparition de celle-ci qu'il prouvait le besoin de se d tendre et qu'il quittait son corps pendant peu prs une heure au cours de laquelle il devenait enfant. Je pus, dans ce domaine, lui apporter mon aide. Lorsque je me suis approche de lui la premire fois, l'lmental physique m'a demand qui j'tais, puis m'a dit : Bon, si vous tes une amie de Krishna et de Nitya, je suppose que a ira . La voix ressemblait celle d'un enfant de quatre ans et m'appelait Amma . L'enfant semblait craindre normment K et disait des phrases telles que : Attention, Krishna revient . Lorsque K revenait lui, il n'avait absolument aucun souvenir de ce qu'avait dit l'enfant. Lorsque Lady Emily lui demanda un jour ce qu'il voulait dire par amour possessif, il rpondit : Tout le monde est pareil - ils croient tous qu'ils ont un droit spcial sur moi, un chemin particulier suivre vers moi . Cela dura toute sa vie - des gens croyant le possder dune certaine faon ou pensant mieux le comprendre que quiconque. Mais quelqu'un l'a-t-il vraiment compris un jour ? Ce qui est certain c'est que personne jamais ne le possdt. Le 9 fvrier il crivit Leadbeater : Je sais avec certitude que je suis en train de me fondre dans la conscience de l'Instructeur unique et qu'il va totalement m'envahir. Je sais et je sens aussi que ma coupe est pleine ras-bord et que je vais dborder dans peu de temps. Je languis de rendre tout le monde heureux, et je le ferai . Peu de temps aprs son arrive Ojai, M Besant acheta un terrain d'un peu plus de deux cents hectares dans la partie suprieure de la valle d'Ojai afin que K puisse y construire l'cole quil dsirait tant mettre en place. Elle essaya ensuite de runir des fonds pour acqurir un autre terrain de cent-dix hectares dans la partie infrieure o pour rait tre organis, comme Ommen, un camp annuel. Ainsi donc une nouvelle Socit fut cre, la Happy Valley Foundation, et un appel de
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fond fut lanc sur la base de deux cent mille dollars0. La somme fut finalement runie et le terrain achet ; cependant, l'Ecole de la Valle Heureuse ne commencera fonctionner que vingt ans plus tard. Avant de quitter Ojai avec K en avril, M Besant fit paratre une an nonce dans l'Agence de lAssociated Press of America qui commenait ainsi : LEsprit Divin est nouveau descendu dans le corps d'un homme, Krishnamurti, lui dont la vie est littralement parfaite, comme ceux qui le connaissent peuvent en tmoigner . L'annonce se termi nait par : L'Instructeur Mondial est l . Il y eut cette anne-l une rencontre d'un mois au Chteau dEerde, avant le camp d'Ommen. Une des grandes granges flanquant l'entre du Chteau avait t ramnage en petites chambres sur deux tages, ce qui permettait de pouvoir prsent y loger soixante personnes. Pen dant la premire semaine K eut nouveau une forte bronchite et Lady Emily nous faisait la lecture de ses pomes haute voix chaque matin alors qu'il restait dans son lit lire Edgar Wallace. Le 30 juin, il se sentit suffisamment bien pour descendre parmi nous et commencer ses causeries. Il y eut de nombreuses discussions au cours de cette rencontre entre Lady Emily et Rajagopal propos de la rorganisation de l'Ordre. Dans la mesure o beaucoup de gens croyaient prsent que l'Instruc teur tait arriv, les objectifs de l'Ordre devenaient caduques. Le 28 juin, il fut dcid que ceux-ci seraient dsormais de : 1 - Rassembler tous ceux qui croient la prsence sur terre de l'Instructeur Mondial. 2 - De travailler pour Lui dans tous les domaines afin que soit ralis Son idal pour l'humanit. L'Ordre n'a pas de dogme, ni de pro fession de foi, ni de systme de croyance. Son inspiration rside dans l'Instructeur, et son but est d'incarner Sa vie universelle.
c) M Besant, lorsqu'elle lana cet appel, crivit dans Le Thosophe du mois d'avril : Je risque dans cette nouvelle aventure une rputation base sur cinquante trois annes de travail public ainsi que la totalit de mon avenir financier .
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L'intitul de l'Ordre fut chang ; de l'Ordre de l'Etoile d'Orient , il devint l'Ordre de l'Etoile . La revue Herald ofthe Star changea elle aussi de nom, devenant la Star Review. De plus, chaque pays pu blierait dsormais son propre magazine dans lequel figurerait un bulle tin additionnel, Le Bulletin International de l'Etoile qui serait, quant lui, publi par la Maison d'Edition de l'Etoile, une socit cre en Hollande en 1926 qui allait publier pendant plusieurs annes les causeries de K. Le thme de K, cette anne-l Eerde, tait la Libration alors que celui de l'anne prcdente avait t le Royaume du Bonheur. Lady Emily prit quelques notes de ce qu'il dit : Il vous faut devenir libr non pas pour moi mais malgr moi... pendant toute cette vie et plus particulirement au cours de ces der niers mois, j'ai d lutter pour tre libre - libre de mes amis, de mes livres, de mes associations. Il vous faut vous battre pour cette mme libert. Il faut que se droule en vous un incessant tumulte intrieur. Gardez toujours un miroir face vous et si vous y voyez un lment inutile lidal que vous vous tes forg, changez-le... Il ne faut pas que vous fassiez de moi une autorit. Si je devenais une ncessit pour vous, que feriez-vous lorsque je serais parti ?... Certains parmi vous pen sent que je peux vous faire avaler une boisson qui vous rendrait libres ou vous donner une formule pour vous librer ; il n'en est pas ainsi. Je peux tre une porte mais il vous appartient de passer par cette porte et de trouver la libration qui s'y tient au-del... La Vrit vient comme un voleur, au moment o vous vous y attendez le moins. J'aimerais pouvoir inventer un nouveau langage mais comme cela m'est impossi ble j'aimerais briser votre ancienne phrasologie et vos vieux concepts. Personne ne peut vous donner la libration, il vous faut la trouver en vous mais, puisque je l'ai trouve, je vous montrerai la voie... Celui qui a atteint la libration est devenu l'Instructeur - comme moi. Entrer dans ce feu, devenir cette flamme ne dpendent que du pouvoir qui rside en chacun... Si vous me gardez dans votre cur, parce que je suis l, je vous donnerai la force d'atteindre... la Libration n'est pas rserve un petit nombre, ni des lus ou des personnes slectionnes.
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La philosophie personnelle de K tait enfin en train d'merger la consternation de la plupart des personnes prsentes et plus particuli rement pour les membres de la Section Esotrique de la Socit Thosophique qui taient habitus s'entendre dicter ce qu'ils avaient faire et sentendre dire quelles tapes de la Voie ils avaient franchies. K di sait en effet que les Matres ainsi que tous les autres gourous taient inu tiles et que chacun devait trouver la vrit par soi-mme. Au cours de cette rencontre, il parla beaucoup avec Lady Emily de son dsir de de venir sanyasi. Il lui dit que c'tait en fait la dernire grande tentation laquelle il avait d rsister. Arundale, Wedgwood et mme Raja qui tait personnellement trs dvou K, dclarrent ensemble depuis Huizen o ils logeaient ce moment-l qu'ils ne croyaient pas que la conscience de K se fut dj fondue avec celle du Seigneur mais qu'il fallait maintenir un front commun. K lui-mme avait chang sa terminologie et la conscience fondue tait devenue pour lui une union avec le Bien-aim , ce qui signifiait la libration. Les anciens responsables de la Thosophie s'agrippaient dsespr ment leur pouvoir ; leur influence commenait tre altre. Que deviendrait leur autorit dans le cas o il ne leur serait plus possible de former leurs lves devenir disciples et de distribuer parcimonieuse ment les diffrents degrs du Chemin ? Comment pourraient-ils conti nuer faire des confrences sur la venue de l'Instructeur mondial si l'Instructeur faisait des discours rvolutionnaires dont le contenu cassait le cur mme de la Section Esotrique ? Cette anne-l M Besant participa au camp mais, de toute vi dence, elle aurait aim venir aussi au rassemblement de Eerde. K avait d l'en dissuader car elle lui expdia un courrier pathtique de Londres le 28 juillet, trois jours avant le dbut du camp : Mon bien aim... Depuis dj trs longtemps j'avais senti que l'apoge de tout ceci se produirait cette anne Eerde et j'aspirais tant assister ce si beau moment en n'tant rien d'autre qu'une personne parmi les autres ; c'est pourquoi je me suis sentie bien triste de ne pas tre des vtres avec tous ces gens si chanceux d'avoir pu
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recevoir cette grande bndiction. Peut-tre suis-je une idiote, mais je voulais tant tre l. Je ne pense pas que vous ralisiez jusqu' quel point je vous aime, mon cher, car je ne rde pas autour de vous en faisant des embarras. Aussi j'ai vers mes larmes solitaires sur mon mauvais karma. Vous ne saviez probablement pas combien je peux tre dinde, ni non plus combien j'aurais aim tre l-bas plutt que de venir uniquement pour me retrouver au milieu de la foule .28 La veille de l'ouverture du camp, juste avant l'arrive de M Besant, K rpondit pour la premire fois en public une question qui tracassait beaucoup de personnes : croyait-il oui ou non la hirarchie occulte et aux Matres ? Cette dclaration fut peut-tre la plus importante parmi celles quil ait pu faire concernant son propre positionnement : Lorsque j'tais un petit garon, il m'arrivait souvent de voir r Krishna avec une flte, comme les Hindous le reprsentaient et parce que ma mre prouvait de la dvotion envers Sri Krishna... Lorsque j'a i grandi et que j'ai rencontr l'vque Leadbeater et la Socit Thosophique, j'ai commenc voir le Matre K. H - l encore sous la forme que l'on m'en avait prsente et selon la ralit correspondant leur point de vue - et ainsi, le Matre K. H devint une fin en soi. Un peu plus tard alors que je grandissais, j'ai commenc voir le Seigneur Maitreya. Cela s'est pass il y a deux ans et je le voyais constamment sous la forme que l'on m'avait indique... Par la suite, ce fu t le Boud dha que je vis et c'tait la fois glorieux et dlicieux d'tre avec Lui. On m'a demand ce que j'entends par le Bien-aim. Je vais vous donner un sens, une estimation que vous interprterez votre guise. Pour moi, c'est tout cela - c'est Sri Krishna, c le Matre K. H, c'est est le Seigneur Maitreya, c'est le Bouddha et cependant c'est encore audel de ces formes. Quelle importance y a-t-il lui donner un nom ou un autre ?... Ce qui vous trouble est de savoir sil existe une personne telle que l'Instructeur Mondial qui se serait manifest au travers du corps d'un certain homme nomm Krishnamurti ; mais personne au monde ne sera importun par cette question. Il est bien malheureux qu'il me faille expliquer cela, mais je le dois. Je voulais tre aussi im prcis que possible et je l'ai t. Mon Bien-aim est le ciel ouvert, la
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fleur, chaque tre humain... Tant que je n pu affirmer avec certitude ai sans aucune excitation dplace ni aucune exagration afin de con vaincre les autres, que je faisais un avec mon Bien-aim, je n'ai jamais parl. Je parlais de vagues gnralits que tout le monde dsirait entendre. Je n'ai jamais dit : Je suis l'Instructeur Mondial . Mais prsent que je me sens ne faire qu'un avec mon Bien-aim, je le dis, non pas dans le but d'asseoir mon autorit sur vous, ni pour vous convaincre de ma grandeur ou de la grandeur de l'Instructeur Mon dial, ni mme pour la beaut de la vie, mais simplement afin d'veiller dans vos curs et dans vos esprits le dsir de rechercher la Vrit. Si je dis, et je le dirai, que je suis un avec le Bien-aim c'est parce que je le sens et je le sais. J'ai trouv ce que j'ai tant dsir, je suis devenu unifi et dsormais il n'y aura plus de sparation car mes penses, mes attentes, mes dsirs... ceux qui proviennent du soi individuel ont t dtruits... Je suis comme la fleur qui parfume la brise matinale. Elle n'est pas concerne par celui qui passe prs d'elle... Jusqu' pr sent vous avez t dpendants des deux Protecteurs de lOrdre (M" Besant et Leadbeater) pour l'autorit, de quelqu'un d'autre pour vous communiquer la Vrit alors que la Vrit demeure en vous-mme... Il n'est pas bien de me demander qui est le Bien-aim. A quoi peut bien servir de l'expliquer. Car vous ne comprendrez le Bien-aim que lorsque vous serez capable de le voir dans chaque animal, dans cha que brin d'herbe, dans chaque personne qui souffre, dans chaque individu .29 De Huizen, M Besant se rendit au camp avec Raja et Wedgwood. Bien que son principal discours de la rencontre fut L'Instructeur Mondial est ici , elle ne parvenait pas concilier en elle ce que K di sait avec ses prconceptions concernant ce que le Seigneur dirait. Elle rentra Huizen le 15 aot, manquant ainsi lentretien que donna K deux jours plus tard aux travailleurs volontaires qui avaient mont le campement. Gnralement, les causeries taient notes en stnographie puis publies ensuite mais il n'existe aucune trace officielle de cette dernire (elle fut probablement supprime par amour envers M Be sant). Il ne nous reste qu'une seule phrase de celle-ci que Lady Emily
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nota dans son journal intime : Vous ne pouvez aider tant que vous n'tes pas vous-mme au-del du besoin d'aider . Des rapports de cet entretien arrivrent M Besant qui s'en sentit trs blesse ainsi que, d'aprs ce qu'elle en dit, beaucoup d'autres personnes. K, qui se reposait Villars en compagnie de Rajagopal lui crivit pour lui dire qu'il n'arrivait pas se souvenir de quoi il avait parl : J'ai bien peur qu'ils ne se refusent tous penser par eux-mmes. C'est tellement plus fa cile de s'asseoir confortablement dans la pense des autres... Mre, il nous faut vous et moi demeurer ensemble, le reste n'a pas dimportance . Mais selon Peter Freeman M.P., le secrtaire gnral de la Socit Thosophique du Pays de Galles, il (K) nous a dit qu'il n'avait jamais pu lire un livre thosophique de toute sa vie ; il ne comprenait pas notre jargon thosophique et bien qu'ayant entendu de nombreuses confrences sur la Thosophie, il ne fut jamais convaincu par aucune d'elles concernant la connaissance de la vrit .30 En quittant Villars, K se rendit Paris o il avait promis au sculp teur Antoine Bourdelle de poser pour lui. Bourdelle qui avait alors trente-six ans, fut immdiatement conquis par K. Il avait dit : Lors que l'on entend parler Krishnamurti on est trs tonn et on se dit : tant de sagesse dans un homme si jeune ... Krishnamurti est un grand sage et si j'avais quinze ans aujourd'hui, je le suivrais .31* d K ne fut pas prsent au mariage de Rajagopal et de Rosalind qui fut clbr Londres le 3 octobre et suivi d'une crmonie religieuse l'Eglise Catholique Librale de S* Marie. Ce fut M" Besant qui condui sit Rosalind devant l'autel. C'tait en fait elle qui avait acclr les pr paratifs du mariage afin que Rosalind puisse voyager avec K sans heurter les convenances, bien que Rajagopal fut certainement trs amoureux d'elle. Arya Vihara Ojai allait devenir leur maison. K ne se souvint plus du tout de ce quil avait pens de ce mariage. Son senti ment vis--vis du mariage en gnral avait quelque peu chang alors ; il ne le considrait plus comme un dsastre.
d) Le buste de K sculpt par Bourdelle est considr comme une de ses uvres les plus russies ; il est aujourd'hui expos au Muse Bourdelle, Paris.
K partit en Inde avec M Besant en octobre 1927. A leur arrive le 27 Bombay, M Besant fit une dclaration propos de K aux journa listes qui les attendaient : J'ai t tmoin qu'il a t digne... de mler sa conscience avec une partie, un amsa, de la conscience omniprsente de l'Instructeur Mondial... et qu'il est prsent revenu vers vous, vers son propre peuple et sa propre race tout en les transcendant, car il ap partient au monde entier . Il est ais d'imaginer ce qu'une dclaration de ce genre a pu d clencher chez un peuple dont la tendance naturelle est de se prosterner devant les individus pour les adorer. Cependant, Arundale rdigea un article dans le magazine Theosophy in India qui illustra la situation impossible laquelle K dut faire face cet hiver-l et o il tait gale ment question de l'garement dans lequel se trouvaient les thosophes : Notre Prsidente a dclar que le Seigneur est ici... Il m'est prsent impossible de faire concilier cette dclaration... avec la connaissance que j'ai personnellement du Seigneur, savoir qu'il rside dans Son corps de gloire . Leadbeater participa la Convention Thosophique de dcembre Adyar. Le 8, K crivit Lady Emily : J'ai longuement parl avec lui... il est d'accord avec moi jusqu' un degr tonnant. Il m'a de mand comment je ressentais tout ceci et je lui ai rpondu que pour moi, il n'y avait aucun Krishna - la rivire et l'ocan3. Il m'a dit alors que oui, effectivement, tout cela est vrai, comme le disent les livres anciens. Il tait trs gentil et extraordinairement rvrencieux .
a) Dans la philosophie orientale, la tradition dit quau terme de son volution, lego, aprs un long cheminement sinueux au travers des vies successives, quiue la rivire de la vie pour se perdre dans locan du Nirvana.
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K crivit nouveau Lady Emily en janvier pour lui dire que sa tte lui avait fait trs mal et quil avait d s'vanouir plusieurs reprises. La douleur ne le quittait pratiquement plus prsent mais pas jusqu'au point de l'empcher de se dplacer travers l'Inde pour y donner des causeries. Il tait du de voir que Leadbeater ne pouvait lui fournir aucune explication propos de cette douleur continuelle. K avait accept toute cette souffrance physique comme une prparation pour que le Seigneur occupa son corps, mais prsent que cette union avec le Bien-aim avait t obtenue, il tait trs embarrass pour com prendre la raison qui faisait que cette douleur persistt. Maintenant que Rajagopal tait avec Rosalind Ojai, son compa gnon de voyage tait Judunandan Prasad (Jadu), un de ses vieux amis. Jadu tait un beau jeune homme dont le temprament ressemblait beaucoup plus celui de Nitya que de Rajagopal et K avait avec lui une affinit bien plus naturelle. Ils retournrent ensemble en Europe la fin fvrier. Pour la premire fois, K put avoir des discussions avec ses compagnons de voyage aprs leur avoir tant de fois rpt d'engager des conversations. Le 31 mars, K donna sa premire causerie publique en Angleterre Friends' Meeting House. Il y eut une telle affluence que plusieurs cen taines de personne ne purent y assister. Jadu prit le bateau avec lui pour l'Amrique quatre jours aprs. Le premier camp de l'Etoile devait se tenir Ojai en Mai sur le terrain qu'avait achet M Besant l'extrmit infrieure de la valle sur lequel se trouvait une chnaie de yeuses, ces magnifiques chnes verts feuilles persistantes de Californie. Mais avant le dbut du camp, K donna sa premire causerie publique en Amrique le soir du 5 mai au Hollywood Bowl devant un auditoire de seize mille personnes qui, d'aprs le Los Angeles Times l'couta avec une attention visiblement extasie pendant qu'il avait parl de la Joie au travers de la Lib ration . Il n'y eut qu'environ mille personnes ce premier camp d'Ojai. Ce fut nanmoins un grand succs. K faisait ses causeries le matin dans la Chnaie. Deux jours aprs la fin du camp, le 30 mai, K, Rajagopal et Jadu partirent pour l'Angleterre ; Rosalind resta Ojai. M Besant vint la mme poque en Angleterre et l'accompagna ensuite Paris
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o K parla la radio le 27 juin sur Le secret de la Joie ; cette mis sion enregistre la station-radio de la Tour Eiffel fut coute, d'aprs les estimations, par deux millions de personnes. Cette anne-l, la rencontre au Chteau d'Eerde attira plus de parti cipants que jamais ; elle eut lieu juste avant le camp dOmmen. L'autre grange avait t amnage et il y avait plus de places disponibles que le nombre des membres de lEtoile. Leopold Stokowsky et son pouse vinrent pour quelques jours ainsi que Sir Roderick Jones, le Prsident de Reuters et son pouse, et la romancire Enid Bagnold. K avait maintenant d'innombrables amis de nombreuses nationalits diffrentes mais il devint plus particulirement proche d'un couple d'gyptiens qui vivaient Paris, Carlo et Nadine Suares. Cette amiti dura de nom breuses annes. Sur la demande expresse de K qui lui avait expdi une lettre trs tendre, M Besant avait eu l'intention de venir au camp dOmmen ; mais une maladie l'en empcha. Bien que K fut attentif la sant de M Besant, l'absence de celle-ci lui permit de dire ce qu'il voulait l'occasion des causeries autour des feux de camp, sans crainte de la bles ser. S'adressant aux organisateurs du camp avant qu'il ne commence, il leur dclara qu'il dissoudrait sur le champ l'Ordre de l'Etoile s'il arrivt que celui-ci vint prtendre qu'il tait un vaisseau contenant la Vrit et l'unique Vrit . Au cours de la rencontre, on lui posa des questions du genre : Est-il vrai que vous ne voulez pas de disciples ? Que pensez-vous des rites et des crmonies ? Pourquoi nous ditesvous qu'il n'y a pas d'tapes sur le Chemin ? Dans la mesure o vous nous dites qu'il n'existe ni Dieu, ni code moral, ni bien ni mal, en quoi votre enseignement se diffrencie-t-il du matrialisme ordinaire ? Etes-vous le Christ qui est de retour ? Les extraits des rponses don nes par K ci-dessous montrent combien les personnes qui lui posaient ces questions l'avaient trs peu compris : Je redis que je n'ai pas de disciples. Chacun parmi vous est un disciple de la Vrit, si vous comprenez la Vrit et si vous ne suivez
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pas des individus... La Vrit ne donne pas d'espoir ; elle donne la comprhension... Il n'y a aucune comprhension dans l'adoration de la personnalit... Je continue maintenir que toute crmonie est inutile pour la croissance spirituelle... Si vous recherchez la Vrit, il vous faut aller bien au-del des limitations de l'esprit et du cur hu main pour l'y dcouvrir - et cette Vrit est en vous. N'est-il pas plus simple de faire de la Vie le but en soi, plutt que d'avoir des mdia teurs et des gourous qui doivent invitablement rabaisser la Vrit et donc la trahir ?... Je dis que la Libration peut tre atteinte n'im porte quel stade de l'volution d'un homme qui comprend et que vouer de l'adoration ces stades, comme vous le faites, n'est pas essentiel... Ne me citez pas, comme une autorit. Je refuse d'tre votre bquille. Je ne vais pas me faire mettre dans une cage pour que vous m'adoriez. Lorsque vous faites entrer de l'air frais d'une montagne dans une pe tite pice pour l maintenir, la fracheur de cet air disparat et il y a y stagnation... Je n'ai jamais dit qu'il n'y a pas de Dieu. J'ai dit qu'il n'y a de Dieu que manifest en vous-mme... mais je ne vais pas utiliser le terme Dieu... je prfre appeler cela la Vie... Bien sr il n'existe ni bien ni mal. Le bien est ce dont vous n'avez pas peur ; le mal est ce dont vous avez peur. Ainsi, si vous dtruisez la peur, vous tes spirituelle ment combl... Lorsque vous tes amoureux de la vie et que vous donnez cet amour la premire place, lorsque vous jugez partir de cet amour et non pas avec votre peur, alors cette stagnation que vous ap pelez la moralit disparat... Amis, ne vous proccupez pas de savoir qui je suis ; vous ne le saurez jamais... Croyez-vous que la Vrit a quel que chose voir avec l'ide que vous vous faites de moi. Vous ne vous occupez pas de la Vrit mais seulement du navire qui contient la V rit. .. Buvez l'eau si l'eau est propre :je vous dis que j'ai cette eau propre ; je possde ce baume qui purifiera, qui gurira ; et vous me demandez : qui tes-vous ? Je suis toutes les choses parce que je suis la Vie32. Il cltura la Convention en disant : Il y a eu beaucoup de milliers de personnes qui ont particip ces camps ; que ne pourraient-elles faire dans ce monde si chacune d'elles comprenait ! Elles pourraient changer la face du monde ds demain .
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La pauvre M Besant, alors ge de quatre-vingt ans, vivait une vieillesse trs malheureuse, essayant de rconcilier des irrconcilia bles. Afn de saligner sur les paroles de K, elle ft fermer lensemble de la Section Esotrique travers le monde entier avant que K narriva en Inde en octobre 1928. (Elle la rouvrit moins d'un an plus tard). K reconnut que son geste avait t trs beau. Elle se trouva dans l'impos sibilit de l'accueillir sur place lorsquil arriva Adyar, mais elle lui crivit : Bien-aim... Je suspends pour une priode indfinie l ensem ble de la S. E. et laisse la totalit de lenseignement entre vos mains . Le jour suivant, elle crivit : Bienvenue chez vous, Bien-aim. Jai fait tout mon possible pour vous laisser le champ libre ; vous tes la seule autorit 33. Comme K l'expliqua Lady Emily, M Besant vou lait dmissionner de son poste de Prsidente de la Socit Thosophiques afin de pouvoir le suivre partout ; mais son Matre ne lui autorisa pas de le faire. Au cours de chaque rencontre de cette anne-l en Inde, elle insista pour aller s'asseoir par terre avec le reste des auditeurs plutt que d'tre installe ct de K sur l'estrade comme elle lavait toujours fait En mme temps, elle soutenait Arundale qui disait K, comme K le rapporta Lady Emily : Allez votre chemin et nous sui vrons le ntre. Jai, moi aussi, quelque chose enseigner . M Besant soutint galement Leadbeater qui lui avait crit Bien sr notre Krishnaji na pas lOmniscience du Seigneur , en rdigeant elle-mme un article dans le Theosophist du mois de dcembre : La conscience phy sique de Krishnamurti ne partage pas l'omniscience du Seigneur Maitreya . Elle y citait galement une phrase de Sri Krishna : Lhuma nit vient Moi par de multiples chemins . K crivit Lady Emily qu'il y aurait prsent une claire et nette division entre lui et la So cit Thosophique, ce qui serait bien mieux que ce faux-semblant . Sa tte et sa colonne le faisaient beaucoup souffrir et personne ne pouvait l'aider : ce n'est plus comme avant . Pendant que K tait Bnars cette anne-l, le Rishi Valley Trust acheta aux autorits militaires environ cent trente hectares de terre sur lesquels K dsirait fonder une autre cole. Le terrain tait situ Rajghat, un trs bel endroit longeant le Gange au nord de Bnars. Le chemin de plerinage traverse cet tat en reliant Kashi Samath o le Bouddha fit son premier sermon aprs son illumination. Tout le capital
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du Trust fut investi dans l'acquisition de ce terrain mais on ne pou vait faire autrement . * K et Jadu embarqurent pour l'Europe en fvrier 1929. Aprs de courtes visites Paris, Eerde et Londres, ils repartirent vers New-York. Au cours de son passage Londres, j'avais dit K que j'tais fiance et que j'allais me marier. Quand il fut bord, il crivit Lady Emily : Lorsque j'ai appris cette nouvelle j'ai d'abord t trs triste - vous comprenez ce que je veux dire - puis j'y ai repens avec soin pendant que j'tais avec vous et prsent cela me parat bien. Mes ides et mon apparence ne doivent pas interfrer sur la croissance de Mary. Il y aura trs peu de gens qui feront tout le chemin avec moi. J'espre que tout cela lui permettra de devenir une fleur pleinement panouie . Le mme jour, le 5 mars, il crivait Mar de Manziarly : Je n'abandon nerai jamais personne mais tout le monde m'abandonnera . De tous ses anciens amis, seule Mar le suivit de faon continue jusqu'au jour de sa mort. Madame de Manziarly trouva un exutoire pour son nergie en s'impliquant dans le mouvement cumnique chrtien ; Ruth tait dj marie un vque de l'Eglise Catholique Librale ; K et Helen s'loignrent l'un de l'autre (Helen pousa au dbut des annes 30 Scott Nearing) ; ma sur Betty ragit violemment contre K ; Rajagopal se spara aussi de lui, comme nous verrons par la suite. Bien sr, beaucoup de ses anciens amis lui restrent fidles jusqu' leur mort et beaucoup d'autres qu'il rencontra par la suite le furent aussi jusqu' sa mort et mme aprs, mais il y en a eu d'autres qui se dtournrent de lui, la plupart du temps pour des questions de jalousie ou de blessures sentimentales. Au dbut, lorsqu'il disait quelque chose qui plaisait, les gens affirmaient que c'tait bien le Seigneur qui s'exprimait travers lui ; lorsqu'il disait autre chose qu'ils n'avaient pas envie d'entendre, c'tait seulement K qui s'exprimait. Par la suite, cela continua ; lors qu'il disait quelque chose de dsagrable, il tait accus d'avoir t influenc par quelqu'un d'autre. Malgr la certitude de K d'tre unifi avec le Bien-aim , il ne perdait pas, et ne perdit jamais, son ct humain. Cette anne-l,
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Ojai, lui, Rajagopal et Raju parlaient et parlaient, se querellaient et s'agitaient mutuellement comme il le dit Lady Emily. Ils passrent aussi beaucoup de temps rire, faire les fous et chahuter. Rajago pal avait un rire inoubliable - plutt un ricanement - alors que celui de K tait plus profond et plus fort. Toute sa vie, il resta timide et-effac avec les gens qu'il ne connaissait pas et n'eut jamais de petites conver sations sociales. Il avait fait la connaissance, ainsi que M Besant, de Bernard Shaw, chez nous ; celui-ci avait alors dit de lui : C'est le plus bel tre hu main que je n'ai jamais rencontr 34. Mais K tait trop timide ne futce que pour lui adresser une douzaine de mots. Physiquement, K tait un homme parfaitement normal ; il avait t duqu dans la croyance que la sexualit devait tre sublime chez tous ceux qui aspiraient devenir disciples des Matres et, fortiori pour tre le vhicule du Seigneur. Il perdit totalement son intolrance vis--vis de la sexualit par la suite mais il considra toujours que ce sujet ne devait en aucune faon tre un problme. A cause de son aspect extrieur, sans parler de quoi que ce soit d'autre, il tait invi table que de nombreuses femmes fussent amoureuses de lui. Il y eut plus d'une femme folle de lui qui prtendit tre son pouse, et s'il lui arrivait d'tre vu publiquement en compagnie d'une fille, les journaux sempressait de dire qu'il s'tait fianc.*5 Au cours des six semaines que K passa Ojai cette anne-l, les douleurs dans sa tte et sa colonne vertbrale furent trs fortes et il se sentait si fatigu qu'un nouveau mdecin le prvint que les frquents accs de bronchite qu'il contractait pouvaient tourner une tubercu lose s'il ne prenait pas du repos. C'est ainsi qu'il annula toutes ses causeries prvues pour l't ainsi que trois autres qui devaient avoir lieu au Queen's Hall de Londres, en se limitant aux deux camps de Ojai et de Ommen et la rencontre de Eerde.
b) Des journaux new-yorkais avaient annonc ses fianailles avec Helen Knothe et mon pre dut intervenir en 1927 pour empcher la publication des fianailles de K avec moi.
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Le camp d'Ojai commena le 27 mai ; il accueillit deux fois plus de participants que l'anne prcdente. Au cours d'une de ses causeries qui se droulaient dans la Chnaie, K dit : Je dis prsent, je dis sans aucune suffisance, avec une comprhension correcte et avec tout mon esprit et mon cur que je suis cette flamme dans laquelle repose la gloire de la vie et envers laquelle tous les tres humains, tous les indi vidus et la totalit du monde doivent venir 35. Une rumeur circula tout au long du camp disant que K allait bientt dissoudre l'Ordre de l'Etoile, ce qu'il fit quelques semaines plus tard. A la premire runion du camp d'Ommen le 3 aot, en prsence de M* Besant et de plus de trois mille membres de l'Etoile, et alors que plusieurs milliers de Hol landais l'coutaient la radio, il mit un terme l'une des tapes de son histoire personnelle. Une partie de ce qu'il dit est donne ci-dessous : Je maintiens que la Vrit est un pays sans chemin et que vous ne pouvez l'approcher par une voie quelle qu'elle soit, ni par aucune reli gion, ni aucune secte. Ceci est mon point de vue et j'y adhre abso lument et inconditionnellement... Si vous comprenez d'abord cela, alors vous verrez combien il est impossible d'organiser une croyance. La croyance est une affaire totalement personnelle, vous ne pouvez, ni ne devez l'organiser. Si vous le faites, elle devient morte, cristallise ; elle devient un credo, une secte, ou une religion que l'on impose aux autres. C'est ce que chaque personne travers le monde entier essaie de faire. La Vrit est rtrcie et abaisse, et devient un jouet pour ceux qui sont faibles et ceux qui sont momentanment insatisfaits. La Vrit ne peut descendre au niveau de l'individu ; c'est plutt l'individu de faire l'effort pour se hisser vers elle. Vous ne pouvez faire descendre le sommet d'une montagne dans la valle... Ceci est la premire raison pour laquelle, de mon point de vue, l'Ordre de l'Etoile devrait tre dis sous. Malgr cela, vous constituerez probablement de nouveaux Ordres et vous continuerez appartenir d'autres organisations la re cherche de la Vrit. Je ne veux appartenir aucune organisation de type spirituel ; s'il vous plat, comprenez-le... Si une organisation est cre dans ce but, elle devient une bquille, une faiblesse, une servitude qui va altrer l'individu et l'empcher de
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crotre, de donner de la valeur ce qui le rend unique et qui rside dans la dcouverte par soi-mme de cette Vrit absolue et incondi tionnelle. Ceci est une autre raison pour laquelle j'ai dcid, puisque je suis la Tte de cet Ordre, de le dissoudre. Ceci n'est pas une action extraordinaire, parce que je ne veux pas qu'il y ait des gens qui me suivent. Ds que vous suivez quelqu'un, vous cessez de suivre la Vrit. Il ne m'importe pas que vous prtiez ou pas attention ce que je dis. Je veux faire une certaine chose dans ce monde et je vais le faire avec une concentration rsolue. Je ne suis concern que par une seule chose essentielle : librer l'homme. Je dsire le librer de toutes les cages, de toutes les peurs et je ne veux fonder aucune religion, ni une nouvelle secte et pas davantage tablir de nouvelles thories ou philosophies. Alors vous me demanderez naturellement pourquoi je parcours le monde entier pour y parler sans cesse. Je vais vous dire pourquoi je le fais : ce n'est pas parce que je dsire tre suivi ou avoir un groupe particulier de disciples particu liers. Je n'ai ni disciple, ni aptre, pas plus sur terre que dans le royaume de la spiritualit. Ce n'est pas non plus pour l'appt du gain ni pour mener une vie confortable. Si je voulais vivre confortablement je ne viendrais pas un camp et je ne resterais pas dans un pays humide ! Je vous parle fran chement parce que je dsire que tout ceci soit tabli pour chacun d'entre vous. Je ne veux pas que ces discussions puriles continuent anne aprs anne. Un journaliste qui m a interview considrait que dissoudre une organisation comptant des milliers et des milliers de membres tait un acte magnifique. Cela lui semblait grandiose parce que, m'a-t-il dit : Que ferez-vous ensuite, comment allez-vous vivre ? Vous n'aurez plus de gens qui vous suivront et plus personne ne viendra vous couter . S'il n'y a que cinq personnes qui viennent m'couter, qui vivent avec leur visage tourn vers l'ternit, cela suffira. A quoi peut bien servir d'avoir des milliers de personnes qui ne comprennent pas, qui se prlassent dans les prjugs et qui ne veulent pas le nouveau, mais qui au contraire transforment ce nouveau pour satisfaire leur propre moi strile et stagnant !...
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Depuis dix-huit ans vous avez t prpars cet vnement, l'Arrive de l'Instructeur Mondial. Pendant dix-huit ans, vous avez organis, vous avez recherch quelqu'un qui nourrirait vos oreilles et vos esprits de nouvelles merveilles, qui transformerait toute votre vie et qui vous donnerait une nouvelle comprhension ; quelqu'un qui vous lverait un autre niveau dans votre vie, qui vous donnerait un nouvel encou ragement et qui vous librerait - et maintenant, regardez ce qui se passe ! Questionnez, raisonnez avec vous-mme et dcouvrez en quoi cette croyance vous a rendus diffrents - non pas de cette diffrence superficielle que l'on peut voir parce que vous portez un badge, ce qui est trivial et absurde. De quelle faon une telle croyance a-t-elle ba lay toutes les choses inutiles dans votre vie ? Cela est la seule faon de juger : en quelle mesure tes-vous plus libres, plus grands, plus dangereux pour n'importe quelle socit base sur la falsification et l'inutile ? De quelle faon les membres de cette organisation de l'Etoile sont-ils devenus diffrents ?... Vous tes dpendants de quelqu'un d'autre pour votre spiritualit, de quelqu'un d'autre pour votre bonheur, de quelqu'un d'autre encore pour votre illumination... quand je vous dis de rechercher en vous-mmes l'illumination, la gloire, la purification et l'incorruptibilit du soi, per sonne parmi vous ne veut le faire. Il se peut qu'il y en ait quelques-uns mais trs trs peu. Alors pourquoi avoir une organisation ?... Vous utilisez une machine crire pour rdiger des lettres, mais vous ne la placez pas sur un autel pour lui vouer un culte. Cependant c'est ce que vous faites lorsqu'une organisation devient votre principal souci. Combien d'adhrents y a-t-il ? Voil la premire question que tous les journalistes me posent. Je ne sais pas combien il y en a. Cela ne m'intresse pas... Vous avez t habitus ce que l'on vous dise quel niveau vous tes arrivs et quel est votre statut spirituel. Comme tout cela est puril ! Qui d'autre que vous peut savoir si vous tes in corruptibles ? ... Mais ceux qui dsirent vraiment comprendre, qui cherchent ce qui est ternel, sans commencement ni fin, qui marchent ensemble avec une plus grande intensit seront un danger pour tout ce qui est inutile, pour toutes les irralits et les ombres... C'est un tel groupe
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qu'il nous fa u t crer et c'est cela mon but. Grce cette vritable amiti - que vous ne semblez pas connatre - il y aura une vraie coo pration de la part de chacun. Et cela non pas au nom d'une autorit ou d'un quelconque salut, mais parce que votre comprhension est v ritable et que par consquent vous tes capables de vivre dans l'ternel. Cela est bien plus grand que tout plaisir ou que tout sacrifice. Donc voici quelques unes des raisons qui m'ont pouss aprs deux ans de considrations attentives prendre cette dcision. Elle n'est pas une simple impulsion. Personne ne m'en a persuad - je ne suis pas influenable dans ce genre d'affaires. Pendant deux annes j'ai rflchi tout ceci ; lentement, patiemment et avec attention et j'ai prsent dcid de disperser l'Ordre. Vous pouvez form er une autre organisation et attendre quelqu'un d'autre. Cela ne me concerne pas, pas plus que de fabriquer de nouvelles cages ou de nouvelles dco rations pour ces cages. La seule chose qui me concerne est de rendre les hommes absolument et inconditionnellement libres .36
Je poursuis ma route
Aprs la dissolution de l'Ordre, le Chteau d'Eerde et tout le terrain attenant, mis part les cent quatre-vingt hectares sur lesquels le camp avait t construit, furent rendus au Baron von Pallandt, et toutes les parcelles d'Australie ainsi que l'amphithtre en bordure du port de Sydney furent retourns leurs donateurs. Bien que K fit le voyage jusqu' Adyar avec M Besant cet hiver-l et qu'il maintint un fauxsemblant d'harmonie par gard pour elle, il dmissionna de la Socit ds que M Besant r-ouvrit la Section Esotrique pour l'ensemble des pays, peu de temps avant la fin de l'anne. Cependant l'amour mutuel qu'ils se vouaient l'un l'autre resta toujours vivant. Quittant l'Inde en fvrier 1930, K crivit M Besant en commenant par Ma chre Mre bien-aime ; il lui disait : Je sais, et cela m'est tout fait gal, que C.W.L. (Leadbeater) est contre moi et contre ce que je dis, mais s'il vous plat ne vous en inquitez point. Tout cela est invitable et d'une certaine faon ncessaire. Je ne peux pas changer et je suppose qu'eux ne changeront pas non plus, d'o ce conflit. Ce que peuvent dire ou ne pas dire un million de personnes n'a pas d'importance ; je suis certain de ce que je suis et je poursuis ma route . A Sydney, Leadbeater disait prsent que Celui qui tait venu fai sait fausse route , et Arundale qu'il permettrait K d'avoir une niche dans le Panthon Thosophique, mais pas davantage ; Raja annona que l'enseignement de K tait une couleur supplmentaire dans le spectre , et Wedgwood que M Besant t aline et qu'en consquence il n'tait pas possible de lui faire confiance lorsqu'elle disait que la conscience de K tait unifie celle du Seigneur Maitreya.37 Des centaines de personnes se sentirent dprimes cause de la dissolution de l'Ordre. L'une d'elles, Lady De La Warr, mourut en 1930.
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Miss Dodge demeura fidle K jusqu' ce qu'elle meure, cinq annes plus tard. La personne qui souffrit le plus de tout ceci fut probable ment Lady Emily, non pas cause de la dissolution mais parce que K avait dclar ne vouloir aucun disciple. Elle avait attendu pendant dixhuit ans que K lui dise suivez-moi et elle aurait alors quitt avec joie sa maison, son mari et sa famille ; prsent sa vie tait devenue totalement vide de sens. Elle crivit dans son autobiographie, Candies in the Sun : Krishna avait russi transcender l'amour personnel mais je n'y parvenais pas moi-mme. Ce n'tait pas qu'il n'prouva pas d'amour mais simplement, plus personne ne lui tait ncessaire. Il tait arriv l'amour universel. Comme il le disait lui-mme : le pur amour est identique au parfum de la rose, il est donn tout le monde. Le soleil ne se proccupe pas de savoir pour qui il brille... La qualit de l'amour vritable, de l'amour pur, ne fait pas de diffrences du genre mari ou femme, fils, pre ou mre . Lady Emily sentait que tout cela tait trop abstrait pour tre d'une quelconque aide pour les personnes devant vivre dans le monde avec des responsabilits familiales - qu'en fait K fuyait la vie. Il essaya avec beaucoup de patience de la soutenir en lui crivant depuis Ojai : Je suis dsol du sentiment que vous prouvez vis--vis de ce que je dis. L'extase que je ressens est l'issue de ce monde. Je voulais com prendre, je voulais conqurir la tristesse, la douleur de l'attachement et du dtachement. de la mort, de la continuit de la vie, toutes ces choses que l'homme vit chaque jour. Je voulais comprendre et conqu rir. J'y suis arriv. Aussi, mon extase est relle et infinie, elle n'est pas une fuite. Je connais le chemin qui mne hors de cette constante mi sre et je veux aider les gens sortir du marcage de la souffrance. Non, tout ceci n'est pas une fuite. Elle lui dit alors combien elle se sentait malheureuse de l'avoir du, ce quoi il lui rpondit : Maman chrie, je ne suis pas du par votre attitude - quelle ide de dire et de m'crire cela ! Je sais ce que vous devez traverser en ce moment, mais ne vous en inquitez pas... simplement, il vous faut transfrer votre nergie. Regardez, il est n cessaire de n'avoir aucune croyance, pas mme des ides, car tout ceci
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appartient des types de ractions et de rponses multiples... si vous tes alerte, libre des ides, des croyances, etc, dans le prsent, alors vous pouvez voir d'une faon infinie, et cette perception est joie . Mais elle se sentait encore plus mystifie que jamais lorsqu'elle s'en tendait dire qu'elle ne devait avoir ni croyance, ni ide. Les camps annuels de Ommen et de Ojai furent ds lors publics ; il y eut autant de monde qu'auparavant car ils attiraient un auditoire quel que peu diffrent - des personnes plus intresses par ce que K avait dire que par son personnage. C'tait en fait ce quoi il aspirait. Il rsi dait maintenant Ommen dans une hutte qui avait t construite pour lui (plusieurs personnes en avaient construit dautres au milieu des pins). Des donations pour son uvre continuaient affluer. Rajagopal s'occupait de l'ensemble de ses finances, organisait ses tournes et veil lait la publication de ses causeries par le Star Publishing Trust ; Rajagopal s'occupait galement de l'dition du International Star Bulletin. Aprs le camp de Ommen de 1930, K se rendit avec Rajagopal Athnes, Constantinople et Bucarest o il avait t invit donner des causeries en public. Depuis Athnes, il crivit Lady Emily : Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau, d'aussi simple et d'aussi puissant que le Parthnon. L'ensemble de l'Acropole est tonnant et couper le souffle, et tout le reste dans le domaine de l'expression naturelle des hommes semble vulgaire, mdiocre et confus. Combien merveilleux tait ce petit peuple grec . Les seules autres ralisations artistiques qui l'avaient jusque-l fait frmir taient la Victoire de Samothrace au muse du Louvre et un visage du Bouddha sculpt dans la pierre au muse de Boston. (Il avait rdig un article dans YHerald de mars 1924 propos de cette tte de Bouddha). A Bucarest, il eut deux entretiens privs avec la reine Marie de Rou manie, une grand-mre de la reine Victoria, qui lui demanda de venula rencontrer au palais. Il dut galement tre escort nuit et jour par une escouade de policiers cause de quelques tudiants nationalistes catholiques qui avaient menac de le tuer. Il accueillit les prcautions de la police comme s'il s'agissait d'une bonne farce. En janvier et
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fvrier 1931, il parla en Yougoslavie et Budapest. Partout o il se ren dait, il donnait la fois des causeries publiques et des entretiens privs. Au cours d'une causerie publique au mois de mars Londres, on put noter un dveloppement subtil et un changement de style dans l'en seignement de K : Dans chaque chose, dans chaque homme, il y a la totalit, la compltude de la vie... par compltude, je veux dire la libert de la cons cience, la libert vis--vis de l'individualit. Cette compltude qui demeure dans chaque chose ne peut progresser : elle est absolue. Tout effort pour l'acqurir est futile, mais vous pouvez raliser que cette Vrit, cette joie existe dans toute chose et que la ralisation de cette Vrit ne se tient que dans l'limination ; alors il y a une com prhension intemporelle. Ceci n'est pas de la ngation. La plupart des gens ont peur de n'tre rien. Ils disent tre positifs lorsqu'ils font un effort et appellent cet effort une vertu. L o il y a effort, il n'y a pas de vertu. La vertu est un tat sans effort. Lorsque vous tes comme du rien, vous tes toutes les choses, non pas par une quelconque croissance ou par le fait de donner de l'importance au je , la personnalit, mais par la dissipation continuelle de cette conscience qui cre le pouvoir, l'avidit, l'envie, le soin possessif, la vanit, la peur et la passion. En vous rappelant sans cesse vous-mme, vous devenez totalement conscient ; alors vous librez l'esprit et le cur, et vous connaissez l'harmonie, qui est compltude .3S Alors qu'un journaliste lui demandait s'il tait le Christ, crivit-il Raja, il rpondit : Oui, au sens pur, mais pas au sens traditionnel de ce terme . Par la suite, il dit Lady Emily : Vous savez, maman, je n'ai jamais ni l'tre (l'Instructeur Mondial) ; j'ai seulement dit que ce que je suis et qui je suis n'ont pas d'importance, mais qu'ils devraient examiner ce que je dis, ce qui ne veut pas dire que j'ai ni le fait d'tre le W.T. *. En fait, jamais il ne le nia. Une nouvelle arriva au mois d'aot annonant que Jadu, qui tait rest en Amrique, venait de mourir d'une insolation. Sa mort fut un
* World Teacher, lInstructeur Mondial. (N.d.T.).
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grand coup pour K qui tait devenu trs proche de lui. Aprs beaucoup de dplacements et le camp de Ommen, K retourna Ojai en octobre ; tant puis, il fut dtermin prendre un repos complet au lieu de se rendre en Inde. Les Rajagopal avaient prsent une petite fille, Radha, envers qui K devint trs dvou. Lorsque la famille partit pour Holly wood o Rajagopal devait se faire oprer des amygdales, K se retrou va seul pour la premire fois de sa vie. Il crivit de Pine Cottage Lady Emily le 11 dcembre, alors quil vivait seul, les Rajagopal tant partis : Le fait d'tre seul ma normment apport ; c'est exactement ce dont j'ai besoin. Jusqu' prsent, tout ce qui s'est produit dans ma vie est toujours arriv au bon moment. Mon esprit est trs serein et trs concentr et je l'observe comme un chat avec une souris. J'apprcie vraiment beaucoup cette solitude et il mest difficile dexprimer ce que je ressens avec des mots. Mais je ne la laisse pas mabuser pour autant. Pour les trois mois venir ou pour aussi longtemps que je le dsire, je vais continuer de vivre ainsi ; je veux en finir avec tous mes cts su perficiels . Il ajouta quaprs le retour des Rajagopal, il prendrait tous ses repas sur un plateau, chez lui. Il semble que ce soit partir de cette priode de solitude que K perdit presque entirement la mmoire du pass. Ce phnomne devint par la suite compatible avec ses ensei gnements lorsqu'il dit que la mmoire, except pour des raisons pra tiques, tait un poids que l'on n avait pas porter continuellement avec soi d'un jour l'autre. Ce n'est qu' travers les lettres que K expdia Lady Emily au dbut des annes 30 que nous pouvons avoir quelques informations concer nant son tat d'esprit. Au mois de mars de l'anne suivante, il lui crivait : J essaie de construire un pont permettant aux autres daller plus loin, non pas de s'chapper de la vie, mais d'avoir plus d'abon dance de vie... Au plus je rflchis ce que j'ai ralis , au plus cela devient clair et au plus je peux aider construire un pont ; mais cela prend du temps, il me faut constamment changer des phrases afin qu'elles rendent le sens vritable. Vous n'avez pas ide de la difficult qui existe vouloir exprimer linexprimable, et ce qui est exprim n'est pas la vrit en soi . Toute sa vie, il continua rechercher le moyen d'exprimer l'inexprimable par des mots et des phrases.
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Loin d'tre entrane par K, Lady Emily tait trs critique vis--vis de lui ; elle lui disait ce que les gens pensaient assurment de lui et ce quils disaient dans son dos sans avoir le courage de lui parler face face. Par exemple, au mois de septembre de cette mme anne, elle lui crivit : < Vous semblez surpris que les gens ne vous comprennent mais, r personnellement, je serais beaucoup plus surprise encore s'ils ve naient comprendre !! Aprs tout, vous altrez tout ce quoi ils ont toujours cru - brisant toutes leurs fondations pour ne mettre la place qu'une nbuleuse abstraction. Vous parlez de quelque chose que vous dites vous-mme tre indescriptible - et incomprhensible avant d'avoir t dcouverte par soi-mme. Ainsi donc, comment voulez-vous que les gens comprennent ? Vous parlez partir d'une autre dimen sion et vous avez pratiquement oubli ce que c'est que de vivre dans un monde trois dimensions... Vous plaidez en faveur d'une complte destruction de l'ego pour accder quelque chose qui n'est connaissable qu'au moment mme o l'on y a accs ! Naturellement, les gens prfrent leur ego auquel l, ils comprennent quelque chose... Aucun problme humain n'a de sens pour vous parce que vous tes sans ego et votre abstraction batifique n'a aucun sens pour les gens qui sont tou jours dsireux de vivre dans ce monde tel qu'ils le connaissent .39 Pendant quelle rdigeait cette lettre, K, le mme jour, lui crivait ; il tait alors en tourne travers l'Amrique : Je suis rempli de quelque chose dextraordinaire. Je ne peux vous dire avec des mots quoi cela ressemble, une joie bouillonnante, un silence vivant, une intense vigi lance comme une flamme vivante... Jai essay dutiliser mes mains pour soigner deux ou trois reprises en demandant aux gens de ne pas en parler et cela a assez bien march. Une femme qui tait en train de perdre la vue va aller bien mieux, me semble-t-il . K possdait sans aucun doute quelques pouvoirs de gurison mais il tait toujours rticent pour les utiliser car il ne voulait pas que des gens vinssent le consulter comme un gurisseur. Il avait un jour rpondu une question pose au cours dune rencontre : Que prfreriez-vous : un Instructeur qui vous montrerait le che min pour demeurer de faon permanente dans un tat de compltude
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ou un autre qui vous soulagerait momentanment de vos blessures ? Les miracles sont un jeu d'enfant fascinant. Des miracles ont lieu quo tidiennement. Les mdecins font des miracles. J'ai beaucoup d'amis qui sont gurisseurs spirituels. Mais bien qu'ils puissent gurir le corps, tant qu'ils ne peuvent runifier l'esprit et le cur, la maladie se repro duira. Ce qui m'intresse est la gurison de l'esprit et du cur, pas celle du corps. J'affirme qu'aucun grand Instructeur ne ferait de miracle, parce que cela quivaudrait trahir la Vrit. 40 Dans sa jeunesse K a certainement possd des pouvoirs de clair voyance qu'il aurait pu dvelopper ; la place, il a prfr les sup primer de faon dlibre. Lorsque des gens venaient le voir pour qu'il les aidt, il ne leur demandait rien de plus que ce qu'ils voulaient bien lui dire. La plupart de ceux qui venaient portaient un masque, disait K ; il esprait toujours qu'ils le quitteraient. S'ils ne le faisaient pas, il n'es sayait pas davantage de voir derrire ce masque, tout comme il n'aurait pas essay de lire le courrier personnel de qui que ce fut.41 Jusqu' ce que la guerre survienne, la vie de K ne fut que voyages, voyages et voyages au cours desquels se succdaient causeries publi ques et entretiens privs ; entre temps, il allait se reposer Ojai. Il avait demand Lady Emily de lui faire parvenir des titres d'ouvrages trai tant des affaires du monde qu'elle jugerait utiles pour lui de lire, ainsi que de lui envoyer le New Statesman and Nation. Bien qu'elle rpon dait cette demande, K n'avait vraiment pas le temps de lire quoi que ce fut, l'exception de quelques romans policiers ; il passait beaucoup de temps rpondre un trs grand nombre de lettres et corriger ses propres causeries pour leur publication. Partout o il se rendait, il fai sait de nouvelles rencontres et s'attirait de nombreuses amitis, parlant des personnes d'origines trs diverses ; cela, bien plus que n'importe quelle lecture, lui permettait d'acqurir une bonne connaissance des vnements mondiaux. En novembre 1932, il partit pour l'Inde avec Rajagopal. M Besant tait malade et perdait de plus en plus la mmoire ; elle put nanmoins participer la Convention Thosophique de Adyar laquelle assis trent aussi K et Leadbeater. Lady Emily apprit par K qu'il avait eu
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1932 - 1933
une longue conversation avec Raja : Ils ne savent dire qu'une seule chose : faites votre propre chemin et nous ferons le ntre de notre ct ; mais il nous faut nous rencontrer... Je crois qu'ils ne dsiraient pas que je vienne ici. Il y a un antagonisme vident... Adyar est un trs beau lieu mais les gens y sont morts . Aprs la Convention, K voyagea travers l'Inde pour revenir Adyar en mai 1933 o il vit pour la dernire fois M Besant alors qu'il allait repartir pour lEurope. Elle le reconnut peine et lui tmoigna beaucoup d'affection (elle mourut le 20 septembre)3. K ne reviendrait plus au Quartier Gnral de la Thosophie pendant plus de quarante sept ans. Lors de leur sjour suivant Adyar, K et Rajagopal logrent pour la premire fois Vasanta Vihar, 64 Greenways Road ; c'tait une nouvelle construction qui avait t btie pour servir de Quartier G nral K en Inde ; la proprit s'tendait sur environ trois hectares. Elle tait situe du ct nord de la rivire Adyar alors que la Socit Thosophique (cent trente hectares) tait du ct sud, en bordure de l'ocan. Vasanta Vihar tait une demeure beaucoup plus grande que ce que K avait voulu et Lady Emily le gronda pour l'avoir construite si prs de la Socit Thosophique. Il lui rpondit qu'avec Rajagopal, ils avaient considr que Madras tait le meilleur endroit pour l'imprimerie, le travail, les hommes etc... , et que c'tait le seul terrain qu'ils avaient trouv. Il ajouta : Nous n'avons rien contre la Socit Thosophique ni contre ses responsables. Ce n'est pas contre eux que je me bats, mais contre les ides du monde, les idaux . Dans la mme lettre, il de manda Lady Emily qu'elle le critique le plus possible : au plus l'on est critique vis--vis de quelqu'un, au plus il est possible de se com prendre l'un l'autre . S'inspirant de cette remarque, elle n'arrta ds lors pratiquement plus de le critiquer bien que ses lettres restrent tou jours autant remplies d'amour envers lui. Au cours de ce sjour en Inde, K se rendit Rishi Valley en voiture, environ deux cent quatre-vingt kilomtre l'ouest de Madras o, lon
a) George Arundale devint le Prsident de la Socit Thosophique ; sa mort, en 1945, ce fut Raja qui lui succda jusqu quelques mois avant sa mort, en 1953.
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sen souvient, un terrain avait t acquis en 1928. J.V. Subba Rao fut le premier Principal de l'cole qui y avait t ouverte ; il demeura ce poste pendant trente annes au cours desquelles l'cole ne cessa de se dvelopper. Au cours de cette visite, K consacra cinq heures par jour des entretiens avec les enseignants. Le sujet qui passionna le plus K tout au long de sa vie resta celui de l'ducation. Il prouva toujours de l'amour vis--vis des enfants et avait le sentiment que sils pouvaient tre levs jusqu' leur complet panouissement dans une atmosphre dpourvue de prjugs, dido logies traditionnelles, de religions, de nationalisme et de comptitivit, la paix dans le monde deviendrait possible. Mais o trouver les en seignants ? Il tait vident qu'il tait bien plus difficile un adulte de se dconditionner qu' un enfant de rester non conditionn. Cela im pliquait une transformation radicale de la personne. Abandonner ses propres prjugs revenait abandonner compltement sa personnalit si l'on prenait en compte que pour K, des idaux tels que le patrio tisme, l'hrosme ou la foi religieuse n'taient que des prjugs. Dans ce domaine de l'ducation, il y avait une anomalie avec K. Il aspirait ce que les coles qu'il fondait permettent aux lves d'accder un excellent niveau de connaissance acadmique sans comptitivit. Cela aurait pu tre possible si les parents d'lves n'avaient pas insist pour que leurs enfants russissent leurs examens universitaires. En Inde, plus particulirement, un tel diplme tait indispensable pour trouver une bonne place sur le march du travail. Les causeries en Australie et en Nouvelle Zlande commencrent au dbut de l'anne 1934. La presse australienne fut trs amicale l'in verse des thosophes. Leadbeater venait juste de mourir Perth, son retour d'Adyar o il s'tait rendu pour assiter aux funrailles de M Besant. Il se trouva que K fut Sydney le jour o son corps y fut trans fr pour tre incinr. K crivit Lady Emily qu'il tait all au ser vice religieux mais qu'il n'tait pas entr dans la chapelle. Les gens du Manoir sont dsorients par sa mort ; ils se demandaient qui allait pouvoir leur dire sils avaient pass les diffrents degrs (du Chemin) maintenant que lui est parti . En Nouvelle Zlande, la presse fut
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encore plus amicale envers K. Cependant, il ne fut pas autoris par ler la radio parce qu'il tait anti-religieux . K crivit : Bernard Shaw qui est de passage ici a dit aux gens que cela tait scandaleux parce que j'tais un grand instructeur religieux. Il ma crit ce propos. Malheureusement je ne l'ai pas rencontr. Il y a eu ici des runions extraordinaires suscitant un trs grand intrt. Je pense que les amis d'ici maintiendront tout cela . De retour Ojai, K se mit tudier l'Espagnol avec une mthode Linguaphone afin de se prparer faire une tourne en Amrique du Sud qui lui avait t organise. Il n'avait rien perdu de son enthou siasme extatique. En novembre, il crivait Lady Emily : J'clate de cette vastitude d'amour, quelque soit le nom que l'on veuille lui don ner. Je suis intelligemment et sagement intoxiqu. Cela est tonnant et si absurde en mme temps de le dire ; cela devient banal. Imaginez l'tat d'esprit d'un homme crivant le Chant des Chants, celui de Boud dha ou de Jsus et vous comprendrez celui dans lequel je suis. Cela peut paratre plutt emphatique mais ce n'est pas le cas ; c'est si sim ple et si prenant . En crivant cela, il tait vident qu'il ne s'tait pas formalis d'une lettre que lui avait expdie Lady Emily au mois d'aot prcdent : Comment savez-vous que vous n'tes pas tout simplement en train de fuir ? Il ne vous est pas possible de faire face la vie telle qu'elle est - dans toute sa laideur. Vous avez toujours vcu dans du coton au sens figur - et vous avez toujours fui la laideur pour vous rendre en avion dans les plus beaux endroits. Vous tes toujours en retraite . Vous avez trouv un chappatoire qui vous procure l'extase - mais cela, c'est ce qu'ont fa it tous les mystiques religieux... Comment moimme, qui reste dans les coulisses, puis-je savoir que vous tes da vantage dans le vrai que quelqu'un d'autre qui dirait avoir atteint l'ex tase - Dieu - la Vrit etc... ? (Il n'y a pas de rponse cette lettre.) Aprs avoir donn trois causeries New York au dbut de l'anne 1935 et tre rest quelques temps avec un petit groupe d'amis dont Robert Logan et son pouse Sarah qui possdaient une grande pro
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prit Sarobia prs de Philadelphie, K s'envola pour Rio de Janeiro le 3 mars accompagn de Rajagopal. C'est ainsi que dbuta une tour ne de huit mois au cours de laquelle K parla au Brsil, en Uruguay, en Argentine, au Chili et enfin, au cours du voyage retour, Mexico.42 Plusieurs centaines de personnes qui vinrent l'couter ne comprirent pas un seul mot car il ne parla quen anglais ; cependant elles restrent assises, fascines et prises sous le charme . A chaque causerie, il commena par dire qu'il n'appartenait aucune secte religieuse ni aucun parti politique : La foi organise est un trs grand obstacle qui divise et oppose l'homme contre l'homme... Ce que je veux faire est de vous aider, en tant qu'individus, traverser le torrent de douleur, de confusion et de conflit jusqu' la profonde et totale plnitude . Dans la ville de Montevideo o il avait t invit par le Ministre de l'Education, la publicit tait telle, qu' cause de toutes les photogra phies de K et des missions de radio, il lui tait impossible de sortir sans se retrouver entour par la foule. En mme temps de nombreux articles antagonistes furent publis dans la presse catholique et une tentative d'extradition fut mene. K fut surpris de voir autant d'intrt et d'enthousiasme. Mais l'vnement de cette tourne fut pour lui un vol d'une heure et vingt minutes au-dessus des Andes bord d'un Dou glas bi-moteur qui lui procura une grande joie bien qu'on lui avait dit qu'il s'agissait du vol le plus dangereux au monde . Au cours d'une causerie, il aborda pour la premire fois en public la question de la sexualit lorsque quelqu'un lui demanda : Quelle est votre attitude par rapport au problme du sexe qui joue un rle si im portant dans notre vie quotidienne ? . Il rpondit : r C'est devenu un problme parce qu'il n'y a pas d'amour. Lorsque nous aimons vraiment, il n'y a pas de problme ; il y a un ajustement, une comprhension. Ce n'est que lorsque nous avons perdu le sens de l'affection vritable, cei amour profond dans lequel le sens de la pos sessivit n'existe pas, que le sexe devient un problme. Ce n'est que lorsque nous cdons entirement la seule sensation que beaucoup de problmes propos du sexe apparaissent. Comme la plupart des gens ont perdu la joie de la pense crative, alors naturellement ils se
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1936 - 1937
tournent vers la sensation du sexe qui devient un problme et qui con somme peu peu leur esprit et leur cur . Il fallut beaucoup de temps K pour reprendre des forces aprs cette tourne ; il se reposa Ojai et Villars en Suisse (son poids nat teignait pas cinquante kilos). Il se trouva cependant suffisamment en forme pour aller en Inde avec Rajagopal au cours de l'hiver 1936 o il fit des causeries dans les jardins de Vasanta Vihar. Raja, qui demeura trs ami avec K jusqu' sa mort en 1953 malgr leurs diffrences, vint lui rendre visite plusieurs fois. Au dbut de l'anne 1937, K crivit Lady Emily : Cette dconfiture de la vieillesse, cette cristallisation n'est pas un processus quotidien. Il est ncessaire que demeure une vigilance permanente et sans choix. Je suis intoxiqu et fascin par celle-ci. Une vigilance sans choix est une expression que K utilisera souvent par la suite. Lady Emily ne la comprenait pas car cela nces sitait quelques claircissements. Le choix implique une direction, une activit volontaire. K, comme il lexpliquait, parlait d'une vigilance d'instant en instant qui se produisait en soi sans aucun effort pour la changer ou la diriger. C'tait un phnomne de pure observation, de regard, qui amnerait une transformation de soi sans effort. K tait constern par la situation de l'Inde cette poque - la terrible pauvret, la misre et la haine qui y existaient pouvant, d'aprs les croyances des indiens, tre rsolues par le nationalisme. Il nous faut trouver de nouvelles personnes [pour son travail] et cela est diffi cile. Il nous faut commencer ici comme si rien ne s'tait pass au cours des dix dernires annes . K maintenait qu'aucune rforme sociale ne russirait mettre un terme la misre humaine et que les hommes transformeraient toujours un nouveau systme de faon ce qu'il res semblt leur fonctionnement intrieur. Au cours de l'histoire, tous les mouvements utopistes rvolutionnaires taient retourns l'ancien ordre des choses parce que les hommes n'avaient rien chang au fond d'eux-mmes. Tout type de socit n'tait que le rsultat de l'individu et tout individu n'tait que le rsultat de la socit ; l'individu c'tait vous et moi ; la socit ne pouvait tre transforme de l'extrieur ; elle ne pouvait l'tre que par une complte transformation de l'tre humain, par chacun de nous, au plus profond de soi-mme.
K et Rajagopal furent Rome au cours du printemps 1937. Musso lini ayant interdit tout discours public en Italie, il fallut organiser la causerie dans la maison d'une certaine Comtesse Rafoni. C'est l que K ft la connaissance de Vanda Passigli qui jouerait un rle important dans sa vie. Elle tait la fille de Roberto Passigli, un aristocrate pro pritaire terrien trs influent dans la socit florentine ; il avait fond deux grandes socits de musique Florence et s'tait li d'amiti avec tous les grands musiciens de l'poque. Vanda tait elle-mme une pianiste de renomme internationale. Elle devait pouser en 1940 Mar chese Luigi Scaravelli, lui aussi excellent musicien, qui devint par la suite professeur de philosophie l'universit de Rome. Aprs la ren contre, les Passigli invitrent K venir chez eux, II Leccio au-dessus de Fiesole. K y reviendrait souvent par la suite, aprs que Vanda et son frre eurent hrit de la maison la mort de leurs parents. Au cours de l't Ommen, K souffrit pour la premire fois d'un rhume des foins qui, jusqu' la fin de sa vie allait le tourmenter de faon intermittente ; de plus, comme l'ordinaire, il eut un accs de bronchite. Il fut content de retourner Ojai o il resta pendant l'hiver 1937-38 sans voir personne d'autre que les Rajagopal. Il crivit Lady Emily : Je suis profondment fascin par la dcouverte de l'intrio rit ; il y a de nombreuses ides et j'essaie lentement de trouver les termes justes qui me permettraient de les exprimer. Il y a une profonde extase. Il y a une maturit qu'il ne faut pas forcer, ni stimuler arti ficiellement. Seule celle-ci peut amener une compltude foisonnante et la ralit de la vie. Cette quitude et cette mditation apparemment dpourvue de but me ravissent compltement .
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Ceci fut probablement la premire fois o K fit mention de ce qutait pour lui la vritable mditation - faire des dcouvertes inattendues et surprenantes l'intrieur de soi sans aucun but ni aucune direction. Au cours de ce genre de priode, son esprit tait des plus pntrant, incisif et alerte. L'ide communment comprise de la mditation, apaiser l'esprit en le maintenant fixe sur un mot ou un objet ou pratiquer une autre quelconque forme de technique tait pour K inutile et engourdissant. C'est au cours du printemps 1938 que K se lia dune amiti des plus enrichissante avec Aldous Huxley. Au mois de fvrier, un ami de Huxley qui vivait en Californie, Gerald Heard, avait demand ren contrer K. Huxley tait alors hospitalis et ce ne fut qu'en avril que Heard put emmener Huxley et son pouse belge Maria, Ojai. (Les Huxley taient arrivs avec leur fils en Californie en 1937). Il y eut une intimit immdiate entre Huxley et K. En Novembre, Huxley com mena donner un traitement K pour ses yeux bas sur des exercices qu'avait mis au point un mdecin amricain nomm W.H. Btes. Par la suite, K pratiqua cette mthode quotidiennement, non pas parce que ses yeux taient malades mais d'une faon prventive. Fut-ce ou non le rsultat de ces exercices, K n'eut jamais porter de lunettes de sa vie. Au dbut, K fut assez intimid par le niveau intellectuel trs brillant de Huxley ; mais lorsquil dcouvrit qu Huxley aurait donn tout son savoir pour une seule exprience mystique qui n'aurait pas t d clenche par des drogues, K estima quil pouvait lui parler de ce quil nommait ses mises au point . Parlant de lui-mme la troisime personne, K a dcrit une promenade avec Huxley : Il (Huxley) tait un homme extraordinaire. Il pouvait parler de musique classique ou moderne, il pouvait dcrire de faon trs d taille la science et ses effets sur le monde moderne et bien sr, il tait trs familier des philosophies zen, vdantique, et bouddhiste. Aller se promener en sa compagnie tait un rgal. Il pouvait discourir sur les fleurs qui longeaient le chemin et bien qu'il ne put voir clairement, chaque fois que nous passions ct d'un animal qui vivait dans ces collines de Californie, il en disait le nom, puis dveloppait la nature
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destructrice de la civilisation moderne et sa violence. Krishnamurti l'aidait traverser les torrents ou les marmites creuses dans la roche. Ces deux-l avaient une trange relation, pleine d'affection et de consi dration rciproque et, semble-t-il, une communication non-verbale. Il s'asseyaient souvent cte cte sans dire un mot.43 Le quinzime et dernier camp qui eut lieu Ommen commena cette anne-l en aot ( la suite de l'invasion allemande de la Hol lande en 1940, Ommen devint un camp de concentration). 1938 fut l'anne de la crise de Munich. Bien sr, K tait un pacifiste. Rajagopal ne l'accompagna pas en Inde cette anne-l. A sa place, K voyagea avec un ancien ami qui avait t Pergine, V. Patwardhan (connu sous le nom de Pat). A leur arrive Bombay le 6 octobre, K trouva ses amis indiens noys dans de mesquines jalousies politiciennes. Plusieurs d'entre eux qui taient partisans de Gandhi avaient t emprisonns. K rencontra Gandhi plusieurs reprises mais n'prouva pas d'admiration envers lui ; K ne fit jamais de politique. Il ne voyait aucune diffrence entre l'agression allemande et l'imprialisme britannique. Il crivit Lady Emily : Aprs s'tre saisis de la moiti du globe, les Britanni ques peuvent saccorder de devenir moins agressifs , bien que dans leur cur, ils taient aussi brutaux et envieux que n'importe quelle autre nation. En novembre, alors qu'il tait en Inde, il lui crivit encore : Je suis assez d'accord avec vous pour dire que les pauvres Juifs f passent actuellement par une priode horrible et dgradante. L'en semble de tout ceci est compltement idiot ; le fait que les tres hu mains se comportent de cette manire aussi bestiale est rvoltant. Les Cafres sont traits de la faon la plus brutale et la plus inhumaine qui soit ; dans certaines rgions du sud, les Brahmanes ont perdu tout sens d'humanit vis--vis des Intouchables. Les dirigeants des bureau craties, qu'ils soient blancs ou de couleur, ne sont pour la plupart que des machines qui perptuent un systme brutal et stupide. Dans le sud des Etats-Unis les Noirs sont maltraits ; une race dominante ex ploite une autre race, comme on peut le voir partout sur la plante. Il n'existe aucune ruLon, aucun jugement sain, derrire toute cette avi dit pour le pouvoir, la puissance et la prsance. Il est difficile pour
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un individu de ne pas tre aspir par le dferlement de haine et de confusion. Il faut tre une personne saine et quilibre nappartenant aucune race, aucun pays et aucune idologie particulire. Alors, peut-tre, la paix et le bon sens reviendront sur la terre. Par la suite, il crivit : Il est si facile dincriminer Hitler, Musso lini et compagnie ; mais cette attitude de domination et ce dsir ardent de pouvoir rsident dans le cur de presque tout un chacun et par cons quent nous avons des guerres et des antagonismes de classes. Tant que la source ne sera pas atteinte, il y aura toujours la confusion et la haine . En plus de ses voyages travers de nombreux tats de l'Inde o il donna des causeries, K se rendit la fin de l'anne la deuxime cole quil avait fonde, Rajghat, prs de Bnars - elle avait t officiel lement ouverte en 1934. Ensuite, il se rendit Rishi Valley, au dbut de l'anne 1939. Il y avait ainsi deux coles en Inde, l'une en bordure de fleuve et lautre dans les collines, chacune tant particulirement belle. Ces deux lieux devinrent ceux que K aima le plus en Inde. Le 1" avril, il s'embarqua de Colombo avec Pat pour l'Australie et la Nou velle Zlande. Lorsqu'il retourna enfin Ojai, Pat rentra en Inde o une hmorragie crbrale soudaine l'emporta. Un autre ami de K venait de mourir. Nitya, Jady, Pat : l'ancien groupe se rduisait peu peu. En 1939, K resta en Amrique cause de la guerre ; il resta ainsi neuf annes en Californie avec les Rajagopal, rsidant pratiquement tout le temps Ojai. Aprs quHitler ait envahi la Hollande et la Bel gique en mai 1940, K n'eut plus aucune nouvelle de ses nombreux amis hollandais et trs peu d'autres de lInde. La France capitula le 22 juin. Les de Manziarly russirent fuir vers les Etats-Unis et les Suars vers l'Egypte. K avait commenc des discussions de groupe deux fois par semaine Ojai et Hollywood. Il voyait galement trs souvent les Huxley. (Le pacifisme de K apaisait le sentiment de culpa bilit qu'prouva Huxley rester en Californie pendant toute la dure de la guerre). Au cours du printemps 1940, K donna huit causeries dans la Chnaie ; mais lorsque prchant le pacifisme, il dit : La guerre qui se droule en vous-mme est celle dont vous devriez vous occuper et non pas la guerre extrieure , beaucoup d'auditeurs se levrent et
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partirent avec un sentiment d'curement. A la fin du mois d'aot, il se rendit Sarobia o les Logan lui avaient organis une rencontre. Ce fut l la dernire fois qu'il s'exprima publiquement, jusqu 1944. en En 1941 et 42, K fit deux voyages avec les Rajagopal jusqu'au Parc National des Squoias environ quatre cents kilomtres au nord de Ojai et deux mille mtres daltitude ; on disait que certains arbres qui s'y trouvaient avaient plus de trois mille ans. A mi-chemin au cours du deuxime de ces voyages en septembre 1942, les Rajagopal durent retourner Ojai pour la rentre scolaire du deuxime trimestre de Radha, laissant K tout seul dans une cabane en bois o il resta trois se maines faire sa propre cuisine, marcher quinze kilomtres par jour, mditer deux ou trois heures et rencontrer un grand nombre d'animaux sauvages. Cette priode solitaire qu'il apprcia au plus haut point, comme chaque fois qu'il put rester seul, laissa une si forte impression en lui qu'il en parla dans plusieurs de ses livres, rendant compte de l'amiti qui le lia un cureuil et d'une dangereuse rencontre qu'il fit avec une ourse et ses oursons. Ce fut l deux des quelques rares souvenirs qu'il conserva de faon indlbile. Lorsque l'Amrique entra en guerre (les Japonais avaient bombard Pearl Harbour le 7 dcembre 1941), K eut des difficults obtenir le renouvellement de son visa. Etant donn la propagande anti-guerre qu'il avait faite, l'obtention de son visa fut quasi miraculeuse. Il y avait des pnuries alimentaires travers tout le pays, le prix de la vie avait augment et l'essence allait tre rationne d'ici peu. K et les Rajagopal cultivaient leurs propres lgumes et levaient leurs abeilles et leurs poules ainsi qu'une vache. Chaque jour K partait faire une longue pro menade Ojai. Il dit Lady Emily qu'il menait une extraordinaire vie intrieure, trs crative et joyeuse . Mais Lady Emily qui avait vcu le bombardement arien et perdu deux petits-fils la guerre, lui crivit avec pret en l'accusant de fuir toute cette horreur. Dans une lettre du 14 avril, il lui rpondit : Je ne pense pas que le mal puisse tre vaincu par la brutalit, la torture ou l'esclavage ; le mal ne peut tre vaincu que par quelque chose qui ne provienne pas du mal. La guerre est le rsultat de notre
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soi-disant paix qui n'est qu'une succession de brutalits quotidiennes, d'exploitations, d'troitesses, etc... Sans changer notre vie quotidienne nous ne pourrons avoir de paix, et la guerre est une expression specta culaire de notre conduite quotidienne. Je ne pense pas avoir fu i toute cette horreur ; seulement, il n'y a pas de rponse, pas de rponse dfi nitive la violence qui que soit celui qui la manie. J'ai trouv la rponse tout ceci, non pas dans le monde, mais l'cart de celui-ci : en tant dtach, de ce vrai dtachement qui vient de l'tre, ou en essayant d'tre... / mot manquant] pour aimer et comprendre. Cela ncessite beaucoup d'ardeur et il est difficile de le cultiver. Aldous Huxley et son pouse sont ici pour le week-end. Nous avons de longues discussions propos de tout cela ainsi que de la mditation laquelle j'ai consacr beaucoup de temps. Ces paisibles annes de repos que lui procura la guerre furent ines timables pour K l'instructeur. Huxley l'aida aussi beaucoup en lencou rageant crire. K tait bien meilleur crivain qu'orateur. Malgr toutes ses annes de pratique, jamais il ne devint un bon orateur, bien que son magntisme personnel captivait ses auditoires par-del le langage. K avait not ce que Huxley lui avait dit un jour : Pourquoi n'crivezvous pas quelque chose ? J'ai crit quelque chose et le lui ai montr. Il m'a dit : Merveilleux ; continuez . Alors j'ai continu. Aprs cela, K continua crire tous les jours dans un carnet. Il semble que ce qu'il avait montr Huxley ait t le dbut des Commentaires sur la vie, bien que ce livre n'ait pas t publi avant 1956, aprs que deux autres ou vrages l'aient t par des diteurs anglais et amricains bien connus. Les Commentaires sur la vie sont une srie de courts chapitres ex traits d'entretiens privs que K a donns dans divers pays. Chacun d'eux dbute par la description de la personne ou du groupe qui est venu lui rendre visite ou, parfois encore, du lieu de rencontre. Afn que tous ces entretiens restent anonymes, K a brouill les pistes en les mlan geant les uns aux autres. C'est ainsi qu'apparaissent des Sanyasins en Suisse et des Occidentaux assis en tailleur en Inde. Le livre commence par la magnifique phrase : L'autre jour trois pieux gostes sont ve nus me voir . Dans un chapitre, il crivit propos de l'amour : La
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pense rejette invariablement l'amour. La pense est fonde sur la m moire, et la mmoire n'est pas l'amour... La pense provoque invita blement le sentiment d'appropriation, cette possessivit qui de faon consciente ou inconsciente cultive la jalousie. L o il y a jalousie, de toute vidence, il n'y a pas d'amour ; et pourtant pour la plupart des gens, la jalousie est un signe d'amour... La pense est le plus grand emp chement l'amour . Dans un autre chapitre, il parle encore davantage de l'amour et de la pense dans une relation : r Nous emplissons nos curs avec les occupations de la pense ; ainsi nous gardons nos curs toujours vides et dans l'attente. C'est le mental qui se cramponne, qui est envieux, qui tient et qui dtruit... Nous n'aimons pas en laissant l'amour tre libre, mais nous deman dons tre aims. Nous ne donnons qu'afln de recevoir, ce qui est la gnrosit du mental et pas celle du cur. Le mental recherche cons tamment la certitude, la scurit ; et l'Amour peut-il tre rendu sr par le mental ? Le mental, dont l'essence mme est de l'ordre du temps, peut-il tenir l'amour qui est sa propre ternit ? 4* La date laquelle K crivit son premier livre, Education and the Signifcance ofLife est incertaine ; il fut dit en 1953. En page 17, on peut y lire : L'homme ignorant n'est pas celui qui est illettr, mais celui qui ne se connat pas ; l'homme rudit est stupide lorsquil dpend des livres, du savoir et de l'autorit pour accder la comprhension. La comprhension ne peut venir que par la connaissance de soi qui est la conscience de l'ensemble de son processus psychologique person nel. Ainsi, l'ducation, dans son sens vritable, est la comprhension de soi-mme car la totalit de l'existence est rassemble en chacun de nous . Son deuxime livre, La premire et dernire libert, publi en 1954 et contenant un long avant-propos d'Aldous Huxley, a probablement attir bien davantage de personnes ses causeries que n'importe quel autre de tous ses ouvrages successifs. Il recouvre toutes les facettes de son enseignement jusqu' la priode incertaine o il fut rdig. Le refus, sans aucun compromis de K pour nous conforter, est un des aspects
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qui le distingue d'une faon trs personnelle des autres instructeurs re ligieux. Il se refuse devenir notre gourou ; il ne nous dira pas ce que nous avons faire ; il ne fait que nous tendre un miroir et nous mon trer les causes de la violence, de la solitude, de la jalousie et de toutes les autres misres dont l'humanit est afflige, et dit : C'est prendre ou laisser. Et la plupart d'entre vous laisseront tout ceci pour une rai son vidente : vous n'y trouverez aucune gratification . Nos probl mes ne peuvent tre rsolus par personne d'autre que nous-mmes. Au cours de l't 1944, K reprit ses causeries pendant dix dimanches successifs dans la Chnaie, Ojai. Malgr les rationnements d'essence, des personnes y vinrent depuis toutes les rgions des Etats-Unis ; beau coup dsiraient un entretien particulier. Quelqu'un lui demanda : Que faut-il faire de ces hommes qui ont perptr toutes ces horreurs dans les camps de concentration ? K rpondit : Qui peut les punir ? Le juge n'est-il pas souvent aussi coupable que l'accus ? Chacun de nous a construit cette civilisation, chacun de nous a contribu sa misre... En disant tout haut les cruauts commises par un autre pays, vous pensez pouvoir fermer les yeux sur celles du vtre . Il serait tout fait possible de se sentir en rsonance avec une autre personne de l'auditoire de ce jour-l qui avait dit K : Vous tes trs dprimant. Je recherche une inspiration pour continuer avancer. Vous ne nous donnez ni espoir, ni courage. Rechercher de l'inspiration est-il une erreur ? La dure rponse de K ne put, en aucun cas, lui procurer une consolation : Pourquoi voulez-vous tre inspir ? N'est-ce pas parce que, au fond de vous, vous tes vide, seul et sans certitude ? Vous dsirez combler cette solitude, ce vide douloureux ; vous avez d essayer diverses mthodes pour le remplir et vous esprez le fuir une fois de plus en venant ici. Ce procd qui consiste recouvrir l'aride solitude s'appelle l'inspiration. Celle-ci n'est rien d'autre qu'une simple stimulation et comme pour n'importe quel autre genre de sti mulation, cela entrane rapidement son propre ennui et sa propre in sensibilit . Un rapport trs fidle de ces causeries de l't 1944, imprim en Inde, fut dit l'anne suivante par la Krishnamurti Writing Inc.
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(KWINC) qui tait devenue le nouveau nom du Star Publishing Trust. Aprs cette publication, K cessa de rviser les textes de ses causeries. Tout comme l'avait t le SPT, la KWINC restait un organisme caritatif. Son but unique consistait rpandre l'enseignement de K travers le monde. Son conseil dadministration tait compos de K, Rajagopal et trois autres personnes. Hlas K dmissionna au bout de quelques temps car il ne supportait pas les runions financires dans lesquelles il sennuyait ; Rajagopal devint ainsi le prsident de la KWINC. Toutes les donations reues pour le travail de Krishnamurti taient expdies cette organisation internationale. Finalement, aprs vingt annes, une cole fut ouverte en septembre 1946 sur le terrain situ lextrmit suprieure de la valle dOjai ; il avait t achet dans ce but par M Besant en 1926-27. Ctait une petite cole secondaire co-ducative appele Happy Valley School et finance par l'Association Happy Valley dont K, Aldous Huxley et Rosalind Rajagopal furent parmi les membres-fondateurs ; Rosalind adminis trait l cole. K avait prvu de partir pour une tourne travers lAustralie, la Nouvelle-Zlande et lInde juste aprs louverture de l cole, mais il dut tout annuler cause d'une infection rnale qui l'prouva srieuse ment. Il resta couch pendant deux mois. Le premier mois fut particu lirement douloureux et il lui fallut ensuite six mois pour se remettre compltement. Il ne conserva de cette maladie qu'un souvenir trs flou et imprcis. En 1979, il dit un jour ce propos : Je suis rest malade pendant un an et demi, trs malade. Il y avait bien un mdecin mais ils ne m'ont rien donn pour me soigner . K ne voulant pas aller l'h pital, ce fut Rosalind qui s'occupa de lui : il est probable qu'il ait refus de prendre des mdicaments craignant quils fissent trop deffets sur son corps si sensible, mme s'il considra que la douleur qu'il prou vait n'tait pas ncessaire, l'inverse de celle du processus. Les projets de K dpendaient maintenant de l'obtention d'une nou velle extension de son visa. Aprs que l'Inde ait obtenu l'indpendance le 15 aot 1947, K, comme l'ensemble de tous les Hindous et Musul mans, se vit offrir la possibilit de conserver son passeport britannique ou den recevoir un indien. Bien quil considrait la nationalit comme
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l'un des plus grands maux, il lui fallait bien entendu un passeport pour voyager ; il choisit donc un passeport indien. Etant donn le trs grand nombre de ses amis indiens ayant souffert dans la lutte pour l'in dpendance, il lui aurait t difficile de faire autrement. Il obtint une extension supplmentaire son visa qui lui permit de prolonger son sjour Ojai jusqu'en septembre 1947 o il put rcuprer. Puis il partit pour l'Inde en passant par l'Angleterre, ayant abandonn l'ide de se rendre en Australie et en Nouvelle Zlande. K resta trois semaines Londres avec Lady Emily (son mari tait dcd d'un cancer du poumon en 1944). Cela faisant neuf ans qu'ils ne s'taient plus vus et, ds qu'elle l'aperut, Lady Emily perdit toute l'indignation qu'elle avait pu prouver l'gard de K. Il avait alors cinquante deux ans et elle soixante treize et, bien qu'ils allaient corres pondre de moins en moins, elle conserva un amour profond pour K jusqu' sa mort en 1964. Ils vinrent tous deux passer un week-end avec moi et mon deuxime mari dans notre maison du Sussex. J'y avais galement invit Mar de Manziarly qui tait venue en Angleterre pour le voir car K ne passerait pas par Paris. Il avait bien sr vieilli et avait quelques cheveux blancs mais il tait toujours aussi beau et sa person nalit tait quasiment inchange. Il tait toujours autant affectueux et autant enthousiaste pour la vie avec les mmes manires exquises et la mme courtoisie naturelle. Nous nous attardions en robe de chambre autour de la table du petit djeuner, parlant et riant ; K disait que nous tions ensemble comme autrefois lorsque nous passions nos vacances avec Nitya. Il ne pouvait se souvenir de Ehrwald ni de Pergine, ni du processus qu'il y avait vcu, mais il conservait par bribes la m moire de nos jeux et de notre joie au cours de ce sjour. Il me demanda de lui dcrire l'apparence de Nitya et fut trs surpris lorsque je lui dis que son frre louchait trs lgrement. K avait t si longtemps enfer m Ojai avec les Rajagopal qui avaient eu tendance le brimer qu'il paraissait trs soulag de pouvoir tre libre nouveau et de re-voyager. Il s'envola seul pour Bombay en octobre - ce fut son premier voyage en avion pour l'Inde o il resta dix-huit mois. Ce sjour fut crucial car il y rencontra un nouveau groupe de personnes qui, pour le restant de sa vie, allaient tre la fois ses compagnons choisis et des partenaires trs actifs concernant son travail en Inde.
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Parmi ces personnes qu'il rencontra pour la premire fois, il s'en trouva deux qui deviendraient trs importantes, deux surs, toutes deux maries, Pupul Jayakar et Nandini Metha, filles de V.N. Mehta (sans parent avec le mari de Nandini), un Brahmane du Gujarat qui avait t un membre distingu du Service Civil Indien ainsi qu'un ru dit de Sanscrit et de Persan. Il tait mort en 1940. Sa veuve, qui avait consacr beaucoup d'annes au service social, vivait Bombay o rsidaient galement ses deux filles. La plus jeune des deux, Nandini, avait fait un mariage russi auprs de Bhagwan Metha, fils de Sir Chuninal Metha, un admirateur de K depuis avant la guerre ; ils avaient trois enfants. Sir Chuninal emmena Nandini rencontrer K lorsqu'il arriva Bombay ; elle fut prise sous son charme et se rendit ensuite avec son beau-pre ses causeries. Quelques mois plus tard elle an nona son mari qu'elle voulait vivre seule. Aprs le dpart de K, elle dposa une plainte contre son mari devant la Haute Cour de Bombay dans laquelle elle demandait le divorce et la garde de ses enfants gs de neuf, sept et trois ans, sur la base de comportements cruels de la part de son poux. Celui-ci dfendit son cas en disant que sa femme avait t indment influence par les enseignements de Krishnamurti. Son avocat fit de longues lectures devant la Cour d extraits de cause ries de K dans lesquelles il parlait de la position infrieure des femmes indiennes et de leurs servitudes vis--vis de leurs poux. Cependant aucune suggestion impropre ne fut entendue tout au long de l'au dience. Nandini perdit le procs et ses enfants lui furent retirs. Ayant dj quitt son mari, elle chercha refuge chez sa mre. K reut un tlgramme lui annonant le verdict auquel il rpondit : Quel que soit le rsultat, tout ira bien 45. Une fausse rumeur circula en An gleterre disant que K avait t cit en tant que complice dans une affaire de divorce. Jusqu' la fin de sa vie, K prouva toujours une tendresse trs particulire pour Nandini. En 1954, une petite cole de jour Krishnamurti ouvrit ses portes Bombay ; Bal Anand y rece vrait uniquement des enfants dmunis. Sa directrice fut Nandini. K ne fit la connaissance de lane des deux surs, Pupul Jayakar, qu'au dbut de 1948. Elle avait servi en tant que travailleuse sociale ds le dbut des annes 40 et tait devenue une personne de grande
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responsabilit dans le domaine du textile et de l'artisanat indien dont elle avait favoris le dveloppement et l'exportation. Elle deviendra par la suite Prsidente du Comit du Festival de l'Inde. Amie de lon gue date d'Indira Gandhi elle put grandement influencer l'Inde entire lorsque celle-ci devint premier ministre en 1956. Elle possdait une force de caractre suprieure celle de Nandini bien que cette dernire avait d avoir une grande force intrieure pour quitter son mari. Parmi les autres personnes de ce groupe que K runit autour de lui cette poque, se trouvaient Sunanda Patwardhan et son mari Pama, un partenaire au sein de la socit d'dition Orient Longman (il n'avait au cune parent avec Pat). Il y avait aussi son frre Achuyt, un ancien ami de K qui avait t un grand combattant pour la libert et qui, pour deux annes encore, allait rester dans la politique. Sunanda possdait un doctorat de l'universit de Madras et, l'poque, tudiait le droit. Elle tiendrait par la suite le rle de secrtaire de K au cours de ses sjours en Inde, voyageant avec lui et prenant des notes, en stnographie, des dis cussions de groupe qu'il animait. Elle et son poux vinrent plus tard vivre Vasanta Vihar. Deux autres membres du groupe taient le Doc teur V. Balasundaram, un jeune professeur de l'Institut des Sciences de Bangalore, qui deviendrait plus tard le Principal de l'cole de Rishi Val ley, et R. Madhavachari, le secrtaire de la KWINC en Inde, qui logeait Vasanta Vihar. Madhavachari tait le charg de pouvoir de Rajagopal et soccupait de l'organisation des causeries et des voyages de K en Inde, ainsi que de ldition et des relations avec la presse indienne. K tait arriv Bombay deux mois aprs la Partition ; les Hindous et les Musulmans taient alors en train de se massacrer mutuellement dans le nord du pays. Nanmoins, il se rendit Karachi et Delhi ; il quitta Delhi avant l'assassinat de Gandhi le 30 janvier 1948. (Il a t crit que lorsque la lumire se fut teinte avec la disparition de Gandhi, ce fut Krishnamurti que Jawaharlal Nehru confia en secret son an goisse solitaire .46 K confirma que cela tait plus ou moins vrai ; il avait beaucoup d'affection pour Nehru). K fit plusieurs causeries dans le nord avant de se rendre Bombay pour une srie de douze autres entre le 1" janvier et le 28 mars 1948 qui furent suivies par plus de trois mille personnes. Il y eut ensuite des
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discussions prives Vasanta Vihar pendant presque tout le mois d'avril. (Il dit Lady Emily qu'il n'avait jamais travaill aussi dure ment de toute sa vie). A chaque causerie, il essayait d'aborder les mul tiples problmes de l'existence partir d'un point de vue diffrent, mais dans la mesure o il s'adressait de nouveaux auditoires il y eut beau coup de rptitions. Fondamentalement, il n'y avait aucune diffrence entre ses causeries en Inde et celles dans d'autres pays. La seule nou veaut qui mergea de ses annes paisibles passes Ojai pendant la guerre apparut dans ses crits, plus particulirement dans La premire et dernire libert et dans ses Commentaires sur la vie. Son audience en Inde tait beaucoup plus rvrencieuse qu'ailleurs cependant ; il y tait trait comme un trs grand gourou. Au mois de mai, K monta Ootacamund, la station de montagne prs de Madras, pour y prendre du repos. Il rsida avec quelques amis dans une maison appele Sedgemoor, et, sa demande, Pupul Jayakar et Nandini Mehta le rejoignirent et s'installrent dans un htel voisin. M Jayakar a not quelques vnements survenus Sedgemoor mon trant que le processus avait reprit avec encore plus d'intensit qu' l'poque d'Ojai, de Ehrwald ou de Pergine. Cela a d tre une exprience effrayante pour ces deux surs qui ne connaissaient pas encore trs bien K et qui, probablement, n'avaient jamais entendu parler du processus . K tait parti en promenade avec les deux surs lorsque soudai nement il leur dit qu'il se sentait malade et qu'il lui fallait retourner la maison. Il leur demanda de rester auprs de lui, de ne pas avoir peur de ce qui allait se passer et de ne pas appeler de mdecin. Il leur dit qu'il avait mal la tte. Au bout d'un moment, il leur dit qu'il s'en allait . Son visage tait fatigu et exprimait une grande souffrance . Il leur demanda qui elles taient et si elles connaissaient Nitya. Puis il se mit parler de Nitya, leur disant qu'il tait mort, qu'il l'avait aim et qu'il lavait pleur3. Il leur demanda si elles se sentaient nerveuses
a) Ce fut Ooty, au dbut de 1925 quand il tait parti avec Madame de Manziarly, que Nitya tait retomb malade. Lorsque K y tait retourn aprs la mort de Nitya, il avait crit Lady Emily : Je loge dans la chambre de Nitya. Je le sens et je lui parle mais il me manque normment . Revenu Ooty, bien que dans une autre maison, il se peut qu'une certaine mmoire tait revenue K.
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mais sembla ne faire aucun cas de leur rponse. Il s'arrta lui-mme de demander Krishna de revenir : D m'a dit de ne pas l'appeler . Puis il se mit parler de la mort II dit qu'elle tait si proche - A peine l'paisseur d'un film - combien il lui aurait t facile de mourir, mais il n'aurait pas aim cela car il avait du travail faire . Vers la fin, il dit : Il revient. Ne les voyez-vous pas, tous avec lui, sans tache, purs, non touchs - maintenant qu'ils sont l, il va venir. Je suis si fatigu mais il est comme un oiseau - toujours en forme . Puis tout coup, Krishna fut l. Le rsum de cet pisode n'est pas dat. Le suivant est dat du 30 mai 1948 : Krishna tait en train de s'apprter sortir en promenade lors que, soudainement, il annona qu'il se sentait trop faible et pas du tout prsent. Il dit : qu'est-ce que j'ai mal , posa sa main sur sa nuque et s'tendit. En quelques minutes le K que nous connaissions disparut. Pendant deux heures nous le vmes travers d'une douleur intense. Il souffrait comme je navais jamais vu quelqu'un souffrir. Il disait avoir mal la nuque. Ses dents l'inquitaient, son estomac tait dur et gon fl, il gmissait et tait oppress. Par moments, il se mettait hurler. Il s'vanouit plusieurs reprises. Lorsqu'il revint de son premier va nouissement, il nous dit : Refermez ma bouche lorsque je m'vanouis . Il disait constamment : Maman, oh Dieu, donnez-moi la paix. Je sais jusqu'o, ils peuvent aller. Rappelez-le, je sais quel moment la limite de la douleur est atteinte - alors ils reviendront. Ils savent jusqu'o le corps peut aller. Si je deviens fou, prenez soin de moi. Non pas que je deviendrai fou. Ils prennent beaucoup de soin avec ce corps - Je me sens si vieux - il n'y a qu'une partie de moi qui fonctionne. Je suis comme un jouet en caoutchouc indien avec lequel jouerait un enfant. C'est l'enfant qui lui donne vie . Pendant tout ce temps, son visage fu t froiss et ravag par la souffrance. Il n'arrtait pas de serrer ses poings et des larmes coulaient de ses yeux. Je me sens comme un machine qui va tomber en panne . Au bout des deux heures il perdit nouveau connaissance. Lorsqu'il revint lui, il dit : La douleur a disparu, je sais, trs profondment en moi, ce qui s'est pass. On m'a fait le plein d'essence. Le rservoir est plein ras-bord .
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Il se mit alors parler et dcrire des lieux qu'il avait vus au cours de ses voyages ; il parla de l'amour : Savez-vous ce qu'est aimer ? Vous ne pouvez enfermer un nuage dans une cage dore. Cette souf france rend mon corps comme de l'acier et, oh, si souple, si flexible, sans aucune pense. C'est comme un polissage, une vrification . Pupul Jayakar lui demanda s'il lui tait possible d'arrter cette douleur. Il lui rpondit : Vous avez dj accouch. Pouvez-vous arrter le processus de la naissance une fois qu'il a commenc ? Puis il s'assit en tailleur, le dos droit. La douleur avait disparu sur son visage ; M Jayakar avait crit : Il n'y avait plus de temps. Ses yeux taient fer ms. Ses lvres bougeaient. Il semblait qu'il grandissait. Nous sentions que quelque chose d'immense se dversait en lui. L'atmosphre tait charge d'une palpitation. Cela remplissait toute la pice. Puis il ouvrit les yeux et dit : Quelque chose s'est pass - avez-vous vu quelque chose ? Nous lui dmes ce que nous avions senti. Il dit : Mon vi sage sera diffrent demain . Il s'tendit et sa main prit une pose de plnitude. Il dit : Je serais comme une averse - immacul . Au bout de quelques minutes, il nous dit qu'il se sentait bien et que nous pou vions rentrer chez nous . Deux vnements de mme nature eurent lieu au mois de juin. Le 17, K tait parti se promener seul et avait demand Pupul et Nandini de l'attendre dans sa chambre. A son retour, il tait devenu un tranger. K avait disparu. Il commena dire qu'il tait bless au fond de lui, qu'il avait t brl et qu'il avait une douleur qui lui traversait le crne. Il dit : Vous savez, vous avez failli ne plus le revoir demain. Il tait au bord de ne plus revenir . Il n'aiTtait pas de toucher son corps pour vrifier s'il tait entier. Il dit : Il faut que je retourne pour compren dre ce qui s'est pass sur le chemin. Quelque chose s'est pass et ils se sont prcipits en arrire, mais je ne sais pas si je suis revenu. Il se peut qu'il y ait quelques morceaux de moi qui soient rests sur le bord de la route . Le lendemain soir, Pupul et Nandini l'attendirent nouveau dans sa chambre pendant qu'il partit seul en promenade. Lorsqu'il rentra, vers dix-neuf heures, nouveau il tait devenu tranger . Il alla s'allon ger. Il disait qu'il se sentait brl, totalement brl ; il pleurait. Il nous
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a dit : Vous savez, j'ai dcouvert ce qui s'tait pass sur cette route. Il est venu entirement et a tout pris en charge. C'est pourquoi je ne savais pas si j'tais revenu. Je ne savais rien. Ils m'ont brl afin qu'il y ait davantage de vide. Ils veulent voir jusqu'o il peut aller vers eux . A nouveau, Pupul et Nandini perurent la mme palpitation qui emplit la chambre, comme au soir du 30 mai.47 Le fait que les deux surs ne savaient rien de ce qui s'tait pass auparavant donne une valeur particulire leur rcit car il comporte de nombreuses similarits avec plusieurs autres recueillies prcdemment sur ce qui tait arriv K Ojai, Ehrwald et Pergine - les frquents vanouissements accompagns de douleur, la terreur marque sur le corps de Krishna et la peur de le rappeler, sa ralisation du fait que la douleur cesserait si Krishna revenait mais que le processus s'arr terait aussi ? Enfin, il y avait cette allusion la mort ( Ehrwald, lorsque les cloches se mirent tout coup sonner alors que Krishna tait parti , elles causrent un tel choc de douleur sur le corps que Krishna dut revenir. Lady Emily avait rapport ensuite que K avait dit : Il s'en est fallu d'un cheveu. Ces cloches taient presque en train de sonner le glas de mes funrailles ). Les notes de Pupul Jayakar nous disent qu' part K, il y avait d'autres prsences, tout comme cela avait t le cas d'autres occasions - les ils qui prenaient grand soin du corps ; probablement, s'agissait-il des mmes ils que ceux qui avaient accompagn K lorsque Pupul les mentionna dans son premier rcit avec les mots sans tache, purs, non-touchs . Puis il y a ce il qui tait venu entirement au cours de la promenade du 17 juin et qui avait tout pris en charge . L'tre qui tait tendu sur le lit en train de souffrir avait t brl pour faire encore plus de vide afin que ce il puisse pntrer davantage dans K ou dans le corps. Ainsi apparaissaient prsent trois entits mises part les plusieurs anonymes appeles les ils : l'tre restant en arrire pour supporter les souffrances du corps, K qui partait puis revenait et enfin le myst rieux il . Toutes ces entits n'taient-elles que des aspects diffrents de la conscience de K ou taient-elles des tres spars ? Malheureuse ment, la seule personne qui aurait pu nous clairer sur tout ceci, c'est-dire K lui-mme, ne se souvint d'aucun des vnements survenus
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Ooty, tout comme il n'avait eu aucun souvenir du processus son dbut. Cela n'est pas surprenant dans la mesure o il tait en dehors de son corps. Il avait toujours t conscient d'tre protg par quelque chose ou quelqu'un d'extrieur lui-mme et il croyait que quiconque qui aurait voyag avec lui aurait bnfici aussi de cette protection. -Mais il lui tait impossible de dire d'o elle venait. Plus important encore que tout ceci, ce rcit nous apprend que le corps de K conti nuait subir une prparation. Aprs ce sjour Ooty, K poursuivit ses causeries dans de nom breux endroits travers toute l'Inde, puis il rendit visite ses coles de Rajghat et Rishi Valley. Il ne retourna pas Ojai avant avril 1949, aprs dix-neuf mois d'absence.
A son retour d'Inde, les Rajagopal remarqurent avec inquitude que K avait acquis une nouvelle indpendance. La rumeur propos de Nandini leur tait parvenue et Rosalind en fut jalouse de la faon la plus humaine qui soit, ayant t depuis si longtemps dj la seule femme dans la vie de K. La jalousie mne la possessivit et K ne pouvait tre possd malgr tout l'amour qu'il prouvait. Il retourna en Inde en novembre. Au cours d'une causerie quil donna en dcembre Rajamundi, cinq cents kilomtres au nord de Madras, quelqu'un demanda : Vous dites que l'homme est la mesure du monde et que lorsqu'il se sera transform, le monde sera en paix. Votre propre transformation dmontre-t-elle cette assertion ? K rpondit : Vous et le monde n'tes pas deux entits diffrentes. Vous tes le monde, non pas en tant qu'idal, mais vritablement, dans les faits... comme le monde est vous ; dans votre propre transformation, vous produisez une transformation de la socit. La personne qui ques tionne sous-entend que dans la mesure o l'exploitation perdure, ce que je dis est futile. Cela est-il vrai ? Je parcours le monde entier pour rappeler votre attention la vrit, pas pour faire de la propagande. La propagande est un mensonge. Vous pouvez propager une ide mais vous ne pouvez pas propager la vrit. Je vais droite et gauche rappeler la vrit votre attention, mais il vous appartient de la re connatre, ou pas. Un homme ne peut changer le monde lui seul, mais vous et moi, si nous sommes ensemble, pouvons changer le monde. Vous et moi, nous avons dcouvrir ce qu'est la vrit ; car c'est la vrit qui dtruit les misres et les douleurs du monde .
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En janvier 1950, alors qu'il parlait pour la premire fois Colombo, une question similaire lui fut pose : Pourquoi perdez-vous votre temps prcher au lieu d'aider le monde d'une faon pratique ? K rpondit : o Vous voulez dire amener un changement dans le monde, une plus r grande justice conomique, une meilleure distribution du pouvoir, une meilleure relation - ou, pour le dire plus crment, vous aider trou ver un meilleur emploi. Vous dsirez voir un changement dans le monde, tout homme intelligent y aspire ; et vous voulez une mthode pour amener ce changement et donc vous me demandez pourquoi je perds mon temps prcher au lieu d'agir. Maintenant, ce que je suis en train de faire est-il une perte de temps ? Cela serait une perte de temps, n'est-ce pas, si j'introduisais tout un ensemble d'ides pour remplacer la vieille idologie, l'ancienne structure. Plutt que de vous indiquer une soi-disant voie d'action pratique pour faire, pour vivre, pour trou ver un meilleur emploi, pour crer un monde nouveau, n'est-il pas im portant de dcouvrir ce qui actuellement empche une vritable rvo lution - non pas une rvolution mene par la droite ou par la gauche, mais une rvolution radicale, fondamentale, qui ne soit pas base sur des ides ? Parce que, comme nous en avons dj parl, les ides, les croyances, les idologies et les dogmes empchent l'action. En aot 1950, K dcida de faire une retraite d'un an Ojai. Il cessa de donner des causeries ainsi que des entretiens privs et passa la plus grande partie de son temps faire des promenades en solitaire, m diter et flner dans le jardin comme il le dit Lady Emily. Il fut de retour en Inde pendant l'hiver 1951, accompagn de Rajagopal qui n'y tait pas revenu depuis quatorze annes ; mais il resta dans une semi-retraite, ne donnant aucune causerie et demeurant trs retir. Il semblait regarder profondment en lui-mme en permanence. La meilleure chose qu'il advint K extrieurement au dbut des annes 50 fut la maturation d'une forte amiti avec Vanda Scaravelli, ne Passigli, dont :i avait fait la connaissance en 1937 Rome. Aprs tre rest avec elie et son mari pendant deux jours Rome au cours de
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l'automne 1953, elle l'emmena II Leccio3, sa grande maison audessus de Fiesole. L, il se trouva trs en paix parmi les oliviers, les cyprs et les collines. Il Leccio devint pour lui un refuge entre ses constants dplacements en Inde et Ojai. Bien qu'il s'arrtt Lon dres et parfois Paris ou dans d'autres rgions d'Europe, il n'y avait qu' II Leccio o il tait possible d'avoir des causeries, des discussions et des entretiens en toute libert. En mai 1954, K donna une srie de causeries et de discussions pen dant une semaine New York la Washington Irving High School. Un grand nombre de personnes y participrent car la rcente publication de La premire et dernire libert avait t accueillie avec beaucoup d'intrt. Anne Morrow Lindbergh, critiquant l'dition amricaine, avait crit : ... la pure simplicit de ce qu'il a dire coupe le souffle. A travers un seul paragraphe, voire une seule phrase, le lecteur a de quoi explorer, questionner et rflchir pour plusieurs jours . Lorsque le livre sortit en Angleterre, un critique du Observer crivit : ... pour ceux qui veulent couter, cela aura une valeur bien au-del des mots ; un autre critique crivit dans le Times Literary Supplment : Il est un artiste la fois dans le domaine de la vision et dans celui de l'analyse . Lorsque l'dition amricaine des Commentaires sur la vie fut publie de faon impeccable par Rajagopal deux ans plus tard, l'crivain et journaliste amricain trs connu, Francis Hacket, crivit dans le New Republic propos de K : Je sens qu'il possde un secret magique... Il n'est pas diffrent de ce qu'il semble tre - un homme libre, de qualit premire, vieillissant comme le font les diamants, mais avec cet clat brillant qui n'a pas dge et qui reste ternellement vivant . Le critique littraire du Times Literary Supplment crivit quant lui : La profondeur, la fois spirituelle et potique, de ces commentaires est aussi simplement exprime que ce qu'elle est fouille . K ne mentionna jamais un seul de ses livres dans aucune lettre qu'il expdia Lady Emily bien qu'il mentionna une fois en 1930 la r vision de ses causeries qu'il avait dj arrtes de faire depuis longa) II y avait une immense yeuse dans le jardin qui avait inspir le nom donn la maison.
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temps. K n'accordait absolument aucun intrt ses crits sauf pour parfois suggrer un titre pour un livre lorsqu'on le lui avait demand. Cela tait-il d son manque de mmoire venant du fait qu'il ne pen sait plus jamais quelque chose de prcis lorsque celle-ci tait passe ? Aprs un autre hiver de causeries en Inde, d'octobre 1954 avril 1955 o Rajagopal l'avait accompagn, ainsi qu'une autre visite II Leccio et des causeries Amsterdam, K vint Londres en juin o il parla six fois Friend's Meeting House. (Lorsqu'il tait : Londres, il sjournait chez M Jean Bindley, une ancienne amie du dbut de l'Etoile car Lady Emily ayant dmang pour un petit appartement, n'avait plus de place pour le recevoir ; cependant, il la voyait tous les jours). Ce fut au cours de sa troisime causerie Londres qu'il parla pour la premire fois en public d'entrer dans la demeure de la mort de son vivant - un thme dont il parlerait souvent par la suite. Il l'aborda en rpondant la question d'un auditeur : J'ai peur de la mort Pouvezvous me donner un quelconque apaisement ce propos ? K rpondit : r Vous avez peur de lcher tout ce que vous avez connu... Vous avez peur de laisser tout cela, compltement, profondment, depuis le tr fonds de votre tre, et de rester avec l'inconnu - ce qu'est la mort aprs tout... Pouvez-vous, vous qui tes le rsultat du connu, entrer dans l'inconnu qu'est la mort ? Si vous voulez le faire, il vous faut le faire de votre vivant, cela est sr, et non pas au dernier moment... Entrer dans la demeure de la mort de son vivant n'est pas une simple ide morbide ; c'est la seule solution. Que l'on mne une vie pleine et riche - quel que soit le sens de ces mots - ou m e vie pauvre et misrable, ne pouvons-nous pas connatre ce qui n'est pas mesurable, ce qui n'est qu'aperu par l'exprimentateur de rares moments ?... Le mental peut-il mourir d'instant en instant tout ce qu'il exprimente et ne jamais accumuler ? K allait exprimer la mme ide de faon plus simple dans le deu xime tome de ses Commentaires sur la vie (1959) : Comme il est ncessaire de mourir chaque jour, chaque minute tout, tous les nombreux hiers et l'instant qui vient juste de passer ! Sans mort il n'y a pas de renouveau, sans mort il n'y a pas de cration. Le fardeau
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du pass produit sa propre continuit et les soucis d'hier donnent nouveau vie ceux d'aujourd'hui . K se rendit dans de nombreux endroits les deux annes qui suivirent en plus de Ojai, de l'Inde et de l'Angleterre. Partout, il donna des cause ries publiques et des entretiens privs, et mena des dbats et des groupes de discussions - Sydney, Alexandrie, Athnes, Hambourg, la Hollande et Bruxelles. Il passa tout le mois de juin 1956 avec un ami belge, Ro bert Linnsen, dans sa villa prs de Bruxelles. Monsieur Linnsen organisa pour lui six causeries au Palais des Beaux Arts de Bruxelles ainsi que six autres prives dans sa villa. La reine Elisabeth de Belgique assista l'une d'elles et demanda galement un entretien priv avec K. Au cours de l'hiver 1956-57, K resta en Inde avec Rajagopal et Rosalind, allant tous les trois de place en place, accompagns par son groupe d'admirateurs indiens. En 1956, Tenzin Gyatso, le Dala Lama, alors g de vingt et un ans, accepta une invitation pour venir visiter l'Inde et les lieux sacrs associs au Bouddha. C'tait la premire fois qu'un Dala Lama sortait du Tibet. Il s'tait enfui du Tibet trois annes plus tt lorsque les Chinois attentrent sa vie. Un officier politique du Sikkhim, Apa Sahib Pant, qui voyageait avec le Dala Lama et sa grande suite dans un train spcial, lui parla de Krishnamurti et de la nature de son enseignement. Lorsqu'en dcembre le Dala Lama arriva Madras et apprit que Krishnamurti tait Vasanta Vihar, il insista pour le rencontrer bien qu'il n'aimt pas le protocole. D'aprs Apa Sahib qui l'aurait rapport Pupul Jayakar, Krishna-ji le reut simplement. L'affection lectrique qui jaillit instantanment entre eux tait couper le souffle . Le Dala Lama lui demanda gentiment mais sans dtour : Monsieur, quoi croyez-vous ? Alors la conversation s'engagea sous la forme de phrases presque monosyllabiques et sans aucune rhtorique. Le jeune lama se sentait en terrain familier car Krishna-ji le considrait comme un co-exprimentateur . Aprs leur entretien, le Dala Lama dit : Une grande me, une grande exprience . Il expri ma le souhait de revoir Krishnamurti48. Une autre rencontre entre eux ne put tre organise avant le 31 octobre 1984 Delhi ; elle n'eut ce pendant pas lieu car ce jour-l Mra Gandhi fut assassine.
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En janvier 1957, le gouvernement du Sri Lanka autorisa la diffusion des cinq causeries publiques que K donna Colombo. Cela parut K tout fait extraordinaire tant donn leur contenu particulirement sub versif. Aprs la dernire causerie qu'il donna Bombay au mois de mars, il ne parla plus en public jusqu'en septembre 1958 ; cela fut le seul fait des circonstances, K n'ayant pas pris de dcision particulire ce propos. En fait, il se rapprochait d'un grand changement qui allait survenir dans sa vie extrieure. K s'envola de Bombay le 6 mars pour Rome avec Rajagopal ; de l, il se rendit II Leccio o il avait prvu de ne rester que jusqu' la fin du mois avant d'aller Helsinki avec Rajagopal o une rencontre avait t organise. Il avait t assez malade en Inde et il annula soudaine ment non seulement Helsinki mais l'ensemble de son programme de causeries venir Londres, Biarritz et Ojai, ainsi qu'en Nouvelle Z lande et en Australie. Il prolongea de plusieurs semaines son sjour II Leccio rester inactif, sans mme crire une seule lettre (le mari de Vanda Scaravelli mourut Florence durant cette priode). Ce ne fut que vers la fin mai quil retrouva Rajagopal Zurich et ils partirent ensemble pour Gstaad o ils avaient t invits sjourner. Ce fut pour K la premire rencontre avec ce lieu qu'il allait rapidement connatre trs intimement. Cest probablement au cours de ce sjour qu'il conut l'ide de tenir une rencontre annuelle internationale en Suisse compa rable aux camps d'Ommen. Cela lui pargnerait beaucoup de dplace ments (il ne voulut jamais retourner Ommen aprs sa transformation en camp de concentration). Le 11 juin, K et Rajagopal allrent s'installer l Htel Montesano, Villars o K et Nitya taient dj descendus ensemble en 1921. Aprs une quinzaine de jours Rajagopal repartit pour Ojai, laissant K tout seul avec tout juste assez d'argent pour rgler la note d'htel. De toute vidence leur relation avait subi une crise. Une tension s'tait accrue entre eux depuis le retour d'Inde de K en 1949. La fragilit de leur re lation avait pris un nouveau tournant lorsque Rajagopal - qui ne croyait pas que K avait t rellement malade II Leccio - aprs avoir tout organis pour ses tournes, se trouva dans l'obligation soudaine de tout annuler. Il semble qu'il ait dit K au cours de leur sjour Villars
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qu'il en avait assez d'tre son agent de voyage et que dornavant, len semble de ses dplacements pourraient tre organiss par Miss Doris Pratt, la secrtaire de la KWINC de Londres qui avait travaill pour K depuis les premiers jours d'Ommen. Les dpenses de K Londres ainsi que ses voyages au dpart de Londres taient rgls grce des divi dendes provenant d'un ensemble de dons qui avaient t faits pour son travail et qui taient administrs par Doris Pratt. Les dpenses de Rajagopal en Angleterre taient galement rgles sur ce fond. Rajagopal avait demand Doris Pratt de tenir un registre de toutes les dpenses de K. Pour les dpenses de K en Inde, Rajagopal envoyait de l'argent sur place partir d'Ojai. Ce qui se passa alors entre K et Rajagopal eut pour consquence une rticence de la part de K pour retourner Ojai. Lorsqu'il l'avait quitt Villars, Rajagopal avait dit K qu'il allait comprendre ce que signifiait tre seul. Mais K n'tait jamais seul. Il resta Villars un mois entier, tout fait content. Il crivit Lady Emily : Je fais une retraite. Je ne vois personne et les seules conversations que j'ai sont avec le serveur. C'est si agrable de n'avoir rien faire, sauf les autres choses. Il y a ici de splendides promenades o l'on ne croise pratiquement personne. S'il vous plat, ne dites personne o je me trouve . Par les autres choses , K voulait parler de la mditation qui s'intensifiait en lui chaque fois qu'il se trouvait au calme et par laquelle il allait de plus en plus profondment en lui. Doris Pratt savait o il tait. Elle lui faisait suivre ses lettres qu'il lui retournait aprs les avoir lues en lui disant qu'il ne rpondrait aucune car il voulait avoir un long repos complet bien que tout aille bien . Il lui crivait comment elle devait y r pondre sans avoir les lire. Le 20 juillet Lon de Vidas et son pouse que K connaissait depuis quelque temps (il travaillait dans le textile Paris) le rencontrrent on ne sait comment Villars ; K n'avait plus un sou sur lui. Ils l'emme nrent avec eux dans leur maison en Dordogne. (K aurait pu demander Rajagopal de lui envoyer de l'argent mais apparemment, il ne voulait pas communiquer avec lui et il tait impossible de faire sortir de l'ar gent d'Angleterre cause de la rglementation sur le change). K resta en Dordogne jusqu'en novembre ; il crivit Lady Emily vers la fin
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octobre : Cet endroit est trs paisible et je ne vois personne, excepts mes deux htes. On est l'cart des villes. Cela a t une totale retraite faite de marches et de solitude. C'tait trs bien. Je referai la mme chose en Inde . Rajagopal accompagna K en Inde pour la dernire fois au cours de l'hiver, mais il ne resta que jusqu'en janvier 1958. K resta en retraite jusqu'en septembre, Rishi Valley d'abord, puis Rajgat et enfin Ranikhet, une station de montagne dans le nord du pays o il resta seul pendant un mois. Puis il reprit ses causeries publiques. Le 13 no vembre, il signa Vasanta Vihar un document attest par le Notariat Public de la Haute Cour de Juridiction de Madras donnant pour l'en semble de ses crits passs et venir ses droits d'auteur la KWINC et autorisant Rajagopal, Prsident de la KWINC prendre toutes les dispositions ncessaires concernant la publication de ses livres. K ne se souvenait plus de la date laquelle il s'tait retir du conseil d'admi nistration de la KWINC ni pourquoi il l'avait fait. Il parat trange que ce document ait t sign un moment o la relation avec Rajagopal tait si difficile ; cependant ce fut probablement pour cette raison que Rajagopal avait dsir que sa position fut lgalise. Une autre raison rside peut-tre dans le fait que cette anne-l une loi concernant les accords internationaux sur les droits d'auteur entra en vigueur. Au dbut de l'anne 1959 K donna des causeries Delhi. 11 rsidait chez son vieil ami Shiva Rao mais la chaleur y tait si forte qu'on lui loua une maison pour le mois de mars Srinagar au Cachemire. Ce pendant celle-ci tant sale et envahie par des rats, K partit pour Pahalgam, une valle du Cachemire mille quatre cents mtres d'altitude, o il s'installa dans une hutte gouvernementale pas du tout luxueuse comme il le dit Lady Emily mais dans un environnement magni fique avec des sommets enneigs et des kilomtres de forts de pins . Pupul Jayakar et Madhavachari avaient t avec lui Srinagar mais il resta seul Pahalgam avec Parameshwaram, le chef cuisinier de Rishi Valley. Vers la mi-aot, il tomba malade cause d'une infection rnale et il fallut le transporter jusqu' Srinagar avec une forte fivre et de l jusqu' la maison de Shiva Rao Delhi o il prit pour la premire fois des antibiotiques. Ils eurent un effet si puissant sur lui qu'il se retrouva
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temporairement paralys des deux jam bes (il crut que cela durerait toute sa vie, dit-il par la suite, acceptant sereinement le fait) et il devint si faible que Parameshwaran dut le faire manger comme un bb. Il resta alit presque sept semaines et rcupra Rishi Valley avant de recommencer donner des causeries dans plusieurs endroits de l'Inde. Ce ne fut que le 11 mars 1960 quil reprit enfin lavion pour Rome o Vanda Scaravelli vint laccueillir et lemmena II Leccio. Rajagopal ne sut rien des projets de K jusqu ce que celui-ci ne lui envoya un courrier pour lui dire quil resterait pour plusieurs semaines II Leccio avant dentrer la clinique Bircher-Benner de Zurich. Ra jagopal ne savait pas si K avait lintention de retourner Ojai cet tl. Il demanda Doris Pratt dexpdier de largent K pour son hos pitalisation partir du compte anglais mais le contrle sur les changes tant toujours en vigueur, largent ne put tre envoy. K dit Doris Pratt de ne pas sen inquiter, des amis portoricains lui ayant offert de payer ces frais. K entra en clinique le 11 avril o il fut mis une dite trs stricte. Il y resta jusqu'au 1" mai avant de s'envoler pour lAmrique via Lon dres. Doris Pratt qui le retrouva Heathrow reut un choc en voyant combien il avait lair hagard. Il dut commander de nouveaux souliers tant ses pieds taient amaigris. Malgr sa fragilit, il refusa rsolu ment de voyager en premire classe dit Doris Pratt Rajagopal. Le jour o K quitta Londres, elle crivit nouveau Rajagopal : Je dois vous dire d une faon trs trs confidentielle que je le sens trs malade et absolument pas en tat de donner des causeries Ojai, bien quil y semble trs dcid... On a dit quil a failli mourir Delhi et, tant donn son tat actuel, je ne peux que le croire. Je pense quil serait de la plus haute importance de prendre normment soin de lui avec beaucoup damour et de tendresse pendant qu'il sera Ojai .49 K fit un arrt New-York o il resta chez un ami qui lui dit qu' moins qu'il ne prenne quelques rsolutions, il s'apercevrait trs rapi dement qu'il n'aurait plus son mot dire dans les affaires de la KWINC. Cet ami le pria d y prende plus de responsabilits dans la mesure o les grosses sommes que recevait la KWINC en donations taient des tines financer son travail. Aprs avoir gr avec beaucoup d'effica
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cit et de russite les affaires de K pendant trente cinq ans, Rajagopal ne voyait aucune raison ce que K y intervienne aussi soudainement. En ralit, Rajagopal avait avec lui un vice-prsident et un groupe dactionnaires, mais il les dirigeait de faon autocratique. Malheureu sement, il refusa de donner K les informations qu'il lui demandait et lorsque K voulut refaire partie du conseil d'administration, sa demande fut rejete. Si Rajagopal avait seulement accept que K retrouve une place au sein du conseil, il tait presque certain qu'il s'en serait trs vite dsintress. Etant donn le comportement de Rajagopal, son intransi geance apparut suspecte et altra une relation qui avait jusqu'alors repos sur une confiance mutuelle. On peut comprendre le dsagrment de Rajagopal lorsque K ayant insist pour donner des causeries Ojai et ayant dcid d'en donner huit, il annona au bout de la troisime qu'il ne pourrait n'en donner qu'une de plus. (Cette troisime causerie fut superbe ; il y parla de la faon de rendre l'esprit innocent travers la mort du connu et du besoin urgent d'une transformation radicale dans la psych humaine). L'annulation des quatre autres causeries cra une agitation et une grande dception parmi les gens qui avaient parcouru un long trajet pour suivre l'ensemble des huit initialement prvues. Rajagopal tait d'autant plus irrit que, comme il le dit Doris Pratt, K ne les avait pas annules parce qu'il tait malade mais seulement parce qu'il n'avait pas assez d'nergie pour continuer bien qu'il ait donn pendant trois jours des interviews de plusieurs heures . On peut se demander si, Rajagopal pensant que K pouvait donner des causeries publiques aussi facilement que des entretiens privs, connaissait bien la vie intrieure de K. Il semble tout fait vident quil avait besoin d'une nergie spciale pour parler devant un grand auditoire. K avait prvu de retourner la clinique Bricher-Benner vers la fin juin mais il ne cessait de reporter son dpart, au plus grand regret de Rajagopal. Il ne donnait plus aucune interview ni ne rpondait au courrier, pas mme celui de Lady Emily ou de Vanda Scaravelli et les lettres s'empilaient les unes sur les autres. Finalement il resta jus qu' son dpart pour l'Inde en novembre bien que l'atmosphre Arya Vihara eut t trs dsagrable car non seulement la tension montait
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entre lui et Rajagopal mais ce dernier ne cessait de se quereller aussi avec Rosalind ; en fait ils divorcrent peu de temps aprs. K ne se sentit pas en tat de donner des causeries en Inde en tant cependant prt parler avec des petits groupes. Il crivit apparemment Rajagopal depuis l'Inde pour lui demander d'organiser une rencontre en Angleterre pour l'anne suivante. Il reut un cble en retour : Plus en mesure d'organiser quoi que ce soit - Ai parl avec Doris Pratt qui aidera. Ecrivez-lui. Bonne anne . Rajagopal se lavait les mains de toute activit pour K en Europe. C'est de Londres, o il se trouvait, qu'il expdia ce cble ; il y eut de nombreux changes acides avec Doris pratt qui le trouva dans un tat de grande tristesse. Je l'avais moimme rencontr une fois et n'tant pas au courant du changement dans sa relation avec K, je fus profondment affecte lorsqu'il commena le tromper. J'avais particulirement aim Rajagopal depuis l'poque o il tait all Cambridge et o j'allais souvent lui rendre visite. Il insulta galement K devant ma mre qui en fut toute retourne, elle aussi ayant beaucoup apprci Rajagopal depuis longtemps. Nous esprions que tout ceci n'tait qu'un passage. K sadressa des petits groupes New Delhi vers la fin de l'anne 1960 et Bombay au dbut de 1961. Il tait l'poque profondment concern par l'urgence d'un changement dans la psych humaine et la cration d'un esprit nouveau. Vers la mi-mars il quitta l'Inde pour retourner II Leccio o il sjourna plusieurs semaines avant de se rendre Londres au mois de mai. Doris Pratt avait fait tout son possi ble pour organiser une rencontre. Sachant combien il avait autrefois aim m archer W im bledon Common lorsquil logeait chez M iss Dodge West Side House, elle lui avait lou une maison Wimbledon et y avait rserv l'htel de ville pour une srie de douze rencontres auxquelles elle avait personnellement invit environ cent cinquante personnes. Elle et une amie hollandaise que K connaissait depuis plu sieurs annes, Anneke Komdorffer, s'occuprent de lui. Au cours de ces rencontres, K accepta pour la premire fois d'tre enregistr sur un magntophone bandes. Doris et Anneke, qui restrent avec lui pendant huit semaines Wimbledon, furent trs troubles lorsqu'elles l'entendirent hurler au
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milieu de la nuit et souvent au cours des repas alors qu'il laissait tomber ses couverts et semblait ptrifi, au bord de l'vanouissement. Doris lui demanda s'il y avait quelque chose qu'elle put faire, ce quoi il rpondit : Rien d'autre que de rester calme et dtendue, de ne pas s'inquiter et aussi de ne pas me toucher . Il leur dit que bien que sa chant trs prcisment ce qui lui arrivait, il se trouvait dans l'impossi bilit de le leur expliquer. Le 18 mai, il crivit en Inde Nandini Mehta : Etrangement les vnements survenus Ooty ont repris ici, bien que personne ne le sache - c'est trs fort .50 K quitta Londres pour Ojai via New-York le 14 juin, emmenant avec lui, la demande de Rajagopal, les bandes enregistres Wimbledon. Le lendemain, Doris crivit la Signora Vanda, comme K l'appelait, qu'il tait terrifi par cette visite Ojai car il y aurait l-bas une situation affronter. Il avait dit qu'il risquerait de revenir trs rapidement. Ce fut le 18 juin, le jour prcdent son vol de New-York Los Angeles, que K commena rdiger le plus incroyable rcit qui soit propos de ses tats de conscience intrieurs. Ecrivant au crayon papier sur un cahier d'colier, sans aucune rature, il continua ce journal pendant sept mois. Il n'avait jamais tenu un tel journal auparavant et il ne se souvint plus par la suite des raisons qui l'avaient pouss le faire. Ce rcit est ce qui nous permet d'approcher avec le plus de jus tesse ce que signifiait tre Krishnamurti. Il nous montre combien les vnements extrieurs de sa vie affectaient peu son tre intrieur1. Il 5 suffit d'ouvrir ce livre au hasard pour tre soi-mme saisi par une profonde sensation de merveilleux mystre. Le rcit commence abruptement : Dans la soire cela fut tout coup l, emplissant la pice, un sens immense de beaut, de force et de douceur. Les autres l'ont senti (les amis chez qui il tait New-York) . Le sacr , 1' im mense , la bndiction , 1' autret , 1' autre , la vastitude , tous ces termes sont ceux que K utilisera tout au long de son journal
b) Ce journal, sous le titre de Krishnamurts Notebook fut dit par Gollancz, Harper and Row en 1976.
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pour faire rfrence ce mystrieux cela qui ne pouvait tre re cherch mais qui venait quotidiennement lui avec tant de force qu'il arrivait parfois que d'autres personnes le perussent. Il crivit gale ment propos du processus , cette violente douleur qui lui traversait simultanment la tte et la colonne vertbrale. La totalit de son ensei gnement figure dans ce journal ainsi que de trs belles descriptions de la nature. Le 21 Ojai, il crivit : Rveill vers deux heures, il y avait une pression singulire et la douleur tait encore plus vive au centre du crne. Cela a dur plus d'une heure et il s'est rveill plu sieurs fois cause de l'intensit de la pression. A chaque fois, il y avait une grande extase qui stendait ; la joie continuait . Le lendemain, il crivait : La force et la beaut d'une tendre feuille rsident dans sa vulnrabilit. Comme une pousse d'herbe sortant d'entre les pierres du trottoir, elle contient la force laquelle ne saurait rsister la fortuite mort . Et le 23 Juste comme il allait se coucher, il y eut la plnitude de II L. [Il Leccio ]. Cela n'tait pas limit la chambre ; il semblait que la terre entire, de l'horizon l'horizon, en tait recouverte. C'tait une bndiction . Le 27 il crivit : Cette prsence qui tait II L. tait l, attendant patiemment mais avec bienveillance et une grande tendresse . Ces deux extraits montrent que ce qui se droulait avait dj t expriment II Leccio. Il se retrouvait souvent hurler au milieu de la nuit mais comme il tait seul dormir Pine Cottage, per sonne ne pouvait l'entendre, pas mme de Arya Vihara. Bien qu'il resta dix-neuf jours Ojai pendant lesquels il tint quoti diennement son journal, K n'y mentionna jamais ses activits surplace, l'exception d'une visite qu'il fit chez le dentiste alors que cela tait avec lui pendant qu'il tait allong sur le fauteuil et aussi au cours d'une promenade o environn par ces montagnes de roches dnu des et violettes, tout coup il y eut cette solitude ; c'tait une immense richesse insondable qui possdait cette beaut au-del du sentiment ou de la pense... Cela tait seul d'une manire unique, non pas isol, mais seul, tel une goutte d'eau contenant la totalit des eaux de la terre . Il faut lire ce carnet. On ne peut en rendre sa valeur par des citations prises au hasard, quel qu'en soit leur nombre. C'est un document infi niment prcieux, un des plus grands travaux mystiques de tout les
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temps qui sera reconnu un jour sans aucun doute pour ce qu'il est rellement. Pendant qu'il tait Ojai, K dit Rosalind qu'elle pouvait rester Aray Vihara pour toute sa vie. Elle continuait grer l'cole de Happy Valley qui n'tait plus depuis dj longtemps une cole Krishnamurti. Rajagopal avait emmenag dans une maison qu'il avait construite de ses mains, pas trs loin de la Chnaie, l'extrmit occidentale de la valle. Rosalind tait prsent indpendante puisque Robert Logan, dont la femme tait morte, lui avait laiss tout son argent et sa pro prit lorsqu'il disparut son tour. (M. Logan avait offert deux mon tres Pathek-Philippe K - une premire en or qu'il ne porta jamais et une autre de poche, en acier, avec une petite chane laquelle pendait une ancienne pice de monnaie grecque qu'il garda toujours sur lui jusqu' son ultime maladie). Aprs un vol de nuit pour Londres le 8 juillet, K crivit le lende main dans son journal : ... au milieu du bruit, de la fume et des conversations, de la faon la plus inattendue, le sens d'immensit et cette extraordinaire bn diction qui fut senti II L., ce sentiment imminent de sacr commena prendre place. Le corps tait nerveusement tendu cause de la foule, du bruit, etc, mais en dpit de tout ceci, c'tait l. La pression et la tension taient intenses et il y avait une vive douleur la base du crne. Il n'y avait que cet tat et il n'y avait pas d'observateur. Le corps entier participait de cet tat et le sentiment du sacr tait si intense qu'un grognement s'est chapp du corps ; et il y avait d'autres pas sagers assis sur les siges voisins ! Cela a continu pendant plusieurs heures, jusqu' tard dans la nuit. C'tait comme s'il y avait quelqu'un qui regardait dans la nuit. C'tait comme s'il y avait quelqu'un qui re gardait non seulement avec des yeux mais avec des milliers de sicles ; tout ceci tait trange. Le cerveau tait totalement vide, toute raction s'tait arrte. Tout au long de ces heures, il n avait aucune cons y cience de ce vide ; ce n'est qu prsent, en crivant, que cette chose est connue ; mais cette connaissance n'est que descriptive, elle n'est
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pas relle. Que le cerveau puisse se vider de lui-mme est un phno mne trange. Alors que les yeux taient ferms, le corps, le cerveau semblaient s'enfoncer dans des profondeurs insondables, dans des tats d'une beaut et d'une sensibilit incroyables .
La fin de la douleur
Aprs trois nuits Londres, K retrouva Vanda Scaravelli Genve et partit avec elle Gstaad o elle lui avait lou une maison pour l't, le chalet Tannegg. Une petite runion avait t organise pour lui l'Htel de Ville de Saanen, un village voisin. Doris Pratt qui l'avait rencontr Heathrow l'avait trouv compltement puis , comme elle le dit Vanda. Il lui avait dit : Vous ne pouvez pas savoir ce que signifie de voyager avec quelqu'un comme la Signora Vanda. Je n'ai jamais t aussi merveilleusement trait . Doris conclua qu'il n'avait pas d tre trs heureux Ojai. Il lui avait demand de ne plus donner aucune information Rajagopal sur les sommes qui taient dpenses pour lui en Angleterre (l'ensemble de ses dpenses pour les mois de mai et juin, les locations de la maison de Wimbledon et de l'Htel de Ville comprises s'taient montes quatre cent soixante dix-sept Li vres alors que les donations avaient t de six cent cinquante Livres). On ne sait si K parla ou non avec Rajagopal des affaires de la KWINC, mais il lui crivit par la suite pour lui demander de l'en tenir au cou rant, en insistant pour que sa lettre soit lue par l'ensemble des action naires et en redemandant faire nouveau partie du conseil d'adminis tration. Il ne reut aucune rponse bien que quelque temps aprs, alors qu'il tait en Inde, Rajagopal lui expdia un relev de comptes auquel, bien entendu, il ne comprit rien. Trois cent cinquante personnes, le maximum que l'Htel de Ville pouvait contenir, assistrent la premire rencontre de Saanen ; elles taient de dix-neuf nationalits diffrentes (les rencontres de Saanen allaient devenir pendant vingt-quatre ans un vnement international annuel accueillant chaque anne de plus en plus de monde). K passa presque deux semaines au chalet Tannegg avant le dbut de la rencon
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tre. Le 14 juillet, le jour suivant son arrive, il crivit dans son carnet : Le dsir pour qu'une exprience se rpte, aussi agrable, belle et riche soit-elle, est le terrain sur lequel crot la douleur . Et deux jours plus tard : Tout le processus a dur pendant presque toute la nuit ; c'tait assez intense. Le corps peut vraiment supporter beaucoup ! Il ne cessait de frissonner et ce matin, il s'est rveill avec des mouvements de tte. Ce matin, il y avait ce sentiment si particulier du sacr qui emplis sait toute la pice. Cela possde un grand pouvoir de pntration, se faufilant dans chaque recoin de l'tre, l'emplissant, le nettoyant et faisant n'importe quoi de lui. L'autre l'a senti aussi [Vanda]. Le fait est que tous les tres humains implorent cela et que c'est pour cette raison que cela ne vient pas eux. Le moine, le prtre, le sanyasi se torturent le corps et le caractre au travers de leurs attentes, mais cela les vite. Car cela ne peut tre achet ; ce ne sont ni le sacrifice, ni la vertu, ni la prire qui peuvent amener cet amour. Cette vie, cet amour ne peuvent tre si la mort est le moyen. Toute recherche, tout question nement doivent cesser totalement. La vrit ne peut tre exacte. Ce qui peut tre mesur n'est pas la vrit. Ce qui n'est pas vivant est mesurable et il est possible d'attein dre son sommet. Le mme jour, Vanda fut tmoin pour la premire fois du pro cessus de K ; elle crivit : Nous tions en train de discuter aprs le djeuner. Il n'y avait personne d'autre dans la maison. Tout coup K s'est vanoui. Ce qui s'est alors pass est impossible dcrire car aucun mot ne se rap proche d'une telle exprience ; mais c'est aussi quelque chose de trop srieux, de trop extraordinaire et de trop important pour le garder, le passer sous silence ou ne pas le mentionner. Le visage de K a chang. Ses yeux devinrent plus grands, plus ouverts et plus profonds ; il avait un regard immense, au-del d'un espace. C'tait comme s'il y avait
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une puissante prsence venant d'une autre dimension. Il y avait un sentiment inexplicable de plnitude et de vide en mme temps . K, de toute vidence, tait parti , car Vanda avait pris note d'une remarque que l'entit reste prsente lui avait adresse : Ne me laissez pas jusqu' ce qu'il revienne. Il doit beaucoup vous aimer s'il vous laisse me toucher car il est trs pointilleux dans ce domaine. Ne laissez personne m'approcher tant qu'il n'est pas de retour . Vanda avait rajout dans ses notes : Je ne pouvais absolument pas compren dre ce qui se passait et j'tais trs tonne . Le lendemain la mme heure, K partit nouveau et Vanda nota encore une fois ce que le corps disait pendant qu'il tait parti : J'ai une trange sensation. O suis-je ? Ne me laissez pas. Pouvez-vous avoir la gentillesse de rester avec moi jusqu' son retour ? Etes-vous l'aise ? Prenez une chaise. Le connaissez-vous bien ? Prendrez-vous soin de lui ? Vanda continua : Je ne pouvais toujours pas com prendre ce qui se passait. Tout cela tait trop inattendu et trop incom prhensible. Lorsque K a repris conscience, il m'a demand de lui dire ce qui s'tait pass et j'ai donc not tout ceci dans l'espoir que j'arri verais me faire une ide sur ce que j'avais vu et senti .51 Vers la fin juillet Aldous Huxley et sa seconde pouse se trouvrent Gstaad et ils allrent couter K plusieurs reprises qui donnait ses causeries l'Htel de Ville de Saanen. Huxley avait crit ensuite : C'tait une des choses les plus impressionnantes qu'il m'ait t donne d'entendre. C'tait comme d'couter un discours du Bouddha - un tel pouvoir, une telle autorit intrinsque, un tel refus sans aucun compro mis qui empchait l'homme moyen sensuel* de s'vader ou de su broger lui-mme un quelconque gourou, un sauveur, un fhrer ou des glises. Je vous montre la douleur et la fin de la douleur - et si vous ne choisissez pas de remplir les conditions pour mettre un terme la douleur, soyez certains, quels que soient les gourous, les Eglises, etc en lesquels vous pouvez croire, que votre douleur continuera ind finiment .52
* En franais dans le texte (N.d.T.).
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De toute vidence Huxley faisait rfrence la sixime causerie que fit K le 6 aot et dans laquelle il parla de la douleur. Le temps n'ef face pas la douleur. Vous pouvez oublier une souffrance particulire mais la douleur demeure toujours, profondment enfouie, et je pense quil est possible d'effacer jamais la totalit de la douleur. Non pas demain, ni au fil du temps, mais de voir sa ralit dans le prsent et d'aller au-del . Le 15 aot, aprs sa dernire causerie, K crivit dans son journal : Ce matin, au rveil, il y avait nouveau cette force impntrable dont le pouvoir est bndiction... Pendant la promenade c'tait l, in touchable et pur . A la lecture, cette causerie n'tait pas aussi puissante que les autres. Il arriva souvent que les gens qui, l'poque, avaient peru une cau serie particulire comme tant trs rvlatrice, se retrouvaient dus lorsqu'ils en relisaient ensuite le texte imprim. Il est trs probable qu' de nombreuses fois o K parla en public, il ait expriment en mme temps cette trange bndiction et que ce soit cela qui inspira davan tage l'auditoire, plutt que ses mots. Cet t-l, il fut cr un comit-Saanen qui s'occuperait de toute l'organisation ncessaire pour que K vienne parler chaque anne. Rajagopal en fut drang car il craignait que K coupa tous ses liens avec Ojai. Cela n'tait pas son intention bien qu'il arriva en fait que K n'y retourna plus pendant cinq ans. Aprs la rencontre, K resta paisiblement au chalet Tannegg en compagnie de Vanda. Pendant ce sjour, Vanda fut constamment cons ciente de la bndiction , de cette autret propos de laquelle K crivait quotidiennement. En septembre, il prit seul lavion pour Paris o il logea chez ses anciens amis Carlo et Nadine Suars dans leur appartement situ au huitime tage de l'avenue Labourdonnais. Se retrouver en ville aprs la paix des montagnes qu'il aimait tant fut un changement assez brusque ; cependant, il crivit : Assis paisible ment... regardant par-dessus les toits, de la faon la plus inattendue qui soit, cette bndiction, cette autret est venue avec une douce clart ; elle a empli la pice et est reste. C'est encore l, avec la mme vidence que cette criture sur ce carnet .
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Aprs avoir donn neuf causeries Paris avant d'aller nouveau II Leccio, K s'envola pour Bombay en Octobre et de l, il se rendit Rishi Valley o il resta un mois. Il se rendit ensuite Vansata Vihar, Rajghat et Delhi. Grce aux descriptions qu'il donne dans son journal, on a le sen timent, leur lecture, de connatre aussi bien Rishi Valley et Rajghat que si on y tait all par soi-mme. Le 23 Janvier 1962, Delhi, son journal sarrta aussi soudainement que ce qu'il avait commenc. Il fai sait si froid dans la maison de Shiva Rao que K n'arrivait plus tenir un crayon entre ses doigts. La dernire lecture que l'on peut y faire est : . . . coup, cette immensit inconnaissable tait l, non seulement dans la pice mais aussi au-del, si profondment dans les replis les plus intimes de ce qu'tait autrefois l'esprit... cette immensit ne lais sait pas de traces, elle tait l, claire, puissante, impntrable et inapprochable dont l'intensit tait telle un feu ne faisant pas de cendre. Avec elle, il y avait une flicit... Le pass et l'inconnu ne se croisent nulle part. Ils ne peuvent tre associs par aucun acte quel qu'il soit ; il n'y a aucun pont franchir ni aucun chemin qui puisse y mener. Ils ne se sont jamais mlangs l'un l'autre et ne le feront jamais. Le pass doit cesser pour que cet inconnu, pour que cette immensit soit. La publication en 1976 de cet extraordinaire document passa ina peru dans la presse anglaise et amricaine, l'exception de l'hebdo madaire amricain Publishers' Weekly qui lui consacra un paragraphe se teiminant ainsi : L'enseignement de Krishnamurti est austre et, dans un sens, annihilant . Une ou deux personnes qui lurent le ma nuscrit s'opposrent sa publication, craignant qu'il dcouragea les gens qui suivaient K. Lui maintenait que les tres humains peuvent se trans former radicalement non pas avec le temps ou en voluant, mais par la perception immdiate et, le Carnet montre que Krishnamurti n'tait pas un homme ordinaire ayant vcu une transformation, mais un tre unique existant dans une dimension diffrente. Ce point de vue avait une certaine valeur mais lorsqu'il fut dfendu devant K, il rpondit : Nous n'avons pas tous devenir un Edison pour appuyer sur un interrupteur lectrique . Un peu plus tard Rome, alors qu'un journa liste lui faisait remarquer qu'il tait n dj ainsi et que par consquent
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les autres hommes ne pouvaient pas accder son tat de conscience, il rpliqua : Christophe Colomb est all en Amrique sur une go lette ; nous pouvons y aller en avion . K donna au cours de cet hiver-l vingt-trois causeries publiques en Inde et un nombre considrable de discussions prives ; il n'est pas surprenant quil se retrouva puis lorsqu'il arriva Rome, au milieu du mois de mars, o l'attendait Vanda. Il tomba malade le lendemain et eut de la fivre, et c'est dans cet tat qu'il partit comme il avait cou tume de faire pendant le processus . Vanda enregistra ce qui fut dit par l'entit qui restait pour garder le corps. Cependant la voix n'tait plus celle d'un enfant et tait assez naturelle : Ne me laissez pas. Il est parti loin, trs loin. Il vous a t dit de prendre soin de lui. Il n'aurait pas d sortir. Vous auriez d le lui dire. A table, il n'est pas entirement l. Vous devriez le lui dire par un signe du regard afin que les autres personnes ne s'en aperoivent pas mais que lui puisse comprendre. Beau visage regarder. Des cils comme les siens sont inutiles pour un homme. Pourquoi ne les prenezvous pas ? Ce visage a t faonn avec beaucoup d'attention. Ils ont travaill et travaill pendant si longtemps, tant de sicles, pour pro duire un tel corps. Le connaissez-vous ? Vous ne pouvez le connatre. Comment pourriez-vous connatre l'eau vive ? Vous coutez. Ne posez pas de questions. Il doit vous aimer pour vous laisser demeurer ainsi prs de lui. Il est trs attentif ne pas laisser les gens toucher son corps. Vous savez comment il vous considre. Il veut que rien ne vous arrive. Ne faites rien d'extravagant. Tous ces dplacements sont beau coup trop pour lui. Et tous ces gens qui fument dans l'avion, tous ces bagages faire constamment, ces arrives et ces dparts, tout cela a t beaucoup trop pour le corps. Il voulait arriver Rome pour cette fem me [Vanda]. La connaissez-vous ? Il voulait arriver vite pour elle. Si elle ne va pas bien, il en est affect. Tous ces voyages - non, je ne suis pas en train de m'apitoyer. Vous voyez combien il est pur. Il ne s'octroie jamais rien pour lui-mme. Depuis tout ce temps, le corps a t en permanence au bord d'un prcipice. Il a t maintenu, il a t
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observ avec tellement d'intensit pendant tous ces mois, et s'il le lche, il partira trs loin. La mort est proche. Je lui ai dit que c'tait trop. Lorsqu'il est dans ces aroports, il est avec lui-mme. Il n'est pas tout fa it l. Toute cette pauvret en Inde et ces gens qui meurent. Terri ble. Ce corps aussi serait mort s'il n'avait pas t trouv. Et toute cette salet partout. Il est si propre. Son corps est gard si propre. Il le lave avec tellement de soin. Ce matin il voulait vous communiquer quelque chose. Ne l'en empchez pas. Il doit vous aimer. Dites-lui. Prenez un crayon, dites lui : La mort est toujours l, trs proche de vous, pour vous protger. Et lorsque vous vous y rfugierez, vous mourrez . Quand K se trouva suffisamment bien, ils partirent pour II Leccio. Mais il y tomba trs malade avec une reprise de ses troubles rnaux auxquels se rajouta une forte crise d'oreillons. Il fut si malade que Vanda monta la gaide devant la porte de sa chambre pendant plusieurs nuits. Ce ne fut que vers la mi-mai quil vint Londres o Doris Pratt lui avait lou une autre maison meuble Wimbledon. Lady Emily avait alors quatre-vingt-sept ans et avait pratiquement perdu la m moire ; cependant il lui rendait souvent visite et s'asseyait prs d'elle en lui tenant la main et lui chantait des chansons pendant une heure ou plus. Elle le reconnaissait et aimait sa prsence. Elle mourut au dbut de 1964. J'allais parfois le chercher Wimbledon et le conduisait jus que dans le Sussex o nous allions marcher dans nos bois remplis de jacinthes des prs. Nous n'avions jamais de conversations srieuses et au cours de ces promenades nous restions compltement silencieux. Je savais qu'il savourait le silence, la vue et le parfum des jacinthes, la paix des bois, le chant des oiseaux et les jeunes feuilles des htres. Il s'ar rtait souvent pour regarder la bruine bleute derrire lui en se penchant en avant pour voir entre ses jambes. Il tait ce qu'il fut toujours pour moi, non pas un instructeur, mais un tre humain bien aim, plus proche de moi que n'importe lequel de mes frres ou surs. Il me plaisait de penser que j'tais peut-tre la seule personne auprs de qui il n'avait jamais d faire un quelconque effort. Lorsque j'appris qu'il devait parler la Friend's Meeting House ainsi qu' Wimbledon, j'eus un dsir soudain d'aller l'y couter. Je ne l'avais
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plus fait depuis 1928 Ommen. La salle tait comble ; des gens se tenaient debout au fond. Je ne l'ai pas vu arriver sur l'estrade ; la sim ple chaise place au milieu de l'estrade tait vide et l'instant d'aprs, il y tait assis, ses mains sous ses cuisses, n'ayant fait aucun bruit en en trant. Il tait l avec son visage trs mince, impeccablement vtu d'un costume sombre, d'une chemise blanche et d'une cravate sombre, ses pieds parfaitement cte cte, dans des chaussures marrons trs lui santes. D tait seul sur l'estrade (il n'avait jamais t introduit et, comme je l'ai dj dit, il n'avait jamais de notes). La salle tait absolument silencieuse et il y avait une vibration de grande attente qui parcourait l'auditoire. Il tait assis parfaitement silencieux, le corps immobile, parcourant lassemble d'un regard circulaire d'un ct l'autre de la salle. Une minute passa, deux minutes... je commenais me paniquer pour lui. Avait-il tout coup perdu ses moyens ? Mon corps tait par couru d'un fourmillement d'angoisse et d'inquitude pour lui lorsque, tout coup, il commena parler, sans hte, de sa voix assez gaie avec ce lger accent indien et foudroya le silence. Je dcouvris par la suite que ce long silence au dbut d'une causerie lui tait habituel. C'tait extrmement impressionnant, bien que ce n'en fut pas la raison. Il savait trs rarement ce qu'il allait dire avant de commencer parler et il semblait chercher dans son auditoire une direction. C'est la raison pour laquelle il commenait souvent une causerie en disant : Je me demande quel est le but d'une rencontre comme celle-ci ? ou encore Qu'attendez-vous de cette rencontre ? Il pouvait tout aussi bien commencer une srie de causeries en disant : Je pense qu'il serait aussi bien d'tablir une relation vraie entre l'orateur et l'auditoire . D'autres fois, il savait exactement ce qu'il voulait dire : Je veux, ce soir, parler de la connaissance, de l'exp rience et du temps . Mais la causerie qui suivait ne portait pas forc ment sur le sujet annonc. Il insistait toujours sur le fait qu'il ne parlait pas de faon didactique, mais que lui et l'auditoire taient engags dans une investigation. Il rappelait ce point deux ou trois fois au cours d'une causerie. Ce soir-l, la Friend's Meeting House, il avait su ce dont il voulait parler :
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Comprendre ce dont il va tre question ce soir et les soires venir demande un esprit clair, un esprit capable de perception directe. La comprhension n'est pas quelque chose de mystrieux. Elle n cessite un esprit capable de voir les choses directement, sans prjug, sans inclination personnelle, ni opinion. Ce que je veux dire ce soir concerne la totale rvolution intrieure, une destruction de la structure psychologique de la socit que nous sommes. Mais la destruction de la structure psychologique de la socit, qui est vous et moi, ne vient pas d'un effort ; et je pense que cela est la chose la plus difficile comprendre pour la plupart d'entre nous . Le sens rsidant derrire les paroles de K venait, pour la plupart des gens me semble-t-il, de la prsence mme de l'homme - il y avait une manation qui illuminait la comprhension de faon directe, sans passer par le mental, et que l'on trouva la causerie plus ou moins signifiante dpendait davantage de l'tat de rception dans lequel on se trouvait que de ce qui tait dit. Bien qu'il plat ses mains sous ses cuisses quand il sasseyait sur sa chaise en dbut de causerie, K se mettait, au fur et mesure quil parlait, gesticuler d'une ou des deux mains de faon tout fait expressive en cartant normment les doigts. Ctait une joie que de regarder ses mains. A la fin d'une causerie, il disparaissait avec la mme discrtion que lorsqu'il tait entr. Ses auditoires en Inde ont toujours t beaucoup plus dmonstratifs qu'en Occident et comme il y parlait en plein air, il lui tait beaucoup plus difficile de quitter l'estrade. Il tait trs embarrass par les dmonstra tions dvotionnelles qu'il recevait en Inde et par les prosternations ou les efforts que faisaient certains pour le toucher ou toucher ses vte ments. Alors qu'il partait en voiture aprs une causerie Bombay, des mains s'taient un jour tendues pour prendre les siennes par la vitre ouverte d'une portire. Une autre fois il fut horrifi par un homme qui lui empoigna une main et la mit dans sa bouche. La deuxime rencontre d't Saanen se droula sous un grand chapiteau. (Ce ne fut qu'en 1965 que la bande de terre qui tait loue et sur laquelle la tente tait dresse, juste ct de la rivire de Saanen, put tre achete par la KWINC, grce des fonds que donna Rajago-
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pal. Vanda Scaravelli reloua le chalet Tannegg comme elle le fit cha que t jusqu'en 1983, emmenant avec elle une cuisinire la retraite, Fosca, qui s'occupait de l'entretien de la maison. K ne fut pas bien du tout aprs ces rencontres, la fin aot. Il dcida d'annuler son circuit en Inde et resta Tannegg jusqu' Nol. Rajagopal vient le voir en octobre dans l'espoir de trouver un arrangement mais il dsirait que celui-ci se fasse sur les bases de ses propres termes, et comme K insis tait pour refaire partie du conseil d'administration de la KWINC, ils ne parvinrent pas se mettre d'accord. Rajagopal vint galement Londres et insulta K avec virulence devant moi en l'accusant d'hypocrisie pour laquelle il ne put donner aucune preuve, et de donner trop d'impor tance son apparence avant de monter sur l'estrade en sassurant devant un miroir que chacun de ses cheveux tait sa place. Rajagopal savait aussi bien que moi que K avait toujours accord de l'importance l'apparence extrieure autant chez lui que chez les autres. Lorsque l'on allait lui rendre visite, on prenait toujours grand soin de soi car il remarquait tout. Cela n'tait qu'un acte de courtoisie vis--vis de son auditoire qui le poussait tre aussi soign que possible lorsqu'il montait sur l'estrade. Je pressais Rajagopal de cesser de travailler pour K tant donn ce qu'il ressentait vis--vis de lui (il me fit comprendre que la question d'argent n'tait pas le problme) et de venir sinstaller en Europe o il comptait beaucoup d'amis ; mais son vritable trouble semblait venir du fait qu'il se trouvait bloqu dans une relation unila trale d'amour/haine vis--vis de K dont l'attitude distante rendait en core plus difficile toute chappatoire. En quittant Tannegg, K partit avec Vanda Rome o elle le prsenta de nombreuses personnalits de l'poque - des ralisateurs de cin ma, des crivains et des musiciens dont Fellini, Pontecorvo, Alberto Moravia, Carlo Levi, ainsi que Segovia et Casais qui jourent pour lui. (De II Leccio, elle l'emmena plusieurs fois chez Bernard Berenson I Tatti)3. Huxley se trouva Rome au mois de mars et K le vit souvent.
a) Dans le journal de bord de Berenson, en date du 7 mai 1956, alors quil tait g de quatre vingt dix ans, on peut lire au dbut : Krishnamurti lheure du th :
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Ce fut leurs derniers moments ensemble car Huxley devait mourir en novembre Los Angeles. Un mois aprs la mort d'Huxley, K m'crivit : Il y a deux ans Aldous Huxley m'avait dit qu'il tait atteint d'un can cer de la langue et qu'il n'en avait parl personne, pas mme sa femme. Je l'avais vu Rome au printemps et il semblait aller assez bien, et la nouvelle de sa mort m'a troubl. J'espre qu'il n'a pas souffert . A la fin du mois de Mai, K retourna Gstaad. Mon mari et moi, nous y arrtmes pour une nuit alors que nous allions Venise en voiture ; nous lui rendmes visite Tannegg. Il y tait seul avec Fosca. Il nous accueillit chaleureusement et nous emmena en promenade bord de la Mercdes appartenant au Comit de Saanen. Il tait vident quil ch rissait cette voiture peu utilise, qu'il lavait et faisait luire aprs chaque sortie, mme pour la plus courte. En traversant l'Italie, nous nous tions arrts l'Htel du Chteau de Pergine o K tait rest en 1924. Je lui expdiai une carte postale de la tour circulaire qu'il avait occu pe. Il me rpondit : Je n'en ai pas le moindre souvenir ; ce devait tre un autre chteau. Tbut cela est si totalement effac de mon esprit . Un nouvel arrivant au sein du Comit de Saanen allait jouer une part importante dans la vie extrieure de K pendant plusieurs annes ; il s'agissait d'Alain Naud, un pianiste professionnel sud-africain de trente-cinq ans qui avait tudi Paris et Sienne et avait donn des concerts en Europe. Il tait l'poque professeur luniversit de Pre toria. Ayant t depuis son enfance attir par la vie religieuse, Alain avait entendu parler de Krishnamurti et stait rendu Saanen l'occa sion de ses vacances pour venir l'couter parler. Il rencontra K person nellement et se retrouva en Inde l'hiver suivant en mme temps que lui. A son retour Pretoria, au dbut de l'anne 1964, il dmissionna de son poste afin de se consacrer sa destine spirituelle.
affable, sensible, acceptant toutes mes objections, alors que notre conversation tait assez anime. Il insistait cependant sur un Au-del, disant que cet tat tait nonmouvant, sans activit vnementielle, sans pense, sans questionnement, sans quoi ? Il rejetait mon argument disant quil sagissait l dun tat situ au-del de mon esprit Occidental. Je suis all jusqu lui demander sil ntait pas en train de courir aprs une simple affirmation verbale, ce quil a ni fermement mais sans semporter (Sunset and Twilight, Nicky Mariano (ed), Hamish Hamilton, 1964).
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Alain Naud revint Saanen au cours de l't 1964. Il y avait gale ment Mary Zimbalist, ne Taylor, veuve du producteur de cinma Sam Zimbalist. Elle tait une Amricaine europanise, lgante et gentille, venant d'une riche famille d'hommes d'affaires new-yorkais. Elle avait entendu parler K pour la premire fois Ojai, en 1944 o elle tait ve nue avec son mari. Lorsque celui-ci disparut soudainement d'une crise cardiaque en 1958 elle tait retourne couter K Ojai en 1960, tou jours sous l'emprise de son chagrin. Elle s'tait ensuite entretenue avec K pendant un long moment et il lui avait parl de la mort d'une faon qu'elle avait t prte entendre : on ne pouvait svader de la mort par des chappatoires ordinaires ; le fait de mourir devait tre compris ; c'tait le fait de fuir la solitude qui amenait la souffrance et non pas la soli tude en elle-mme, ni la mort ; le chagrin tait de l'apitoiement, il n'tait pas de l'amour. Mary avait espr pouvoir l'couter nouveau Ojai mais lorsqu'il apparut peu probable qu'il y revint, elle partit Saa nen pour le r-entendre. Elle et Alain Naud s'y lirent d'amiti et K leur demanda tous deux de rester aprs la rencontre de Saanen pour participer d'autres discussions prives Tannegg. Mary eut gale ment un autre long entretien avec lui. L'argent plac en Angleterre pour rgler les frais de K avait, pr sent, cess de donner des dividendes, et Doris Pratt suggra Rajagopal que tous les frais de voyage de K en Inde et en Europe soient pays dornavant par la KWINC au Comit de Saanen qui recevrait gale ment les fonds que la KWINC aurait rcolts en Europe. Elle suggra aussi que K voyaget en premire classe pour des raisons de sant. Rajagopal accepta pour la premire proposition mais resta silencieux sur la question des voyages. Lorsque l'on considre que chaque centime qui rentrait dans les caisses de la KWINC, sous les formes de dona-, tions, de legs ou de droits d'auteur taient en fait gagns par K luimme, il apparat extraordinaire qu'il ait fallu demander Rajagopal la permission de dpenser cet argent pour le confort personnel de K. De mme, il est trange qu'aprs une nouvelle rencontre avec Alain Naud au cours de l'hiver 1964-65 o K lui demanda de devenir son secr taire et son compagnon de voyage, il fallut nouveau obtenir le consen tement de Rajagopal afin qu'un modeste salaire puisse tre vers. Il
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tait bien vident qu' lge de soixante-dix ans, voyager seul tait devenu difficile pour K, surtout aprs toutes ses maladies. J'avais rencontr Alain Naud et K Londres au printemps 1965 chez Huntsman, le tailleur de K, sur Savile Row. Ils logeaient alors avec Doris Pratt dans une nouvelle maison de Wimbledon et Alain avait pris en charge l'organisation des causeries Wimbledon. Lorsque K m'accompagna pour notre habituelle promenade au milieu des ja cinthes, il me parut avoir beaucoup plus de gaiet que les annes pr cdentes. Il m'expliqua combien la prsence d'Alain avait rendu sa vie diffrente, voyageant avec lui et prenant soin des bagages. Il sentit une affinit naturelle entre eux. Alain tait plein d'entrain et de lgret tout en tant trs srieux, nergique et cosmopolite, avec une facilit pour les langues. Mary Zimbalist tait aussi Londres mais je ne la rencon trai que l'anne suivante. Elle loua une voiture et conduisit K et Alain visiter de beaux endroits en Angleterre ; lorsqu'aprs Londres, tous trois arrivrent Paris, Mary continua la route et les emmena Versailles, Chartres, Rambouillet et d'autres endroits encore. Ce genre de voyages agrables avait t ray de la vie de K depuis des annes.
Cet hiver-l Mary Zimbalist et Alain Naud accompagnrent K en Inde et voyagrent avec lui et ses amis indiens travers tout le pays pour se rendre aux lieux habituels de causeries et de discussions. En dcembre 1965, alors quil tait toujours en Inde, K reut une invita tion inattendue de Rajagopal pour qu'il vint parler Ojai en octobre 1966. K accepta. Lal Bahadur Shastri, le premier ministre de l'Inde, mourut le 11 janvier 1966 et une amie trs proche de Pupul Jayakar, Indira Gandhi devint premier ministre. Je rencontrai Mary Zimbalist en Angleterre au printemps 1966. Au cours d'un aprs-midi elle conduisit en voiture, de faon tout fait inattendue, K et Alain jusqu' la porte de notre maison de campagne. Ils taient alls pique-niquer et K les avait guids jusque chez nous. Lorsquils repartirent, je me souviens m'tre dit moi-mme qu'ils form aient un m agnifique trio plein de jo ie et d'am iti e t que ce compagnonnage semblait avoir un effet trs bnfique sur la sant et l'esprit de K. Nous avions beaucoup ri tout l'aprs-midi. Mon amiti pour les deux nouveaux amis de K se dveloppa rapidement. Par la suite, o qu'il aille, K dsirait qu'ils soient avec lui. Ils furent Gstaad au cours de l't, mais logrent dans un autre chalet ; New-York, K resta avec eux dans l'appartement du frre de Mary, ainsi qu'en Cali fornie o ils logrent dans la magnifique maison de Mary surplombant l'ocan du haut d'une falaise de Malibu. Le 28 octobre, ils partirent tous trois pour Ojai et le lendemain K donna sa premire causerie d'une srie de six, dans la Chnaie, o il n'avait plus parl depuis 1960. Avant le dbut de la troisime causerie, une quipe de tlvision arriva et pour la premire fois, une causerie de K fut filme. Le thme en tait l'aspect fondamental de toutes ses causeries - amener une trans
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formation radicale dans l'esprit de l'homme. Sans une telle transfor mation, aucun changement vritable, aucune joie vritable ne pou vaient surgir dans la socit, ni aucune paix dans le monde. Il rptait ce qu'il avait dj si souvent dit auparavant - ses paroles rsonnaient comme un miroir dans lequel les gens pouvaient voir ce qui se drou lait rellement en eux. Malheureusement l'espoir de voir Rajagopal et K se rconcilier ne se ralisa pas, bien qu'ils eurent plusieurs entretiens ensemble. K insis tait pour refaire partie du conseil d'administration de la KWINC et Ra jagopal refusait qu'il puisse avoir des responsabilits dans l'organisa tion. K s'entretint galement avec le vice-prsident de la KWINC et un des administrateurs qu'il connaissait depuis des annes, mais aucun des deux ne put ou ne voulut l'aider. La jalousie prouve vis--vis des deux nouveaux amis de K n'arrangea pas la situation. En dcembre, K prit seul l'avion pour Delhi (Alain Naud tait all voir ses parents Pretoria). Les causeries de K en Inde cette anne-l furent les dernires tre dites par la KWINC. Mary et Alain le rejoignirent Rome en mars 1967 et ils allrent ensemble Paris o Mary avait lou une maison. K ne retourna plus jamais habiter chez les Suars ; ils sortirent de sa vie aprs une sorte de dispute qu'ils eurent avec Lon de Vidas propos de l'organisation des causeries de K Paris. En quittant Paris, K, Mary et Alain se rendirent en Hollande o K parla Amsterdam o il ne l'avait plus fait depuis onze ans. Ils logrent dans une ferme Huizen, la ville o Wedgwood avait dirig sa communaut, mais K n'en avait pas conserv le souvenir. Mon mari et moi nous trouvions la mme poque en Hollande et nous allmes leur rendre visite. Au moment o nous allions prendre cong, K me demanda l'improviste si j'aimerais crire un livre sur lui. Je restai berlue lorsque je m'entendis lui rpondre : Oui ; quel genre de li vre ? Il rpondit : Quelque chose base sur les causeries. Je vous fais confiance pour cela . Je crois bien que cette suggestion avait d lui tre faite par Alain. Je n'avais jamais parl de mes livres K et je ne pense pas qu'il ait ralis, avant qu'Alain le lui apprenne, que j'tais un crivain professionnel. Cependant, ni l'un ni l'autre n'avaient pu savoir que je n'avais plus lu un seul mot de K depuis 1928. Le reste de
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l't fut pour moi assombri par l'normit de cette tche ; cependant il ne me vint jamais l'ide de revenir sur cette dcision. Je savais qu'il s'agissait d'un immense dfi. De retour Londres, je demandai Doris Pratt, que je connaissais depuis l'poque d'Ommen, quelles taient les causeries parmi celles des deux dernires annes qui lui semblaient tre les meilleures. Elle me recommanda celles de 1963-64 et m'exp dia les quatre volumes des transcriptions authentiques des causeries que K avait donnes en Inde et en Europe ces deux annes. Je lus ces volumes dans un tat de grande excitation. J'avais l'im pression d'tre dans une pice perce de nombreuses fentres compor tant chacune plusieurs stores, et au fur et mesure de ma lecture, il me semblait que les stores taient remonts les uns aprs les autres. Des paroles du genre les idaux sont une brutalit ou la chose la plus pouvantable qu'une personne puisse dire est j'essaierai me r voltaient. En fait K, tout au long de ses causeries, parlait au fond tou jours du mme sujet et il en rsultait un grand nombre de rptitions bien que ce ne fut pas avec les mmes mots. Je rdigeais donc un in dex de ses thmes travers cent mots-cls : Amour - Conditionne ment - Conscience - Libert - Mditation - Mort - Peur - Vigilance etc., et je choisis partir d'eux des passages dans lesquels il me sem blait que K s'tait exprim avec le plus de clart et de beaut ; cela fit un ouvrage de cent vingt-quatre pages. Je n'altrai ni ne rajoutai ou sup primai un seul mot de K, bien que ce livre ne fut point une antholo gie. C'est plutt un livre d'introduction Krishnamurti. Je n'ai jamais fait un travail aussi ardu, demandant autant de concentration et m'ayant fait autant frmir. Une phrase que j'appris par cur fut : Se librer de l'autorit, de la sienne ou de celle de quelquun d'autre, veut dire mourir tout ce qui concerne le pass ; alors votre esprit demeure toujours jeune, innocent, plein de vigueur et de passion . Ce petit livre fut publi en 1969. K en choisit lui-mme le titre : Se librer du connu. Pour moi, le chapitre le plus touchant et le plus beau la fois est celui sur lamour. Beaucoup de gens trouvent l'enseignement de Krish namurti ngatif car il lui arrivait parfois de ne pouvoir dcouvrir la ralit de quelque chose qu'en disant ce qu'elle n'tait pas. Ainsi pour l'amour : il n'est pas la jalousie, il n'est pas la possessivit ; l'amour ne
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demande pas tre aim, l'amour n'est pas la peur, l'amour n'est pas le plaisir sexuel ; la dpendance vis--vis de quelqu'un n'est pas l'amour, la pense ne peut cultiver l'amour, l'amour n'est pas la beaut, l'amour n'est pas l'apitoiement (cela permet de comprendre une phrase ult rieure de K : Il n'y a pas d'amour malheureux ). Savez-vous ce que signifie vritablement aimer ? demande-t-il : Aimer sans haine, sans jalousie, sans colre, sans vouloir interfrer sur la pense ou les actes de l'autre, sans condamner, sans comparer - savez-vous ce que cela signifie ? Lorsque vous aimez quelqu'un de tout votre cur, de tout votre esprit, avec tout votre corps et votre tre entier, y a-t-il compa raison ? Ce qui pour moi tait le plus difficile comprendre restait le concept l'observateur est la chose observe . Je suis finalement arrive une interprtation : le soi regarde tous ses tats d'tre int rieurs partir de son propre mental conditionn et donc, ce qu'il voit n'est que la rplique de lui-mme ; nous sommes ce que nous voyons. La conception d'un soi suprieur pouvant diriger le soi personnel est une illusion, car il n'existe qu'un seul soi. Lorsque K dit dans une autre causerie L'exprience est l'exprimentateur et Le penseur est la pense , il ne faisait qu'utiliser des termes diffrents pour exprimer la mme ide. Mary Zimbalist conduisit K et Alain Naud Gstaad au dbut du mois de juin 1967 o ils logrent ensemble dans une autre villa avant que n'arrivt Vanda qui ouvrit Tannegg pour K. Peu de jours avant d'amnager Tannegg, K resta alit avec de la fivre. Mary crivit dans son journal qu'elle crut qu'il dlirait quand il la regardait sans la re connatre et qu'il disait de sa voix d'enfant : Krishna est parti . Il lui demanda si elle avait questionn Krishna et ajouta : Il n'aime pas qu'on lui pose des questions. Aprs toutes ces annes, je ne me suis pas habitu lui . Evidemment, Mary n'avait pas entendu parler du processus . Bien qu' partir de cette poque elle fut, jusqu' la mort de K, la personne qui resta le plus avec lui, il semble que ce fut la seule fois o elle vit le processus se manifester. Il l'avait ce pendant prvenue qu'il lui arrivait parfois de s'vanouir et que cela pouvait aussi arriver alors qu'on le conduisait en voiture ; Mary
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devrait alors continuer rouler lentement sans se proccuper de lui. Cela arriva plusieurs fois. Il saffaissait sur son paule ou dans son giron, vanoui, puis revenait lui rapidement, sans malaise. Au cours de l't Gstaad, il y eut de nombreuses discussions concernant une cole que K souhaitait ouvrir en Europe. Un ancien ami lui avait offert cinquante mille Livres Sterling pour qu'il se fasse construire une maison o il pourrait plus tard prendre sa retraite. N'ayant pas l'intention de le faire un jour, il demanda s'il pouvait d penser cet argent pour une cole, ce qui lui fut immdiatement accord. Il avait rcemment fait la connaissance de la personne idale qui pour rait devenir le Principal - Dorothy Simmons qui, avec son mari Montague, venaient tout juste de prendre leur retraite de la direction d'une cole gouvernementale aprs une carrire de dix-huit ans. Il fut rapi dement dcid que l'cole devrait tre situe en Angleterre car il aurait t trop difficile pour M Simmons de la diriger efficacement dans un pays dont elle n'aurait pas bien connu la langue. Ainsi, Brockwood park, une grande btisse dans le style Georgien situ dans le Hampshire au milieu d'un parc et d'un jardin de seize hectares fut achete pour quarante deux mille Livres Sterling. A la fin de l'anne 1968, les Simmons, Doris Pratt et un lve s'y installrent. K avait dcid de dmarrer l'cole contre l'avis de son conseiller financier de l'poque, Grard Blitz, fondateur du Club Mditerrane, qui lui avait dit que cela tait pratiquement impossible faire avant d'avoir rcolt de nouveaux fonds pour quiper les locaux. Cependant, l'attitude de K tout au long de sa vie avait toujours t de faire ce qu'il sentait tre juste ; l'argent arriverait ensuite d'une faon ou d'une autre. Et c'est ce qui, gnralement, se passait. Mais avant cela, une rupture complte avait eu lieu avec Rajagopal et K avait cr une nouvelle socit pour la diffusion de ses enseigne ments, les statuts ayant t rdigs de faon ce qu'une situation telle que celle avec Rajagopal ne puisse plus jamais se produire. Au cours de la rencontre Saanen en 1968, l'annonce suivante fut faite : Krishnamurti dsire que chacun sache qu'il s'est entirement spar de la Krishnamurti Writing Incorporated de Ojai, en Californie.
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Il espre que, grce cette annonce publique, les personnes dsi rant tre associes son travail et ses enseignements apporteront leur soutien la nouvelle association internationale, la Fondation Krishnamurti de Londres, en Angleterre, dont les activits inclueront une cole. Les statuts tablissant la Fondation certifient que les inten tions de Krishnamurti seront respectes. Dons Pratt se retira donc Brockwood Park aprs quarante annes consacres au service volontaire et une femme marie et mre d'une fille, Mary Cadogan, qui aidait Doris depuis 1958, devint la secrtaire de la nouvelle Fondation. Avant son mariage, Mary Cadogan avait travaill la B.B.C. et son niveau de qualification tait excellent (tout en tant secrtaire de la Fondation, elle a publi cinq ouvrages qui ont remport beaucoup de succs). Une priode difficile se passa avant que les dons pour la nouvelle Fondation ne commencent arriver. L'actif de la KWINC avait t gel mais, heureusement, Doris Pratt et Mary Cadogan avaient cons titu une petite caisse sur laquelle la nouvelle Fondation put continuer fonctionner. A cette mme poque K organisa un comit de publica tion plac sous la prsidence de George Wingfield-Digby, alors Conser vateur des Textiles au Victoria and Albert Musuem, expert en porce laine orientale et auteur d'une vie de William Blake. Ce comit serait par la suite responsable de l'dition des causeries de K et des relations avec la presse ainsi que de la publication d'un Bulletin. Les textes des causeries furent galement imprims en Hollande au lieu de l'Inde. Une Fondation Krishnamurti Amricaine fut cre en 1969 et une Fondation Indienne en 1970. Une invitable poursuite en justice entre la KWINC et la Fondation Amricaine sensuivit qui trana jusqu'en 1974 o le cas fut prsent devant la Cour. Les principaux termes de la dcision de justice furent : la KWINC devait tre dissoute et une autre organisation, la K and R Foundation, dont Rajagopal conservait le contrle, garderait les droits d'auteur des crits de Krishnamurti dits avant le 1" Juillet 1968 ; les soixante quinze hectares de terre situs l'extrmit occidentale de la valle d'Ojai, y compris la Chnaie, ainsi que les cinq hectares l'extrmit suprieure sur lesquels taient situs
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Pine Cottage et Arya Vihara devaient tre transmis la Fondation Krishnamurti d'Amrique (la K.F.A.) ; les actifs en espces de la KWINC devaient tre transfrs la K.F.A. aprs dduction de certaines sommes correspondantes aux frais lgaux et la pension de Rajagopal qui conserverait la jouissance de sa maison jusqu' la fin de sa vie. Pendant le droulement de l'affaire K continua voyager. Les diff rences taient qu'il restait prsent Brockwood Park lorsqu'il venait en Angleterre et la maison de Malibu chez Mary Zimbalist, au lieu de Ojai, lorsquil allait en Californie ; enfin, les causeries n'avaient plus lieu dans la Chnaie, mais Santa Monica. Au cours de l'automne 1969, Alain Naud arrta de travailler pour K et partit vivre San Francisco o il enseigna la musique. Il sjourna parfois Malibu et cha que fois que K venait San Francisco, ils se retrouvaient nouveau. Alain avait beaucoup aid K en lui faisant rencontrer la jeunesse am ricaine au travers de plusieurs causeries qu'il lui organisa dans des uni versits, dont Harvard et Berkeley. Alain avait crit : De faon tout fait naturelle bien que surprenante, Krishnamurti fut soudainement le hros et l'ami de ces tudiants car, bien avant de le rencontrer, les sujets dont il parle taient devenus pour eux aussi importants que le fait de respirer ou de manger. Ils adorent ce qu'il dit et prouvent envers lui une affection trs familire dpourvue de crainte ou de peur .53 Au cours de son sjour Brockwood au printemps 1970, il me de manda d'crire un rcit de ses annes de jeunesse. Il avait d'abord de mand son vieil ami Shiva Rao de rdiger ce livre mais aprs que celui-ci eut rassembl une masse de documents provenant des Archives Thosophiques de Adyar, il tomba trs malade et sut qu'il ne recouvre rait jamais suffisamment sa sant pour pouvoir le terminer (il mourut l'anne suivante). Il offrit donc de mettre tous ses documents ma disposition. Je le connaissais depuis l'poque de mon premier voyage en Inde, en 1923, et depuis lors nous tions rests proches amis. K avait dit qu'il ramnerait de l'Inde tous les documents au dbut de l'anne suivante. J'tais bien entendu ravie que l'on me demandt d'crire ce rcit mais je stipulai, avant d'accepter, que l'on ne devrait pas me
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dem ander d'en montrer le manuscrit quiconque. Aprs qu'il eut accept cette condition, K me donna la permission par crit de citer ses lettres ainsi que les dtails de son exprience Ojai en 1922 qui n'avaient encore jamais t publis. Bien que n'ayant pas l'intention de com mencer crire ce livre avant d'avoir reu les documents de Shiva Rao, je me rendis Brockwood au mois de juin afin d'en parler pour la premire fois avec K. Il paraissait avoir un intrt poignant vis--vis du garon - c'est ainsi qu'il faisait rfrence lui-mme - et se de mandait pourquoi Leadbeater l'avait choisi. Quelle tait donc la qualit de l'esprit de ce garon ? Comment se faisait-il que ce garon qui avait t soumis autant d'adulation n'tait pas devenu corrompu ou condi tionn ? Il aurait pu devenir une abomination . Cette curiosit vis-vis du garon tait, bien qu'intense, assez impersonnelle chez K. C'tait comme s'il esprait que les documents crits concernant la vri table histoire eussent pu rvler quelque chose qui expliqua le phno mne de l'homme vis--vis duquel il avait le mme genre d'intrt tout aussi impersonnel. Il n'aurait pas pu tre plus coopratif qu'il le fut, mais hlas il n'avait plus aucun souvenir personnel de son enfance, mis part ceux que Shiva Rao ou d'autres personnes lui en avaient dit. En 1970, un livre de K fut publi sous le titre L'urgence du chan gement ; il tait constitu de questions que lui avait poses Alain Naud Malibu et des rponses qu'il lui avait donnes. Alain avait crit les questions et les rponses, puis les avait enregistres sur un magntophone et les avait faites couter K dans la soire afin qu'il les corrigea. Ce livre a ainsi une valeur autre que ceux qui furent di ts partir de ses causeries et que K ne corrigea jamais et sur lesquels il ne jeta mme pas un coup d'il pour certains d'entre eux. Il contient un passage sur un des thmes les plus rcurents et aussi le plus diffi cile comprendre - l'abolition de la pense : Question : Je me demande ce que vous voulez dire par mettre un terme la pense. J'en ai parl un de mes amis qui m'a rpondu qu'il s agissait l d'une sorte de non-sens oriental. Pour lui, la pense est la form e la plus leve de l'intelligence et de l'action ; elle est in dispensable. Elle a cr la civilisation et toute relation repose sur elle.
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Tout le monde accepte cela... Lorsque nous ne pensons pas, nous dormons, ou nous vgtons, ou encore nous sommes dans une r verie ; nous sommes alors vides, engourdis et improductifs, alors que lorsque nous sommes dans l'tat de veille, nous pensons, nous agis sons, nous vivons, nous nous disputons : ces deux tats sont les seuls que nous connaissions. Vous dites soyez au-del des deux, au-del de le pense et au-del de l'inactivit. Que voulez-vous dire par l ? Krishnamurti : Dit d'une faon trs simple, la pense est la rponse de la mmoire, du pass. Lorsque la pense agit, c'est le pass qui agit en tant que mmoire, qu'exprience, en tant que savoir ou opportunit. Lorsque la pense fonctionne, il s'agit d'un pass et par consquent, il n'y a absolument aucune actualit dans le vcu ; c'est le pass qui agit au travers du prsent en se modifiant lui-mme et en modifiant le pr sent. Et donc il n'y a rien de nouveau dans la vie, et lorsque quelque chose de nouveau est recherch, il doit y avoir m e absence du pass, l'esprit ne doit pas tre encombr par la pense, la peur, le plaisir et tout le reste. Ce n'est que lorsque l'esprit est dbarass que le nouveau peut surgir dans l'tre ; pour cette raison, nous disons que la pense doit tre immobile, n'oprant que lorsqu'elle est ncessaire - de faon objective et efficace. Voyez-vous combien ceci est important ? C'est vrai ment une question concernant la vie elle-mme. Soit vous vivez dans le pass, soit vous vivez de fa o n absolument diffrente : toute la question est l. Dans son Carnet, K avait crit : Il existe un sacr qui ne vient pas de la pense et qui n'est pas un sentiment raviv par la pense. La pense ne peut ni le reconnatre, ni l'utiliser. La pense ne peut le formuler. Mais il y a ce sacr, inaltr par le mot ou le symbole. Cela n'est pas communicable . Voil toute la difficult d'un concept comme celui de l'abolition de la pense - il ne peut tre communiqu autre ment que par la pense. K dira par la suite : La pense contamine et La pense est corruption . De telles affirmations aussi dpouilles sont incompr hensibles si elles ne sont pas explicites. Pour K, la pense tait corrom pue parce qu'elle tait casse , fragmente . Ce dont il parlait
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tait bien entendu la pense psychologique. La pense est ncessaire pour mener bien une activit pratique, tout comme lest la mmoire. Dans le mme livre, L'urgence du changement, K prcise ga lement son attitude par rapport la sexualit, en rponse la question : Peut-il y avoir sexualit sans ce dsir de la pense ? C'est vous de trouver par vous-mme. Le sexe tient une place extraordinairement importante dans nos vies parce qu'il s'agit peuttre l de la seule exprience profonde et vritablement personnelle que nous puissions vivre. Intellectuellement, motivement, nous pou vons imiter, obir, suivre. Toutes nos relations sont charges de dou leurs et de querelles, excepte la relation sexuelle. Cet acte, tant si diffrent e t si beau, nous en devenons dpendant et, en retour, il devient une servitude pour nous. La servitude est la demande que cela continue - nouveau, c'est l'action partir du centre qui est dcisive. On est tellement enserr - intellectuellement, par la famille, par la communaut, la morale sociale, les sanctions religieuses - on est tellement enferm qu'il ne nous reste plus que cette unique relation dans laquelle nous trouvons la libert et l'intensit. Mais s'il existait une libert dans notre environnement, alors cela ne ferait pas tant de problmes et ne crerait pas tant de besoins imprieux. Nous en faisons un problme parce que nous n'en avons jamais assez ou parce que nous nous sentons coupables d'en avoir ou parce que en en ayant, nous brisons des rgles tablies par la socit. C'est la vieille socit qui qualifie la nouvelle socit de perm issive parce que pour la nouvelle socit, le sexe est une partie de la vie. En librant l'esprit des servitudes de l'imitation, de l'autorit, de la conformit et des prescriptions religieuses, le sexe a sa propre place, mais il ne rgle pas tout. A partir de cela, l'individu peut se rendre compte que la libert est essentielle pour aimer - non pas la libert de se rvolter ou de faire ce que l'on a envie, ni la libert de s'adonner ouvertement ou secrtement ses besoins imprieux, mais plutt la libert qui vient de la comprhension de toute cette structure et de la nature du centre. Alors la libert est amour .54
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K dcida de ne pas se rendre en Inde pendant l'hiver 1971, non pas cause de la guerre entre l'Inde et le Pakistan, mais parce que, comme il le dit Mary Zimbalist, son corps tait fatigu jusqu' l'os et qu'il avait besoin de comprendre avec son esprit ce qui explosait d'nergie . Aussi, partir du 20 novembre, il prit un repos complet de plusieurs semaines dans la maison de Mary Malibu, allant au cinma, mar chant le long de la plage, regardant la tlvision et lisant des romans policiers. Mais, comme chaque fois qu'il prenait du repos, sa tte le faisait souffrir ; il tait souvent rveill au milieu de la nuit et plusieurs reprises, il sortit de son sommeil dans un tat de joie sp ciale , ayant le sentiment que sa chambre tait emplie d'tres mi nemment saints . Il tait vident que le processus continuait de faon plus lgre sans dpart de K. n sentait que quelque chose crait une expansion dans son cerveau, car il y avait une lumire extraordinaire qui brlait dans son esprit . Il dclara de la mme fa on qu'il ne s'tait pas senti aussi repos depuis l'poque de la guerre. Pourtant, son corps tait devenu si sensible quau cours d'une soire, alors que la tlvision tait claire et que lui tait trs loin , au moment o Mary se mit lui parler, il se mit trembler et ressentit par la suite les effets de ce choc tout au long de la nuit3. Ces mditations si intenses le maintenant veill pendant des heures continurent jusqu' ce qu'il parte pour New-York en mai 1972 o il donna des causeries. Cette anne-l vit la publication du premier livre de Krishnamurti en Inde ; il s'agissait de Tradition et Rvolution, fruit du travail de Pupul Jayakar et Sunanda Patwardhan, dit chez Orient Longman. L'ou vrage consistait en trente dialogues s'tant drouls en 1970 et 1971 New-Delhi, Madras, Rishi Valley et Bombay avec un petit groupe de personnes - artistes, politiciens, sanyasis et pandits - que K avait ren contres depuis l'poque de son retour en Inde en 1947. Bien que rien de nouveau n'appart dans ces discussions, l'approche tait neuve et frache par la prsence d'un glossaire de termes indiens. On y trouve
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un passage particulirement mmorable : Il n'existe quune seule faon de rencontrer la souffrance. Les chappatoires qui nous sont si familiers sont vraiment d'excellents moyens pour viter la grandeur de la douleur. Le seul moyen d'viter la douleur est d'tre sans rsistance, sans aucun mouvement permettant de s'en loigner, ni intrieurement, ni extrieurement et de rester compltement avec elle sans vouloir aller au-del . Il y avait toujours eu parmi les admirateurs indiens de K, une ten dance le considrer indien lui-mme puisqu'il tait n dans un corps indien, alors que lui protestait en dclarant qu'il n'appartenait plus aucune race, ni nationalit, ni religion. Son passeport indien lui posait des difficults pour obtenir ses visas en Europe ou en Amrique, aussi fut-il trs reconnaissant lorsqu'il obtint en 1977 ce que l'on appelle la Carte Verte aux Etats-Unis, lui permettant d'entrer dans ce pays sans visa. Parti de Bombay pour se rendre Los Angeles, K s'arrta en route Brockwood o il resta quelques jours en fvrier 1973. J'tais alors compltement absorbe dans l'criture du rcit des premires annes de sa vie qui deviendrait le premier volume de l'ensemble des trois constituant sa biographie, mais j'tais pleine de doutes vis--vis de sa publication, cette histoire tant la fois compltement folle et trs sacre ; aussi je partis rendre visite K Brockwood pour en parler avec lui. Seule avec lui aprs le djeuner dans la grande salle de dessin situe dans l'aile ouest, (cette partie de la maison tait devenue ses appartements privs lorsqu'il venait en Angleterre) je lui fis part de m es doutes - il tait assis sur une chaise sans confort, comme il l'aimait, et s'tait rapproch du sofa sur lequel j'tais installe - Il me rpondit tout coup : Le sentez-vous dans cette pice ? Bien, c'est votre rponse . Je ne possde absolument aucune facult psychique mais, j'ai alors senti un lger frmissement dans la pice qui aurait tout aussi bien pu tre le fruit de mon imagination. K le sentit videmment comme quelque chose venant de l'extrieur de lui-mme et donnant son approbation. Je lui demandai : Qu'est-ce que cela ? Ce pouvoir ? Qu'y a-t-il derrire vous ? Je sais que vous vous tes toujours senti protg mais par quoi ou qui tes-vous protg ? Il tendait sa main derrire lui en mme temps, comme pour toucher un rideau invisible,
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puis il ajouta : Je pourrais soulever ce rideau mais je sens que ce n'est pas mon rle de le faire . Lorsque je quittai K dans l'aprs-midi, il retourna se reposer dans sa chambre ; ma fille qui m'avait conduite depuis Londres m'attendait impatiemment dans la voiture. Aprs avoir pris cong des rsidents de l'cole, je dus retourner dans l'aile ouest pour aller chercher mon man teau suspendu dans le vestiaire. Alors que j'entrai dans la salle de dessin, avec pour seule ide en tte celle de me presser, une immense force se rua sur moi, d'une intensit effrayante. Etait-elle hostile envers moi ? Une chose dont je suis sre c'est qu'il ne s'agissait pas d'auto-suggestion, ni d'imagination. J'en suis venue conclure qu'elle ne portait aucune hostilit. C'tait comme si je m'tais trouve prise par le courant d'air d'une hlice. Etait-ce l la source, l'nergie qui traversait si souvent K ? Je ne savais pas alors que l'anne prcdente, un groupe d'adminis trateurs de la Fondation Amricaine, dont Erna Lilliefelt et son mari taient les membres les plus importants, avait questionn K propos de cette force qui tait derrire lui, au cours d'une discussion Ojai. Parlant de lui la troisime personne, K leur avait dit cette occasion : Tout d'abord nous recherchons ici quelque chose pour laquelle K n'a jamais lui-mmefait de recherche. Il n'a jamais dit : Qui suis-je ? . Je pense que nous pntrons ici un domaine que l'esprit conscient ne pourra jamais comprendre, ce qui ne veut pas dire que j'en fais un mystre. Il y a quelque chose. Beaucoup trop vaste pour le dire avec des mots. Il y a un immense rservoir qui, s'il est touch par l'esprit humain, peut rvler quelque chose qu'aucune mythologie humaine, ou invention, ni aucun dogme ne pourront jamais rvler. Je n'en fais pas un mystre ; cela serait espigle, infantile et stupide, et la plus grande forme de chantage car ce serait de l'exploitation humaine. Soit nous faisons un mystre alors qu'il n'y en a pas, soit il y en a vraiment un et il vous faut l'approcher avec une extraordinaire dlicatesse et une grande hsitation. Et le mental conscient ne peut pas faire cela. C'est l. C'est l mais vous n'avez pas la possibilit d aller vers lui, vous ne pouvez pas l'inviter. Il ne s'agit pas d'un accomplissement pro gressif. Il y a quelque chose, mais le cerveau ne peut le comprendre.
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K se sentit trs indign lorsque, au cours de cette mme rencontre, il fut suggr qu'il put tre un mdium. Il rpliqua : Bien entendu que je ne suis pas un mdium ; c'est vident. Cela [cette explication] serait trop puril, trop immature . On lui demanda s'il tait conscient d'tre utilis ; il rpondit : Non. Cela serait comme une pompe essence o chacun viendrait se servir . Il demanda son tour : Y a-t-il quel que chose qui se droule dans le cerveau sans avoir t invit par moi - les multiples expriences telles que celles d'Ojai et d'autres lieux ? Par exemple, je me suis rveill trois heures et demie du matin et il y avait une immense sensation d'nergie, une nergie explosive, une grande beaut dans laquelle toute sorte d'vnements avait lieu. Ce genre d'exprience se droule en permanence lorsque le corps n'est pas trop fatigu .55 A cette poque, K dcrivit plus en dtail ce rveil soudain pendant la nuit Mary Zimbalist. Elle en prit note puis me passa ce qu'elle avait crit dans une lettre qu'elle m'expdia : Je me suis rveill trois heures avec un sens de pouvoir extraordinaire, une lumire brlait dans mon esprit. Il n'y avait aucun observateur. L'preuve venait de l'extrieur mais l'observateur n'existait pas. Il n'y avait que cette forcel et absolument rien d'autre. Le pouvoir pntrait tout. Je me suis assis et cela a dur trois heures . Il dit Mary qu'il se rveillait sou vent avec une sorte de sentiment extraordinaire d'une nergie vaste et neuve. Quelques annes plus tard, il demanda Mary de noter une autre exprience qu'il avait eu, que Mary me fit nouveau passer dans un courrier. Avant de commencer les asanasb, habituellement, il [K] s'assoit paisiblement, en ne pensant rien. Ce matin cependant, quelque chose d'trange a eu lieu de faon tout fa it inattendue, et qui n'avait pas t invite - de toute faon, on ne peut pas inviter ce genre de choses.
b) Postures du Yoga. K avait d'abord reu des cours de B.K.S. Iyengar mais, partir de 1965, ce fut le neveu de Iyengar, T.K.S. Desikachar qui lui enseigna des exercices pendant de nombreuses annes Vasanta Vihar et au chalet Tannegg. K pratiquait le yoga uniquement en tant qu'exercice physique.
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Cela apparut soudainement au centre mme de son cerveau, de sa tte, en plein milieu ; il y avait un espace immense dans lequel rsidait une nergie inimaginable. C'tait l, mais il n'y en avait aucun enregis trement, car ce qui est enregistr est une perte d'nergie. C'tait, si l'on peut dire, de l'nergie pure dans un espace sans limite, un espace n'ayant rien d'autre que ce sens d'immensit. On ne peut savoir combien de temps cela a dur mais c'est rest l toute la matine et aussi claire ment que ce qui est en train d'tre crit, c'tait comme si cela s'enra cinait et devenaitferme. Ces mots ne sont pas vraiment la chose en soi . Les descriptions que fit K de cette nergie qui entrait en lui devraient tre considres avec soin en se rfrant l'enregistrement qu'il fit peu de temps avant sa mort, et qui fut le dernier.
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N an d in i M e h ta e t P u p u l Ja y a k a r R a jg h a t, 1969.
K et Scott Forbes Rougem ont, 1985. K donnant une causerie A m sterdam , 1981.
Deux nouveaux livres de K furent publis en 1973 et bien qu' l'poque la presse n'en parlt pratiquement plus, ses ouvrages conti nurent bien se vendre. On comprend facilement la difficult que reprsentait pour un journaliste le fait d'en rdiger une critique ; pour tant John Stewart Collis, que K ne connaissait pas, se lana un vrita ble dfi en le faisant dans la revue de presse du Sundey Telegraph en Mars 1973, propos du premier des deux nouveaux livres, Au-del de la violence : Pour tre rafrachi, il est ncessaire d'tre frais. Cela est assez rare dans le domaine artistique. Dans celui de la pense religieusephilosophique-thique, c'est encore plus difficile trouver. J. Krishnamurti est toujours frais, toujours surprenant. Je doute qu'un seul clich ne soit jam ais sorti de sa bouche. Il est aussi trs difficile aborder, non pas parce qu'il utilise toujours une longue phrasologie mais parce qu'il ne croit pas aux croyances . Cela doit tre consternant pour les personnes qui s'ap puient sur les ismes et les ologies . Il croit en la Religion au sens fondamental de ce mot, mais pas aux religions ni aucun systme de pense, quel qu'il soit. Le sous-titre de Au-del de la violence est : Retranscriptions authentiques de causeries et de discussions Santa M onica, San Diego, Londres, Brockwood Park et Rome. Krishnamurti donne tout d'abord une causerie, puis il rpond aux questions. Les questions sont ordinaires, les rponses ne le sont jamais. La croyance en l'unit de toutes choses n'est-elle pas aussi humaine que la croyance dans la division de toutes choses ?
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Pourquoi voulez-vous croire l'unit de tous les tres humains ? Nous ne sommes pas unis, c'est un fait. Pourquoi voulez-vous croire quelque chose qui n'est pas factuel ? Il y a toute cette question de la croyance : rflchissez, vous avez vos croyances et une autre personne a les siennes ; et nous nous battons et nous nous entretuons pour une croyance . E t encore : Quand devrions-nous avoir des expriences psychi ques ? Jamais ! Savez-vous ce que signifie d'avoir des expriences psy chiques ? Pour avoir des expriences extra-sensorielles, il vous fa u t tre extraordinairement mature, extraordinairement sensible et extra ordinairement intelligent ; et si vous tes extraordinairement intelli gent, vous ne voulez pas des expriences psychiques . Cet ouvrage traite principalement de notre propre changement afin d'aller au-del de la violence si rpandue partout : Etre libre de la violence implique la libert vis--vis de tout ce que l'homme a mis dans l homme, la croyance, le dogme, le rituel, mon pays, votre pays, votre dieu, mon dieu, mon opinion, votre opinion . Comment accder cette libert ? J'en suis terriblement dsol mais je ne parviens pas donner le message de Krishnamurti p a r une phrase claire. Il fa u t le lire. La simple lecture par soi-mme provoque un changement chez le lecteur. Un indice : substituez le fa it de penser par celui d'tre a tte n tif- le pouvoir de regarder. Le deuxime livre, L'veil de l'intelligence tait trs volumineux ; il avait t dit par George et Comelia Wingfield-Digby et contenait dix-sept photographies de K prises par Mark Edwards. Du dbut des annes 30 et pendant plus de trente ans, K refusa qu'on le photo graphie. Lorsqu'en 1968, il devint plus tolrant, un jeune photographe freelance sortant tout juste de lcole des beaux-arts, Mark Edwards, lui demanda s'il pouvait le photographier. Depuis lors, Mark s'est fait une rputation par lui-mme grce ses photographies sur le TiersMonde et a beaucoup travaill pour le compte de la Fondation Krishna murti. (Par la suite, K fut photographi par Cecil Beaton et par Karsh d'Ottawa).
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L'veil de l'intelligence contient des entretiens avec de nombreuses personnes diffrentes dont des Conversations entre Krishnamurti et Jacob Needleman , professeur de philosophie au Collge dtat de San Francisco, des Conversations entre Krishnamurti et Swami Ventakesananda , des Conversations avec Alain Naud et une conver sation avec le professeur David Bohm qui enseignait la physique tho rique au Brikbeck College de luniversit de Londres. David Bohm avait t un ami d'Einstein, dans les annes 40 Princeton. Il avait commenc sintresser K aprs quil eut trouv par hasard La pre mire et dernire libert dans une librairie. Il avait assist aux causeries de K Wimbledon en 1961 et depuis lors, il s tait souvent rendu Saanen et Brockwood o il avait eu des discussions avec K. Il tait lauteur de plusieurs ouvrages sur la thorie des quantas et il publia en 1980 Wholeness and The Implicate Order proposant une thorie rvo lutionnaire de la physique en rapport avec les enseignements de K sur la globalit de la vie. Dans sa premire conversation avec le professeur Needleman, K insistait sur l'importance de se librer de tous les conditionnements religieux : Il faut rejeter toutes les promesses, toutes les expriences et toutes les assertions mystiques. Je pense qu'il faut commencer comme si nous ne savions absolument rien . Needleman s'interposa : Cela est trs difficile . Non Monsieur, je ne pense pas que ce soit difficile. Je pense que cela n'est difficile que pour ceux qui ont accumul des connais sances venant d'autres personnes . Un peu plus loin dans leur conver sation, K dit : Je ne lis aucun livre religieux, philosophique ou psy chologique ; il est possible daller une trs grande profondeur en soi et de tout dcouvrir. Ceci est un aspect fondamental de l'enseignement de K - que la complte comprhension de la vie peut tre dcouverte au fond de soi car, comme il le dit dans une conversation avec Alain Naud : Le monde est moi et je suis le monde ; ma conscience est la conscience du monde et la conscience du monde est moi. Ainsi lorsque l'tre humain est en ordre, le monde est en ordre . Dans sa conversation avec le Swami, K dfinit son attitude vis--vis des gourous. A la question du Swami, Selon vous, quel est le rle du gourou, un prcepteur ou un veilleur ? , K rpondit : Monsieur, si
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vous utilisez le terme gourou dans son sens classique qui est celui qui disperse les tnbres, l'ignorance , est-il possible qu'une autre personne, quelle qu'elle soit, illumine ou stupide, puisse aider dis siper l'obscurit qui est en soi ? Le swami demanda alors : Mais Krishna-ji accepteriez-vous que le fait de montrer soit ncessaire ? K rpondit : Oui bien sr, je montre. Je fais cela. Nous le faisons tous. Je demande un homme sur la route s'il peut m'indiquer le chemin pour aller Saanen et il le fait ; mais je ne perds pas pour cela mon temps en dvotion, ni lui dire : Mon dieu, vous tes l'tre le plus grand . Cela est trop puril. Le rsultat de ces discussions, qui continurent pendant plusieurs annes intervalles irrguliers avec David Bohm, fut que K parla de plus en plus de l'abolition du temps et de celle de la pense. Il se sen tait stimul et passionn par ces entretiens, ayant le sentiment qu'un pont avait t jet entre la pense scientifique et la pense religieuse. On pourrait appeler cette partie de son enseignement l'approche intel lectuelle par rapport l'autre approche, plus intuitive. David Bohm aimait commencer ces conversations en donnant le sens thymologique d'un mot comme moyen de comprhension ; il arriva par la suite K d'adopter la mme mthode dans ses causeries, ce qui ne les rendait pas plus limpides et qui, une fois, cra une certaine confusion. Bohm avait prcis K que le mot ralit drivait de res , ce qui signifiait une chose, un fait ; K, par la suite, utilisa parfois ce mot pour signifier l'ultime ou la vrit comme il l'avait fait depuis des annes, puis aprs avoir parl avec Bohm, pour signifier un fait, comme la chaise sur laquelle on est assis, le stylo que l'on tient, les vtements que l'on porte, le mal aux dents que l'on ressent Apprendre que le mot communiquer provenait du Latin rendre commun n'aida pas K communiquer l'incommunicable, ce qu'il essaya toujours de faire. Ce pendant beaucoup de personnes rsonnaient davantage avec la nouvelle approche intellectuelle de K, plutt qu'avec son mysticisme potique et ses descriptions de la nature du genre : Le soleil du soir tait sur l'herbe jeune et il y avait de la splendeur sur chaque feuille. Les pousses printanires venaient juste de sortir, si dlicates qu'en les touchant vous ne pouviez les sentir .
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Plusieurs sminaires runissant des scientifiques et des psycholo gues furent organiss par David Bohm Brockwood, la demande de K. A New-York, galement, le Docteur David Shainberg organisa des colloques pour des psychologues auxquels K participa. Ces rencontres taient assez dcevantes dans l'ensemble. K n'tait pas vraiment int ress ni par les ides de la psychologie, ni par les conclusions des scientifiques et des philosophes ; ce qu'il apprciait surtout tait la stimulation que lui procuraient les autres esprits car ils lui permettaient d'aller plus profondment en lui-mme, alors que la plupart d'entre eux n'attendaient que l'occasion de lire voix haute l'intervention qu'ils avaient rdige. Mais K tait l'afft de toute information factuelle concernant les nouveaux dveloppements scientifiques ayant lieu travers le monde. Il s'informa ainsi, autant qu'il le put, sur les applica tions de la gntique auprs du Professeur Maurice Wilkins, prix Nobel de mdecine, qui participa deux rencontres organises Brock wood, et il fut par la suite fascin par les ordinateurs dont lui parla Asit Chandmal, le neveu de Pupul Jayakar qui avait travaill dans ce domaine au sein du grand groupe indien Tata. De la mme faon, K avait voulu apprendre par le pass tout le fonctionnement du moteur combustion ainsi que d'autres systmes mcaniques comme l'horlo gerie et l'optique. Lorsque quelqu'un demanda un jour Mark Edwards, au cours d'un passage de K Brockwood, un dtail technique sur la photographie, Mark fut tonn d'entendre K rpondre subitement d'une faon trs claire et prcise. Un des aspects remarquables de K tait la facilit avec laquelle il dialoguait srieusement avec un swami, un moine bouddhiste, un sa vant occidental, un millionnaire de l'industrie, un premier ministre ou une reine. Bien qu'il fut timide et hsitant, sans aucune prtention in tellectuelle et qu'il lut trs peu, il n'avait pas d'apprhension pour parler en public des problmes psychologiques les plus difficiles, ni face aux plus grands spcialistes mondiaux en matire de philosophie, de science ou de religion. L'explication de cela tait, me semble-t-il, qu'alors que les autres parlaient de thories donnes par x ou y, K voyait x ou y aussi clairement que sa propre main.
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Il fut organis au mois de Juin 1973 une rencontre internationale Brockwood regroupant des membres des trois Fondations qui s'y ren contraient pour la premire fois. K se questionnait propos des pro blmes qui allaient se poser aprs sa mort et celle des administrateurs soccupant alors des Fondations ; il n'arrivait pas voir comment celles-ci pourraient continuer exister. Son attitude par rapport au fu tur avait totalement chang. Lorsquen 1968, au cours d'une prome nade dans la fort de Epping, mon mari lui avait demand ce qu'il adviendrait de sa nouvelle Fondation en Angleterre et de tout son tra vail aprs sa mort, il lui avait rpondu avec un geste de balayage : Tout disparatra . Seuls ses enseignements avec les livres et les enregistre ments demeureraient ; tout le reste pouvait disparatre. Lorsqu'au cours de cette rencontre internationale il lui fut suggr de choisir quelques jeunes personnes pour continuer son travail, il r pondit : La plupart des personnes jeunes placent un cran entre eux et moi. Ce sont les Fondations qui doivent prendre la responsabilit de trouver ces personnes. Cela sera probablement plus facile pour vous que pour moi, parce que les gens tombent amoureux de moi, de mon visage et ils sont attirs vers moi de faon personnelle ou bien ils veu lent progresser spirituellement... mais les coles doivent absolument continuer parce qu'elles pourraient produire cette humanit d'un type diffrent .56 Produire un nouveau type d'tre humain tait le but de l'enseigne ment de K. Cette anne-l Saanen, son thme principal fut com ment provoquer un changement psychologique rvolutionnaire et fon damental dans l'esprit . De plus, il avait commenc dire que ce changement devait tre instantan. Il tait inutile de se dire Je vais essayer de changer , ou encore je serai diffrent demain . Une phrase que K allait utiliser par la suite tait : Le futur est maintenant . Aprs Saanen, K retourna Brockwood pour la rencontre annuelle qui s'y tenait depuis dj quatre annes, et y resta jusqu' son dpart pour l'Inde en Octobre. A chaque fois qu'il venait Brockwood pr sent, il se rendait Londres, environ une fois par semaine en compa gnie de Mary Zimbalist, allant parfois chez le dentiste ou le coiffeur Truefitt and Hill sur Bond Street, et toujours chez Huntsman, son
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tailleur, gnralement juste pour amener une paire de pantalons re toucher ou pour une nime sance d'essayage d'un costume qui ne correspondait pratiquement jamais son niveau de perfection. Il lui arrivait trs rarement de commander un nouveau costume. Il semblait qu'il aimait l'atmosphre de ce magasin, s'attardant examiner avec toute son attention les coupons de tissus poss sur les comptoirs. Je djeu nais avec eux chaque fois qu'ils venaient Londres, au restaurant du quatrime tage de chez Fortnum et Mason, situ tout prs de Savile Row d'o nous venions pied en traversant Burlington Arcade ; il y avait juste ct la librairie Hatchard o K allait renouveler son stock de romans policiers. Dans le restaurant, le choix de plats vgtariens tait trs limit mais l'endroit tait spacieux et calme, et les tables suf fisamment loignes les unes des autres pour pouvoir parler sans que d'autres personnes ne puissent couter. K observait trs attentivement les gens autour de lui, ce qu'ils mangeaient, leurs vtements, leurs attitudes. Un jour, alors qu'un jeune modle se dplaait entre les ta bles, K nous poussa du coude Mary et moi, en disant : Regardezla, regardez-la : elle cherche tre regarde . En fait, bien plus que nous, c'tait surtout lui qui tait intress par les vtements qu'elle portait. D tait toujours trs attir par les habits, et pas seulement les siens. Au cours de nos djeuners, je lui demandais parfois de porter ma bague, une turquoise sertie de diamants que K connaissait bien car ma mre l'avait toujours porte. Il la passait son annulaire. Lorsque nous quittions le restaurant, il me la rendait et les pierres brillaient d'un clat tel que l'on aurait pu croire qu'elles venaient d'tre nettoyes par un bijoutier. Ceci n'est pas de l'imagination. Lorsquun jour, en partant du restaurant, je rendis visite une de mes grand-mres, celle-ci s'ex clama en me voyant : Comme ta bague est belle. Viens-tu de la faire nettoyer ? Dans les annes 70, un ami de K, parlant de lui, fit la description suivante : Lorsqu'on le rencontre, que voit-on ? Il y a vraiment, un degr superlatif, de la noblesse, de la force, de la grce et de l'lgance. On peroit un sens exquis de savoir-vivre et d'esthtique trs lev, une
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sensibilit norme et une capacit de pntrer intimement au cur des problmes que l'on peut lui soumettre. Il n'existe nulle part en Krishnamurti la moindre trace d'une quelconque vulgarit, mdiocrit ou banalit. On peut comprendre ou ne pas comprendre son enseigne ment ; on peut peut-tre critiquer tel ou tel aspect de son accent ou de son langage. Mais il est inconcevable que qui que ce soit puisse nier l'immense noblesse et la grce qui manent de sa personne. On pourrait peut-tre dire qu'il possde un style ou une classe nettement au-dessus ou au-del de l'homme ordinaire. Sans doute, cette description le mettrait mal l'aise. Mais voil : sa faon de s'habiller, son comportement, ses attitudes, ses mouvements et son locution sont, au vrai sens du terme, princiers. Lorsqu'il entre dans une pice, on se retrouve en prsence de quelqu'un d'assez extra ordinaire. L'intrt de K pour les bons vtements et les belles voitures ainsi que son got pour les livres et les films distrayants a sembl anormal certains ; cela ne le poussa ni changer ses inclinations envers des domaines aussi triviaux, ni prtendre qu'elles n'existaient pas. Cet automne-l, un jour o K tait venu Londres, je lui suggrai d'crire un journal comme il l'avait fait en 1961. Il se jeta sur cette ide et l'aprs-midi mme, il s'acheta des carnets et un nouveau stylo-encre large plume ; il commena crire le lendemain matin, le 14 Sep tembre. Il crivit ainsi quotidiennement pendant six semaines, la plu part du temps Brockwood, mais aussi Rome o il se rendit en Octobre. Ces pages furent publies au dbut de 1982 sous le titre Jour nal de Krishnamurti ; elles rvlrent beaucoup plus d'informations personnelles sur K que nimporte quel autre de ses travaux. Parlant de lui la troisime personne, il crivait le 15 Septembre : Ce nest que rcemment qu'il prit conscience du fait que nulle pense n'occupait son esprit au cours de ses longues promenades... Depuis son enfance, il en avait toujours t ainsi, son esprit tait vide de toute pense. Il re gardait et coutait. Rien d'autre. Penses et associations d'ides ne se produisaient pas en lui. Aucune image ne se formait. Il s'aperut un jour combien cela tait extraordinaire. Il tenta souvent de penser, mais
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aucune pense ne venait. Durant ces promenades, qu'il ft seul ou accompagn, le mouvement de la pense n'intervenait pas. C'est cela, tre seul . Egalement, le 17 : Il avait toujours eu conscience de cette tonnante absence de distance entre lui et les arbres, les fleuves et les montagnes. Il n'avait rien fait pour entretenir cet tat de choses ; cela ne se cultive pas. Entre lui et autrui ne s'levait jamais le moindre mur. Ce que l'on pouvait lui dire ou lui faire ne semblait jamais le blesser, de mme que la flatterie ne l'atteignait pas. Quoiqu'il pt advenir, il ^ demeurait compltement inaltrable. Il n'tait pas repli sur lui-mme, ni distant, mais semblable aux eaux du fleuve. Il pensait trs rarement et jamais lorsquil se trouvait seul . Le 21, il crivait : Il ne s'tait jamais senti offens, bless, bien qu'il ait connu flatteries et insultes, menaces et scurit. Ce n'est pas qu'il ait t insensible, inconcient, mais il n'avait pas labor la moindre image de lui-mme, ne tirait pas de conclusion et n'adhrait aucune idologie. L'image permet la r sistance, et lorsqu'elle n'existe plus, la vulnrabilit se fait jour, exempte de blessure . Deux jours plus tard, il crivait : Il tait debout au bord du fleuve, seul... Il tait debout, seul d tach et lointain. Il avait environ quatorze ans. Peu de temps aupara vant son frre et lui avaient t dcouverts ; cela avait suscit un certain tapage et soudain on lui accordait beaucoup d'importance. Il tait trait avec respect et vnration et, dans les annes venir, il se rait la tte d'une srie d'organisations, et disposerait de biens consi drables. Tout cela, comme la dissolution des organisations, n'avait pas encore eu lieu. De cette poque et de ces vnements, il n'a conserv comme souvenir que cet instant o, tout seul, perdu et trangement distant, il contemplait le fleuve. Il a tout oubli de son enfance, des coles et des punitions corporelles. Bien des annes plus tard, le ma tre qui le punissait ainsi lui raconta lui-mme que cela se produisait pratiquement tous les jours. Il fondait alors en larmes et on le mettait la porte, le laissant sur la vranda jusqu' la fin des cours. Le matre sortait ensuite son tour et lui disait de rentrer chez lui, car sinon, il serait rest l, compltement perdu. Le matre le fouettait, lui expliquat-il, parce qu'il semblait incapable d'tudier, de se souvenir de ce qu'il
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avait lu ou de ce qu'on lui avait dit. Par la suite, le matre eut bien du mal croire que ce garon tait devenu l'homme dont il tait venu couter la causerie. Son tonnement fu t extrme, et son respect injus tifi. Toutes ces annes s'coulrent sans laisser la moindre cicatrice, le moindre souvenir dans son esprit. Amitis, affections, annes au cours desquelles il fu t maltrait, rien de tout cela, que ces vnements fussent empreints de gentillesse ou de brutalit, ne laissa de traces en lui. Encore dernirement, un crivain lui demanda quelles impressions il gardait de ces vnements plutt tonnants, faisant rfrence l'poque o son frre et lui-mme avaient t dcouverts et tout ce qui s'tait produit par la suite. Lorsqu'il rpondit qu'il n'en conservait aucun souvenir et n'en savait que ce que d'autres lui en avaient dit, son interlocuteur ne se priva pas de ricaner en dclarant qu'il dbitait des sornettes. Pourtant, il n'avait jamais fa it obstruction dlibrment au moindre vnement, plaisant ou dplaisant, qui lui venait l'esprit. Le souvenir l'habitait quelques instants, ne laissait aucune trace puis dis paraissait jamais.
Au cours de ces dernires annes, lorsqu'il se trouva Madras, K ne put rsider Vasanta Vihar parce que Rajagopal rclamait la proprit comme faisant partie des biens de la KWINC ; ainsi donc, K resta chez une Indienne habitant juste ct, sur Greenways Road. (Ce ne fut qu'en 1975 que Vasanta Vihar fut cd la Fondation indienne). K se trouva alors contraint de se sparer de Madhavachari qui tait rest fidle Rajagopal et qui tait en fait son bras-droit. Au cours de cet hiver 1973-74, un mdecin indien exerant l'h pital situ sur le terrain de l'cole de Rajghat Varanasi, le nouveau nom de Bnars, le docteur T.K. Parchure, commena accompagner K partout o il se rendait dans le pays. Parameshwaran, le chefcuisinier de Rishi Valley qui s'tait occup de K au Cachemire en 1959 lorsqu'il avait failli mourir, voyageait galement avec eux. Sur le terrain de Rajghat, ct de l'hpital gratuit rpondant aux besoins de vingt villages aux alentours, se trouvent galement un collge pour les femmes avec son propre htel, une ferme et une cole d'agriculture. L'cole en elle-mme compte trois cents lves, garons et filles, de sept dix-huit ans. Rishi Valley est, elle aussi, bien plus qu'une simple cole ; il s'y trouve un centre rural gratuit accueillant soixante-dix enfants des villages environnants qui sont prodigus un enseignement ducatif et des soins mdicaux. Cette anne-l, alors qu'il rencontrait le corps en seignant de Rishi Valley, K donna une rponse qui me frappa lorsque quelqu'un lui demanda si la souffrance ne pouvait pas provoquer une hbtude mentale. Il rpondit : Je penserais plutt que c'est le fait de la continuit d'une souffrance qui puisse ternir l'esprit, et non pas son impact... A moins que vous ne rsolviez celle-ci tout de suite, il sera
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invitable qu'elle assombrisse l'esprit . Une cole co-ducative Krishnamurti sans internat venait juste d'tre ouverte Madras. Baptise du simple nom de The School *, elle accueillait cent douze lves gs de trois douze ans. K tait prsent trs press d'ouvrir une cole Ojai sans vouloir attendre la fin du procs avec la KWINC. Un architecte fut consult et un Principal nomm la grande surprise des administrateurs de la Fondation amricaine car ils n'avaient ni l'argent ni le terrain pour s'aventurer dans une telle entreprise ; mais K ne laissait jamais ce genre de considrations lui barrer la route lorsqu'il voulait vraiment faire quelque chose. Fort heureusement, la Cour pronona son verdict en Septembre, alors qu'aucun site convenable n'avait t trouv. Pen dant ce temps, K tait all San Diego avec Mary Zimbalist o il avait eu dix-huit entretiens portant sur divers sujets avec le Docteur Allan Anderson qui tait professeur d'ducation religieuse au Collge d'tat de San Diego ; ces dialogues furent enregistrs sur cassettes vido, en couleur57. Les deux dernires discussions concernaient la mditation. K y insista par trois fois sur le fait que la mditation couvrait tout le champ de lexistence et que tout effort pour mditer tait en soi une faon de nier la mditation. Un de ses plus beaux passages propos de la mditation se trouve dans une causerie quil avait donne quelques annes auparavant : La mditation est l'un des arts les plus levs de la vie - peut-tre le plus grand et il n'est pas possible de l'apprendre de quelqu'un d'au tre. C'est en cela qu'est sa beaut. Elle ne dpend d'aucune technique et par consquent, elle n'est la merci d'aucune autorit. Lorsque vous apprenez sur vous-mme, que vous vous observez dans votre faon de marcher, de parler, de manger, de bavarder, d'tre jaloux et d'prouver de la haine, tre conscient de tous ces aspects de vous-mme, sans faire aucun choix, tout cela est une partie de la mditation. Ainsi la mditation peut s'installer alors que vous tes assis dans un autobus ou que vous marchez dans un bois plein de lumire et d'ombres ou
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encore pendant que vous coutez le chant des oiseaux ou que vous regardez le visage de votre femme ou d'un enfant.58 Peu aprs San Diego, K parla pour la dernire fois Santa Monica. Au cours de ces causeries quelqu'un lui demanda : Cela fait dj quelque temps que je vous coute mais il ne s'est produit aucun chan gement en moi. Qu'est-ce qui ne va pas ? K rpondit : Serait-ce parce que vous n'tes pas srieux ? Ou que vous ne vous en souciez pas ? Est-ce parce que vous avez tellement de probl mes que vous vous laissez emprisonner par eux, pas de temps, pas le loisir de vous arrter, que vous ne regardez jamais une fleur ?... Mon sieur, vous n avez pas donn votre vie tout cela. Nous parlons ici de la vie, pas des ides, ni des thories ni des pratiques ou des technolo gies - mais de regarder la totalit de la vie, qui est votre vie . A cette poque, K avait dit Mary qu'il aurait encore dix ou quinze ans vivre parce qu'il lui restait encore beaucoup faire. Son corps, disait-il, se dtriorait (il avait soixante-dix neuf ans) bien que son cerveau demeurait intact . Quelques jours aprs son arrive au chalet Tannegg, cet t-l, il se rveilla un matin en disant que quelque chose d'extraordinaire, quelque chose qui s'est rpandu travers tout l'univers lui tait arriv. Ce mme matin, il dicta une lettre Mary propos de la nouvelle cole de Ojai : Elle devra produire des indi vidus si religieusement enracins qu'ils conserveront cette qualit quoiquils fassent, o qu'ils aillent et quelle que soit leur activit so ciale . Il faisait trs chaud Gstaad et pendant la rencontre de Saanen, K tait frquemment parti trs loin et sa tte le faisait souffrir. Il tait devenu encore plus sensible et ne supportait pas dtre touch, mais il avait de merveilleuses mditations Il avait dit Maiy : Mon esprit est comme s'il avait t lav, propre et sain - et plus encore que cela - avec une immense sensation de joie, d'extase . En novembre K s'envola seul pour Delhi. Il se trouva que le Maharishi (Mahesh Yogi) tait sur le mme vol ; il vint vers K, rayonnant et avec une fleur la main, pour lui parler. L'extrme aversion de K
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envers les gourous et les systmes de mditation mit rapidement un terme leur conversation. (K nous avait dit par la suite qu'il aurait bien aim jeter un coup d'il sur ses relevs de comptes bancaires). A Rajghat en novembre, quelqu'un demanda K de dfinir son propre enseignement. Trs surpris, il rpondit : Posez-vous cette question moi ? Me demandez-vous moi ce qu'est l'Enseignement ? Je ne le sais pas moi-mme. Il ne m'est pas possible de l'exprimer en quelques mots, n'est-ce pas. Je pense que l'ide d'un enseignant et celle de l'existence d'un enseignement est fausse la base, en tout cas mes yeux. Je pense qu'il s'agit l d'une question de partage, bien plus que d'enseignement .59 Dsirant moi-mme poser K la mme question l'poque o j'crivais le deuxime tome de sa biographie, je commenais rdiger un petit expos commenant par : Le cur rvolutionnaire de l'en seignement de Krishnamurti... que je lui expdiai afin qu'il l'approu va. Comme je l'esprais, K le r-crivit entirement, en ne laissant que le mot cur . Voici ici le texte qu'il me fit parvenir : Le cur de l enseignement de Krishnamurti est contenu dans la dclaration qu'il fit en 1929 lorsqu'il a dit : La vrit est un Pays sans chemin . L'homme ne peut y accder par le biais d'aucune orga nisation ou profession de foi, ni par un dogme, un prtre ou un rituel, ni non plus au travers d'un savoir philosophique ou d'une technique psychologique. Il lui fa u t la dcouvrir au moyen du miroir de la relation, travers la comprhension du contenu de son propre esprit et travers l'observation, et non pas l'aide de l'analyse intellectuelle ou de la dissection introspective. L'homme a construit des images de soi lui donnant une scurit - religieuse, politique, personnelle. Cellesci se manifestent sous la form e de symboles, d'ides et de croyances qui sont des fardeaux pesant sur la vie quotidienne, les relations et la pense de l'humanit. Ils sont la cause de tous nos problmes parce qu'ils instaurent une sparation entre l'homme et l'homme dans chacune de nos relations. L'homme a une conception de sa vie qui cor respond aux concepts pr-tablis emmagasins dans son esprit. Le contenu de sa conscience est sa conscience. Ce contenu est commun
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l'ensemble de l'humanit. L'individualit rside dans le nom, la forme et la culture superficielle qu'il acquiert de son environnement. L'individualit est unique non pas au travers de sa superficialit mais par sa libert totale vis--vis du contenu de la conscience. La libert n'est pas une raction ; la libert n'est pas choisir. Penser que l'on est libre parce que io n choisit n'est qu'une stimulation de l'homme. La libert est observation pure, sans aucune direction, sans crainte de punition ou de rcompense. La libert n'a pas de motivation ; elle n'est pas situe la fin de l'volution de l'homme mais se tient dans le premier pas de son existence. Dans l'observation, on com mence dcouvrir le manque de libert. La libert rside dans une conscience sans choix, dans notre existence de tous les jours. La pense est le temps. La pense est ne de l'exprience et du savoir qui sont insparables du temps. Le temps est l'ennemi psycho logique de l'homme. Notre action repose sur le savoir, et donc sur le temps ; ainsi donc, l'homme est esclave de son pass. Lorsque l'homme deviendra conscient du mouvement de sa propre conscience, il verra la division qui spare le penseur de la pense, l'observateur de la chose observe, l'exprimentateur de l'exprience. Il dcouvrira que cette division est une illusion. Ce n'est qu'alors que l'observation pure est prsente ; elle est une vision pntrante dans laquelle l'ombre du pass est absente. Cette vision non-temporelle provoque un profond et radical changement dans l'esprit. La totale ngation est la nature essentielle du positif. Lorsquil y a ngation de toutes ces choses qui ne sont pas l'amour - dsir, plaisir alors l'amour est, avec sa compassion et son intelligence propres . Ceci est bien plus qu'un petit expos, mais cela pourrait-il tre dit avec plus de concision ou plus de clart ? Peut-tre K n'avait-il pas suffisamment insist dans ce rsum sur le concept de l'laboration des images. Nous fabriquons tous des images sur nous-mmes et sur les autres et ce sont ces images qui se rencontrent, qui ragissent et qui se blessent. Ce sont ces images qui interfrent sur les vraies relations entre les humains - y compris mme les relations les plus intimes. En quittant l'Inde, K retourna Malibu en fvrier 1975 pour aller passer une journe avec Mary Zimbalist Arya Vihara et Pine Cottage
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qui taient devenus proprits de la Fondation amricaine l'issue du procs ; ils marchrent jusqu'au terrain situ ct de la Chnaie, accompagns par les Lilliefelts. C'tait l que l'cole serait construite. Lorsqu'aprs une quinzaine de jours K se rendit nouveau Pine Cottage, il sentit que l'atmosphre de la maison qui l'avait repouss sa premire visite, avait dj chang. Le premier avril, il reprit la r daction de son journal - il l'avait commenc Brockwood en 1973 et continua l'crire quotidiennement pendant trois semaines. Le 12 avril, par une belle journe sans nuage, il commena la premire cau serie d'une srie de quatre, dans la Chnaie ; il n'y avait plus parl depuis octobre 1966. Lorsque K revint Brockwood avec Mary au mois de mai, je des cendis pour lui montrer une copie dj bien avance du premier tome de sa biographie, le rcit de sa vie jusqu' l'poque de la dissolution de l'Ordre de l'Etoile. Bien entendu, il commena par regarder d'abord les illustrations, passant beaucoup de temps sur les photographies de Nitya. Puis il me demanda plusieurs reprises de quelle faon ce livre pourrait frapper l'esprit de lecteurs n'ayant jamais entendu parler de lui, et ce que pourrait bien en penser un agent de change ordinaire . Je ne pus que lui rpondre que, d'aprs moi, un agent de change ordinaire ne lirait probablement pas ce livre. Cependant, si l'on en juge par les articles de presse, cette histoire trange semble avoir fascin beaucoup de personnes dont on aurait pu penser qu'elles n'y verraient aucun intrt ; de plus les lettres que j'ai reues ont montr que pour des douzaines de lecteurs, ce livre leur a permis d'avoir une meilleure comprhension de K, malgr le choc que reprsenta pour certains, parmi ceux qui ne le savaient pas, le fait d'apprendre qu'il avait t lev dans le milieu thosophique. Lorsqu'aprs avoir lu l'ou vrage, Mary Zimbalist demanda K pour quelle raison, si les Matres existaient, ils avaient parl autrefois et plus aujourd'hui, K suggra : A prsent que le Seigneur est l, ils ne sont plus ncessaires . Il aurait fallu pouvoir entendre le ton de sa voix en disant cela pour savoir s'il s'agissait d'un rponse srieuse ou pas. Le quatre-vingtime anniversaire de K tombait le 11 ou le 12 mai. Le Docteur Parchure arriva d'Inde le 11 Brockwood et resta plu
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sieurs semaines en Europe, prenant soin de la sant de K. Vers le mi lieu du mois, David Bohm arriva aussi et il eut avec K quatre conver sations qui furent suivies par la suite de huit autres. Bohm venait juste de lire la biographie ; il demanda K s'il tait pass par un moment prcis de changement en lui. K lui rpondit que non ; la douleur phy sique au cours du processus l'avait rendu plus sensible ainsi que la souffrance endure l'poque de la mort de son frre, mais ren contrer cela pleinement n'avait laiss aucune trace . Au cours de la rencontre Saanen de cette anne-l, K consacra une de ses causeries quelque chose qu'il appelait un sujet trs srieux peut-il y avoir une totale libert vis--vis de la peur psychologique ? Il dit : Si l'on doit tre libre de la peur, il faut tre libre du temps. S'il n'y avait pas de temps, il n'y aurait pas de peur. Je me demande si vous voyez cela ? S'il n'y avait pas de demain, mais rien que le maintenant, la peur, en tant que mouvement de la pense, cesserait . La peur vient du dsir de scurit. S'il y a une totale scurit psychologique, il n'y a pas de peur , mais il ne peut jamais y avoir de scurit psychologi que si l'individu veut, dsire, poursuit ou devient . Il continua ainsi : ...la pense est toujours la recherche d'une place o elle peut se loger, dans le sens de s'agripper, de tenir. Les crations de la pense tant fragmentaires, elles impliquent une totale inscurit. Par con squent, la totale scurit existe lorsque l'on n'est absolument rien c'est--dire rien qui ne soit cr par la pense. N'tre absolument rien implique une totale contradiction vis--vis de tout ce que vous avez appris... Savez-vous ce que signifie le fa it de n'tre rien ? Aucune am bition - ce qui ne veut pas dire que vous vgtez - aucune agression ni rsistance, aucune barrire forge par des blessures ?...La scurit que la pense a cre n'est pas la scurit. Ceci est une vrit absolue. K tait persuad qu'il n'irait pas en Inde l'hiver suivant cause de l'tat d'urgence dcrt par M Gandhi en juin ; rien ne pouvait tre publi ni annonc publiquement sans tre auparavant soumis au Co mit de Censure. Attnuer sa dnonciation de l'autorit et de la ty rannie tait bien la dernire chose que K aurait accept de faire ; il n'y
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avait aucune raison qu'il aille en Inde s'il ne pouvait pas y parler et il encourait un grand danger de se faire emprisonner sil le faisait. Ainsi donc, aprs la rencontre de Brockwood, il retourna Malibu o il passa tous ses week-ends Pine Cottage, s'adressant aux parents et aux enseignants de la future cole de la Chnaie. Bien que le dcret d'tat d'urgence de M Gandhi fut toujours en application l'hiver suivant, K dcida de se rendre en Inde aprs avoir reu l'assurance de Pupul Jayakar, la plus proche amie de M Gandhi, qu'il serait autoris parler librement au cours de ses causeries. A New Delhi, il logea chez Pupul, sa maison tant situe sur la mme avenue que celle de M Gandhi. On ne peut s'empcher de se de mander s'il y eut une relation directe entre cet entretien et la dcision subite de M Gandhi d'organiser des lections gnrales en 1977. K lui-mme pensa que cela tait possible. A la demande de K, les reprsentants des Fondations Krishnamurti se rencontrrent Ojai en 1977. Il voulait que tous ceux pour qui c'tait possible restent avec lui en permanence. Il voulait en particulier que les Amricains et les Europens qui n'taient jamais alls en Inde fussent auprs de lui au cours des annes venir. Il tait convaincu quau plus les gens se rencontreraient, au plus ils deviendraient pro ches et affectueux. La jalousie et la comptition lui taient tellement trangres quil ne comprit jamais trs bien leur existence chez les autres. Au cours d'une des ces rencontres avec les administrateurs Ojai, il leur dit : Si des gens venant ici vous demandent : Qu'tait donc la vie auprs de cet homme ? , serez-vous capable de le leur dire ? S'il y avait quelques disciples du Bouddha qui soient encore vivants, les gens ne se rendraient-ils pas jusquau bout du monde pour les voir et leur demander ce qutait le fait de vivre en sa prsence ? Cette mention du Bouddha et de ses disciples est la plus proche association que K nait jamais faite entre lui et le Bouddha ; il est cependant dif ficile de faire admettre quelqu'un qui ne le connaissait pas combien cette comparaison n'avait absolument aucune importance vis--vis de sa personne. Lorsquil n'y a plus de moi, il ne peut y avoir aucune suffisance. Cet homme dont il parlait n'tait pas sa personnalit lui. De la mme faon, comment peut-on concilier cela avec sa rit
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ration constante disant que personne n'avait autorit pour le reprsen ter aprs sa mort et que la relation gourou-disciple tait une abomina tion ? Cela n'est-il pas tout simple ? En demandant aux administrateurs d'tre avec lui aussi souvent que possible, il est certain que K esprait qu'il y en eut un ou deux au moins parmi eux qui serait accorde cette profonde perception amenant une transformation psychologique totale, ce qui les librerait la fois de lui et de toutes les autres b quilles. Ceci est trs diffrent de l'adulation d'un gourou par ses dis ciples. S'il arrivait un jour quelqu'un de prtendre avoir autorit pour parler au nom de K, tout le monde saurait que cette personne n'a pas t transforme. Il fut dcid l'poque que Mary vendrait sa maison de Malibu et ferait construire une habitation pour agrandir Pine Cottage qui, aprs sa mort, reviendrait la Fondation amricaine. Ainsi, Pine Cottage, K habiterait tout prs de l'cole, alors que Malibu tait plus de cent kilomtres de Ojai. Le 9 mai K fut opr de la prostate au Centre mdical Cedars-Sinai de Los Angeles. Il prvint Mary de rester trs vigilante et de ne pas le laisser s'clipser ainsi que de lui rappeler de rester lui-mme attentif ; si non aprs cinquante-deux ans [de causeries publiques ] il pourrait avoir le sentiment que cela suffit . Il expliqua Mary qu'il avait toujours vcu en compagnie d'une trs mince frontire entre la vie et la mort . Il trouvait plus facile de mourir que de vivre. Une quinzaine de jours avant l'opration, il s'tait rendu l'hpital afin qu'on lui soutire un peu de sang dans le cas o il aurait besoin d'une transfusion. Il refusa d'avoir une anesthsie gnrale, convaincu que le corps ne pourrait la supporter . Mme une anesthsie locale causant un arrt dans la moelle pinire pouvait tre trop pour le corps . K avait toujours ce sens de complet dtachement entre lui et son corps. Le jo u r de son hospitalisation, M ary l'accom pagna et prit une chambre contigu la sienne. Il fit le tour des deux chambres en touchant les murs ; il faisait toujours cela dans chaque nouveau lieu o il allait rester et cette fois-l, il en fit de mme pour la chambre de
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Mary galement. La raison de ce comportement n'a jamais t rvle. Il semble que cela ait t un moyen de purification pour balayer une influence trangre, pas forcment malfique, et de remplir les pices de sa propre nergie. Mary demanda l'anesthsiste de parler K pendant l'opration afin quil puisse demeurer vigilant et qu'il ne s'clipse pas. Il fut ramen en chariot dans sa chambre au bout de deux heures ; il semblait trs gai et il demanda une histoire policire. Mais dans la soire, il eut trs mal. On lui administra une dose d'an talgique trs faible - la mme que pour un enfant - mais il fallut arrter car il en prouvait des vertiges et des nauses. Il partit pen dant environ une heure o il parla avec Nitya et eut ensuite ce qu'il appela un dialogue avec la mort . Le lendemain, il dicta Mary le compte-rendu de cette exprience : Ce fu t une courte opration et en parler serait inutile, bien que la douleur fu t trs forte. Pendant que la douleur continuait, je vis ou je dcouvris que le corps tait presque en train de flotter dans lair. Il se peut que cela ait t une illusion, une sorte d'hallucination, mais quel ques minutes aprs, il y eut la personnification - pas une personne mais la personnification de la mort. Observer ce phnomne entre le corps et la mort tait singulier, comme sil y avait une sorte de dialo gue entre eux. La mort semblait s'adresser au corps avec beaucoup dinsistance et le corps tait trs rsistant pour se soumettre ce qu'elle voulait. Malgr la prsence de plusieurs personnes dans la pice, le phnomne continua, la mort invitant et le corps refusant. Ce n'tait pas la peur de la mort qui poussait le corps refuser sa demande, mais le fa it qu'il ralisa qu'il n'tait pas responsable de luimme et qu y avait l une entit qui le dominait, beaucoup plus forte il et bien plus vitale que la mort elle-mme. La mort insistait de plus en plus fortement et donc, l autre est intervenu. Ds lors il y eut une conversation ou un dialogue non seulement entre la mort et le corps mais aussi entre cet autre et la mort. Il y avait donc trois entits qui discutaient ensemble. Avant son hospitalisation, il avait prvenu quil pourrait se produire une dissociation d avec le corps et que la mort pourrait intervenir.
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Bien que la personne [Mary] fu t assise ses cts et quune infirmire allait et venait, il n'y avait ni dception vis--vis de soi, ni halluci nation particulire. Etendu dans son lit, il voyait les nuages chargs de pluie, la fentre claire et la ville au-dessus qui s'tendait sur des kilomtres. Des gouttes de pluie vinrent s'craser sur la vitre et il voyait nettement la solution sale qui coulait goutte goutte dans l'orga nisme. On sentait avec beaucoup de force et d vidence que si l'autre n'tait pas intervenu, la mort aurait gagn. Ce dialogue commena avec des mots et avec une pense fo n c tionnant trs clairement. Le tonnerre et des clairs clatrent pendant que la conversation continuait. La peur tant absolument absente de tout cela, aussi bien du ct du corps que de celui de l'autre - abso lument aucune peur - on pouvait parler librement et profondment. Il est toujours difficile dexpliquer avec des mots ce genre de conver sation. Etrangement, comme il n'y avait pas de peur, la mort n'encha nait pas l'esprit avec des choses du pass. Ce qui ressortait de la conversation tait trs clair. Le corps prouvait une trs grande dou leur mais il n'avait ni inquitude ni apprhension, alors que l'autre tait, de toute vidence, au-del des deux. C'tait comme si cet autre tenait le rle d'un arbitre dans un jeu dangereux dont le corps n'tait pas compltement conscient. La mort semblait tre toujours prsente, mais la mort ne peut tre invite. Cela serait un suicide, ce qui serait une immense folie. Pendant cette conversation la notion de temps n'existait pas. L'en semble du dialogue a d durer environ une heure mais le temps de la montre n'existait pas. Les mots n'existaient pas non plus mais il y avait une intime perception immdiate de ce que chacun disait. Bien sr, si l'on est attach quoi que ce soit - des ides, des croyances, des pro prits ou des personnes - , la mort ne viendra pas parler avec vous. La mort, en tant que terme, que fin en soi, est la libert absolue. Le ton de la conversation tait trs courtois. Il n'y avait aucune trace de sentimentalit ou d'extravagance motionnelle, ni aucune distorsion du fa it aboslu de l'abolition du temps et de la vastitude sans limite qui apparaissent lorsque la mort fa it partie de votre vie quoti dienne. Il y avait le sentiment que le corps pourrait continuer encore
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pour de nombreuses annes, mais que la mort et l'autre resteraient toujours ensemble jusqu' ce que l'organisme ne soit plus actif. Il y avait une grande sensation d'humour entre eux trois et on pouvait en tendre leurs rires. Et la beaut de cela participaient aussi les nuages et la pluie. Le son de cette conversation se rpandait sans fin ; le son tait le mme ds le dbut et il ne s'arrtait pas. C'tait un chant sans dbut ni fin. La mort et la vie sont trs proches lune de l'autre, tout comme l'amour et la mort. De la mme faon que l'amour n'est pas une m moire, l'amour est sans pass. La peur n'apparut jamais au cours de cette conversation car la peur est tnbre, alors que la m ort est lumire. Ce dialogue ntait ni illusoire ni fantasque. Cela ressemblait un murmure dans le vent, mais ce murmure tait trs clair, et si vous coutiez, vous pouviez l'entendre ; vous pouviez alors y participer. Alors nous pourrions le partager ensemble. Mais vous ne 'couterez pas ; car vous tes trop identifi votre corps, vos penses et votre propre avancement. Il faut abandonner tout cela pour entrer dans la lumire et dans l'amour de la mort . La seule addition au programme habituel de K de cet t-l fut, avant de s'envoler seul pour l'Inde en novembre, d'aller passer trois nuits la Clinique Janker de Bonn o il consulta un certain Docteur Scheef. Mary l'accompagna. Diverses analyses montrrent, selon ce mdecin, que K tait fantastique pour son ge. Quelques administrateurs des Fondations amricaine et anglaise le rejoignirent Madras au dbut de l'anne 1978 et l'accompagnrent jusqu' Rishi Valley o quelques changements avaient eu lieu au sein de l'cole. G. Narayan, le fils an du plus grand frre de K tait deve nu le Principal aprs la dmission du Docteur Balasundaram. Narayan avait enseign pendant vingt-cinq ans, d'abord Rishi Valley, puis dans une cole Rudolph Steiner en Angleterre. Son pouse avait ensei gn Brockwood presque ds l'ouverture de l'cole et leur fille unique Natasha y tait lve. K n'attachait aucune valeur sa consanguinit avec Narayan et il n'aimait ni plus ni moins Natasha que n'importe
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quelle autre jeune fille. Il aimait les enfants et davantage encore les jeunes. Pendant un temps, les lves de Rishi Valley avaient t en courags aller Brockwood. K se demandait prsent si cette ini tiative tait sage. Il tait si facile d'tre corrompu par l'Occident. Les jeunes en Inde avaient encore du respect pour leurs ans et une soif d'apprendre, considrant l'ducation comme un privilge. De retour Ojai, K put voir que l'agrandissement de Pine Cottage tait termin ; il y emmnagea avec Mary. Cela avait t pnible pour elle d'abandonner sa belle maison de Malibu qui manquait galement K, mais elle avait transform Pine Cottage en une demeure aussi belle que son ancienne habitation, conservant intacts les appartements o K dormait et y adjoignant une extention laquelle on accdait au travers d'un passage. Aussi bien K que Mary, avec le temps, aimrent beau coup cette nouvelle maison. K prenait beaucoup de plaisir faire luire la bouilloire lectrique et les plaques mtalliques de la cuisine comme il le faisait aussi dans l'Aile ouest Brockwood ; il apprcia aussi de donner un coup de main pour dmarrer un nouveau petit jardin. Il tait toujours trs content d'arroser et il essayait d'aider aux activits do mestiques comme en ramenant le plateau du petit djeuner la cuisine ou en remplissant et en vidant la machine laver la vaisselle. Il crai gnait que Mary ne s'puist au travail, que ce fut Ojai ou Brock wood. Elle tait la fois sa secrtaire et son chauffeur, et faisait aussi les courses ainsi que le lavage et le repassage des vtements de K. Lorsqu'elle rentrait des courses avec ses paniers remplis de ses achats, K sempressait de regarder ce qu'elle avait achet. Cependant, il ne laissait jamais personne faire ses bagages, ce dont il s'enorgueillissait. Ces annes-l, lorsque Mary ne l'accompagnait pas en Inde, elle pas sait trois mois se reposer en Californie. En allant Gstaad au mois de juin avec Mary, K repassa par la Clinique Janker o tous les tests qu'il subit donnrent une entire sa tisfaction concernant sa sant. De retour Brockwood en septembre aprs la rencontre de Saanen, il commena dicter Mary une lettre bi-hebdomadaire destine ses coles, qu'il continua jusqu'en mars 1980 - trente-sept lettres au total de trois pages chacune. La plupart de
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celles-ci ayant t dictes par lots, elles portent la date du jour o elles ont t expdies - tous les quinze jours - et non pas celle du jour o elles furent crites60. Ces missives taient un moyen de rester en contact avec toutes ses coles. Dans la premire lettre, K expliqua clai rement son intention vis--vis des coles : Elles doivent tre concer nes par la culture de l'tre humain dans sa globalit. Ces centres d'ducation doivent aider les lves et les ducateurs fleurir naturel lement . Dans une autre lettre, il dit : Le but de ces coles est de faire en sorte qu'une nouvelle gnration d'tres humains libres de toute action goste apparaisse. Aucun autre centre ducatif ne s'int resse cela et il est de notre responsabilit en tant qu'ducateurs de faire surgir un esprit ne portant aucun conflit en lui . Une copie de chaque lettre fut distribue aux enseignants et aux lves. K s'attendait une attitude de la part des enseignants qui sem blait impossible - permettre ce qu'aucune peur, quelle qu'elle fut, n'apparaisse chez les lves (pour cela, il tait ncessaire que les ensei gnants eux-mme eussent dracin l'origine de leur propre peur) et aider les lves n'tre jamais blesss psychologiquement, non seulement au cours de leur scolarit, mais tout au long de leur vie . La comptition tait l'un des plus grands maux de l'ducation : Lors que dans votre cole, vous comparez X avec Y, vous les dtruisez tous les deux . A travers ces lettres K rptait qu'enseigner tait la plus haute vo cation et que les Ecoles existent principalement pour amener une profonde transformation dans les tres humains . Il prcisait aussi avec beaucoup dintensit la diffrence qu'il y avait entre apprendre et accumuler du savoir ; accumuler des connaissances ne faisait qu'abtir l'esprit : connatre n'est pas savoir et la comprhension de cela, que le savoir ne peut rsoudre nos problmes humains, est l'intelligence . Dans un livre qui parut l'anne suivante, K expliqua ce qu'il voulait dire par n'tre jamais bless psychologiquement . Il avait parl de vivre avec la douleur et continuait ainsi : Nous voyons le fait, le celui qui souffre... Je souffre et l'esprit fa it tout ce qu'il peut pour fuir cette souffrance... Alors, ne fuyez pas
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la douleur, ce qui ne veut pas dire que vous deveniez morbide. Vivez avec elle... Que se passe-t-il ? Observez. L'esprit est trs clair, trs aiguis. Il fa it fa ce au fa it. La vritable soujfance, lorsqu'elle est transforme en passion est immense. De cette observation apparat un esprit qui ne peut plus tre bless. C'est termin, totalement termin. Voil le secrefi1. Dans sa lettre aux coles date du 1" mai 1979, K commence un paragraphe par : Dieu est dsordre . Si l'on continue la lecture, le sens devient parfaitement clair : Considrons les innombrables dieux que lhomme a invents ; et observons la confusion que cela a amene dans le monde, les guerres que cela a engendres . Les parents dune lve de Brockwood qui avait ramen cette lettre la maison pendant les vacances, lurent cette seule premire phrase, Dieu est dsordre . Ils se sentirent si outrags qu'ils envisagrent de retirer leur fille de l'cole. Beaucoup d'assertions trs sches de K remurent des gens : Les ides sont des brutalits (ceci a le mme sens que Dieu est d sordre ) ; Il n'existe pas d'amour malheureux ; Si vous aimiez vraiment vos enfants, il n'y aurait pas de guerre ; Toute pense corrom pt ou est corruption . Cette dernire est la seule qui soit difficile de s'expliquer soi-mme. Souvent K l'explicitait longuement au cours de ses causeries. Par exemple, il avait dit une fois : Nous utilisons le mot esprit pour signifier les sens, la capacit de penser et le cerveau qui emmagasine toutes les mmoires en tant qu'expriences, connaissance... Le savoir corrompt l'esprit. Le savoir est le mouve ment du pass et lorsque le pass pose son ombre sur l'actuel, la cor ruption sinstalle... Nous utilisons le terme corruption dans le sens de ce qui est fragment, ce qui ne peut tre abord dans son ensemble .62 En octobre 1978, Mary Zimbalist accompagna K en Inde ; ils furent rejoints un peu plus tard par plusieurs membres des Fondations an glaise et amricaine qui retrouvrent les administrateurs de la Fonda tion indienne Madras. Le 8 janvier 1979, M Gandhi vint rendre visite K Vasanta Vihar. Au cours du mois de dcembre, elle avait t emprisonne pendant quatre jours, ce qui avait dclench des meutes travers l'Inde. Il semblait bien que parler avec K tait pour elle trs
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important II eut l'impression qu'elle tait une femme trs malheureuse qui ne pouvait, comme il disait, jamais lcher le tigre . Une autre cole Krishnamurti, la dernire parmi celle de l'Inde, fut ouverte cet t-l, dans une valle situe quinze kilomtres du centre de Bangalore. L'achat du terrain de cinquante hectares et la construc tion des btiments avaient t faits grce au don d'un seul homme. Ap pele l'Ecole de la Valle, elle accueille plus d'une centaine d'enfants entre six et treize ans en externat et internat K alla la visiter avant de quitter l'Inde.
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En 1974, K m 'avait demand d'crire un deuxime tome de sa biographie. Je dsirais crire ce livre mais hsitais longtemps avant de le commencer, sachant que ce serait bien plus difficile que pour le pre mier qui retraait une histoire palpitante, mme si elle paraissait un peu folle par moment. El ne s'tait pas pass grand chose dans la vie extrieure de K pendant ces quarante dernires annes, bien que sa vie intrieure ait t un bouleversement constant. Il ne me fallut pas moins de cinq annes pour me sentir prte attaquer la rdaction de ce livre et une des premires tapes en fut de renouveler une tentative pour dvoiler le mystre de l'identit vritable de K : qui tait-il ? La lecture de ses Carnets ne m'avait pas aide lucider ma propre mystification. Aussi, lorsque K vint Brockwood en juin 1979, je descendis le voir et nous emes ensemble deux longues conversations. Mary Zimbalist resta avec nous et prit des notes. Je ne pris moi-mme aucune note l'poque et ne voulus pas davantage avoir recours un magn tophone, pensant que cela pouvait inhiber la spontanit. La premire conversation se droula un matin dans la chambre spacieuse de K ouvrant vers l'Est sur la pelouse et les prs. K tait assis dans son lit, le dos trs droit et les jambes replies en tailleur ; il portait un peignoir bleu-ple. Il planait dans la pice un lger parfum de bois de santal que j'associais toujours K. Mme son papier lettre en conservait la fragrance. Ce matin-l, il parut trs vif et trs dsireux de faire une nouvelle dcouverte. Je commenai par lui demander sil lui tait possible d'expliquer ce qui l'avait rendu tel qu'il tait alors. Il me contra en me demandant ce que moi-mme j'en pensais. Je lui rpondis que lexplication la plus plausible qui tait bien entendu la thorie de Besant et Leadbeater sur
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le Seigneur Maitreya prenant possession d'un corps ayant t prpar spcialement pour cela, l'ego ayant volu au travers de toute une srie d'incarnations jusqu' sa naissance dans un corps de Brahmane, plus pur que n'importe quel autre corps car n'ayant jamais touch ni la viande ni l'alcool depuis d'innombrables gnrations. Cette explica tion validait galement le processus - le corps tant aussi bran ch qu'il tait, il devenait ainsi de plus en plus sensible pour s'habi tuer son divin occupant, ce qui avait entran une ultime fusion entre la conscience du Seigneur Maitreya et celle de Krishnamurti. En d'au tres termes, toutes les prdictions de M Besant et de Leadbeater s'taient ralises. K tait d'accord pour reconnatre que cette thorie tait la plus acceptable, mais il ne pensait pas qu'elle ft juste. J'avanais alors une autre explication possible disant qu'il existait un immense rservoir de bont dans le monde, dans lequel on pouvait puiser et que beaucoup de grands artistes, de gnies et de saints l'avaient fait. K rejeta cette ide sur le champ. La dernire thorie que je pouvais suggrer tait que Krishnamurti avait lui-mme volu travers plusieurs vies pour arriver ce quil tait prsent ; mais cela restait difficile accepter pour moi parce que le jeune Krishna que j'avais connu avait t trs puril et insouciant, presque arrir et morose, ne s'intressant pra tiquement rien, mis part le golf et les motos. Je ne voyais pas com ment cet tre aurait pu progresser jusqu'au point de dvelopper un cerveau tel que celui de Krishnamurti, qui exposait des enseignements trs subtils. Voici, reprises ci-dessous, les notes de Mary Zimbalist : M.L. Les enseignements ne sont pas simples. Comment pouvaientils venir de cet enfant distrait ? K. Vous admettez un mystre. Le garon tait affectueux, distrait, il n'tait pas intelligent et apprciait les jeux athltiques. Ce qui est important dans tout ceci est l'esprit vacant. Comment cet esprit vacant pouvait-il adhrer cela ? Le vide tait-il ncessaire pour que tout ceci puisse se manifester ? Cette chose qui se manifeste provient-elle du cosmos universel, comme le gnie qui surgit parfois dans tel ou tel domaine ? L'esprit religieux n'a absolument rien voir avec le gnie.
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Comment se fait-il que cet esprit vacant n'ait pas t combl par la Thosophie et tout le reste ? Cette vacance tait-elle destine la manifestation ? Le garon a d tre singulier ds le dbut. Qu'est-ce qui le rendait ainsi ? Le corps avait-il t prpar depuis de nombreuses vies ou cette force s'est-elle empare de ce corps vacant ? Pourquoi n'est-il pas devenu une abomination avec toute cette adulation autour de lui ? Ce vide, cette vacance, tait protg. Par quoi ? M.L. C'est ce que nous essayons de savoir. K. Tout au long de sa vie, il a t gard, protg. Lorsque je monte dans un avion, je sais que rien ne peut arriver. Mais je ne fais rien qui pourrait entraner un danger. J'aurais beaucoup aim faire du planeur [on lui en avait offert l'occasion Gstaad] mais j'ai senti : Non ; il ne faut pas . Je me suis toujours senti protg. Ou bien, cette impres sion dtre protg vient du fait que Amma [M Besant] voyait cons tamment que je l'tais - elle voyait en permanence deux initis qui me protgeaient. Je ne pense pas que ce soit la vraie cause. M.L. Non, parce que l'autre chose - le processus - est ap paru pour la premire fois alors que vous tiez loin de tous. Vous tiez seul avec Nitya, Ojai. K. Oui, la vacance n'est jamais partie. Chez le dentiste, pendant quatre heures, il n'y a pas eu une seule pense dans ma tte. Ce n'est que lorsque je parle ou que j'cris que cela entre en jeu. Je suis tonn. La vacance est toujours l. Depuis cet ge-l (aux environs de huit ans) jusqu' aujourd'hui, conserver un esprit vacant. Qu'est-ce que cela ? Vous pouvez le sentir dans cette chambre en ce moment mme. Cela est en train de se produire dans cette chambre, l, tout de suite, parce que nous touchons quelque chose de trs srieux ; alors a se met descendre. L'esprit de cet homme, depuis son enfance jusqu' aujourd'hui est constamment vacant. Je ne veux pas en faire un mys tre. Pourquoi cela n'arrive-t-il pas tout le monde ?. M.L. Lorsque vous donnez une causerie, votre esprit est-il vacant ?. K. Oh oui, compltement. Mais cela ne m'intresse pas ; ce qui m'intresse, c'est de savoir pourquoi il reste vacant. Par le fait qu'il demeure vacant, il n'a aucun problme.
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M.L. Cela est-il unique ?. K. Non. Si quelque chose est unique, alors personne d'autre ne peut le connatre. Je veux carter tout mystre. Je vois que l'esprit de l'enfant est le mme que celui d'aujourd'hui. L'autre chose est l main tenant. Ne la sentez-vous pas ? C'est comme un frmissement. M.L. L'essence de votre enseignement est que tout le monde peut vivre cela. [Je sentais effectivement ce frmissement mais je me de mandais s'il n'tait pas le fruit de mon imagination]. K. Oui ; si cela est unique, alors a ne sert rien. Mais il n'en est pas ainsi. Cela est gard vacant pour que cette chose dise : Bien que je sois vacant, vous - X ou Y - vous pouvez aussi l'tre . M.L. Vous voulez dire que cela est vacant afin de pouvoir dire que cela peut arriver tout le monde ? K. C'est cela. C'est cela. Mais cette chose a-t-elle maintenu l'esprit vacant ? Comment est-il rest vacant pendant toutes ces an nes ? C'est extraordinaire. Je n'y avais jamais rflchi auparavant. Cela ne serait pas ainsi s'il n'y avait pas un dtachement. Pourquoi ne s'est-il jamais attach rien ? Cette chose a d dire : Il doit y avoir cette vacance ; sinon je ne peux pas fonctionner . Cela fait surgir toutes sortes de choses mystiques. Alors quelle est donc cette chose qui maintient l'esprit vacant afin que tout ceci soit dit ? A-t-elle trouv un garon qui devait rester vacant ? Ce garon ne craignait apparemment pas de s'opposer Leadbeater, de s'opposer la Thosophie, de s'op poser l'autorit. Amma, Leadbeater, ils avaient beaucoup d'autorit. Cette chose devait dj fonctionner. Cela doit tre possible pour l'ensemble de l'humanit. Si non, quel est le sens de tout ceci ? Notre conversation sarrta l ; K devait se lever pour tre l'heure pour le djeuner qu'il prenait dans la salle manger de l'cole. Aprs le djeuner, dans la cuisine de l'aile ouest, nous rsummes ainsi notre entretien du matin : K. Nous n'avons pas dcouvert pourquoi cet enfant a t mainte nu vacant depuis cette poque jusqu' aujourd'hui. La vacance est-elle une absence d'gosme - de moi - ma maison, d'attachement ? Mais comment cette vacance avec son non-soi est-elle arrive ? Cela serait
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simple si nous disions que le Seigneur Maitreya a prpar ce corps et l'a maintenu vacant. Cela serait l'explication la plus simple, mais la simplicit est ici suspecte. Une autre explication serait que l'ego de K ait t en contact avec le Seigneur Maitreya et le Bouddha et qu'il ait dit : Je me retire ; cela est bien plus important que mon soi bestial . Cela ne parat pas clair, ni convenable. Le Seigneur Maitreya a vu ce corps avec un moindre ego ; il a voulu se manifester travers lui et par consquent il l'a maintenu sans aucune contamination. Amma disait que le visage de K tait trs important parce qu'il reprsentait cela. Il avait t prpar pour cela. Ceci signifie que cette chose ne peut arriver tout le monde. K est une singularit biologique. C'est un exutoire facile. Alors, o est la vrit dans tout ceci ? Je n'en sais rien. Vraiment, je ne sais pas. O est la vrit l-dedans ? Ce n'est pas de l'auto-illusion, ni de la dception ou un tat induit, un souhait exauc je ne sais pas ce qu'il faut souhaiter. Une autre chose trange dans tout ceci est la constante attraction que K prouva toujours envers le Boud dha. Peut-on dire que cela l'influena ? Je ne le pense pas. Ce rservoir est-il le Bouddha ? Le Maitreya ? Qu'est-ce que la vrit ? Est-ce quelque chose que l'on ne pourra jamais trouver ? Mary Zimbalist : Avez-vous parfois l'impression d'tre utilis, que quelque chose s'insinue en vous ? K. Ce n'est pas ce que je dirais. Cela vient dans la pice lorsque nous en parlons srieusement. M.L. Comment cela est-il reli la douleur ? K. La douleur vient lorsque je suis calme et que je ne parle pas. Elle vient lentement, jusqu' ce que le corps dise : a suffit . Aprs qu'elle ait atteint un sommet, le corps s'vanouit ; la douleur disparat ou bien, il y a une interruption, puis elle part. M.L. Pouvons-nous carter l'ide que quelque chose vienne de l'extrieur ? K. Je ne le fais pas. Mais o est la vrit ? Il y a dans tout ceci un lment non-humain qui n'est pas produit par la pense, ni auto induit. Je ne suis pas ainsi. Est-ce quelque chose que nous ne pouvons pas dcouvrir, que nous ne devons pas toucher, qui n'est pas pntrable ? Je me le demande. J'ai souvent eu la sensation que cela n'est pas mon
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affaire, que nous ne trouverons jamais. Lorsque nous disons que cela vient dans ltre parce que l'esprit est vacant, je ne crois pas non plus qu'il en soit ainsi. Nous arrivons l une impasse. J'en ai parl avec vous, avec elle [Mary], avec Subba Rao [il connaissait K depuis le tout dbut]. Il m'a dit : Vous tes comme cela depuis le commencement . Je me demande si tout ceci est vrai, et si c'est effectivement vrai, alors il n'y a aucun espoir pour les autres. Avons-nous affaire quelque chose que nous ne pouvons toucher ? Nous essayons de toucher cela avec notre esprit. Essayez de trouver ce que cela est lorsque votre esprit est compltement paisible. Pour trouver la vrit de cela il vous faut avoir un esprit vide. Il ne s'agit pas de mon esprit qui est dans le vide. Mais il nous manque un facteur. Nous avons atteint un niveau o nos cerveaux, o nos instruments d'investigation n'ont plus de sens. M.L. Quelqu'un d'autre pourrait-il tre mme de trouver ? Et serait-il convenable de chercher ainsi ? K. Il se pourrait que vous-mme en soyez capable parce que vous crivez propos de cela. Moi, je ne peux pas. Si vous et Maria3 vous asseyiez ensemble et disiez : Cherchons ensemble , je suis prati quement sr que vous y arriveriez. Ou bien, cherchez toute seule. Il y a quelque chose que je vois ; ce que j'ai dit est vrai - Je ne pourrai ja mais trouver par moi-mme. L'eau ne pourra jamais savoir ce qu'est l'eau, c'est sr. Si vous trouvez, je confirmerai votre dcouverte. M.L. Et vous saurez si je suis dans le vrai ? K. Le sentez-vous dans cette pice ? Cela devient de plus en plus fort. Ma tte commence. Si vous posez la question et dites : Je ne sais pas , vous pouvez alors le trouver. Et si j'crivais pour en parler, c'est ainsi que je l'exposerais. Je commencerais par ce garon compl tement vacant. M.L. Seriez-vous gn si l'on disait que vous vouliez que tout ceci soit explicit ?
a) - K appelait toujours Mary, Maria , qu'il prononait avec un i long, afin de nous distinguer l'une de l'autre.
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K. Cela ne me drange pas. Dites ce que vous voulez. Je suis certain que si d'autres personnes s'attellent cette recherche, elles trouveront. J'en suis absolument certain, absolument certain, abso lument. Egalement, je suis sr qu'en ce qui me concerne, je ne peux pas trouver. M.L. Et s'il tait possible de comprendre sans pour autant tre capable de l'expliquer avec des mots ? K. Vous pourriez. Vous trouverez un moyen. A l'instant o l'on dcouvre quelque chose, on possde les termes ncessaires pour le dire. Comme pour la posie. Si vous tes ouverte cette recherche, mettez votre cerveau en condition pour la mener bien ; mais au mo ment o vous trouverez, le cerveau fonctionnera correctement. Il n'y a pas de mystre. M.L. Lesprit mystrieux sera-t-il alors trouv ? K. Non, le mystre aura disparu. Mary Zimbalist : Mais le mystre est quelque chose de sacr. K. Le sacr demeurera. Notre conversation dut s'arrter car K, ayant de plus en plus mal la tte, devait aller sallonger. Cette douleur ne lui venait pas uniquement lorsqu'il tait calme, mais aussi lorsqu'il se mettait parler de sujets tels que celui dont nous venions de converser. Je rentrai Londres terrifie par la responsabilit que K nous avait donne, il tait abso lument certain que nous pouvions trouver la vrit le concernant lui, si nous essayions. Je restais cependant rticente croire que lui-mme ne put nous aider davantage la dcouvrir ; c'est pourquoi, trois se maines plus tard, avant qu'il ne parte pour Saanen, je retournai Brockwood pour lui parler nouveau. Notre rencontre eut encore lieu dans la cuisine de l'aile ouest, toujours en prsence de Mary qui prit les notes ci-dessous : M.L. Votre enseignement est trs compliqu. K. Trs compliqu ! M.L. Si vous le lisiez, le comprendriez-vous ? K. Oh oui, oui. M.L. Qui transmet ces enseignements ? Vous ? Le mystre ?
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K . Bonne question. Qui a transmis ces enseignements ? M. L. Vous connaissant, connaissant l'homme K, il m'est difficile de penser que ce soit vous qui les ayiez donns. K. Vous voulez dire sans avoir tudi, est-ce vous ou quelqu'un d'autre qui les a donns ? M.L. Quelque chose se manifeste travers vous qui ne semble pas faire partie de votre propre cerveau. K . Les enseignements sont-ils extraordinaires ? M.L. Oui, diffrents, originaux. K. Soyons clair. Si je dcidais dlibrment de m'asseoir pour les crire, je doute que je pourrais les coucher sur du papier. Je vais vous dire ce qu'il se passe. Hier j'ai dit : Penser quelque chose est dif frent de penser . J'ai dit : Je ne comprends pas trs bien ce que cela signifie, laissez-moi le regarder de prs , et lorsque je l'ai fait, j'ai vu la chose trs clairement. Il y a une sensation de vacuit, et alors quelque chose surgit. Mais si je m'asseois pour faire cela, je doute que ce soit possible. Schopenhauer, Lnine, Bertrand Russel, etc, tous ont normment lu. Et ici, il y a le phnomne de ce type qui n'a aucun entranem ent, aucune discipline d'tude. Com m ent s'y prend-il ? Qu'est-ce que cela ? S'il n'y a que K - il est sans instruction, gentil alors d'o vient tout cela ? Cette personne n'a pas pens l'ensei gnement. M.L. Cela ne lui est pas venu au travers de sa pense ? K. C'est comme - comment dit-on, ce terme biblique ? - une rvlation. Cela arrive constamment lorsque je parle. M.L. L'auditoire cre-t-il quelque chose favorisant la rvlation ? K. Non. Recom menons encore une fois. La question la plus profonde serait : ce garon qui a t trouv, aucun conditionnement ne l'a possd - ni la Thosophie, ni l'adulation, ni l'Instructeur Mondial, ni la proprit et les normes sommes d'argent - rien de tout cela ne l'a affect. Pourquoi ? Qui l ' a protg ? M.L. Il est difficile pour moi de ne pas personnifier une force protge par quelqu'un. Un pouvoir de protection est une conception bien trop vaste pour nos cerveaux limits, mais peut-tre est-ce comme pour la foudre. La lum ire, l'lectricit trouve un conducteur - le
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moyen le plus direct pour aller la terre. Ce pouvoir, qui je crois est amour vritable, trouve un conducteur dans l'esprit vacant. K. Il faut que ce soit un corps particulier, spcial. Comment ce corps est-il venu, comment est-il rest non spoli ? Il aurait t si facile de le corrompre. Cela signifie que le pouvoir le protgeait. M.L. Et qu'il l'a entran, qu'il l'a ouvert avec le processus ? K. Cela vient plus tard. M.L. Il a commenc ds que le corps a t suffisamment fort. K. Oui, mais si vous admettez tout ceci, cet homme est une bi zarrerie, au sens aimable de ce terme. Ce drle de type a t gard pour l'enseignement ; il n'a strictement aucune importance. Quiconque peut accepter lenseignement, vous voyez cela. Mais si vous rendez ce drle important, alors tout devient diffrent Mary Zimbalist : Ce drle est ncessaire pour donner l'enseigne ment mais les non-drles peuvent le recevoir ? K. Oui, oui. Donc nous nous demandons comment il a t maintenu bizarre ? C'est un mot terrifiant. M.L. Disons qu'un pouvoir attendait... K. Amma et Leadbeater affirmaient qu'un Bodhisattva allait se manifester et qu'il leur fallait trouver un corps - la tradition de l'Ava tar manifest. Le Bouddha est pass par tout ceci, la souffrance, etc..., puis II a tout mis de ct et est devenu illumin. Ce qu'il a enseign tait original mais II est pass par tout ceci. Mais voil ici un drle qui n'est pas pass par toutes ces aventures. Peut-tre que Jsus aussi tait un drle. Le pouvoir a d commencer s'occuper de ce corps ds sa naissance. Pourquoi ? Comment cela s'est-il pass ? Un garon venant d'une famille tout fait ordinaire. Comment se fait-il que ce garon se soit trouv l ? Serait-ce le pouvoir qui, voulant se manifester, aurait cr ce garon ou serait-ce le pouvoir qui, ayant vu un enfant de huit ans dune famille Brahmine, se serait dit : Voil le garon ! Cette chose est ici, dans la pice. Si vous lui demandiez qui elle est, elle ne vous rpondrait pas. Elle dirait : Vous tes trop petit . Je pense que nous avons dit l'autre jour qu'il existe un rservoir de bont qui doit se manifester. Mais alors nous revenons la case dpart. Comment, sans parler de cette bizarrerie biologique, dcririez-vous cela ? Mais tout ceci est sacr et je ne sais pas comment vous allez communiquer non
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seulement ce sacr, mais aussi toutes ces choses dont nous avons parl. C'est vraiment extraordinaire que ce garon n'ait pas t corrom pu. Ils ont tout fait pour me dominer. Pourquoi a-t-il d passer par l'exprience de Ojai ? Etait-ce parce que le corps n'tait pas suffi samment accord ? Mary Zimbalist : Vous n'avez jamais essay de fuir la douleur. K. Bien sr que non. Vous savez, elle a commenc - la douleur voici une demie-heure. Supposez que vous vouliez crire cela. Com ment un homme sain, un homme pensant tel que Joe [mon mari] par exemple, comment s'y prendrait-il ? Dirait-il que cela n'est rien ? a arrive tous les gnies ? Si vous leur disiez : Critiquez tout ceci , quelle serait leur raction ? Diraient-ils que tout a t fabriqu ? Ou qu'il s'agit d'un mystre ? Essayons-nous de toucher un mystre ? A l'instant o vous le comprenez, cela cesse d'tre un mystre. Mais le sacr n'est pas un mystre. Donc, nous essayons de nous dfaire du mystre qui mne la source. Que diraient-ils ? Que vous faites un mystre l o il n'y en a pas ? Qu'il est n ainsi ? Le sacr est l, et parce qu'il est sacr, il est vaste. Que se passera-t-il lorsque je mourrai ? Que se passe-t-il ici ? Est-ce que tout ceci dpend d'un seul homme ? Ou bien y a-t-il des gens qui continueront ? M.L. Dans tout ce que vous avez dit, il y a eu un changement, il y a environ dix ans Epping Forest, vous avez dit que tout pounrait disparatre aprs votre mort. K. Je ne suis pas sr qu'il y ait l un changement. Il y a les livres, mais ce n'est pas suffisant. S'ils [les gens autour de lui] avaient rellement cela, ils seraient eux aussi des drles, comme K. Le drle dit : Y a-t-il des personnes qui ont bu de cette eau et qui continue ront ? J'irais voir quelqu'un qui l'a connu et ainsi je pourrais avoir une impression de ce qu'il tait. Je marcherais des kilomtres et des kilomtres pour parler avec quelqu'un qui l'a approch : Vous avez bu de cette eau, comment est-ce ? Notre conversation s'arrta ainsi car K nouveau d aller s'tendre cause de la douleur dans sa tte et sa nuque. Je restais avec le sen timent que K aurait bien aim tre l'extrieur de tout ceci, pour une
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fois, ce qui ne lui tait jamais arriv. Je me souvins de ce qu'il avait dit le 28 dcembre 1925 aprs ce que nous avions pens tre la premire manifestation du Seigneur Maitreya parlant travers lui, Adyar. Ma mre lui avait dit que son visage et sa voix staient transforms et qu'il stait mis irradier de gloire au moment o il tait pass de la troisime la premire personne du singulier. Comme j'aurais aim le voir avait-il rpondu avec envie. Il avait fait la mme rponse M Kirby lorsqu'elle lui avait dit comment son visage s'tait chang au cours du camp d'Ommen, en 1927. Je rentrai Londres avec un immense sentiment de compassion envers lui. L'eau ne peut jamais savoir ce qu'est l'eau , avait-il dit au cours de notre prcdente conversation. Il ne pourrait jamais se trouver lextrieur de tout ceci. Jamais il ne pourrait savoir ce quil tait ; jamais il ne verrait son visage transfigur dans ces moments dinspiration si particulire ou de rvlation. Pourrais-je me trouver moi-mme sa place ? Il nous avait dit que ctait possible et que nous pouvions essayer, alors quen 1972 il avait dit au groupe des adminis trateurs amricains runis Ojai que personne ne pourrait jamais com prendre - quil s'agissait de quelque chose de bien trop vaste pour tre exprim avec des mots . A prsent il disait : Au moment o vous dcouvrez quelque chose, vous possdez les termes pour le d crire . Pourrais-je trouver ? Ce sentiment de protection quil avait toujours eu et l'insistance avec laquelle il parlait de son esprit vacant taient des indices prendre en considration. Pourrais-je trouver ? Le dfi tait palpitant, intoxicant. Au cours de l'automne, je pus reparler avec K Brockwood, aprs les rencontres de Saanen et de Brockwood ainsi qu'au sminaire pour des scientifiques qui s'tait aussi tenu Brockwood. Je voulais essayer de dcouvrir si la rvlation dont il avait parl lui venait de l'int rieur ou de l'extrieur. Il me dit tout d'abord que lorsqu'il avait com menc parler, il avait utilis le langage de la Thosophie mais qu' partir de 1922 (l'anne de son exprience Ojai), il avait trouv son propre langage. Puis il recommena parler de son esprit vacant, di sant : lorsque lesprit est vide, il ne le sait quaprs . Je cite nou veau ci-dessous les notes de Mary Zimbalist :
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M.L. Quand cesse-t-il d'tre vide ? K. Lorsqu'il devient ncessaire d'utiliser la pense, de commu niquer. Sinon, il est vide. Durant le sminaire - quand je parle cela s'extriorise. M.L. M?yez-vous quelque chose ? K. Non, cela s'exprime. Je ne vois pas quelque chose et puis je le traduis, non. Cela s'exprime sans que j'y pense. Au moment o cela s'exprime, a devient logique, rationnel. Si j'y rflchis soigneusement si je l'cris ou si je le rpte, rien ne se passe. M.L. Cela vient-il de quelque part, l'extrieur de vous ? K. Avec les artistes et les potes, c'est diffrent parce qu'ils s'lvent jusqu' cela. La perception de son [K] enseignement rvolu tionnaire a d venir lentement, graduellement. Ce n'tait pas un chan gement comparable celui du langage. [Il parla nouveau de cette invitation faire du planeur qu'il avait reue Gstaad]. Je serais parti comme un boulet de canon, a aurait t amusant. Mais j'ai ralis qu'il ne fallait pas. Il ne me fallait rien faire qui soit inconsquent vis-vis du corps. Je l'ai senti partir de ce que K avait fait dans le monde. Je ne dois pas tomber malade parce que je ne pourrais plus parler ; c'est pourquoi je suis aussi bienveillant que possible envers le corps. Celui-ci est l pour parler ; il a t lev d'une certaine faon dans le but de parler. Il n'y a en lui aucune place pour quoi que ce soit d'autre ; c'est pourquoi il doit tre protg. Un autre aspect de tout ceci est que je ressens la prsence d'une autre protection ne venant pas de moi. Il y a une forme de protection qui est spare, diffrente de moi, et le futur est plus ou moins organis. Un autre genre de protection qui n'est pas uniquement limite au corps. Le garon est n avec cette particularit - il lui fallait tre protg pour survivre tout ce qu'il a fait. D'une certaine faon, le corps est protg afin qu'il puisse sur vivre. Quelque chose prend soin de lui. Quelque chose le protge. Dire quelle est cette chose ne serait que de la spculation. Le Maitreya est trop concret, pas suffisamment simple. Mais il ne m'est pas possible de regarder de l'autre ct du rideau. Je n'arrive pas le faire. J'ai essay avec Pupul [Jayakar] ainsi qu'avec plusieurs rudits indiens qui m'y avaient pouss. J'ai dit qu'il ne s'agissait pas du Maitreya, du Bodhi-
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sattva. Cette protection trop concrte, trop l'uvre. Mais je l'ai tou jours sentie. J'avais tendance croire que K tait utilis par quelque chose d'extrieur depuis 1922. Cela ne signifiait pas qu'il tait un mdium. Un mdium est spar de ce qui le traverse , alors que K et cette chose qui se manifestait travers lui taient en grande partie unifis. Sa conscience tait autant imbibe de cette autre chose qu'une ponge d'eau. Il arrivait cependant qu' certains moments l'eau sembla s'va porer, le laissant alors dans un tat trs proche de celui o je l'avais connu au tout dbut - flou, gentil, faillible, timide, simple d'esprit, complaisant, affectueux, adorant rire la moindre blague, et cependant tout fait particulier cause d'une totale absence de vanit ou d'une quelconque tendance s'imposer. Cependant lorsque je relisais son Carnet et que j'y trouvais un tat de conscience semblant tre entire ment celui de K et l'expression de son enseignement, il m'apparaissait difficile d'accepter cette thorie disant qu'il tait utilis. Avant la fin de l'anne, K traversa une autre exprience psychique alors qu'il tait en Inde. Il en dicta le rcit Mary, le 21 fvrier 1980 Ojai. Mary, qui l'avait accompagn en Inde l'anne prcdente, crivit, pendant que K parlait de lui la troisime personne : K partit de Brockwood pour l'Inde le 1" novembre 1979. Aprs quelques jours Madras, il se rendit directement Rishi Valley. Pen dant un long moment, il tait rveill au milieu de la nuit par cette mditation si particulire qui lui venait depuis de trs nombreuses annes. Cela tait devenu un fait habituel dans sa vie. Cela n'est ni une recherche consciente et dlibre d'une mditation ni un dsir incons cient de russir quelque chose. C'est quelque chose qui n'est ni re cherch, ni invit, cela est trs clair. Il avait observ avec adresse la pense qui constituait la mmoire de ces mditations. Et donc, cha cune de ces mditations possdait en soi une qualit de fracheur et de nouveaut. Il y a l une sensation d'accumulation dirige qui n'est ni recherche, ni invite. C'est parfois si intense qu'il y a une douleur dans la tte, et parfois il y a aussi la sensation d'une vaste vacuit
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charge dune nergie impntrable. Parfois il se rveille en riant, dans un tat de joie incommensurable. Ces mditations si particulires qui, naturellement ne sont pas prmdites, augmentent en intensit. Seuls les jours o il voyage et ceux o il rentre tard, ces mditations nont pas lieu ; et aussi lorsqu'il doit se lever tt pour voyager. A l'arrive Rishi Valley au milieu du mois de novembre 1979, la force augmenta encore et une nuit, au cur de cette trange quitude qui rgne dans cette rgion du monde, avec ce silence que le hulule ment des chouettes ne pertube pas, il se rveilla pour dcouvrir quel que chose de totalement diffrent et nouveau. Le mouvement avait atteint la source de toute nergie. Il ne faut en aucun cas confondre cela, ni mme y penser, avec dieu ou le principe ultime, le Brahman, qui ne sont que des projections de l'esprit humain baignant dans la peur, l'espoir et l'inflexible dsir de scurit. Cela n'a rien voir. Il est impossible que le dsir puisse l'atteindre, que les mots le pntrent ou que la corde de la pense ne l'attache. On pourrait demander comment il est possible d'affirmer avec une telle assurance que cela est la source de toute nergie. On ne peut rpondre cette question qu'en toute humilit, il en est bien ainsi. Pendant tout le temps o K est rest en Inde, jusqu' la fin Janvier 1980, il s'est rveill chaque nuit avec cette sensation de l'absolu. Cela n'est pas un tat ni quelque chose de statique, de fixe ou d'inbran lable. La totalit de l'univers rside dans cela, infini et non mesurable par l'homme. Lorsqu'il est retourn Ojai en fvrier 1980, aprs que le corps ait pris un certain repos, il y avait la perception que rien d'autre n'existait au-del de cela. Cela est l'utilme, le dbut et la fin de l'ab solu. Il n'y a que la sensation d'une incroyable vastitude et d'une im mense beaut.
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Lorsqu'il retourna Ojai en fvrier avec cette imm ense nergie nouvelle, K eut le sentiment qu'il n'tait pas assez utilis . Il disait Mary : Que vais-je faire ici pendant ces deux mois ? C'est du gchis de rester ainsi . Il se trouva en fait qu'il eut beaucoup d'activits mener en relation avec l'Ecole de la Chnaie, parlant aux enseignants et aux parents. Un grand nombre de familles avaient dmnag afin que les enfants puissent venir l'cole et les parents y jourent un rle bien plus important que si elle avait t un internat. Le premier direc teur en fut Mark Lee, un Amricain mari une Indienne, et qui avait enseign Rishi Valley. K n'avait certainement pas gaspill toute cette nergie lorsque David Bohm vint en mars pour avoir avec lui huit longues conversations. Celles-ci furent publies en 1985, avec cinq autres qui eurent lieu plus tard Brockwood, sous le titre Le Temps Aboli. Ce livre est l'un des plus important de K dans la mesure o il a veill l'intrt d'un nou veau public. Ces conversations avec leur jeu rapide de questions et de rponses ne se prtent pas des citations. Le dveloppement des ides qu'elles expriment est trs lent. Elles traitent de l'abolition de la pense et du temps - le temps psychologique et la pense qui tous deux sont le pass. Tout ce que nous avons appris, tout ce que nous sommes, l'en semble du contenu de notre conscience, tout cela est le pass accumul sous forme de pense dans notre mmoire, et tout cet encombrement dans notre cerveau associ au temps signifie qu'il n'existe aucune vritable vision parce que tout est vu travers un nuage de penses qui demeurent toujours limites. K dem anda : Est-il possible que le temps s'abolisse - toute cette ide du temps, du pass, de sorte qu'il n'y ait plus du tout de demain ? Si le cerveau demeure dans son obscurit,
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centr sur lui-mme, il porte en lui un conflit en devenir. La dtrio ration des cellules du cerveau et la snilit peuvent-elles tres vites ? K suggrait qu' travers la vision pntrante, il tait possible que les cellules du cerveau se transforment physiquement et que l'on puisse me ner une action de faon ordonne conduisant restaurer le mal qu'avaient caus toutes les annes de fonctionnement distordu. Dans la prface d'un petit ouvrage contenant deux dialogues ult rieurs entre K et Bohm, ce dernier clarifie ce sujet de la faon sui vante : ... Il est utile de remarquer que la recherche contemporaine sur le cerveau et le systme nerveux donne en fait un trs grand soutien aux propos de Krishnamurti lorsqu'il dit que la vision pntrante peut changer les cellules du cerveau. Ainsi, par exemple, il est aujourd'hui bien connu qu'il existe d'importantes substances dans le corps, les hor mones et les neuro-transmetteurs, qui fondamentalement, affectent l'ensemble du fonctionnement du cerveau et du systme nerveux. Ces substances rpondent d'instant en instant ce que la personne connat, ce quelle pense et tout ce quoi elle accorde de l'importance. H est aujourd'hui bien tabli que de cette faon les cellules du cerveau et leur fonctionnement sont profondment affectes par la connaissance et les passions. Il est donc ainsi plausible que la vision pntrante, qui doit apparatre partir d'un tat d'nergie mentale et de passion, puisse affecter les cellules du cerveau d'une faon encore plus profonde .63 Cet t-l, en se rendant Gstaad, K passa pour la troisime anne par la clinique Janker. Une radio montra qu'une grosseur qu'il avait ressentie au-dessous de son diaphragme provenait en ralit d'une hernie et tait sans consquence. A Brockwood, aprs la rencontre de Saanen, quelquun demanda K pourquoi il continuait parler malgr son ge avanc. Il rpondit : Cette question a souvent t pose : Pourquoi continuez-vous gaspiller votre nergie aprs cinquante annes alors que personne ne semble changer ? Je pense que lorsque lon voit quelque chose de vrai et de beau, on veut le dire aux autres, par affection, par compassion, par amour. Et s'il y en a que cela n'int
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resse pas, c'est bien aussi. Pouvez-vous demander une fleur pourquoi elle fleurit, pourquoi elle a un tel parfum ? Cest pour la mme raison que parle l'orateur . Durant les six dernires annes de sa vie, K allait continuer ses tournes de dplacement, ses causeries et ses discussions, bien qu'il arrtt pratiquement de recevoir des gens en entretien. En juin 1980, M Radha Bumier, que K connaissait depuis de nombreuses annes et qu'il aimait beaucoup, fut lue prsidente de la Socit Thosophique. Elle tait la fille de N. Sri Ram, le prcdent Prsident et une nice de Rukmini Arundale, qui avait concouru l'lection. Par amour pour elle, K accepta son invitation se rendre la Socit Thosophique lorsqu'il viendrait Madras au cours de l'hiver. Ainsi, Radha Bumier vint le chercher le 3 novembre Vasanta Vihar et pour la premire fois depuis quarante-sept ans, K franchit les portes de la proprit tho sophique o une foule s'tait assemble pour lui souhaiter la bienvenue et marcha jusqu' la maison de Radha Bumier, construite sur la plage. Il ne se souvenait pratiquement plus du tout de cet endroit. Par la suite, et jusqu' la fin de sa vie, chacun de ses sjours Vasanta Vihar, il rendit visite tous les soirs Radha, allant chez elle en voiture, et allait m archer le long de la plage o il avait t dcouvert . Le lendemain, K prit l'avion pour Sri Lanka o il avait t invit donner des causeries ; il n'y tait plus retourn depuis 1957. Ce fut une visite triomphante ; il rencontra le premier ministre, fut inter view pour la tlvision par le ministre d'tat et fut reu pendant une heure par le Prsident. Il donna galement quatre causeries publiques qui furent coutes par de grandes foules. Un peu plus tard, Rishi Valley, des administrateurs des trois Fon dations rejoignirent K, et le 20 dcembre M Gandhi avec Rajiv et son pouse, venant de Madanapalle par hlicoptre arrivrent pour passer la nuit K et M Gandhi firent une longue marche ensemble entours de gardes arms cachs derrire des buissons. Lorsque K fit une halte Brockwood au dbut de l'anne 1981 alors qu'il voyageait de l'Inde vers Ojai, il nous parla avec excitation de la visite de M Gandhi et du traitement de V.I.P. que le Sri Lanka lui avait offert. Il semblait vraiment impressionn par le fait que le Pr
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sident du Sri Lanka ait tenu le rencontrer. Ce genre de chose tait une trange anomalie chez K, ce respect qu'il prouvait envers les suc cs moindains et les honneurs acadmiques dont bnficiaient certaines personnes ; cependant il tait trs rpugnant pour lui que qui que soit fasse tat de sa rputation ou s'arroge quelque signe de prestance per sonnelle. Il ne sembla jamais s'apercevoir que les dons offerts pour son travail pouvaient provenir d'un milieu affairiste o la comptitivit tait son comble, ce qu'il aurait dplor s'il l'avait su. Cependant, s'il n'y avait pas eu ces contradictions en lui, il aurait t beaucoup moins intressant et coup sr, bien moins apprci et aim par les autres. Au cours de la rencontre annuelle de Saanen en 1981, K souffrit beaucoup de l'estomac ; cependant les analyses faites l'hpital de Saa nen ne dcelrent rien d'anormal. De la mme faon, des dispositions furent prises pour qu'il fut opr de son hernie ds son retour Ojai l'anne suivante, avant qu'il ne reparte pour l'Inde. En route pour Gstaad, il avait soudainement demand Mary Zimbalist qui l'accompagnait, qu'elle crive un livre sur lui - comment tait la vie auprs de lui. Par deux fois encore au cours des annes qui suivirent, il lui renou vela cette demande - mme si cet ouvrage n'avait qu'une centaine de pages - , en crivant chaque jour quelques lignes. Nous n'avons plus qu' esprer qu'elle le fera un jour car elle a t la personne qui a t le plus souvent auprs de K depuis 1966. Elle restait en permanence avec lui prsent lorsqu'il se trouvait Gstaad, Brockwood et Ojai. Vanda Scaravelli continuait venir lui ouvrir le chalet Tannegg en com pagnie de Fosca, mais elle retournait ensuite Florence et ne restait pas pour les rencontres, revenant plus tard pour refermer le chalet. En septembre, K modifia un peu son programme annuel en allant donner deux causeries Amsterdam o il n'avait plus parl depuis dix ans. La grande salle du RAI tait comble et une partie de l'auditoire dut sinstaller dans une pice adjacente o un circuit de tlvision interne avait t plac. Alors que nous nous rendions la premire causerie, il nous demanda dans la voiture de quoi il allait parler. Je lui dis : N'en avez-vous aucune ide ? Il me rpondit : Non, pas la moindre ide . Lorsque je le vis apparatre, si petit sur cette
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immense estrade o il n'y avait quune simple chaise, sans mme une table devant lui, j'en fus comme bouleverse. Comme toujours, il resta silencieux quelques minutes regardant son auditoire d'un ct lautre de la salle ; il y avait un silence de mort et une attente crispe. Puis il commena : Malheureusement il n'y aura que deux causeries et il va donc falloir condenser ce que nous avons dire propos de la totalit de l'existence . A cette poque, il insistait de plus en plus sur le fait que les diffrences entre les hommes n'taient que d'un ordre superfi ciel. Il s'en expliqua au cours de cette premire causerie : Le contenu de notre conscience est la base commune toute l'hu manit... Un tre humain, quel que soit l'endroit du monde o il vit, souffre, non seulement physiquement, mais aussi intrieurement. Il est rempli de doutes, plein de peurs, troubl, inquiet, sans aucun sens de vritable scurit. Ainsi notre conscience est commune avec celle de l'ensemble de l'humanit... et par consquent, nous ne sommes pas des individus. S'il vous plat, observez cela. Nous avons t entrans, duqus, la fois religieusement et acadmiquement, penser que nous sommes des individus, des mes spares, luttant chacun pour soi, mais ceci est une illusion... Nous ne sommes pas des entits spares avec des contenus psychologiques spars, luttant pour des rsultats. Nous sommes, chacun de nous, vritablement, le restant de l'humanit . Au cours de la mme causerie, il aborda un autre thme dont il avait dj parl par le pass et dont il parlerait encore trs souvent dans ses dernires annes - vivre avec la mort : La mort signifie la fin du connu. Elle signifie la disparition de l'organisme physique, la fin de toute la mmoire qui est ce que je suis, car je ne suis rien dautre que la mmoire. Et j'ai peur de laisser tout cela s'en aller. La mort signifie la fin de tous les attachements, cest-dire mourir tout en demeurant en vie, sans attendre cinquante ans ou davantage, sans attendre quune maladie ne vienne vous entraner. Cela veut dire vivre avec toute sa vitalit, toute son nergie, sa capacit intellectuelle et avec une grande sensibilit, et en mme temps pour certaines conclusions, certaines idiosyncrasies, des expriences, des
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attachements, des douleurs, finir, mourir. C'est pourquoi, tout en tant vivant, vivez aussi avec la mort. Alors la mort n'est pas quelque chose de lointain, elle n'est pas quelque chose qui vient la fin de notre vie, produite par un quelconque accident ou une maladie ou encore la vieil lesse. Mais elle est plutt la fin de tout ce qui constitue la mmoire la mort c'est cela, une mort non spare de la vie j.64 En fait, K demandait ceux qui venaient l'couter d'abandonner tous leurs attachements humains. Combien furent ceux qui auraient vraiment voulu y parvenir s'ils avaient pu ? Nanmoins, de plus en plus de personnes de toutes les rgions du globe venaient couter ses causeries. K tait content de se retrouver en Hollande o il tait venu si sou vent lorsqu'il tait jeune. Un aprs-midi, il partit en voiture pour revoir une fois encore le chteau d'Eerde qui abritait maintenant une cole ; il n'y tait pas retourn depuis 1929. En traversant les magnifiques forts de htres, il se demanda, moiti srieusement, pourquoi il n'avait pas conserv cette proprit. Cependant, lorsque la voiture arriva au ch teau, il refusa d'en sortir, craignant d'tre reconnu. De retour Ojai au dbut de l'anne 1982, aprs son habituel et puisant sjour indien de plusieurs mois, K entra au Centre Mdical Universitaire de Californie Los Angeles pour y tre opr de son hernie. Cette opration n'tait pas urgente mais il fut considr que dans le cas o la hernie s'aggraverait au cours d'un voyage, la situation risquerait d'tre dangereuse pour K. Mary Zimbalist resta dans la cham bre de K, donnant sur un lit d'appoint pendant les quatre nuits que dura l'hospitalisation. L'opration comportait une anesthsie de la moelle pinire. Ce fut pour K une trs dure preuve et lorsque l'anesthsiant commena perdre de son effet, la douleur devint trs intense et il se mit parler de la Porte Ouverte . Mary lui demanda de refermer cette porte. Ce soir-l, il lui dit : Ctait tout proche. Je ne savais pas si j'aurais la force de fermer la porte . Mais en mme temps, il tait assis dans son lit et lisait un roman policier. Une analyse ultrieure faite au Centre Mdical de l'UCLA montra que la quantit de sucre contenu dans le sang de K tait trop leve ; il
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dut suivre un rgime de diabtique. Quelque temps aprs, une visite chez un occuliste perm it de dceler un dbut de cataracte dans les deux yeux ainsi qu'un risque de glaucom e dans l' il gauche pour lequel on lui donna un colyre. Cependant, son tat gnral fut dclar trs bon compte tenu de son ge. Vers la fin mars, K donna deux causeries New York o il n'avait plus parl depuis 1974. Mais cette fois-ci, cela se passa au Camagie Hall, qui contenait prs de trois mille places. Tous les fauteuils taient pris. Interview pour le New York Times par Paul L. Montgomery le 26 mars l'Htel Parker-Mridien o il tait descendu, K dit au journa liste : Voyez-vous, je n'ai jam ais accept l'autorit et je n'ai jamais impos mon autorit sur quiconque. Je vais vous raconter une histoire amusante. A l'poque de Mussolini, un de ses lieutenants me demanda de parler Stresa, prs du Lago Maggiore [cela se passa au cours de l't 1933]. Lorsque je suis arriv dans la salle, je me suis retrouv en face de cardinaux, d'vques et de gnraux. Ils pensaient probable m ent que j'tais un invit de M ussolini. J'ai parl de l'autorit, de combien elle tait pernicieuse et destructrice. Le lendemain, lorsque j'ai reparl, l'auditoire ne consistait plus qu'en une seule vieille dame . Lorsque M ontgomery lui demanda s'il pensait que sa vie de travail avait chang quelque chose la faon dont les gens vivaient, K rpon dit : Un peu, monsieur, mais pas beaucoup . Lorsquil avait contracter ce qu'il voulait dire en deux causeries, K tait plus efficace que lorsqu'il en donnait toute une srie, comme c'tait le cas Ojai, Brockwood, Saanen ou en Inde. Dans la premire de ces deux causeries New-York, il parla de la psychanalyse qui est tellement intgre dans la vie quotidienne des Amricains : Si nous allons exhiber un trouble quelconque un analyste - il est le prtre des temps modernes - nous pensons qu'il va rsoudre tous nos petits pro blmes stupides. L'analyse implique qu'il y ait un analyste et un ana lys. Qui est l'analyste ? Est-il spar de l'analys ? Ou bien est-il l'analys ? K parlait de l'analyste et de l'analys de la mme faon dont il parlait depuis des annes de l'observateur et de la chose obser ve, du penseur et de la pense. Il n'y avait aucune diffrence entre
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eux. Cela, maintenait-il, tait vrai propos de toute fragmentation intrieure. Il disait : Lorsque vous tes en colre, vous tes la colre ; vous ntes pas diffrent de la colre. Lorsque vous tes avide, en vieux, vous tes cette avidit, vous tes cette cupidit . Il demanda son auditoire new-yorkais de ne pas applaudir avant ou aprs une causerie : Lorsque vous applaudissez, c'est votre compr hension que vous acclamez... L'orateur n'est absolument pas intress tre un leader ou un gourou - toute cette absurdit. Nous sommes, ensemble, en train de comprendre quelque chose de notre vie, de cette vie qui est devenue si extraordinairement complexe . A la fin de la deuxime causerie, il demanda la permission de se lever et de partir ; il fut bien videmment pouvant lorsque l'auditoire lui posa des questions. Il lui pria de ne pas en poser plus de deux. La dernire fut : Monsieur, pourriez-vous me dcrire Dieu ? Dieu existe-t-il ? K rpondit : Nous avons invent Dieu. La pense a invent Dieu, cest--dire nous, dans notre dtresse, dans notre dsespoir, notre solitude et notre anxit, nous avons invent cette chose appele Dieu. Dieu ne nous a pas fait son image - j'aimerais que ce soit le cas. Personnellement, je n'ai aucune croyance vis--vis de quoi que ce soit. L'orateur ne se proccupe que de ce qui est, des faits, de la ralisation de la vraie na ture de chaque fait, de chaque cense, des ractions - il est totalement conscient de tout cela. Si vous tes libres de la peur, de la tristesse, vous n'avez aucun besoin d'un dieu .65 Malgr sa demande, lauditoire applaudit lorsqu'il se leva.
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Au mois d'avril Ojai, quatre discussions dune heure sur le thme La nature de l'esprit se droulrent entre K, David Bohm, le doc teur John Hidley, psychiatre indpendant rsidant Ojai et Rupert Sheldrake qui tait cette poque consultant auprs de l'Institut Inter national des Semences de Hyderabad. Ces discussions furent filmes sur cassette vido-couleur grce une subvention de la Fondation
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Robert E. Simon, un organisme priv soutenant financirement des recherches dans le domaine de la sant mentale. Immdiatement aprs, des centres d'tudes et plusieurs universits travers tout le pays vou lurent acheter ou louer ces cassettes pour les regarder. Elles furent ga lement passes sur les crans de tlvisions de plusieurs rseaux cbls dont celui de la ville de New-York.66 K parut tre particulirement bien et plein d'nergie le jour de son quatre-vingt-septime anniversaire, au mois de mai. Il dit Mary : A prsent la mditation me rveille chaque nuit . C'tait au cours de sa mditation que l'autre restait prsent, auprs de lui. Dans ses Car nets, il dcrit ce phnomne, comment il tait rveill par cette mdi tation au milieu de la nuit : A cette heure, la mditation tait libert, accs un monde incon nu de beaut, de tranquillit. Un monde sans image, sans symbole et sans mot, sans les vagues de la mmoire. L'amour tait la mort de cha que instant et chaque mort, renouveau de l'amour. Dnu de racines, il n'tait pas attachement ; il fleurissait sans cause, et il tait la flamme consumant les frontires, les barrires leves avec soin par la cons cience. Il tait la beaut au-del de la pense et du sentiment. Il n'avait pas t esquiss par les mots, ni grav dans le marbre. La mditation tait joie et avec elle vint une bndiction. Au mois de juin, K donna deux causeries au Barbican Hall, Londres - c'tait la premire fois qu'il parlait en Angleterre dans une salle plus grande que la Friend's Meeting House - mais bien quil fut comble, ce ne fut pas un succs. Pendant la premire causerie, les hautparleurs tombrent en panne et pour la deuxime, K n'apprciant pas du tout l'ambiance du lieu, il n'tait pas au meilleur de sa forme. L'en droit n'tant pas quip dune entre pour les artistes, il fallait traverser le hall d'entre pour accder la salle de spectacle. Considrant cette situation impossible, K dut emprunter un ascenseur rserv au service. Le docteur Parchure, de Rajghat, accompagnait prsent K dans tous ses dplacements ; cette anne-l, le docteur Dagmar Liechti retrait de la clinique zurichoise Bircher-Benner - cette clinique avait
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t fonde par son oncle et c'est l que K avait sjourn en 1960 - se rendit la rencontre de Saanen puis monta jusqu'au Chalet Tannegg pour discuter avec le docteur Parchure de la sant de K. Son taux de sucre restait trop lev. Ils suggrent K d'annuler le sminaire de scientifiques prvu Brockwood aprs la rencontre annuelle et de prendre de vraies vacances dans un endroit o il ne serait pas connu. K accepta ; il commenait raliser quil avait besoin d'espacer davan tage ses activits. Malgr la fatigue qu'il ressentit aprs la rencontre de Saanen, il dicta encore toute une srie de Lettres aux coles , une par jour, du 1 au 12 aot. Puis il partit en France avec Mary, en sep tembre, o ils restrent dans un htel prs de Blois pendant plus de deux semaines. Dorothy Simmons vint passer une semaine avec eux. Ce furent l les dernires vacances dans la vie de K - ni causeries, ni discussions, ni interview et pour une fois, il n'avait pas mal sa tte lorsqu'il se reposait. Avant qu'il ne reparte pour l'Inde vers la fin Octobre, je lui de mandai de continuer son Journal. J'avais le sentiment qu'il parlait trop et qu'il n'crivait pas assez. Il tait bien plus facile de parler que d'cri re ; de plus lorsqu'il parlait, on n'avait pas la possibilit de connatre ses belles descriptions de la nature. Il me dit qu'crire lui tait devenu difficile prsent cause du tremblement qui secouait ses mains. Je lui suggrai alors de dicter ses textes, tout seul, sur un magntophone et de les enregistrer. Il trouva l'ide bonne mais ajouta qu'il n'en aurait pas le temps en Inde. En Inde, il n'y avait pas que les causeries dans les endroits habituels - cette anne-l, il avait t organis quatre causeries supplmentaires Calcutta o K n'avait encore jamais parl - mais aussi des discus sions interminables avec le groupe de personnes qui l'avaient entour depuis des annes dont faisaient partie Pupul Jayakar, Sunanda et Pama Patwardan ainsi qu'Aychut le frre an de Pama et un minent pandit, Jagannath Upadhyaya67. En Europe, K prenait son petit djeuner au lit et ne se levait pas avant midi sauf s'il avait un rendez-vous. En Inde par contre, il descendait le prendre avec ses amis et les discussions commenaient tout de suite. Les discussions plusieurs o chacun pouvait poser ses questions sont en Inde le moyen prfr pour abor
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der les sujets religieux ou philosophiques. Il ne fait aucun doute que cette faon de faire tait la meilleure pour dvelopper une comprhen sion intellectuelle ; cependant il semblait que ce fut aussi un emp chement des intuitions soudaines grce auxquelles certaines personnes percevaient parfois plus rapidement ce dont K parlait. Ces discussions en Inde le stimulaient. Il aimait avancer lentement avec logique et pas pas dans sa philosophie. Questionner tout ce qui est dit est galement trs indien. K apprciait beaucoup cette attitude car, pour lui, accepter ce que disait quelqu'un d'autre sans le questionner tait un obstacle in surmontable pour dcouvrir la vrit au travers d'une comprhension de soi-mme. A l'cole de Rishi Valley, Rahdika, la fille de Pupul Jayakar tait devenue Directrice des tudes. Radhika avait pass son PhD. de sans crit et d'tudes bouddhiques dans une universit amricaine et avait pous un professeur canadien, Hans Herzberger. En tant que Direc trice des tudes, elle travaillait trs troitement avec Narayan qui tait toujours le Principal de l'cole. K tait merveill par le bon fonction nement de l'cole qui accueillait alors trois cent quarante lves venant de toutes les rgions de l'Inde. La participation financire tait libre et dix pour cent des lves avaient une bourse. Un tiers de l'effectif tait compos de filles et Rishi Valley avait la rputation d'tre l'une des meilleures coles de tout le pays. De retour Ojai en fvrier 1983, il commena dicter la suite de son Journal. Il en dicta la premire partie avec un nouveau magn tophone, chaque matin aprs le petit djeuner, seul dans son lit. Bien qu'il ne le fit pas quotidiennement, il continua ces dictes jusquau dbut avril. La plupart d'entre elles dbutent par une description de la nature dmontrant, qu ses yeux, chaque jour tait un nouveau jour qui navait jamais eu lieu. La plupart de ces descriptions vivifient ltre tout entier, le rendant intuitivement rceptif lenseignement qui leur fait suite. L'anne suivante, toujours Ojai, il dicta trois autres chapitres dans les mmes conditions, seul dans sa chambre. Publi deux annes avant sa mort, ce Journal est le dernier tmoignage que nous ayons de ses rflexions intimes ainsi que, singulirement, le dernier chapitre o
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il est question de la mort. II y dcrivait comment, au cours d'une pro menade, un matin de printemps ensoleill, il avait vu une feuille morte jaune et rouge brillant qui tait tombe sur le sentier. Comme cette feuille tait belle disait-il si simple dans la mort, si vivante, si pleine de la beaut et de la vitalit de son arbre et de l't. Il tait trange qu'elle ne soit pas fane . Il continuait ainsi : Pourquoi les hommes meurent-ils si lamentablement, dans une telle affliction, dans la maladie, les infirmits du grand ge, la snlit et cette affreuse dcrpitude du corps ? Pourquoi ne veulent-ils pas mourir naturellement, aussi beaux dans la mort que cette feuille ? Qu'est-ce qui ne va pas en nous ? Malgr le grand nombre de mde cins, de mdicaments et les hpitaux, les oprations et tous les efforts de l'existence comme ses plaisirs, nous ne semblons pas capables de mourir dans la dignit et la simplicit, avec le sourire... Comme on enseigne aux enfants les mathmatiques, l'criture, la lecture et tout ce qui a trait l'acquisition du savoir, il faudrait aussi leur apprendre la dignit de la mort. Elle nest pas une chose morbide et douloureuse laquelle nous sommes confronts un jour ou l'autre, mais fait partie de la vie de chaque jour - comme le regard que l'on porte sur le ciel bleu ou la sauterelle pose sur une feuille. Elle fait partie de l'apprentissage de la vie, comme la pousse des dents et les maladies infantiles avec leurs fivres. Les enfants sont dous d'une extraordinaire curiosit. Si vous comprenez la nature de la mort, vous n'aurez pas indiquer que tout meurt, que la poussire retourne la poussire, mais, sans aucune peur, vous leur expliquerez doucement la mort et vous leur ferez sentir que la vie et la mort sont un... Il n'y a pas de rsurrection, c'est l une superstition, une croyance dogmatique. Tout ce qui existe sur terre, sur cette merveilleuse terre, vit, meurt, prend forme, puis se fane et disparat. Il faut de l'intelligence pour saisir tout ce mouvement de la vie, et ce n'est pas l'intelligence de la pense, des livres ou du savoir, mais l'intelligence de l'amour, de la compassion avec sa sensibilit... Lorsque nous regardons cette feuille morte avec toute sa beaut et sa couleur, peut-tre pourrions-nous tre conscients au plus profond de nous-mmes, saisir ce que doit tre
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notre propre mort, non pas au moment de la fin ultime, mais au tout dbut de notre vie. La mort n'est pas un chose horrible, une chose viter, diffrer, mais plutt une compagne de chaque jour. De cette perception nat alors un sens extraordinaire de l'immensit68.
En avril 1983, K retourna New-York pour y donner des causeries au Felt Forum du Madison Square Garden dont la salle est encore plus grande que celle du Carnagie Hall. Les deux journalistes de YEast West Journal qu'il rencontra, crivirent : Nous avons parl avec un homme poli et timide qui semble avoir une patience infinie et qui laisse apparatre en mme temps une vritable ardeur accompagne du sentiment qu'il a une mission accomplir... Sa prcision et ses com mentaires perspicaces nous ont laisss sans rponse de nombreuses fois, avec le sentiment de nous trouver en prsence d'un homme vrai ment libre qui, sans faire d'effort, est arriv ce que je sens tre une sorte d'anarchie spirituelle - une perspective sacre et profondment morale totalement indpendante par rapport aux religions et aux ido logies orthodoxes . Au cours de la rencontre de Ojai qui suivit la srie des causeries new-yorkaises, un film en couleur sur la vie de K fut projet. Il avait t ralis par Evelyne Blau, administratrice au sein de la Fondation amricaine, qui y avait travaill cinq annes durant. Intitul The Challenge o f Change et dirig par Michael Mendizza, le film contenait des lectures dites par l'acteur amricain Richard Chamberlain. K le regarda jusqu'au bout, ce qui tait trs rare chez lui car il refusait tou jours de se voir la tlvision ou d'couter ses interviews la radio, et avec encore plus de vigueur, de porter ne fut-ce qu'un coup d'il ses livres. De toute vidence il apprcia ce film qui montrait de trs belles images de la Suisse et de l'Inde. Dans plusieurs villes d'Amrique, le film reut une ovation au cours de projections publiques.
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Peu de temps aprs larrive de K et Mary Brockwood, Dorothy Simmons eut une crise cardiaque. Bien qu'elle sen remit trs bien, elle n'tait plus en tat de supporter la charge que reprsentait la direction de l'cole, ce qu'elle faisait avec beaucoup de brio depuis quatorze an nes. Elle prit donc sa retraite, mais resta Brockwood avec son mari, qui tait lui-mme retrait depuis quelques annes3. Scott Forbes, une jeune Amricain mari une Sud-Africaine, Kathy, elle-mme profes seur de danse l'cole, fut nomm Principal. Scott tait un jeune homme dynamique qui travaillait Brockwood depuis dix ans en tant que prin cipal responsable du dpartement vido (qui tait maintenant quip d'un laboratoire-couleur) ; il avait normment voyag, vcu quelques temps Paris et dirig une affaire d'antiquit Genve avant de ren contrer K au cours d'un t Saanen o il tait all sans but particu lier. Il avait donc cout une causerie qui l'avait captiv. En se mettant travailler pour K, il changea compltement son style de vie tout en conservant sa vitalit. Aprs qu'il fut nomm Principal, le dpartement vido fut pris en charge par son pouse. Aprs la rencontre de Saanen et alors qu'il tait encore Gstaad, K fit la connaissance de l'homme qui allait rendre possible ce qui tait pour lui son plus cher dsir l'poque - la construction d'un centre pour adultes Brockwood qui serait indpendant de l'cole et dans lequel les gens pourraient venir, dans le seul but d'tudier ses enseignements. Cet homme d'ge moyen s'appelait Friedrich Grohe ; de nationalit allemande, il rsidait en Suisse aprs s'tre retir quatre annes aupara vant d'une entreprise familiale internationalement connue qui fabri quait des robinets de cuisine et de salle de bain. La lecture d'un livre de K en 1980 (l'Impossible Question) donna un tournant dcisif sa vie, selon ses propres termes. Il vint rencontrer K Tannegg car il avait en projet la cration d'une cole Krishnamurti en Suisse. K l'en dis suada, lui disant combien il tait difficile de trouver des enseignants (lorsque K lui demanda s'il tait mari et qu'il lui rpondit qu'il avait
a) Montague Simmons dcda en 1986 et Dorothy en 1989. Doris Prau mourut galement en 1989.
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divorc, K lui serra le bras en s'exclamant : Bien b). L'anne sui vante en se rendant Brockwood, Friedrich Grohe suggra qu' la place de crer une cole, il pourrait financer la construction du centre d'tude. K accueillit sa proposition avec enthousiasme. Un trs beau site fut choisi, assez proche de l'cole sans toutefois que l'on puisse en voir les btiments, avec une vue qui s'tendait l'infini vers le sud, travers des prs o aucune construction ne pourrait jamais tre envisageable. K confia Scott Forbes la tche de trouver un architecte et d'obtenir le permis de construire. Aprs un programme bien charg au cours de l'hiver 1983-84 en Inde, K retourna Ojai en fvrier, trs fatigu. Il dut faire face aux problmes crs par l'ouverture de l'cole secondaire d'Ojai qui avait t rajoute l'cole primaire de la Chnaie. En mars, il fut invit par le Docteur M. R. Raju du Laboratoire National de Recherche de Los Alamos au Nouveau Mexique pour participer un symposium intitul La crativit dans la Science . Ce centre de recherche atomique am ricain procura K une nouvelle audience trs stimulante. Le 19 mars huit heures du matin il parla un auditoire de sept cents scientifiques sur le thme : le savoir ne pourra jamais tre cratif car il est incom plet. Il finit sa causerie en disant : Il est certain que la cration ne peut prendre place que lorsque la pense est silencieuse... La science est le mouvement d'un savoir sans cesse accumul, plus, plus encore et toujours plus. Le plus est la mesure, et la pense peut tre mesure parce qu'elle est un processus matriel. Le savoir possde sa propre vision limite, sa propre cration limite, mais il conduit au conflit. Nous parlons ici d'une perception holistique dans laquelle l'ego, le moi , la personnalit, n'intervient absolument pas. Alors seulement, cette chose que nous appelons cra tivit est prsente. Ainsi en est-il.
b) Friedrich Grohe devint galement membre des deux Fondations anglaise et indienne.
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Le lendemain matin K rpondit aux questions d'un plus petit groupe, celui des amis du Laboratoire National de Los Alamos. Des quinze questions qui lui furent remises, il ne rpondit qu' la premire et la dernire. Sa rponse la premire question - Qu'est-ce que la crati vit ? Qu'est-ce que la mditation ? - prit presque la totalit de l'heure et demie qui lui avait t donne et il rpta beaucoup de choses de son intervention de la veille. Concernant la mditation, il dit : La mditation n'est pas une mditation consciente. Ce qui nous a t enseign est une forme de mditation consciente et dlibre, assis en tailleur ou tendu sur le dos o l'on rpte certaines phrases, ce qui est un effort conscient et dlibr pour mditer. L'orateur dit que ce genre de mditation est un non-sens. Cela fait partie du dsir. Dsirer obtenir un esprit paisible est la mme chose que dsirer une belle maison ou un bel habit. La mditation consciente dtruit et empche l'autre forme de mditation . La dernire question pose tait : Si vous tiez le Directeur de ce laboratoire avec pour responsabilit la dfense de ce pays tout en sachant comment les choses voluent, de quelle faon dirigeriez-vous les activits et les recherches de celui-ci ? K rpondit : Si j'avais un groupe de personnes qui me disent : oublions tout le nationalisme, toutes les religions et en tant qu'tres humains, rsol vons ce problme - essayer de vivre ensemble sans destruction . Si nous accordons du temps tout ceci en tant que groupe assembl ici Los Alamos, et dont chaque participant est totalement consacr un but tout en tant concern par tout ce dont nous avons parl, alors peut-tre quelque chose de nouveau peut prendre forme... Personne n'a une perspective globale - un sentiment global pour l'ensemble de l'humanit - pas mon pays - pour l'amour de Dieu. Si vous alliez de par le monde comme le fait l'orateur, vous pleureriez jusqu' la fin de votre vie. Le pacifisme est une raction au militarisme, c'est tout. L'orateur n'est pas un pacifiste. Essayons plutt de voir la cause de tout cela - si nous cherchons tous ensemble la cause, alors la question est rsolue. Mais chacun a ses propres opinions propos de la cause et ne dmord pas de ses opinions, de ses prises de positions historiques. Voil, monsieur, ce qui se passe.
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Un membre de l'auditoire : Monsieur, si je puis me permettre, je pense que vous nous avez convaincus. Krishnamurti : Je ne suis pas en train de convaincre en quoi que ce soit. Membre de l'auditoire : Ce que je veux dire est que nous essayons vraiment de comprendre et de faire quelque chose dans ce sens mais nous semblons d'une certaine faon manquer d'nergie ncessaire cela... Qu'est-ce donc qui nous freine ? Nous voyons qu'il y a le feu la maison et cependant nous ne sommes pas capables de l'teindre. Krishnamurti : La maison qui brle, nous pensons qu'elle est ailleurs ; en ralit elle est ici. Il nous faut en premier lieu remettre de l'ordre dans notre propre maison, monsieur.69 K reparla en avril au Felt Forum de New-York ; il fut ensuite invit venir parler par lorganisme Pacem in Terris l'auditorium de la bibliothque Dag Hammarskjld aux Nations-Unies. Il ne dit cette occasion rien de plus que ce quil avait dj dit prcdemment au cours dautres causeries, bien quil ne se rptait jamais littralement.70 Lorsqu'il arriva Brockwood au printemps, K trouva sa plus grande joie un lecteur de disques-compacts install dans sa chambre. Beetho ven tait le compositeur qu'il coutait le plus, Mozart venant en second. En fait il aimait tout le rpertoire classique ainsi que la musique in dienne, avec une prfrence pour le chant. Aprs sa mort, Scott Forbes m'avait crit dans une lettre : Durant plusieurs annes je suis souvent mont dans sa [K] cham bre l'heure o il prenait son petit djeuner, ce qui tait le moment o il coutait de la musique. Il s'asseyait dans son lit avec un plateau devant lui et ses pieds remuaient doucement - presque imperceptible ment - dansant au rythme de la musique, sous les draps. Et soit j'coutais seulement une partie de ce qu'il coutait, soit, comme cela arriva dans les dernires annes, la totalit du disque avec lui. Le fait que la chane stro soit d'une excellente qualit n'avait pas grand chose voir ; c'tait plutt une qualit d'coute qui tait au-del de ce que je connaissais et qui semblait survenir d'une faon tout fait natu relle, qui me pntrait lorsque j'coutais de la musique avec lui .
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Malheureusement le chalet Tannegg venait juste d'tre vendu et il ne put donc tre lou pour la rencontre de Saanen. On trouva donc un autre chalet Schnried, juste au-dessus de Gstaad et comme il en avait toujours t ainsi, Vanda Scaravelli et Fosca vinrent le prparer pour y accueillir K. Il l'apprcia beaucoup moins que Tannegg ; il continua faire ses promenades travers bois jusqu' la rivire chaque aprs-midi, mais il lui fallut aller jusqu' Tannegg en voiture avant de marcher. A chaque fois qu'ils arrivaient l'entre de la fort, K deman dait forte voix : Pouvons-nous entrer ? Quelques membres des Fondations d'Amrique et d'Inde vinrent Brockwood en septembre pour participer une rencontre interna tionale. Scott Forbes avait trouv un architecte pendant le sjour de K en Amrique et celui-ci avait non seulement dessin les plans mais il avait aussi ralis une maquette, K n'tant pas capable de dchiffrer un plan d'architecture. Ds qu'il vit la maquette, K fit savoir qu'elle ne lui plaisait pas, disant qu'elle ressemblait un motel. Les administrateurs prsents taient eux-aussi du mme avis. Plutt que de continuer avec le mme architecte, Scott dcida d'en chercher un autre. Les indica tions donnes taient un vrai dfi pour n'importe quel architecte car la construction ne devait en aucun cas faire penser un htel tout en comportant vingt petites chambres avec salle de bain et toilettes atte nantes, un salon, une salle manger, une bibliothque, un espace r serv au personnel et la cuisine et enfin, plus important que tout le reste, une pice paisible . K avait crit ce propos : Il faudrait qu'il y ait une pice o l'on puisse aller pour tre au calme. Ce serait la seule fonction de cette pice... Comme un foyer rchauffant toute la maison... Si vous n'avez pas un tel endroit, le Centre se transformera en un simple lieu de passage o les gens iront et viendront, pour tra vailler et vaquer leurs occupations . K insista pour que tout le mat riel de construction soit de la meilleure qualit ; il dsirait que l'en semble reflte une qualit d'excellence tous les niveaux. Aprs avoir essay plusieurs autres architectes, Scott Forbes entendit parler de Keith Critchlow grce un article qui lui tomba par hasard sous les yeux. Il n'avait rien construit en Angleterre mais il montra Scott plusieurs de ses ralisations l'tranger, la plupart d'entre elles
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tant des difices religieux. Au mois de juin de la mme anne, il fut demand Critchlow de venir rencontrer K Brockwood, qui sentit immdiatement tre en face de l'architecte quil fallait, non pas partir de ses esquisses mais plutt cause de sa personnalit et de sa conver sation. Bien qu'il fut anglais et membre de l'Acadmie Royale des Arts o il enseignait, Critchlow n'avait pas les qualifications ncessaires pour exercer en Angleterre ; aussi il fallut faire intervenir la socit anglaise Triad pour la mise en uvre de ses plans. En fvrier 1985, la demande de permis de construire fut refuse. Lorsqu'en mars, il fut fait appel, on s'aperut que la demande avait mal t rdige et que par consquent aussi bien la demande que son rejet taient considrs comme nuls et non avenus. C est ainsi qu'une autre demande fut dpose en mai et accepte en aot, mais il fallut atten dre jusqu'au 26 fvrier 1986 pour que le dossier final et dtaill soit accept. Au cours de l'automne 1984, Mary Zimbalist dut partir deux jours Rome pour y retrouver une vieille domestique italienne qu'elle avait employe Malibu. A son retour K lui dit : Lorsque vous tes ab sente, tout est beaucoup plus difficile pour moi. Il vous faut vous d pcher de comprendre. Il se peut que je vive encore dix ans mais il faut que vous compreniez . A cette poque il s'adressait souvent elle pour lui dire : Il faut que vous me surviviez pour prendre soin de cette per sonne faisant ainsi absolument et objectivement rfrence lui-mme. Naturellement, il sentait le besoin trs urgent de pousser les jeunes en avant et de leur donner des moyens pour continuer aprs sa mort. Le 28 octobre 1984, K arriva avec Mary Zimbalist Delhi pour rester une semaine chez Pupul Jayakar. Trois jours plus tard, M Gandhi qui rsidait sur la mme avenue fut assassine. Cet horrible vnement teinta tout le sjour de K cet hiver-l en Inde, bien qu'il ne l'em pcht nullement de faire ses causeries habituelles Rajghat, Madras et Bombay, ni d'avoir ses discussions quotidiennes avec les enseignants et les lves de Rishi Valley pendant les trois semaines o il y resta. Selon son habitude, il sarrta quatre jours Brockwood au cours de son voyage entre Bombay et Ojai. Lorsqu'il prit l'avion pour
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Los Angeles le 17 fvrier 1985, il ne lui restait, jour pour jour, plus qu'un an vivre. Au mois de mars, il passa son examen mdical annuel avec un nouveau jeune mdecin, le docteur Gary Deutsch, Santa Paula, une vingtaine de kilomtres de Ojai. Ce mdecin avait t recommand Mary par une amie, lorsque le prcdent mdecin de K avait conseill de consulter un praticien rsidant plus prs de Ojai. K pensa imm diatement au docteur Deutsch. Ce fut lui qui l'assista dans sa dernire maladie.
Ma vie a t planifie
K ne parla pas New-York en 1985 car Milton Friedman, crivain et autrefois rdacteur des discours de la Maison Blanche, lui avait organis deux causeries pour le mois d'avril au Kennedy Center de Washington. Avant cela, il reparla cependant pour l'association Pacem In Terris aux Nations-Unies l'occasion de leur quarantime anniver saire. Cette fois-ci, il y eut peu de monde et K dut attendre une heure et demie cause d'un problme de salle librer. Lorsqu' la fin de sa causerie, K se retrouva dehors, il dit Mary : Plus jamais de Na tions-Unies . Ce fut l'unique fois o K parla Washington. Tous les fauteuils taient occups. S'adressant un nouvel auditoire intelligent et srieu sement intress, il atteignit une fois encore le sommet de sa puis sance. Ce n'est pas qu'il dit ce jour-l quoi que ce soit de nouveau mais il avait un rayonnement particulier avec beaucoup de force et de convic tion dans la voix ainsi qu'une forte rsonance dans ses mots. Il y eut au cours de la deuxime causerie un moment particulirement beau lors qu'il parla de l'affliction : L o il y a de laffliction, il ny a pas d'amour. Lorsque vous souffrez et que vous n'tes concern que par votre propre souffrance, comment peut-il y avoir de l'amour ?... Qu'est-ce que l'affliction ? Est elle de l'apitoiement sur soi-mme ? S'il vous plat, cherchez. Nous ne sommes pas en train de dire qu'il s'agit ou qu'il ne s'agit pas de cela... L'affliction vient-elle de la solitude - le sentiment d'tre dsespr ment seul, isol ?... Pouvons-nous regarder l'affliction qui rside rellement en nous et rester avec, la ctoyer et non pas la fuir ? L'af fliction n'est pas spare de celui qui souffre. La personne souffrante
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veut lui chapper, la fuir, faire toutes sortes de choses. Mais la regar der comme vous regarderiez un enfant, un bel enfant, rester avec, ne jamais la fuir - Alors vous verrez par vous-mme, si vous regardez vraiment profondment, que la douleur a une fin. Et lorsque la douleur est son terme, il y a passion ; non pas luxure, ni stimulation senso rielle, mais passion. 71 Deux jours avant la premire causerie une longue interview entre K et Michael Keman fut publie dans le Washington Post o l'article avait t mis en vidence. Tout en donnant un court rsum des pre mires annes de la vie de K, Keman citait certaines remarques du genre : Lorsque vous vous dfaites compltement de l'attachement, alors il y a amour , et aussi Pour s'tudier, pour se comprendre soimme, il est ncessaire de rejeter toute autorit... Rien ne peut tre appris grce quelqu'un d'autre, l'orateur compris... L'orateur n'a rien vous enseigner. L'orateur agit seulement comme un miroir dans lequel vous pouvez vous observer. Ainsi lorsque vous vous voyez vous-mme, vous pouvez mettre le miroir de ct . Au cours d'une autre interview, on demanda K : Que se pas serait-il si un auditeur prenant vos suggestions cur, changeait v ritablement, que pourrait-il faire ? K rpondit : C'est une fausse question. Changez et vous verrez ce qui se passera . Dans une mission-radio pour La Voix de l'Amrique le 18 avril, lorsqu'on lui demanda ce qu'il pensait du renouveau religieux qui apparaissait dans le pays, K rpondit : Il ne s'agit absolument pas d'un renouveau religieux. Que signifie un renouveau ? Revivifier quelque chose qui a disparu, qui est mort n'est-ce pas ? Je veux dire par l que vous pouvez redonner vie un corps moiti mort en lui administrant une grosse quantit de remdes religieux, mais aprs que le corps ait t remis en marche, celui-ci n'est jamais rien d'autre que le mme vieil organisme. Cela n'est pas la religion . Dans une interview ultrieure, il dit aussi : Si l'homme ne change pas radicalement, s'il n'introduit pas une mutation en lui, non pas travers Dieu ou des prires - tout ceci est trop puril, trop immature - , nous nous dtruirons nous-mmes. Une
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rvolution psychologique est possible aujourd'hui, pas dans mille ans. Cela fait des millnaires que nous sommes ici et nous vivons toujours comme des barbares. Aussi, si nous ne changeons pas aujourd'hui nous serons toujours des barbares demain ou dans des milliers de demain... Si je n'arrte pas de faire la guerre aujourd'hui, j'irai la guerre demain. Dit plus simplement, le futur est maintenant . Il est dom mage que K soit all faire sa tourne habituelle de causeries aprs l'apoge de Washington. Ojai, Saanen, Brockwood, l'Inde... il y eut une certaine dtrioration de ses causeries cette annel, ce qui n'est pas surprenant lorsque l'on a quatre-vingt-dix ans. N'ayant pas du tout aim Schnried l'anne prcdente, Friedrich Grohe lui prta son propre appartement Rougemont, huit kilomtres de Gstaad dans la mme valle. Il y resta en compagnie de Mary, le docteur Parchure et Vanda occupant un autre appartement plus spa cieux dans le mme chlet. Fosca avait d finalement sarrter de tra vailler (elle mourut en aot l'ge de quatre-vingt-dix ans) et ce fut Raman Patel, l'intendant aux cuisines de Brockwood, qui prit soin d'eux. Comme il l'avait fait partir de Schnried, K prenait la voiture de Rougemont Gstaad pour se rendre jusqu' Tannegg, point de d part de ses promenades l'aprs-midi. Cette anne-l, lorsqu'il retourna pour la premire fois dans la fort, il s'avana seul pour voir si nous sommes les bienvenus . K ne fut pas bien du tout au cours de la rencontre, bien que le temps fut parfait. Un soir, il se sentit si mal qu'il dit Mary : Je me de mande si mon heure n'est pas arrive ? Afin de limiter ses dplace ments, il suggra au comit international qui se tenait au cours de la rencontre, qu'aprs un dernier t encore Saanen, il n'y ait plus que des rencontres Brockwood. Cependant, avant la fin de la srie de ses causeries, quelques membres vinrent le voir Rougemont pour le presser de ne plus tenir aucune rencontre Saanen. K considra la question avec beaucoup de soin et finalement accepta. Le docteur Liechti qui tait toujours l, ainsi que le docteur Parchure approuvrent cette dcision du point de vue mdical et elle fut publiquement an nonce le lendemain, sous la tente.
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Le 25 juillet, pour la dernire causerie, K dit avec beaucoup de sentiment : Nous avons eu les jours les plus merveilleux, avec de belles matines et de belles soires, de longues ombres et de profondes valles bleues, un ciel bleu trs clair et les neiges. Nous n'avions ja mais eu un si bel t. Aussi, ces montagnes, ces valles, ces arbres et cette rivire, disons-leur au-revoir tous . C'est plutt par hasard qu'il avait t demand Mark Edwards de venir Saanen cet t-l pour prendre des photographies de la ren contre, depuis le montage de la tente jusqu' la dernire causerie ; et ce fut donc une heureuse concidence qu'il puisse ainsi faire des clichs de cette vingt-quatrime et dernire rencontre de Saanen 72. Lorsque Mark arriva au chalet de Rougemont pour y prendre une photographie, K remarqua tout de suite son nouvel appareil, un Nikon S.A. qu'il avait apport la place de son ancien Leica. Le boitier du Nikon n'tant pas charg, Mark ouvrit l'arrire de l'appareil et montra K le nouveau type d'obturateur dont il tait muni. K prit l'appareil et de manda s'il pouvait aller prs de la fentre. Puis il regarda avec atten tion le nouveau mcanisme pendant un long moment avant de rendre l'appareil Mark. Pendant tout l't K affronta un dilemme : devait-il ou non rester Rougemont aprs la rencontre. Voyager tait devenu trop fatigant pour lui, bien qu'il ne put rester longtemps au mme endroit. Il tait devenu si sensible qu'il sentait que les gens se focaliseraient sur lui s'il restait, ce qui provoquait une tension quil ne supportait plus. Et il devait continuer parler. Parler tait sa raison d'tre*. Il avait terriblement besoin de quelqu'un qui puisse le dfier afin de trouver une nouvelle inspiration en plongeant encore plus profondment en lui. Plus personne ne peut le faire , disait-il. Il ne pouvait aller plus loin ni avec David Bohm ni avec le Pandit Jagannath Upadhyaya. Les smi naires avec des psychologues que le docteur Shainberg lui organisait chaque fois qu'il se rendait New-York avaient commenc perdre de leur intensit, tout comme ceux qui avaient lieu Brockwood avec des
* E n franais dans le texte. (N .d.T).
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scientifiques. Au cours de ces dernires annes, K avait eu des discus sions avec le docteur Jonas Salk qui avait dcouvert le vaccin contre la poliomylite, le professeur Maurice Wilkins, l'crivain Iris Murdoch ainsi que bien d'autres. Il avait galement t interview par un grand nombre de journalistes, dont Bernard Levin pour la tlvision, mais personne, parmi eux n'avait t mme de lui procurer une nouvelle inspiration. Au plus son interlocuteur tait rudit, au plus il avait lu, au plus vaste taient sa mmoire et son savoir de deuxime main, au moins K arrivait l'atteindre. Les personnes qui il accordait une in terview essayaient de le comparer d'autres instructeurs religieux ou des philosophes afin de le catgorier d'une faon ou d'une autre. Tous semblaient tre incapables d'couter ce qu'il avait dire sans le passer au crible de leur propre filtre qui n'tait constitu que de leurs prjugs et leur fin savoir. K avait l'intention de rduire son programme en Inde pour l'hiver et de ne donner qu'une seule srie de causeries en Amrique pour l'anne 1986. Il envisagea d'aller parler Toronto o il n'tait jamais all mais il craignait de devoir annuler son programme par la suite si sa sant venait dfaillir. Il parla longuement Mary, Rougemont, essayant de trouver une solution. Un couple grec avait rcemment expdi une lettre l'invitant venir passer quelque temps chez eux avec Mary sur une le grecque. Cette offre le tentait ; il trouva lle sur une carte puis se demanda sil y aurait suffisamment d'ombre (il avait attrap un coup de soleil par le pass et ne supportait plus de rester assis ni de marcher en plein soleil). Toujours Rougemont, il dit un jour Mary : Cela observe . Mary avait crit : Il parle comme s'il y avait quelque chose qui dcidait ce qu'il lui arrive. Ce cela dcidera un jour que son travail est fini et donc, en mme temps, sa propre implication dans la vie . Un autre jour elle rapporta un change qu'elle avait eu avec lui propos de projets de voyage : K. Ce n'est pas l'effet physique sur le cerveau. C'est quelque chose d'autre. Ma vie a t planifie. C'est cela qui me dira quel mo
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ment il me faudra mourir, quel moment tout sera fini. Cela s'occu pera d'organiser ma vie. Mais il me faut faire trs attention de ne pas interfrer moi-mme en disant quelque chose du genre : Je n'ai plus que deux causeries donner . M. Sentez-vous combien de temps cela va-t-il encore vous ac corder ? K. Je pense encore dix ans. M. Voulez-vous dire dix annes parler ? K. Lorsque je cesserai de parler, tout s'arrtera. Mais je ne veux pas fatiguer le corps. J'ai besoin d'un certain temps de repos, mais pas davantage. Un endroit tranquille o personne ne me connat. Mais malheureusement, les gens me connaissent. A cette poque il avait dit encore une fois Mary qu'elle devrait crire un livre sur lui - quoi ressemblait la vie ses cts, lui avait-il dit. Il avait galement demand Mary de prendre en note que : Si quelqu'un se sent bless par ce que je vais dire, c'est qu'il n'aura pas cout l'enseignement . Avant qu'Ema Lilliefelt qui avait particip la rencontre interna tionale ne retourna en Californie, K lui demanda, ainsi qu' Mary, de voir ce qu'il lui faudrait faire lorsqu'il serait Ojai. Il ne s'y rendait pas simplement pour rester assis et elles ne devaient pas organiser son pro gramme dans le but de lui faire plaisir : Cela doit concerner ce qui vous parat ncessaire de faire . Le lendemain, au cours de sa prome nade de l'aprs-midi, K dit : L'esprit a quitt Saanen ; c'est probable ment la raison qui me fait me sentir mal l'aise. Il est parti Brockwood . Lorsque Vanda Scaravelli, qui selon son habitude tait retourne Florence pendant le temps de la rencontre, revint Rougement la veille du dpart du K, elle lui conseilla de s'accorder une longue priode de repos et d'aller en Italie plutt qu'en Suisse l't suivant. K devint tout coup gai et excit. Nous pouvons aller dans les Alpes franaises ou les montagnes d'Italie avait-il dit Mary. Il aurait aussi aim se rendre Florence, Venise et Rome. Lorsque le 12 aot, par tant pour l'Angleterre, il dit au revoir Vanda, c'tait la dernire fois qu'il la voyait.
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A la suite de son voyage jusqu' Brockwood K fut trs faible, tel point qu'il renona un jour faire ses exercices, ce qui tait extrme ment rare. Il avait dit Mary qu'il se passait quelque chose en lui depuis Saanen et que : Si cest quelque chose qui dcide de tout ce qui arrive K, alors c'est extraordinaire . Mary lui avait demand s'il s'tait rendu compte de certains changements en lui - dans son attitude - de cette lgre brusquerie qui ne vous est pas habituelle . Suisje brusque envers les autres ? , avait-il rpondu. Non avait dit Mary. Juste envers vous alors ? . Oui . Il lui dit qu'il ne faisait jamais rien sans en tre conscient et qu'il lui fallait se dpcher pour changer, et que c'tait la raison pour laquelle il avait t rude envers elle. Puis il avait rajout : Je veux vous donner un nouveau cerveau . Cepen dant, environ quinze jours plus tard, il lui dit qu'il tait all regarder dans son irritabilit : Soit je me fais vieux, soit je suis tomb dans une manie [lui chercher querelle] et c'est de ma faute ; il me faut arr ter. Mon corps est devenu hyper sensible. La plupart du temps, j'ai envie de m'en aller et je ne dois pas le faire. Je vais m'occuper de tout cela. C'est impardonnable . Une autre fois il lui dit : Il ne faut pas que je tombe malade pour de bon. Le corps existe pour parler . Il ne faisait aucun doute que sa rsistance physique diminuait. Ses prome nades taient de plus en plus courtes. Mais il continuait avoir de re marquables mditations , ce qui signifiait que l'autre , qui qu'il fut, tait toujours avec lui. La rencontre de Brockwood commena le 24 aot sous un magni fique soleil. Une quipe professionnelle de cinma vint tourner un film le jour de la troisime causerie ; ils taient quips d'une grue, ce qui leur permettait de raliser des plans d'ensemble. Le film, intitul The Role ofthe Flower, passa le 19 janvier 1986 sur la chane de tlvision Thames. Il n'aurait pas pu tre meilleur quant l'ambiance gnrale qu'il refltait, mais l'entretien final avec K, qui la prise de vue promettait d'tre trs bon, tait en fait trop court. K sentait qu'il avait prsent remis la maison en ordre Brock wood et qu'une remise en ordre similaire l'attendait en Inde. Il tait moiti terrifi et moiti brlant d'y aller . Un matin alors qu'il attentait avec Mary le train pour Londres sur le quai de la gare de
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Petersfield, il lui dit que Scott Forbes lui avait demand combien de temps il lui restait vivre. Il lui avait rpondu qu'il le savait mais ne voulait pas le dire. Mary lui avait alors demand : Le savez-vous vraiment ? K. Je pense que oui. J'ai des prmonitions. M. Dsirez-vous me le dire ? K. Non, cela ne serait pas bien. Je ne peux le dire personne. M. Est-il au moins possible d'en avoir une vague ide ? K. Scott m'a demand si je serai encore l lorsque le centre de Brockwood serait termin. Je lui ai dit que oui [le Centre ne pouvait tre termin avant Septembre 1987], M. Doit-on vivre avec lide que K peut partir tout moment ? K. Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut faire ; cela n'arrivera pas de si t t M. Depuis combien de temps tes-vous au courant ? K. Environ deux ans. Ce mme jour, alors que nous djeunions Fortnum's, K m'apprit moi aussi qu'il savait quel moment il mourrait mais qu'il ne pouvait le dire personne. Je pensais que cela prendrait bien deux ou trois ans, bien qu'il part encore si jeune et alerte, et particulirement beau ce jour-l, qu'on aurait pu lui donner facilement dix annes de plus vivre. Il ne donnait pas du tout l'impression d'tre un vieillard ; au contraire, il faisait plutt penser un lutin immortel. Il tait toujours aussi observateur, regardant les gens dans le restaurant avec toujours autant d'ardeur et d'intrt. Au cours de l'automne, K commena enseigner quelques exercices de yoga Scott Forbes. Il se montra un professeur svre. Scott aurait trouv son tat de souplesse tout fait extraordinaire mme si K eut t bien plus jeune. Il ne pratiquait plus la posture sur la tte mais avait fait cet exercice des annes durant. Il y a galement une conversation qui a t enregistre sur un magntophone entre Scott et K o l'on peut se rendre compte de ce qu'il attendait des enseignants exerant dans ses coles. Il avait commenc par demander Scott si le groupe
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d'enseigants qui taient principalement responsables de lcole com prenaient, ne fut-ce qu'intellectuellement, de quoi il parlait ? Scott lui rpondit qu'ils s'accordaient et ragissaient lautre qui tait l. Puis K voulut savoir ce quil se passait dans Scott lui-mme et ce qu'il ressentait par rapport K. Quelle tait son attitude vis--vis des ensei gnements de K et de tout ce travail qui se droulait en Amrique, en Inde et Brockwood ? Pourquoi tait-il lui, Scott, ici, Brockwood ? Ses contacts avec l'enseignement reposaient-ils uniquement sur la per sonne de K ? Etait-il dpendant de K ? Et si K venait mourir de main ? Lui qui aurait t en contact avec K, avec cette bouffe, ce souffle ou ce sentiment, cela mourrait-il avec la mort de K ou bien cela continuerait-il grandir, se multiplier ?... Cela fleurira-t-il de soimme ? Sans dpendre des circonstances ? Rien ne peut corrompre cela une fois que c'est l. Cela peut traverser diverses situations, mais sans jamais disparatre. Scott lui rpondit que cela n'tait pas encore solide . K l'admonesta : Ne dites pas pas encore . Pas encore impli que le temps. Lui permettrez-vous de devenir solide, fort, de s'enraci ner et de fleurir ? Ou cela dpendra-t-il des circonstances ? S. Non, monsieur. On devrait tout faire... K. Non, non, non, monsieur. Il n'y a rien faire. La chose ellemme, la graine elle-mme - comme dans la matrice, vous n'avez rien faire. Cela grandit. C'est l. Cela ne peut que crotre. Cela ne peut que spanouir - c'est un meilleur m ot... Scott est-il conscient que le germe est l ? Scott empche-t-il cet panouissement par trop d'acti vits, trop d'organisation, ne donnant pas assez d'air la floraison ? Ce qui se passe en gnral, c'est que l'organisation touffe cette chose... Il faut vous assurer que le germe est l, qu'il ne s'agit pas d'une invention de la pense. Si la graine est forte au-dedans de vous, vous n'avez vraiment pas faire quoi que ce soit... Il ne peut y avoir aucun conflit en vous. Ils [les lves] peuvent avoir des conflits, mais pas vous... Ils peuvent avoir des opinions. Vous ne pouvez en avoir... Vous devez les coutez, entendre ce qu'ils disent, couter chacun d'eux, ne pas y ragir en tant que Scott ou partir de votre arrire-plan personnel, mais les
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couter avec beaucoup, beaucoup d'attention... Pouvez-vous tre libre de votre arrire-fond ? C'est trs difficile... Cela demande vraiment toute votre nergie... Votre arrire-fond est toute votre ducation am ricaine, votre instruction amricaine et toute cette soi-disant culture... Discutez-en, pesez-la, prenez conseil ensemble. Ne dites pas : il me faut me dfaire de mon arrire-fond - cela vous ne pourrez jamais le faire... Vous pouvez tre conscient de votre arrire-fond et ne pas le laisser ragir, ne pas le laisser interfrer. Je pense quil est ncessaire que vous posiez des actes de faon dlibre parce vous allez diriger ce lieu. Vous en avez l'nergie et c'est vous qui tenez la barre. Gardez le cap. Ne laissez pas cette fleur se faner peu peu cause de ce far deau .73 A cette poque, K tait trs attentif ce que l'organisation et le fonc tionnement des coles ne prennent pas l'avantage sur l'enseignement lui-mme. Ce n'tait pas les organisations qui maintiendraient les Fon dations ensemble. Le facteur d'unification doit tre l'intelligence , avait-il dit Mary et Scott. Etre libre au vrai sens du terme ; et cette libert est intelligence. L'intelligence est commune chacun d'entre nous et c'est cela qui nous runira, et pas les organisations. Si vous voyez l'importance du fait que chacun parmi nous est libre et que cette libert implique l'amour, la considration, l'attention, la coopration et la compassion, cette intelligence est le facteur qui nous maintient en semble. Il demanda galement Mary de prendre en note que : L'ind pendance sans libert ne signifie rien. Si vous avez la libert vous n'avez pas besoin d'indpendance . Le 21 septembre K demanda ce que le personnel se runisse : Com ment vous y prenez-vous pour que les lves voient instantanment, sans dlai, que l'intrt personnel est la racine du conflit. Non seule ment qu'ils le voient mais qu'ils le transforment instantanment ? Il continua en disant que parmi les centaines d'lves qui taient passs Rishi Valley, sa plus ancienne cole, pas un seul n'avait t trans form. Aprs cette runion, alors qu'ils taient seuls, Maiy lui deman da quoi cela servait d'avoir des lves si aucun d'eux, aprs toutes ces annes, n'avait chang. Si, avec toute son influence, aucun tudiant
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ne stait transform, comment les autres, qui apparemment n'avaient pas davantage chang, pouvaient amener une transformation dans les lves eux-mmes ? Mary insista : Si vous n'y tes pas arriv vousmme, y a-t-il seulement une ventualit pour que nous puissions le faire nous ? K rpondit je n'en sais rien mais il le fit avec l'air de plaisanter, ne voulant pas, de toute vidence, continuer parler s rieusement. Depuis la mort de K, l'cole de Brockwood a continu se dve lopper. Elle est beaucoup plus petite que les coles d'Inde, n'accueil lant que soixante lves, dont la moiti sont des filles et l'autre des garons, entre quatorze et vingt ans, de vingt nationalits diffrentes ; l'cole dispose d'un fond spcial rserv des bourses. Il y a gale ment quelques tudiants inscrits sous le systme de l'Universit Libre qui vivent et travaillent Brockwood. Keith Critchlow revint Brockwood en octobre avec des plans d taills du Centre et des chantillons des deux types de briques bico lores et des tuiles - toutes faites la main - qu'il voulait utiliser pour la construction des murs et du toit. Tout le monde approuva son choix. Peu de temps auparavant K avait prcis sur un film vido ce qu'il vou lait que ce Centre fut : Ce devra tre un centre religieux, un centre o les gens sentiront qu'il n'y a rien qui soit falsifi ou imagin, rien qui ne donne cette espce de sainte athmosphre. Un centre religieux mais pas au sens orthodoxe de ce terme ; un centre o existe une flamme vivante et non pas une bote qui en prserve les cendres. Une flamme est vivante et si vous veniez dans cette maison vous pourriez y trouver la lumire et l'emmener avec vous, ou vous pourriez y allumer votre propre chan delle ou tre le plus extraordinaire tre humain, quelqu'un qui ne soit pas fragm ent mais qui soit vraiment entier, sans aucune ombre d'affliction ni de douleur et de tout ce genre de chose. Cela est un vri table centre religieux .74 A propos de la pice paisible, il avait galement dit : Elle est la source de K. Excusez-moi, je dois tre trs impersonnel propos de
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tout ceci. Elle est la source de la vrit qui irradie et vit ici 75. K avait dit Critchlow qu'il ne voulait pas que la construction soit du genre nouveau riche*, ni qu'elle rappelle un htel de campagne . A pro pos de son architecture, il lui avait demand : Me donnera-t-elle envie de m'habiller correctement - d'tre propre ? Critchlow avait rpondu que si le btiment tait respecteux des hommes, les hommes se raient respectueux du btiment. Cet aspect de respect mutuel a t ma gnifiquement ralis lorsque le Centre fut termin et ouvert au public en dcembre 1987. Il est la preuve mme de ce qui peut encore tre accompli par des artisans dvous lorsqu'ils sont inspirs par un projet dans lequel ils ont t encourags participer. Lorsque l'on pntre dans le Centre, on entre immdiatement dans l'ambiance si particulire de Krishnamurti.
Le monde de la cration
K ne laissa pas Mary Zimbalist laccompagner en Inde cet hiver-l car elle y tait tombe malade l'anne prcdente. Elle se demanda si elle allait le revoir, car il tait devenu trs faible. Si je suis sur le point de mourir, je vous tlphonerai , lui avait-il affirm. Je ne mourrai pas de faon soudaine. Je suis en bonne sant, mon cur et tout le reste fonctionnent bien. Tout est dcid par quelqu'un dautre. Je ne peux pas en parler. Je n'y suis pas autoris, comprenez-vous ? C'est beaucoup trop srieux. Il y a des choses que vous ne savez pas, des choses normes dont je ne peux pas vous parler. Il est trs difficile de trouver un cerveau comme celui-ci et il faut le garder en tat de marche aussi longtemps que le corps le pourra, jusqu' ce que quelque chose dise que a suffit . Lorsque Mark Edwards photographia K le 19 octobre, quatre jours avant son dpart pour l'Inde, il le trouva rem arquablem ent bien. Cependant, durant le semaine qu'il passa New Delhi, K dormit trs peu et ne mangea presque rien. Aussi lorsqu'il arriva Rajghat le 2 novembre, le docteur Parchure qui l'y attendait le trouva affreusement faible. A partir de ce jour jusqu' celui de sa mort, le mdecin ne le quitta plus et pratiqua un bilan de sant quotidiennement. Pendant son sjour Rajghat, K accomplit une de ses principales tches lorsquil se trouvait en inde, trouver une nouvelle tte [en Inde, on lappelait le Recteur ] pour l'cole de Rajghat. Finalement, le Docteur P. Krishna, un neveu de Radha Bumier qui tait professeur de physique l'Universit de Bnars, accepta le poste avec le consen tement de son Vice-Chancellier qui accepta sa dmission pour qu'il puisse entrer dans ses nouvelles fonctions Rajghat en fvrier.
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Plutt que d'crire quotidiennement une lettre Mary Zimbalist comme il l'avait fait au cours de ses prcdents sjours en Inde lors qu'elle ne l'accompagnait pas, K dictait prsent des missives bien plus longues qu'il enregistrait presque chaque jour sur une cassette et qu'il lui expdiait. Il procdait ainsi cause du tremblement qui secouait ses mains. Le 9 novembre, alors qu'il tait Rajghat, il lui dit que sa tension avait beaucoup baiss et que ses jambes taient si vacillantes qu'il arrivait tout juste marcher ; la veille-mme, il tait tomb sur les marches d'un escalier qu'il n'tait pas arriv monter. Le docteur Parchure lui avait donn quelques exercices pratiquer ainsi que des mas sages l'huile pour ses jambes et K tait certain qu'elles redevien draient solides dans peu de temps. Il ne se sentait plus en mesure de prendre ses repas avec d'autres personnes, aussi lui taient-ils servis dans sa chambre o il mangeait dans son lit. Les gens lui rendaient constamment visite dans sa chambre o avaient lieu les discussions. Pupul Jayakar, Nandini Mehta, Radhika Herzberger, Sunanta et Pama Patwardhan taient Rajghat. Aux environs du 11, ses jambes retrou vrent leur vigueur et son tat gnral s'amliora. Il parla de la beaut de la rivire au lever du soleil, six heures et quart. Il lisait le Lincoln de Gore Vidal qu'il trouvait tout fait merveilleux . Malgr son tat de faiblesse, K donna deux causeries publiques Rajghat et participa une srie de discussions avec des membres de la Fondation indienne et quelques lettrs bouddhistes, dont le Pandit Jagannath Upadhyaya76. Le gouvernement indien avait accord une subvention G. Aravindan, un producteur de cinma bien connu, pour qu'il fasse un long mtrage sur la vie de K, intitul The Seer who Walks Alone. Le tournage avait dbut l'anne prcdente et les dernires prises de vue eurent lieu Rajghat pendant cette ultime visite de K. Lorsqu'il se trouva Rishi Valley la fin du mois de novembre, K, selon le docteur Parchure, montra sa faiblesse au cours d'une prome nade un aprs-midi en penchant tellement vers la droite que l'on aurait dit qu'il allait tomber . Il avait aussi trs froid, probablement parce qu'il avait perdu du poids. Il dit Mary que les couvertures plus une bouillote n'arrivaient pas le rchauffer la nuit. Mme au cours de la matine, la temprature extrieure ne dpassait pas les dix-huit
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degrs. Comme il l'avait fait Rajghat, K prenait tous ses repas seul dans sa chambre et il avait lintention de continuer ainsi lorsqu'il serait Madras. Mais il ne donnait pas l'impression de s'apercevoir jusqu' quel point il tait malade car il dit Mary le 4 dcembre qu'il partirait de Madras pour Bombay le 20 janvier, puis de l, il senvolerait pour Londres le 12 fvrier et aprs son arrt de quatre jours Brockwood, il reprendrait l'avion le 17 fvrier pour Los Angeles o elle le retrou verait (c'est en fait ce mme jour que K mourut). Le 11, il dit qu'il se sentait beaucoup plus solide et que ses jambes taient en train de deve nir un peu plus fermes . A la mi-dcembre, des enseignants de toutes les coles Krishnamurti se rassemblrent Rishi Valley. Parmi le groupe venu d'An gleterre, il y avait Scott Forbes ; il prouva un choc douloureux en voyant l'tat de dtrioration physique dans lequel K se trouvait. Il crivit par la suite : Tout le monde Rishi Valley tait trs conscient de sa fragilit ; l'ensemble des lves et du personnel tait trs gentil et attentif envers lui. Il flottait dans l'air un mauvais pressentiment. Les gens n'en par laient pas ouvertement - en tout cas pas moi - mais il y avait beau coup d'allusions videntes au fait que K ne reviendrait probablement plus jamais Rishi Valley. Krishnamurti avait d prparer lui-mme les gens cette ide car peu peu tout le monde accepta le fait qu'il ne reviendrait probablement plus en Inde. Radhika jouait le rle d'htesse envers chacun, dirigeant la ren contre des enseignants tout en essayant de prendre soin de Krishnaji sans pour autant ngliger ses responsabilits quotidiennes au sein de l'cole. Je me souviens de m'tre souvent rpt moi-mme qu'elle agissait vraiment trs bien, et que malgr cette situation vraiment trs trs difficile grer, elle y faisait face de la meilleure faon qu'il fut.77 A la surprise gnrale, K participa la rencontre des enseignants en venant y parler trois reprises et en installant l'ensemble de tout cela sur une base diffrente et une grandeur rayonnante , comme l'avait dit l'un des professeurs venant d'Angleterre. K demanda s'il existait une intelligence qui ne soit pas le rsultat du savoir et qui, par consquent,
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tait libre de tout intrt personnel. Il montra la diffrence qu'il existait entre l'esprit et le cerveau, ce dernier tant un mcanisme physique dans lequel rsidait essentiellement la pense. L'esprit, quant lui, tait totalement diffrent de ce mcanisme et n'avait rien voir avec la pense, ni avec le temps. K demanda : Le temps a-t-il quelque chose voir avec la bont ? Puis il suggra, qu' l'oppos de l'exprience des hommes, le bien n'tait pas reli au mal, ni en terme de ractions, ni en tant qu'tat de base. Il revint ensuite au sujet de la rencontre o il avait t question du but essentiel des programmes ce qui, pour K, tait la finalit mme des coles - comment provoquer l'mergence d'un nouveau cerveau et que signifie fleurir dans la bont.78 Au cours de son sjour Rishi Valley, K s'adressa galement aux enfants. Il insista, comme il l'avait fait pour nous en 1924 Pergine, sur le fait que devenir mdiocre tait la chose la plus pouvantable. Il tait possible d'accder socialement aux plus grandes places tout en demeurant mdiocre. Il s'agissait l d'une question d'tre et non pas d'accomplissement. Il y eut aussi quelques discussions entre Radhika Herzberger et Scott Fobes propos d'un prit centre d'tudes dont Friedrich Grohe aurait financ la construction sur le site de Rishi Valley. De petits centres devaient galement tre construits Rajghat, ainsi qu' Uttar Kashi, prs de Dehradhun dans l'Himalaya o un petit terrain inacces sible en hiver avait t offert la Fondation indienne. L encore, c'tait Friedrich Grohe qui avait propos d'en financer les constructions. Une huppe-oiseau possdant un long bec et une grande crte venait se poser sur le rebord de la fentre de la chambre de K pendant ces discussions et donnait des coups de bec contre la vitre pour entrer dans la pice. Elle avait dj eu cette mme attitude au cours des pr cdentes visites de K qui ne lui avait jamais donn quoi que ce soit manger. Il ne semblait pas que cet oiseau n'ait eu de raison particulire vouloir entrer dans la chambre, mais il tait pratiquement toujours l. K lui parlait ; il disait que la huppe aimait le son de sa voix. Durant ce dernier sjour de K Rishi Valley, l'oiseau tait encore l. Lorsque l'on coute la cassette de ces discussions, l'on entend nettement les bruits du bec tapant la vitre.79
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Le 19 dcembre, deux jours avant son dpart pour Madras, K dit Mary sur sa cassette quotidienne : Je suis en train de perdre beaucoup de poids. Il semble que je sois trs vite fatiqu. Vous saurez d'ici la mi-janvier si je me rendrai ou non jusqu' Bombay ou /et si je prendrai un vol avec Singapore Airlines de Madras Singapour, puis de l jusqu' Los Angeles. Cela me tente ne pas passer par Heathrow-Londres - et de reprendre un autre vol cinq jours aprs pour L.A ... nous verrons comment a ira. A propos, je vais vraiment trs bien, aucun trouble cardiaque, ni de problme avec ma tte ; mon cerveau va bien, il fonctionne correctement et le foie ainsi que le reste ne posent pas de problme. Mais je n'ai pas l'im pression que je vais pouvoir reprendre du poids. Je continue en perdre, c'est pourquoi il serait peut-tre sage que je passe par Singa pour et que je survole le Pacifique... mais puisque je vous cris tous les jours, que je vous parle tous les jours, vous serez tenue au courant. Nous verrons bien ce qui arrivera. Moins je voyage, mieux c'est ; tout me fatigue prsent. Il y a quelques interruptions sur cette cassette lorsque K s'adressait ce qui semble tre la huppe : Entrez. Je suis l ; allez, venez donc, ma vieille amie, je suis l. Entrez et installez-vous (excusez-moi, je suis en train de parler aux oiseaux). Vous avez un regard perant, n'estce pas ! Le 21, comme K l'avait dit Mary, il annula ses causeries Bombay et dcida de rentrer Los Angeles via Singapour. Il dit : Je ne peux plus perdre de poids. J'en ai beaucoup perdu et si cela devait continuer, je deviendrais si faible que je ne pourrais plus marcher, et ce ne serait pas bien du tout . Cest alors qu'il demanda Scott Forbes de l'accompagner jusqu' Ojai au lieu de rentrer en Europe avec les autres enseignants et de faire transformer son billet d'avion ainsi que celui du docteur Parchure. Fort heureusement, Scott avait avec lui une carte de l'American Express grce laquelle il put rgler l'achat des billets. K n'tait pas en mesure de supporter le froid du climat europen. Il voulait partir tout de suite
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aprs les causeries de Madras, et donc les rencontres prvues avec les administrateurs indiens furent annules. Le docteur Parchure obtint un rendez-vous pour K avec un minent mdecin de Madras ds qu'il y arriva. Il ne pesait plus que quarantequatre kilos et avait de la fivre. Craignant quelque tumeur maligne, le mdecin voulut lui faire faire des analyses, mais K refusa d'avoir faire quoi que ce soit qui put le gner pendant sa srie de causeries. Il dcida de nen donner que trois, au lieu de quatre, en dbut de soire, dans les jardins de Vasanta Vihar et demanda Scott davancer la date de son dpart au 10 janvier, plutt qu'au 17, initialement prvue (le docteur Parchure avait dit : Il se dpchait de retourner Ojai pour s'en remettre aux soins du docteur Deutsch ). Malgr sa maladie, il conti nua ses promenades quotidiennes tous les soirs, le long de la plage, partir de la maison de Radha Burnier. Au dbut janvier, tous les rsidents de Vasanta Vihar, l'exception de K, se rendirent la premire de la projection du film d'Aravindan Madras. Il l'avait termin dans un temps record. On y voyait de trs belles images bien qu'il fut dommage que les lieux o l'on voyait K marcher ou parler ne fussent point identifis.80 A la fin de sa troisime causerie (la dernire qu'il donna tout jamais) du 4 janvier 1986, K dit : La cration est ce qu'il y a de plus sacr. C'est la chose la plus sacre de toute la vie et si vous avez fait de votre vie un gchis, alors, changez-la. Changez-la aujourd'hui, pas demain. Si vous tes incer tain, trouvez pourquoi et soyez certain. Si votre pense nest pas correcte, pensez correctement, logiquement. Tant que tout ceci n'est pas ordonn, n'est pas stable, vous ne pouvez entrer dans le monde de la cration. C'est fini [ces deux mots sont peine audibles, plus chuchots que prononcs. On ne peut les entendre que sur l'enregistrement, l'auditoire n'ayant pu les percevoir]. Puis, aprs une longue pause, il ajouta : Ceci est la dernire causerie. Voulez-vous que nous restions assis silencieusement, tous ensemble, un petit moment ? Trs bien, messieurs, restons silencieux un moment .81
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Au cours de la rencontre qui suivit les causeries dans les locaux de la Fondation indienne, K insista pour que les maisons o il avait vcu ne deviennent pas des lieux de plerinage et qu'aucun culte ne soit c lbr autour de lui. Il demanda aussi que soit ajout dans les rgle ments de la Fondation le mmorandum suivant : En aucune circonstance, la Fondation ou une institution qui en fait partie ou encore un de ses membres ne pourront s'riger en autorit vis--vis des enseignements de Krishnamurti. Ceci est en accord avec la dclaration de Krishnamurti disant que personne, en aucun lieu ne devra s'riger en autorit vis--vis de lui ou de ses enseignements, w 82
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Tout au long de ce vol qui durait vingt-quatre heures jusqu' Los Angeles avec deux changements d'avion Singapour et Tokyo, K fut trs malade avec des pointes de douleur l'estomac. Mary Zimbalist vint l'accueillir l'aroport et ds qu'ils se retrouvrent seuls dans la voiture (les autres roulaient dans une deuxime voiture avec les ba gages), il lui dit que durant les deux ou trois jours venir il lui faudrait toujours rester auprs de lui car si elle s'absentait, il pourrait s'en aller . Il lui dit : Il ne veut pas rsider dans un corps malade, dans un organisme qui ne serait pas en bon tat de marche . La nuit suivante, sa temprature monta trente-neuf degrs3. K rencontra le docteur Deutsch le 13 janvier Santa Paula ; le rsultat des analyses qui avaient t faites au Santa Paula Community Hospital conduisit le docteur faire faire un sonogramme du foie, de la vsicule biliaire et du pancras l'hpital de Ojai, le 20. Ce test rvla la prsence d'une masse sur le foie et un rendez-vous fut prvu le 22 pour pratiquer un scanner. Mais vers une heure du matin, le 22 janvier, K se rveilla avec une douleur l'estomac impossible soulager. On appela le docteur Deutsch qui rpondit par tlphone qu'il n'tait pas en mesure de soigner correctement K s'il n'tait pas hospitalis. Aprs y avoir soigneusement rflchi, K accepta d'tre
a) Le dernier volume de ma biographie de K,La Porte ouverte, donne le dtail de sa dernire maladie et de sa mort partir de trois sources indpendantes - les notes du carnet de bord de Mary Zimbalist, les rapports mdicaux quotidiens du Docteur Parchure et les transcriptions rdiges de mmoire par Scott Forbes aprs la mort de K. Le Docteur Deutsch confirma par la suite l'exactitude de ces rcits. Ce sont ces mmes sources, mais abrges, qui ont t utilises pour la rdaction de ce prsent ouvrage.
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transport ; on l'installa peu aprs dans une chambre individuelle au service des soins intensifs de lhpital de Santa Paula. Une radiogra phie rvla une obstruction intestinale ; on lui passa un tube dans une narine pour aspirer les mucus et aprs stre aperu qu'il tait dans un tat de sous-alimentation, il fut perfus. Son poids tait tomb quarantedeux kilos. Aprs que toutes ces trs pnibles manipulations furent termines, K dit Scott : Je dois accepter ; j'ai tant accept dj . (Lorsque j'ai relu ces mots aprs sa mort, je me suis souvenu de ce que M Kirby avait un jour crit au camp d'Ommen en 1926 : Quelle vie pour ce pauvre Krishnaji ! Il n'y a aucun doute qu'il est le Sacrifice en personne ). Cependant il accepta avec remerciement l'injection de mor phine qui lui fut administre aprs que plus aucun analgsique ne fut efficace. N'ayant jamais absorb d'analgsique lorsquil avait vcu cette agonie au cours du processus , il dut reconnatre que la douleur provoque par la maladie n'tait pas ncessaire spirituellement ; il dit en fait que l'autre ne pouvait pas venir lorsque la douleur tait prsente. K passa huit nuits l'hpital au cours desquelles Mary, le docteur Parchure et Scott se relayrent, dormant dans une chaise-longue ins talle prs de lui ; durant les journes, Ema et Theodor Lilliefelt lui te naient compagnie. Le 23 fut un jour critique, K risquant de tomber dans le coma cause dune hpatite. Le docteur Parchure lui dit quil tait probablement atteint dun cancer contre lequel il n'y avait aucun traitement. Cela contraria Scott et Mary qui trouvaient cette annonce prmature. Le docteur Parchure leur expliqua alors qu'il avait, depuis dj longtemps, promis K de lui dire s'il lui semblait tre en danger de mort et devant le risque de coma, il lui avait paru juste de tenir sa promesse. Lorsque Mary et Scott entrrent ensuite dans la chambre de K, il leur dit : Il semble que je vais mourir , avec un air laissant supposer qu'il ne pensait pas que cela arriverait si vite, mais il accep tait ce fait comme il avait accept tous les autres. Un peu plus tard, il dit : Je me demande pourquoi l'autre ne laisse pas le corps s'en aller ? Il dit galement Mary : Je l'observe ; c'est trs curieux. L'autre et la mort sont en pleine bataille . Aprs que le cancer fut finalement diagnostiqu, K dit Mary, d'un air songeur : Quai-je
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fait dincorrect ? , comme si, d'une certaine faon, il n'avait pas russi prendre soin de ce corps que l'autre lui avait donn en garde. Il demanda Mary et Scott de rester avec lui jusqu' la fin parce qu'il voulait qu'il fut pris soin du corps avec la mme attention que ce qu'il l'avait fait lui-mme. Il fit cette demande sans le moindre apitoiement ni la moindre sentimentalit. Le 24, l'obstruction stomacale commena disparatre et les signes de jaunisse diminuer. Le chirurgien enleva la perfusion qu'il avait au poignet pour lui placer un tube plus gros prs de la clavicule afin d'aug menter le dbit des produits qui lui taient injects. Ceci permit K de se retrouver libre de ses mains, et lorsque le jour suivant on lui retira le tube qu'il avait dans la narine, il se sentit un nouvel homme . Il accepta galement une transfusion sanguine pour retrouver de la force. Le 27, il repassa un scanner install dans un camion faisant le tour des hpitaux de la rgion. Selon son habitude, K se passionna pour le m canisme de l'installation - comment la civire tait-elle monte dans le camion, etc... Le scanner confirma la masse au niveau du foie avec une calcification du pancras, suggrant que c'tait l que se trouvait l'origine de la tumeur. Lorsque le docteur Deutsch le lui apprit, K lui demanda de l'autoriser retourner Pine Cottage ; il ne voulait pas mourir dans un hpital. Au cours de son hospitalisation, il avait demand Scott d'enregis trer ce qu'il voulait que l'on fasse de ses cendres. Il faudrait les diviser en trois parties allant Ojai, Brockwood et en Inde. Il ne voulait au cune crmonie ni tout ce non-sens , et les endroits o ses cendres seraient enterres ne devraient pas devenir des lieux saints o les gens viennent pour prier et pour tout ce genre de blague (en Inde, ses cendres furent parpilles sur le Gange). Il voulut cependant savoir, par pure curiosit, qu'elle tait la faon traditionnelle de traiter le ca davre d'un saint en Inde, et il fit envoyer une lettre au Pandit Jagannath Upadhyaya pour le lui demander. Le matin du 30, ne souffrant plus et ayant repris sept kilos grce la perfusion, ce qui semblait incroyable, K retourna Pine Cottage. Un lit d'hpital avait t install dans sa chambre la place de son lit que l'on avait plac dans son cabinet de toilette, et une surveillance fut
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maintenue vingt-quatre heures sur vingt-quatre. K tait si exalt d'tre de retour Pine Cottage qu'il demanda Mary de mettre un disque de Pavarotti o il chantait des airs napoloniens et de lui servir un sand wich la tomate avec une crme glace. La premire bouche du sand wich le rendit malade (ce fut la dernire nourriture qu'il avala) ; le soir la douleur revint et on lui administra nouveau de la morphine. Ds que K eut appris sa mort prochaine au cours de son hospitali sation, il demanda ce que l'on fit venir quatre personnes dinde Radhika Herzberger, le docteur Krishna Qe nouveau Recteur de Rajghat), Mahesh Saxena qu'il avait nomm nouveau Secrtaire de la Fondation indienne Madras et R. Upasani, le Principal du Collge agricole de Rajghatb. Ils faisaient tous partie de la plus jeune gn ration qui, esprait-il, continuerait son travail en Inde ; il y avait ga lement des choses qu'il tenait leur dire. De la mme faon, d'autres personnes vinrent Ojai, sans qu'elles aient t invites, ds que la nouvelle se rpandit ; on vit donc arriver Pupul Jayakar et son neveu Asit Chandmal chez qui K avait souvent rsid Bombay, Mary Cadogan, Secrtaire de la Fondation anglaise et administratrice du Brockwood Educational Trust, Dorothy Simmons, Jane Hammond, administratrice anglaise travaillant pour K depuis de nombreuses annes et enfin mon mari et moi-mme. Il semblait impossible de ne pas y aller, et bien que K nous accueillit, il n'avait certainement pas besoin de nous tous avec nos vibrations qui devaient probablement lui faire plus de mal que de bien. Nous avons d tre aussi un vritable fardeau pour les gens si aimables de Ojai qui nous prparaient les repas et taient trs attentifs nos besoins. Friedrich Grohe qui avait achet une maison Ojai tait aussi avec nous tous. Les personnes venant d'Inde et d'Angleterre arrivrent le 31 janvier. Au cours de la semaine o nous sommes rests mon mari et moi, K eut une rmission ; il tait difficile de ne pas croire un miracle et qu'il allait recouvrer sa sant. Il dit au docteur Deutsch que la douleur, la jaunisse, la morphine et les autres mdicaments n'avaient eu aucun effet sur son cerveau. Il avait aussi ses magnifiques mditations au b) Nayant pu obtenir rapidement son passeport, Upasani ne vint pas.
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milieu de la nuit, ce qui montrait que l'autre tait toujours avec lui. Le docteur Parchure confirma tout ceci dans son rapport Au cours de cette priode d'alitement, K tint deux runions dans sa chambre que Scott Forbes enregistra. La premire, le 4 fvrier, ne fut suivie que par ceux d'entre nous qui avions un rapport avec le travail d'dition et de publication de ses livres (Radhika et le docteur Krishna venaient tout juste d'tre nomms membres du Comit International des Publica tions nouvellement cr). K fit connatre, sans aucune quivoque, ses souhaits concernant les publications : il voulait que ses causeries et ses crits continuent tre dits en Angleterre et que l'Inde s'occupe de les traduire dans les langues vernaculaires. A la fin de la runion, il dit que la Fondation indienne avait le sentiment de mieux le comprendre que les autres parce qu'il tait n dans le corps d'un Indien. Voyezvous docteur Krishna, je ne suis pas un Indien , avait-il dit. Radhika avait alors dit : Moi non plus, dans le sens o je ne me sens pas, o je n'ai pas la pense d'tre indienne . Mary Cadogan avait rajout : Je ne suis pas davantage anglaise .83 Cet aprs-midi l, K se sentit suffisamment bien pour sortir. Il fut transport dans une chaise roulante au bas de l'escalier de la vranda et comme la journe tait belle, il demanda ce qu'on le laissa seul sous le poivrier, qui tait devenu un arbre immense, d'o la vue s'tendait sur toute la valle jusqu'aux collines. Scott resta cependant courte distance, derrire la chaise, craignant une chute de K qui s'y tenait assis en tailleur. Il resta ainsi un moment, parfaitement calme, avant de redemander ce qu'on le ramne l'intrieur. Ce fut la dernire fois qu'il sortit en plein air. Le lendemain le docteur Deutsch lui rendit visite et K lui demanda s'il pourrait encore voyager et donner des causeries. Plus comme au trefois, rpondit-il, bien qu'il resterait la possibilit d'crire ou de dicter ou encore d'avoir des discussions en priv. Le docteur s'tait dj li d'amiti avec K et il lui rendait visite pratiquement tous les jours. Le 5 au matin K demanda une autre runion qu'il pria Scott d'en registrer. Nous fmes quatorze y participer. K commena par nous faire connatre ce que le docteur lui avait dit la veille, qu'il n'y aurait
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plus de causerie, ni de voyage. Il ne souffrait pas, disait-il, et son cerveau tait trs, trs, trs clair . II pourrait rester ainsi pendant des mois. Aussi longtemps que ce corps est vivant, je reste l'enseignant , continua-t-il ; K est ici le mme que lorsquil se tient sur une es trade... je demeure la tte de tout cela. Je tiens ce que ceci soit trs, trs clair. Aussi longtemps que le corps reste vivant, K est l. Je le sais parce que je fais constamment des rves merveilleux - ce ne sont pas des rves mais il se passe quelque chose . Il voulait tre tenu au cou rant dans les dtails de ce qui se passait en Inde et Brockwood : Ne me dites pas que tout va bien . Puis il demanda, avec autant de politesse que possible, ce que tous les visiteurs s'en aillent. Lorsqu'il viendrait mourir, il ne voulait pas que des gens viennent saluer le corps . Il demanda alors Scott de ne pas changer, ne fut-ce qu'un seul mot, l'enregistrement qu'il tait en train de faire et le pria de tenir le micro vers lui ; puis se tournant vers nous tous, K dit : Je jure que rien de ce qui se trouve sur les cassettes ne sera altr. Rien ne l'a t et rien ne le sera .84 Ce fut plutt un choc d'entendre K dire : Je reste l'enseignant ; K est ici le mme que lorsquil est sur une estrade . Aurait-on pu en douter ? Bien que de temps autre il dut faire des pauses au cours de cette runion cause de sa faiblesse physique, il restait bouleversant. Personne n'aurait pu dire honntement qu'il n'tait pas compltement prsent tout au long de cette priode que dura sa rmission. Suivant les souhaits de K, nous partmes le lendemain, mon mari et moi. Aprs que je lui ai dit au revoir, ne croyant pas vraiment que je ne le reverrais plus jamais, K, de sa faon si personnelle, envoya Mary v rifier quel type de voiture nous avions command pour nous conduire l'aroport ; ayant appris qu'il s'agissait d'un bon modle il en fut satisfait. Les autres visiteurs prirent cong peu prs nous. Asit Chandmal partit lui aussi, mais il revint ensuite et resta auprs de K jusqu' sa mort. Ce que K attendait tait les visites du docteur Deutsch, bien qu'il s'inquitait aussi de tout le temps dont il privait ainsi les autres patients du mdecin. Celui-ci accepta, non pas en tant que docteur, mais titre d'ami, la belle montre Patek-Philippe que K lui offrit (il n'adressa ja mais une seule note d'honoraire pour le traitement qu'il donna K au
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cours de cette ultime maladie). Ayant dcouvert que K tait comme lui un admirateur de Clint Eastwood, il lui rapporta quelques-uns des films o jouait cet acteur qu'il avait lui-mme enregistr en vido, ainsi que des diapositives du Yosemite, sachant combien K aimait les arbres et les montagnes. Le 7 au matin, Mary Zimbalist demanda K s'il se sentait de r pondre une question que Mary Cadogan avait rdige son inten tion. Il lui demanda de la lire ; celle-ci disait : Lorsque Krisnaji mourra, que deviendra rellement cette extraordinaire concentration de comprhension et d'nergie rassemble dans K ? Il rpondit imm diatement et ce que Mary crivit sur une feuille de papier fut : Elle s'en ira. Si quelqu'un pntre totalement les enseignements, peut-tre sera-t-il alors possible de toucher cela du doigt ; mais il n'est pas pos sible d'essayer de le toucher . Puis, aprs quelques instants, il rajouta : Si vous aviez seulement ide de ce que vous avez manqu, vous tous - ce vaste vide . La question de Mary Cadogan avait d probablement rester prsente l'esprit de K lorsqu'il demanda Scott, en milieu de matine, d'enre gistrer quelque chose qu'il voulait dire. Mary avait not : Sa voix tait faible, mais le ton tait emphatique . La plupart de ses mots taient espacs par un temps de pause, lui demandant un vritable effort pour les aligner les uns derrire les autres : Je leur disais ce matin que depuis soixante-dix ans cette super nergie - non, cette immense nergie, cette immense intelligence - a utilis ce corps. Je ne pense pas que les gens ralisent l'immensit de l'nergie et de l'intelligence qui a travers ce corps - il y a un moteur de douze cylindres. Et cela pendant soixante-dix ans - un temps assez long - et aujourd'hui le corps n'arrive plus supporter. Personne, moins que le corps n'ait t prpar, avec beaucoup d'attention, prot g, etc... - personne ne peut comprendre ce qui s'est pass dans ce corps. Personne. Que personne ne le prtende. Personne. Je rpte ceci : personne, parmi nous ou parmi le public, sait ce qui s'est pass. Je sais que personne ne sait. Et prsent, aprs soixante-dix ans, cela est arriv son terme. Non pas cette intelligence et cette nergie - d'une
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certaine faon, elle est l, chaque jour, et en particulier la nuit. Et aprs soixante-dix ans, le corps n'arrive plus supporter, il n'y arrive plus. Il ne peut plus. Les Indiens ont une sacre quantit de superstitions dans ce domaine - que vous continuez et que le corps s'en va - avec tous ces non-sens. Vous ne retrouverez pas un corps, comme celui-ci, ou cette suprme intelligence fonctionnant dans un corps, pendant de nom breux sicles. Vous ne reverrez pas cela. Lorsque viendra la mort, cela s'en ira. Il ne demeurera aucune conscience de cette conscience, de cet tat Ils prtendront tous ou essaieront d'imaginer qu'ils peuvent entrer en contact avec cela. Peut-tre le pourront-ils d'une certaine manire s'ils vivent les enseignements. Mais personne ne l'a fait. Personne. Ainsi en est-il. 85 Lorsque Scott lui demanda de clarifier un peu plus ce qu'il venait de dire par peur d'une mauvaise interprtation, K en fut trs drang et lui rpondit : Vous n'avez pas le droit d'interfrer dans tout ceci . En disant Scott de ne pas intervenir, il est vident que K faisait ainsi savoir qu'il voulait que ses propos soient connus de tous ceux qui y accordaient un intrt. K n'avait plus que neuf jours vivre. Il voulait mourir et il demanda ce qui se passerait dans le cas o lon retirerait la perfusion qui l'ali mentait. On lui rpondit que le corps se dshyxdraterait rapidement. Il savait qu'il avait lgalement le droit de se faire retirer cette perfusion mais il ne voulait pas risquer de mettre Mary ou le mdecin dans une situation ventuellement problmatique ; d'autre part, il avait toujours la responsabilit du corps . Aussi, il s'en occupa jusquau dernier moment - se laver les dents, ce qu'il avait toujours fait trois ou quatre fois par jour, ainsi que parfois le palais et la langue, faire chaque jour des exercices de Btes pour les yeux, mettre des gouttes de colyre dans l'il gauche pour prvenir un glaucome. Lorsque le docteur Deutsch lui dit que souffler dans un gant chirurgical l'aiderait fluidifier les liquides qui s'taient accumuls dans la partie infrieure de ses pou mons cause de son alitement, il se mit faire gonfler ce gant toutes les heures jusqu' ce qu'il n'ait plus la force de souffler.
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Sur la suggestion du docteur Deutsch, on lamenait en chaise rou lante tous les aprs-midis dans le grand salon o il restait regarder, assis, les flammes montant d'un grand feu de bois. La premire fois qu'on lemmena devant la chemine il demanda rester seul tout en autorisant Scott se poster derrire lui dans le cas o il viendrait basculer en arrire. Scott crivit par la suite : Il faisait quelque chose la pice. On pouvait le voir faire, et la pice tait diffrente aprs. Il avait toute la force et la magnificence qu'il avait toujours eues. Bien qu'il fut assis dans cette chaise roulante, envelopp dans ces couvertures et avec cette perfusion relie ces flacons, il tait immense et majes tueux et emplissait totalement toute la pice qui, toute entire, vibrait. Et il resplendissait . Lorsqu'au bout d'une demie-heure, il voulut re tourner dans son lit, il surprit tout le monde en allant seul dans sa chambre en marchant. Le 10, une lettre du Pandit Jagannath Upadhyaya arriva avec la rponse la question de K concernant la faon traditionnelle indienne de traiter le corps d'un saint homme aprs sa mort. Lorsqu'on lui en fit la lecture, K dit qu'il ne voulait rien de tout cela. Il ne voulait pas que qui que ce soit puisse voir son corps aprs sa mort et dsirait qu'il y ait le moins de personnes possible pour la crmation. Lorsqu'il devint trop faible pour se lever et s'asseoir dans la chaise roulante, on le transporta sur le sofa du salon en utilisant sa literie comme un hammac. La douleur reprit le 14 et on lui administra de la morphine. Pendant la dizaine de minutes qui scoula avant que le m dicament ne produise son effet, K dit Mary : Trop beau pour tre vrai - douleur je pensais t'avoir perdue . Mary est pratiquement sre que K voulait dire : Je pensais que je ne souffrirais plus, mais c'tait trop beau pour tre vrai . Le lendemain il commena parler Scott de l'tat du monde et il lui demanda : Pensez-vous que le docteur Deutsch sache tout ceci ? Pensez-vous qu'il s'en aperoive ? Il faudra que je lui en parle . Ainsi fit-il lorsque le mdecin passa le voir dans l'aprs-midi. Scott enregistra. Ce que Krishnaji dit au docteur Deutsch cette occasion fut un extraordinaire condens de dix quinze minutes de tout ce qu'il pou
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vait dire concernant la nature du monde. C'tait loquent, concis et complet et je restais tonn et impressionn lcouter, assis au pied du lit, le docteur Deutsch tant install sur le bord du lit, prs de lui. La seule chose dont je me souviens est que Krishnaji a dit au docteur Deutsch : Je n'ai pas peur de mourir parce que j ai vcu avec la mort tout au long de ma vie. Je n'ai jamais transport de mmoire en moi . Un peu plus tard le docteur Deutsch lui dit : J'ai le sentiment d'tre le dernier lve de Krishnaji . C'tait vraiment trs beau. C'tait aussi extraordinairement impressionnant de voir Krishnaji, faible comme il l'tait et si proche de la mort, rassembler toutes ses forces pour con denser ainsi ce qu'il voulait dire et aussi, cela montrait toute l'affection qu'il avait pour le docteur Deutsch. K mourut dans son sommeil, juste aprs minuit, le 17 fvrier ; Mary a racont sa fin ainsi : Parchure, Scott et moi tions l comme d'habitude et K, comme d'habitude, se proccupait du bien-tre des autres. Il me disait : Allez dormir, bonne nuit, allez-vous coucher, allez dormir . Je lui ai rpon du que j'allais y aller mais que je resterai proximit. Il sassoupit et lorsque je vins m'asseoir ses pieds et lui pris la main, il n'eut pas de raction. On avait soulev la partie de son lit o reposait sa tte et son buste pour qu'il soit plus confortable ; ses yeux taient mi-clos. Nous restmes assis auprs de lui, Scott sa droite et moi sa gauche, pen dant que le docteur Parchure faisait des alles et venues, l'observant paisiblement ; il y avait aussi Patrick Linville - qui soccupait des soins - dans la pice ct. Le sommeil de Krishnaji glissa lentement dans le coma et sa respiration se ralentit Soudain, vers les onze heures, le docteur Deutsch arriva, sans hte. Quelque part dans la nuit, le dsir dsespr de voir K aller mieux s'tait transform en dsir de le voir libr de la souffrance. Docteur Deutsch, Scott et moi tions prs de Krishnaji lorsque son cur s'arrta de battre, dix minutes aprs que minuit eut sonn. Selon ses propres souhaits, peu de personnes le virent aprs sa mort et il n'y eut qu'un petit groupe d'amis qui fut prsent la crmation qui eut lieu Ventura, le matin-mme, huit heures.
D'une certaine faon, la mort de Krishnamurti fut aussi mystrieuse que sa vie. Il est assez ironique qu'aprs avoir eu le sentiment pendant la majeure partie de sa vie qu'il lui tait plus facile de s'clipser plutt que de rester vivant, il dut continuer vivre au moment o il aspira s'clipser . Il avait cru connatre le moment de sa mort mais il fut surpris lorsqu'elle arriva. Lorsque, au cours de son dernier enre gistrement Ojai, il avait parl de cette sacr quantit de supersti tions qu'avaient les Hindous concernant la mort des saints, il faisait bien sr rfrence cette croyance traditionnelle disant qu'un saint homme peut dcider volontairement l'instant de sa mort. K aurait pu mourir en demandant que la perfusion qui l'alimentait fut retire, mais il sentait que cela aurait t lin acte suicidaire, et donc une violation vis--vis de la protection du corps qui lui avait t assigne - en prendre soin tait une fonction sacre. Mais dcider volontairement de mourir n'tait-il pas aussi une forme de suicide ? K exprima sa surprise de voir l'autre continuer habiter un corps malade ; pourquoi ne le laissait-il pas s'en aller ? Il se demandait si la cause de sa maladie tait une erreur qu'il avait commise. On peut se demander si l'autre ne l'avait pas autoris mourir parce que son corps tait devenu inutile, ou bien s'il ne lui avait pas permis de d clencher une maladie fatale parce qu'il ne lui restait plus rien dire, car son enseignement tant complet, il n'y avait plus rien y rajouter. Quoiqu'il en soit, l'autre , apparemment, resta avec lui jusqu' la fin. K croyait qu'il y avait quelque chose qui dcidait de ce qui arrivait K, quelque chose dont il n'avait pas l'autorisation de parler. Cependant, il disait en mme temps combien il aurait t extraordi naire qu'il y eut quelque chose qui dcida de tout ce qui arrivait K. Il
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y a srement ici une contradiction. Cependant, il y a aussi plusieurs autres anomalies dans ses propos lorsquil parlait de lui-mme. K ne douta jam ais qu'il fut constamment sous la protection de quelque chose. Il tait convaincu que rien ne pouvait lui arriver lors quil tait dans un avion ou qu'il se dplaait pour aller parler, et que cette protection stendait galement tous ceux qui l'accompagnaient Il tait cependant de son devoir de ne pas sexposer un danger quel conque pour le plaisir, comme par exemple de monter dans un planeur. Il neut jamais aucun doute vis--vis de limportance de l'enseigne ment, ni de la confiance qui lui avait t accorde pour prendre soin du corps. Il alla mme jusqu' dire qu'il avait fallu plusieurs sicles pour produire un tel corps (il disait toujours l'enseignement , le corps et jamais mon enseignement ou mon corps ). Il semblait tre la fois l'intrieur et l'extrieur de son propre mystre. Il ne voulait pas faire de mystre, et cependant il en existait un que lui-mme sem blait incapable de rsoudre, considrant qu'il n'tait pas de son devoir de le comprendre tout en tant dsireux que d'autres personnes le rsolvent ; pour cela il aurait t capable de corroborer leur solution. K avait dit que les enseignements venaient comme une rvlation , que s'il s'asseyait pour y rflchir, il ne lui venait aucune phrase ; cependant, cela lui venait quotidiennement lorsqu'il crivit ses Car nets. Par quoi a-t-il t pouss pour se mettre tout coup crire ces Carnets ? Son contenu mis part, ce texte est un manuscrit extraordi naire de trois cent vingt trois pages sans aucune rature. Lorsque l'on considre les propres termes de K, on est forc de conclure qu'il tait le vhicule de quelque chose et que l'enseigne ment qu'il donnait provenait de ce quelque chose. Il en tait cependant tellement imprgn qu'il tait lui-mme ce quelque chose au point que lorsque cela se retirait de lui, s'il se mettait en parler de faon s rieuse, cela revenait ; il en tait de mme lorsqu'il s'y ouvrait et en particulier au cours de ses mditations pendant la nuit - il ne l'invita jamais. Parfois, il tait surpris par cette prsence, comme il l'a dcrit dans les Carnets, lorsqu'ayant quitt la tranquillit de Gstaad pour se rendre dans un appartement au huitime tage d'un immeuble parisien, il se retrouva assis paisiblement en plein aprs-midi, regardant les
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toits... de la faon la plus inattendue, cette bndiction, cette force, cet autre arriva dans une douce clart ; il remplit la pice et demeura l. Il est encore l alors que cela est en train d'tre crit . J'ai entendu des personnes soutenir que l'inspiration de K n'tait pas diffrente de celle de n'importe quel artiste, et plus particulirement des musiciens ; cela revient essayer de trouver l'origine du gnie de Mozart. Si l'enseignement tait venu du cerveau de K, cet argument pourrait tenir debout, mais je n'ai jamais entendu parler d'un gnie, quel qu'il soit, qui ait eu passer par un phnomne tel que celui du processus . Le mystre de Krishnamurti disparatrait immdiatement si l'on pou vait accepter la thorie du Seigneur Maitreya prenant possession du corps spcialement prpar pour lui. Tout ce qui concerne le proces sus trouve alors un sens nos yeux - tous les messages qui furent passs Ojai, Ehrwarld et Pergine, ainsi que la propre conviction de K propos de la douleur dont il considrait qu'elle devait tre endure sans essayer de la rduire, ni de l'amplifier. L'aspect, si unique de ce phnomne, pourrait tre explicit par le message qui fut pass Nitya Ojai : le travail qui est entrepris prsent est de la plus haute importance et est extrmement dlicat C'est la premire fois que cette exprience est mene sur la terre . K lui-mme ne rejetait pas entirement cette thorie, pas plus qu'il niait celle de l'Instructeur mondial. Il disait seulement que tout cela tait trop concret, pas assez simple et, en vrit, c'est bien ce que chacun ressent aussi. En 1972, alors qu'il s'adressait au groupe d'Ojai qui l'avait questionn sur sa vritable identit, il avait dit : J'ai le sentiment que nous abordons ici quelque chose que l'esprit conscient ne pourra jamais comprendre... Il y a quelque chose, un immense rservoir qui, si l'esprit le touche, rvle quelque chose qu'aucune mythologie intellectuelle - invention, supposition, dogme - ne pourra jamais rvler. Il y a quelque chose que le cerveau ne peut compren dre . Et pourtant, lorsque deux ans plus tard je l'ai questionn ce propos, il me dit que bien que ne pouvant trouver lui-mme ( l'eau ne peut savoir ce qu'est l'eau ), il tait absolument certain que Mary Zimbalist et moi, ainsi que d'autres, pouvions dcouvrir la vrit si
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nous nous arrtions pour nous asseoir et nous dire : Cherchons en semble ; mais, avait-il ajout, il vous faut avoir un cerveau vide . Ceci nous ramne l'esprit vacant . Au cours de mon enqute, K ne cessait de me parler de l'esprit vacant du garon - une vacuit qui, disait-il, ne l'avait jamais quitt. Qu'est-ce qui l'a maintenu va cant ? demandait-il, comment cette vacuit a-t-elle t prserve, protge ? Si lui-mme se mettait crire propos du mystre, il commenait par l'esprit vacant. Cette phrase qu'il pronona neuf jours avant sa mort me hante comme aucune autre : Si seulement vous saviez ce que vous avez manqu - ce vaste vide . K maintenait que la Thosophie dans laquelle il avait t lev ne l'avait jamais conditionn. N'est-il cependant pas possible qu'il l'ait t de faon subconsciente (bien que lui-mme ne reconnaissait pas l'existence de quelque chose appele subconscient) et que lorsqu'il se retrouvait loin de son corps, tout ce dont on lui avait parl propos du Seigneur Maitreya, des Matres, etc... refaisait surface ? Mais cela n'explique pas pourquoi il quittait son corps, ni la raison du pro cessus . Un autre aspect prendre en considration est l'nergie qui entrait si souvent en lui, ou qui le traversait. Lorsqu'il parlait srieusement propos de qui il tait, il disait : Vous pouvez le sentir dans la pice en ce moment - un frmissement . Dans le tout dernier enregistrement sur cassette qui fut ralis, il dit : Je ne pense pas que les gens ralisent l'immensit de l'nergie et de l'intelligence qui a travers ce corps... Lorsque j'ai entendu cette phrase sur la cassette, j'ai tout de suite pens la force, au pouvoir qui s'tait un jour ru sur moi en passant la porte de la salle de dessin Brockwood, cet aprs-midi o j'tais loin de mimaginer un tel phnomne. Si cette force, cette im mense nergie avait utilis le corps de K depuis le tout dbut du pro cessus en 1922, il tait surprenant qu'il ait vcu si longtemps. Cette nergie tait-elle l'autre ? Etait-elle la cause premire de la douleur du processus ? L'nergie, le processus , qui dura depuis 1922 jusqu' la fin de sa vie, fut-il peu peu moins douloureux parce que son coprs avait t lentement ouvert pour en augmenter la vacuit ? L'nergie qui le traversait, lorsqu'il devint g, l'aurait-elle tu par son
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intensit si elle l'avait pntr soudainement avant que son corps neut t prt la recevoir ? Je pense prsent que l'on doit se poser une autre question : K savait-il bien plus que ce quil a rvl concernant ce qu'il tait et qui il tait vraiment ? Lorsqu'il nous avait dit, Mary Zimbalist et moi, que si nous pouvions trouver la vrit, il serait mme de corroborer notre solution, et que nous serions capables de trouver les termes qui lexpri meraient, tait-il en train de nous dire : Je ne dois pas vous le dire, mais si vous pouvez le dcouvrir par vous-mmes, alors je vous r pondrait, oui c'est cela ? Peut-tre que ce qu'il avait dit de plus signi ficatif fut la rponse qu'il fit Mary o, au moment de quitter Brockwood pour Dehli la fin Octobre 1985, elle lui avait demand si elle le reverrait un jour : Je ne mourrai pas de faon soudaine... tout est dcid par quelqu'un d'autre. Je ne peux pas en parler. Je n'y suis pas autoris, comprenez-vous ? C'est beaucoup trop srieux. Il y a des choses que vous ne savez pas, des choses normes dont je ne peux pas vous parler , avait-il rpondu. (Dcid par quelqu'un d'autre , et pas quelque chose d'autre ). Ainsi K savait certaines choses le concernant dont il ne parla jamais bien que dans son dernier enregistrement il souleva uh pan du rideau qui voilait le mystre. Beaucoup de gens considreront que toute tentative pour compren dre le mystre de Krishnamurti est non seulement une perte de temps mais aussi une recherche sans grande importance ; ce n'est pas l'hom me qui importe, mais l'enseignement. Mais pour qui que ce soit qui a connu le jeune Krishna, qui a particip quelques-uns des vnements du dbut et qui ne peut accepter que l'enseignement se soit dvelopp dans son propre cerveau, il demeurera une nigme de Tentale, moins que, peut-tre, cette mme personne parvienne vider le contenu de son cerveau. K avait dit : Cette chose, dans la pice. Si vous lui de mandiez ce qu'elle est, elle ne vous rpondrait pas. Elle dirait : Vous tes trop petit . Oui, c'est en vrit ce sentiment d'humilit que nous avons face cette chose ; on est trop petit, trop mesquin, avec un cerveau qui ne cesse de bavarder.
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D'une faon trs identique K a dit dans son dernier enregistrement : Ils prtendront tous ou essaieront dimaginer qu'ils peuvent entrer en contact avec cela. Peut-tre le pourront-ils d'une certaine manire si [c'est moi qui crit en italiques] ils vivent les enseignements . Cependant, mise part son origine, l'enseignement de Krishnamurti est arriv un moment critique de l'histoire du monde. Comme il l'avait dit un jour un journaliste de Washington. Si l'homme ne change pas radicalement, s'il n'amne pas une mutation fondamentale en lui, nous nous dtruirons nous-mmes. Une rvolution psycholo gique est possible aujourd'hui, pas dans mille ans. Nous avons dj vcu depuis des millnaires et nous sommes toujours des barbares. Aussi, si nous ne changeons pas aujourd'hui, nous serons encore des barbares demain ou dans mille demains . Si quelqu'un demandait alors : comment la transformation d'une personne peut-elle affecter le monde entier ?, il n'y a pour seule rponse que celle de K : Changez et vous verrez ce qui se passera .
Notes bibliographiques
Toute la correspondance de M Besant avec C.W. Leadbeater est aux A.A. Les citations qui apparaissent dans ce livre sont des copies que B. Shiva Rao m'a expdies sur la demande de Krishnamurti. Les lettres de Krishnamurti Lady Lutyens sont aux B.A. ; celles de Lady Emily M Besant sont aux A.A.
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filavatsky and her Teachers, Jean Overton Fuller, pp. 24-7 (East-West Publications, 1988). D'aprs la tradition, le Bouddha tait une posi tion hirarchique. Gautama avait t le dernier Bouddha. On disait que le Seigneur Maitreya
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NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
serait le prochain Bouddha aprs quil ait rempli sa mission sur terre, d'o son titre de Bodhisattva. Madame Blavatsky ne mentionna jamais dans aucun de ses crits, la venue du Seigneur Maitreya, mais elle en parla ses adeptes, mme si cela fut mal compris, car M Besant se sou vint de ses critiques lorsquelle fonda l'Ordre de l'Etoile d'Orient. M Blavatsky considrait qu'il tait du ressort de la Socit Thosophique de prparer le monde la venue du grand Ins tructeur venir, bien qu'elle et plac cet vne ment peut-tre un demi-sicle plus tard que moi . 3 The M asters and the Path, C. W. L eadbeater (TPH, 1925). Krishnamurti, Pupul Jayakar, p. 16 (Harper & Row, 1986). A.A. Extrait d'un essai que Krishna commena crire en 1913 Varengeville en Normandie qui s'intitulait On Fifty Years of my Life . Il avait eu l'intention d'en rdiger un chapitre chaque anne mais tout cela s'est limit un texte de trois mille cinq cents mots donnant un condens de sa vie jusqu'en 1911. Clairvoyant Investigations by C. W. Leadbeater and the Lives o f Alcyone, Ernest Wood (privately printed, Adyar, 1947). Voir aussi Theosophical Journal, England, janvier-fvrier 1965. Les communications entre M Besant et C. W. Leadbeater figurant dans ce chapitre furent pu blies par C. Jinarajadasa dans The Theosophist, en 1932.
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Rcit de l'initiation par Clarke dans Australian Theosophist, septembre 1928. A.A. Cette lettre est cite en totalit dans Les Annes de l'Eveil. Quoted in The Man and his Message, Lily Heber, p. 49 (Allen & Unwin, 1931). Candles in the Sun, Lady Emily Lutyens, p. 32 (Hart-Davis, 1957). Un rcit du procs est donn dans les lettres de Leadbeater Lady Emilv (B.A.). Candles in the Sun, pp. 59-60. Occult Investigations, C. Jinarajadasa (TPH, 1938). Herald, juin 1922. Les rcits de Nitya et de Krishna sont tirs des copies expdies Lady Emily, aujourd'hui aux B.A. A.A. Sign de Nitya et dat du 17 fvrier 1923. Cit partir d'une reproduction de l'original avec l'aimable autorisation de M Radha Bumier. Cit pour la premire fois dans Krishnamurti, sa vie, son uvre, de Pupul Jayakar. Cet article, un pome en prose de neuf mille mots fut publi dans le Herald sous le titre The Path, coup en trois parties dans chaque numro men-
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NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
suel partir de celui d'octobre 1923. En 1981, The Path fut rajout Poems and. Parables (Gollancy, Harper and Row, 1981). 19 20 Extrait du journal de Lady Emily, 1925 (B.A.). Pour le rcit de la vie de Leadbeater et de la com m unaut du M anor, v o ir To be Young, M ary Lutyens (Corgi 1989). Herald, septembre 1925. Les autres vnements occultes rapports dans ce chapitre provien nent du journal de Lady Emily (B.A.). Herald, fvrier 1926. Ibid, juin 1926. Ibid, mars 1926. Candles in the Sun, p. 144. Lettre de Maria-Luisa Kirby R.G. Macbean, 31 juillet 1926 (Theosophist, 19 juillet 1948). The Pool o f Wisdom (SPT, 1928). KFAA. Who brings the Truth (SPT, 1928). T he L a st F our L ives o f A nnie B esant, A. H. Nethercote, p. 193n (Hart-Davis, 1961). Interview avec Bourdelle dans l'Intransigeant, mars 1928.
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Let Understanding be the Law (SPT, 1928). KFAA. Bernard Show, Hesketh Pearson, p. 115 (Collins, 1942). ISB, juillet 1929. Ibid, septembre 1929. Ces dclarations parurent dans Theosophist, juin 1931 et Dcembre 1931, dans Theosophist in In dia, 1931 et dans Wedgwood Lady Emily, octo bre 1929. ISB, juin 1931. Les lettres de Lady Emily Krishnamurti sont la KFFA et leurs copies aux B.A. ISB, juillet 1929. Communiqu l'auteur par Krishnamurti. Le texte intgral des causeries de Krishnamurti en Amrique Latine et Mexico, revu par lui, a t publi par la SPT en 1936. MS par Krishnamurti, 1976 (B.A.). Commentaires sur la vie. Deux autres tomes fu rent publis en 1959 et 1960 ; les trois volumes furent dits par Rajagopal.
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Krishnamurti, sa vie, son uvre, Pupul Jayakar. Les extraits des belles lettres de Krishnamurti Nandini Mehta crites entre 1948 et 1960 sont tirs de cet ouvrage. Triad of M. Gandhi, Francis Watson (1969). Extrait dune copie des notes de Pupul Jayakar, publie lorigine dans les Annes d'Accomplis sement. Le mme rcit en est donn dans son livre, Krishnamurti, sa vie, son uvre avec quelques lgres diffrences. Ibid, pp. 202-3. Lettres de et adresses Dons Pratt (B.A.). Krishnamurti, Pupul Jayakar, p. 242. Extrait des notes de Vanda Scaravelli. Aldous Huxley, Sybille Bedford, II, p. 71 (Chatto & Windus, 1973). EFB, no. 2, Spring 1969. The Urgency o f Change. Ce livre auquel fut rajoute une publication antrieure, The Only R volution, constitue le Second Penguin Krishna murti Reader (1973). Janvier et mars 1972 (KFAA). Extraits de transcriptions (B.A.).
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Ces cassettes-vido, que l'on peut se procurer aux trois diffrentes Fondations, sont restes trs po pulaires. Se librer du Connu. Golden Jubilee Souvenir Book (Krishnamurti Foundation India, 1979). Lettres aux Ecoles (Krishnamurti, 1981). Une autre srie de dix huit Lettres aux Ecoles dates du 15 novembre 1981 au 15 novembre 1983 fut dite par la Fondation en 1985. Exploration into Insight, Pupul Jayakar and Sunanda Patwardhan (eds), p. 77 (Gollancz, Harper & Row, 1979). EFB, no. 42,1982. The Future o f Humanity (Mirananda, Holland, 1986). Mary Cadogan dita anonymement The Ending o f Time. The Network o f Thought, pp. 99-110 (Mirananda, Holland, 1983). The Flame o f Attention (Mirananda, Holland, 1983). Disponible auprs des B.A. et de la KFAA. Un grand nombre de ces discussions sont lon guement rapportes dans Krishnamurti, sa vie, son uvre de Pupul Jayakar.
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NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Krishnamurti to H im self (Gollancz, Harper & Row, 1987). Los Alamos (Krishnamurti Foundation England, 1985). UN Secretarial News, 16 Mai 1984, et ESB, no. 47,1984. Washington D.C. Talks 1985 (Mirananda, Hol land, 1988). Soixante-dix de ces excellentes photographies furent publies dans Last Talks at Saanen (Gol lancz, Harper and Row, 1986). BA. Ibid. Lors des discussions propos du Centre avec Mary Zimbalist et Scott Forbes Schnried en aot 1984. The Future is Now, Radhika Herzberger (ed.) (Gollancz, 1988). Extrait d'une lettre que Stephen Smith expdia lauteur aprs la mort de K. Indian Foundation Archives and BA. Une cassette-vido du film est disponible auprs des B.A-
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EFB, dition spciale, 1986, et The Future is Now (Gollancz, Harper & Row, 1988). Indian Foundation Bulletin, 1986/3. Extrait d'un enregistrement sur cassette-audio. Ibid. Ibid (transcription verbale).
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de Michel Coquet
Isral, terre sacre d'initiation Le Matre Tibtain - Djwal Khool, sa vie, son uvre
de Jean-Charles Fabre
Maison entre Terre et Ciel
de Christine Dequerlor
Les Oiseaux Messagers Cosmiques
d Yvonne Caroutch
Giordano Bruno, le volcan de Venise
deD eeBrown
Enterre mon Cur
de Serge Reiver
DEtoile en Etoile
de Genevive Segers-Salvatge
Le Guide du Rveur
de Goswami Kriyananda
La Science Spirituelle du Kriya Yoga Guide pratique de mditation
de Jean Prieur
La Mmoire des Choses, l'art de la Psychomtrie
de Mary Lutyens
Krishnamurti, Les Annes (FAccomplissement Krishnamurti, La Porte Ouverte
d ejo h fra
Astrologie, les signes du zodiaque
de Robert Frdrick
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Histoire dune Autogurison, Exprience et mthode de revitalisation
de J. Bernard Hutton
Il nous Gurit avec ses Mains
d Ayocuan
La Femme Endormie doit Enfanter
de Earlyne Chaney
Initiation dans la Grande Pyramide
de Ferdinand Ossendowski
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de Max Guilmot
Les Initis et les Rites Initiatiques en Egypte Ancienne
de Edward Carpenter
Une Maladie nomme Civilisation, sa cause et son remde
de l'Atelier Orawen
Prsence en Secret,
de Alberte Moulin
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Les Annes Lumire, une troublante enqute sur les contacts
de Aster F. Barnwell
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La Plante des Fleurs
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Les Contes de Fes, lecture initiatique
de Jean-Yves Pahin
Le Baptme d'Esprit,
du D r Guy Londechamp
L'homme Vibratoire, vers une mdecine globale
Achev dimprimer en avril 1993 sur presse CAMERON, dans les ateliers de la S.E.P.C. Saint-Amand-Montrond (Cher)
Librer l'humanit de toutes les servitudes qui opposent les hommes entre eux, dpasser les races, les religions, les nationalits, les classes et les traditions tel tait l'uni que objet de la vie de J. Krishnamurti, l'un des plus impor tants matres spirituels de notre temps. Cet ouvrage, le quatrime que Mary Lutyens lui a consa cr n'est pas une tentative de plus pour expliciter ou va luer un enseignement dsormais aisment disponible. Son but est plutt d'essayer de dcouvrir la source de la rv lation sur laquelle a repos l'enseignement de Krishnamurti. A l'aide d'un grand nombre de dtails et d'anecdotes qui retracent toute une existence. Mary Lutyens apporte un clairage nouveau et diffrent sur la nature profonde d'un tre humain hors du commun qui dclarait : Si l'homme ne change pas radicalement, s'il n'amne pas une mutation fondamentale en lui, il se dtruira lui-mme. Une rvolution psychologique est possible aujourd'hui, pas dans mille ans. Nous avons dj vcu depuis des millnai res et nous sommes toujours des barbares. Aussi si nous ne changeons pas aujourd'hui nous serons encore des bar bares demain ou dans mille demain. ...Changez et vous ver rez ce qui se passera ! .
ISBN 2 - 9 0 4 6 1 6 - 7 5 -6
120 FF