Si les mouvements féministes des années 1970 et 1980 ont poussé les institutions à se doter de principes de rédaction non sexistes et à promouvoir la féminisation inclusive, l’évolution de nos sociétés nous amène à reconsidérer notre rapport à la langue genrée. Nous cherchons maintenant à adopter des pratiques de rédaction et de traduction qui répondent aux besoins des personnes non binaires et leur assurent la reconnaissance qui leur est due.
Qu’entend-on par « personnes non binaires »? Dans l’article intitulé « Les personnes non binaires en français : une perspective concernée et militante » (PDF), Florence Ashley, juriste et bioéthicienne non binaire, explique que les personnes non binaires, « qui ne s’identifient ni au genre masculin ni au genre féminin, peuvent n’être d’aucun genre (agenre), être de deux genres (bigenre), d’identification de genre partielle (demigenre), ou de genre qui varie dans le temps (fluide dans le genre), pour ne nommer que quelques identités non binaires spécifiques ». Or, le français moderne ne reconnaissant que deux genres exclusifs – le masculin et le féminin –, on devine que des difficultés se posent.
Tout d’abord, mentionnons que les personnes non binaires francophones sont les mieux placées pour se prononcer sur les stratégies à employer. Dans ce dossier, c’est l’usage des communautés concernées qui fait foi. Saluons les efforts de l’Office québécois de la langue française (article Désigner les personnes non binaires) et du Bureau de la traduction (Lexique sur la diversité sexuelle et de genre), pour ne nommer que ceux-là, qui ont consulté ces communautés et ont recensé quelques pratiques militantes et issues de ces communautés.
Quiconque se penche sur les pratiques de « dégenrage » de la langue constatera un manque de consensus. Faut-il s’en étonner? Pendant longtemps, les communautés de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres ont été réduites au silence, ce qui explique peut-être qu’elles en sont encore à l’étape de trouver des façons de parler de leurs expériences.
Quelques stratégies de neutralisation
Voici quelques stratégies auxquelles les rédactaires Note de bas de page * francophones ont recours pour tenir compte des personnes non binaires.
- Termes épicènes :
- Ne présentent pas d’alternance masculin/féminin et désignent tout aussi bien les femmes, les hommes et les personnes non binaires.
- Exemples : le lectorat, le personnel, la population, les scientifiques, les élèves.
- Formules inclusives :
- Évitent l’emploi du masculin générique et emploient plutôt la féminisation inclusive, ce qui se traduit entre autres par des doublets.
- Reflètent tout de même une binarité masculin-féminin.
- Exemples : les Canadiens et les Canadiennes, les professionel·le·s.
- Néologismes :
- Pronoms neutres (par exemple : iel, ille, al et ol pour la 3e personne du singulier).
- Articles neutres (par exemple : an pour un/une).
- Modification des terminaisons (par exemple : autaire pour auteur/autrice).
- Mots-valises (par exemple : frœur, pour frère/sœur).
- Modification des accords (par exemple : heureuxe pour heureux/heureuse).
Notons que, dans le contexte qui nous intéresse, le genre linguistique, qui est attribué aux objets inanimés et qui relève davantage de la convention, n’est pas pertinent et n’est pas remis en question.
Comme le souligne Florence Ashley, les formules inclusives ne sont pas toujours respectueuses des personnes non binaires : bien souvent, elles visibilisent les femmes, mais elles ne reconnaissent pas l’existence des personnes non binaires. C’est le cas de l’exemple « les Canadiens et les Canadiennes ». À cet égard, les graphies tronquées (créées notamment à l’aide du point médian) sont généralement perçues comme étant plus inclusives des personnes non binaires.
Monsieur, madame ou…?
La plupart des ouvrages de référence recommandent d’abandonner les titres de civilité lorsque l’on s’adresse à une personne non binaire dans un contexte formel. À mon avis, cet exemple illustre une certaine maladresse, voire un malaise. De toute évidence, nous avons de la difficulté à adapter nos pratiques à la réalité des personnes non binaires. Si la première concession que nous acceptons de faire est de renoncer à nous adresser à elles en employant un titre de civilité, cela m’apparaît plutôt révélateur. Or, quelques solutions ont été proposées : on pourrait écrire « Mx », « mix », « mixe » ou « mondame », par exemple. La stratégie du « x », qui consiste à remplacer une terminaison genrée, est employée non seulement par les anglophones, mais aussi par les hispanophones, qui pourront se dire latinx plutôt que latino/latina.
En ayant recours au français neutre sur le plan du genre, on témoigne d’une volonté de s’adresser à l’ensemble de la société dans toute sa diversité; on fait une place, à même la langue, aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité masculin-féminin.
À l’heure où les spécialistes de la langue cherchent à défendre la valeur de leur travail, des questions comme celles du genre neutre en français nous donnent l’occasion de faire valoir nos compétences. Rédiger de façon à inclure les personnes non binaires représente un défi linguistique contemporain; en se proposant de le relever, on fait appel à sa créativité. C’est un exercice qui demande de l’empathie et du respect : il faut faire des recherches et se tourner vers les autaires issus des communautés concernées.
Plusieurs autaires et linguistes non binaires œuvrent à faire avancer les discussions en vue d’en arriver à un consensus. Je vous invite à suivre la progression de ces échanges.
Quelques suggestions pour poursuivre votre lecture :
- Alpheratz. Grammaire du français inclusif, Éditions Vent solars, 2018, 434 p. Voir aussi la page Genre neutre de son site web.
- ASHLEY, Florence. « Les personnes non binaires en français : une perspective concernée et militante » (PDF), H-France Salon, vol. 11, no 14, 2019.
- Conseil québécois LGBT, Politiques transversales : revendications pour un Québec trans-inclusif, 2017.