Jo Kolb
Si peu de rêves
par Gauthier Kriaa
Je me rappelle un documentaire que Jo Kolb m’a envoyé un soir. Des enfants jouent dans une cour de récré’ ; ça choisit la guerre comme jeu (mais joue-t-on vraiment quand on est enfant ?). Les soldats, fictifs d’abord, deviennent rapidement réels. Un enfant est battu. Face caméra, ça pleure – ça tourne, action ! – et derrière l’écran on s’attendrit. Derrière l’écran, quelqu’un dit : oh il pleure regarde, et rameute comme en écho un souvenir de zoo. Plus tard, la même personne : très bon documentaire. Ça attendrit.
« Ça », ça s’appelle Récréations, et c’est de Claire Simon (1993).
*
L’Enfance – avec un E majuscule, l’idée de, la mythologie –, c’est le terrain de Jo Kolb. iel écrit :
et c’est sûr que demain à l’école je vais me faire ramasser et Éric celui qui me traite de grosse tous les jours il va dire aux autres de regarder comment la grosse elle s’est fait une coupe moche et il va le dire au moins dix fois jusqu’à ce que je pleure ça me plait elle demande la coiffeuse et j’essaie de dire oui mais j’ai déjà les larmes dans la gorge et l’intérieur de mon ventre qui tourbillonne comme une machine à laver comme ça me fait toujours quand j’ai les émotions
Quand j’écoute Jo lire ces textes [1] – lus d’une voix égale, sans ponctuation, interrompus aléatoirement d’un souffle court ou de reniflements – je souris. A côté de moi on sourit. On s’émeut plus qu’on ne s’indigne. Parce que c’est de l’Enfance – de l’Enfance blessée, de l’Enfance tapée, mais de l’Enfance quand même. « C’est attendrissant » (attendrir me fait penser maillet à viande, casser les fibres).
On trouve de ça dans le travail de Jo Kolb, des registres qui se superposent, une réalité restituée sous divers aspects – juxtaposés, mis à niveau. Des clichés et des phrases échappées, entendues puis répétées, plaquées au réel sans tomber dans l’information ou le discours. Comme lorsque, trop jeune, on assiste aux choses sans faire de lien, et c’est des années plus tard que l’on comprend. Y’A GAINSBOURG A L‘AUTORADIO ET MAMAN DIT C’EST SALE.
Jo construit comme ça. Par l’écriture – et la place qu’elle occupe dans la sérigraphie (médium visuel de prédilection) et l’installation – iel superpose comme le font certains enfants, mélangeant des lignes de fiction, télescopant photographie du réel et souvenir meurtri, ciel orageux d’un film d’horreur et la sentence implacable d’un enfant qui aurait perdu foi en toute fiction, en surimpression : SI PEU DE REVES SE REALISENT.
La représentation ne tient pas. Échec de la représentation de l’Enfance devant le réel. Échec de la photographie devant le récit du souvenir. Échec du récit devant l’abandon de la fiction.
Échec, mais pas crise de l’Enfance – trop évident, regarder plus loin, voir : que l’enfance a toujours été en crise, que ce n’est donc pas une crise mais bien son mode d’existence. Enfance toujours projetée, toujours prescrite. Enfance qui n’existe que comme aspiration ambiante à ce que devrait être l’enfant, à ce que l’enfance réelle n’est pas.
Alors, contre l’image idéale et prescriptive des médias, l’artiste remonte à sa propre enfance. Barthes : On peut dire que la civilisation des médias se définit par le rejet (agressif) de la nuance, c’est-à-dire du particulier, de la différence, de ce qui est raté [2].
Dans une chambre à Montréal, il y a un dessin de Jo Kolb : un garçon qu’on dirait sorti d’un film fantastique, regard d’espoir et de peur mêlés, main tendue vers l’avant comme s’il venait de jeter un sort.
Jo m’en a montré d’autres. Des dessins d’enfants d’après photo, iel en faisait un par jour, sans s’astreindre à une fidélité absolue donc. C’est réaliste, mais inexact. Certains visages sont légèrement déformés, un œil est de travers, une mâchoire de biais. Un peu, mais assez pour que ça crie au regard, ces enfants qu’iel a faits disgracieux malgré ellui. Des enfants mal faits, des enfants pas finis. Des enfants ratés. Alors on les voit, ces enfants : réels, particuliers, hors case.
Et d’abord – sans doute au cœur de sa pratique – raté du dire l’enfance. Dans J’AURAI VOULU QUE TU M’AVORTE, Jo gribouille les mots dans un trace-lettre, y inclut des erreurs, raye un mot, nous rappelle aux cahiers d’enfants. Sur une sérigraphie grand format, photo de famille en tonalités bleues, devant l’enfant-soi souriant figurent les mots Je souhaite parfois que je ne suis jamais né du tout. Mais la langue ne parvient pas à remonter à l’enfant et à parler pour lui ; on comprend que la phrase PAS DOWN POUR CETTE VIE, quasi démissionnaire, n’est pas celle de l’enfant-soi, mais bien celle de l’adulte aujourd’hui.
Jo Kolb en est conscient : iel n’est plus enfant. Par la rature de la langue apparaissent devoir et droit à l’échec. De voir, que nos représentations échouent à se réaliser. Et le droit de l’enfant à les décevoir.
[1] On peut les écouter sur www.dream-foireux.world/audio
[2] Barthes, La préparation du roman, Seuil, 2003, p.81