Serpica Naro
Un hoax activiste contre le milieu de la mode
André Gattolin
Dans Multitudes 2006/2 (no 25),
25) pages 187 à 192
Éditions Association Multitudes
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ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.025.0187
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HOAX · MINEURE · 187
Serpica
Naro
un hoax activiste
contre le milieu de la mode
André
Gattolin
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février , la prestigieuse Semaine de la Mode de Milan touche
à sa fin. Le petit monde du stylisme est en effervescence et attend avec
impatience le défilé d’une jeune créatrice encore inconnue quelques jours
auparavant, mais qui depuis fait couler beaucoup d’encre. Car Serpica
Naro, âgée tout juste de seize ans, dispose du profil idéal pour séduire
le milieu blasé du luxe et des médias. Outre sa jeunesse, cette « créature rimbaldienne de la couture » est métisse, décline une double nationalité anglo-japonaise — un cosmopolitisme branché qui ne peut que
plaire — et manie déjà avec délice l’art de la provocation et de l’autopromotion. À travers ses créations, elle prétend vouloir « rendre sexy »
et donner ses lettres de noblesse à un nouveau mode de vie urbain : celui
de la précarité ! Sa collection promet d’être fashion et révolutionnaire.
Son slogan (« We are the new class ! ») et les rumeurs savamment distillées par son service de presse ont fait monter la tension : elle aurait
tenté de louer l’un des plus importants centres sociaux de la ville pour
y produire son défilé, puis lancé dans les milieux homos un appel à recrutement de personnes atteintes du VIH pour servir de mannequins.
Choqués par cette tentative de récup’, les milieux activistes et précaires
de Milan ont organisé un rassemblement sauvage pour empêcher la tenue
du défilé. Le jour « J », les forces de l’ordre sont sur les dents et des dizaines de policiers encerclent le périmètre de la manifestation. Lorsque
le cortège des protestataires déboule à proximité, les responsables de
la Digos n’en croient pas leurs yeux : les modèles de la styliste et son
attachée de presse font partie du lot des manifestants et l’un des participants tient en main le contrat de location du parking où est installée la tente qui accueille l’événement. Il faudra quelques minutes aux
médias présents et au chef de la police pour réaliser que Serpica Naro
n’existe pas, qu’elle n’est que l’anagramme de San Precario, le faux saint
protecteur des précaires inventé un an plus tôt par les activistes du groupe Chainworkers. Bien réelle, la collection Serpica Naro sera présentée dans une ambiance de happening, dévoilant des créations pour le
moins insolites : le modèle destiné aux femmes enceintes qui, pour éviter le licenciement, cherchent à cacher leur grossesse ; le bleu de travail réversible en pyjama qui permet de passer la nuit au bureau ; ou
encore la tenue « double usage » pour celles qui travaillent dans un fastfood le matin et dans un call center l’après-midi.
L’affaire aura un grand retentissement et le président de la Chambre
de la mode, dont les services ont officiellement accrédité la fausse styliste, sera forcé de s’excuser auprès de ses sponsors, tandis que plusieurs
créateurs renommés proposeront très opportunément de racheter la nouvelle marque.
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188 · MULTITUDES 25 · ÉTÉ 2006
HOAX · MINEURE · 189
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Derrière ce hoax audacieux et retentissant — l’un des canulars politiques les plus sophistiqués de ces dernières années — se cache en réalité le premier mouvement auto-organisé des précaires de l’industrie
de la mode. Pendant près d’un mois, plus d’une centaine de petites mains
— qui pour la plupart n’avaient jusque-là jamais eu d’engagement politique — ont contribué activement à sa préparation. Car en arrièreplan du faste des défilés, des top-models, des stars du stylisme et des
milliards d’euros que représente la mode dans l’économie milanaise,
ce sont des milliers de précaires, employés au coup par coup pour des
salaires d’à peine cinq euros de l’heure, qui rendent possible la tenue
quatre fois par an de la fameuse Semaine de la Mode. Milan, capitale
économique de l’Italie et cœur de l’empire médiatico-politique de
Silvio Berlusconi, rêve en effet d’asseoir sa renommée internationale à
travers l’industrie du luxe.Tout est bon pour détrôner Paris et redorer
l’image de la ville lombarde. Les budgets municipaux alloués à la culture se sont réduits comme peau de chagrin et les sommes ainsi économisées sont réinjectées dans le soutien au secteur de la mode. Monuments à la gloire de la couture et du design, projet d’une grande Cité
de la Mode sur fond de spéculation foncière et de gentrification des quartiers populaires sont à l’ordre du jour.
« Mais Milan, c’est d’abord la précarité à outrance, avec près des trois
quarts des moins de ans qui travaillent sous le régime des contrats
atypiques, ces statuts précaires mis en place par la droite, prolongés par
la gauche, puis renforcés encore sous Berlusconi », nous dit Alex Foti,
créateur de la Mayday Parade, le er mai alternatif des « flexworkers »
qui a rassemblé participants dans la ville l’an dernier et fait
tache d’huile dans de nombreuses capitales européennes. « Serpica
Naro, comme San Precario, sont nés pour sortir les précaires de leur
isolement et créer une force revendicatrice dans des métiers atomisés
où il est impossible de s’organiser syndicalement sans risquer de lourdes
mesures de rétorsion », ajoute Zoe, graphiste free-lance et autre pilier
du mouvement. « Nous voulons précariser ceux qui nous précarisent
et, comme c’est justement notre isolement qui constitue leur force, nous
avons choisi de recourir à la puissance du symbolique et de l’imaginaire
en créant une figure libre et collective, dans laquelle chacun peut s’incarner sans perdre sa spécificité ; un nom multiple permettant à chacun d’agir en préservant son anonymat », poursuit-elle.
« Pour nous, précise encore Zoe, le hoax ne constitue pas une fin en
soi. Il n’est qu’un instrument parmi d’autres dans notre démarche de
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le hoax, outil du mouvement social
et de l’imaginaire radical
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création d’un imaginaire radical fort pour bâtir un mouvement social
en dehors des syndicats et des partis institués, qui ne se sont jamais souciés de notre situation. Dans le cas de Serpica Naro, le hoax était sans
doute le moyen le plus adapté pour faire entendre notre message dans
le milieu très particulier de la mode, du design et de la communication. L’image un peu putassière et très controversée de Serpica a été
construite à cette fin : séduire un milieu très superficiel et toujours à
l’affût de la transgression, et mettre en scène en même temps un prétendu antagonisme avec les mouvements de protestation qu’on cherche
à faire passer pour archaïques et rétrogrades. » « Face aux maisons de
la haute-couture qui disposent de budgets de communication colossaux, nous avons fait la démonstration, avec quelques milliers d’euros
seulement (dépensés pour l’essentiel dans la location et le chauffage
du chapiteau), que la Semaine de la Mode n’est pas si prestigieuse que
cela et que nos ennemis ont aussi leurs faiblesses. En d’autres temps,
notre réaction aurait pu être de briser des vitrines. Cette époque est
aujourd’hui révolue et nous avons choisi de briser la vitrine de l’image,
celle d’un Milan vampirisé par la mode », conclut Frankie, un autre initiateur de Serpica Naro.
l’après-hoax a commencé !
L’affaire aurait pu en rester là, et le hoax de la Semaine de la Mode
n’avoir été, au final, qu’une irruption médiatique très éphémère et sans
suite, si ses inspirateurs n’avaient entrepris de prolonger l’essai à travers d’autres formes d’actions, plus concrètes mais toutes aussi imaginatives. À la suite du canular de l’an passé, une bonne trentaine de personnes, appuyées par le dense réseau des mouvements milanais, ont
voulu enrichir le projet en constituant quatre groupes de travail. L’un
d’entre eux a pris la forme d’un atelier de stylisme permettant à ses participants de concevoir et de réaliser leurs propres vêtements. Un autre
s’occupe de développer le site Internet (www.serpicanaro.com) pour en
faire une communauté virtuelle où les jeunes stylistes peuvent partager leurs savoirs et leurs expériences, échanger leurs pratiques d’autoproduction et propager le principe d’une économie fondée sur le capital social et non plus sur un capital financier. Un troisième groupe
prépare les actions à conduire durant les festivités officielles. Serpica
Naro a choisi cette année de ne pas défiler, histoire de ne pas repasser
les plats et d’éviter d’instaurer un rituel militant sans créativité. Pour
autant, le groupe continue de marquer la Semaine de la Mode par sa
présence activiste. Première victime cette année : la maison de couture
Enrico Coveri, qui, constatant que la marque Serpica Naro n’avait pas
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190 · MULTITUDES 25 · ÉTÉ 2006
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été déposée au niveau international, a décidé unilatéralement de s’en
emparer. Mal lui en a pris ! Fin février , son défilé milanais a fait
l’objet d’un happening punitif de la part des précaires, qui ne se sont
pas gênés au passage pour ternir son image dans les milieux de la création. Le quatrième groupe de travail officie justement sur la question
de la propriété intellectuelle et du libre-accès à la connaissance. L’enjeu
est de taille dans un univers du luxe et de la mode où la marque à elle
seule constitue bien souvent l’essentiel de la valorisation d’une entreprise et la principale justification de sa marge bénéficiaire. La question
est également centrale pour Serpica Naro qui, obligée l’an passé de déposer sa marque pour obtenir l’accréditation des instances milanaises,
ne souhaite pas s’inscrire dans une logique commerciale qu’elle conteste
radicalement. Il fallait donc faire de cette anomalie une force. S’inspirant
des principes qui prévalent au développement des logiciels libres ainsi
que de l’expérience acquise par leurs amis danois de Superflex , les promoteurs de la styliste virtuelle ont choisi de faire de Serpica Naro une
marque libérée, « une version généreuse de la marque déposée où tous
ceux qui se reconnaissent en elle peuvent participer », « un processus
open source », ou encore, comme le martèle une récente proclamation
du groupe, « une production autonome de sens, une méthode de partage, une libération et une mise en réseau des compétences et des intelligences ». Concrètement, Serpica Naro est désormais régie à travers
une licence inédite de marque collective, où chaque produit estampillé
du logo et du nom est librement et gratuitement reproductible et modifiable. L’usage artisanal de la marque est totalement ouvert, mais suppose au préalable d’intégrer la communauté virtuelle mise en place à
travers le site. Son utilisation à des fins industrielles est également ouverte, sous réserve du respect des principes édictés dans la licence, de
la mise en application de droits sociaux exigeants et d’une stricte conformité à certaines règles éthiques . Devenue « média social » et « métamarque », Serpica Naro commence à fédérer tout un réseau informel
de personnes ou de groupes qui, en Italie et dans d’autres pays européens, entendent détourner la création vestimentaire des mécanismes
productifs et commerciaux classiques, fondés sur l’exploitation du travail, de l’intelligence collective et du désir de singularité de chacun.
Auteur du premier hoax initiateur d’une authentique mobilisation
au sein d’un secteur jusque-là caractérisé par l’absence d’antagonisme
social, Serpica Naro est un cas rare, mais emblématique, de ce que le
recours à l’imaginaire peut produire d’effets immédiats sur le réel.
—
() Équivalent italien des Renseignements généraux.
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HOAX · MINEURE · 191
192 · MULTITUDES 25 · ÉTÉ 2006
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() Dans un pays où la production et la distribution de la bière font l’objet d’un véritable
monopole, les activistes de Superflex sont parvenus avec succès, en transposant à ce secteur
le modèle de création et de développement des logiciels libres, à produire la « Free Beer », une
bière librement reproductible et modifiable par chacun.
() Pour plus de détails, se référer à la licence d’usage de la marque collective Serpica Naro
(http://serpicanaro.realityhacking.org/licenza/?c=3_licenza-legale).