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Des chaînes du silence à la chaîne de l'écoute

2009, Cahiers de psychologie clinique

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

DES CHAÎNES DU SILENCE À LA CHAÎNE DE L'ÉCOUTE Une recherche à partir des récits des professionnels de la Commission Nationale sur l'Emprisonnement Politique et la Torture au Chili Marcela Cornejo, Jean-Luc Brackelaire, Francisca Mendoza De Boeck Supérieur | « Cahiers de psychologie clinique » 2009/1 n° 32 | pages 203 à 231 ISSN 1370-074X ISBN 9782804102432 © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2009-1-page-203.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) SECRET ET TRAUMATISMES COLLECTIFS © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Marcela Cornejo Jean-Luc Brackelaire Francisca Mendoza * Le présent article traite de la forme de silence secrété autour de l’emprisonnement politique et de la torture qui ont ravagé la société chilienne pendant la dictature de Pinochet. Nous partons d’une recherche menée par la méthode des récits de vie auprès des professionnels de la Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture, professionnels qui ont constitué une sorte de premier maillon dans la chaîne de l’écoute des victimes de cette traumatisation extrême. Le texte présente successivement le contexte de la dictature chilienne DOI: 10.3917/cpc.032.0205 * Marcela Cornejo, Pontificia Universidad Católica de Chile, École de Psychologie. JeanLuc Brackelaire, Université catholique de Louvain (UCL) et Facultés Universitaires Notre-dame de la Paix (FUNDP). Francisca Mendoza, Pontificia Universidad Católica de Chile, École de Psychologie. Ce travail fait partie du projet FONDECYT N°1070855 « Du témoignage au récit de vie : processus élaboratifs chez des professionnels de la Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture ». Toute correspondance concernant ce travail peut être adressée à Marcela Cornejo, [email protected], et Jean-Luc Brackelaire, jean-luc.brackelaire @uclouvain.be. 205 © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) DES CHAÎNES DU SILENCE À LA CHAÎNE DE L’ÉCOUTE Une recherche à partir des récits des professionnels de la Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture au Chili 206 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute où cette traumatisation a pris place, des concepts nécessaires à son abord, l’installation de la Commission, la recherche menée ultérieurement avec des professionnels de cette Commission, des éléments majeurs de leurs récits de vie et une analyse théorique du silence et du secret qui frappent les expériences de prison politique et de torture, des obstacles à leur transmission et de certaines conditions de levée de ces obstacles. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Les dictatures latino-américaines qui ont dévasté une grande partie du continent durant les décades de 1960 à 1980 ont produit des conséquences gravissimes aussi bien au niveau de l’institutionnalité de ces pays que dans leur organisation sociale, politique et économique. En même temps, elles ont laissé des traces profondes dans la subjectivité des citoyens au travers de pratiques répressives qui s’établirent massivement contre des dissidents politiques et de vastes secteurs de la population. Dans le cas du Chili, l’emprisonnement politique, la torture, l’exil, la mort et la disparition de personnes furent des pratiques systématiques et organisées comme politique de l’État, durant la dictature de Pinochet (1973-1990). Des dizaines de milliers de personnes furent directement violentées, dommage qui s’étendit aussi aux familiers et aux proches, ainsi qu’au corps social dans son ensemble. Ceux qui ont souffert directement de l’emprisonnement politique et/ou de la torture (dorénavant : EPT), ne portent pas seulement des dommages dus à l’agression physique, sexuelle ou psychologique qu’ils ont subie, car les effets ont été globaux, les affectant dans leur intégrité physique, émotionnelle, existentielle et sociale. Les conséquences produites par l’EPT ne se sont pas limitées au moment de la souffrance infligée, mais se sont étendues dans le temps, entretenant et aggravant la souffrance provoquée. En outre, l’environnement social proche des victimes directes a été l’objet de la stigmatisation, de la peur constante et de la marginalisation de la vie sociale, dans les champs professionnel, éducatif, politique et économique (Rojas, 1994). © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Le contexte Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 207 Cette dernière situation fait ressortir la nature sociale et politique du phénomène : l’emprisonnement politique et la torture n’eurent pas pour seul objectif d’exercer un dommage sur les victimes, la souffrance même de ces personnes étant instrumentalisée pour en affecter d’autres. Ces pratiques se sont établies comme des stratégies de contrôle social, dont la finalité était de soutenir un régime politique, insoutenable par des mécanismes légitimes. Il s’est agi de politiques de terreur qui, comme Gómez (1985) le signale, se sont caractérisées par le fait de constituer des phénomènes politiques, impliquant pour les victimes des expériences limites de vulnérabilité, où la relation entre tortionnaire et victime produisait une perturbation extrême des liens et dont l’exercice pouvait provoquer de multiples conséquences sur les victimes. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) L’EPT comme traumatisation extrême et trauma psychosocial Divers auteurs ont conceptualisé l’EPT comme une expérience de traumatisation extrême (Lira, 1992 ; Riquelme et Cruz, 2005), mettant l’accent sur la rupture radicale des projets vitaux et l’impact destructif prolongé sur l’identité des personnes et leurs relations familiales et sociales. Le concept de traumatisation extrême permet d’établir une différence entre des expériences traumatiques qui sont le produit de situations naturelles imprévisibles et involontaires et de situations traumatiques prédictibles et contrôlées dans le cadre de la répression politique. En même temps qu’il reconnaît la spécificité sociale du trauma, ce concept évoque spécifiquement son intentionnalité et son caractère de situation extrême, au sens où il recherche délibérément la destruction de la condition de personne et de militant politique chez celui qui la reçoit. Nonobstant les manifestations et conséquences psychopathologiques observées, il ne s’agit pas seulement de cadres psychopathologiques, dès lors qu’ils représentent simultanément © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Mais ce ne fut pas seulement l’expérience d’avoir vécu l’EPT qui endommagea les victimes. S’y ajouta durant longtemps un processus de victimisation à partir du silence, de la négation et de l’impunité imposés socialement sur ces faits dans le pays. 208 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute des expressions concrètes du conflit social et politique qui se manifeste tant dans le psychisme individuel que dans la subjectivité sociale. De cette façon, le contexte sociopolitique acquiert une dimension primaire et déterminante dans l’étiologie de ces expériences : le point de départ du trauma réside dans la société elle-même et il doit dès lors être conçu, selon Martín-Baró (1988), comme un trauma psychosocial, un processus qui affecte toute la société et certains acteurs sociaux d’une façon particulière. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Dans cette perspective, la situation de torture peut être comprise comme une relation traumatisante entre l’État ou des agents de l’État et des personnes soumises à cette pratique en fonction de leur filiation politique. Si les effets physiques et psychologiques se manifestent principalement sur le sujet qui y a été soumis, c’est la société dans son ensemble qui en reçoit l’impact, spécialement si l’on considère que la torture, avec les exécutions, disparitions et détentions, entre autres pratiques, ont été utilisées comme stratégies de contrôle politique pour réguler l’ordre social par l’empreinte de la menace et de la peur dans laquelle vivaient les citoyens (ILAS, 1989 ; Lira et Castillo, 1991). PPT et privatisation du dommage Les conséquences émanant de l’expérience de l’EPT ont été aggravées par la négation systématique de ces faits dans le pays. Ceci a réaffirmé leur caractère traumatique (Kordon et Edelman, 1995). Ce silence social, tant sur les pratiques de violence politique de la part de l’État que sur la souffrance des © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) La notion de trauma psychosocial fut proposée par Ignacio Martín-Baró (1984, 1988, 2000) avec l’intention de générer un cadre conceptuel plus adéquat à l’abord des problèmes psychologiques qui dérivent de contextes sociohistoriques. En ce sens, il propose trois aspects définitoires du concept de trauma : a) son caractère dialectique, exigeant d’intégrer la dimension historique et dynamique ; b) la nécessité d’identifier les causes sociales qui le soutiennent ; et c) la présence d’événements traumatiques affectant le caractère des relations sociales et leur maintien dans le cours du temps. Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 209 La possibilité d’élaboration de l’expérience traumatique, en ses trois aspects : individuel, familial et collectif, requiert un environnement social qui reconnaisse les éléments décrits antérieurement. Si nous nous limitons à la situation vécue au Chili entre 1973 et 1990, la stratégie de contrôle social et politique a impliqué la négation des événements traumatiques, de sorte que la reconnaissance dialogique n’était possible que dans le cadre protégé d’une thérapie, espace qui attribuait un statut de réalité au trauma socialement nié. Cette expérience a été abordée à partir du concept de privatisation du dommage 1, qui renvoie à l’idée qu’au vu des conditions de négation et de silence social existants, les personnes affectées par la répression politique ne se sentent pas victimes d’un abus mais, au contraire, se vivent comme responsables de ne pas avoir été capables de veiller suffisamment sur leurs propres vies, questionnant même leur impossibilité de résister à la torture. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) On peut penser en ce sens à une dynamique sociale de déni 2 de ces faits, qui laissa les victimes dans un vide, dans un manque de représentation et de signification de l’expérience, empêchant son traitement et sa réparation (Kordon et Edelman, 1995). Car en plus de son caractère impensable (dimension irreprésentable, à cause de son origine sinistre et des émotions intolérables auxquelles elle reste liée), cette expérience comporte aussi le caractère d’impensé, restant logée dans l’appareil psychique tout en ne pouvant acquérir de signification et se transformer en pensée que quand le contexte le permet (Puget, 2006). Le contexte instaura un profond refoulement, ne permettant ni de parler ni de penser sur cela. De cette façon, ce savoir demeura sur le plan de l’indicible, ce qui ne permet pas de confirmer la réalité ni de délimiter le réel et le fantasmé dans ce que l’on a vécu. 1 Le concept de « privatisation du dommage » (privatización del daño) a été proposé dans différentes études de l’ILAS [Institut Latinoaméricain de Santé Mentale et de Droits de l’Homme] (1989) en référence à une dynamique sociale qui méconnaît ou nie la violation des droits de l’homme, particulièrement dans sa dimension la plus sinistre – torture et disparition –, exposant ainsi les victimes à une expérience traumatique dont l’étiologie sociale est niée. Le silence et l’impunité génèrent chez les victimes, en outre, le sentiment d’être porteuses d’une histoire traumatique qui ne peut être partagée avec les autres. Ceci se traduit aussi dans des vécus d’exclusion, d’isolement ou de ressentiment face à l’environnement et dans la fermeture dans des groupes d’appartenance partageant la même problématique (Kordon et Edelman, 1995). 2 Au sens psychanalytique, comme un mécanisme spécifiquement pervers déniant un fait existant qui se voit en même temps, dans la négation elle-même, affirmé (Freud, 1927). © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) victimes, a approfondi les sensations d’impuissance, de désarroi et de mise à l’écart chez ceux qui les ont vécues. 210 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute Les actes punissables de l’État se transforment ainsi en deuils personnels, en pertes privées, ce qui intensifie les dommages chez les victimes, créant, entre autres conséquences, de la faute, des dynamiques autodestructives individuelles et familiales, de la pression à garder le silence, de la stigmatisation à propos des personnes affectées et, au niveau social, de l’oubli, du silence, de la dissolution des responsabilités 3 et des ruptures dans la vie sociale et politique commune. De cette façon, le conflit politique, innommable, s’établit comme un conflit psychique, individuel. Le trauma s’aggrave, laissé sans support de représentation par l’élimination de la dimension politique qui le soutient. Ce processus, en plus de perpétuer le dommage aux victimes directes, nie la condition de victime de la société dans son ensemble en ne permettant pas d’historiser la violence sociale subie (Azocar, Casté et Soza, 2003) et laisse, comme le dit Milos (2003), orphelins de mémoire. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 3 Ce qui constitue aussi un mécanisme propre à la perversion, déniant toute différence (Chasseget-Smirgel, 1986), et dans notre cas, annulant les distinctions entre victimes, tortionnaires et complices, sous l’aphorisme « nous sommes tous coupables ». Comme dans d’autres pays à la suite de situations de guerre, de violence politique ou de génocide, on a mis sur pied au Chili, depuis 1990 jusqu’aujourd’hui, trois Commissions de Vérité pour faire face au non respect des droits de l’homme pendant la dictature. Ces commissions, comme ailleurs, ont été animées d’un intérêt historiographique, cherchant à établir une vérité officielle sur les faits qui se sont déroulés dans le passé et à promouvoir des pactes sociaux pour la vie commune future (van der Merwe, 2002). Elles visaient à la reconnaissance de l’histoire « réprimée » de la violence politique exercée vis-à-vis de certains groupes sociaux et à l’établissement de mesures de réparation pour les victimes individuelles et collectives (Hamber, 2000). Au Chili, les initiatives gouvernementales de création de la Commission Nationale de Vérité et Réconciliation, en 1990, la Table de Dialogue en 2001 et la récente Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture en 2004, rendent compte de la priorité donnée de façon suivie à l’objectif de la réconciliation. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 211 La Commission Nationale de Vérité et Réconciliation s’est centrée spécifiquement sur le cas des détenus-disparus et exécutés, remettant un rapport où on établit une histoire du Chili entre 1973 et 1990, et où l’on identifie plus de 3 200 personnes qui furent objet de répression politique ayant causé la mort, pour lesquelles l’État chilien, par l’action de ses agents, fut le responsable. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Finalement, pendant le mandat du Président Ricardo Lagos, celui-ci fait connaître en 2003 sa proposition en matière de droits de l’homme : « Pas de demain sans hier » (“No hay mañana sin ayer”), à partir de laquelle se forme la Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture (Comisión Nacional sobre Prisión Política y Tortura, dorénavant CNPPT). L’objectif de cette Commission était d’identifier les personnes ayant subi de la privation de liberté et des tortures pour des raisons politiques par l’intervention d’agents de l’État ou de personnes à leur service. Cette Commission a reçu le témoignage de 35 865 personnes, qui furent interviewées à Santiago, dans des sièges de gouvernement provincial, dans des localités isolées et à l’étranger au travers de consulats et d’ambassades. En novembre 2004, le Rapport de la Commission fut communiqué publiquement. Il contient la liste des noms de 27 255 personnes reconnues victimes d’actions répressives commises par des agents et institutions de l’État, de privation de liberté et de torture pour motifs politiques (entre le 11 septembre 1973 et le 10 mars 1990). Parmi les cas qualifiés, 87,5 % sont des hommes et 12,5 % des femmes. Il faut signaler que quasi toutes les femmes ont affirmé avoir été violentées sexuellement, une situation qui, © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Durant l’année 2001, furent convoqués différents représentants de la société civile, politique, des forces armées et du domaine des droits de l’homme pour constituer une instance de rencontre basée sur la tolérance et la transparence. L’objectif de la Table de Dialogue était d’obtenir des accords de base à propos des événements du passé récent et de clarifier certains cas de détenus-disparus et d’exécutés politiques. Malheureusement, nous savons aujourd’hui que beaucoup d’informations fournies étaient fausses, ce qui provoqua un élargissement de l’écart entre divers secteurs de la société. Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) par sa brutalité, fut spécialement prise en compte dans le Rapport. Pour ce qui est de l’âge au moment de la détention, presque 80 % des personnes qualifiées avaient entre 18 et 40 ans, 12,5 % entre 41 et 50 ans, tandis que les moins de 18 ans forment 4 %, dont 88 avaient moins de 12 ans. La CNPPT rompt la méconnaissance officielle que l’EPT eurent durant plus de trente ans dans l’histoire du pays, temps pendant lequel les témoignages des victimes furent tus, mis en question et clandestinisés. En ce sens, la CNPPT peut être comprise comme un essai pour récupérer les témoignages des victimes et pour que les Chiliens les écoutent. Elle instaure la nécessité de reconnaître non plus les disparus et les morts, mais les « survivants » aux violations des droits de l’homme perpétrées dans le pays. Déclarer son expérience d’EPT à la Commission impliquait de compléter une fiche d’antécédents recueillant des données à propos de la détention et de ce qui y avait été vécu, et la remettre, lors d’une entrevue d’environ une heure, à un professionnel de la CNPPT dédié spécialement à cette tâche. Remettre son témoignage a signifié pour les victimes un processus de souvenir inévitablement douloureux que le professionnel devait accueillir avec attention, en facilitant la création d’une atmosphère de respect et de confiance, mais sans générer des expectatives qui ne seraient pas inclues dans les limites du mandat de la Commission. Clarifier ces limites et s’empêcher d’adopter une position politique au moment de l’entrevue étaient des attitudes à prendre en compte par le professionnel pour maintenir le sens de neutralité et d’impartialité de la Commission. Selon le Rapport, on estime que 80 % des déclarants sont des gens qui n’avaient jamais raconté auparavant leur expérience d’EPT. Se rendre à la Commission signifiait pour eux parler pour la première fois de leur expérience. Ce silence gardé pendant des années est analysé par Piper (2005) comme étant dû à la difficulté de mettre en mots ce qui était arrivé, à la peur de n’être pas cru ou d’être à nouveau détenu du fait d’avoir parlé, à la croyance que ce silence protégerait leurs familles ou au sentiment de faute, de honte ou de pudeur produit par le fait d’avoir été profondément violenté. On estime, en outre, qu’un grand nombre de personnes victimes d’EPT a décidé de ne pas témoigner auprès de Commis- © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 212 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 213 sion, que ce soit par désespoir, crainte, manque de force pour le faire, divergences politiques avec le gouvernement ou désinformation, entre autres motifs (Riquelme et Cruz, 2005). Actuellement, la demande d’associations pour les droits de l’homme et de certains secteurs du gouvernement est d’une réouverture de cette Commission pour recueillir le témoignage de tous ceux qui ne l’ont pas déposé. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Un de ceux-ci surgit du fonctionnement même de la CNPPT, puisqu’il tient aux professionnels chargés de recueillir les témoignages des victimes. Depuis 2006, une équipe de chercheurs s’est demandé quel a été l’impact de l’expérience de recueil de témoignages de victimes d’EPT chez ces professionnels qui ont réalisé un travail ayant un caractère d’expertise et inscrit dans une temporalité préalablement déterminée et commandée par l’État (Cornejo, Morales, Kovalskys et Sharim, 2007). Étant donné leur qualité d’« écoutes de l’État », et malgré le fort impact social des témoignages, il est intéressant de pouvoir connaître l’élaboration que les professionnels ont réalisé d’une telle expérience. Il est apparu en effet que celleci n’avait pas eu seulement un effet émotionnel mais avait déclenché des processus élaboratifs liés à son impact biographique, cette expérience ayant touché leur histoire personnelle et leur environnement social immédiat. Les professionnels qui ont travaillé dans la CNPPT ont été des témoins privilégiés des témoignages que la société comme telle a à prendre en charge. L’impact sur ces professionnels peut être compris et révélé à partir de leurs histoires personnelles et de la façon dont celles-ci se voient affectées par les sens et significations attribués à ces expériences professionnelles. Il s’agit de personnes qui, depuis une position d’« écoutes de l’État », ont été en contact direct avec les histoires des victimes, histoires qui possèdent, comme nous l’avons signalé, un intense caractère traumatique. Tenus à un rôle de neutralité, ces professionnels se sont vus confrontés à des réalités © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) La création de la CNPPT n’a pas eu un impact seulement sur les victimes et leurs familles mais aussi sur la société chilienne dans son ensemble, faisant émerger d’intéressants phénomènes qui méritent d’être analysés dans le champ des sciences sociales, humaines et cliniques, comme le décrivent Cornejo, Rojas et al. (2007). 214 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute sinistres et à la souffrance des victimes. Pour beaucoup d’entre eux, il en a résulté une expérience à grand impact, qui les a bouleversés et, dans de nombreux cas, angoissés (Lira, 2004), étant donné la relation étroite des témoignages avec leurs propres histoires personnelles et familiales. Ces personnes ont accédé, à partir de leur condition de citoyens, à une histoire sociale cachée et réduite au silence durant plusieurs décades. En ce sens, la proposition d’écouter les professionnels ayant participé à la CNPPT constitue dans cette recherche une métaphore du social, en tant que les professionnels de la CNPPT représentent d’autres générations de citoyens recevant, de la bouche de leurs propres protagonistes, l’histoire des faits qui se sont produits dans le pays. Comprendre ces processus peut aider à comprendre plus largement comment s’inscrivent dans les histoires personnelles des Chiliens des événements d’un passé social traumatique, de violation des droits de l’homme. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) En termes épistémologiques et méthodologiques, la recherche menée s’est basée sur l’approche biographique (Cornejo, 2006 ; Cornejo, Mendoza et Rojas, 2008 ; De Gaulejac, 1987 ; Legrand, 1993 ; Niewiadomski et De Villers, 2004). On a demandé à chaque participant à la recherche le récit de son histoire de participation à la CNPPT, selon un dispositif incluant trois rencontres. Tous les récits ont été enregistrés, sur base du consentement préalable des participants. Entre les rencontres, une transcription complète de leur récit leur était remise, de sorte qu’ils puissent la lire et y revenir à la rencontre suivante. Les récits ont tous été recueillis par des psychologues cliniciens 4. 4 Pour davantage de détails sur les choix et fondements épistémologiques et méthodologiques particuliers de la recherche, on peut consulter : Cornejo, Mendoza et Rojas, 2008. Ont participé à la recherche 22 professionnels impliqués dans la CNPPT : 15 femmes et 7 hommes. Parmi ces professionnels, 16 ont recueilli des témoignages de victimes venus déposer leur déclaration à la Commission, principalement à Santiago mais aussi dans d’autres régions. Leurs âges vont de 26 à 56 ans, avec une moyenne de 38 ans. Quant à la profession, les participants chargés de recueillir les témoignages © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) La recherche Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 215 étaient avocats, psychologues, assistants sociaux et sociologue. Six des participants n’ont pas recueilli directement des témoignages mais s’occupaient principalement du traitement de l’information et de l’élaboration de la base de données, en plus d’apporter leur aide à la qualification, tout cela à Santiago. Leur âge va de 20 à 60 ans, avec une moyenne de 36 ans. Les professions impliquées sont : un avocat, un psychologue, une dessinatrice industrielle, un informaticien et deux étudiants en droit. Pour ce qui est des membres de la Commission elle-même, tous sont avocats de profession, d’une moyenne d’âge de 51 ans. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Il est important de signaler que dans l’histoire personnelle de la plupart des participants, on perçoit une relative proximité avec la thématique des droits de l’homme, que ce soit par des expériences personnelles ou des expériences impliquant des membres de la famille ou des connaissances. Avoir écouté un secret « Avoir écouté tant de douleur et l’avoir partagé avec quelqu’un qui te comprend, parce que je crois que pour quelqu’un qui n’a pas travaillé ici il est difficile de comprendre comment il est possible d’en supporter autant » (Raquel B : 16) 5. Dans un travail antérieur (Cornejo, Rojas et Mendoza, in press), nous avons analysé trois aspects des significations accordées par les professionnels à l’écoute qu’ils ont adressée lors de leur participation à la Commission : comment ils ont écouté, que leur est-il arrivé avec ce qu’ils ont entendu et qu’ont-ils écouté ? L’écoute de témoignages d’EPT, que la majorité des victimes racontaient pour la première fois, a transformé les professionnels de la Commission en porteurs d’une histoire connue de peu de gens dans sa crudité et son horreur. 5 Nous inclurons des vignettes qui correspondent à des citations textuelles des récits des professionnels. Les lettres (A, B ou C) correspondent à l’entretien respectif et le chiffre, au paragraphe de la transcription. Les noms des narrateurs sont des noms d’emprunt. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) En général, concernant les caractéristiques socio-démographiques de l’ensemble des participants, 9 des 22 sont mariés, cinq séparés et les autres célibataires. Les données obtenues pendant la recherche nous permettent de dire que tous les participants sont d’un niveau socio-économique moyen. 216 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute Les professionnels de la CNPPT en viennent à faire partie d’un clan porteur d’un « secret », d’une vérité inracontable. Écouter ces témoignages de victimes d’EPT a frappé émotionnellement les professionnels. Au début, cet impact s’est manifesté par la présence de symptômes physiques et psychologiques (maux de tête, consommation d’alcool, cauchemars). Par la suite, les contenus entendus par les professionnels dominent avec insistance les conversations et les pensées : le traumatique revient et les professionnels deviennent monothématiques. Au terme de leur travail, ils sentent la nécessité d’élaborer et d’attribuer un sens à leur expérience de participation à la CNPPT ; cependant, cette intention paraît demeurer en suspens et reportée : les professionnels reprennent leurs vies tandis que cette expérience et son impact profond restent encapsulés. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Il semble qu’un trait commun à tous les professionnels réside dans le sentiment d’une coupure abrupte dans leurs vies lors de la clôture de la Commission. Beaucoup racontent qu’ils se sont retrouvés désorientés ou sans savoir vraiment que faire. Certains sont restés « collés » au thème et se sont mis à la recherche de travaux dans des domaine proches, d’autres tentant d’éviter le thème des droits de l’homme pour reprendre leur vie. Mais ce qui fut sans aucun doute commun à tous, c’est la sensation d’avoir écouté des contenus qui les ont changés et de ne pas bien savoir qu’en faire, où les déposer. D’une manière ou d’une autre, les durs témoignages écoutés ont causé un impact considérable dans la vie des professionnels, ce dont beaucoup ne se sont rendus compte qu’au terme de la Commission, qui les laissa « jetés dans le monde », alors que pendant le travail de la Commission ils n’eurent probablement pas le temps d’élaborer ce qui se passait. Le fait d’avoir été des témoins de première ligne, dépositaires de ce secret, de cet ensemble d’histoires n’ayant le plus souvent jamais été racontées et écoutées, les inclut dans un groupe spécial, celui de ceux qui « savent » et connaissent la douleur de ceux qui furent politiquement emprisonnés et torturés pendant la dictature militaire. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Au terme de la Commission : que faire avec le secret ? Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 217 Le sentiment généralisé de ne pas savoir que faire de ce secret est le premier indice d’un impact qui n’arrivera que plus tard à se signifier. « Une sensation d’inespéré, comme quelque chose qui te… qui t’a arraché, un tourbillon qui t’a fait tourner, et soudain tu ne sais pas vers où regarder, où tu te trouves, comment tu es encore là » (Pilar B : 28). « La perte de sens, que ce groupe était parti, comme s’il n’existait plus la structure qui me soutenait durant un an et demi, tu comprends ? Alors cela avait un peu à voir avec cela, comme une sensation de perte, donc au début ce fut “advienne que pourra”, mais ensuite je me suis rendue compte qu’en réalité moi-même je ne soutenais pas cela (rires), non [...] ce fut une perte parce que je me retrouvais sans, sans ce soutien dans tous les sens du mot, pas seulement économique mais aussi dans la chose affective » (Isabel C : 298-302). © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Cette sensation de posséder un secret s’accompagne du sentiment d’être différent des autres, du citoyen commun et courant, qui n’a pas connu comme eux cette réalité. Les professionnels sentent dans nombre de cas qu’ils sont porteurs d’une histoire différente, distincte de celle que connaissent les Chiliens en général. Ils se sentent uniques et membres d’un groupe composé par les victimes et ceux qui travaillent avec le thème des droits de l’homme. Mais les professionnels ne se sentent pas seulement différents par rapport au reste de la population, mais aussi différents par rapport à eux-mêmes, à ce qu’ils étaient avant la Commission. C’est un double processus, dès lors qu’ils se situent dans un lieu social distinct et parce qu’ils reconnaissent tous qu’ils ne sont plus les mêmes après la Commission, qu’ils voient aujourd’hui les choses d’une façon différente, à partir de nouveaux points de vue. Les professionnels se sentent uniques et spéciaux. « Ce qui m’est arrivé en écoutant les gens dans la Commission, c’est comme connaître et sentir, surtout sentir, sentir le vécu que ces gens ont eu dans les années septante, eeeeh [...] © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Se sentir différent avec le secret que l’on porte 218 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Être autorisés : savoir versus ne pas savoir Dans les récits, on assiste à un constant va-et-vient entre la sensation des professionnels d’avoir eu connaissance de ce qui se passait au Chili pendant la dictature militaire, d’être sensibilisés au thème de la violation des droits de l’homme, et la constatation postérieure de ce que même s’ils savaient, ils ne savaient en vérité pas tant et n’étaient pas tellement impliqués. Il y a toujours un “oui mais non”, une attention à ne pas se montrer trop de gauche ou très impliqué dans la thématique, comme s’il était encore dangereux de faire partie de ce “sousmonde”. Les professionnels en général se démarquent clairement des militants de base ou de personnes très engagées, mais semblent tout autant faire valoir leur mérite de n’avoir pas été si peu informés, de connaître d’une certaine façon la réalité des ces personnes et de sympathiser d’une façon ou d’une autre avec elles, tout cela afin de se sentir autorisés à écouter leurs témoignages autrement que comme des “intrus” dans des réalités et vérités appartenant à d’autres. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) choisir peut-être un petit morceau de ce pays, comme eux le vivaient, ce qui est tout différent de comment nous autres le vivions, eeeh, je me sens comme plus, beaucoup plus liée en réalité maintenant à ce parti de gauche, je ne m’y inscrirais pas [...] c’est comme avec l’idéologie, tu comprends ?, après avoir connu tant de gens par la Commission, après avoir fait tant d’entrevues à tant de monde, finalement je me sens plus proche [...] » (Isabel B : 245-251). « Quand j’ai commencé, la première semaine, je me souviens d’avoir marché dans la rue, par Ahumada, avec une sensation très, c’est étrange, c’est comme [...] comme se sentir un peu extraterrestre, ah ?, comme quelqu’un qui marche et se dit : comment les gens peuvent être, ehhhh, contents, comment les gens peuvent aller aussi, aussi librement en marchant, en regardant les vitrines, et toi tu sens que tu portes une histoire distincte » (Pilar A : 87). « … pour moi, intérieurement, ce fut la conviction de cette question, qu’il faut le faire et que c’est pas mal que ce soit nous autres, moi je suis de la génération qui doit écouter cela, je dois être porteuse de cette information » (Camila A : 86). Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 219 © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) « … et moi j’ai toujours grandi dans ce... dans ce monde disons... alors le thème ne m’était pas si éloigné... maintenant, je n’ai jamais su en détails, et je crois aussi parce que j’étais petite » (Alicia B : 91). « … moi je suis une femme que..., la dictature a touché de vingt ans et plus, très jeune, mais avec deux filles, et, et bon... elle m’a frustré de mes rêves, m’a changé la vie (A, 102). Je n’appartiens à aucun parti politique, même après, j’ai laissé tomber, j’ai milité à certain moment, mais ensuite j’ai arrêté de militer, pour le MIR » (Rosa A : 292). « ... et ils me le disaient : vous que savez-vous de ce qui s’est passé, si quand c’est arrivé vous n’étiez pas née ? Alors, te valider en termes de... c’est vrai, j’avais un an, deux ans, mais ce n’est pas pour cela que je ne peux comprendre ce qui vous est arrivé à vous » (Raquel A : 183). « … ils ont été super généreux en déposant leurs témoignages, parce qu’ils posaient un acte de confiance vis-à-vis de quelqu’un qu’ils n’avaient jamais vu, alors je crois qu’il est super difficile de raconter peut-être ton secret le plus intime à quelqu’un que tu connais à peine, non pas à peine, que tu ne connais pas » (Alicia C : 271). Significations attribuées au secret Toutes ces sensations, celle de se sentir comme intrus d’entrer dans ce secret, celle de se sentir différent dès qu’on le connaît et celle de ne savoir que faire avec lui, se doivent à cette charge que le secret implique. Il y a quelque chose des témoignages écoutés par les professionnels qui se signifie comme secret, quelque chose qui a à voir avec le contenu de ces témoignages. Il y a une charge de souffrance et de douleur humaine dans les témoignages des victimes qui ont déposé © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Il est une question constante que se posent les professionnels : qui suis-je moi pour écouter cela ? Comment suis-je arrivé jusqu’ici ? Il semblerait que seuls certains soient autorisés à écouter ces histoires et à entrer dans ce cercle, et que cette autorisation ne se réfère pas au rôle qu’ils jouent dans la Commission mais implique de revenir, pour la regarder et la re-signifier, sur leur histoire personnelle et celle de leurs parents à propos de l’histoire sociale du pays. 220 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) « De la douleur humaine, de la méchanceté des gens, de nous-mêmes, de, de, de, d’être capables de faire ce genre de barbarités, à un moment déterminé, et que nous soyons tous capables de le faire [...] Oui, cela m’affecte, m’affectait et m’affecte » (Pedro A : 104, 106). « Parce que ce n’est pas que l’on ne voulait pas dire, mais que l’on ne savait pas que dire, ni comment dire, c’est comme si à mesure que l’on parlait on se rendait compte de la répercussion que ce qui s’est passé a eu, comment on l’a vécu... » (Pilar C : 24). « Il est si difficile de donner un nom, mais c’est comme si tu étais allé à une expérience, tu y as été, tu as écouté, eeehhh, il te reste une sensation, où ce que tu as recueilli, les témoignages, te transmettent de leur tristesse, leur souffr... de ne pas pouvoir donner une, peut-être une explication » (Pilar B : 27). © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) auprès de la Commission, qui se transfère aux professionnels, qui ne reste pas dans la relation d’écoute, que les professionnels emportent à la maison. Quelque chose de ce qu’ils ont écouté reste avec eux. L’impact comporte deux dimensions. Il ne tient pas seulement à la méchanceté humaine, par l’horreur des violations commises, mais aussi à la capacité de résistance et de résilience des victimes. Ce qui surprend, ce n’est pas seulement l’inhumain que l’homme peut être et atteindre en torturant autrui, mais aussi ce que celui-ci peut supporter et comment il arrive à en sortir en allant de l’avant. Le contenu des histoires a dépassé les professionnels, les obligeant à s’interroger sur l’essence humaine et sur la logique de tels actes, questions pour lesquelles ils n’ont pas obtenu de réponses formulables et qui semblent ne pas avoir d’explication. Le secret est en outre chargé d’interdit et de danger, par la faute et la honte que les victimes ont ressenties du fait de l’absence d’accueil social à leur réalité, ayant été vues comme menteuses et criminelles durant des années. Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 221 Du silence secrété et de son élaboration © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Nous pensons donc que le type de secret dont il s’agit pour les professionnels de la Commission tient au type d’expérience qu’il inclut. Le recours au terme même d’expérience mériterait en ce cas de se voir interrogé : ce que l’on secrète, n’est-ce pas précisément quelque chose qui ne peut donner lieu à une expérience, au sens où Winnicott (1975) en parlait ? Choisir le bon terme pour désigner cette “sécrétion” n’est pas un détail. De quel processus sous-jacent s’agit-il : isolation, clivage, encapsulement, refoulement,... ? Et par quels mécanismes ce qui est écouté se trouve-t-il signifié comme frappé de secret ? Ces mécanismes de transformation de l’écouté en secret impliquent à nos yeux un nouage de processus psycho individuels et psychosociaux, ou pour le dire autrement de la subjectivité et du social. Le secret dont nous traitons a une dimension sociale fondamentale. On ne protège pas seulement les aspects intimes des histoires personnelles mais simultanément une histoire sociale qui parle de l’horreur et de la face obscure de l’humain. C’est aussi à partir de là que l’on a à se questionner sur la fonction de mise au silence de ce que l’on a écouté et sur les processus inverses d’une transmission possible à travers la chaîne de l’écoute. Nous avons proposé cette notion de chaîne de l’écoute (Cornejo et al., in press) pour désigner l’enchaînement des divers dispositifs et formes d’écoute et de parole générant des processus de liaison subjective et sociale qui s’attachent à défaire les chaînes du silence. Les professionnels de la Commission s’inscrivent dans cette chaîne, toujours potentielle, qui met au travail les possibilités de la transmission contre les risques de la répétition. Comment, face à la torture, à l’effraction et l’écrasement destructeurs de la personne d’autrui en laquelle elle consiste, aux stratégies de survie psychique qu’elle engendre, aux mécanismes de déni ou de rejet qu’elle implique, à ses retours de reproduction transitive, à la honte qu’elle génère, aux silences qui l’entourent, distincts du côté des victimes, des bourreaux et des responsables, comment en accueillir, en recueillir, en écrire, en transmettre dignement le témoignage ? Comment assurer cette transmission, en être un © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Dimension sociale du secret et chaîne de l’écoute 222 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute relais, de personne à personne, entre autrui, participer au travail d’élaboration subjective et sociale, alors que ce dont il s’agit attaque les fondements mêmes de la transmission et secrète ses effets transitifs par contagion silencieuse ? Il nous semble indispensable de prendre la mesure du type de secret et de silence en jeu pour mesurer les conditions et les voies possibles de son élaboration. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Commençons par nous rappeler que nous partons ici des récits des professionnels ayant reçu les témoignages des victimes, et non directement de celles-ci. Que l’on tende régulièrement à l’oublier et à confondre les professionnels et les victimes n’est pas anodin dans ce champ. Nous n’y échappons pas plus ici comme auteurs et lecteurs que les chercheurs, les cliniciens et les professionnels de la CNPTT. Transitivisme et contagion disent l’atteinte à la transmission. Nous en devenons tous victimes, à notre niveau. Traiter de la torture implique pour tous, nécessairement, de se confronter à la mise en contact directe, brutale, confondante, humiliante et destructive avec autrui, et à la jouissance inconsciente qui s’y associe. Nous disons « avec autrui » (et non seulement avec l’autre) car il y va d’une effraction du rapport déontologique (et non seulement ontologique) à autrui, des devoirs qui nous tiennent réciproquement, en respect l’un de l’autre (Brackelaire, 1995). Les fonctions respectives qui nous distinguent et nous lient déontologiquement tendent à se voir toujours bafouées s’agissant de la torture. La relation entre celui qui témoigne en tant qu’il a été victime et le professionnel qui écoute son témoignage mobilise et traite l’écrasement relationnel bourreau/victime. Les deux parties s’en trouvent traversées, chacune par les deux versants. On sait combien des situations de cet ordre tendent contradictoirement les protagonistes entre la nécessité rationnelle et contrôlée de livrer et recueillir témoignage et la tendance à vivre et faire vivre la violence impliquée. Le caractère professionnel de cette relation, la reconnaissance qui y est en jeu, son institution officielle par l’État, au-delà des personnes en présence, constituent le premier antidote contre l’écrasement duel dont elle recueille des traces toujours contagieuses. Nos propos antérieurs, dans le présent paragraphe, en portent la © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Du témoignage des victimes aux récits des professionnels de la CNPPT © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) marque lorsque, parlant réductivement des « victimes », ils passent sous silence ce fait que la fonction du témoignage et de sa reconnaissance fait des victimes les (d)énonciateurs de la violence qu’on leur a infligée. Les professionnels de la CNPPT ont constitué pour de nombreuses victimes, et en tout cas officiellement, le premier maillon de la chaîne de l’écoute. C’était la première fois depuis la fin de la dictature chilienne que cet office était institué comme tel et que des professionnels se voyaient définis pour l’exercer vis-à-vis des victimes de l’EPT. Nous savons qu’il y a eu plusieurs étapes antérieures et que de nombreux autres dispositifs et voies d’écoute existent et ont existé. Mais nous voulons mettre l’accent sur ce premier relais officiel de la chaîne de l’écoute, non seulement symboliquement et socialement mais anthropologiquement. Qu’une telle Commission se crée politiquement, contre les puissantes tendances opposées, qu’elle s’organise professionnellement pour recueillir de personne à personne les témoignages de celles ayant été victimes d’EPT, qu’elle mène à bien son travail et publie ses résultats est, socialement, un symbole fort de la démarche d’écoute et de reconnaissance par l’État d’une telle violence exercée antérieurement en son propre nom. Ce symbole nous indique du même coup le seuil anthropologique de la reconnaissance et de la responsabilité à l’égard d’autrui, dont la torture est précisément un envers. Ce seuil passe par l’institution et l’organisation de formes de devoirs respectifs, c’est-à-dire de responsabilités, dont la profession ou le métier, comme en parle Jean Gagnepain (1991), est la figure humaine fondamentale. C’est dans une telle perspective que ce premier relais professionnel d’écoute des victimes de torture et de violence politique nous a paru symboliquement, socialement et anthropologiquement essentiel. L’anthropologie clinique de Jean Gagnepain nous sert ici de référence, en particulier dans sa conception et sa théorisation de la responsabilité, dont il formule la différence et l’articulation avec l’identité au sein de son modèle de la personne et de la société (Gagnepain, 1991 ; Quentel, 1992 ; Brackelaire, 1995 ; Lebot, 2002). Identité et responsabilité y sont en effet les deux faces immanentes de ce qu’il nomme la Personne. Celle-ci désigne la dialectique par laquelle les êtres humains n’ont de cesse d’instituer entre eux en matière d’identité et de 223 © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 224 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Porter, transmettre l’intransmissible secret Les phénomènes de torture et d’emprisonnement politique impliquent et recèlent de l’intransmissible en ce qu’ils atteignent les processus de la transmission culturelle de l’humain comme tel. Celle-ci n’est jamais transmission d’« objet(s) » mais toujours d’altérité. Elle consiste à (re)trouver et à (re)créer de l’altérité partagée, à se relier ensemble à un cadre d’altérité. Nous pourrions la définir, selon le paradigme du don, comme un mouvement entre autrui et soi où il s’agit de donner, de rendre, de recevoir de l’humain, par-delà et à travers la rivalité et la violence, donc comme un pari, un pari qui circonscrit son enjeu en le nommant d’une façon qui engage culturellement la responsabilité des parties en présence dans leur histoire commune. Le silence dont nous parlons indique la mise à mal et en suspens de cette transmission de l’humain comme tel, la menace de destruction qui pèse, la protection à son encontre. Le danger et le blindage pointent vers l’intérieur comme vers © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) responsabilité des divergences qu’ils tentent aussi de dépasser dans la convergence des liens et des collaborations qu’ils tissent. Il montre comment cette analyse de ce que nous sommes et de ce que nous avons à être, par rapport à l’Autre et à l’Autrui, et son essai d’aménagement dans le lien et l’échange sont cliniquement en jeu dans les perversions et les psychoses, où s’atteste ce qu’il en est humainement de l’amour et du métier. C’est dans le cadre de son modèle que nous formulons l’hypothèse du lien spécifique entre la torture, l’emprisonnement politique et l’atteinte massive à la responsabilité vis-àvis d’autrui. C’est à partir de là que nous élaborons la nécessité de penser ce lien, dans le silence et la répétition qu’il secrète, pour penser dans le même mouvement les conditions et modes de son écoute et de sa mise en récit et en histoire, qui restaurent la transmission. L’historisation implique spécifiquement la responsabilité : celle d’avoir à être, d’avoir à répondre de l’autre et de soi, de l’altérité, du présent par rapport au passé et au futur, à répondre du silence, par une écoute. Elle n’est affaire ni individuelle ni collective mais s’échafaude toujours nouvellement entre les protagonistes de ce qui devient alors à la fois conflictuellement et consensuellement leur histoire commune (Laisis, 2006). © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) l’extérieur, envers autrui comme envers soi, dont les frontières respectives, par lesquelles s’établissent et s’aménagent sans cesse la part de l’un et de l’autre, peuvent se voir effondrées, effractées, affolées, brouillées. De cet écrasement de la responsabilité dans la terreur et la violence annihilantes infligées à autrui, les professionnels de la CNPPT ont eu la charge de recevoir en première ligne les témoignages singuliers, de les traiter, de les qualifier, de les transmettre. D’un premier point de vue, une telle charge caractérise « simplement » leur emploi au sein de la Commission, emploi sensé remplir les fonctions qui lui ont été attribuées. Mais d’un point de vue plus anthropologique, on ne peut manquer de réaliser qu’elle mobilise le fondement même de toute charge professionnelle, que l’EPT a précisément attaqué : la distinction, l’assomption et le partage des charges contre les risques sous-jacents d’empiétement, de prise directe de l’un sur l’autre, de domination et de subordination abusives, d’humiliation, etc. Recueillir le témoignage des souffrances extrêmes endurées par les victimes, c’est aussi se faire porteur de ce secret dans ce qu’il comporte de pervertissant et d’affolant pour la collaboration elle-même et pour toute relation sociale, et qu’il importe d’autant plus de prendre socialement et historiquement en charge. Les symptômes et malaises dont les professionnels font état dans leurs récits manifestent l’atteinte massive portée par l’EPT au rapport à autrui et à la relation avec lui, au travers des solutions de sauvegarde voire de survie psychiques qui se sont imposées. Elles sont autant de traits du silence secrété, dont il n’est pas anodin qu’il produise des formes aussi bien individuelles que collectives, dans lesquelles la dimension proprement sociale se trouve aplatie : sentiments et craintes de manipulation et de persécution, menace sourde d’abus et de violences, venant d’autrui ou envers lui, encapsulement d’expériences maintenues isolées d’autrui comme de soi, etc. Ici comme dans des situations analogues (Bourboulon et Sandlarz, 2007), la culpabilité et la honte associées semblent s’édifier comme barrières protectrices pour se prémunir, soi et autrui, de l’humiliation, l’écrasement, l’animalisation et la jouissance sous-jacente. L’expérience relatée par les professionnels de la CNPPT pose la question des façons de permettre la (ré)inscription politique et sociale difficile mais nécessaire de ces expériences 225 © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 226 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Il y a là non seulement une condition sociale préalable mais aussi un essai d’élaboration sociale qui se révèle souvent condition de possibilité à une élaboration subjective pouvant déboucher ultérieurement sur une nouvelle implication dans la société. Janine Altounian (2000, 2005) a indiqué le rôle d’événements publics, qu’ils soient de dénonciation explosive ou de reconnaissance, dans l’ouverture de son travail subjectif d’écriture du traumatique déposé en elle depuis la génération dont elle provient et qu’elle a pu ensuite transmettre publiquement. C’est dire à la fois le soin à apporter à l’aménagement de tels dispositifs médiateurs et les dangers qu’ils courent de se voir inévitablement attaqués, du dedans comme du dehors, par les processus même dont ils doivent permettre l’accueil et l’élaboration. Les dispositifs mis en place dans le cadre de la CNPPT, et la Commission elle-même, portent la marque de l’EPT, à tout le moins dans l’expérience des professionnels qui y ont travaillé. Ils témoignent des conditions « extrêmes » dans lesquelles s’est exercée leur mission, dont les lieux, les temps et les personnes n’ont pas reçu le soin nécessaire, avant, durant et après, se révélant victimes, en certains points ou en arrière-fond, hors intention malveillante et silencieusement, du fonctionnement de la CNPPT. Leurs propos les montrent © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) non vécues car non partageables et mobilisant les dangers de l’anti-socialité, de l’effondrement et de la folie. Nous ne soulignerons ici qu’une dimension, celle de la professionnalité, dont il vaut la peine de mesurer l’importance et de cerner les processus qu’elle met en œuvre. Elle passe par des dispositifs publics institués par l’État et qui soient compétents pour reconnaître et traiter avec l’expérience même de l’EPT. Ces dispositifs ne peuvent être réduits à leurs tenants, composants et aboutissants techniques, organisationnels, procéduraux, médiatiques, politiques, qui n’en sont bien entendu pas moins cruciaux par ailleurs. Nos considérations antérieures montrent que leur dimension professionnelle, c’est-à-dire la responsabilité qu’ils ont à remplir, la distribution établie et organisée des compétences qu’ils incluent, le rôle qu’ils attribuent aux personnes venant témoigner sont essentiels parce qu’ils contribuent à restaurer ce que l’EPT a défait. Ils constituent à l’échelle nationale la première mise en forme instituée d’une professionnalité, d’un accueil, d’un relais, d’une écoute, d’un point de transmission pour ces expériences destructives. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) trop serrés, pressés, perdus ou confus dans l’espace, l’urgence, leur fonction, non reconnus dans la tâche accomplie et abandonnés en fin de compte à leur expérience. De celle-ci, la double dimension corporelle et infantile frappe l’attention, en contraste avec la valeur supérieure accordée à leur mission. Qu’ils se soient sentis oppressés corporellement, aux plans spatial, temporel et d’altérité, et infantilisés, atteste, selon nous, des effets silencieux de l’objet même de la Commission, à la fois au niveau des professionnels et de ceux qui les ont institués dans leurs rôles. L’EPT réduit la personne humaine par l’attaque à son corps sans défense et le rapetissement d’autrui par l’asservissement de la dialectique de l’enfance et de la paternité, qui est un paradigme de la responsabilité. L’angoisse suscitée est sans nom. On sait que dans des situations de cet ordre, le corps peut se faire abri de l’inconcevable (Gishoma et Brackelaire, 2008). Dans cette perspective, le passage par un dispositif comme celui de la Commission a valeur d’initiation, de (re)naissance au social pour toutes les parties impliquées. Il remobilise le corps et l’enfance pour leur réappropriation personnelle dans un partage d’altérité responsable. Il est une forme d’écriture, à la fois historique, rituelle et légale, et à ce titre l’envers de la torture, et son antidote. On comprend les risques et les fragilités qui se manifestent depuis la position des professionnels concernés comme ceux qui sont en jeu dans l’établissement d’une telle Commission. Celle-ci, et ses dispositifs, a mission d’inscrire ce que l’on passe sous silence et menace sans cesse de disparaître. Pour conclure La menace de disparition est l’une des craintes manifestées par les professionnels de la CNPPT dans leurs récits, sous diverses figures : disparition de leurs personnes, des témoignages recueillis, de la Commission elle-même, du rapport final, du travail accompli, de la mémoire, de leurs noms… Ceci nous rappelle que les questions ouvertes dans ce texte sur la base des récits des professionnels de la CNPPT concernent, depuis les victimes de l’EPT, la société dans son ensemble et dans ses divisions, incontournables. Ces questions sont en 227 © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 228 Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute Références © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) ALTOUNIAN J. (2005), L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission, Paris, Dunod. ALTOUNIAN J. (2000), La survivance. 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Parler des processus d’élaboration chez les professionnels de la CNPPT, comme l’un des premiers maillons de la chaîne de l’écoute, et les prendre comme figures emblématiques des processus d’élaboration nécessaires à tous niveaux pour poursuivre cette chaîne, peut paraître de l’ordre de l’idéal. Mais la recherche évoquée se confronte aux obstacles à cette élaboration, chaînes à prendre au sérieux, à penser comme telles, pour ouvrir la réflexion sur leur maniement et le « bricolage » de solutions qui les prennent en compte. Elle tente ainsi de contribuer, modestement, depuis les professions de chercheurs et de psychologues cliniciens, à la chaîne de l’écoute. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) DE GAULEJAC V. (1987), La névrose de classe. Paris : Hommes et Groupes Editeurs. FREUD S. (1927), El fetichismo. En Obras Completas Vol. 21. Buenos Aires : Amorrortu. GAGNEPAIN, J. (1991), Du Vouloir Dire. 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L’espace potentiel, Paris, Gallimard, nouvelle édition (trad fr.) 2002. Résumé Les auteurs partent d’un projet de recherche, en cours depuis 2006, portant sur l’expérience de la Commission Nationale sur l’Emprisonnement Politique et la Torture (CNPPT), commission mise en place entre 2003 et 2005 au Chili pour aborder les violations aux droits humains qui ont eu lieu pendant la dictature militaire. L’objectif de la recherche est de connaître l’expérience vécue par les professionnels qui ont travaillé pour la CNPPT et ont reçu en direct les témoignages des victimes déclarantes, qui prenaient officiellement la parole le plus souvent pour la première fois à ce sujet. On cherche à comprendre l’impact que l’écoute de ces témoignages d’expériences traumatiques a eu sur ces professionnels, à partir de leur position « d’écoutes de l’État ». L’option méthodologique est celle d’une approche biographique utilisant le récit de vie comme dispositif de production discursive des données de recherche. Le texte présente l’analyse de ce que les professionnels de la Commission disent avoir écouté de la part des victimes qui ont témoigné : un secret. Ce secret entrecroise des processus psy- © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) VAN DER MERWE, H. (2002), National narratives versus local truths : The truth and reconciliation commission’s engagement with Duduza. In : Deborah Posel et Graeme Simpson (eds.), Commissioning the Past : Understanding South Africa’s Truth and Reconciliation Commission (p. 269-281). Johannesburg : Witwatersrand University Press. Des chaînes du silence à la chaîne de l’écoute 231 choindividuels et psychosociaux, de la subjectivité et du social. Il renvoie les professionnels au clan porteur du secret, celui d’une vérité inracontable, intransmissible. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Summary The authors’ starting point is a research project, underway since 2006, on the experience of the National Commission on Political Imprisonment and Torture (CNPPT) in Chile. The Commission was created to deal with the human rights violations that took place during the military dictatorship and worked between 2003 and 2005. The goal of the study is to understand the experience lived by the CNPPT’s professionals directly involved in listening to the testifying victims, whom, for the most part, were for the first time officially reporting their experience. The study seeks to understand the impact that listening to such testimonies of traumatic experiences had on the professionals as “State listeners”. The selected methodology was the biographical approach, and life stories were used as a discourse production device for creating research data. The paper presents an analysis of what the Commission professionals claim to have heard from the testifying victims, i.e. a secret. This secret involves individual and psychosocial processes, subjective and social phenomena. Thus, the professionals are confronted with a clan that holds a secret, an untellable, noncommunicable truth. Keywords political imprisonment, torture, secret, national commission on political imprisonment and torture, silence, elaboration, chile, trauma, professionals. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Mots clés emprisonnement politique, torture, secret, commission nationale sur l’emprisonnement politique et la torture, silence, élaboration, chili, traumatisme, professionnels.