In : Techniques, Territoires et Sociétés, n°35, "De la ville à la mégapole :
essor ou déclin des villes au XXI° siècle?", octobre 1998, Ministère de
l'Équipement, des Transports et du Logement, Paris-la -Défense, p.8391.
Istanbul. Métropole eurasienne en effervescence
Le lancement en février 1998 des travaux du nouvel aéroport, sur la rive asiatique (à Kurtköy,
arrondissement de Pendik), alors-même que l'extension du premier aéroport se poursuit, marque à la
fois l'internationalisation croissante d'Istanbul et l'importance du développement de la rive asiatique de
la mégapole, à la suite de la mise en service du deuxième pont routier, trans-continental, sur le
Bosphore (1989). En effet, par son attractivité et son poids à la fois symbolico-historique (d'ancienne
capitale de l'Empire ottoman et de lieu-référence de l'Islam sunnite), économique et démographique,
Istanbul est incontestablement la principale métropole turque (de Turquie, voire de l'ensemble du
"monde turc" en construction...). Cependant, elle demeure très mal connue. Ainsi le recensement
national turc de novembre 1997 n'a-t-il pas permis de se faire une idée vraiment fiable de la population
d'Istanbul, du fait de la fluidité et de l'arbitraire des découpages administratifs, ainsi que des conditions
douteuses dans lesquelles se sont déroulées les enquêtes. Afin de mieux cerner Istanbul, complexe
urbain
en pleine recomposition et croissance, il convient ici de poser quelques jalons,
presqu'exploratoires, relatifs aux nouvelles dimensions prises par la métropole, aux modalités actuelles
de l'urbanisation, et à leurs perspectives.
I)Une nébuleuse urbaine, en expansion et turbulente
A)De la ville à la "région urbanisée"
Istanbul n'est plus une ville. Par le passé, sous l'Empire ottoman (1453-1922), le terme d'Istanbul ne
désignait que la "ville turque", héritière directe de Byzance, sise sur la rive occidentale du Bosphore,
au sud de la Corne d'or. Istanbul se distinguait de Galata, la ville européenne (ou vénéto-gênoise) au
nord de la Corne d'or (discontinuité déterminante à l'échelle de l'hypercentre stricto sensu1), d'Eyüp,
quartier "hors-les-murs" sur la rive européenne, d'Üsküdar et de Chalcédoine (Kadiköy), implantations
de la rive orientale, séparées d'Istanbul par le Bosphore (deuxième discontinuité structurante). Dès les
origines donc, de part et d'autre de la Corne d'or et du Bosphore, l'espace urbain est pluriel et éclaté.
Aujourd'hui, le terme "Istanbul" ne renvoie pas à la même réalité urbaine qu'au XVè siècle ; il a
plusieurs résonances. En suivant un ordre de taille croissante, le terme désigne d'abord une aire
urbaine dense, "coiffée" depuis 1984 par une "Grande Municipalité" (G.M.). Il désigne ensuite un
département (il) turc, dont la population est urbanisée à plus de 95 % selon le dernier recensement
(octobre 1997) et dont les contours viennent d'être revus (en 1995, puis fin 1996), avec la promotion
d'un ancien arrondissement (Yalova, sur la rive sud du Golfe d'Izmit) au rang de département2 (fig.1 &
tab.1) et la création de nouveaux arrondissements (par subdivision d'anciens). Enfin, "Istanbul" renvoie
plus largement à la "région urbanisée"3 qui excède les limites de la G.M. et du département. Cette
région urbanisée d'amples dimensions (qu'on pourrait aussi appeler le Grand Istanbul ou G.I.),
commence seulement à être prise en compte par certains auteurs turcs (Tekeli, 1992), sous l'appellation
de "mégapole eurasienne" (Avrasya Megapolü). C'est cette troisième acception qui nous semble
désormais la plus pertinente et la plus fidèle aux processus d'urbanisation en cours.
1
B)La croissance soutenue du Grand Istanbul
Depuis le début des années 1980, un spectaculaire "changement de dimensions" s'est opéré : de
conurbation (trans-maritime), Istanbul est donc devenue une région urbanisée, se recomposant et
s'étendant sur une tout autre échelle. Afin d'apprécier cette mutation, on rappellera les chiffres officiels
(et sujets à caution4) : pour le seul département d'Istanbul, la population totale serait passée de 4,7
millions en 1980, à 7,3 millions en 1990, puis à environ 9,2 millions en 1997. Quant aux perspectives
proches elles oscillent, pour l'an 2.010, entre 11 et 14 millions, selon les hypothèses de croissance
retenues. Quoi qu'il en soit le taux annuel de croissance semble s'être légèrement infléchi depuis 1985,
passant de 4,5% (pour la période 1985-1990) à 3,8% (pour 1990-1997). En termes absolus, la
population de la région urbanisée gagnerait actuellement de 250.000 à 350.000 habitants par an. Ceci
posé, les facteurs de cette croissance, et leur part respective, sont à préciser. Une des originalités
d'Istanbul, métropole d'un pays pourtant à présent largement urbanisé (à 65% en 1997), c'est la part
encore déterminante de la dynamique migratoire dans la croissance actuelle. En 1997 63% des
habitants du département d'Istanbul n'y étaient pas nés (cette proportion était seulement de 47 % en
1950). Mais cette proportion est appelée à s'amoindrir promptement à court terme.
Mais gare aux méprises : Istanbul accueille plus d'urbains que de ruraux ; depuis le début des années
quatre-vingt, les migrations internes en Turquie ne sont plus en majorité le fait de ruraux (Ritter &
Toepfer,1992). Le thème galvaudé de la ruralisation d'Istanbul, par les migrations, est donc à manier
avec prudence. Cependant les troubles violents qui sévissent à l'Est du pays (affrontements armés
endémiques depuis 1984, villages détruits, économie et échanges désorganisés) contribuent à
entretenir, voire à intensifier la dynamique migratoire vers Istanbul, à partir de régions kurdes,
traditionnellement moins affectées par l'exode vers Istanbul que les régions du Nord-Est de l'Anatolie.
La provenance des "néo-Stambouliotes" serait donc en train de se modifier.
Quelle qu'en soit l'origine, la "question de la migration" (göç sorunu) vers la capitale économique est
une des questions centrales qu'ont à affronter les autorités du G.I. (Özcan, 1990). Pour y mettre un
terme les solutions policières les plus radicales ont été proposées. En outre, une partie de la population
d'Istanbul demeure turbulente et peu fixée. Certains "habitants" ne l'habitent que par intermittence et se
partagent entre Istanbul et leur département d'origine, où ils conservent une activité dont les revenus
servent à améliorer l'ordinaire stambouliote. De surcroît, c'est par Istanbul que transite encore la
plupart des candidats à l'émigration vers l'étranger; transit qui peut durer des années, le temps
d'accumuler un pécule suffisant et d'obtenir visas et autres papiers requis. La vigueur encore soutenue
des migrations a donc pour effet de faire d'Istanbul une sorte de résumé de la Turquie tout entière. Les
réseaux migratoires sont construits sur des liens de solidarité et d'entraide, à fondements religieux,
régionaux, locaux et familiaux. En un sens, et paradoxalement peut-être, l'intégration urbaine passe
souvent par une exacerbation et une instrumentalisation des identités d'origine.
2
C)Une croissance inégale et surtout périphérique.
Un examen des rythmes de croissance, arrondissement par arrondissement (tab.1), révèle des disparités
pleines de significations.
Tableau n°1 : Évolution démographique des différents arrondissements du département d'Istanbul
(1990-1997) (les astérisques signalent les arrondissements créés depuis 1990).
Noms
1.Alibeyköy*
2.Adalar (iles)
3.Avcılar*
4.Bakîrköy
5.Bağcılar*
6.Bahçelievler*
7.Bayrampaşa
8.Beşiktaş
9.Beykoz
10.Beyoğlu
11.Eminönü
12.Esenler*
13.Eyüp
14.Fatih
15.Gaziosmanp.
16.Güngören*
17.*
18.Kadıköy
19.Kağıthane
20.Kartal
21.Küçükçekmece
22.Maltepe*
23.Pendik
24.Sarıyer
25.Şişli
26.Tuzla*
27.Ümraniye
28.Üsküdar
29.Zeytinburnu
30.Sultanbeyli*
31.Büyükçekm.
32.Çatalca
33.Silivri
34.Şile
Total départ.
Yalova
Pop. totale
1990
19413
Pop.1997
14996
214493
214254
478952
442876
235206
194154
191038
226580
50193
340406
249181
425593
647171
272285
1328276
212570
192210
163786
229000
83444
211986
462464
393667
648282
269042
611532
479419
295651
171872
250478
301257
395623
165679
82298
142910
64241
77599
253372
7309190
113417
695037
314803
361095
455836
330081
334642
223341
254115
90172
497564
462694
224897
?
287940
?
107000
?
9250000
164090
Évolution ann. (en %) de la pop.
urb.
-3,25
N.S.
1,5
0,14
2,3
-O,1
-4,84
2,5
-1,1
9,18
1,03
2,42
N.S.
N.S.
3,3
4,2
0,2
9,3
2,42
5,10
14,49
5,41
3,7
6,3
N.S. = évolution non significative en raison des modifications des limites de l'arrondissement entre les deux recensements.
Source : T.C. Başbakanlığı Devlet Istatistik Enstitüsü : Genel Nüfus Sayımı, İdari Bölünüş, Ankara, oct. 1991, p. 9 ; pour
1997 : Milliyet, 5/12/1997, p.1. et enquêtes personnelles (février 1998).
3
Le schéma de recomposition est simple : on assiste à un phénomène de dépopulation des
arrondissements centraux et, parallèlement, de développement très rapide de quelques arrondissements
périphériques, et au-delà. L'écart entre les taux annuels de croissance est éloquent : de -4,84% pour
Eminönü (au cœur de l'Istanbul d'origine), à 14,49% pour Büyükçekmece, arrondissement institué en
1987, à la périphérie sud-ouest du G.I. (fig.1). Et hors de la limite actuelle du département, Yalova, au
sud-est, affiche un taux annuel supérieur à 6% ; l'ouverture (annoncée pour 2002) d'un pont de trois
kilomètres reliant directement Gebze à Yalova, par dessus le golfe d'Izmit, laisse augurer d'une
croissance encore plus vive à l'avenir.
L'évolution négative procède de plusieurs logiques, souvent convergentes. Une cytisation de
l'hypercentre, peu à peu exclusivement converti à certaines activités commerciales ou de bureaux ; une
muséification à des fins touristiques, qui privilégie le monumental aux dépens du bâti résidentiel jugé
plus banal ; une externalisation (ou fuite) des populations les plus aisées vers des cités de standing
périphériques (comme à Büyükçekmece) ; et enfin, une forte dégradation du bâti ancien, produit de
pratiques spéculatives qui consistent à "laisser-faire", en attendant une occasion juteuse, plutôt que
d'investir dans une restauration jugée coûteuse, à des fins uniquement résidentielles. On comprend dès
lors le fort taux de vacance des logements dans l'hypercentre : au moins un logement sur quatre dans
de nombreux îlots de Beyoğlu (sur les pentes vers la Corne d'or ou le Bosphore). Le desserrement doit
aussi s'entendre en termes de densités de population : le petit arrondissement central de Fatih (1O
km2), qui se distinguait par les densités les plus fortes (46.246 hab./km2 en 1990), essaime vers des
arrondissements proches (comme Gaziosmanpaşa).
Quant aux arrondissements qui ont enregistré (et continuent d'enregistrer) une très rapide
croissance, ce sont, sur la rive européenne : Sarıyer, Gaziosmanpaşa, Sivrili ; et sur la rive asiatique :
Ümraniye (avec 9,3 %) au débouché du deuxième pont sur le Bosphore. En vérité, les dix
arrondissements créés depuis 1990 (fig.1 & tab.1), indices d'une recomposition incessante des espaces
urbanisés, obligeant à de permanents ajustements administratifs5, dessinent les marges suractives de
l'aire urbaine. Au point de vue morphologique, ces marges suractives sont en discontinuité avec les
espaces urbanisés centraux, auxquels elles ne sont reliées que par des routes et autoroutes qui
traversent de nombreux no man's land. Du reste, la dynamique urbaine a tendance à diffuser sur cinq
autres départements : deux sur la rive européenne (Tekirdağ et Kırklareli) et les autres (Kocaeli,
Yalova et Bursa) sur la rive asiatique. Ainsi, par l'intermédiaire du très dynamique arrondissement de
Gebze (dans le département de Kocaeli), l'agglomération d'Izmit - située à 90 kilomètres du cœur
d'Istanbul, à la fois sur l'autoroute Istanbul-Ankara (la E.80), sur la voie ferrée et au fond du Golfe du
même nom- est, en tant que principal port de Turquie et que lieu d'élection du capital étranger, de plus
en plus fonctionnellement intégrée au complexe stambouliote.
II)Une urbanisation à plusieurs vitesses
A)Constructions illégales et auto-contructions massives
Les constructions illégales, c'est-à-dire effectuées sans aucune autorisation officielle, sans
respect des normes prévalant, et/ou sur un terrain indûment accaparé représenteraient plus de 60% des
constructions (tous usages confondus) réalisées ces vingt-cinq dernières années à Istanbul.
Cependant, les constructions illégales peuvent être de standing et d'apparence extrêmement
variables. En effet, il en existe de haut et de moyen standing, responsables de la dénaturation des rives
du Bosphore -en violation de la loi n°1960, de novembre 1983 (censée protéger celles-ci)-, à la faveur
de l'ouverture du second pont transcontinental (1989), qui a eu pour effet d'ouvrir brusquement de
multiples terrains à la spéculation immobilière. A vrai dire, la diffusion de l'habitat illégal ne se
4
comprend qu'en référence à la pratique politicienne des "amnisties sur la construction (imar affı ), qui
consiste, de la part des pouvoirs dits publics, à octroyer (la veille d'élections, opportunément) des
inscriptions au cadastre, des titres de propriété ou des autorisations de construire (a posteriori), aux
habitants en situation juridique incertaine. C'est à partir du début de la décennie 1980 que ces amnisties
ont été systématisées à Istanbul : celles de mars 1983 (loi n°2805) et de mai 1985 (n°3194) sont restées
dans les mémoires par leur ampleur.
Dans un tel climat d'impunité, l'auto-construction paraît avoir encore de beaux jours devant elle
à Istanbul ; ce d'autant plus que les coûts de la construction officielle (déclarée) sont prohibitifs pour la
grande majorité de la population. En effet, le loyer d'un appartement sur le marché immobilier, officiel
-en mettant bien sûr à part les loyers maintenant libellés en devises lourdes- équivaut à plus de la
moitié du salaire moyen d'un Stambouliote. C'est la raison pour laquelle une proportion importante
(20%, voire plus) du parc de logements neufs d'Istanbul demeure vide.
Le type le plus connu de construction illégale est le gecekondu, terme apparu dans la presse
stambouliote en juin 1947 (Yerasimos & Vaner, 1988), qui signifie de manière suggestive "posé la
nuit". Mais apparenter le gecekondu au bidonville peut être réducteur, voire franchement trompeur,
dans la mesure où, avec le temps, cette forme d'habitat auto-construit peut être diversement
"améliorée", remanié et "indurée". Il s'agit donc d'un habitat d'apparence rurale, initialement bas, privé
des équipements de base, mais intrinsèquement évolutif, d'une part, et d'une forme d'auto-construction
illégale (sans autorisation), sur des terrains possédés ou non par les constructeurs, d'autre part. En
conséquence, ce qui définit le gecekondu, c'est une configuration initiale, invariable : une opération
d'auto-construction illégale, sur des terrains possédés ou non par les constructeurs. Dans le cas de
terrains non acquis (ou acquis auprès d'un lotisseur véreux), ce sont le plus souvent des terrains du
domaine public (hazine ou maliye) ou propriété d'une fondation pieuse, en bien de mainmorte. Les
propriétaires privés se laissent spolier moins aisément. Pourtant, à partir d'une configuration originelle
commune, les gecekondu se différencient, jusqu'à parfois perdre toutes leurs caractéristiques initiales.
Il n'y a donc pas un paysage de gecekondu, mais d'innombrables, qu'il conviendrait de classifier, en
fonction des critères suivants : date d'implantation, statut actuel du terrain, état des équipements,
hauteur moyenne des bâtiments, vigueur du processus de "verticalisation du bâti", densité de l'habitat
et de la population, emprise locale de la "mafia immobilière", intégration socio-politique de la
population, rythme d'accroissement et renouvellement de celle-ci par migrations, pourcentage de
propriétaires ou intensité de la spéculation...
De la sorte, on pourrait aisément opposer d'anciens quartiers de gecekondu, où il ne reste
quasiment rien du bâti d'origine, et où prédominent maintenant des immeubles, à de nouveaux, en
situation généralement plus périphérique, qui rappellent tant l'habitat rural, traditionnel, d'Anatolie ou
de Thrace. A ces deux types, on doit d'adjoindre les apartkondu6, immeubles illicites, qui témoignent
d'une tendance à la densification immédiate du bâti auto-construit "bas de gamme". Il est probable que
cette variante soit appelée à se généraliser. Pour autant, dans nombre de quartiers récents, le mode de
construction dominant, actuel, est devenu l'auto-construction7 d'un immeuble -avec recours éventuel à
un contre maître pour certaines opérations- sur un terrain légalement acquis et avec permis de
construction délivré par les autorités compétentes.
B)Autres acteurs de la construction
L'incurie des pouvoirs publics en matière de construction de logements (sociaux) ou d'incitation à la
construction, n'est pas à démontrer : l'ampleur du déficit en logements, qui continue à s'aggraver, suffit
à la prouver. En effet, pour absorber décemment la croissance démographique et rattraper les retards,
plus de cent-mille logements devraient être ajoutés chaque année au parc existant ; or la production
officielle atteint à peine un vingtième de cette valeur référence. Aussi, l'efficacité de l'"Administration
du Logement Social" (T.K.I.) est-elle périodiquement discutée. Cependant, depuis la loi de juillet 1984
(n°3030), qui a accordé une plus grande autonomie financière et de gestion aux municipalités des
principales agglomérations turques, le relais en matière d'initiative de construction paraît être
5
progressivement pris par les autorités de la G. M. La première opération réalisée dans ce nouveau
cadre, et présentée par les autorités municipales comme une opération modèle, est celle de la "zone de
logements sociaux" d'İkitelli, développée sur quarante-huit hectares appartenant à la G.M.8, à
proximité de la "zone organisée pour petites industries" du même nom. Cette localisation est
significative : aux marges de l'aire urbaine, et sur l'axe périphérique majeur qu'est l'autoroute TEM
(Trans European Motorway). Mais en février 1998, sur les douze opérations de construction de
logements sociaux envisagées par la G.M. à Istanbul, seules quatre ont abouti ou sont en passe
d'aboutir, qui représentent un total de 7.540 appartements (sur les 200.000 annoncés!). Plus grave, le
projet d'origine a été dévoyé : sur l'ensemble des appartements déjà "mis sur le marché", seul un quart
a été effectivement attribué à des nécessiteux. Le reste a été commercialisé (comme par un promoteur
privé), et est même l'objet de spéculation (achat pour revendre ou louer, non pour habiter).
Dans une même optique initialement non lucrative, il faut mentionner un acteur notable, les
coopératives de construction, à qui la G.M. a cédé entre 1984-1994 des terrains pouvant accueillir en
tout 25.000 logements. Ces coopératives opèrent généralement aux marges de l'aire urbaine (prix du
sol et opportunité foncières obligent) : un arrondissement en phase d'urbanisation accélérée comme
celui de Büyükçekmece rassemble à lui-seul, début 1998, plus de soixante-et-onze coopératives de
construction. Leur activité est actuellement entravée par la très forte inflation, qui complique leurs
relations avec les banques créditrices et alourdit les coûts des matériaux de construction (dont
beaucoup sont encore importés). Tant et si bien que le taux d'échec ou de "mortalité" des coopératives
de construction est très élevé. Nombre de chantiers ont donc dû être abandonnés, après avoir été
parfois engagés assez loin, ou s'éternisent piteusement : d'où ces paysages de désolation (si fréquents),
faits de carcasses fantomatiques, disséminées dans une parcelle reconquise par les herbes et la ronce...
Dans ce difficile contexte, les coopératives ont tendance à connaître des déviations, et finalement à
perdre leurs caractéristiques et buts originels. Dès lors, leur fonctionnement s'apparente à celui d'une
simple entreprise de lotissement conduite par un promoteur.
En conséquence Istanbul vit le règne quasi-exclusif du secteur spéculatif, privé. L'espace urbain
stambouliote s'est mué en gigantesque "Profitopolis". Ceci se traduit depuis quelques années par l'essor
de "villes-satellites" (uydukent) privées et réservées aux catégories (motorisées) les plus aisées. Elles
se localisent notamment au Sud-Ouest de l'aire urbaine, le long du littoral de la mer de Marmara,
espace très convoité en termes d'aménités. Leur modèle pourrait être Bahçeşehir (qui signifie "villejardin"), cité protégée de 16.000 logements (pour habitants triés sur le volet), érigée par la Banque
Emlâk (de l'Immobilier) à Küçükçekmece. Ces satellites urbains, où s'investit en devises l'argent des
émigrés d'Allemagne ou de France, introduisent des ruptures nettes dans l'espace urbanisé.
III)Le difficile aménagement urbain... et ses perspectives
A)La planification urbaine à vide?
Au contrôle très insuffisant de la production de l'habitat par les autorités publiques correspond
une inefficacité et une incohérence des politiques d'aménagement urbain. Pourtant, Istanbul est
familière des "plans d'aménagement" (nazım plânı), depuis le premier plan de l'architecte-urbaniste
français H. Prost élaboré en 1935-1936 (Angel 1992), jusqu'au dernier en date, adopté par l'Assemblée
de la G.M. le 20 octobre 1995. L'histoire de la planification urbaine à Istanbul est celle d'un
acharnement déçu, d'une constante distorsion entre prescriptions sur le papier et réalités du
développement. Que de plans non appliqués, ou manifestement obsolètes, voire sans objet, dès leur
publication. Pourtant, la création d'un "bureau du plan d'aménagement du Grand Istanbul", dans la
foulée du coup d'État de mai 1960, avait suscité quelques espoirs. Mais les changements politiques
survenus ultérieurement au niveau national (1971) ont entraîné la fermeture de ce bureau, d'ailleurs
rapidement privé de tout moyen. En 1972, le bureau d'urbanisme de la municipalité d'Istanbul est
entièrement réformé, et passe entre les mains de spécialistes de la Banque Mondiale (qui pousseront à
la construction du pont sur le Bosphore... ). Néanmoins, en juillet 1980 est adopté un nouveau plan
d'aménagement au 1/50.000°, qui prend acte du changement de dimensions qui s'opère, en tentant de
planifier le développement de la métropole à une échelle plus régionale. Ce plan insistait sur la
6
nécessaire protection des forêts périphériques et des bassins-versants des lacs réservoirs de
l'agglomération, et préconisait une croissance linéaire selon un axe Est-Ouest ("continental"), contre un
développement Nord-Sud, plus littoral, ainsi que le développement des transports lourds en site propre
(sur rail). Mais les nouvelles autorités issues du coup d'État de septembre 1980, soucieuses de
développer le tourisme international de standing à Istanbul, et davantage soumises à la Banque
Mondiale (favorable aux grands projets d'infrastructure), préférèrent "mettre au placard" ce nouveau
plan. Aussi, entre 1980 et 1995, Istanbul a vécu sous le régime de "plans d'amélioration" (Islah planî),
souples et complaisants. En ce qui concerne le tout dernier plan d'aménagement, intitulé "Préparons
Istanbul au vingt-et-unième siècle", s'il reprend plusieurs dispositions du plan de juillet 1980, quant à
l'importance de l'axe directeur Est-Ouest pour enrayer le mouvement d'urbanisation spontanée vers les
rives de la mer Noire, on est déjà fondé à douter de son pouvoir coercitif. De fait, depuis son adoption,
plusieurs entorses à ses prescriptions ont déjà été commises. De plus, deux dysfonctionnements graves
doivent être soulignés : le manque de coordination entre les municipalités d'arrondissement ou de
quartiers (qui sont censées disposées de leur propre plan d'aménagement au 1/5.000° au moins) et la
G.M., d'une part, et la faible communication (sinon la franche méfiance) entre instances
professionnelles, compétentes (chambres d'architectes ou de planificateurs urbains), et pouvoirs
municipaux, d'autre part. Dans ces conditions, à l'aménagement urbain (prospectif, concerté, dans un
esprit d'intérêt public) est préféré ce que les Stambouliotes sans illusion dénomment le "maquillage",
cache-misère qui consiste à corriger, a posteriori, au coup par coup et en surface, les aberrations les
plus criantes.
B)Troisième pont ou tunnel ferré ?
La polémique entre la Chambre des Planificateurs et la G.M. à propos du troisième pont sur le
Bosphore (Ekinci 1994), engage l'avenir de la métropole. En effet, les planificateurs estiment que ce
troisième ouvrage porterait un coup fatal aux poumons verts et aux réserves en eau de la métropole,
précisément situés au Nord, en ouvrant aux appétits des spéculateurs immobiliers, ainsi qu'à la
prolifération des gecekondu et autres apartkondu, les espaces menacés qui séparent encore la
métropole des côtes de la mer Noire. C'est pourquoi ils défendent plutôt le projet d'un tunnel (tüp
geçit) sous le Bosphore, qui privilégierait la voie ferrée, et permettrait de connecter enfin le réseau
ferré européen de la Turquie et son réseau anatolien... Vieille ambition maintes fois différée jusque-là.
C)Les projets concurrents de "ville nouvelle" et la durabilité non assurée
De même, l'ambitieux projet, annoncé à l'opinion publique turque fin décembre 1996, d'une "ville
nouvelle" -concentrant 300.000 habitants et 120.000 emplois- près de Silivri, au Sud-Ouest de l'aire
urbaine est très révélateur. Conçu par le "Groupement des Villes Nouvelles de France" et la Lyonnaise
des Eaux, il semble entrer en contradiction avec les projets moins high-tech de "ville de l'Est" et de
"ville de l'Ouest" défendus par certains élus et sympathisants du parti (islamiste) de la Prospérité...
(devenu celui de la Vertu). Porté par le gouvernement central ce projet, une fois rendu publique, a
nourri des espoirs démesurés et suscité des mouvements spéculatifs (avec renchérissement du prix du
sol). En février 1998, l'État -faute d'argent et de stabilité/continuité politique- n'avait pas avancé dans
la maîtrise foncière nécessaire à la réalisation de ce projet. En revanche, les coopératives et les
promoteurs ont en quelque sorte "récupéré" le projet et déjà abondamment construit.
Enfin, compte tenu des difficultés à gérer la métropole et de l'absence d'un ralentissement de sa
croissance démographique, sans sombrer dans un catastrophisme de mauvais aloi, il y a lieu de
s'inquiéter quant à la durabilité d'Istanbul. A cet égard plusieurs questions épineuses sont à résoudre
encore, qui hypothèquent largement l'avenir de la métropole. Celle de l'eau, aussi bien l'eau à
consommer que l'eau usée, continue d'inquiéter. Si des efforts ont été faits pour protéger les bassinsréservoirs et la Corne d'Or (qui avait été transformée en immonde collecteur où se déversaient
plusieurs ruisseaux-égouts tributaires), les rejets sans traitement préalable demeurent la norme pour les
7
industriels comme pour les particuliers.
Conjointement, la pollution atmosphérique, liée à la fois à la mauvaise combustion de lignite par les
chauffages domestiques, aux industries encore peu précautionneuses et à la circulation automobile
débridée (Istanbul concentrerait près de la moitié du parc automobile turc... ), est un sujet de
préoccupations, notamment en hiver par temps couvert et peu venté. Les teneurs de l'air respiré en
dioxyde de soufre ou en acide chlorhydrique dépassent encore trop fréquemment les maxima tolérés
par l'OMS. Or le renchérissement récent du prix du gaz naturel de ville -l'aire urbaine, surtout dans sa
part asiatique et non spontanée, est peu à peu alimentée par un réseau en formation depuis huit ans- ne
va pas dans le sens d'une amélioration.
Le développement éclaté de la métropole stambouliote paraît largement échapper aux pouvoirs publics
(nationaux ou locaux/régionaux) qui devraient l'ordonner. Ainsi, si Istanbul concentre plus du tiers de
l'appareil productif turc, c'est en raison de l'absence totale de politiques de dissuasion à l'implantation...
qui fait que la région Marmara accapare à l'heure actuelle la moitié des investissements privés et
publics effectués en Turquie. Par ailleurs, ce processus de métropolisation à la périphérie du territoire
national turc, signe de façon flagrante l'échec de l'espoir d'un développement territorial auto-centré et
équilibré, qui avait conduit en 1923 (au moment de la fondation de la Répulique turque) à transférer les
fonctions de commandement politique, d'Istanbul à Ankara.
---------------------Bibliographie sélective
-ANGEL A. (1992), "Projets et aménagements urbains à Istanbul de 1933 à nos jours", 1ère Partie,
Lettre d'Information, Observatoire Urbain d'Istanbul, IFEA, n°2, pp.2-4.
-DAGRON G. (1974), Naissance d'une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris,
PUF, "Bibliothèque byzantine".
-EKINCI O. (1994), Istanbul'u sarsan on yıl 1983-1993 (les dix années qui ont ébranlé Istanbul),
Istanbul, Anahtar Kitaplar.
-LERESCHE J.P. & JOYE D. (1993), "Métropolisation : de l'urbain au politique", EspacesTemps,
Paris, 51/52, pp.6-17.
-PÉROUSE J.-F. (1997), "Aux marges de la métropole stambouliote. A travers les quartiers Nord de
Gaziosmanpaşa, entre varoş et batîkent", Cahiers d'Études de la Méditerranée Orientale et du Monde
Turco-Iranien, "Métropoles et métropolisation", n°24, Paris, FNSP/CERI, p.212-262.
-RITTER G. & TOEPFER H. (1992), "Aktuelle Binnenwanderungen in der Turkei", Petermanns
Geographische Mitteilungen, 136, n°5+6, pp.267-293.
-TEKELI I., ∑ENYAPïLï A. et alii (1992), Developement of Istanbul Metropolitan Area and Low Cost
Housing, Istanbul.
-YERASIMOS S. et VANER S. (1988), "Petite chronique des "gecekondu"", in Istanbul, Paris,
Autrement, Série "Monde" H.S., pp.151-154.
-YERASIMOS S. (1997), "Istanbul : la naissance d'une mégapole", Revue de Géographie de l'Est,
Nancy, n°2-3, t.37, p.189-215.
-YERASIMOS S. (1997), "Istanbul, la ville inconnue", Cahiers d'Études de la Méditerranée Orientale
et du Monde Turco-Iranien, n°24, Paris, FNSP/CERI, p.105-121.
8
On entend ici par hypercentre stricto sensu, les deux arrondissements compris à l'intérieur des remparts de Théodose
(Eminönü et Fatih), et celui Beyoğlu, englobant l'ancienne Galata. Soit 3 arrondissements sur 34 (en 1998), et 37 km2, sur
les 5.220 que recouvre actuellement le département d'Istanbul.
2
Ce qui a eu pour effet secondaire de diminuer la surface du département d'Istanbul, passée de 5.712 km2 en 1990 à 5.220
à la fin de l'année 1995; il est à noter qu'en 1965 sur les dix-neuf arrondissements que comptait le département, cinq ne
relevaient pas de la municipalité centrale d'Istanbul (et étaient situés hors de ses limites, qui ont évolué depuis).
3
On préférera "région urbanisée" (plus descriptif) à région urbaine, dans la mesure où cette dernière expression pourrait
laisser entendre qu'il existe une entité de gestion à l'échelle de cet ensemble, ce qui n'est pas le cas.
4
Du fait de la forte proportion des migrants, récemment installés, non enregistrés (kayıtsız) auprès de leur mairie de
rattachement ; cf. Pérouse, 1997.
5
Qui ne sont pas toujours effectués sans arrière-pensées politiciennes.
6
Mot à mot, par analogie avec les gecekondu, "immeuble posé" (la nuit), ce qui est un peu forcé.
7
L'expression utilisée est : "Halk kendi, kendi evini yapıyor" (les gens font eux-mêmes leur propre maison).
8
Toutes les informations relatives à cette opération pionnière sont tirées d'un rapport (non publié) daté de juin 1994,
gracieusement fourni par le "coordinateur des nouvelles implantations" de la G.M.
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