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Langage et mouvement chez Heidegger

1 Au début du 'Der Weg zur Sprache' (1959) Heidegger propose comme fil conducteur la phrase die Sprache als die Sprache zur Sprache bringen. Ce qui m'intéresse ici, c'est le rôle du zur dans cette phrase : c'est-à-dire, comment ces trois conceptions du langage sont mises en relation. Il me semble bien que ce qu'appelle Heidegger die Sprache n'est rien d'autre que ce mettre-en-relation, et qu'il conçoit ceci dans sa directionnalité et son dynamisme : Be-wëgung avec son trait d'union qui indique que ce mouvement est toujours un mettre-en-route.

David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 Au début du ‘Der Weg zur Sprache’ (1959) Heidegger propose comme fil conducteur la phrase die Sprache als die Sprache zur Sprache bringen. Ce qui m’intéresse ici, c’est le rôle du zur dans cette phrase : c’est-à-dire, comment ces trois conceptions du langage sont mises en relation. Il me semble bien que ce qu’appelle Heidegger die Sprache n’est rien d’autre que ce mettre-en-relation, et qu’il conçoit ceci dans sa directionnalité et son dynamisme : Be-wëgung avec son trait d’union qui indique que ce mouvement est toujours un mettre-en-route. Un tel mettre-en-route exige une pensée du langage bien au-delà du binarisme que l’on risque de trouver dans les oppositions du genre Sprechen-Sagen etc. qui abondent dans ces textes d’Heidegger sur le langage et qui rappellent la différence dite « ontico-ontologique » avec sa stratification et sa hiérarchie entre les deux termes. C’est ici qu’une relecture de la pensée heideggérienne du langage devient pertinente pour le courant dans la philosophie française d’aujourd’hui lié à Jacques Derrida, et pour deux raisons. D’abord, car il y trouve chez Derrida une stratégie argumentative envers Heidegger selon laquelle Heidegger se réinscrit fatalement dans la métaphysique cause de les oppositions qu’il met en place, notamment entre das Sein et das Seiende, ce qui permet à Derrida de montrer à quel point ces oppositions se déconstruisent (selon son mot célèbre). Comme on le verra, par contre, Heidegger est toujours à la recherche d’une pensée antérieure à ces oppositions : la différence ontologique n’est qu’un point de repère pour une pensée plus élargie et élargissante. Deuxièmement—et c’est finalement ce dernier qui me paraît le plus intéressant— nous trouvons par le dynamisme du langage une tentative de saisir ensemble des différentes motilités linguistiques—syntactiques, rythmiques, intonationelles, métaphoriquesmétonymiques—qui servent toujours comme lien, comme rapport. Ici encore une fois Heidegger anticipe la pensée de Derrida, de Nancy et de bien d’autres encor’ ; en plus cela nous offre une manière de penser ensemble ces diverses formes de relationnalité comme l’ouverture linguistique. 1 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 Pour commencer, notons deux formes de mouvement centrales à la pensée heideggérienne et ses deux traductions du logos grec : d’abord ce que dans Sein und Zeit il appelle die Rede, ou le discours (les grecs n’ayant, à croire MH, aucun mot pour « la langue »), ensuite le « rassembler » ou « recueillir » (Sammlung/Versammeln) par lesquels il traduit le verbe legein dès les années 1930. Même si Heidegger va finir par considérer la discussion sur le langage de Sein und Zeit trop anthropocentrique, on peut remarquer quelques continuités entre le discours du texte de 1926 et ce qu’il désigne par le mot Sprachwesen (essence langagière) à partir de 1950, quand il veut comprendre notre activité verbale comme une dimension du langage plutôt que l’inverse : ce n’est pas de dire que le langage existe au-delà du parler humain ; ce dernier demeure une dimension nécessaire pour que le langage devienne langage. Pour le discours du Sein und Zeit, comme activité, comportement, et non système lexico-syntactique, les rapports linguistiques ne sont pas au premier abord de l’ordre apophantique mais pragmatique. Ce qui est « rassemblé » dans le logos, ce sont des termes linguistiques mise en relation syntactique, ce sont des interlocuteurs mise en relation communicative, ce sont des mots et des référents mis en relation de correspondance, mais Heidegger ne donne priorité à aucune de ces opérations distinctes. On pourrait dire même que le logos est l’articulation de ces différentes opérations linguistiques, ces différentes relations linguistiques, dans « un ensemble verbal ». Remarquons également que cet ensemble est thématisé par le mouvement et même par des figures quasi-organiques. Par exemple, la distinction qu’il propose entre Wörter et Worte : les lexèmes statiques et sémiotiques d’un côté, l’activité discursive de l’autre : zu Bedeutungen wachsen Worte zu (SZ 161). La traduction française propose ‘s’attachent’ pour wachsen ... zu, mais ce dernier retient un sens d’ « accroître » ou même de s’élever. C’est dans le discours, ce comportement significatif et signifiant qui caractérise notre habitation du langage (et d’une langue) que les mots atteignent leur animus sémantique : une vie qui n’est pas réductible au relations des signes 2 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 linguistiques : c’est une conception élargie du langage pour comprendre l’ouverture et la construction du sens. Mais cela est issu d’un autre dynamisme du discours—c’est-à-dire son rôle comme une des trois « extases temporelles » de l’ouverture du Da de Dasein, sa finitude transcendante. Le discours est, pour le Heidegger de Sein und Zeit, l’existential lié à la présence, nous rencontrons toujours dans les Beiträge dix ans plus tard, le trio Geworfenheit—Langage—Entwurf déployé pour décrire l’ouverture de la présence. Dès lors il s’agit des mouvements entre le Verbergen et l’Entbergen : ce qui veut dire que la présence chez Heidegger est toujours dynamique, toujours verbe plutôt que nom, Anwesen et non pas Anwesenheit, mais en plus que le logos, le principe par lequel les étants se dévoilent dans un espace ouvert, doit également être dynamique. Legein décrit précisément la manière par laquelle les étants se mettent en relation. Cette conception élargie du langage ouvre le champ pour une théorie de la capacité transformationnelle des mots, en ce qu’ils déterminent une configuration singulière par laquelle à un moment donné un étant prend forme en tant qu’étant, manifeste qu’il est plutôt qu’il n’est pas. C’est ainsi qu’Heidegger dira dans Das Wesen der Sprache (1957-8): Die Sprache ist als die Welt-bewëgende Sage das Verhältnis aller Verhältnisse (US 215). Ici, die Sage apparaît servir comme traduction du logos—ce qui rend possible la structure d’intelligibilité nécessaire pour tout comportement verbal, toute désignation : en bref, la formation d’un espace ouvert [das Offene]. Comme nous le verrons plus tard, il y a en fait des doutes à ce sujet : ailleurs pendant cette période c’est das Sagen et non die Sage qui assume ce rôle. Pour anticiper un peu : das Sagen indique un dire originaire et transformateur, die Sage plutôt l’articulation de ce Sagen avec notre comportement verbal. Dans les deux cas, cela réintroduit de nouveau la question de la relation entre le logos et le comportement verbal : soit entre das Sagen et son articulation verbale, soit—plus intéressant à mon avis—entre ce Sprachwesen et notre 3 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 comportement verbal. Comment, donc cette structure entre-t-elle dans l’articulation verbale ? qu’est-ce qui permet que l’articulation du langage s’articule dans le langage ? Avant que l’on ne puisse commencer à aborder cette question, il faut comprendre pourquoi cette articulation doit être pensée comme langagière. C’est-à-dire : si le logos, comme le dit Heidegger dans sa lecture de la Physique d’Aristote (1939), n’a rien à voir avec le dire et le langage mais concerne « la relation originaire et fondamentale aux étants » (Wegmarken 350), pourquoi le langage garde-t-il priorité ? Comment thématiser la relation entre les manières par lesquelles le langage verbal rassemble—par l’intonation, la syntaxe, le rythme, avant même penser à ce réseau de termes différentiels identifié par Saussure ou le rassemblement des référents nommés—et le rassembler originaire du logos ? La première chose à noter à cet égard, c’est la cohérence entre son modèle du langage verbal (die Rede, das Sprechen) et le modèle du legein. Dans Sein und Zeit le discours comprends des éléments non-verbaux de la langue, ce qui est paralinguistique plutôt que linguistique mais qui n’est pas moins discursif: « l’intonation, la modulation, le tempo du parler » qui caractérise le « discours poétique » (SZ 162). Dans Der Weg zur Sprache il caractérise toujours le Sprechen comme Verlautbarung : encore une fois, il refuse d’opposer la langue et la paralinguistique, de plus, la sonorité ne devient pas objet mais procès : Lauten. Notre ouverture verbale est chez Heidegger toujours corporelle. Cependant, nous ne pouvons pas conclure que toute sonorité linguistique appartienne à l’ouverture du langage : ce qui donne au langage sa capacité « projective », c’est précisément son opacité. Dans ‘L’origine de l’œuvre d’art’ Heidegger décrit le déploiement du matériau artistique (Werkstoff) comme ‘ständig sich übertreibende Sammlung der Bewegtheit des Werkes’ (Holzwege 36) : la vérité de l’art consiste en cette Sammlung qui treibt sich über, qui s’excède, se déborde. Car chaque rassemblement est toujours excès, débordement, est toujours la confrontation avec l’absence, le Verbergen. Quand il dit que tout art est, de prime abord, la poésie, c’est grâce à ce caractère qui fait que l’art ressemble au logos : l’œuvre d’art intériorise ce Verbergen dans sa propre 4 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 texture comme une opacité qui se dévoile en tant qu’opacité, et ainsi rend manifeste non seulement des étants représentés, non seulement même son matériau, sa propre existence (son Dass es sei, comme Heidegger l’explique, le fait que cette œuvre d’art existe et annonce sans cesse son existence), mais elle trace aussi les conditions de sa propre ouverture, les limites et les paramètres de l’espace ouvert qu’elle projette et qu’elle habite. La poésie, dans sa phrase, est entwerfenden Ansagen (Holzwege 61)—un dire projetant/projectif. Quand Heidegger parle de la poésie ou des mots fondamentaux de la philosophie, il s’agit d’un usage précis du langage qui en engendre une nouvelle configuration. D’ici se développe, si l’on a envie de la suivre, une théorie « heideggérienne » de la forme poétique—Heidegger lui-même ayant trop souvent ignoré tout ce qui est « formel » dans ses lectures des poèmes de Hölderlin, de George, de Trakl, etc. Mais laissons cela de côté pour le moment. Jusqu’ici nous avons vu deux conceptions de motilité : celle du Sprechen ou du discours, et celle du logos. Mais la distinction est déjà difficile à tenir : le entwerfenden Ansagen de la poésie se formule toujours comme un Sprechen ; pareillement, das Geläut der Stille qu’utilise Heidegger dès la fin des années 30 pour décrire l’irruption du logos dans notre langage, doit sonner (lauten), même si c’est de manière imperceptible. La tâche que se pose Heidegger, c’est de chercher un lien qui sous-tend l’entrelacs Sprechen-Sagen. Autrement dit : comme arrive-t-il que le Sagen puisse sprechen, comme indique cette phrase conductrice, die Sprache spricht ? Retournons à l’opacité, non du Werkstoff en général mais spécifiquement du Sprechen. Quand on parle, on doit forcément confronter ce qui n’a pas été dit, das Ungesprochene : c’est dans l’acte de parler que nous arrivons à distinguer entre un noch-nicht-Gesprochenes qui en principe peut être dit, et was ungesprochen bleiben muss im Sinne dessen, was dem Sprechen vorenthalten ist (ce qui doit demeurer non-dit dans le sens qu’il reste hors du parler, US 251). C’est en cherchant les limites du Sprechen—limites sonores ainsi que référentielles—qu’on commence à penser la dicibilité en tant 5 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 que telle. C’est dès ce moment-là que nous pouvons commencer à viser l’ « essence linguistique » du langage, grâce à laquelle die Sprechenden und ihr Sprechen, das Gesprochene und sein Ungesprochenes aus dem Zugesprochenen verfugt sind (252). Ici je voudrais m’appesantir un instant sur les mots apparentés au verbe fugen—Gefüge [structure], Fug [ordre], Fuge [jointure], verfügen [jointer] mais également fugue. Ailleurs [‘The Art of Fugue, Gatherings II, 2012] j’ai suggéré que l’évocation de la forme polyphonique de la fugue est essentielle pour la pensée heideggérienne de la temporalité linguistique, notamment dans la traduction proposée du rhuthmos grec comme Fuge. Ici il suffit de remarquer que la structure du langage même est évoquée comme jointure dynamique ; Fuge est le complément du Aufriss dont parle Derrida avec tant de finesse dans ‘Le retrait de la métaphore’ : ensemble ces deux termes permettent d’esquisser l’articulation (différentiation-jointure) du langage. C’est cette dernière articulation que comprend Heidegger par le terme die Sage.1 Das Wesende der Sprache ist die Sage als die Zeige : c’est-à-dire, die Zeige n’est pas l’indication d’un référent d’après un signe immédiat, c’est la réflexivité du langage, qui tourne les différents éléments du langage les uns vers les autres— mais également, la manière dans laquelle das Sprachwesen se dévoile pour nous, se donne à l’articulation linguistique. Heidegger commence cette conférence avec la phrase de Novalis : la langue est monologue. Maintenant on voit dans quel sens il faut entendre ce « monologisme » : la langue parle parce qu’elle se parle. Be-wëgung—avant d’être logos-rassemblant ou d’être parole articulée, le langage est thématisé comme mettre-en-motion, comme motilité originaire. Die Bewëgung bringt die Sprache (das Sprachwesen) als die Sprache (die Sage) zur Sprache (zum verlautenden Wort) (US 261). En d’autres termes : le langage verbal fait s’articuler l’articulation antérieure dont il fait partie. cf. Das Sprechen gehört als Sagen in den Aufriss des Sprachwesens, der von Weisen des Sagens und des Gesagten durchzogen ist, darin das An- und Abwesende sich ansagt, zusagt oder versagt : sich zeigt oder sich entzieht (253). 1 6 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 Ensuite il pose la question sur die Sage selbst : « Ist sie etwas von unserem Sprechen Abgetrenntes, dahin erst eine Brücke geschlagen werden müsste ? Oder ist die Sage der Strom der Stille, der selbst seine Ufer, das Sagen und unser Nachsagen, verbindet, indem er sie bildet ? » (255). Nous voyons encore une fois ici ce motif clé : l’entrelacs du silence et du mouvement, comme dans das Geläut der Stille, comme le Insichstehen de l’œuvre d’art, dont dit Heidegger : Wenn Ruhe die Bewegung einschließt, so kann es eine Ruhe geben, die eine innige Sammlung der Bewegung, also höchste Bewegtheit ist, gesetzt, daß die Art der Bewegung eine solche Ruhe fordert (Holzwege 34-35). Ou comme, dans sa lecture du poème ‘Ein Winterabend’ de Georg Trakl : Als das Stillen der Stille ist die Ruhe, streng gedacht, stet bewegter denn alle Bewegung und immer regsamer als jede Regung (US 29). Non seulement donc le langage verbal est-il conçu dans le dynamisme du discours, et qui conserve la motilité du paralinguistique dans la sémantique ; non seulement le Sagen est-il saisi comme ouverture ; Heidegger tente à esquisser une relation motile entre ces deux moments. Voici l’enjeu de sa thématisation de la Sage comme articulation de l’ouverture et le comportement ouvert qui l’habite. Ici nous rencontrons l’une des tensions les plus remarquable de l’œuvre de Heidegger, celle entre ces catégories apparemment monolithiques et binaires et leur nature motile et même provisoire—une question de stylistique qui se montre également une question de conceptualité, voire de métaphysique. Pourquoi Heidegger a-t-il tant besoin de ces oppositions quand sa pensée vise sans cesse à les excéder ? Dans ‘Le retrait de la métaphore’, Derrida suggère que l’Aufriss « entame la différence ontologique elle-même » (Psyché, p. 92). En fait, l’optique de la différence ontologique est à la fois aufgerissen et gefugt : il s’agit d’une articulation et d’une jointure de cette différence qui l’unifie en l’établissant comme différence. Mais cela implique de plus que la question fondamentale de la pensée heideggérienne va loin au-delà de la différence ontologique elle-même ou les oppositions binaires analogues, telles qu’entre das Sprechen et das Sagen. Ce n’est pas, comme l’insinue Derrida, que 7 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 Heidegger s’est inséré dans une métaphysique dualiste et que des termes comme Aufriss « se retirent » de ses oppositions et les dissolvent, mais plutôt que Heidegger introduit ces distinctions comme des points de repère, comme relai dans une route plus longue, avant d’enchaîner la vraie tâche de penser—saisir un mettre-en-motion antérieur à ces oppositions binaires, qui ouvrirait le champ pour ces oppositions mais qui en même temps les excède et les rend provisoire par avance. Malgré ces réservations, je voudrais indiquer pour finir quelques éléments qui indiqueraient que la pensée de Derrida constitue une continuation importante de ce projet qu’Heidegger a entamé. Dans son texte de 1982, D’un ton apocalyptique naguère adopté en philosophie, il dit en parenthèses (pourquoi il choisit des parenthèses me semble une question importante): Il me vient à l’esprit que tonos, le ton, a d’abord signifié le ligament tendu, la corde, le cordage quand il est tissé ou tressé, le câble, la sangle, bref la figure privilégiée de tout ce qui est soumis à stricture. Tonion, c’est le ligament en tant que bande et bandage chirurgical. La même tension traverse en somme la différence tonique (celle qui sous le mot de stricture forme à la fois le thème et l’instrument, la corde de Glas) et la différence tonale, l’écart, les changements ou la mutation des tons, (le Weschel der Töne hölderlinien qui constitue un des motifs les plus obsédants de La carte postale). Depuis cette valeur de tension, ou de ressort (par exemple dans une machine balistique), on passe à l’idée d’accent tonique, de rythme, de mode (dorien, phrygien, etc.). La hauteur du ton est liée à la tension ; elle a un lien au lien, à la tension plus ou moins stricte du lien. Ce n’est pas suffisant pour déterminer le sens du mot ton quand il y va de la voix. Encore moins quand, par un grand nombre de figures et de déplacements tropiques, le ton d’un discours ou d’un écrit s’analyse en termes de contenu, de manières de dire, de connotations, de mise en scène rhétorique et de pose prise, en termes 8 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 sémantiques, pragmatiques, scénographiques, etc., bref, rarement ou nullement à l’écoute d’une hauteur de voix ou d’une qualité de timbre. Je ferme cette parenthèse. [pp. 24-25] Ce que fait Derrida ici, c’est penser ensemble les divers liens du langage—rythmiques, syntactiques, sémiotiques, tropique (métaphorique/métonymique), etc., non pas dans leur unité mais en tant qu’inextricables les uns aux autres. En plus, il veut opérer à la fois à un niveau « ontique » et à un niveau « ontologique », en menant une réflexion quasi-transcendantale, comme il le dit ailleurs. Ce qui importe au bout du compte, c’est ‘le lien au lien’, la manière dont les différents niveaux s’articulent : la ligature ici cesse d’être une métaphore ou une analogie et devient une façon de penser la corporéité du langage en sorte que le langage est a priori corporel. Mais en plus c’est une ouverture et une relationnalité irréductibles au modèle binaire du signe qui fournit l’optique déterminante de ce qu’appelle Derrida la « différance ». Plus tard dans cet essai il décrit un ton (encore une fois en parenthèses) comme « une vibration différentielle pure, sans soutien, insountenable (70). « Vibration » également fonctionne dans cette logique tropique : à la fois les oscillations des ondes sonores, les mouvements de nos cordes vocales ou nos plis vocaux, l’affection de celui ou de celle qui parle, de celle ou celui qui écoute, l’intonation, la modulation et le tempo dont parlait Heidegger ; il s’agit d’une différence qui différencie non seulement cette voix singulière à toute autre voix, qui différencie la voix à d’autres bruits, mais les différences entre termes linguistiques, entre interlocuteurs—tout ce qu’entend JL Nancy quand il parle du « partage des voix ». Il est frappant, étant donné la critique derridienne du « phonocentrisme », qu’il commence ici avec le ton, et plus spécifiquement avec le ton de la voix : que ce soit la voix qui fournit ce point de départ pour penser la relationnalité du langage. C’est quelque chose que l’on trouve déjà chez Heidegger—la Stimme [voix] qui donne une Stimmung [affection] mais qui permet aussi le Be- 9 David Nowell Smith Langage et mouvement chez Heidegger Colloque “Lire Heidegger” Université Toulouse II – Jean Jaurès 23-24 octobre, 2014 stimmung [détermination] du langage et de la pensée, ainsi que l’Einstimmen [harmonisation] de l’humain dans le monde (et l’Übereinstimmung de la référence linguistique). Mais il est fascinant que ce soit dans la voix également que Derrida, comme Heidegger, situe cette articulation corporellelinguistique car la voix devient le point d’accès à tout dans le langage qui, selon Heidegger, n’a « rien d’humain », qui appartient, selon le mot de Derrida, à la différence pure. Peut-être devronsnous recommencer avec la voix dans toute sa pluralité, toute son indétermination, afin de suivre plus loin le problème de l’articulation corporelle du langage. 10