« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
Les voix de la dissidence
Claire Gillie
ERES | « Insistance »
2010/1 n° 4 | pages 121 à 135
ISSN 1778-7807
ISBN 9782749213255
Article disponible en ligne à l'adresse :
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« Voix crues, voix dévoyées »… ; un titre qui joue avec les sons des mots
à en faire perdre leur sens. Un titre qui semble donner le ton à un
discours qu’il déguiserait sous le sens de l’humour… Titre musical
pourrait-on dire, qui joue avec le rythme, les répétitions, la symétrie,
les variations sur des phonèmes ; titre à écouter, à entendre… au risque
des malentendus.
Un titre qui force l’écoute et invite aux associations de pensées 1…
Certes les voix « crues » – celles-auxquelles-on-a-cru – sont celles
qui quêtent ou imposent que l’on y adhère, tant elles déploient leur
pouvoir de conviction. Mais les voix « crues » en appellent aussi aux
voix « brutes », « primales », celles qui ne sont pas encore « cuites »
au sens levy-straussien 2 du terme au creuset de la civilisation ; celles
qui éructent les mots plus qu’elles ne les sculptent, qui les vomissent
plus qu’elles ne les modulent. Celles de ces dictateurs au ton « sans
réplique », au son desquelles tout ce qu’il y a de plus bestial et de plus
violent en l’homme peut se donner le droit du passage à l’acte. À quels
exploits, ou plutôt à quelles régressions la voix doit-elle se livrer pour
articuler un discours qui puisse faire régner l’ordre de la barbarie ?
1. Cet article fait écho à une
communication faite sur le
colloque « Voix et pouvoir
politique » organisé à Nancy
par APPOR le 8 novembre
2003.
2. Levi-Strauss, Le cru et le
cuit, 1964.
INSISTANCE N° 4
121
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
LES VOIX DE LA DISSIDENCE
Claire Gillie
LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
122 INSISTANCE N° 4
RJ OU LES NEUMES DU
DISCOURS POLITIQUE
« Comment peut-on croire un seul mot de ses
discours ? Même sa voix, elle est crue par
personne ! ». C’est en ces termes que l’on me
parla ainsi un soir de novembre 1999 d’un
certain RJ 7 qui fréquentait la même mairie que
celle dans laquelle avait débuté mon enquête,
menée à l’époque dans le cadre d’une recherche
en sociologie. Je rencontrais dans ce contexte
des hommes politiques et des avocats afin de
tenter de circonscrire la place qu’ils accordaient
à la voix – la leur et celle de leurs collègues –
dans l’efficacité de leurs discours ou plaidoiries.
RJ me fut indiqué par plusieurs de ses collègues
comme un sujet brillant, ayant de fortes ambitions politiques, mais piètre orateur ; mis à part
l’exclamation rapportée plus haut, pour parler
de lui, on l’imitait avec une voix sourde, des
mots peu articulés, et des soupirs devant un
constat qui faisait l’unanimité : « Il ne passait
pas la barre ! »… La barre ? Pourtant il s’agissait
bien d’une appréciation dédiée à un politique…
et non à un avocat !
Je décidais donc de joindre RJ afin de solliciter
un rendez-vous. Ce fut difficile ; il avait entendu
parler de moi et des répercussions de mes entretiens 8. « On ne va tout de même pas perdre notre
temps à travailler notre voix maintenant dans les
mairies ; le pays a d’autres priorités ! » me rétorqua-t-il avant de prétexter un rendez-vous de la
plus haute importance. Au deuxième appel, je
dus faire répéter tant la voix grasseyait en registre de poitrine : « Vous perdrez votre temps avec
moi ; je n’ai rien à vous dire sur la voix, c’est
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Est-ce une voix qui se met au service des mots,
ou une voix « qui en rajoute », qui en rajoute
même « de son propre chef », au risque de faire
de l’ombre aux paroles du discours ?
Ne sommes-nous pas ici devant un phénomène
de double-bind étudié par les socio-linguistes à
propos du motherese et du babytalk 3, jalonnant
les premiers dialogues qui peuvent devenir
déviants entre l’enfant – encore infans – et la
mère ou son substitut métaphorique ? « Si on
parle à l’enfant en lui faisant entendre “l’impersonnalité” […], si la voix de la mère, mal
rythmée ou lointaine, rend désagréable, irritant,
toxique, ce bain sonore dans lequel vit l’enfant,
on constatera de graves difficultés dans l’élaboration de la personnalité du sujet 4. » Lorsque de
façon plus générale la voix entre en contradiction avec le sens des mots, lorsqu’elle se dévoie
– se « dé-voix » – et entraîne derrière son sillage
l’adhésion ou le rejet du sujet – indépendamment du message sémantique – on serait alors
confronté à une forme de perversion de l’écoute.
Prenant des voies de traverse, des chemins de
traverses, la voix se ferait « la Traviata » du
discours, c’est-à-dire la « dévoyée » au sens
étymologique.
Ce sont des entretiens avec deux hommes politiques (menés dans le cadre d’une enquête en
sociologie 5) qui vont nous permettre d’éclairer
cette problématique de la voix « crue » et de
la voix « dévoyée », posant la question du lien
entre la matérialité sonore de la voix et « l’objetvoix 6 » tel que la psychanalyse s’en est saisie.
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futile ! » Ce fut lui qui me rappela deux semaines plus tard, la voix
« prise » par un enrouement flagrant et refaisant surface péniblement
entre deux quintes de toux : « J’ai appris que vous passiez prendre des
questionnaires à la mairie ; passez toujours me voir ; j’aurai tout juste
vingt minutes à vous consacrer ; de toute façon, c’est largement suffisant… Bon passez, je n’aurai plus rien à perdre ! » […] « Si ce n’est la
voix ! » n’ai-je pu m’empêcher de rétorquer, oubliant toute méthodologie propre aux entretiens menés dans un contexte de sociologie.
En me rendant à cet entretien, je pensais à l’hypothèse de quelque
chose qui se jouait autour d’un « risque de la perte 9 », tant ce mot avait
jalonné de façon redondante nos rares échanges ; là de plus, la perte
faisait symptôme puisque l’aphonie semblait menacer assez cet homme
pour qu’il accepte un entretien… Ce fut moi qui me retrouvais… sans
voix, ou plutôt « sans voix au chapitre »… ; dès qu’il me vit, il attaqua :
« Je n’irai pas par quatre chemins : vous êtes sur la voix, moi, je suis
sur le discours ! vous comprenez… ! » S’en suivit une longue plaidoirie
sur la structure du discours, ce que représentaient les années d’apprentissage pour peaufiner un discours, en faire un outil performant.
« Ça peut améliorer les choses d’avoir un appareil vocal qui enjolive
les choses ; mais vous ne pouvez tenir la salle avec des fadaises ! » Il
donnait toutes les preuves d’une installation dans un déni dont il ne
fallait pas le déranger, et son insistance à l’argumenter n’avait d’égal
que son insistance à me réduire au silence… Sa voix était mal placée ;
le phrasé même de son discours sonnait faux… Mes questions se trouvaient détournées de leur portée première attendue, dévoyées. Évoquant
par exemple les ateliers de pose de voix, je lui demandais : « Pensezvous qu’une sorte de préparation corporelle et psychique puisse
améliorer l’efficacité de la prise de parole ? », il me répondit : « Oui, il
vaut mieux faire ça après avoir été dîner ; c’est vrai ! C’est certainement
pour cela que nos réunions sont mises à partir de 21 heures ! »
Alors, que je m’apprêtais à prendre congé, il m’annonça : « Je vais finir
de vous persuader de l’importance de la structure du discours en vous
montrant un de mes discours et comment je les prépare ! » Et j’eus
alors la surprise de découvrir au-dessus d’un texte calligraphié en larges
arabesques toute une série de signes étrangement ressemblant à des
neumes grégoriens qui semblaient là réinventés pour la circonstance.
3. B. Boisson Bardies,
Comment la parole vient aux
enfants, Jacob Odile, Ville,
1996.
4. J.J. Guillarme, dans
Éducation et rééducation en
psychomotricité, Paris, Hatier,
1982.
5. « Le Cantus Obscurior de
la voix ; de sa résonance
sociale » fut la genèse
de notre thèse, d’abord
initiée en sociologie avant
de se déployer dans
le champ conceptuel
de l’anthropologie
psychanalytique (École
doctorale de Paris 7) sous
le titre : « La voix au risque
de la perte. De l’aphonie à
l’a-phonie ».
6. B. Baas, De la chose
à l’objet. Jacques Lacan
et la traversée de la
phénoménologie, Leuven,
Peeters Vrin, 1998.
7. Les hommes politiques,
rencontrés durant notre
enquête entreprise dans le
cadre d’une recherche de
terrain en sociologie, seront
désignés par des initiales
qui ne permettent pas de les
identifier.
8. Des ateliers de « pose de
voix » étaient en gestation
dans les projets de la mairie.
9. Problématique vers
laquelle a bifurqué notre
problématique en cours de
recherche, car nous nous
sommes rendu compte que
l’absence de la matérialité
sonore de cette voix
renforçait l’attrait comme
l’appel qu’elle exerçait dans
le sujet et dans son rapport
à l’autre.
INSISTANCE N° 4
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
124 INSISTANCE N° 4
collègue… et rival politique. La voix de XL ?
« Une voix qui vaut le détour », m’avait-on dit !
XL OU LES MOTS QUI « SE
BUTENT » ET « VOUS BUTENT »
XL occupe une place centrale dans cette même
mairie. Les gestes amples, mobiles, la voix est
forte et emplit l’espace, espace qu’il tente à
maintes reprises de réduire entre lui et l’autre. Il
rapproche ma chaise que j’avais éloignée, attire
vers lui le micro de mon magnétophone (ce qui
provoquera une saturation de la prise de son)…
sans pour autant réduire l’intensité sonore de
sa voix, me saisira le bras pour souligner quelques-unes de ses paroles qui le font sourire
avant même qu’elles ne soient prononcées ; de
persuasive, sa voix se fait intrusive ! Elle laisse
peu de place à mon questionnement, et je dois
guetter des pauses entre ses « envolées lyriques » pour tenter de rétablir un duo.
Mais laissons-le parler…
XL ; […] ce nouveau « Monsieur Z. » ; il faut
aller l’entendre dans une salle ; son discours
est plutôt du genre langue de bois – donc ce
n’est pas d’un intérêt… mais il a une manière
de parler ! Moi il me rend admiratif ! Il a une
voix qui « porte » (dit avec imitation d’une
voix ronde, grave et forte), qu’il vous prenne
individuellement ou collectivement, c’est une
capacité extraordinaire ; à côté de Mitterrand
qui donnait l’impression de (hésitations…)
enfin pas de murmurer – mais qui donnait
l’impression de faire des confidences à 15 000
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Tout était prévu et codé, et j’avais sous les yeux
un document précieux, à savoir toute une partition de la voix indiquant les inflexions prosodiques, prévoyant les temps de silence, soulignant
les « montées de ton » et leur descente, les
pauses (transcrites avec des « points d’orgue »),
les ralentis et accélérations de débit, les reprises
de ton…, les accentuations, l’interprétation
avec des indications proches des didascalies :
« persuasif », « autoritaire », « sans réplique »,
« dubitatif », etc. « Comme cela, je ne m’y
perds pas ; je ne perds pas le fil ! » – « Et vous
gagnez la foule à votre cause ? », m’entendis-je
lui renvoyer, tant à nouveau la prééminence du
verbe « perdre » s’imposait chez cet homme
dont la voix « ne tenait plus qu’à un fil ». Il me
« fusilla du regard »…
… Tout était prévu, sauf que sa voix devait
se faire l’interprète de cette partition sophistiquée… et qu’elle était destinée à passer la
rampe d’une écoute qui n’était pas forcément
acquise à la cause du discours ! Cette voix
« crue » au sens de brute, non travaillée, restait
engoncée en sa source, étouffant dans l’œuf
les mots articulés du discours, ne leur donnant
aucune fluidité porteuse. « Même sa voix, elle
est crue par personne »… pas même par lui qui
ne lui reconnaissait pas son existence dans le
lien à l’autre ! Cette voix déniée, reniée, perdue
dans les arcanes du corps occultait le discours et
l’empêchait d’effectuer sa traversée vers l’autre.
Recluse, elle ne pouvait ouvrir les écluses de
l’écoute ; vaincue, elle ne pouvait con-vaincre.
Toute autre était l’approche de XL qui venait
de nous faire don de grandes envolées lyriques
sur la voix, avant d’avoir jeté la disgrâce sur son
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personnes… Moi je l’ai vu deux, trois fois en meeting, c’est fascinant,
c’est incroyable ; il y avait 15 000 personnes devant ; on avait l’impression qu’il faisait des confidences à tout le monde !… Ça, c’est des
trucs ! moi, je ne suis pas à ce niveau-là.
Il fit ce tour d’horizon des voix de son entourage en exerçant sa voix
à les imiter, changeant de posture, me faisant penser à ces comédiens
qui procèdent à des « échauffements » corporels et vocaux avant de
commencer leur prestation. Je ne me trompais pas, car grâce au subterfuge d’un « vous » anonyme et collectif, il retrouva « sa voix à lui »,
imposante, presque pontifiante, et joignant le geste à la parole, laissa
bientôt transparaître sa « jubilation » à vivre son propre déploiement
vocal.
« […] moi je crois que la voix est intimement liée aux postures corporelles qu’on adopte ; vous ne pouvez avoir une voix qui porte si vous
êtes recroquevillé sur vous-même ou avec un pupitre qui vous arrive
là. Et en même temps vous êtes dans des séances de travail un peu
conviviales un peu tendues, quasi intimes au sens de très centrées…
Ya un exemple précis ; quand vous avez dix ou quinze personnes à
animer, vous prenez le pouvoir si vous êtes debout ; et votre voix est
au-dessus de tout le monde ; votre voix, elle descend, elle écrase… je
veux dire… elle s’écrase sur tout le monde ; c’est archi connu ça !…
(dans un murmure, comme en écho) ; c’est peut-être archi connu, mais
c’est jouissif ! »
Alors que son regard s’adressait au-delà des murs à un public fictif, la
prise de conscience de son lapsus lui fit me jeter un coup d’œil… Ce
qui a suivi fut en droite ligne avec ce qui a précédé, comme si ce lapsus
qui avait fait fonction d’écueil dans le flux vocal ricochait maintenant
sur d’autres lapsus en chaîne.
« […] un jour, pour moi, tout d’un coup le débat est devenu passionnel, et à ce moment-là moi je trouvais que ce qui avait été dit était
totalement con ou injuste – car ça, ce sont les deux choses qui me
révoltent – et là comme on dit, je parle ; on ne me retient pas ; et là
la voix s’élève, au sens propre du terme, elle est moins maîtrisée car
quand on est en peu en colère, les mots se butent… enfin je veux
dire… vous butent les uns contre les autres, s’entrechoquent, mais
donc […] ça c’est les moments où on m’interpelle sur ma voix ; on
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
126 INSISTANCE N° 4
prise de parole à ces moments-là quelque chose
qui est équivalent ! »
Comment ne pas entendre dans ce discours un
éloge de la jouissance vocale, en son ressenti
intime comme en la domination qu’elle exerce
sur une foule subjuguée, jouissance explicitée par
Michel Poizat dans son ouvrage Vox Populi, Vox
Dei 10 ? Mais comment ne pas frémir à l’idée de
la violence à l’autre qu’elle représente, violence à
son écoute qu’elle « écrase », « bute »… ?
QUAND LA VOIX PREND LE
POUVOIR SUR LES MOTS ;
APPROCHE « SOCIOLOGIQUE »
Ces deux exemples « pris sur le vif » dans un
lieu d’exercice du pouvoir politique illustrent
bien l’enjeu de jouissance – qu’elle soit déniée
(RJ) ou magnifiée (XL) – qui se tapit derrière
la matérialité sonore de la voix. Qu’elle donne
ou ne donne pas « son-sens » au discours, sa
fluidité propre peut en faire dévier le cours,
en faire « dérailler » le déroulement temporel
dans le trajet qui en pousse le flux vers l’autre.
Qu’elle se rétracte comme chez RJ, ou qu’elle
quitte l’étiage de la parole comme chez XL,
elle laisse entendre la pulsion qui en appelle à
l’écoute de l’autre. Forçant l’auditeur fourvoyé
à une sorte d’écartèlement entre son et sens,
cette voix dévoyée qui cherche à faire croire au
discours, substitue à la prise en considération
des essences du discours, l’expérience concrète
de sa matérialité sonore.
D’image sonore, elle devient « image eidétique »
de la parole, au sens psychologique du terme :
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pourrait me dire alors « n’élève pas la voix ».
Alors, il y a des fois où c’est fin, et des fois où
ce n’est pas fin du tout ; au deux sens du terme
de « fin » (rires) ; c’est pas même astucieux, et
c’est bien la pire des choses qui puisse arriver !
Ça c’est la voix passionnelle… je veux dire…
professionnelle ! »
À travers ses mots qui eux aussi butaient et
luttaient contre le flot grandiloquent de sa
toute-puissance vocale, tout se disait déjà de
cette jouissance à ériger sa voix dans l’espace du silence d’accueil qui lui était offert…
M’interrogeant sur mes propres associations de
pensées à l’écoute de cette voix envahissante, la
phrase qui suivit m’ôta tout doute quant à une
interprétation abusive.
« […] oui, l’appréhension d’autrefois s’arrête,
surtout quand je sens […] les gens en face,
que je sens en face, que ce que je dis passe, les
tressaillements des uns et des autres… mais
[…] quand je sors d’une intervention publique
devant plein de gens et que… j’ai l’impression d’un immense soulagement… et je me
disais quelque part, psychanalytiquement, je
me demande… si c’est pas un peu comme
faire l’amour… si il n’y a pas un peu de ça
dans le moment de la prise de parole… pas
dans une réunion comme ça, mais quand c’est
un truc important, devant 2000 ou même 500
personnes ; en tout cas – je ne sais pas si les
psychanalystes se sont interrogés là-dessus – je
crois qu’il y a des études qui ont été faites sur
les avants-centres des équipes de football qui
marquent des buts, hein…, je sais même pas ;
il y a des gens qui ont dit un jour que c’est une
forme d’orgasme ; et je me dis qu’il y a dans la
c’est-à-dire représentation imaginaire hallucinatoire d’une parfaite
netteté. On croit écouter une parole ; on n’en entend que le contour
sonore, un masque chatoyant qui en défigure les traits ! Elle donne
l’illusion même de parler d’elle-même, livrant l’auditeur tout de même
vigilant et scrupuleux à l’époché, le doute de l’interprétation.
Envisager ce paradigme d’un double-bind tissé par le sens d’une part
et le son d’autre part, c’est donner à la dialectique parole-voix le sens
qu’Hegel lui confère, à savoir reconnaître la séparabilité des éventuelles
contradictoires (parole et voix) et faire de la résonance sociale – que
j’appelle pour ma part « boucle socio-phonatoire 11 » – un révélateur
et un amplificateur de la voix certes comme marqueur, mais surtout
comme régulateur social 12.
Conférer à la voix un pouvoir social, c’est lui reconnaître des aspects
sociologiques, en la reliant à sa dépendance avec « l’horizon d’attente 13 » de l’auditeur, et en lui reconnaissant ses aspects illocutoires 14
et communicationnels propres. Écoutons à ce propos AB, un autre
politique, également enseignant et jouant sur les changements de registres vocaux lorsqu’il passe d’une profession à l’autre :
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AB : « Il fut tout un temps où le PC parlait comme Marchais ; il y a un
style Balladur. Il y aurait certainement quelque chose à faire, mais c’est
dans un autre registre ; ce sont les mêmes mots qui reviennent…, ça,
ça a été déjà fait ! Et ça, ça intervient forcément dans le discours ; tu ne
peux pas dire “lutte de classe” comme tu dis “taux de croissance”. Je
crois qu’il y a des mots qui sont plus chargés de valeurs symboliques,
je pense, et donc on ne peut pas les dire d’un point de vue phonatoire
de la même façon. »
Conférer à la voix un statut de régulateur social, c’est lui reconnaître
également des fonctions sociales 15 – fonction irénique (maintenir la
concorde), fonction phatique (maintenir le contact), fonction symbolique, fonction sémantique (la voix fait sens), fonction sémiologique (la
voix fait signe) – qui entrent en résonance avec les fonctions sociales
de l’écoute : fonction interprétative et fonction herméneutique étant les
principales. Une femme, FA – très impliquée dans les actions sociales
organisées par la mairie – en témoigne à sa façon…, façon qui laisse
apparaître cette fois encore le spectre de l’aphonie.
10. M. Poizat, Vox populi,
vox Dei, (Voix et pouvoir)
Paris, Métailié, 2001.
11. Par analogie avec le
phénomène de régulation de
la voix par l’oreille dit boucle
audio-phonatoire.
12. Dans cette approche
où nous croisons plusieurs
champs conceptuels, cette
notion de « régulation
sociale » est à entendre dans
un sens utilitariste, prenant
appui sur la matérialité
sonore de la voix, et non
selon les axes développés
par Michel Poizat.
13. H.-R. Jauss, Pour une
esthétique de la réception,
Paris, Gallimard, coll.
« Tel », trad. de l’allemand
par Claude Maillard, Paris,
1978.
14. C. Javeau, Prendre
le futile au sérieux, Cerf,
Humanités, Lonrai, 1998.
15. Calquées sur les
modèles de la linguistique
et de la psycho et sociolinguistique, et reprises de
nos jours par les théories de
la communication.
INSISTANCE N° 4
127
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
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FA : « J’ai fait un travail pour que ma voix,
malgré son zézaiement, elle passe ; c’était un
travail en fait sur le discours… enfin, je ne sais
plus… sur la manière de faire passer ce qu’il y a
à dire. C’était aussi un travail un peu sur la voix,
car on apprend aussi à respirer, à structurer son
discours, à, […] je ne sais plus ce que je voulais
dire […] à faire des blancs ; mais moi, je n’ai pas
fait de travail, c’est à force d’écouter les autres,
à force de me dire que je ne serai pas entendue
tant que j’aurai cette attitude et que j’aurai cette
voix-là, […]. J’avais peur que ma voix, elle se
perde dans la foule… j’en avais peur comme de
ces premières poignées de main qu’il faut serrer
à droite et à gauche… enfin la voix je la garde
[…] mais je la module de façon différente peutêtre maintenant. »
Dans cette « boucle socio-phonatoire », la voix
entre donc en « résonance » avec l’horizon d’attente de l’auditeur. Devant le risque de rencontrer un écho hostile, il se peut alors qu’elle use
d’artifices, de pouvoir de séduction pour que la
résonance se fasse adhérence. Comment l’auditeur ou le public s’inscrit-il dans cette résonance
sociale lorsque la matérialité sonore de la voix
témoigne d’un certain éréthisme (excès, excitation), voire d’un certain hybris (démesure de
son intensité, du flot vocifératoire) quand la voix
quitte l’étiage de la structure du discours ?
Quand la voix « en rajoute » et exige en retour
une acuité d’écoute qui va jusqu’à la sidération, c’est qu’elle endosse alors à l’insu le plus
souvent des auditeurs d’autres fonctions. On
pourrait désigner sous le terme de « fonction
agoniste » sa façon de prendre le pouvoir sur
celui de la parole, en bloquant les effets de
128 INSISTANCE N° 4
celle-ci au niveau des récepteurs, à savoir ceux
qui écoutent. On pourrait aussi se risquer à
inventer le concept de « fonction prétéritive »,
à partir de l’évocation de la « prétérition » :
figure de rhétorique par laquelle on déclare ne
pas vouloir parler d’une chose dont on parle
néanmoins par ce moyen. Pensons à l’interdit
qui fut apposé à un jeune chercheur sociologue
qui travaillait sur la musique en prison et avait
rassemblé des instruments à prêter aux prisonniers : « Les instruments si vous voulez, mais ne
les faites jamais chanter en chœur ; et évitez de
leur faire jouer la même chose ! » On voit la peur
d’un renversement de pouvoir ; et si l’énergie
d’une jouissance collective de « chanter d’une
seule voix » prenait le pas sur le verbe interdicteur et créateur des lois de répression, mettant
en faillite une forme de régulation sociale ?
Enfin, parmi les autres propositions que peuvent
nous suggérer les figures de la rhétorique, on
laissera une large place à la « tmèse ». Une tmèse
est une figure microstructurale de rhétorique qui
se range dans la famille des tropes. Elle consiste
en la séparation des deux éléments d’un mot
composé (ou d’une locution), par une suite qui
s’y intercale, coupant l’unité signifiante de la
chaîne qu’ainsi elle rompt ; il s’agit souvent de
la coupure d’un mot-outil 16. On rappellera que
pour qu’il y ait trope, il faut qu’il y ait intrusion,
dans un segment de discours d’un terme occurrent ne renvoyant pas à son sens habituel. La
tmèse se démarque des autres figures tropiques
en ce sens qu’elle interfère à l’intérieur même
des groupes fonctionnels. L’utilisation récente
de cette figure dans un contexte d’analyse musicale en ethnomusicologie 17, nous a convaincus
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LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
de la pertinence de ce court élément qui en venant faire irruption dans
une longue chaîne ayant elle-même sa cohérence, parvient à capter
l’attention, jusqu’à faire perdre la perception de la matrice structurelle
de la musique en question. S’agissant de la voix, plus que distorsion
du signifiant, elle parasiterait donc celui-ci au même titre qu’un autre
signifiant intercalé ou superposé à la chaîne signifiante, jusqu’à « prendre l’avantage » sur le discours et occuper le devant de la scène. Elle
opérerait là une véritable intrusion sémantique qui viendrait détourner
le sens premier de la parole, le détourner, le dévoyer.
Un autre phénomène musical nous permettra d’appuyer ce propos.
Nous citerons pour exemple cette voix « rance » décrite par Caterina
Pasqualino chez les gitans d’Andalousie 18, ou cette voix dite « de toréador ». Débordant les écluses du conduit phonatoire 19, elle peut se saisir
d’un mot d’une saeta, en pleine Passion ; quel n’est pas l’étonnement
du béotien de voir alors les têtes des auditeurs, jusqu’ici baissées dans
le plus profond recueillement, se redresser, et un « Olé » de mise à mort
jaillir des gorges jusqu’ici closes dans le silence !
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UNE VOIX « SI-REINE »…
DE SON POUVOIR DE SÉDUCTION
Le discours politique dans sa dimension de captation de l’autre, renvoie
à ce mythe du pouvoir des sirènes, où la parole est débordée par l’enjeu
pulsionnel de la voix, trompant l’auditeur sur la jouissance à portée
d’oreille. C’est ce que Julien Samanni évoque à son tour en cherchant
à expliquer en quoi la voix serait une « voix insistante » :
« […] La voix insiste… Elle débusque l’objet perdu, lui donne forme.
Elle le re-dessine comme le sonar le fait des objets enfouis sous la mer 20
[…] »
Sous la pression de la matérialisation vocale et sous la pulsion invoquante, la signification perd de sa prégnance. Elle est débordée par
l’épaisseur de l’objet-voix. Une séduction opère alors. Elle s’offre
comme lieu à un passé qui n’a pas eu lieu : « La jouissance de l’objet
même du désir y est posée comme accessible. Le meurtre du symbole
y est mis en scène. La séduction fait passer le mot pour la chose. […]
16. Cf. l’exemple : ils
mangèrent donc les pommes,
bien vieilles, de terre donnée
dans G. Molinie, Dictionnaire
de rhétorique, Paris, Le livre
de poche, 1992.
17. Nous faisons ici
référence à un séminaire
de Julien Mallet présentant
ses travaux au laboratoire
d’ethnomusicologie du
musée de l’Homme.
18. C. Pasqualino, Dire le
chant (les gitans flamencos
d’Andalousie), CNRS Éditions
de la maison des sciences de
l’homme, Paris, 1998.
19. C. Gillie, « Et la
voix s’est faite chair ;
naissance, essence, sens
du Geste Vocal », dans Le
geste musical, Cahiers de
Musiques traditionnelles,
Georg, 2002.
20. J. Samanni, « L’entredeux-textes », Revue Patio,
n° 11, 1988.
INSISTANCE N° 4
129
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
130 INSISTANCE N° 4
soit hors représentation : la voix. Prendre la
parole, c’est en somme se déprendre de la voix.
Pour étrange que cela paraisse à certains, ne pas
parler – plus exactement ne pas répondre, dans
ce cas précis – peut renvoyer à la rétention de
cet objet voix.
Les mots s’effacent donc devant les voix de ceux
qui savent faire parler les mots, en voulant faire
pourtant de la parole un « acte politique ». La
voix, détachée des mots, mène sa vie pulsionnelle
indépendante, comme les mythes ne cessent de
le mettre en scène. Jean-Michel Vives nous
rappelle que chez la petite sirène, la voix « en tant
que telle disparaît derrière la signification dans
l’acte de parole […] elle occupe le devant de la
scène se faisant pure matérialité sonore 24 ».
L’EXERCICE DU POUVOIR
COMME EXERCICE ILLICITE DE
LA JOUISSANCE
« Emportés par la foule, qui nous roule »…
chantait Edith Piaf… « S’emportant » dans
leur grandiloquence verbale certains orateurs
politiques font tout ce qui est en leur pouvoir
pour que la voix « porte »… que la foule soit
« emportée » par le flux vocal devenu vague
subversive. Au-delà de la scission entendreécouter, « ouïr » devient « jouir ».
Les « grands orateurs » depuis les premiers
temps de l’antiquité et des civilités ont toujours
travaillé l’art de la prise de parole et de son
habillage vocal auprès des « grands comédiens »
ou metteurs en scène 25. Nous emprunterons
à Bernard Noël qui fait parler une comédienne
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Il faut être attaché pour pouvoir y résister. […]
Les rameurs ne s’y sont pas trompés. Ils ne
veulent rien entendre et… galèrent 21. »
Cette sorte de tissage serré entre séduction,
captation, jouissance, désir et pulsion, PaulLaurent Assoun y fait écho, faisant de la voix de
la sirène l’emblème pulsionnel par excellence,
mais dans la mesure où il renvoie l’autre –
l’auditeur – à son écoute :
« […] toute séduction par l’autre est aussi,
séduction par soi-même au moyen de l’autre
[…] Les voix des Sirènes ne sont pas tant
séduisantes par ce qu’elles disent que par cette
“captation” qu’elles produisent. […] ces “portevoix” que sont les Sirènes permettent à l’intéressé de s’interpeller en quelque sorte […] On
comprend le formidable emblème pulsionnel
que constitue la voix-de-sirène : c’est ce désir
de l’Autre qui “vient chercher” ses “auditeurs”
et fait écho à leur propre “tropisme” de jouissance 22. »
Derrière l’homme politique veillerait donc cette
figure féminine de la sirène, guettant l’effet d’une
jouissance qui n’est pas celle de la « prise de la
parole », mais qui fait jouer un nouage subtil
entre « pulsion d’emprise » et pulsion invocante. C’est ce qu’exprime Alain-Didier Weill 23
faisant de la prise de parole, une opération de
déprise de la voix… jusqu’à faire se « méprendre » l’auditeur aimerions-nous rajouter.
Prendre la parole, comme l’on dit, masque ce
qui, dans cet acte même, désarrime nécessairement autre chose, cette chose, cet objet, qui n’a
l’air de rien, cette chose qui paraît si négligeable
et qui pourtant, au cœur du fantasme, occupe
parfois la place d’un objet capital, bien qu’il
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amateur, Anna, un descriptif sans pareil de la jouissance de l’acte
phonatoire qui ne peut venir qu’étayer la thèse psychanalytique de
l’objet voix comme objet de jouissance. Que ce soit le plaisir de sentir
en soi se distiller la saveur des mots appris – « je jouissais de cette pénétration verbale parce qu’elle était en moi bien plus vive que l’autre 26 »,
que la rencontre du corps avec l’appropriation des sons de la langue
« c’est un plaisir sans pareil que cette copulation vocale dont les mouvements sont aussi bien des pulsions de sens que des flux de vie 27 », le
destinataire demeure dans tous les cas l’autre. Et il fait dire à Anna ce
qui pourrait le mieux accréditer cette hypothèse d’une voix « crue »
qui fait dévoyer l’écoute : « Je ne crois pas ce que je viens de dire. Je le
rends crédible dès que ce n’est pas moi qui le dis mais ma bouche, et
cette langue qui bande au milieu pour faire jouir la foule 28. »
Laissons S. Rabinovitch traduire cela en termes appartenant au champ
psychanalytique : « Le “Jouis” du “J’ouïs” va sans paroles, avec le son des
trognons de mots ; la jouissance de l’ouï, enclose dans l’entendu de la voix,
capture et localise la jouissance inscrite au cœur de l’Autre […] 29. »
Capable de faire dévoyer le sens d’un discours politique ou d’une
prière, de quel pouvoir satanique la voix s’autorise-t-elle à user ; à quel
« pousse-à-jouir » et à quel « pousse-à-faire-jouir » livre-t-elle l’orateur et
à travers lui la foule ? Michel Poizat dans son ouvrage La voix du diable,
rappelle que si la séduction est une des stratégies de Satan, le nom
même de Satan la dénonce.
« […] (Shaïtan en arabe : celui qui “lie avec une corde”), celui qui
aliène la liberté de l’autre, celui qui l’enjôle, (enjôler : racine en-geôler,
emprisonner ; on ne manquera pas de remarquer au passage que ce
dernier terme est utilisé essentiellement à propos de la voix, ou de la
parole, à la rigueur du sourire). Mais celui qui séduit, et nous retrouvons là le sens profond de diable déjà relevé, c’est celui qui sépare, qui
divise, qui emmène à l’écart (sens premier du latin seducere 30). »
Allant jusqu’à opérer une coupure entre le son et le sens, la voix
s’efface devant la parole comme elle peut à d’autres instants – dans
sa matérialité sonore – user des artifices qui soumettront l’écoute des
auditeurs à son emprise. Si d’autre part Michel Poizat a montré dans le
même ouvrage comme dans Le cri de l’ange 31 « la dimension de jouissance extatique qu’elle (la voix) comporte 32 », s’il a insisté sur la voix
21. Ibid.
22. P.-L. Assoun, Leçons
psychanalytiques sur
Le regard et la voix,
Fondements, tome 1 et 2,
Anthropos, Paris, 1995.
23. A. Didier-Weill,
« Transmission,
transgression, forclusion
dans la voix maternelle »,
dans J.-M. Vives (sous la
direction de), Les enjeux de
la voix en psychanalyse dans
et hors la cure, Grenoble,
PUG, 2002, p. 102.
24. J.-M. Vives, « Pour
introduire la question de la
pulsion invocante », dans
ibid., p. 10.
25. C. Gillie, « Variations
sur la voix des enseignants »,
dans Au commencement
était la voix, sous la direction
de M.F. Castarède et G.
Konopczynski, érès, 2005.
26. B. Noël, La langue
d’Anna, Paris, POL, 1998,
p. 8.
27. Ibid., p. 31-32.
28. Ibid., p. 25.
29. S. Rabinovitch, Les
voix, Paris, Le Seuil, Champ
freudien, 1974.
30. M. Poizat, La voix du
diable, Paris, Métailié, 1991.
31. M. Poizat, L’opéra ou
le cri de l’ange (essai sur
la jouissance de l’amateur
d’Opéra), Métailié, Paris,
1986.
32. M. Poizat, La voix sourde,
Paris, Métailié, 1996.
INSISTANCE N° 4
131
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
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comme « l’instrument privilégié de cette fusion
quasiment toujours référée soit au divin, soit à
l’angélique », il s’agit ici d’une déviance de cette
jouissance : l’extase devient adhésion aveugle,
et la fusion se fait sidération, faisant violence au
libre arbitre. La voix comme tmèse interférant
dans le flux sonore de la parole, opère la scission
écouter-entendre chez le récepteur.
« […] l’exercice d’un pouvoir symbolique s’accompagne d’un travail sur la forme qui, comme
cela se voit bien dans le cas des poètes des sociétés archaïques, est destiné à attester la maîtrise
de l’orateur et à lui acquérir la reconnaissance
du groupe […] Hitler, dont la ressemblance
avec Charlot est surprenante, est l’homme de
la domination par la parole. La prise de pouvoir
par le verbe, qui donc y songeait alors ? La fascination du discours légitimant par la violence la
mystique communion à une foule qui se laisse
emporter par la voix 33. »
Alors qu’en est-il de ce duel du son et du sens
quand il s’agit de faire adhérer l’autre à des
idées ? Qu’en est-il de l’écoute de l’autre-auditeur oscillant entre la musicalité de la matérialité
sonore de la voix, et l’attirance de cette « pulsion
invocante », l’appel de l’objet-voix ? Qu’a pu
nous en faire entendre la psychanalyse 34 ?
Freud en ouvrant la question de l’hypothèse de
l’inconscient nous permet de penser une « voix
pulsionnelle » (affiliée au corps pulsionnel), qui
peut entrer en conflit avec la « voix organique »
(sous tutelle de l’anatomie). Rappelons qu’« une
pulsion est quelque chose qui pousse à jouir de
son objet, et le social […] participe au contraire
de la résistance à l’attraction de cet objet 35 ».
Freud repère et privilégie un certain nombre
132 INSISTANCE N° 4
d’objets (oral, anal) concernés par ce qu’il appelle
les pulsions partielles : mais la voix n’y figure pas.
C’est à Lacan qu’il reviendra, dans les années
1960, de démonter le concept freudien de la
pulsion, en lui affiliant le concept d’objet a, et en
renforçant la dimension de « l’a-spécificité » de
l’objet déjà repérée par Freud. Il va compléter la
liste des objets partiels freudiens par « le regard »
(surtout) et par « la voix », réservant « l’objet voix »
à l’approche des voix hallucinées des psychotiques. Dans Totem et tabou 36, Freud pose, comme
instance de jouissance absolue, « le père de la
horde », édictant un interdit auquel lui-même
ne se soumet pas. Puis il imagine le meurtre, la
suppression de cette instance ; cela va laisser des
traces indélébiles chez les frères, à l’origine d’une
loi pacifiante organisant famille et société. Cette loi
sera intériorisée en chacun par identification puis
incorporation de ce père, avec pour conséquence
l’instauration de la conscience morale et de la
religion perpétuant ce père dont il ne « reste »
que le Nom. Dans toute cette construction freudienne, la voix n’est pas développée comme telle,
et pourtant, une place tout à fait prégnante lui est
accordée avec la figure sonore du schofar.
Lacan dans son Séminaire l’Angoisse 37, s’appuyant sur les avancées de Reik 38, fera du schofar
un « reste » du père en sa version totémique, lui
aussi incorporé. Il confère ainsi à la voix pulsionnelle (prise dans l’altérité et traversée par « de
l’Autre ») sa double appartenance aux registres
de l’oralité et de la vocalité. C’est ainsi que la
voix se trouve de Lacan promue au statue de
« reste » (de cette jouissance absolue), « objetdéchet », ou « feuilles mortes » de cette voix
objectalisée. Il la présente également comme
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LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
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« impératifs interrompus du Surmoi » « dont la manifestation vocale peut
finir, dans la pathologie, par être véritablement obsédante 39 ». Lacan
souligne également sa dimension temporelle, qu’elle présentifie dans le
continuum sonore qui soutient l’articulation signifiante. Mais, il rajoute
que si la voix semble liée à la chaîne signifiante, il n’est pas évident qu’elle
puisse être liée au sujet émetteur qui l’énonce, puisqu’elle suppose, chez
le psychotique, l’existence « d’un autre » auquel il attribue « la voix liée
au propre message du sujet qui le produit 40 ». Par ailleurs, Lacan nous
montre, avec le stade du miroir 41, qu’entre 6 et 18 mois, l’enfant né sans
corps se constitue alors un corps 42. Nous rajoutons qu’alors, il va « se
constituer » un langage au moyen de sa voix pour passer « du vocal au
vocable 43 ». Avec la rencontre avec l’image spéculaire, il se détache du
« petit autre », précurseur de « l’objet a ». On voit donc combien la voix
et la parole sont dans un rapport ambigu, puisque comme le souligne
Michel Poizat « la voix est dans le même temps le support du signifiant,
elle fonde donc à ce titre la coupure d’avec la jouissance, mais elle est
aussi trace de cette jouissance première à jamais perdue 44 ». Plus tard
Lacan parlera plus « du manque de l’objet que d’objet perdu […] Ce mot
de perdu est en effet ambigu puisqu’il renvoie à l’idée que cet objet fut
un temps acquis puis perdu. Il renvoie aussi à l’idée qu’il pourrait être
éventuellement retrouvé 45 ».
VERS UNE CONCLUSION
D’une méprise à l’autre, d’un dérapage à l’autre, paroles et voix crues
ou dévoyées, mêlées ou dissociées sont parties prenantes d’un acte
politique : politique du sujet sous l’emprise de ses conflits pulsionnels,
politique du « plus fort » qui de la voix, qui de la parole, politique
du social se faisant régulateur – mais aussi parfois amplificateur – du
débordement pulsionnel. Les voix de la dissidence n’ont pas encore dit
leur dernier mot. Car encore de nos jours, la musique des mots peut se
faire cri sous la torture, la voix des discours et des chants peut redevenir
« cri pur » à l’aube de la mort imposée. Voix crue, elle cherche cependant à trouver sa résonance en une foule qui résisterait – résistance se
faisant insistance – à la sidération des voix dévoyées…
33. J. Duvignaud, Rire et
après, Essai sur le comique,
Paris, Desclée de Brouwer,
1999.
34. La synthèse qui suit est
empruntée à Claire Gillie,
« De la afonia como « a »
fonia. De la voz perdida
como objeto perdido [De
l’aphonie comme « a »
ponie. De la voix perdue
comme objet perdu] »,
Desde el Jardin de Freud
N° 8 Facultad de Ciencias
Humanas, Colombie, 2008.
35. M. Poizat, Vox populi,
vox Dei (Voix et pouvoir)
Paris, Métailié, 2001,
p. 285.
36. S. Freud, Totem et tabou,
trad. de Totem und Tabu,
reed. 1965, Paris, Payot,
1913.
37. J. Lacan, Le Séminaire,
Livre X, L’angoisse, 1963,
Paris, Le Seuil, 2004.
38. Th. Reik, Rituel.
Psychanalyse des rites
religieux, Paris, Denoël,
1975.
39. M. Poizat, La voix du
diable, Paris, Métailié, 1991,
p. 193-195.
40. M. Poizat, Variations sur
la voix, Paris, Anthropos,
Economica, 1986, p. 204.
41. Dans une autre
acception que celle
développée par Alain Delbe.
42. Cf. Françoise Dolto,
avec sa dialectique « Image
inconsciente du corps » vs
« Schéma corporel ».
43. Cette thèse constitue
notre travail de recherche
actuel.
44. M. Poizat, Variations
sur la voix, op. cit., p. 15.
(À propos de La leçon
INSISTANCE N° 4
133
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« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
LE SAVOIR INCONSCIENT ET LES DROITS DE L’HOMME
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de musique de Pascal
Quignard : « Voix perdue et
objet perdu », p. 17 à 21).
45. M. Poizat, Variations sur
la voix, op. cit., p. 18.
46. B. Lavilliers, 1986, Big
Brother Company.
Y a du sang sur le trottoir
C’est sa voix, poussière brûlée
C’est ses ongles sur le blindé.
[…]
Il vivait avec des mots
Qu’on passait sous le manteau
Qui brillaient comme des couteaux.
Il jouait d’la dérision
Comme d’une arme de précision.
[…]
Y a du sang sur mon piano
Y a des bottes sur mon tempo.
[…]
La musique a parfois des accords majeurs
Qui font rire les enfants mais pas les dictateurs.
[…]
La musique parfois a des accords mineurs
Qui font grincer les dents du grand libérateur.
[…]
De n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur.
La musique est un cri qui vient de l’intérieur.
Écoute chanter la foule
Avec les mots qui roulent et font battre son cœur.
De n’importe quel pays, de n’importe quelle couleur.
La musique est un cri qui vient de l’intérieur
Résumé : Déclaration de guerre ou traité de paix ; ce sont par des paroles que l’on
déclare des guerres, par des mots choisis que l’on signe des traités de paix. Cela
ne saurait se faire sans le discours politique ni la voix qui le porte, quitte à ce que
voix et parole entrent en dissidence. Allant jusqu’à opérer une coupure entre le son
et le sens, la voix de l’homme politique peut s’effacer devant la parole du discours
politique, comme elle peut à d’autres instants – dans sa matérialité sonore – user
des artifices qui soumettront l’écoute des auditeurs à son emprise.
134 INSISTANCE N° 4
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Laissons à Bernard Lavilliers 46 la voix et les mots de la conclusion qui
se refuse à clore le discours :
« VOIX CRUES, VOIX DÉVOYÉES »
De quel emblème vocal l’homme politique se fait-il le porteur, lui, l’acteur d’un
discours qui peut guetter l’effet d’une jouissance qui n’est pas celle de la « prise
de la parole », mais qui fait jouer un nouage subtil entre « pulsion d’emprise »
et « pulsion invocante » ? Quel est l’effet de cette voix, parfois « crue », parfois
« dévoyée », qui n’est pas que « voix sonore » mais aussi voix pulsionnelle, et qui
peut venir subvertir l’ordre de la parole et de la structure du discours ?
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Summary : « Believable Voices, Misleading Voices » The voice of dissidence
Declaration of war or peace treaty ; it is with words that war is declared, with
chosen words that peace treaties are signed. This could not exist without political
discourse, or the voice, which carries it, even if it means that voice and word enter
in dissidence. Prepared to go as far as slicing between sound and sense, the voice
of the politician can fade out in front of the words of a political discourse, as it
can at other moments – in its sound materialism – using subtleties to subject the
auditors to its influence.
Of which vocal emblem does the politician make himself the carrier, he, the actor
of a discourse who can thrive on the enjoyment which is not the speech itself, but
the subtle knotting between the « drive of influence » and the « invoking drive » ?
What is the effect of this voice, sometimes « believable », sometimes « misleading », which is not only the « sonorous voice » but also « impulsive voice », and
which can come to subvert word order and speech structure ?
Keywords : Invoking drive, impulsive voice, socio-phonatory buckle, political
speech, seduction, illegal securement ; enjoyment.
Resumen : « Voces Creídas, Voces Desviadas » Las voces de la disidencia
Declaración de guerra o tratado de paz ; son por las palabras que se declaran las
guerras, por palabras escogidas que se firman los tratados de paz. Esto no sabría
hacerse sin el discurso político ni la voz que lo lleva, con riesgo de que voz y palabra entren en disidencia. Yendo hasta operar un corte entre el sonido y el sentido,
la voz del hombre político puede borrarse delante de la palabra del discurso
político, como puede en otros instantes – dentro de su materialidad sonora – usar
artificios que someterán la escucha de los auditores a su influencia.
De cual emblema vocal el hombre político se hace él, el portador, él, el actor
de un discurso que puede acechar el efecto de un goce que no es el de la
« toma de la palabra » sino que hace jugar un nudo sutil entre « pulsión de
apoderamiento » e « pulsión invocante ».¿Cual es el efecto de esta voz a veces
« creída » a veces « desviada » que no es solamente « voz sonora » sino también
« voz pulsiva » ? ¿Y quien puede venir transformar el orden de la palabra y la
estructura del discurso ?
Palabras clave : Pulsión invocante, voz pulsiva, rizo socio-phonatoire, discurso
político, seducción, captación, goce.
INSISTANCE N° 4
135
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Mots-clés : Pulsion invocante, voix pulsionnelle, boucle socio-phonatoire,
discours politique, séduction, captation, jouissance.