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Le français : une langue en crise ?

1993, Études françaises

Abstract

Le français est en crise. Tous l'affirment. Et si l'on se fie aux médias, le mal est aigu, préoccupant. À sonder le fait dans quelques quotidiens francophones des dernières années, on récolte une brassée de titres tels que: «Le français s'appauvrit», «Comment que ça s'écrit», «Faut-il encore enseigner la langue maternelle?», «Parlez-vous bédéen?», etc. Le constat est unanime, et le ton apocalyptique. Quant aux grandes lignes du diagnostic, elles sont les mêmes partout: pauvreté et imprécision générales du vocabulaire, coexistant, de manière un peu contradictoire, avec l'hypertechnicisme et la surcharge, confusion dans l'expression, tant à l'oral qu'à l'écrit, manque de maîtrise de la syntaxe... Mais la préoccupation n'est pas seulement celle de journalistes que l'on pourrait croire en mal de sensation. Un rapport, soumis il y a quelques années au Ministre belge de l'Education sonnait le tocsin, en dénonçant chez les jeunes élèves une véritable faillite de la pensée, faillite se manifestant par des tares langagières. Quoique plus recherchés, les mots de ce rapport préviennent des mêmes griefs que le premier courrier des lecteurs venu : vocabulaire restreint et inadéquat, tournures sommaires, incohérences logiques... Un sévère réquisitoire en douze points distribuait les blâmes. Laxisme dans l'enseignement de l'oral au nom d'une prétendue créativité débouchant sur l'absurde et l'informe; mythe de la

Document généré le 16 fév. 2022 19:44 Études françaises Le français : une langue en crise ? Jean-Marie Klinkenberg Bibliothèques imaginaires du roman québécois Volume 29, numéro 1, printemps 1993 URI : https://id.erudit.org/iderudit/035902ar DOI : https://doi.org/10.7202/035902ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Klinkenberg, J.-M. (1993). Le français : une langue en crise ? Études françaises, 29(1), 171–190. https://doi.org/10.7202/035902ar Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1993 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Le français: une langue en crise? JEAN-MARIE KLINKENBERG UN MAL UNIVERSEL D'AUJOURD'HUI... Le français est en crise. Tous l'affirment. Et si l'on se fie aux médias, le mal est aigu, préoccupant. À sonder le fait dans quelques quotidiens francophones des dernières années, on récolte une brassée de titres tels que: «Le français s'appauvrit», «Comment que ça s'écrit», «Faut-il encore enseigner la langue maternelle?», «Parlez-vous bédéen?», etc. Le constat est unanime, et le ton apocalyptique. Quant aux grandes lignes du diagnostic, elles sont les mêmes partout: pauvreté et imprécision générales du vocabulaire, coexistant, de manière un peu contradictoire, avec l'hypertechnicisme et la surcharge, confusion dans l'expression, tant à l'oral qu'à l'écrit, manque de maîtrise de la syntaxe... Mais la préoccupation n'est pas seulement celle de journalistes que l'on pourrait croire en mal de sensation. Un rapport, soumis il y a quelques années au Ministre belge de l'Education sonnait le tocsin, en dénonçant chez les jeunes élèves une véritable faillite de la pensée, faillite se manifestant par des tares langagières. Quoique plus recherchés, les mots de ce rapport préviennent des mêmes griefs que le premier courrier des lecteurs venu : vocabulaire restreint et inadéquat, tournures sommaires, incohérences logiques... Un sévère réquisitoire en douze points distribuait les blâmes. Laxisme dans l'enseignement de l'oral au nom d'une prétendue créativité débouchant sur l'absurde et l'informe; mythe de la Études françaises, 29,1, 1993 172 Études françaises, 29,1 non-directivité et de l'expression libre; désaffection vis-à-vis du livre et de la lecture; abandon de l'analyse, comme de renseignement de l'orthographe; rêve, dont se bercerait la majorité du corps social, de s'abandonner aux pédagogies douces et aux machines infaillibles: machines à calculer, à traduire, à enseigner les langues, à remplacer les corrections, les exercices, les applications, les répétitions et la mémorisation... La liste ne s'arrête pas là: il y a encore l'incessante remise en question des matières à enseigner, la production fiévreuse de méthodes concurrentes, rompant toute continuité, le caractère incertain des rapports entre linguistique et grammaire... D'autres causes structurelles, enfin, venaient achever de noircir ce déjà sombre tableau : le nombre dérisoire d'heures imparties à l'enseignement de la langue française, le fait que celle-ci soit, pour une part croissante de la population scolaire, une langue étrangère; et enfin le prestige des «sciences quantitatives», jetant le discrédit sur des matières qui, par opposition, reçoivent un statut «qualitatif». Tentons de mettre un peu d'ordre dans les multiples manifestations du mal. Pour ceux qui se tiennent au chevet de notre langue malade, il y a lieu de mettre deux syndromes en avant. C'est d'une part la vague déferlante de l'anglomanie, de l'autre, la crise de l'orthographe. La première emporte tout sur son passage. L'anglomanie serait le signe de l'abandon de toute fierté, de l'impuissance, et d'un déclin dont chaque francophone porterait sa part de responsabilité. Quant à la disorthographie, elle exercerait ses ravages dans le corps social tout entier. L'origine de ce grand lâchez-tout ne se dissout pas dans l'air du temps. Tous les témoins interrogés dénoncent le grand fautif avec assez de clarté. C'est celui que montrait déjà du doigt le rapport cité plus haut: l'enseignement, toutes parties confondues. Car si les enseignants sont portés au laxisme et gangrenés par la linguistique moderne, les enseignés sont, eux, soucieux d'emprunter les filières les moins exigeantes. Mais les traîtres ne sont pas que là: on les débusque massivement regroupés derrière l'audio-visuel. C'est la tyrannie de la télévision et de la radio, empêchant tout commerce créateur avec la langue, ce sont les bandes dessinées, qui réduisent la langue de leurs lecteurs à un triste ânonnement de débutant. Les dommages, du reste, n'atteignent pas seulement le patrimoine linguistique: c'est aussi contre la sensibilité et l'imagination que conspirent photos de presse et ordinateurs, en simplifiant la représentation des faits et des sentiments. La crise de la langue est ainsi, on le voit, une crise de culture, voire une crise morale, puisqu'on peut reformuler Le français: une langue en crise? 173 tous nos cris d'alarme en termes de péchés capitaux: B.D. et vidéo ne sont que des prénoms, les vrais noms de famille de ces responsables de la crise sont Paresse, Laxisme, LaisserAller, Désinvolture... Devant ce tableau, on est tenté de se frotter les yeux. Est-il possible que nous en soyons arrivés là ? ...ET D'HIER Cette question, on a plus de droit encore à se la poser lorsqu'on tente de remonter aux origines de Ia crise. En effet, celui qui s'interrogerait sur Thistoire de la dégringolade commencerait par constater que l'expression «crise du français» n'est pas neuve. La crise du français est le titre de deux ouvrages parus à vingt ans de distance. Le premier, de 1909, est dû à un historien des lettres: Gustave Lanson. Le second, de 1930, est signé par un linguiste: Charles Bally (à qui Aldo Dami, son compatriote, répondit dans la Prétendue Crise du français). Puis, d'autres titres se bousculent à la mémoire. Celui d'André Thérive qui, en 1923, décrétait le Français langue morte, avant de bâtir en 1956 la Clinique du langage; ceux de Moufflet lequel dénonçait en 1930 le Massacre de la langue française, puis, en 1948, se portait résolument Au secours de la langue française; celui de Grandjouan qui, en 1971, dénonçait les Linguicides; celui, plus familier, de Thévenot, qui interpellait son pays en 1976: Hé! la France, ton français fout le camp. Quant au détail de l'analyse, il n'a pas changé depuis un siècle. On pourrait s'amuser au petit jeu de société qui consisterait à deviner la date des propos qui suivent. Qui a dit: «Tous les professeurs et tous les examinateurs de France [...] sont d'accord là-dessus: les jeunes Français n'écrivent pas en français. La déchéance progressive est, en cette affaire, d'une prodigieuse rapidité»? Réponse: Emile Faguet, en 1909. Qui a dit: «Chaque année, ceux qui voient arriver à l'Université les jeunes gens sortis de Rhétorique constatent les plus fâcheux résultats. Fort peu sont en état d'écrire correctement le français [...]. Sept années d'études, et, pour conclusion, l'ignorance»? Vandenkindere, en 1880. Qui a dit: «On ne sait presque plus le français; on ne le parle plus. Si la décadence continue, cette belle langue deviendra une sorte de jargon à peine intelligible»? Lamennais, mort en 1854. Qui a dit: «II est ordinaire de trouver des rhétoriciens qui n'ont aucune connaissance des règles de la langue française, et qui en écrivant pèchent contre l'orthographe dans les points les plus essentiels»? Nicolas Audry, à la fin du XVIIe siècle. Qui a dit: 174 Études françaises, 29,1 «Les jeunes gens d'aujourd'hui aiment le luxe. Ils sont mal élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leur aînés et bavardent au lieu de travailler»? Socrate. Ces constats laissent perplexe. S'il est vrai que la chute est, à chaque génération, aussi brutale qu'on la décrit, ne devrions-nous pas en être revenus aujourd'hui à des borborygmes dignes de la guerre du feu? Et n'y a-t-il pas de l'inconséquence à ouvrir en 1956 une clinique pour quelqu'un dont on avait déjà constaté le décès en 1923? De la naïveté à venir au secours de qui a déjà été massacré vingt ans auparavant? Cette perplexité ne peut que croître quand on constate que les rumeurs de crise semblent courir, et depuis longtemps, pour toutes les grandes langues de culture des États industrialisés. Que ce soit d'Allemagne ou d'Italie, de l'Est ou de l'Ouest, ce sont les mêmes échos angoissés qui nous parviennent: notre langue est en crise, notre langue se meurt. C'est cette mort que dénonçait un auteur espagnol du XVIir siècle, en écrivant un livre sur les Funérailles du castillan. Perplexe, on l'est plus encore quand on tente de vérifier ce qui est verifiable dans ces rumeurs. Tâche malaisée : cette vérification est rarement possible, en l'absence de données sur les compétences linguistiques qui permettraient de dépasser le niveau des simples impressions, données qui seraient fiables, quantifiables, quantitativement représentatives, et qui rendraient possible la comparaison des situations dans le temps, ainsi qu'en l'absence de définitions de la maîtrise linguistique autour desquelles on pourrait se mettre d'accord. Par bonheur, on dispose de telles données à propos d'un domaine bien circonscrit. Bonheur double: c'est précisément dans ce domaine que la crise semble à la fois la moins discutable et la plus redoutable. Il s'agit de l'orthographe. Mettre en doute qu'il y ait une crise orthographique semble presque sacrilège à certains. Pourtant, de telles études existent à l'époque. En 1973, deux équipes de chercheurs français se penchèrent sur le problème. Chacune, avec des échantillons et des méthodes de mesures différents, examinèrent les performances des jeunes en âge scolaire, à partir d'échantillons comparables et sur de longues périodes. Les résultats de ces études, qui avaient été menées sans concertation préalable, convergent remarquablement. En dépit de toutes les idées reçues (nous en connaissons tous, de ces vaillantes grand-mères qui, sans avoir jamais fait d'études poussées, avaient une orthographe irréprochable...), le niveau des compétences orthographiques est rigoureusement resté le même depuis que l'on se préoccupe de la prétendue crise, c'est-à-dire depuis que l'orthographe a été érigée au rang de matière scolaire. Une étude québécoise plus récente constate Le français: une langue en crise? 175 bien une baisse vertigineuse. Mais elle demanderait à être confirmée pour d'autres pays de la francophonie. Et il reste que, pour la France, on a parlé de crise durant plus d'un siècle sans que cela se justifiât. Alors, le discours sur la crise : éternel rabâchage ? On ne peut se contenter de hausser les épaules. Que l'histoire paraisse bégayer ne peut ni infirmer ni confirmer la réalité présente de cette crise. Que la proposition « le français est en crise » soit si générale qu'elle en devient invérifiable ne doit pas détourner d'un examen qui, moins général, indiquerait peut-être quels sont les secteurs de la langue qui seraient frappés par la crise et ceux qui en seraient indemnes. Par ailleurs, il resterait à expliquer d'où vient l'idée récurrente de la crise. A quelles préoccupations correspond-elle, de quelles situations objectives est-elle l'image fantasmatique? Pour répondre à ces préoccupations, il faut sans doute marquer un temps d'arrêt, et rappeler quelques évidences en matière de langue. QU'EST-CE QU'ÊTRE EN CRISE, POUR UNE LANGUE? La langue est en effet un phénomène d'une grande complexité et, avant de débattre de la «crise du français», ou mieux, avant de poser la question : qu'est-ce, pour une langue, qu'être en crise?, faudrait-il se rappeler ce qu'est une langue. C'est d'abord un instrument dont les fonctions sont nombreuses et variées. Pour d'aucuns, le langage servirait avant tout à communiquer. Mais, même comme instrument de communication, il doit répondre à des besoins extrêmement variés. Par exemple, ceux de la communication de type scientifique comme ceux de la communication affective. Pour jouer ces deux rôles, la langue ne mobilise pas les mêmes ressources. D'un côté, elle tendra à utiliser des signes correspondant à l'idéal de la bi-univocité; de l'autre, elle n'hésitera pas à créer des significations momentanées et plurielles comme celles que l'on observe dans les énoncés rhétoriques où un chat cesse d'être un chat, où les tigres s'introduisent dans les moteurs, où la terre est réputée bleue comme une orange. Mais — les derniers exemples nous en persuaderont — la langue ne sert pas toujours à la seule communication. Elle sert aussi à faire agir les autres: les faire voter pour un tel, acheter tel produit... Parfois, elle se moque de toute communication interpersonnelle et joue les démiurges, en créant des codes nouveaux: c'est le cas dans le langage poétique, où la manière inhabituelle dont les choses sont dites comptent plus que ce qui est communiqué, et qui est souvent banal. Parfois 176 Études françaises, 29, 1 encore, la langue ne se contente pas de décrire des actions: elle est l'action elle-même, comme dans les formules «je t'avertis que», ou «je te promets que», où les actes consistant à avertir ou à promettre n'existeraient pas sans ces verbes qui finissent par devenir l'équivalent d'un geste. Enfin, la langue nous sert à nous situer dans notre monde. Elle porte la trace de l'organisation du monde que notre culture a élaborée: on le sait, les mots pour dire, et donc concevoir, le temps, les relations familiales ou les couleurs diffèrent de langue à langue. De sorte que lorsque nous pensons le temps, les relations familiales ou les couleurs, nous versons chacune de ces réalités dans les moules que notre langue a élaborés. Comme on l'a souvent rappelé, si Newton avait parlé hopi et non anglais, sans doute la physique qu'il a conçue aurait-elle été toute différente. Notre langue nous sert à nous situer dans notre monde: dans notre société, devrions-nous préciser encore. Car, à l'instar de la race ou de la religion, la langue sert volontiers de drapeau aux groupes humains: comme le costume ou l'insigne, elle signifie puissamment nos appartenances. Faut-il donc s'étonner que nous investissions autant dans notre langue? Puisqu'elle est non seulement le meilleur instrument dont nous disposions pour communiquer, mais encore le moyen qui nous permet d'appréhender l'univers et de nous y insérer, il est compréhensible que nous la chargions d'un poids symbolique considérable. Ce détour par les fonctions de la langue n'en est pas un. Il montre en effet l'étonnante plasticité du langage, et l'immense espace de liberté qu'il ouvre à ses usagers. Plasticité et liberté qui peuvent peut-être donner l'impression de déséquilibre, mais qui sont inséparables de tout mécanisme langagier. Car, parce que la langue met les hommes en contact, elle est condamnée au déséquilibre: les partenaires coopérant dans l'échange ne sont-ils pas aussi partiellement des concurrents, chacun souhaitant tirer de la communication le meilleur profit pour le moindre coût, et leurs intérêts n'étant pas les mêmes en l'occurrence? Surtout, ce détour devrait faire voir qu'il n'y a pas un seul français, mais une constellation de ressources linguistiques, répondant à des besoins distincts, et mises en œuvre dans des stratégies très différenciées. Ressources nombreuses, mais dans lesquelles on peut sans doute mettre un peu d'ordre, en regroupant celles qui ont une fonction instrumentale (communiquer, persuader, agir...) et celles dont la fonction est symbolique (ressentir, se situer...). Si l'on entend reprendre l'idée de crise du langage, il faudra donc s'entendre. La crise en question affecte-t-elle Le français: une langue en crise? 177 toutes les dimensions du phénomène langagier, ou certaines d'entre elles seulement? Plus précisément, la crise affectet-elle notre langue dans sa fonction instrumentale, ou dans sa fonction symbolique? CRISE INSTRUMENTALE? Le simple bon sens doit faire douter que la crise puisse affecter la fonction instrumentale de la langue en tant que telle: mon épicier continue à me comprendre lorsque je lui achète une salade; il excelle à me communiquer le prix de ce que je lui demande; nous savons tous deux assortir nos échanges de tous ces lubrifiants sociaux que sont les formules de salutation ou de prise de congé; il y a autant d'écrivains — que dis-je: bien plus — que par le passé, et ils écrivent plus d'oeuvres, et des œuvres plus variées, que par ce passé; les publicitaires sont plus actifs, et plus convaincants que jamais... Mais la crise instrumentale n'affecterait-elle pas de manière particulière certains secteurs sociaux, d'autres restant indemnes? Le même bon sens nous en fait douter. Sans doute subsiste-t-il de larges zones d'ombre dans notre système d'éducation. Et sans doute la marche vers une société duale les rend-elle plus redoutables encore. Mais l'alphabétisation n'a cessé de progresser chez nous. Un nombre accru d'élèves termine les Humanités. Un nombre sans cesse plus important d'entre eux entame des études supérieures. Ceci n'est-il pas le signe d'un progrès plutôt que d'une régression? Deux sociologues l'ont récemment démontré, dans un ouvrage dont le titre est un pied-de-nez aux slogans alarmistes: le Niveau monte. La crise instrumentale se manifesterait-elle alors dans l'évolution du langage? Toute langue, à ce compte, serait en constante crise, puisqu'elle évolue inexorablement. Mais le paradoxe est ici que les crises les plus spectaculaires ne sont jamais ressenties par les usagers, car elles se produisent dans une durée qui excède notre perception du temps. Si l'on avait dit à un grammairien puriste de la Rome antique que sa langue allait perdre ses précieuses déclinaisons, il n'y a pas de doute qu'il y aurait vu une scandaleuse perversion. Mais le fait est là: ce phénomène, fondamental puisqu'il est à l'origine du français comme de l'espagnol et de l'italien, n'a été aperçu par aucune sentinelle linguistique. Serait-ce alors que l'évolution du français est si rapide qu'on en perçoit le mouvement? Celui-ci déboussolerait-il les usagers en même temps qu'il affecterait gravement l'image qu'ils ont de leur propre langue ? Ici encore, il faut traquer les idées reçues. Une langue peut en effet offrir simultanément des zones d'évolution 178 Études françaises, 29, 1 rapide et des zones d'évolution lente. Distinguer ces différentes zones est important, car elles n'ont pas toutes la même pertinence pour définir la personnalité d'une langue. La partie de la langue la moins essentielle à cet égard est en même temps la plus voyante: le lexique. Ce sont en revanche la syntaxe et la phonologie qui en fournissent la vraie carte d'identité. Dans cette traduction de Lewis Carroll «Tout smouales étaient les borogoves/Les slictueux toves lentement roivissaient», nous identifions sans nul doute du français, même si nous ignorons ce qu'est un(e) borogove, et ce que représente pour lui(elle) le fait d'être smouale: nous distinguons les noms et les verbes, pouvons analyser le temps de ces derniers, identifions un adjectif épithète masculin pluriel dans «slictueux», etc.; par contre, Molière n'aurait pas osé proposer la séquence «Belle beaux mourir me vos d'marquise font amour yeux»: même si chaque mot qui la compose, pris isolément, nous est familier, elle ne constitue de toute évidence pas une phrase française. Le plus souvent, c'est le lexique qui évolue le plus vite. Les tours syntaxiques et les oppositions phonologiques ont une vie plus longue, et leur évolution est de toute manière moins sensible: plusieurs tours, plusieurs oppositions, coexistent en effet dans un même état de langue: seules leurs proportions varient, lentement. Or, le linguiste sait que ce qui fait l'essentiel des langues des pays développés est actuellement dans une phase d'évolution lente. Les différences entre la plupart des variétés d'une même langue tendent à s'estomper (c'est notamment ce qui arrive aux accents régionaux). Le système phonologique actuel du français, qui pour l'essentiel date du XVIe siècle, est extrêmement stable : les confusions entre /rï/ et / n j / («cogner» et «grenier»), entre / I j / et / j / («souiller» et «soulier») sont en cours depuis longtemps, et ne gagnent que progressivement du terrain, / ~ e / e t / ô e / («brin» et «brun») continuent à se rapprocher, l'abolition de la différence de longueur entre «ami» et «amie» est de plus en plus fréquente en français central. Un seul nouveau phonème tente de faire son apparition: celui que l'on entend dans «King-kong». A côté de ces évolutions, de véritables régressions: l'orthographe exerce sur l'oral une influence qui aboutit à restituer (ou à introduire) certaines consonnes, notamment en position finale, ou encore certains e muets, surtout avant l'accent tonique. Et du côté de la morphologie? Là non plus, aucun bouleversement spectaculaire: poursuite de l'effacement de certains passés simples difficiles, remplacement fréquent de certains temps par des formes périphrastiques, généralisation de formes soudées, qui ne fait qu'accentuer une tendance bien attestée au Le français: une langue en crise? 179 XIXe siècle à utiliser le substantif comme un épithète. Ceux qui se préoccupent de prospective détectent bien un mouvement vers l'invariabilité de l'adjectif (les finales en «-ique» ou «-able» ne portent aucune marque), mais on ne peut évidemment prophétiser la perte du genre en français... Côté syntaxe, fréquence de plus en plus haute du style substantif, de la nominalisation anaphorique ou des prépositions employées adverbialement. Mais sur ce terrain-ci aussi, on observe de véritables régressions: par exemple, le français parlé sur les ondes offre de nombreux exemples de liens de subordination que Ton pourrait croire réservés à l'écrit. Par contre, du côté du lexique, c'est l'inflation. Et celle-ci n'est sans doute pas pour rien dans l'impression de crise. C'est tout d'abord l'extraordinaire productivité des terminologies qui tire l'œil. Si l'on estime — la formule est frappante — que le savoir engrangé par l'humanité double actuellement tous les sept ans, on ne s'étonnera pas que le lexique particulier des disciplines en pleine évolution croisse en conséquence. Rien que pour les sciences du vivant, on créerait ainsi plusieurs dizaines de milliers de mots nouveaux par an. Mais ce n'est pas que du côté des sciences que le mouvement de création s'emballe: l'accélération de l'histoire amène aussi son lot d'innovations lexicales dans des domaines comme l'organisation sociale. Et une telle accélération ne peut pas ne pas avoir son correspondant dans les langages non sectoriels, qu'il s'agisse du vocabulaire affectif de la vie courante ou du langage journalistique. Contrairement à celui de la morphologie, de la phonologie et de la syntaxe, le visage du lexique français est donc constamment remodelé. Les enrichissements, nombreux, sont complétés par un renouvellement permanent. Ce qui, soit dit en passant, rend l'invasion des anglicismes beaucoup moins terrible que ne le prétendent nombre de nos puristes (qui utilise encore teenager, birth control et happening? Et l'establishment n'a-t-il pas fait place à la nomenklatura?). Ce mouvement est d'autant plus perceptible que l'âge de l'entrée dans la vie sociale s'est abaissé (l'adolescence, en tant que catégorie sociologique, est d'invention récente), et que la phase de vie active s'est allongée: l'observateur du langage, pouvant jeter son regard sur une période plus étendue, est donc plus sensible que jamais à la créativité lexicale. Ceci ne suffît certes pas à faire parler de crise. 180 Études françaises, 29, 1 CRISE SYMBOLIQUE ? C'est donc d'un autre côté qu'il faut porter le regard. Si la crise n'affecte pas la langue dans sa fonction instrumentale, c'est peut-être qu'elle est de l'ordre du symbolique. Ce n'est peut-être pas ailleurs que dans cette distinction entre l'instrumental et le symbolique qu'il faut chercher la raison des oppositions entre le discours du linguiste — le plus souvent rassurant — et celui de l'essayiste ou du journaliste — le plus souvent alarmiste —, de ces analyses qui déchirent le grand public. Que la crise du français soit une crise de conscience est une hypothèse raisonnable. On s'en convainc aisément lorsqu'on constate — ce qu'a permis la publication récente par le Conseil de la langue française du Québec d'une grosse synthèse sur la Crise des langues — qu'on tient un discours comparable pour toutes les langues majoritaires des états développés, de l'espagnol à l'allemand. C'est même le cas pour l'anglais aux États-Unis. Or, on n'a évidemment pas affaire ici à une langue moribonde, et l'on ne peut tout de même pas évoquer à son endroit le spectre de l'influence yankee ! Et c'est précisément le discours de la crise tenu aux États-Unis qui nous mettra sur la piste. Si le tableau est peint là-bas en termes aussi — sinon plus — apocalyptiques qu'il l'est dans la francophonie européenne, les faits de langage sont aussi plus volontiers mis en relation avec les faits de société: «La langue est dans tous ses aspects — grammaire, idiotismes, logique, usage, rhétorique — inséparable de la morale [...]. Mal en user, c'est insulter à la qualité même de l'être humain. L'esprit, l'amabilité, l'intelligence, la grâce, l'humour, l'amour et l'honneur ne peuvent s'incarner que dans le bon usage. Le déclin de l'anglo-américain figure celui des Américains en tant qu'être humains», peut-on lire sous certaines plumes. Et les causes du déclin linguistique seraient les mêmes là-bas qu'ailleurs. Comme chez Socrate, il est question «du discrédit jeté sur l'âge, l'expérience et le rang», le respect des règles partant dès lors à vau-l'eau; comme chez nous, il est question de nivellement social, d'enseignement médiocre, d'influence délétère des médias... Mais il est trop évident qu'on projette ici sur la langue, dont nous avons vu qu'elle s'offrait comme un inépuisable réservoir d'imaginaire, des inquiétudes provenant de sources plus obscures: la crise économique, les M.T.S.... Le désarroi accompagne nécessairement les mutations historiques importantes. Que le monde auquel nous sommes habitués vacille, et nous voilà désarmés, fragiles. Certaines périodes de l'histoire sont ainsi propices à un retour sur soi. Quoi d'étonnant que, Le français: une langue en crise? 181 dans un tel contexte, on donne un prix accru aux instruments d'identification de soi? Potentiellement, toute langue est donc en crise. Mais des événements historiques particuliers peuvent rendre aigu un malaise qui n'est souvent que diffus. Quels sont donc les facteurs qui, au cours des dernières années, ont pu activer le sentiment de crise ? Nous en distinguerons quatre. Le premier facteur est le plus directement linguistique et le plus proche des fonctions instrumentales du langage: c'est le rapport nouveau qui s'est institué entre l'oral et l'écrit. Les deux facteurs suivants sont moins directement linguistiques. C'est tout d'abord la crise de la civilisation dans les années quatre-vingt, et c'est ensuite la réorganisation de la stratification sociale au cours des trente dernières années. Comme on le verra, ces facteurs ne sont pas propres à la langue française, mais affectent toutes les langues des pays développés. Par contre, un quatrième facteur est propre au français: c'est la nouvelle place qu'il occupe sur le marché linguistique mondial. LE DISCOURS SUR LA CRISE : QUATRE SOURCES 1. MUTATIONS DE L'ÉCRIT La crise de la langue semble surtout toucher sa version écrite. Mais a-t-on le droit de parler de «désaffection»? Si les statistiques de l'UNESCO montrent que le combat mondial contre l'analphabétisme est à peine commencé, et que, dans les pays développés, de nouvelles formes plus subtiles d'illettrisme s'installent partout (apprend-on quelque part à lire la propagande, ou à manier le traitement de texte?), il suffit d'ouvrir les yeux pour se persuader de ce que toutes les enquêtes démontrent: que l'écrit n'a jamais été autant présent parmi nous, en dépit du mythe de l'audio-visuel triomphant. Certes, sa présence se fait sentir de manière parfois bien modeste. Mais que sont donc les affiches géantes, les colonnes Morris, bourrées de textes en petits caractères, les enseignes qui le soir font vivre et danser le centre de nos villes par leur mille énigmes clignotantes, sinon des manifestations de l'écriture? Que sont les publicités m'assurant longuement que je suis le plus heureux des hommes parce que j'ai déjà gagné? On parle de la hâte de nos contemporains, les poussant sans cesse à plus de brièveté, de monosyllabisme. Mais a-t-elle sacrifié l'écrit? Il est bien vrai qu'à Paris disparut naguère la vénérable inscription «Métropolitain» (les arcades qui la supportaient étant progressivement achetées par des 182 Études françaises, 29, 1 musées américains) : elle devait faire place au bref «Métro» ou au sigle «R.E.R.». Mais dans le même temps, d'autres inscriptions envahissaient les mêmes espaces. Manifestations bien grossières de la compétence linguistique, dira-t-on peutêtre... Pourtant, la rhétorique est à l'œuvre autour de nous, à chaque instant, dans l'argot comme dans les titres de presse, dans la publicité comme dans le jargon des sciences. Elle illustre la souplesse et la ductilité du langage, dont les ressources sont inlassablement sollicitées. Elle prouve que nos langues ne sont pas des malades souffreteux, qu'il faudrait préserver des courants d'air. Elle nous montre enfin les trésors d'énergie créatrice que nous y déployons, et nous souffle donc que nous ne devons pas désespérer de nous-mêmes, qui sommes tous peu ou prou des crocheteurs du Port-auFoin. Mais si l'écrit est plus présent que jamais, ses fonctions ont assurément changé. Certaines tâches qui lui étaient naguère réservées sont aujourd'hui assumées par d'autres système de signes. Les indications routières, autrefois libellées en toutes lettres ont heureusement fait place à un système rationnel de signaux dont toutes les composantes sont perceptibles simultanément. La presse parlée et télévisée est venue — il est devenu banal de le dire — s'adjoindre à la presse écrite. Le téléphone nous a délivrés de la lettre d'affaire ou de la lettre familiale. Pour remplacer la seconde, il est d'ailleurs avantageusement secondé par la cassette expédiée par voie postale. Quant à la première, elle profite aujourd'hui du succès foudroyant du télécopieur. La compétence générale à manier l'écrit n'a sans doute pas baissé. Mais ces évolutions l'ont réorientée vers des fonctions techniques spécialisées: rédaction administrative, financière, épreuves scolaires... Le facteur principal de cette redistribution, c'est l'image. Si l'écrit ne cesse de multiplier sa présence, c'est souvent aux côtés de l'image iconique ou symbolique, avec qui elle noue des relations toujours plus étroites, au point de se fondre avec elle, comme dans le logo. Et que l'on ne dise point que les partenaires ont signé entre eux un contrat léonin: la photo, le schéma, le dessin, le plan et le pictogramme viennent soutenir le mot, mais au même instant, en un échange généreux, la peinture elle-même exhibe de plus en plus souvent le verbe, comme l'a montré Michel Butor; au moment où la manipulation de l'ordinateur devient un jeu, grâce aux menus, aux fenêtres, au petits pas de souris et aux icônes de toutes sortes, les grammaires rigoureuses des langages de programmation commencent à s'offrir à tous. Cette évolution va dans un sens: l'autonomisation de l'écrit. Celui-ci s'est longtemps voulu d'abord un simulacre de Le français: une langue en crise? 183 la parole. Il la représentait humblement, en même temps qu'il rémunérait ses faiblesses. Mais aujourd'hui, d'autres techniques assurent avec bonheur cette fixation et cette transmission. Pour le coup, l'écriture peut être relevée de ses fonctions ancillaires. Majeure, elle se prétend désormais l'égale de ce qu'elle servait. Indépendante, elle joue de ses caractères spatiaux, signifiant dorénavant autant par ses couleurs, ses emplacements, ses dimensions, ses liens avec les symbolismes conventionnels... Ainsi, l'écrit a changé de fonction. Ne l'avait-il pas toujours fait dans le passé, passant d'une fonction religieuse à une fonction technique, et d'une fonction technique à une autre encore? Ce qui est vrai, c'est que le changement en cours depuis un demi-siècle, et qui s'est particulièrement accéléré au cours de la dernière décennie, est fondamental. Le mariage de l'image et du mot augure sans doute d'une étape nouvelle pour l'humanité. Que de telles conversions suscitent l'insécurité et le malaise est compréhensible. La chose est, d'ailleurs, conforme à la définition même de crise. Les dictionnaires nous rappellent en effet que la crise représente dans la vie de l'organisme un moment caractérisé par un changement rapide et généralement décisif. En bien ou en mal. Pour que la phase critique que nous vivons oriente nos sociétés vers une meilleure maîtrise de leurs moyens d'expression, ne faudrait-il pas, plutôt que de se lamenter, repenser la place de l'écrit dans nos formations? Car la langue écrite que nous avons connue ne peut plus désormais être le modèle unique de toute langue. Ne faut-il pas saisir les chances que nous offre sa mutation ? 2. L'ÈRE DE NARCISSE On a dit plus haut que des transformations profondes de notre univers familier étaient propres à susciter le sentiment d'insécurité, et que ce sentiment pouvait aisément se projeter sur la langue. Or, nous vivons, depuis le grand choc pétrolier de 1973, dans une de ces périodes de mutation. Notre ère voit naître une nouvelle sensibilité qu'un sociologue américain a pu désigner du nom de «culture narcissique ». Après la décennie des années soixante, brillante sur le plan économique et habitée par de généreuses utopies, s'ouvre une période de désillusion. L'idée est mise en doute que l'individu puisse exercer une réelle emprise sur son existence. Les disciplines qui lui donnaient cette impression — cela va de la philosophie de l'histoire à l'économie — sont réputées en faillite, impuissantes qu'elles sont à rendre compte des formes nouvelles que prennent les phénomènes 184 Études françaises, 29, 1 qu'elles faisaient profession d'élucider. Mais il faut bien combler le silence devant la demande de sens! L'insignifiance de l'existence est dès lors, dans les années quatre-vingt, compensée par une attention exclusive au moi. Le temps personnel et biographique est remis à l'honneur. En regard, le temps proprement historique est évacué: relatif, n'est-il pas nécessairement inquiétant? L'histoire ne sera donc plus présente parmi nous qu'à titre de gadget. Le sentiment de dépossession invite au repli sur des valeurs sûres, et, à son tour, celui-ci prépare le retour à l'irrationnel. Retour à l'individu donc, mais aussi aux groupes qui sont censés le définir. Nourrissant des impulsions de repli — faute de recevoir la sécurité attendue de collectivités jugées trop vastes dans l'espace ou dans le temps —, l'individu contemporain valorise les ensembles qui peuvent être la commode métaphore de son moi. Faut-il alors s'étonner d'un mouvement qui donne un prix élevé à tout ce qui compense l'insignifiance en créant du sens, à tout ce qui enraye la dissolution en créant de l'identité? Parmi ces valeurs en hausse: la religion, la famille. Mais aussi les symboliques diverses, comme celle qu'offre le langage. Or, la langue ne peut, on l'a vu, s'offrir comme un refuge. Elle ne l'a jamais vraiment pu, étant instable par nature; mais sans doute le peut-elle moins aujourd'hui que jamais. Le lexique est ce qu'elle a de plus superficiel, et partant de plus voyant. Or, ce lexique n'affiche-t-il pas résolument aujourd'hui tous les signes d'une coupable inconstance? N'est-il pas juste, alors, de la déclarer en crise, cette langue qui devrait nous rassurer, mais qui se dérobe à sa mission ? Mais au cœur de la décennie soixante-dix, le discours de la crise se faisait déjà entendre avec netteté. D'autres facteurs n'ont-ils pas pu jouer aussi? 3. GROUPES SOCIAUX: LA NOUVELLE DONNE II faut sans doute faire intervenir d'autres phénomènes. Ceux que nous invoquerons ici sont propres à la société française et valent, en gros, pour le reste de l'Europe francophone; mais, bien que la situation socio-économique du Québec soit légèrement différente de l'européenne pour les années qui nous concernent, on y retrouve des phénomènes analogues, magnifiquement décrits par François Ricard dans sa Génération lyrique. Le principal de ces phénomènes est ce que Nicole Gueunier nomme le remodelage de la morphologie sociale. Certaines périodes voient un reclassement rapide des diverses catégories de la population. Phénomène qui ne peut Le français: une langue en crise? 185 pas ne pas entraîner d'effets linguistiques. Ce fut le cas au milieu du XIXe siècle, lorsque le secteur primaire céda la place au secteur secondaire, à la faveur de la révolution industrielle. On assista alors au désenclavement des campagnes, et à la constitution rapide d'un prolétariat urbain. On sait que ce processus est partiellement à l'origine du déclin des dialectes. Un mouvement d'une ampleur égale peut être observé dès l'après-guerre. Ce mouvement, qui va en se précipitant au cours des années soixante, n'a pas débouché sur des convulsions comparables à celle que la question sociale avait suscitée au XIXe siècle, mais n'en reste pas moins capital pour l'histoire de la langue. C'est la tertiarisation de la société. Les emplois agricoles régressent encore, tandis que ceux du secteur industriel stagnent; le secteur tertiaire, par contre, connaît une véritable explosion. Transformation qui affecte l'ensemble des classes sociales: les effectifs des cadres moyens et employés ne cessent de croître, comme aussi ceux des professions libérales et des cadres supérieurs. Mais il est important de noter que ce mouvement a surtout œuvré en faveur de la promotion de la petite bourgeoisie. Ce phénomène important est renforcé par un autre, démographique celui-là: l'arrivée des enfants du baby boom de l'après-guerre sur le marché des études supérieures d'abord (au cours des années soixante), puis sur le marché de l'emploi. Ces deux facteurs vont se conjuguer pour créer des conditions remarquablement favorables à renonciation du discours de la crise. D'un côté, l'essor du tertiaire promeut une classe qui vit intensément l'insécurité linguistique. De l'autre, il crée un grand espoir que l'histoire a tôt déçu. On connaît le concept d'insécurité linguistique, défini par William Labov. Il se fonde sur un double constat. D'une part, si toutes les langues varient, certaines de leurs variétés sont «illégitimes», et d'autres «légitimes»: ce sont ces dernières qui permettent d'imposer le pouvoir symbolique. D'autre part, les groupes sociaux ne sont pas tous capables de maîtriser pratiquement le même éventail de variétés. Il y a dès lors insécurité dès que l'on a une image assez nette de la norme, mais que l'on n'est pas sûr d'avoir la maîtrise de cette variété légitime. Il y a au contraire sécurité dans le cas où la production d'un usager est conforme à la norme qu'il reconnaît, et dans celui où son usage n'est pas légitime, mais sans qu'il ait une conscience nette de la non-conformité. L'insécurité se fait différemment sentir, on le devine, aux différents échelons de l'échelle sociale. Elle est la plus aiguë au sein des groupes qui ont à la fois des pratiques peu conformes en même temps qu'une conscience aiguë de la norme, et dont l'ascension est liée à la maîtrise de cette 186 Études françaises, 29,1 norme. C'est dire que l'insécurité atteint son acmé dans la petite bourgeoisie et chez les femmes. En stimulant l'ascension de ces couches de la population, le remodelage social a eu pour effet d'accentuer globalement l'insécurité linguistique. Ce qui se traduit aisément en termes de crise. Par ailleurs, l'explosion scolaire a des effets paradoxaux. Elle devrait normalement produire des effets positifs sur la sécurité linguistique: ne contribue-t-elle pas à l'unification de la langue et à sa stabilisation? Mais cette situation objective n'affecte pas nécessairement la représentation que les intéressés et ceux qui les observent ont de leurs pratiques linguistiques. Et une progression de la scolarisation peut affecter de manière négative cette représentation. Ce qu'elle a fait, de deux manières. D'un côté, la scolarisation renforce l'insécurité. Dans nombre de cas, l'école fournit une bonne idée des variétés linguistiques souhaitables, mais ne donne pas pour autant la maîtrise pratique des registres. On en arrive donc à ce résultat paradoxal: au lieu d'apprendre à parler, elle condamne parfois au silence... D'un autre côté, l'explosion scolaire change les règles du jeu social. Tant qu'une petite partie seulement de la population accède à l'Université, l'Université reste la marque de l'excellence. Mais quand une proportion croissante y accède, ces signes se dévalorisent; quand le tout-venant vous envahit, il faut bien trouver d'autres marques de distinction, et jeter le discrédit sur celles qui ne doivent plus pouvoir servir. On en arrive ainsi à un second paradoxe: alors qu'objectivement «le niveau monte», le diagnostic devient «tout fout le camp». Comme le dit plaisamment Alain Rey, si un sport est d'abord pratiqué par un pour cent de la population, dira-t-on qu'il est en crise quand la moitié de la population, avec ses inévitables amateurs, en vient à y prendre goût? Seconde conséquence des transformations observées: elles devaient susciter un grand élan de confiance. Ne se produisaient-elles pas, de surcroît, au cours d'une période d'optimisme général bien évoqué par François Ricard? Elles devaient donc nécessairement susciter «par rapport à la culture en général et à la langue en particulier l'espoir d'une appropriation croissante» (Nicole Gueunier). Et de fait, les orientations d'étude qu'on vit se gonfler furent celles qui semblaient offrir aux jeunes représentants de la «génération lyrique» une formation qui leur offrait des légitimités d'ordre symbolique: celles que l'on conquiert par les armes du langage. Mais l'histoire s'est chargée, avec cruauté, de décevoir ces espoirs. D'une part, le mouvement vers toujours plus de prospérité allait connaître le coup d'arrêt que l'on sait, et le Le français: une langue en crise? 187 marché n'allait pas tenir les promesses que l'évolution du système scolaire paraissait avoir faites. De l'autre, alors que les enfants des classes moyennes se bardaient de diplômes de sociologie ou de sciences politiques, les accents se déplaçaient: la formation la plus légitime est aujourd'hui celle qui passe par les mathématiques. Faut-il, dès lors, être surpris quand s'exprime le dépit devant la scolarité, et singulièrement devant les formations où la maîtrise de la langue joue un rôle essentiel? Faut-il s'étonner que ce désinvestissement soit traduit en termes de crise par ceux qui, souvent, sont à la fois acteurs et observateurs du phénomène? Chez les victimes, la déconvenue peut facilement se transformer en agressivité. Chez ceux qui les jugent, l'ambiance générale de découragement peut susciter le mépris. 4. L'AVÈNEMENT DE LA FRANCOPHONIE Tout ceci n'est pas propre au français. Même si l'on devine que l'institutionnalisation exceptionnellement poussée de langue provoque chez le francophone une véritable hypertrophie de la glande grammaticale, et joue donc un rôle particulier dans le sentiment d'insécurité linguistique qu'il peut vivre, les phénomènes décrits jusqu'ici s'observent à propos de toutes les grandes langues des pays développés. N'y aurait-il donc pas de «crise du français», mais seulement une «crise des langues»? Ce serait négliger un quatrième et dernier facteur, qui vient s'ajouter aux autres pour fragiliser le francophone : les bouleversements qu'a suscités la montée de la francophonie. La place du français sur le marché des langues est en effet devenue problématique. C'est une chose à laquelle tous les francophones de l'hémisphère Nord sont très sensibles. Ce que l'on formule moins aisément, par contre, c'est l'impact que la montée de la francophonie a sur la conscience de ces francophones. Or, la découverte du nouvel univers francophone entraîne celle de la variété de la langue. Car il en va du français comme de toute autre langue : il n'existe pas. Pas plus que l'allemand ou l'espagnol, d'ailleurs. Ce qui existe, ce sont des Français, des Allemands, des Espagnols. Affirmer la chose est banal. Mais dans le cas du français, cette réalité apparaît toujours comme scandaleuse, tant elle a été refoulée dans les consciences par l'unitarisme linguistique. Car cette langue offre l'exemple sans doute le plus poussé qui soit de centralisme et d'institutionnalisation linguistique. Cette situation a des origines historiques lointaines et complexes, et est consolidée par un facteur quantitatif: alors que dans les autres grands blocs d'Etats soudés par 188 Études françaises, 29, 1 une langue européenne — l'anglais, l'espagnol, le portugais — l'ancienne métropole est minoritaire, la France continue à peser d'un poids décisif dans une francophonie où seule une minorité d'usagers a le français comme langue maternelle. Prendre au sérieux cette francophonie a des conséquences non négligeables. Si l'on a pu longtemps dire qu'il y avait un français et un seul, il est plus difficile en revanche de construire le mythe d'un ensemble où vivraient connaturellement, sur le même pied, le chef d'État africain et la servante bretonne. Le français est pluriel: on le découvre aujourd'hui. Non seulement il l'est par ses formes, mais encore, et surtout, l'est-il par les situations qu'il permet d'exprimer. Le français n'est plus le monopole du pays que l'on prétend le plus policé du monde. Il est aussi le bien d'un continent que l'on dit en voie de développement. D'un monde que des événements récents vident dangereusement de sa substance et qui pourrait bien, si nous n'agissons point, sortir de la scène de l'histoire. Le français nouveau dit donc des réalités jusqu'ici inouïes, ou scandaleuses. Oser prononcer le mot «francophonie», c'est donc se donner des responsabilités qui ne sont pas petites. C'est notamment se forcer à un examen de conscience sans complaisance: si le français doit aujourd'hui être le garant de la diversité dans un monde menacé de laminage culturel, ne doit-il pas pour cela renoncer à certaines de ses traditions, qui ne le désignent pas particulièrement pour jouer ce rôle, comme son jacobinisme? Ce qu'il exige, face à l'anglais, ne doit-il pas l'offrir aux autres, par exemple en aidant les langues africaines à dire la modernité? La montée de la francophonie a donc deux effets contradictoires. D'un côté, le francophone sait qu'il n'est plus seul. Confiance. Mais de l'autre, il entend les mille voix d'une francophonie habitée par un français polymorphe; il découvre à sa langue un visage qu'il ne lui connaissait pas; il se voit forcé de changer ses réflexes les plus naturels. Malaise. Cette insécurité s'est récemment et spectaculairement manifestée au Québec autour du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui de la série des Robert. Il est significatif que les débats autour de cet ouvrage n'aient pas tourné autour de ses aspects proprement lexicographiques : on aurait par exemple pu discuter de l'absence de marques géographiques, qui empêchent de distinguer une acception purement nord-américaine d'un sens courant dans l'espace français, ou encore du fait qu'on a pris pour entrée des phénomènes purement morphologiques ou même phonétiques. Ouvrage démagogique, indécent et flagorneur, cédant à la mode, rempli d'anglicismes, de grossièretés, etc.: que n'a-t-on pas lu sous la plume des contemp- Le français: une langue en crise? 189 teurs de ce travail! Toutes ces critiques, sans exception, partent d'une conception du dictionnaire non comme instrument de description, mais comme instrument de légitimation. On attend de cet ouvrage qu'il dise le dernier mot sur l'être de la langue, et qu'il en fournisse une image rassurante. La fonction légitimante du dictionnaire est bien connue, et aucun lexicographe ne peut éluder cette responsabilité que lui confie le corps social. Mais on observera que, dans le cas présent, cette quête d'une image stable de la langue va avec un rejet de ses propres spécificités. Cette attitude contraste étonnamment ave celle que des enquêtes avaient mis en avant à la fin des années soixante-dix, où le locuteur québécois évaluait ses performances linguistiques d'une manière étonnamment optimiste. Mais, dans leurs frayeurs, les Québécois de la fin de ce siècle ne sont pas seuls. Même si elles le font avec plus de discrétion, c'est un peu partout que les mêmes réactions se manifestent, quand les grands dictionnaires s'ouvrent enfin aux réalités de la francophonie. Ce qui est peut-être compréhensible: le relativisme linguistique dont témoignent ces initiatives frappe le francophone au moment historique où il a précisément besoin de la sécurité qu'offre le modèle d'une langue unifiée et stable... Au terme de cet examen, on peut donc conclure que ce n'est pas la langue elle-même qui est en crise. La langue, en cette affaire, n'est qu'un symptôme. Symptôme du réaménagement des cloisons sociales, symptôme des incertitudes dans lesquelles l'histoire nous plonge, symptôme des questions d'identité qu'elle nous pose, des inégalités entre sociétés et à l'intérieur de la société. Trop parler de crise de la langue, c'est donc déplacer la question. Et laisser le respect, ou l'inquiétude, s'égarer sur ce qui n'en est pas digne, ou responsable. On ne résout pas ses problèmes de peau en incriminant son miroir. Que faire alors? On l'aura deviné, le linguiste n'a pas de qualité particulière à donner des conseils. Mais la femme, l'homme, ne peuvent se dérober. Et l'on aperçoit quelquesunes des attitudes qu'ils peuvent adopter. Apprendre ce qu'est réellement une langue (alors qu'il est aujourd'hui interdit de croire à la terre plate ou au géocentrisme, on entend — et spécialement quand s'agite le spectre de la « réforme » orthographique — proférer bien des sottises sur la langue). Bien distinguer ses fonctions instrumentales et symboliques. Traduire en termes explicites tout ce qu'il y a d'implicite dans les débats sur la langue (ce qui est en crise, c'est le système de valeurs sociales, la place que l'on réserve à l'enseignement...). En cette matière comme dans d'autres, 190 Études françaises, 29, 1 combattre les mythes, en développant l'esprit critique. Cesser de croire que la «défense» de la langue est une. (Car qui dit défense dit ennemi. Il est par trop facile de confondre tout et tous dans cette catégorie. Facile de culpabiliser cet usager qui est le seul à pouvoir faire vivre la langue, en la parlant. Il l'est moins, par contre de combattre l'inégalité, cette abstraction sans visage.) Respecter le consommateur, en lui fournissant des textes qu'il puisse comprendre, ou rendre son écriture plus aisée, rapprocher le citoyen de ceux qui sont à son service, en facilitant leur communication, adapter la langue aux besoins nouveaux, par exemple, en l'aidant à mieux exprimer l'univers de la femme. Et surtout, rendre à l'usager la confiance en ses propres capacités langagières. Bref, il importe de réorienter le respect qui se porte sur la langue: ce sont ses usagers qui doivent en bénéficier. Puisse ce que l'on a appelé «crise» avoir cet effet heureux1. 1. La référence principale sur l'idée de crise linguistique est le gros volume, la Crise des langues, Québec, Conseil de la langue française, Paris, Le Robert, 1985. Parmi ces textes, rassemblés par Jacques Maurais, on lira surtout les chapitres consacrés au français en France (par Nicole Gueunier), au Québec (par Jacques Maurais) et en Belgique (par moi-même), ainsi que le texte plus général d'Alain Rey. On y trouvera d'autres références. Sur la dynamique actuelle de la langue française, abondance d'ouvrages, dont tous ne sont pas fiables; le plus accessible reste celui d'Henriette Walter, le Français dans tous ses états, Paris, Laffont, 1988; le Français sans fard, d'Alain Martinet (Paris, P.U.F., «Sup», 1969), un peu vieilli, reste une lecture stimulante. Sur l'orthographe, la littérature est pléthorique depuis 1989; on en extraira l'ouvrage de la meilleure spécialiste, Nina Catach, l'Orthographe en débat, Paris, Nathan, «Nathan Université», 1991. Sur l'évolution des performances scolaires, lire Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte. Réfutation d'une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, Paris, Le Seuil, «L'épreuve des faits», 1989. Le rapide Rapport sur l'enseignement du français demandé par le Ministre belge de l'Éducation nationale date de 1984. J'ai aussi fait référence plus d'une fois à deux essais socio-historiques: «La culture narcissique » de Christopher Lasch (1979), qui a paru en français sous le titre le Complexe de Narcisse (Paris, Laffont, 1981), et la Génération lyrique, de François Ricard (Montréal, Boréal, 1992). En matière de sociolinguistique, une présentation très complète mais touffue a récemment paru (Christian Baylon, Sociolinguistique. Société, langue et discours, Paris, Nathan, «Nathan-Université», 1991), mais j'ai surtout fait référence ici aux travaux de William Labov {Sociolinguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1976; intéressante présentation de P.Encrevé). On profitera aussi des enquêtes publiées en 1991 par la Communauté française Wallonie-Bruxelles dans la collection «Français & société» : Martine Garsou, l'Image de la langue française, n° 1, Théo Hachez et Bernadette Wynants, les Élèves du secondaire et la norme du français écrit, n° 3. Une première version de cet article, texte d'une conférence prononcée en décembre 1990, a paru sous le même titre dans le volume collectif, le Français en débat (Bruxelles, Communauté française Wallonie-Bruxelles, « Français & Société», n° 4, pp. 25-45).