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Études françaises
Le français : une langue en crise ?
Jean-Marie Klinkenberg
Bibliothèques imaginaires du roman québécois
Volume 29, numéro 1, printemps 1993
URI : https://id.erudit.org/iderudit/035902ar
DOI : https://doi.org/10.7202/035902ar
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Éditeur(s)
Les Presses de l'Université de Montréal
ISSN
0014-2085 (imprimé)
1492-1405 (numérique)
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Klinkenberg, J.-M. (1993). Le français : une langue en crise ? Études françaises,
29(1), 171–190. https://doi.org/10.7202/035902ar
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Le français:
une langue en crise?
JEAN-MARIE KLINKENBERG
UN MAL UNIVERSEL D'AUJOURD'HUI...
Le français est en crise.
Tous l'affirment. Et si l'on se fie aux médias, le mal est
aigu, préoccupant. À sonder le fait dans quelques quotidiens
francophones des dernières années, on récolte une brassée de
titres tels que: «Le français s'appauvrit», «Comment que ça
s'écrit», «Faut-il encore enseigner la langue maternelle?»,
«Parlez-vous bédéen?», etc. Le constat est unanime, et le ton
apocalyptique. Quant aux grandes lignes du diagnostic, elles
sont les mêmes partout: pauvreté et imprécision générales du
vocabulaire, coexistant, de manière un peu contradictoire,
avec l'hypertechnicisme et la surcharge, confusion dans l'expression, tant à l'oral qu'à l'écrit, manque de maîtrise de la
syntaxe...
Mais la préoccupation n'est pas seulement celle de journalistes que l'on pourrait croire en mal de sensation. Un
rapport, soumis il y a quelques années au Ministre belge de
l'Education sonnait le tocsin, en dénonçant chez les jeunes
élèves une véritable faillite de la pensée, faillite se manifestant
par des tares langagières. Quoique plus recherchés, les mots
de ce rapport préviennent des mêmes griefs que le premier
courrier des lecteurs venu : vocabulaire restreint et inadéquat,
tournures sommaires, incohérences logiques... Un sévère
réquisitoire en douze points distribuait les blâmes. Laxisme
dans l'enseignement de l'oral au nom d'une prétendue créativité débouchant sur l'absurde et l'informe; mythe de la
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non-directivité et de l'expression libre; désaffection vis-à-vis
du livre et de la lecture; abandon de l'analyse, comme de
renseignement de l'orthographe; rêve, dont se bercerait la
majorité du corps social, de s'abandonner aux pédagogies
douces et aux machines infaillibles: machines à calculer, à
traduire, à enseigner les langues, à remplacer les corrections,
les exercices, les applications, les répétitions et la mémorisation... La liste ne s'arrête pas là: il y a encore l'incessante
remise en question des matières à enseigner, la production
fiévreuse de méthodes concurrentes, rompant toute continuité, le caractère incertain des rapports entre linguistique et
grammaire... D'autres causes structurelles, enfin, venaient
achever de noircir ce déjà sombre tableau : le nombre dérisoire d'heures imparties à l'enseignement de la langue française, le fait que celle-ci soit, pour une part croissante de la
population scolaire, une langue étrangère; et enfin le prestige
des «sciences quantitatives», jetant le discrédit sur des
matières qui, par opposition, reçoivent un statut «qualitatif».
Tentons de mettre un peu d'ordre dans les multiples
manifestations du mal. Pour ceux qui se tiennent au chevet de
notre langue malade, il y a lieu de mettre deux syndromes en
avant. C'est d'une part la vague déferlante de l'anglomanie,
de l'autre, la crise de l'orthographe. La première emporte
tout sur son passage. L'anglomanie serait le signe de l'abandon de toute fierté, de l'impuissance, et d'un déclin dont
chaque francophone porterait sa part de responsabilité.
Quant à la disorthographie, elle exercerait ses ravages dans le
corps social tout entier.
L'origine de ce grand lâchez-tout ne se dissout pas dans
l'air du temps. Tous les témoins interrogés dénoncent le
grand fautif avec assez de clarté. C'est celui que montrait déjà
du doigt le rapport cité plus haut: l'enseignement, toutes
parties confondues. Car si les enseignants sont portés au
laxisme et gangrenés par la linguistique moderne, les enseignés sont, eux, soucieux d'emprunter les filières les moins
exigeantes. Mais les traîtres ne sont pas que là: on les débusque massivement regroupés derrière l'audio-visuel. C'est la
tyrannie de la télévision et de la radio, empêchant tout commerce créateur avec la langue, ce sont les bandes dessinées,
qui réduisent la langue de leurs lecteurs à un triste ânonnement de débutant. Les dommages, du reste, n'atteignent pas
seulement le patrimoine linguistique: c'est aussi contre la sensibilité et l'imagination que conspirent photos de presse et
ordinateurs, en simplifiant la représentation des faits et des
sentiments.
La crise de la langue est ainsi, on le voit, une crise de
culture, voire une crise morale, puisqu'on peut reformuler
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tous nos cris d'alarme en termes de péchés capitaux: B.D. et
vidéo ne sont que des prénoms, les vrais noms de famille de
ces responsables de la crise sont Paresse, Laxisme, LaisserAller, Désinvolture...
Devant ce tableau, on est tenté de se frotter les yeux.
Est-il possible que nous en soyons arrivés là ?
...ET D'HIER
Cette question, on a plus de droit encore à se la poser
lorsqu'on tente de remonter aux origines de Ia crise.
En effet, celui qui s'interrogerait sur Thistoire de la
dégringolade commencerait par constater que l'expression
«crise du français» n'est pas neuve. La crise du français est le
titre de deux ouvrages parus à vingt ans de distance. Le
premier, de 1909, est dû à un historien des lettres: Gustave
Lanson. Le second, de 1930, est signé par un linguiste:
Charles Bally (à qui Aldo Dami, son compatriote, répondit
dans la Prétendue Crise du français). Puis, d'autres titres se bousculent à la mémoire. Celui d'André Thérive qui, en 1923,
décrétait le Français langue morte, avant de bâtir en 1956 la
Clinique du langage; ceux de Moufflet lequel dénonçait en
1930 le Massacre de la langue française, puis, en 1948, se portait
résolument Au secours de la langue française; celui de
Grandjouan qui, en 1971, dénonçait les Linguicides; celui,
plus familier, de Thévenot, qui interpellait son pays en 1976:
Hé! la France, ton français fout le camp.
Quant au détail de l'analyse, il n'a pas changé depuis un
siècle. On pourrait s'amuser au petit jeu de société qui consisterait à deviner la date des propos qui suivent. Qui a dit:
«Tous les professeurs et tous les examinateurs de France [...]
sont d'accord là-dessus: les jeunes Français n'écrivent pas en
français. La déchéance progressive est, en cette affaire, d'une
prodigieuse rapidité»? Réponse: Emile Faguet, en 1909. Qui
a dit: «Chaque année, ceux qui voient arriver à l'Université
les jeunes gens sortis de Rhétorique constatent les plus
fâcheux résultats. Fort peu sont en état d'écrire correctement
le français [...]. Sept années d'études, et, pour conclusion,
l'ignorance»? Vandenkindere, en 1880. Qui a dit: «On ne sait
presque plus le français; on ne le parle plus. Si la décadence
continue, cette belle langue deviendra une sorte de jargon à
peine intelligible»? Lamennais, mort en 1854. Qui a dit: «II
est ordinaire de trouver des rhétoriciens qui n'ont aucune
connaissance des règles de la langue française, et qui en écrivant pèchent contre l'orthographe dans les points les plus
essentiels»? Nicolas Audry, à la fin du XVIIe siècle. Qui a dit:
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«Les jeunes gens d'aujourd'hui aiment le luxe. Ils sont mal
élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leur
aînés et bavardent au lieu de travailler»? Socrate.
Ces constats laissent perplexe. S'il est vrai que la chute
est, à chaque génération, aussi brutale qu'on la décrit, ne
devrions-nous pas en être revenus aujourd'hui à des borborygmes dignes de la guerre du feu? Et n'y a-t-il pas de l'inconséquence à ouvrir en 1956 une clinique pour quelqu'un dont
on avait déjà constaté le décès en 1923? De la naïveté à venir
au secours de qui a déjà été massacré vingt ans auparavant?
Cette perplexité ne peut que croître quand on constate
que les rumeurs de crise semblent courir, et depuis longtemps, pour toutes les grandes langues de culture des États
industrialisés. Que ce soit d'Allemagne ou d'Italie, de l'Est ou
de l'Ouest, ce sont les mêmes échos angoissés qui nous parviennent: notre langue est en crise, notre langue se meurt.
C'est cette mort que dénonçait un auteur espagnol du
XVIir siècle, en écrivant un livre sur les Funérailles du castillan.
Perplexe, on l'est plus encore quand on tente de vérifier
ce qui est verifiable dans ces rumeurs. Tâche malaisée : cette
vérification est rarement possible, en l'absence de données
sur les compétences linguistiques qui permettraient de dépasser le niveau des simples impressions, données qui seraient
fiables, quantifiables, quantitativement représentatives, et qui
rendraient possible la comparaison des situations dans le
temps, ainsi qu'en l'absence de définitions de la maîtrise linguistique autour desquelles on pourrait se mettre d'accord.
Par bonheur, on dispose de telles données à propos d'un
domaine bien circonscrit. Bonheur double: c'est précisément
dans ce domaine que la crise semble à la fois la moins discutable et la plus redoutable. Il s'agit de l'orthographe.
Mettre en doute qu'il y ait une crise orthographique
semble presque sacrilège à certains. Pourtant, de telles études
existent à l'époque. En 1973, deux équipes de chercheurs
français se penchèrent sur le problème. Chacune, avec des
échantillons et des méthodes de mesures différents, examinèrent les performances des jeunes en âge scolaire, à partir
d'échantillons comparables et sur de longues périodes. Les
résultats de ces études, qui avaient été menées sans concertation préalable, convergent remarquablement. En dépit de
toutes les idées reçues (nous en connaissons tous, de ces vaillantes grand-mères qui, sans avoir jamais fait d'études poussées, avaient une orthographe irréprochable...), le niveau des
compétences orthographiques est rigoureusement resté le
même depuis que l'on se préoccupe de la prétendue crise,
c'est-à-dire depuis que l'orthographe a été érigée au rang de
matière scolaire. Une étude québécoise plus récente constate
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bien une baisse vertigineuse. Mais elle demanderait à être
confirmée pour d'autres pays de la francophonie. Et il reste
que, pour la France, on a parlé de crise durant plus d'un
siècle sans que cela se justifiât.
Alors, le discours sur la crise : éternel rabâchage ? On ne
peut se contenter de hausser les épaules. Que l'histoire
paraisse bégayer ne peut ni infirmer ni confirmer la réalité
présente de cette crise. Que la proposition « le français est en
crise » soit si générale qu'elle en devient invérifiable ne doit
pas détourner d'un examen qui, moins général, indiquerait
peut-être quels sont les secteurs de la langue qui seraient
frappés par la crise et ceux qui en seraient indemnes. Par
ailleurs, il resterait à expliquer d'où vient l'idée récurrente de
la crise. A quelles préoccupations correspond-elle, de quelles
situations objectives est-elle l'image fantasmatique?
Pour répondre à ces préoccupations, il faut sans doute
marquer un temps d'arrêt, et rappeler quelques évidences en
matière de langue.
QU'EST-CE QU'ÊTRE EN CRISE, POUR UNE LANGUE?
La langue est en effet un phénomène d'une grande
complexité et, avant de débattre de la «crise du français», ou
mieux, avant de poser la question : qu'est-ce, pour une langue,
qu'être en crise?, faudrait-il se rappeler ce qu'est une langue.
C'est d'abord un instrument dont les fonctions sont
nombreuses et variées. Pour d'aucuns, le langage servirait
avant tout à communiquer. Mais, même comme instrument
de communication, il doit répondre à des besoins extrêmement variés. Par exemple, ceux de la communication de type
scientifique comme ceux de la communication affective. Pour
jouer ces deux rôles, la langue ne mobilise pas les mêmes
ressources. D'un côté, elle tendra à utiliser des signes correspondant à l'idéal de la bi-univocité; de l'autre, elle n'hésitera
pas à créer des significations momentanées et plurielles
comme celles que l'on observe dans les énoncés rhétoriques
où un chat cesse d'être un chat, où les tigres s'introduisent dans
les moteurs, où la terre est réputée bleue comme une orange.
Mais — les derniers exemples nous en persuaderont —
la langue ne sert pas toujours à la seule communication. Elle
sert aussi à faire agir les autres: les faire voter pour un tel,
acheter tel produit... Parfois, elle se moque de toute communication interpersonnelle et joue les démiurges, en créant des
codes nouveaux: c'est le cas dans le langage poétique, où la
manière inhabituelle dont les choses sont dites comptent plus
que ce qui est communiqué, et qui est souvent banal. Parfois
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encore, la langue ne se contente pas de décrire des actions:
elle est l'action elle-même, comme dans les formules «je
t'avertis que», ou «je te promets que», où les actes consistant
à avertir ou à promettre n'existeraient pas sans ces verbes qui
finissent par devenir l'équivalent d'un geste. Enfin, la langue
nous sert à nous situer dans notre monde. Elle porte la trace
de l'organisation du monde que notre culture a élaborée: on
le sait, les mots pour dire, et donc concevoir, le temps, les
relations familiales ou les couleurs diffèrent de langue à langue.
De sorte que lorsque nous pensons le temps, les relations
familiales ou les couleurs, nous versons chacune de ces réalités dans les moules que notre langue a élaborés. Comme on
l'a souvent rappelé, si Newton avait parlé hopi et non anglais,
sans doute la physique qu'il a conçue aurait-elle été toute
différente. Notre langue nous sert à nous situer dans notre
monde: dans notre société, devrions-nous préciser encore.
Car, à l'instar de la race ou de la religion, la langue sert
volontiers de drapeau aux groupes humains: comme le costume ou l'insigne, elle signifie puissamment nos appartenances.
Faut-il donc s'étonner que nous investissions autant dans
notre langue? Puisqu'elle est non seulement le meilleur
instrument dont nous disposions pour communiquer, mais
encore le moyen qui nous permet d'appréhender l'univers et
de nous y insérer, il est compréhensible que nous la chargions
d'un poids symbolique considérable.
Ce détour par les fonctions de la langue n'en est pas un.
Il montre en effet l'étonnante plasticité du langage, et
l'immense espace de liberté qu'il ouvre à ses usagers. Plasticité et liberté qui peuvent peut-être donner l'impression de
déséquilibre, mais qui sont inséparables de tout mécanisme
langagier. Car, parce que la langue met les hommes en
contact, elle est condamnée au déséquilibre: les partenaires
coopérant dans l'échange ne sont-ils pas aussi partiellement
des concurrents, chacun souhaitant tirer de la communication le meilleur profit pour le moindre coût, et leurs intérêts n'étant pas les mêmes en l'occurrence? Surtout, ce
détour devrait faire voir qu'il n'y a pas un seul français, mais
une constellation de ressources linguistiques, répondant à des
besoins distincts, et mises en œuvre dans des stratégies très
différenciées. Ressources nombreuses, mais dans lesquelles on
peut sans doute mettre un peu d'ordre, en regroupant celles
qui ont une fonction instrumentale (communiquer, persuader, agir...) et celles dont la fonction est symbolique (ressentir, se situer...).
Si l'on entend reprendre l'idée de crise du langage, il
faudra donc s'entendre. La crise en question affecte-t-elle
Le français: une langue en crise?
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toutes les dimensions du phénomène langagier, ou certaines
d'entre elles seulement? Plus précisément, la crise affectet-elle notre langue dans sa fonction instrumentale, ou dans sa
fonction symbolique?
CRISE INSTRUMENTALE?
Le simple bon sens doit faire douter que la crise puisse
affecter la fonction instrumentale de la langue en tant que
telle: mon épicier continue à me comprendre lorsque je lui
achète une salade; il excelle à me communiquer le prix de ce
que je lui demande; nous savons tous deux assortir nos
échanges de tous ces lubrifiants sociaux que sont les formules
de salutation ou de prise de congé; il y a autant d'écrivains
— que dis-je: bien plus — que par le passé, et ils écrivent plus
d'oeuvres, et des œuvres plus variées, que par ce passé; les
publicitaires sont plus actifs, et plus convaincants que jamais...
Mais la crise instrumentale n'affecterait-elle pas de manière particulière certains secteurs sociaux, d'autres restant
indemnes? Le même bon sens nous en fait douter. Sans doute
subsiste-t-il de larges zones d'ombre dans notre système d'éducation. Et sans doute la marche vers une société duale les
rend-elle plus redoutables encore. Mais l'alphabétisation n'a
cessé de progresser chez nous. Un nombre accru d'élèves
termine les Humanités. Un nombre sans cesse plus important
d'entre eux entame des études supérieures. Ceci n'est-il pas le
signe d'un progrès plutôt que d'une régression? Deux sociologues l'ont récemment démontré, dans un ouvrage dont le
titre est un pied-de-nez aux slogans alarmistes: le Niveau monte.
La crise instrumentale se manifesterait-elle alors dans
l'évolution du langage? Toute langue, à ce compte, serait en
constante crise, puisqu'elle évolue inexorablement. Mais le
paradoxe est ici que les crises les plus spectaculaires ne sont
jamais ressenties par les usagers, car elles se produisent dans
une durée qui excède notre perception du temps. Si l'on avait
dit à un grammairien puriste de la Rome antique que sa langue allait perdre ses précieuses déclinaisons, il n'y a pas de
doute qu'il y aurait vu une scandaleuse perversion. Mais le fait
est là: ce phénomène, fondamental puisqu'il est à l'origine du
français comme de l'espagnol et de l'italien, n'a été aperçu
par aucune sentinelle linguistique. Serait-ce alors que l'évolution du français est si rapide qu'on en perçoit le mouvement?
Celui-ci déboussolerait-il les usagers en même temps qu'il
affecterait gravement l'image qu'ils ont de leur propre langue ?
Ici encore, il faut traquer les idées reçues. Une langue
peut en effet offrir simultanément des zones d'évolution
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rapide et des zones d'évolution lente. Distinguer ces différentes zones est important, car elles n'ont pas toutes la même
pertinence pour définir la personnalité d'une langue. La
partie de la langue la moins essentielle à cet égard est en
même temps la plus voyante: le lexique. Ce sont en revanche
la syntaxe et la phonologie qui en fournissent la vraie carte
d'identité. Dans cette traduction de Lewis Carroll «Tout
smouales étaient les borogoves/Les slictueux toves lentement
roivissaient», nous identifions sans nul doute du français,
même si nous ignorons ce qu'est un(e) borogove, et ce que
représente pour lui(elle) le fait d'être smouale: nous distinguons les noms et les verbes, pouvons analyser le temps de ces
derniers, identifions un adjectif épithète masculin pluriel
dans «slictueux», etc.; par contre, Molière n'aurait pas osé
proposer la séquence «Belle beaux mourir me vos d'marquise
font amour yeux»: même si chaque mot qui la compose, pris
isolément, nous est familier, elle ne constitue de toute évidence pas une phrase française. Le plus souvent, c'est le lexique qui évolue le plus vite. Les tours syntaxiques et les
oppositions phonologiques ont une vie plus longue, et leur
évolution est de toute manière moins sensible: plusieurs
tours, plusieurs oppositions, coexistent en effet dans un
même état de langue: seules leurs proportions varient, lentement.
Or, le linguiste sait que ce qui fait l'essentiel des langues
des pays développés est actuellement dans une phase d'évolution lente. Les différences entre la plupart des variétés d'une
même langue tendent à s'estomper (c'est notamment ce qui
arrive aux accents régionaux). Le système phonologique
actuel du français, qui pour l'essentiel date du XVIe siècle, est
extrêmement stable : les confusions entre /rï/ et / n j / («cogner»
et «grenier»), entre / I j / et / j / («souiller» et «soulier») sont
en cours depuis longtemps, et ne gagnent que progressivement du terrain, / ~ e / e t / ô e / («brin» et «brun») continuent
à se rapprocher, l'abolition de la différence de longueur entre
«ami» et «amie» est de plus en plus fréquente en français
central. Un seul nouveau phonème tente de faire son apparition: celui que l'on entend dans «King-kong». A côté de ces
évolutions, de véritables régressions: l'orthographe exerce sur
l'oral une influence qui aboutit à restituer (ou à introduire)
certaines consonnes, notamment en position finale, ou
encore certains e muets, surtout avant l'accent tonique. Et du
côté de la morphologie? Là non plus, aucun bouleversement
spectaculaire: poursuite de l'effacement de certains passés
simples difficiles, remplacement fréquent de certains temps
par des formes périphrastiques, généralisation de formes soudées, qui ne fait qu'accentuer une tendance bien attestée au
Le français: une langue en crise?
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XIXe siècle à utiliser le substantif comme un épithète. Ceux
qui se préoccupent de prospective détectent bien un mouvement vers l'invariabilité de l'adjectif (les finales en «-ique» ou
«-able» ne portent aucune marque), mais on ne peut évidemment prophétiser la perte du genre en français... Côté syntaxe, fréquence de plus en plus haute du style substantif, de la
nominalisation anaphorique ou des prépositions employées
adverbialement. Mais sur ce terrain-ci aussi, on observe de
véritables régressions: par exemple, le français parlé sur les
ondes offre de nombreux exemples de liens de subordination
que Ton pourrait croire réservés à l'écrit.
Par contre, du côté du lexique, c'est l'inflation. Et celle-ci
n'est sans doute pas pour rien dans l'impression de crise.
C'est tout d'abord l'extraordinaire productivité des terminologies qui tire l'œil. Si l'on estime — la formule est frappante —
que le savoir engrangé par l'humanité double actuellement
tous les sept ans, on ne s'étonnera pas que le lexique particulier des disciplines en pleine évolution croisse en conséquence. Rien que pour les sciences du vivant, on créerait ainsi
plusieurs dizaines de milliers de mots nouveaux par an. Mais
ce n'est pas que du côté des sciences que le mouvement de
création s'emballe: l'accélération de l'histoire amène aussi
son lot d'innovations lexicales dans des domaines comme
l'organisation sociale. Et une telle accélération ne peut pas ne
pas avoir son correspondant dans les langages non sectoriels,
qu'il s'agisse du vocabulaire affectif de la vie courante ou du
langage journalistique.
Contrairement à celui de la morphologie, de la phonologie et de la syntaxe, le visage du lexique français est donc
constamment remodelé. Les enrichissements, nombreux, sont
complétés par un renouvellement permanent. Ce qui, soit dit
en passant, rend l'invasion des anglicismes beaucoup moins
terrible que ne le prétendent nombre de nos puristes (qui
utilise encore teenager, birth control et happening? Et l'establishment n'a-t-il pas fait place à la nomenklatura?). Ce mouvement est d'autant plus perceptible que l'âge de l'entrée
dans la vie sociale s'est abaissé (l'adolescence, en tant que
catégorie sociologique, est d'invention récente), et que la
phase de vie active s'est allongée: l'observateur du langage,
pouvant jeter son regard sur une période plus étendue, est
donc plus sensible que jamais à la créativité lexicale.
Ceci ne suffît certes pas à faire parler de crise.
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CRISE SYMBOLIQUE ?
C'est donc d'un autre côté qu'il faut porter le regard. Si
la crise n'affecte pas la langue dans sa fonction instrumentale,
c'est peut-être qu'elle est de l'ordre du symbolique. Ce n'est
peut-être pas ailleurs que dans cette distinction entre l'instrumental et le symbolique qu'il faut chercher la raison des
oppositions entre le discours du linguiste — le plus souvent
rassurant — et celui de l'essayiste ou du journaliste — le plus
souvent alarmiste —, de ces analyses qui déchirent le grand
public.
Que la crise du français soit une crise de conscience est
une hypothèse raisonnable. On s'en convainc aisément lorsqu'on constate — ce qu'a permis la publication récente par le
Conseil de la langue française du Québec d'une grosse synthèse sur la Crise des langues — qu'on tient un discours comparable pour toutes les langues majoritaires des états
développés, de l'espagnol à l'allemand. C'est même le cas
pour l'anglais aux États-Unis. Or, on n'a évidemment pas
affaire ici à une langue moribonde, et l'on ne peut tout de
même pas évoquer à son endroit le spectre de l'influence
yankee ! Et c'est précisément le discours de la crise tenu aux
États-Unis qui nous mettra sur la piste. Si le tableau est peint
là-bas en termes aussi — sinon plus — apocalyptiques qu'il
l'est dans la francophonie européenne, les faits de langage
sont aussi plus volontiers mis en relation avec les faits de
société: «La langue est dans tous ses aspects — grammaire,
idiotismes, logique, usage, rhétorique — inséparable de la
morale [...]. Mal en user, c'est insulter à la qualité même de
l'être humain. L'esprit, l'amabilité, l'intelligence, la grâce,
l'humour, l'amour et l'honneur ne peuvent s'incarner que
dans le bon usage. Le déclin de l'anglo-américain figure celui
des Américains en tant qu'être humains», peut-on lire sous
certaines plumes. Et les causes du déclin linguistique seraient
les mêmes là-bas qu'ailleurs. Comme chez Socrate, il est question «du discrédit jeté sur l'âge, l'expérience et le rang», le
respect des règles partant dès lors à vau-l'eau; comme chez
nous, il est question de nivellement social, d'enseignement
médiocre, d'influence délétère des médias...
Mais il est trop évident qu'on projette ici sur la langue,
dont nous avons vu qu'elle s'offrait comme un inépuisable
réservoir d'imaginaire, des inquiétudes provenant de sources
plus obscures: la crise économique, les M.T.S.... Le désarroi
accompagne nécessairement les mutations historiques importantes. Que le monde auquel nous sommes habitués vacille, et
nous voilà désarmés, fragiles. Certaines périodes de l'histoire
sont ainsi propices à un retour sur soi. Quoi d'étonnant que,
Le français: une langue en crise?
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dans un tel contexte, on donne un prix accru aux instruments
d'identification de soi?
Potentiellement, toute langue est donc en crise. Mais des
événements historiques particuliers peuvent rendre aigu un
malaise qui n'est souvent que diffus. Quels sont donc les
facteurs qui, au cours des dernières années, ont pu activer le
sentiment de crise ?
Nous en distinguerons quatre. Le premier facteur est le
plus directement linguistique et le plus proche des fonctions
instrumentales du langage: c'est le rapport nouveau qui s'est
institué entre l'oral et l'écrit. Les deux facteurs suivants sont
moins directement linguistiques. C'est tout d'abord la crise de
la civilisation dans les années quatre-vingt, et c'est ensuite la
réorganisation de la stratification sociale au cours des trente
dernières années. Comme on le verra, ces facteurs ne sont pas
propres à la langue française, mais affectent toutes les langues
des pays développés. Par contre, un quatrième facteur est
propre au français: c'est la nouvelle place qu'il occupe sur le
marché linguistique mondial.
LE DISCOURS SUR LA CRISE : QUATRE SOURCES
1. MUTATIONS DE L'ÉCRIT
La crise de la langue semble surtout toucher sa version
écrite. Mais a-t-on le droit de parler de «désaffection»? Si les
statistiques de l'UNESCO montrent que le combat mondial
contre l'analphabétisme est à peine commencé, et que, dans
les pays développés, de nouvelles formes plus subtiles d'illettrisme s'installent partout (apprend-on quelque part à lire la
propagande, ou à manier le traitement de texte?), il suffit
d'ouvrir les yeux pour se persuader de ce que toutes les
enquêtes démontrent: que l'écrit n'a jamais été autant présent parmi nous, en dépit du mythe de l'audio-visuel triomphant. Certes, sa présence se fait sentir de manière parfois
bien modeste. Mais que sont donc les affiches géantes, les
colonnes Morris, bourrées de textes en petits caractères, les
enseignes qui le soir font vivre et danser le centre de nos villes
par leur mille énigmes clignotantes, sinon des manifestations
de l'écriture? Que sont les publicités m'assurant longuement
que je suis le plus heureux des hommes parce que j'ai déjà
gagné? On parle de la hâte de nos contemporains, les poussant sans cesse à plus de brièveté, de monosyllabisme. Mais
a-t-elle sacrifié l'écrit? Il est bien vrai qu'à Paris disparut
naguère la vénérable inscription «Métropolitain» (les arcades
qui la supportaient étant progressivement achetées par des
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musées américains) : elle devait faire place au bref «Métro»
ou au sigle «R.E.R.». Mais dans le même temps, d'autres
inscriptions envahissaient les mêmes espaces. Manifestations
bien grossières de la compétence linguistique, dira-t-on peutêtre... Pourtant, la rhétorique est à l'œuvre autour de nous, à
chaque instant, dans l'argot comme dans les titres de presse,
dans la publicité comme dans le jargon des sciences. Elle
illustre la souplesse et la ductilité du langage, dont les ressources sont inlassablement sollicitées. Elle prouve que nos
langues ne sont pas des malades souffreteux, qu'il faudrait
préserver des courants d'air. Elle nous montre enfin les
trésors d'énergie créatrice que nous y déployons, et nous souffle donc que nous ne devons pas désespérer de nous-mêmes,
qui sommes tous peu ou prou des crocheteurs du Port-auFoin.
Mais si l'écrit est plus présent que jamais, ses fonctions
ont assurément changé. Certaines tâches qui lui étaient
naguère réservées sont aujourd'hui assumées par d'autres système de signes. Les indications routières, autrefois libellées en
toutes lettres ont heureusement fait place à un système rationnel de signaux dont toutes les composantes sont perceptibles
simultanément. La presse parlée et télévisée est venue — il est
devenu banal de le dire — s'adjoindre à la presse écrite. Le
téléphone nous a délivrés de la lettre d'affaire ou de la lettre
familiale. Pour remplacer la seconde, il est d'ailleurs avantageusement secondé par la cassette expédiée par voie postale.
Quant à la première, elle profite aujourd'hui du succès foudroyant du télécopieur. La compétence générale à manier
l'écrit n'a sans doute pas baissé. Mais ces évolutions l'ont
réorientée vers des fonctions techniques spécialisées: rédaction administrative, financière, épreuves scolaires...
Le facteur principal de cette redistribution, c'est
l'image. Si l'écrit ne cesse de multiplier sa présence, c'est
souvent aux côtés de l'image iconique ou symbolique, avec
qui elle noue des relations toujours plus étroites, au point de
se fondre avec elle, comme dans le logo. Et que l'on ne dise
point que les partenaires ont signé entre eux un contrat léonin: la photo, le schéma, le dessin, le plan et le pictogramme
viennent soutenir le mot, mais au même instant, en un
échange généreux, la peinture elle-même exhibe de plus en
plus souvent le verbe, comme l'a montré Michel Butor; au
moment où la manipulation de l'ordinateur devient un jeu,
grâce aux menus, aux fenêtres, au petits pas de souris et aux
icônes de toutes sortes, les grammaires rigoureuses des langages de programmation commencent à s'offrir à tous.
Cette évolution va dans un sens: l'autonomisation de
l'écrit. Celui-ci s'est longtemps voulu d'abord un simulacre de
Le français: une langue en crise?
183
la parole. Il la représentait humblement, en même temps qu'il
rémunérait ses faiblesses. Mais aujourd'hui, d'autres techniques assurent avec bonheur cette fixation et cette transmission. Pour le coup, l'écriture peut être relevée de ses fonctions
ancillaires. Majeure, elle se prétend désormais l'égale de ce
qu'elle servait. Indépendante, elle joue de ses caractères spatiaux, signifiant dorénavant autant par ses couleurs, ses emplacements, ses dimensions, ses liens avec les symbolismes
conventionnels...
Ainsi, l'écrit a changé de fonction. Ne l'avait-il pas toujours fait dans le passé, passant d'une fonction religieuse à
une fonction technique, et d'une fonction technique à une
autre encore? Ce qui est vrai, c'est que le changement en
cours depuis un demi-siècle, et qui s'est particulièrement accéléré au cours de la dernière décennie, est fondamental. Le
mariage de l'image et du mot augure sans doute d'une étape
nouvelle pour l'humanité. Que de telles conversions suscitent
l'insécurité et le malaise est compréhensible. La chose est,
d'ailleurs, conforme à la définition même de crise. Les dictionnaires nous rappellent en effet que la crise représente
dans la vie de l'organisme un moment caractérisé par un
changement rapide et généralement décisif. En bien ou en
mal. Pour que la phase critique que nous vivons oriente nos
sociétés vers une meilleure maîtrise de leurs moyens d'expression, ne faudrait-il pas, plutôt que de se lamenter, repenser la
place de l'écrit dans nos formations? Car la langue écrite que
nous avons connue ne peut plus désormais être le modèle
unique de toute langue. Ne faut-il pas saisir les chances que
nous offre sa mutation ?
2. L'ÈRE DE NARCISSE
On a dit plus haut que des transformations profondes de
notre univers familier étaient propres à susciter le sentiment
d'insécurité, et que ce sentiment pouvait aisément se projeter
sur la langue. Or, nous vivons, depuis le grand choc pétrolier
de 1973, dans une de ces périodes de mutation. Notre ère voit
naître une nouvelle sensibilité qu'un sociologue américain a
pu désigner du nom de «culture narcissique ».
Après la décennie des années soixante, brillante sur le
plan économique et habitée par de généreuses utopies,
s'ouvre une période de désillusion. L'idée est mise en doute
que l'individu puisse exercer une réelle emprise sur son existence. Les disciplines qui lui donnaient cette impression —
cela va de la philosophie de l'histoire à l'économie — sont
réputées en faillite, impuissantes qu'elles sont à rendre
compte des formes nouvelles que prennent les phénomènes
184
Études françaises, 29, 1
qu'elles faisaient profession d'élucider. Mais il faut bien combler le silence devant la demande de sens! L'insignifiance de
l'existence est dès lors, dans les années quatre-vingt, compensée par une attention exclusive au moi. Le temps personnel et
biographique est remis à l'honneur. En regard, le temps proprement historique est évacué: relatif, n'est-il pas nécessairement inquiétant? L'histoire ne sera donc plus présente parmi
nous qu'à titre de gadget. Le sentiment de dépossession invite
au repli sur des valeurs sûres, et, à son tour, celui-ci prépare le
retour à l'irrationnel.
Retour à l'individu donc, mais aussi aux groupes qui
sont censés le définir. Nourrissant des impulsions de repli
— faute de recevoir la sécurité attendue de collectivités jugées
trop vastes dans l'espace ou dans le temps —, l'individu
contemporain valorise les ensembles qui peuvent être la commode métaphore de son moi.
Faut-il alors s'étonner d'un mouvement qui donne un
prix élevé à tout ce qui compense l'insignifiance en créant du
sens, à tout ce qui enraye la dissolution en créant de l'identité? Parmi ces valeurs en hausse: la religion, la famille. Mais
aussi les symboliques diverses, comme celle qu'offre le langage. Or, la langue ne peut, on l'a vu, s'offrir comme un
refuge. Elle ne l'a jamais vraiment pu, étant instable par
nature; mais sans doute le peut-elle moins aujourd'hui que
jamais. Le lexique est ce qu'elle a de plus superficiel, et
partant de plus voyant. Or, ce lexique n'affiche-t-il pas résolument aujourd'hui tous les signes d'une coupable inconstance?
N'est-il pas juste, alors, de la déclarer en crise, cette langue qui
devrait nous rassurer, mais qui se dérobe à sa mission ?
Mais au cœur de la décennie soixante-dix, le discours de
la crise se faisait déjà entendre avec netteté. D'autres facteurs
n'ont-ils pas pu jouer aussi?
3. GROUPES SOCIAUX: LA NOUVELLE DONNE
II faut sans doute faire intervenir d'autres phénomènes.
Ceux que nous invoquerons ici sont propres à la société française et valent, en gros, pour le reste de l'Europe francophone; mais, bien que la situation socio-économique du
Québec soit légèrement différente de l'européenne pour les
années qui nous concernent, on y retrouve des phénomènes
analogues, magnifiquement décrits par François Ricard dans
sa Génération lyrique. Le principal de ces phénomènes est ce
que Nicole Gueunier nomme le remodelage de la morphologie sociale.
Certaines périodes voient un reclassement rapide des
diverses catégories de la population. Phénomène qui ne peut
Le français: une langue en crise?
185
pas ne pas entraîner d'effets linguistiques. Ce fut le cas au
milieu du XIXe siècle, lorsque le secteur primaire céda la place
au secteur secondaire, à la faveur de la révolution industrielle.
On assista alors au désenclavement des campagnes, et à la
constitution rapide d'un prolétariat urbain. On sait que ce
processus est partiellement à l'origine du déclin des dialectes.
Un mouvement d'une ampleur égale peut être observé
dès l'après-guerre. Ce mouvement, qui va en se précipitant au
cours des années soixante, n'a pas débouché sur des convulsions comparables à celle que la question sociale avait suscitée
au XIXe siècle, mais n'en reste pas moins capital pour l'histoire
de la langue. C'est la tertiarisation de la société. Les emplois
agricoles régressent encore, tandis que ceux du secteur industriel stagnent; le secteur tertiaire, par contre, connaît une
véritable explosion. Transformation qui affecte l'ensemble
des classes sociales: les effectifs des cadres moyens et employés ne cessent de croître, comme aussi ceux des professions libérales et des cadres supérieurs. Mais il est important
de noter que ce mouvement a surtout œuvré en faveur de la
promotion de la petite bourgeoisie. Ce phénomène important
est renforcé par un autre, démographique celui-là: l'arrivée
des enfants du baby boom de l'après-guerre sur le marché des
études supérieures d'abord (au cours des années soixante),
puis sur le marché de l'emploi.
Ces deux facteurs vont se conjuguer pour créer des
conditions remarquablement favorables à renonciation du
discours de la crise. D'un côté, l'essor du tertiaire promeut
une classe qui vit intensément l'insécurité linguistique. De
l'autre, il crée un grand espoir que l'histoire a tôt déçu.
On connaît le concept d'insécurité linguistique, défini
par William Labov. Il se fonde sur un double constat. D'une
part, si toutes les langues varient, certaines de leurs variétés
sont «illégitimes», et d'autres «légitimes»: ce sont ces dernières qui permettent d'imposer le pouvoir symbolique.
D'autre part, les groupes sociaux ne sont pas tous capables de
maîtriser pratiquement le même éventail de variétés. Il y a dès
lors insécurité dès que l'on a une image assez nette de la
norme, mais que l'on n'est pas sûr d'avoir la maîtrise de cette
variété légitime. Il y a au contraire sécurité dans le cas où la
production d'un usager est conforme à la norme qu'il reconnaît, et dans celui où son usage n'est pas légitime, mais sans
qu'il ait une conscience nette de la non-conformité.
L'insécurité se fait différemment sentir, on le devine,
aux différents échelons de l'échelle sociale. Elle est la plus
aiguë au sein des groupes qui ont à la fois des pratiques peu
conformes en même temps qu'une conscience aiguë de la
norme, et dont l'ascension est liée à la maîtrise de cette
186
Études françaises, 29,1
norme. C'est dire que l'insécurité atteint son acmé dans la
petite bourgeoisie et chez les femmes. En stimulant l'ascension de ces couches de la population, le remodelage social a
eu pour effet d'accentuer globalement l'insécurité linguistique. Ce qui se traduit aisément en termes de crise.
Par ailleurs, l'explosion scolaire a des effets paradoxaux.
Elle devrait normalement produire des effets positifs sur la
sécurité linguistique: ne contribue-t-elle pas à l'unification de
la langue et à sa stabilisation? Mais cette situation objective
n'affecte pas nécessairement la représentation que les intéressés et ceux qui les observent ont de leurs pratiques linguistiques. Et une progression de la scolarisation peut affecter de
manière négative cette représentation. Ce qu'elle a fait, de
deux manières.
D'un côté, la scolarisation renforce l'insécurité. Dans
nombre de cas, l'école fournit une bonne idée des variétés
linguistiques souhaitables, mais ne donne pas pour autant la
maîtrise pratique des registres. On en arrive donc à ce résultat
paradoxal: au lieu d'apprendre à parler, elle condamne
parfois au silence...
D'un autre côté, l'explosion scolaire change les règles
du jeu social. Tant qu'une petite partie seulement de la population accède à l'Université, l'Université reste la marque de
l'excellence. Mais quand une proportion croissante y accède,
ces signes se dévalorisent; quand le tout-venant vous envahit,
il faut bien trouver d'autres marques de distinction, et jeter le
discrédit sur celles qui ne doivent plus pouvoir servir. On en
arrive ainsi à un second paradoxe: alors qu'objectivement «le
niveau monte», le diagnostic devient «tout fout le camp».
Comme le dit plaisamment Alain Rey, si un sport est d'abord
pratiqué par un pour cent de la population, dira-t-on qu'il est
en crise quand la moitié de la population, avec ses inévitables
amateurs, en vient à y prendre goût?
Seconde conséquence des transformations observées:
elles devaient susciter un grand élan de confiance. Ne se produisaient-elles pas, de surcroît, au cours d'une période d'optimisme général bien évoqué par François Ricard? Elles
devaient donc nécessairement susciter «par rapport à la culture en général et à la langue en particulier l'espoir d'une
appropriation croissante» (Nicole Gueunier). Et de fait, les
orientations d'étude qu'on vit se gonfler furent celles qui semblaient offrir aux jeunes représentants de la «génération
lyrique» une formation qui leur offrait des légitimités d'ordre
symbolique: celles que l'on conquiert par les armes du langage.
Mais l'histoire s'est chargée, avec cruauté, de décevoir
ces espoirs. D'une part, le mouvement vers toujours plus de
prospérité allait connaître le coup d'arrêt que l'on sait, et le
Le français: une langue en crise?
187
marché n'allait pas tenir les promesses que l'évolution du
système scolaire paraissait avoir faites. De l'autre, alors que les
enfants des classes moyennes se bardaient de diplômes de
sociologie ou de sciences politiques, les accents se déplaçaient: la formation la plus légitime est aujourd'hui celle qui
passe par les mathématiques. Faut-il, dès lors, être surpris
quand s'exprime le dépit devant la scolarité, et singulièrement devant les formations où la maîtrise de la langue joue un
rôle essentiel? Faut-il s'étonner que ce désinvestissement soit
traduit en termes de crise par ceux qui, souvent, sont à la fois
acteurs et observateurs du phénomène? Chez les victimes, la
déconvenue peut facilement se transformer en agressivité.
Chez ceux qui les jugent, l'ambiance générale de découragement peut susciter le mépris.
4. L'AVÈNEMENT DE LA FRANCOPHONIE
Tout ceci n'est pas propre au français. Même si l'on
devine que l'institutionnalisation exceptionnellement poussée
de langue provoque chez le francophone une véritable hypertrophie de la glande grammaticale, et joue donc un rôle particulier dans le sentiment d'insécurité linguistique qu'il peut
vivre, les phénomènes décrits jusqu'ici s'observent à propos
de toutes les grandes langues des pays développés.
N'y aurait-il donc pas de «crise du français», mais seulement une «crise des langues»? Ce serait négliger un quatrième et dernier facteur, qui vient s'ajouter aux autres pour
fragiliser le francophone : les bouleversements qu'a suscités la
montée de la francophonie.
La place du français sur le marché des langues est en
effet devenue problématique. C'est une chose à laquelle tous
les francophones de l'hémisphère Nord sont très sensibles. Ce
que l'on formule moins aisément, par contre, c'est l'impact
que la montée de la francophonie a sur la conscience de ces
francophones. Or, la découverte du nouvel univers francophone entraîne celle de la variété de la langue.
Car il en va du français comme de toute autre langue : il
n'existe pas. Pas plus que l'allemand ou l'espagnol, d'ailleurs.
Ce qui existe, ce sont des Français, des Allemands, des Espagnols. Affirmer la chose est banal. Mais dans le cas du français,
cette réalité apparaît toujours comme scandaleuse, tant elle a
été refoulée dans les consciences par l'unitarisme linguistique. Car cette langue offre l'exemple sans doute le plus
poussé qui soit de centralisme et d'institutionnalisation
linguistique. Cette situation a des origines historiques lointaines et complexes, et est consolidée par un facteur quantitatif: alors que dans les autres grands blocs d'Etats soudés par
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Études françaises, 29, 1
une langue européenne — l'anglais, l'espagnol, le portugais —
l'ancienne métropole est minoritaire, la France continue à
peser d'un poids décisif dans une francophonie où seule une
minorité d'usagers a le français comme langue maternelle.
Prendre au sérieux cette francophonie a des conséquences non négligeables. Si l'on a pu longtemps dire qu'il y
avait un français et un seul, il est plus difficile en revanche de
construire le mythe d'un ensemble où vivraient connaturellement, sur le même pied, le chef d'État africain et la servante
bretonne. Le français est pluriel: on le découvre aujourd'hui.
Non seulement il l'est par ses formes, mais encore, et surtout,
l'est-il par les situations qu'il permet d'exprimer. Le français
n'est plus le monopole du pays que l'on prétend le plus policé
du monde. Il est aussi le bien d'un continent que l'on dit en
voie de développement. D'un monde que des événements
récents vident dangereusement de sa substance et qui
pourrait bien, si nous n'agissons point, sortir de la scène de
l'histoire. Le français nouveau dit donc des réalités jusqu'ici
inouïes, ou scandaleuses.
Oser prononcer le mot «francophonie», c'est donc se
donner des responsabilités qui ne sont pas petites. C'est
notamment se forcer à un examen de conscience sans complaisance: si le français doit aujourd'hui être le garant de la
diversité dans un monde menacé de laminage culturel, ne
doit-il pas pour cela renoncer à certaines de ses traditions, qui
ne le désignent pas particulièrement pour jouer ce rôle,
comme son jacobinisme? Ce qu'il exige, face à l'anglais, ne
doit-il pas l'offrir aux autres, par exemple en aidant les
langues africaines à dire la modernité?
La montée de la francophonie a donc deux effets contradictoires. D'un côté, le francophone sait qu'il n'est plus seul.
Confiance. Mais de l'autre, il entend les mille voix d'une francophonie habitée par un français polymorphe; il découvre à
sa langue un visage qu'il ne lui connaissait pas; il se voit forcé
de changer ses réflexes les plus naturels. Malaise.
Cette insécurité s'est récemment et spectaculairement
manifestée au Québec autour du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui de la série des Robert. Il est significatif que les débats
autour de cet ouvrage n'aient pas tourné autour de ses aspects
proprement lexicographiques : on aurait par exemple pu discuter de l'absence de marques géographiques, qui empêchent
de distinguer une acception purement nord-américaine d'un
sens courant dans l'espace français, ou encore du fait qu'on a
pris pour entrée des phénomènes purement morphologiques
ou même phonétiques. Ouvrage démagogique, indécent et
flagorneur, cédant à la mode, rempli d'anglicismes, de grossièretés, etc.: que n'a-t-on pas lu sous la plume des contemp-
Le français: une langue en crise?
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teurs de ce travail! Toutes ces critiques, sans exception, partent d'une conception du dictionnaire non comme instrument de description, mais comme instrument de légitimation.
On attend de cet ouvrage qu'il dise le dernier mot sur l'être
de la langue, et qu'il en fournisse une image rassurante. La
fonction légitimante du dictionnaire est bien connue, et
aucun lexicographe ne peut éluder cette responsabilité que
lui confie le corps social. Mais on observera que, dans le cas
présent, cette quête d'une image stable de la langue va avec
un rejet de ses propres spécificités. Cette attitude contraste
étonnamment ave celle que des enquêtes avaient mis en avant
à la fin des années soixante-dix, où le locuteur québécois
évaluait ses performances linguistiques d'une manière étonnamment optimiste. Mais, dans leurs frayeurs, les Québécois
de la fin de ce siècle ne sont pas seuls. Même si elles le font
avec plus de discrétion, c'est un peu partout que les mêmes
réactions se manifestent, quand les grands dictionnaires s'ouvrent enfin aux réalités de la francophonie.
Ce qui est peut-être compréhensible: le relativisme linguistique dont témoignent ces initiatives frappe le francophone au moment historique où il a précisément besoin de la
sécurité qu'offre le modèle d'une langue unifiée et stable...
Au terme de cet examen, on peut donc conclure que ce
n'est pas la langue elle-même qui est en crise. La langue, en
cette affaire, n'est qu'un symptôme. Symptôme du réaménagement des cloisons sociales, symptôme des incertitudes dans
lesquelles l'histoire nous plonge, symptôme des questions
d'identité qu'elle nous pose, des inégalités entre sociétés et à
l'intérieur de la société. Trop parler de crise de la langue, c'est
donc déplacer la question. Et laisser le respect, ou l'inquiétude,
s'égarer sur ce qui n'en est pas digne, ou responsable. On ne
résout pas ses problèmes de peau en incriminant son miroir.
Que faire alors? On l'aura deviné, le linguiste n'a pas de
qualité particulière à donner des conseils. Mais la femme,
l'homme, ne peuvent se dérober. Et l'on aperçoit quelquesunes des attitudes qu'ils peuvent adopter. Apprendre ce
qu'est réellement une langue (alors qu'il est aujourd'hui
interdit de croire à la terre plate ou au géocentrisme, on
entend — et spécialement quand s'agite le spectre de la
« réforme » orthographique — proférer bien des sottises sur la
langue). Bien distinguer ses fonctions instrumentales et
symboliques. Traduire en termes explicites tout ce qu'il y a
d'implicite dans les débats sur la langue (ce qui est en crise,
c'est le système de valeurs sociales, la place que l'on réserve à
l'enseignement...). En cette matière comme dans d'autres,
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Études françaises, 29, 1
combattre les mythes, en développant l'esprit critique. Cesser
de croire que la «défense» de la langue est une. (Car qui dit
défense dit ennemi. Il est par trop facile de confondre tout et
tous dans cette catégorie. Facile de culpabiliser cet usager qui
est le seul à pouvoir faire vivre la langue, en la parlant. Il l'est
moins, par contre de combattre l'inégalité, cette abstraction
sans visage.) Respecter le consommateur, en lui fournissant
des textes qu'il puisse comprendre, ou rendre son écriture
plus aisée, rapprocher le citoyen de ceux qui sont à son service, en facilitant leur communication, adapter la langue aux
besoins nouveaux, par exemple, en l'aidant à mieux exprimer
l'univers de la femme. Et surtout, rendre à l'usager la confiance en ses propres capacités langagières.
Bref, il importe de réorienter le respect qui se porte sur
la langue: ce sont ses usagers qui doivent en bénéficier. Puisse
ce que l'on a appelé «crise» avoir cet effet heureux1.
1. La référence principale sur l'idée de crise linguistique est le gros
volume, la Crise des langues, Québec, Conseil de la langue française, Paris, Le
Robert, 1985. Parmi ces textes, rassemblés par Jacques Maurais, on lira surtout les chapitres consacrés au français en France (par Nicole Gueunier), au
Québec (par Jacques Maurais) et en Belgique (par moi-même), ainsi que le
texte plus général d'Alain Rey. On y trouvera d'autres références. Sur la
dynamique actuelle de la langue française, abondance d'ouvrages, dont tous
ne sont pas fiables; le plus accessible reste celui d'Henriette Walter, le Français dans tous ses états, Paris, Laffont, 1988; le Français sans fard, d'Alain
Martinet (Paris, P.U.F., «Sup», 1969), un peu vieilli, reste une lecture stimulante. Sur l'orthographe, la littérature est pléthorique depuis 1989; on en
extraira l'ouvrage de la meilleure spécialiste, Nina Catach, l'Orthographe en
débat, Paris, Nathan, «Nathan Université», 1991. Sur l'évolution des performances scolaires, lire Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte.
Réfutation d'une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles,
Paris, Le Seuil, «L'épreuve des faits», 1989. Le rapide Rapport sur l'enseignement du français demandé par le Ministre belge de l'Éducation nationale
date de 1984. J'ai aussi fait référence plus d'une fois à deux essais socio-historiques: «La culture narcissique » de Christopher Lasch (1979), qui a paru en
français sous le titre le Complexe de Narcisse (Paris, Laffont, 1981), et la
Génération lyrique, de François Ricard (Montréal, Boréal, 1992). En matière
de sociolinguistique, une présentation très complète mais touffue a récemment paru (Christian Baylon, Sociolinguistique. Société, langue et discours,
Paris, Nathan, «Nathan-Université», 1991), mais j'ai surtout fait référence ici
aux travaux de William Labov {Sociolinguistique, Paris, Éditions de Minuit,
1976; intéressante présentation de P.Encrevé). On profitera aussi des enquêtes publiées en 1991 par la Communauté française Wallonie-Bruxelles
dans la collection «Français & société» : Martine Garsou, l'Image de la langue
française, n° 1, Théo Hachez et Bernadette Wynants, les Élèves du secondaire et
la norme du français écrit, n° 3. Une première version de cet article, texte
d'une conférence prononcée en décembre 1990, a paru sous le même titre
dans le volume collectif, le Français en débat (Bruxelles, Communauté française Wallonie-Bruxelles, « Français & Société», n° 4, pp. 25-45).