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Les deux solitudes de Kierkegaard

2022, Les deux solitudes de Kierkegaard

Que nous ne dénombrions que deux formes de solitude dans l’œuvre de Kierkegaard devrait surprendre tous les lecteurs de Kierkegaard, et non seulement les lecteurs assidus aux yeux avertis et vigilants. Rien qu’un parcours rapide de l’œuvre et en particulier de sa partie pseudonyme qui en est la plus connue , nous en persuaderait rapidement. En effet, un bref recensement des différentes figures de la solitude qui circulent dans l’œuvre suffirait à démentir la réduction, que par le titre choisi pour cette conférence, nous imposons à la diversité des occurrences de ce thème. Ce qui autorise cependant une telle réduction, c’est la compréhension de la fonction dialectique que tient la solitude dans l’œuvre kierkegaardienne lorsqu’elle est rapportée à son dédoublement essentiel dans le cas d’Abraham. Il s’agira ainsi de comprendre que toutes les variations de la solitude kierkegaardienne se rapportent, d’une manière ou d’une autre et pour une raison ou pour une autre, à un thème commun et même à un thème dédoublé — à savoir la solitude comme destination et la solitude comme commencement. Vers la solitude et depuis la solitude : telles sont les deux mouvements par lesquels l’existence chrétienne se réalise selon Kierkegaard, selon la sphère dans laquelle la solitude est envisagée. La solitude — la même solitude — apparaît de deux manières ou sous deux formes selon la focalisation (éthique ou religieuse) choisie. Toutes les figures kierkegaardiennes de la solitude rejoignent la solitude d’Abraham et cette solitude se dédouble en une solitude comme destination depuis l’éthique, et comme solitude comme commencement dans le religieux. La solitude se trouve configurée dans un double mouvement dont elle est le cœur ou l’axe de symétrie : le premier mouvement conduit de la relation éthique à la solitude, le second retrouve, dans l’approfondissement de la solitude, la relation religieuse. Mais la nature de la relation perdue dans le premier mouvement n’est pas la même que celle de la relation gagnée dans le second : à la relation éthico-sociale avec les autres fait écho une relation religieuse d’un tout autre ordre avec Dieu dans la foi. La trame de ce dédoublement et de cette articulation se trouve dans l’analyse de l’épreuve divine imposée à Abraham que propose le pseudonyme Johannes de Silentio dans Crainte et tremblement (1843). L’interprétation kierkegaardienne de la solitude d’Abraham sera montrée être, dans cette exposition, le centre perspectif de toutes les autres formes de solitude.

Les deux solitudes de Kierkegaard Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau Institut catholique de Paris UR « Religion, Culture et Société », EA 7403 Séminaire international INPR - ICP 15-19 juin 2022 En commun : Altérité, communauté et solitude — Introduction. Figures de la solitude chez Kierkegaard Que nous ne dénombrions que deux formes de solitude dans l’œuvre de Kierkegaard devrait surprendre tous les lecteurs de Kierkegaard, et non seulement les lecteurs assidus aux yeux avertis et vigilants. Rien qu’un parcours rapide de l’œuvre et en particulier de sa partie pseudonyme qui en est la plus connue1, nous en persuaderait rapidement. En effet, un bref recensement des différentes figures de la solitude qui circulent dans l’œuvre suffirait à démentir la réduction, que par le titre choisi pour cette conférence, nous imposons à la diversité des occurrences de ce thème. Ce qui autorise cependant une telle réduction, c’est la compréhension de la fonction dialectique que tient la solitude dans l’œuvre kierkegaardienne lorsqu’elle est rapportée à son dédoublement essentiel dans le cas d’Abraham. Il s’agira ainsi de comprendre que toutes les variations de la solitude kierkegaardienne se rapportent, d’une manière ou d’une autre et pour une raison ou pour une autre, à un thème commun et même à un thème dédoublé — à savoir la solitude comme destination et la solitude comme commencement. Vers la solitude et depuis la solitude : telles sont les deux mouvements par lesquels l’existence chrétienne se réalise selon Kierkegaard, selon la sphère dans laquelle la solitude est envisagée. La solitude — la même solitude — apparaît de deux manières ou sous deux formes selon la focalisation (éthique ou religieuse) choisie. Toutes les figures kierkegaardiennes de la solitude rejoignent la solitude d’Abraham et cette solitude se dédouble en une solitude comme destination depuis l’éthique, et comme solitude comme commencement dans le religieux. La solitude se trouve configurée dans un double mouvement dont elle est le cœur ou l’axe de symétrie : le premier mouvement conduit de la relation éthique à la solitude, le second retrouve, dans l’approfondissement de la solitude, la relation religieuse. Mais la nature de la relation perdue dans le premier mouvement n’est pas la même que celle de la relation gagnée dans le second : à la relation éthico-sociale avec les autres fait écho une relation religieuse d’un tout autre ordre avec Dieu dans la foi. La trame de ce dédoublement et de cette articulation se trouve dans l’analyse de l’épreuve divine imposée à Abraham que propose le pseudonyme Johannes de Silentio dans Crainte et tremblement (1843). L’interprétation kierkegaardienne de la solitude d’Abraham sera montrée être, dans cette exposition, le centre perspectif de toutes les autres formes de solitude. Mais Kierkegaard est-il véritablement un penseur de la solitude comme il est de coutume de le dire ? Les apparences, du moins, y conspirent. En effet, s’il y a bien une relation à laquelle il est fait grand cas tant dans la part pseudonyme que dans la part autonyme de l’œuvre, c’est la relation de l’homme à lui-même et non pas la relation à l’autre si bien que la solitude comme 1 Bien qu’actuellement l’attention des commentateurs se porte de plus en plus sur les discours autonymes, notamment en France. Voir par exemple : Un autre Kierkegaard, Les Études philosophiques, 2020/1, n° 132. 1 l’approfondissement d’une expérience individuelle : la solitude comme éveil de la conscience qui désire cette unité. Concluons avec ces lignes de Nabert : Quand les relations qu’ont entre elles des personnes ont un caractère spécifiquement moral, elles font désirer et appellent, autant qu’elles supposent déjà, des consciences capables de dire nous et de franchir les frontières de leur individualité. Mais seules les consciences ayant traversé l’épreuve de la solitude peuvent véritablement dire nous, et considérer les relations morales qui les lient à d’autres êtres comme le truchement, le moyen, la préparation, d’une amitié plus profonde qui a sa caution dans les certitudes que la solitude a permis d’atteindre43. La solitude assure en partie le passage de l’éthique au religieux, c’est-à-dire du devoir à la foi, mais aussi le retour une vie éthique renouvelée. En ce sens, elle n’est ni seulement une expérience négative, ni seulement une expérience positive, mais un seuil entre négation transitoires des autres et la position de soi en Dieu. C’est ainsi que le motif kierkegaardien de la solitude nous sera apparu comme atmosphérique au deux sens que peut prendre ce terme : elle est partout et elle tonalise tout. 43 Ibid. 11